Jean Cocteau
(1889-1963)
Dossier
Le roman selon Jean Cocteau
Le roman selon Jean Cocteau, par Agnès Domanski, 28 août 2019 |
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Est-ce dans le souci d'affirmer une unité profonde à sa production disparate, contre ses détracteurs qui voyaient en lui un mondain touche à tout, dépourvu de talent véritable, que Jean Cocteau apposa obstinément l'étiquette de « poésie » à tous ses écrits ? C'est avec trois recueils de poèmes (La Lampe d'Aladin, 1908; Le Prince frivole, 1910; La Danse de Sophocle, 1912) qu'il fit son entrée en scène. S'il continua de publier de la poésie tout au long de sa vie, ce volet de sa production est sans doute aujourd'hui le plus ignoré du public, qui se souvient de Cocteau surtout pour sa « poésie cinématographique » (entre autres, les films Le Sang d'un poète, 1930; La Belle et la Bête, 1946; Orphée, 1950) et, peut-être, pour sa « poésie de théâtre » (notamment, La Voix humaine, 1930; Les Parents terribles, 1938 ; et le « ballet-réaliste » Parade créé en 1917 pour les Ballets russes avec Erik Satie et Picasso). Mais il y eut aussi la « poésie graphique » (les illustrations que Cocteau réalisa pour ses oeuvres, par exemple les dessins du Potomak et des Enfants terribles, ou encore les fresques murales qui l'occupèrent pendant les dernières années de sa vie), ainsi que la « poésie critique » qui fait l'objet du présent travail et, bien entendu, la « poésie de roman », dont le titre phare, Les Enfants terribles (1929), demeure bien connu de nos jours, si ce n'est souvent que de nom. Étant donné cette compulsion générique particulière, on se doute qu'un art du roman n'est pas exposé chez Cocteau de manière directe et transparente. La catégorie même de « poésie de roman » n'est pas tout à fait limpide dans le classement qu'elle opère. Aux côtés de trois oeuvres dont l'appartenance au genre romanesque ne soulève pas d'objections — Le Grand Écart et Thomas l'imposteur, publiés en 1923, ainsi que Les Enfants terribles — Cocteau y inclut Le Potomak (composé en 1913-1914, publié en 1919) et La Fin du Potomak (1940), longs poèmes en prose illustrés donnant dans le fantastique, s'apparentant par moments à l'écriture automatique. Dans les « poésies critiques », le mot « roman » est rare. Le terme « poésie » est employé par défaut pour l'art en général : pour les belles-lettres, mais également pour la peinture, la musique, la danse. Ce sont justement la peinture (en particulier, Braque, Chirico et le maître, Picasso) et la musique (Stravinsky, le groupe des Six dont Poulenc et Auric, et le maître, Satie) qui inspirent le plus Cocteau, surtout dans ses premiers écrits critiques. Sans développer une réflexion sur leurs particularités formelles, ce qui irait à l'encontre de sa vision synthétique de l'art, il s'appuie sur des exemples concrets d'innovations dans ces champs pour pointer la voie à la littérature. Les exemples tirés de la littérature elle-même sont plus rares. Pour la production romanesque, le demi-siècle qui sépare Marcel Proust (hautement admiré) du Flaubert de Madame Bovary (sévèrement critiqué) est pratiquement passé sous silence; seule l'oeuvre très respectée de Dostoïevski surnage. Les grands modèles du passé sont Balzac, Stendhal, madame de Lafayette, Benjamin Constant. Rimbaud, Mallarmé, Verlaine et Baudelaire complètent le palmarès du côté de la poésie. Jean-Jacques Rousseau, enfin, occupe une place spéciale : alors qu'il aborde peu son oeuvre, Cocteau s'identifie fortement au personnage, « né giflé », victime des persécutions injustes des écoles littéraires dominantes de son époque. Pourtant, malgré l'indifférence voire la désaffection de Cocteau envers une réflexion sur la spécificité du roman, ce dernier semble jouer en filigrane un rôle puissant dans l'évolution de sa pratique et de sa théorie esthétiques. Le concept clef de la pensée critique de Cocteau est ce retour au classicisme sous le signe duquel il inscrit son époque. Il en jette les premiers jalons dès 1918 dans Le Coq et l'arlequin, où il s'inspire surtout de la peinture et de la musique, ainsi que dans Carte blanche, qui réunit en 1919 des articles écrits pour le journal Paris-Midi sur les manifestations contemporaines de l'art, toutes disciplines confondues. Mais ce n'est qu'avec la rencontre de Raymond Radiguet, qu'il considère « le prodige du roman comme Rimbaud est le prodige de la poésie » (Entretiens avec André Fraigneau, p. 34) et qui à ses yeux redonne enfin une raison d'être à ce genre caduc, que les idées de Cocteau se cristallisent. Radiguet, qui signe deux romans, un recueil de poésie et une pièce de théâtre avant de mourir à l'âge de vingt ans en 1923, prône la « banalité » avant tout. Pendant les étés 1921 et 1922 qu'ils passent ensemble au Cap Ferret et sur la Côte d'Azur, Radiguet termine son premier roman, Le Diable au corps, et enchaîne avec Le Bal du comte d'Orgel. Il prétend « copier » La Princesse de Clèves pour retrouver la clarté et la transparence qui font le propre du style français. Cocteau, quant à lui, écrit Le Grand Écart et tout de suite après, Thomas l'imposteur; il affirme avoir « installé son chevalet » devant La Chartreuse de Parme, et que ses romans sont des « remèdes de bonne femme contre le modernisme » (« Autour de Thomas l'imposteur », dans Le Rappel à l'ordre, p. 229). C'est de cette collaboration féconde que se nourrit le principal essai de Cocteau sur l'écriture, Le Secret professionnel (1922), ainsi que D'un ordre considéré comme une anarchie. Allocution prononcée au Collège de France (1923), qui synthétise les principes du classicisme élaborés dans le Secret et inscrit ce classicisme au sein d'un panorama de l'époque en pleine ébullition, dont il serait le point d'aboutissement. Ces deux textes, avec Le Coq et l'arlequin, Carte Blanche, un essai sur Picasso et deux autres courts articles, sont réunis par Cocteau en 1926, telle une somme, dans un volume intitulé Le Rappel à l'ordre. C'est principalement sur ce recueil que s'appuie le présent travail. Poésie d'électricité.
Ce passage constitue la formulation la plus directe d'une idée qui se fait pressentir dans les écrits précédents. Son énonciation est de toute évidence le fruit d'une maturation qui permet de définir en termes précis un principe qui jusque-là était resté nébuleux, mais qui forme le noyau de la poétique coctelienne : que l'activité artistique, à la base, naît de et a pour objet l'émotion, une rencontre spontanée avec la réalité affective. C'est cette manifestation brute de la vie, ce choc nerveux, cette aventure aux marges de l'entendement, qui intéresse en premier lieu Cocteau. Cocteau emploie souvent, comme dans la longue citation précédente, le terme de « véhicule » pour désigner les oeuvres d'art, ou encore les compare à des appareils électriques. Ces métaphores développent l'idée que la poésie n'est pas une activité en soi, mais un élément latent en nous que certaines situations activent et qu'il s'agit de capter et de stimuler au moyen de l'activité artistique :
Selon cette conception, poésie et art désignent deux réalités essentiellement différentes. Le premier terme réfère à quelque chose de mystérieux, non pas occulte et immanent, comme le précise Cocteau, mais tout de même obscur, pressenti plutôt que connu. Le deuxième identifie un travail : une activité qui requiert des outils, qui mobilise un savoir-faire, qui passe par l'essai et l'erreur. D'ailleurs, plus loin, Cocteau emploie le mot « artisan-prêtre » (Ibid., p. 195). Il reviendra à de nombreuses occasions, à l'aide de formulations différentes, à une telle conceptualisation de l'écriture comme tenant à la fois du clair et de l'obscur, du conscient et de l'inconscient : « le grand mystère de la poésie c'est cet équilibre entre le conscient et l'inconscient, c'est la manière dont un homme donne en quelque sorte une forme à l'ectoplasme qui s'échappe de lui. Nous sommes les ouvriers d'une ténèbre qui nous est propre mais qui nous échappe » (Entretiens avec André Fraigneau, p. 55). On comprend alors pourquoi les distinctions génériques n'intéressent pas Cocteau, tout comme les divergences entre écoles, auxquelles il ne croit pas du tout : « Quelles écoles ? Il n'y a que des hommes forts. Ces hommes n'ouvrent jamais rien pour d'autres. Ce qu'ils ouvrent, ils le ferment […]. Mais aussitôt l'école s'organise. Elle compromet d'une part, étaye de l'autre. Sans doute une chimie supérieure exige cette frange qui se nourrit du noyau et le consolide autour » (« Picasso », dans Le Rappel à l'ordre, p. 241). Cocteau est d'ailleurs conséquent dans son refus d'être associé à une école artistique ou une autre, et semble volontairement mettre fin à des collaborations qui se font trop régulières (par exemple, les « dîners du samedi » au cabaret du Boeuf sur le toit; c'est du moins ce qu'il affirme). Sa conception de la poésie, qui se préoccupe de la portée d'une oeuvre d'art — de sa capacité ou non à « faire de l'effet » — plutôt que de la pureté des moyens employés pour y arriver, lui permet d'entretenir des admirations dont il est conscient du disparate : « La poésie, telle que je l'entends […], n'est pas ce qu'imaginent les néo-classiques. Elle m'autorise, contre toute attente, à louer ensemble la comtesse de Noailles et Tristan Tzara. La poésie est une électricité. Ils me la transmettent tous deux. La forme des lampes et des abat-jour est une autre affaire » (« D'un ordre considéré comme une anarchie », dans Le Rappel à l'ordre, p. 220-221). À la lumière de ce principe unificateur — l'art comme lieu d'une décharge électrique — le parcours de Cocteau apparaît d'une singulière cohérence. La diversité de son activité artistique et de ses admirations s'y fond aisément, mais aussi son appréciation pour l'art populaire : le cabaret, le jazz band, le cirque. Dans Le Coq et l'arlequin, il prend position pour ces divertissements, dont le théâtre aurait intérêt à s'inspirer :
Conscient de vivre à une époque où les arts sont en pleine ébullition, avide de connaître les expérimentations auxquelles s'adonnent les artistes de toutes disciplines, Cocteau regrette pourtant un certain manque de bravoure de l'art avec un grand A et en particulier de la littérature, qui attend encore ses révolutionnaires : « cette force de vie qui s'exprime sur une scène de music-hall démode au premier coup d'oeil toutes nos audaces. Cela vient de ce que l'art est lent, circonspect dans ses plus aveugles révolutions. Ici, pas de scrupules, on saute les marches » (Ibid.). Celui qui a lui-même été accusé (notamment, de façon très publique, par André Gide) de « sauter des marches » souhaiterait voir l'énergie, l'audace et l'immédiateté des arts populaires se partager aux arts de la « production restreinte », sans que ceux-ci tombent dans la facilité. Vers un classicisme nouveau. Le grief principal, formulé autant contre l'art « officiel » que contre les avant-gardes, est celui de la superficialité. Cocteau accuse la plupart des artistes de pratiquer le « trompe-l'oeil », c'est-à-dire de « confondre les mots et l'esprit », de « donner la première place au décor », d'« étonner le public par une débauche de couleurs et de surprises sur la vieille étoffe, au lieu de tisser une trame nouvelle » (Ibid., p. 161). La littérature semble souffrir particulièrement de ce problème :
Cocteau formule à même ce reproche un des préceptes de son classicisme : « obéir aux contradictions de notre individu ». Il écrira en hommage à Proust que « personne au monde ne faisait mieux obéir l'écriture […] [et] la voix. L'une et l'autre épousaient juste son esprit » (« La Voix de Marcel Proust », dans Quelques articles, p. 242). Dans Le Secret professionnel, il affirme encore que « la forme de la pensée, un nombre limité de problèmes, un petit vocabulaire simple, l'angle de vision (véritable style) sont ceux par quoi [l'artiste] se distingue des autres. Ainsi annonce-t-il : c'est moi. Le reste, ce qui se nomme communément le style, doit épouser modestement ce relief » (« Le Secret professionnel », dans Le Rappel à l'ordre, p. 166). Demeurer à l'écoute de soi-même, écrire de façon à exprimer son moi, malgré les contradictions et les fluctuations de ce dernier — creuser dans son versant obscur, inconscient — sont les défis de l'écrivain, et la preuve d'une rigueur véritable. Ceux qui travaillent en premier lieu le style, telle une marque de commerce, se laissent aller à la facilité : ils comptent sur le plaisir instantané de la reconnaissance pour se faire apprécier du public. La nouveauté réelle, « ne s'appuyant sur aucun souvenir précis, nous laisse une jambe en l'air […], nous déconcerte et nous déçoit » (« D'un ordre considéré comme une anarchie », dans Le Rappel à l'ordre, p. 222). L'idée d'une espèce de cancer du tic et de la grimace qui envahit la littérature s'inscrit dans la vision qu'entretient Cocteau de la littérature comme lieu d'un combat pérenne entre un romantisme décadent et les forces revitalisantes du classicisme. Il érige un tel modèle dès Carte blanche :
Or, si Cocteau prétend dans ce passage ne pas accorder de préférence intrinsèque à l'une ou à l'autre tendance, il opère en réalité un partage clair entre les oeuvres ou les démarches artistiques jugées dionysiaques, accusées d'excès, d'effémination et d'artifice, et les procédés apolliniens, associés à la perfection, à la vérité et à la virilité. Le modèle, supposément, n'est pas diachronique ; il est censé faire état de deux tendances qui coexistent à toute époque et se livrent un combat fécond. Mais Cocteau en use pour peindre l'époque qui précède immédiatement la sienne avec les couleurs de la décadence, ce qui lui permet à son tour de faire de l'époque à laquelle il vit — et au sein de laquelle il se veut de toute évidence acteur privilégié — celle du renouveau. :
« Charpenté », « musclé », « net », « viril » : autant de mots qui construisent l'image d'un art sain, jeune et énergique qui vient prendre la place d'un art vieux et mal-portant, s'agrippant disgracieusement à la vie. L'analogie de la perfection corporelle revient encore dans Le Secret professionnel : « Un tic ne saurait être style, même un tic noble. Soigner la pensée, la manier, la mettre en relief, c'est soigner son style. Autrement envisagé, le style ne peut qu'obscurcir ou alourdir. Le vrai écrivain est celui qui écrit mince, musclé. Le reste est graisse ou maigreur » (« Le Secret professionnel », dans Le Rappel à l'ordre, p. 158). Le paradigme comporte encore des connotations morales. L'art « viril » se fonde sur une recherche honnête qui, parce qu'elle renonce aux effets de style faciles et aux procédés existants, est ardue. Elle représente le travail, l'exploration dangereuse de terres inconnues, un équilibre précaire : « vous marchez seul sur une corde raide et chacun souhaite que vous vous rompiez le cou » (« D'un ordre considéré comme une anarchie », dans Le Rappel à l'ordre, p. 207-208), écrit Cocteau; ou encore, à propos de Picasso : « ce n'est pas en pensant à la vie de l'ensemble vers quoi s'organisent les lignes que le dessinateur fera oeuvre vivante, mais en sentant sa ligne en danger de mort d'un bout à l'autre du parcours. Un danger d'acrobate » (« Picasso », dans Le Rappel à l'ordre, p. 236). En revanche, les écrivains stylistes sont apparentés à des charlatans et leur art à une supercherie. C'est ce qui est suggéré, par exemple, par l'analogie sur laquelle s'ouvre Le Secret professionnel et qui divise les écrivains en « tireurs » et « épauleurs », selon qu'ils ont véritablement quelque chose à dire ou non :
Cocteau conclut la réflexion ainsi : « cette faiblesse caractérise les époques où il est inutile de se jeter à l'eau avec l'instinct de conservation comme maître nageur. […] Fausse concision, fausse vitesse, fausse hâte d'atteindre le but. Ainsi, pour épuiser notre métaphore, [ces écrivains] ressemblent-ils à ces tireurs qui visent dans une glace, ou entre les jambes, tête en bas » (Ibid., p. 157-158). Le reproche de malhonnêteté est formulé également contre les mouvements contemporains qui proposent une fausse nouveauté, notamment les avant-gardes. Au sujet de Dada, Cocteau écrit : « la littérature antilittéraire naquit de ce dégoût romantique. L'esprit de destruction est romantique. J'y dénonce le goût des ruines, le pessimisme » (Ibid., p. 167). Il juge le futurisme de Marinette naïf parce qu'il croit qu'il suffit de parler de dreadnoughts pour renouveler la littérature (« Carte blanche », dans Le Rappel à l'ordre, p. 73-74). Il se moque des expressions « genre moderne », « poète moderne », « esprit moderne » et met en garde contre une forme d'idolâtrie de la modernité technologique qui demeure superficielle : « être étonné, enthousiasmé par une machine est d'un lyrisme aussi fade que d'être en proie aux dieux. […] Mais ne pas comprendre la beauté d'une machine est une faiblesse. La faute consiste à dépeindre les machines au lieu d'y prendre une leçon de rythme, de dépouillement » (Ibid., p. 124-125). Qu'en est-il de l'art « vrai », qui peut aspirer au classicisme ? « Seule la réalité, même bien recouverte, possède la vertu d'émouvoir », écrit Cocteau dans Le Coq et l'arlequin (« Le Coq et l'arlequin », dans Le Rappel à l'ordre, p. 53). Mais cette réalité ne peut être qu'individuelle : « le réalisme consiste à copier avec exactitude les objets d'un monde propre à l'artiste et sans le moindre rapport avec ce qu'on a coutume de prendre pour la réalité » (« Le Secret professionnel », dans Le Rappel à l'ordre, p. 159). Dans un passage qui affiche une forte ressemblance à certaines formulations d'À la recherche du temps perdu, Cocteau explique que l'artiste doit opérer une sorte de refonte de l'univers en lui-même :
Comme chez Proust, l'artiste doit chercher à libérer sa vision de l'effet aplatissant de l'habitude, à éprouver et à faire éprouver au spectateur ou au lecteur « la surprise qui consiste à se trouver soudain en face de son propre nom comme s'il appartenait à un autre » (Ibid., p. 187). Dans l'Essai de critique indirecte (1932), Cocteau reprend cette définition en louant la peinture de Chirico : « le vrai réalisme consiste à montrer les choses surprenantes que l'habitude […] nous empêche de voir. […] Chirico nous montre la réalité en la dépaysant. C'est un dépaysagiste. Les circonstances étonnantes où il place une bâtisse, un oeuf, un gant de caoutchouc, une tête de plâtre, ôtent la housse de l'habitude » (« Essai de critique indirecte », Poésie critique I, p. 161). Si les formules de Cocteau sur la nécessité d'un renouvellement du monde par la sensibilité individuelle de l'artiste font penser à un Proust ou à un Ezra Pound (« make it new »), c'est d'abord de la peinture que lui vient cette leçon. Dans l'essai consacré à celui qu'il considère comme son premier maître, il décrit ainsi la révolution qu'opère Picasso :
Parce qu'il « digère » complètement les objets avant d'en faire une toile, Picasso substitue à la réalité banale une réalité autre, en quelque sorte « plus vraie que vraie » (Entretiens avec André Fraigneau, p. 76) : c'est le « trompe-l'esprit », plutôt que le « trompe-l'oeil » des épauleurs. Cocteau semble particulièrement apprécier lorsque les artistes créent en se servant d'objets banals, tirés de la vie quotidienne, qu'ils montrent d'une façon qui les dépayse et les renouvelle, comme Chirico avec ses oeufs et ses bâtisses. Cela rejoint son appel à la simplicité, avec lequel débute déjà Le Coq et l'arlequin et qui revient dans toutes ses poésies critiques. Voici ce qu'il écrit au sujet de quelques artistes qu'il considère comme de grands novateurs de son époque : « Apollinaire, Picasso, Braque, Max Jacob, Salmon, […] découvrirent une Amérique. Or cette Amérique se trouvait dans la chambre » (« Carte blanche », dans Le Rappel à l'ordre, p. 104-105). La poésie de ces artistes « se passe d'intermédiaires, note des faits, s'inspire des cartes postales, […] des chansons de rues […]. Tout cela vu, aimé, transposé, avec une délicatesse, une grâce de XVIIIe siècle. La tradition rejointe sans pastiche » (Ibid.). Cocteau semble suggérer que c'est en écartant tout élément « exotique » à la vie quotidienne, tout ce dont l'éclat n'a pas été terni par la patine de l'habitude, que l'artiste peut saisir la nature des rapports profonds qui l'unissent au monde : « chaque ouvrage puise dans la tragédie intime dont il résulte une intensité de calme. En effet, la tragédie ne consiste plus à peindre un tigre qui mange un cheval, mais à établir entre un verre et une moulure de fauteuil des rapports plastiques capables de m'émouvoir sans l'intervention d'aucune anecdote » (« Picasso », dans Le Rappel à l'ordre, p. 240-241). Cependant, cette réflexion qu'il développe en parlant de Picasso semble pointer vers un formalisme pur dont l'application dans des domaines comme le roman ou cinéma n'est pas entièrement évidente. Ce qu'il faut sans doute retenir comme leçon transposable du cubisme de Picasso vers l'écriture, c'est cette « clairvoyance » (Ibid., p. 140) et cette rigueur dans l'examen, qui ne s'arrête pas à la surface des choses, mais sonde le substrat mi-conscient, inarticulé, nourri de divers phénomènes cognitifs et affectifs, qui compose la vision individuelle du poète. C'est peut-être en ce sens qu'on peut comprendre les affirmations fréquentes de Cocteau sur la difficulté et le danger de l'activité artistique. L'artiste doit sans cesse résister à la tentation de la facilité et de l'approbation du public et se maintenir sur la « corde raide » de son investigation inédite, périlleuse. C'est son devoir moral : « je n'appelle pas morale la morale des moralistes, mais en quelque sorte une ligne inflexible et profonde qui continue malgré toutes les apparences de dispersion. Non seulement une oeuvre exige une morale, mais une oeuvre est une morale, sinon elle ne compte pas » (Entretiens avec André Fraigneau, p. 5). Quels moyens Cocteau prône-t-il pour l'écrivain qui souhaite se maintenir sur le droit chemin — ou la corde raide — de la morale ? L'une des stratégies qu'il dit employer est l'écriture du lieu commun, dans laquelle on peut voir un équivalent de l'intérêt que portent un Picasso ou un Chirico aux objets de la vie quotidienne : « plus je découvre les prestiges du lieu-commun, plus j'incline à croire que l'excitation de l'esprit vient du petit nombre de moyens dont il dispose » (« Le Secret professionnel », dans Le Rappel à l'ordre, p. 183). « Mettez un lieu commun en place, nettoyez-le […] de telle sorte qu'il frappe avec sa jeunesse et avec la même fraîcheur, le même jet qu'il avait a sa source, vous ferez oeuvre de poète. Tout le reste est littérature » (Ibid., p. 188), écrit-il encore dans Le Secret professionnel. L'autre stratégie, sans laquelle la première ne réussit pas, est celle de l'empêchement : « les nombreuses manières d'accommoder le rythme, de briser le ron-ron, d'empêcher, ainsi que par un système d'écluses, l'esprit de glisser trop sur les lignes dont chacune, désormais, aura son importance » (Ibid., p. 188-189). Cette imposition volontaire d'obstacles à sa pensée est comme la garantie de l'honnêteté du poète, une autodiscipline qui le garde d'emprunter des raccourcis. Il est intéressant de noter que l'éloge de la « voix de Marcel Proust » comporte plusieurs des mêmes termes :
L'apport du roman.
Cocteau présente ici un résumé de l'époque qui intègre au sein d'un récit téléologique l'art des « épauleurs » (rappelons que malgré son « romantisme moelleux », cet art affecté ne connaît pas l'émotion réelle) et l'art des « tireurs » (viril, donc allant droit au vif des émotions). Ce dernier —auquel il s'identifie — sort vainqueur du combat des deux tendances. Nous reconnaissons dans cette déclaration l'exhortation coctelienne à ce que l'art capte le fluide poétique, cette « puissance qui nous touche jusqu'aux larmes » dans les phénomènes, désormais sobrement désignée par le terme d'« émotion ». Plus loin, Cocteau propose un récit plus détaillé de cette mue, la « carte à vol d'oiseau » de l'époque (voir Ibid., p. 211-221). Il commence avec Apollinaire, dont le cosmopolitisme, les jeux littéraires avec le hasard et l'influence du jazz et de la culture populaire américaine font l'inventeur du modernisme (Apollinaire est un grand précurseur; ce sont les modernismes ultérieurs, dépourvus d'originalité et de profondeur, que Cocteau fustige). Ensuite vient « une neige plus froide que la mort » : le « Suicide-Club-Dada ». En troisième lieu, Cocteau écrit Le Coq et l'arlequin et commence à tenir des soirées dans un bar, d'où sortent ses cabarets Le Boeuf sur le toit et Les Mariés de la tour Eiffel : « un renouveau se fait sentir ». En quatrième lieu, Max Jacob « propose de fonder la ligue antimoderne » et, avec Cocteau, ils se mettent à écrire « des poèmes réguliers, à bannir les mots rares, la bizarrerie, l'exotisme, les télégrammes […] et autres accessoires américains ». Il leur faut « nommer les objets, tellement recouverts d'images et d'adjectifs qu'on ne les voyait plus ». Enfin, le point d'aboutissement, Raymond Radiguet : « son livre [Le Diable au corps] m'est utile pour éclairer une victoire. Quel effet de théâtre, ce roman silencieux qui entre en scène après un formidable tam-tam ! Tout est neuf et tout m'amuse dans son aventure » (Ibid., p. 219).
Qu'est-ce qui fait la grandeur de Radiguet ? D'abord, la rigueur et la simplicité classiques qu'il prône dans l'écriture et qui, à une époque qui se délecte de son désordre mais ne propose pas, aux yeux de Cocteau, quoique ce soit de réellement révolutionnaire, se présentent comme la véritable révolution : l'anarchie qui arrive sous l'apparence de l'ordre. En pleine époque Dada, raconte Cocteau lors d'un entretien avec André Fraigneau, Radiguet arrive et déclare : « “il faut écrire comme tout le monde”. Ce qu'il appelait “écrire comme tout le monde” c'était par exemple faire un roman, faire un poème avec des rimes » (Entretiens avec André Fraigneau, p. 36-37). Le seul choix du roman, genre renié par ceux qui se voudraient innovateurs en littérature, est la marque de son génie novateur, qui par son conservatisme même donne aux avant-gardes un air périmé. Grâce à ce véhicule audacieusement modeste, à l'aide d'une langue purgée de « bizarreries » (« voyez son tact à n'employer jamais un mot rare. Les mots cocktails et shakers deviennent […] : mélanges et gobelets »), Radiguet développe un récit aussi impassible qu'il est mystérieux, le récit classique par excellence :
La grande réalisation de Radiguet est d'avoir écrit un livre qui, par la régularité de ses surfaces et l'impassibilité de la sonde qui révèle le bouillonnement des émotions en profondeur, est digne de La Princesse de Clèves ou d'Adolphe. Il est aisé de voir en quoi l'approche de Radiguet répond aux recherches de Cocteau. Certes, Cocteau avait posé avant la rencontre de sa jeune muse les termes de sa poétique : la recherche de la « force de vie » ou de la « secousse électrique », la simplicité, l'idéal d'une écriture serrée, « musclée », vive. Mais l'influence du projet de Radiguet semble indubitable dans un passage comme le suivant, qui fait penser au Diable au corps en même temps qu'il annonce Les Enfants terribles (que Cocteau écrira huit ans plus tard, après la mort de Radiguet) :
Dans ces lignes tirées du Secret professionnel (écrit au cours du premier été passé avec Radiguet), Cocteau décrit, en la proposant comme contrepoison au désordre de la rime et du vers libre, une écriture qui plonge dans cette zone inconnue, au confins de l'articulé, que le poète a pour devoir de sonder ; une écriture qui « épouse » également, par ses « pulsations », ses « tics », sa « nervosité », la forme de sa pensée. Cette écriture n'a pas besoin de s'égarer en excentricités : les phénomènes qu'elle tente de mouler, bien que des plus communs, sont d'un baroque vertigineux pour peu qu'on les scrute attentivement. C'est un type d'« invisibilité » intense, un peu comme la tenue du dandy George Brummell à laquelle Cocteau compare l'écriture de Radiguet : « le style de Radiguet c'est la mise de Brummell ; aucun tic, aucune patine, mais cette chance : communiquer au neuf un air de déjà vu. Il […] reste invisible parce qu'on croit voir autre chose » (« Le Secret professionnel », dans Le Rappel à l'ordre, p. 185-186). Deux ans après l'écriture du Secret professionnel, dans D'un ordre considéré comme une anarchie, texte qui tourne tout entier autour de la révolution de Radiguet, Cocteau a affiné et synthétisé sa définition du type de phénomène que l'écriture doit tenter de cerner :
La recherche par l'écriture de cette mécanique secrète de l'émotion qui relie entre eux nos actes les plus incohérents est exactement ce qui définit aux yeux de Cocteau le génie de Radiguet. Un tel idéal d'écriture conjugue en un équilibre aussi juste que précaire les oppositions de l'artisan-prêtre : logique et incohérence, lumière et obscurité, visibilité et invisibilité, etc. Il y a là aussi un flirt avec la mort, avec la possibilité latente de « tout casser » qui, comme le suggère Cocteau dans un passage du Secret professionnel, accompagne la création : « la mort est l'envers de la vie. Cela est cause que nous ne pouvons l'envisager, mais le sentiment qu'elle forme la trame de notre tissu nous obsède toujours. […] Imaginez un texte dont nous ne pourrions connaître la suite, parce qu'il est imprimé à l'envers d'une page que nous ne pouvons lire qu'à l'endroit » (« Le Secret professionnel », dans Le Rappel à l'ordre, p. 190-191). Le roman semble offrir des outils uniques pour sonder les « forces secrètes qu'on porte dans sa personne » (Entretiens avec André Fraigneau, p. 55).
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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Jean Cocteau, Le Rappel à l'ordre [1918-1926], Œuvres complètes de Jean Cocteau, vol. IX, Genève, Marguerat, 1946-1951, p. 11-254. « Préface » [1923], p. 11-12. « Le Coq et l'arlequin. Notes autour de la musique » [1918], p. 13-40. « Carte blanche » [1920], p. 70-131. « Le secret professionnel » [1922], p. 153-204. « D'un ordre considéré comme une anarchie. Allocution prononcée au Collège de France le jeudi 2 mai 1923 » [1923], p. 205-226. « Autour de Thomas l'imposteur » [1923], p. 227-232. « Picasso » [1923], p. 233-254. Jean Cocteau, Poésie critique I, Paris, Gallimard, huitième édition, 1959. « Essai de critique indirecte » [1958], p. 149-189. Jean Cocteau, Quelques articles, Œuvres complètes de Jean Cocteau vol. X, Genève, Marguerat, 1946-1951, p. 235-275. « La voix de Marcel Proust », p. 242-245. « Le Diable au corps », p. 246-248. « Les Tragédiens », p. 255-258. « Raymond Radiguet », p. 267-270. Jean Cocteau, Préfaces, Œuvres complètes de Jean Cocteau vol. X, Genève, Marguerat, 1946-1951, p. 277-301. « J'adore, par Jean Desbordes », p. 287-290. Jean Cocteau et André Fraigneau, Entretiens, Monaco, Éditions du Rocher, coll. « Alphée », 1988. Entretiens avec André Fraigneau. |
Citations
« Préface » [1923], p. 11-12. |
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« À dix-sept ans, chargé d'électricité, je veux dire de poésie informe, incapable de fabriquer un appareil de transmission, dérouté par des éloges suspects et de mauvais livres, je me retournais sur place comme un malade qui essaye de s'endormir. […] Je partis à ma recherche. (Voir Le Potomak.) Ma première rencontre fut Gide. […] Encore cinq années de marches, et un jeune Parisien, mal dégourdi, arrive chez les muses sévères. Il ne faut pas s'attendre à un accueil chaud. Ces muses ne vous offrent jamais de vous asseoir. Silencieuses, elles vous montrent la corde raide. Sur le vide, ne pas se rompre le cou exige des soins qui devinrent ma seule politique. […] Hélas, mon trottoir natal, mon caveau du cimetière Montmartre, le vrai rôle qu'ils jouent, c'est quand ils me servent de balancier. Car où vais-je ? Au moins, mon exemple prouve-t-il qu'un rigoureux équilibre est indispensable si l'on repousse l'équilibre conventionnel. Ce que j'allais chercher au cirque, au music-hall, ce n'était pas, comme on l'a tant prétendu, le charme des clowns ou des nègres, mais une leçon d'équitation. École de travail, de force discrète, de grâce utile, haute école qui m'aliéna beaucoup d'esprits inattentifs » (p. 11-12). |
« Le Coq et l'arlequin. Notes autour de la musique » [1918], p. 13-40. |
« Le mot SIMPLICITÉ qui se rencontre souvent au cours de ces notes mérite qu'on le détermine un peu. Il ne faut pas prendre simplicité pour le synonyme de pauvreté, ni pour un recul. La simplicité progresse au même titre que le raffinement et la simplicité de nos musiciens modernes n'est plus celle des clavecinistes. La simplicité qui arrive en réaction d'un raffinement relève de ce raffinement ; elle dégage, elle condense la richesse acquise. […] Ce livre ne parle d'aucune école existante, mais d'une école que rien ne fait pressentir, sinon les prémices de quelques jeunes, l'effort des peintres, et la fatigue de nos oreilles » (p. 14). |
« Carte blanche » [1920], p. 70-131. |
« Sous ce titre [de la chronique Carte blanche], je me propose de mettre chaque semaine le lecteur au courant des valeurs nouvelles. Entre l'Académie et le Boulevard, le public ignore tout. Ce vide est la cause de graves divorces. Je ne demande pas qu'on amène le public français à la bonne volonté allemande qui accueille l'audace sans résistance et ne stimule jamais les artistes. Il est prudent que la beauté naisse cachée. […] Mais s'il est juste que le public se fâche en face d'oeuvres contre lesquelles il se cogne parce qu'on les lui montre en escamotant sous ses pieds toutes les marches qui y conduisent, pourrait-on éclairer un peu les marches qu'il sente qu'on ne se moque pas, qu'on ne le méprise pas, que le travail des jeunes n'est pas dirigé contre lui » (p. 70-71). |
« Le secret professionnel » [1922], p. 153-204. |
« Le style ne saurait être un point de départ. Il résulte. Qu'est-ce que le style ? Pour bien des gens, une façon compliquée de dire des choses très simples. D'après nous : une façon très simple de dire des choses compliquées. Un Stendhal, un Balzac même […] essayent avant tout de faire mouche. Ils y arrivent neuf fois sur dix, n'importe comment. C'est ce n'importe comment, vite à eux, qu'ils adoptent selon les résultats obtenus, cette manière d'épauler, de viser, de tirer vite et juste, que je nomme le style. Un Flaubert ne pense qu'à épauler. Peu importe la cible. Il soigne son arme. La dame du tir, qui tourne le dos aux cartons, le contemple. Quel bel homme ! quel chasseur ! quel style ! Peu lui importe que le tireur fasse mouche, pourvu qu'il épaule longuement, gracieusement, et surtout, qu'il n'aille pas vite en besogne. […] Combien les prétendus tableaux réalistes de Flaubert sont loin de la réalité. Mme Bovary, par exemple, où le souci d'épauler s'étale à chaque page, fourmille d'irréalismes. Une suite de tableaux pour le Salon. […] La toile à sujet représente une noce à la campane, une promenade à cheval, une opération de pied-bot au village, le fiacre des adultères […]. On se fatiguerait à citer toutes les balles perdues par souci d'une position élégante de l'arme. Le type en serait la scène creuse chez les Bovary pendant les cris d'Hippolyte, ayant servi de prétexte à un atroce tableau de genre, ou Bovary rencontrant sa femme rue Renelle des Maroquiniers. Une seule fois, dans le livre, nous croyons presque voir le carton de nos romanciers favoris. C'est lorsque Léon se laisse entraîner par Homais. Il y a là un moment de veulerie, un Yes d'Homais prodigieux ». [Note de bas de page : « Ne pas confondre ce tir rapide avec l'abréviation, l'oeuvre courte. Marcel Proust fait mouche mille fois, pendant que vous croyez qu'il épaule ».], (p. 155-156). |
« D'un ordre considéré comme une anarchie. Allocution prononcée au Collège de France le jeudi 2 mai 1923 » [1923], p. 205-226. |
« Il se forme un état d'âme absolument nouveau. Hier, ce matin encore, l'émotion ne se portait pas. Chaque fois que l'art est en route vers cette profonde élégance qu'on nomme classicisme, l'émotion disparaît. C'est l'étape ingrate. Le serpent glacial abandonne une peau bariolée. Mais après bien des malaises et bien des solitudes, l'art tout nu s'équilibre et oppose aux richesses du costume les richesses du coeur. C'est une grande minute. La leçon d'économie profite. Le coeur ne déborde pas et ne remplace pas l'excès de couleurs par une débâcle de clair de lune. Il s'exprime avec réserve et ajoute au sens des proportions cette légère dérive sans quoi l'architecture semble morte » (p. 205). |
« Autour de Thomas l'imposteur » [1923], p. 227-232. |
« Mes censeurs me reprochent du brio […] Quel est ce brio ? Il y a un monde entre imager ou se servir d'une image pour pétrifier de l'abstrait, le faire passer à l'état concret, le rendre pratique. L'image pour l'image, voilà le brio. J'ai trois ou quatre images sur la conscience dans Le Grand Écart. Le reste est l'étoffe même et non des couleurs ajoutées dessus. Dans Thomas ce qui pourrait se prendre pour un morceau de bravoure : Les dunes, souligne un caractère » (p. 228). |
« Picasso » [1923], p. 233-254. |
« Ce n'est pas en pensant à la vie de l'ensemble vers quoi s'organisent les lignes que le dessinateur fera oeuvre vivante, mais en sentant sa ligne en danger de mort d'un bout à l'autre du parcours. Un danger d'acrobate. A ce seul prix l'ensemble vivra d'une vie propre et constituera un organisme au lieu d'être la représentation morte d'une forme vivante. De toute autre maîtrise ne résultera qu'une singerie. La vie d'un tableau est indépendante de celle qu'il imite. […] Nous pouvons dès lors admettre un arrangement de lignes vivantes et ce qui motive ces lignes cessant de jouer le premier rôle pour ne devenir que leur prétexte. De ce stade à concevoir la disparition du prétexte, il ne reste qu'un pas à franchir. La fin devenue moyen, voilà le coup d'audace, le plus vif de l'histoire de la peinture, auquel nous assistâmes en 1912. Enlever l'échafaudage autour d'une bouteille ou d'une dame peintes était la haute pudeur d'un artiste. Picasso pousse la pudeur jusqu'à considérer dame ou bouteille comme l'échafaudage qui lui permit sa construction. Il les fait disparaître à leur tour. Que reste-t-il ? Un tableau. Ce tableau n'est plus rien d'autre qu'un tableau. Et ce qui fera la différence entre ce tableau et l'arrangement décoratif qu'il menace d'être et que la mauvaise grâce y trouve, c'est justement cette vie propre des formes qui le composent » (p. 236). |
« Essai de critique indirecte » [1958], p. 149-189. |
« La poésie c'est l'exactitude, le chiffre. Or les gens trouvent l'inexactitude poétique, romanesque. La foule adore l'inexactitude avec l'air vrai » (p. 152). |
« La voix de Marcel Proust », p. 242-245. |
« “Écrire comme on parle” est encore un lieu commun devant lequel je m'incline. À condition d'admettre que le style n'étant pas la parole, il ne s'agit pas d'écrire exprès comme on parle. Mais un grand écrivain se trouve machiné de telle sorte qu'il possède un rythme auquel il n'échappe sous aucune des formes de son individu. La courbe écrite à l'encre par le baromètre ne ressemble pas à l'orage, mais elle en est le signe. Bien des courbes de style nous émeuvent, sans que nous le sachions, parce qu'elles sont le signe d'une voix. La voix de Marcel Proust est inoubliable. Il m'est difficile de lire son oeuvre au lieu de l'entendre. Presque toujours sa voix s'impose, et c'est à travers elle que je regarde les mots. La prose est une manière d'exprimer coûte que coûte la pensée. Le reste est style décoratif. Admirer la pensée de Proust, et blâmer son style, serait absurde. Personne au monde ne fait mieux obéir l'écriture. Personne au monde ne faisait mieux obéir la voix. L'une et l'autre épousaient juste son esprit » (p. 242). |
« Le Diable au corps », p. 246-248. |
« Voyez son goût, son ordre. Voyez son tact à n'employer jamais un mot rare. Les mots cocktails et shakers deviennent dans un de ses chapitres : mélanges et gobelets. […] Pour la première fois un enfant doué d'une méthode montre les mécanismes d'un âge secret. On imagine qu'un animal, qu'une plante se racontent. Il ajoute à cette maîtrise native une science du mensonge sans les artifices duquel le Diable du corps serait un simple document autobiographique. Si le mot classicisme a un sens, il faut s'en servir pour ce livre. Jamais il ne détache de lui un charme qui joue entre les tables, comme font les tziganes. L'ouvrage forme un bloc, qui ne bouge pas. Rien de plus dur ni de plus tendre, de plus hautain ni de plus familier » (p. 248). |
« Les Tragédiens », p. 255-258. |
« Les Tragédiens se classent dans cette zone interdite aux âmes lourdes, la zone des poètes […]. Entre deux poursuites (le fils poursuit la mère qui court après ses rêves ; la mère poursuit le fils qui court après les siens) et le choc de ces deux rêveurs qui se rejoignent sous la pluie froide, bien au chaud dans le mensonge, bien à l'abri contre la réalité, les chapitres, sur une piste sanglante, pourchassent une famille, ce monstre à plusieurs têtes, parmi les bois, les labours, les collines, les chambres, les voûtes, les escaliers, les magasins, les immeubles, les rues d'un univers passionnel. Hanté, certes, mais par l'enfance, l'auteur ne quitte à aucun moment la grosse concentration limpide qui manque aux lettres anglaises, russes, allemandes, lorsqu'elles nous ouvrent ce monde intense qu'elles illustrent et dont les incendies féeriques flambent fort mal chez nous. La folle sur le toit du Diable au corps ? Le tournoi dans la cour de l'école du Grand Meaulnes ? Julien Green vint-il en France apprendre comment on éclaire les ombres ? Je cherche quelle atmosphère étrangère empoigner, filtrer, malaxer, jusqu'à ce qu'elle perde le poids qui l'empêche de rejoindre celle des Tragédiens : Un Cyclone à la Jamaïque, cette merveille ? Les Brontë peut-être ? Les Brontë… Pourtant, aucune des soeurs. Alors, le frère ? Non, pas le frère ; la chambre du frère ! La chambre, oui, cette chambre où il mourut debout, en face de ses soeurs assises, afin de leur prouver qu'il pouvait vouloir. S'il s'agissait des lettres françaises, je citerais un homme tellement illustre que sa réhabilitation semble délicate : Zola. Le Zola de J'accuse, le poète méconnu de la locomotive mourante de la Bête humaine, de l'enfant qui saigne sur l'or de ses images du Docteur Pascal, de la courette aux domestiques de Pot-Bouille, des chevaux aveugles dans la mine de Germinal » (p. 146-147). |
« Raymond Radiguet », p. 267-270. |
« Pour bien comprendre le miracle de ce météore, semblable, dans le domaine du roman, à celui de Rimbaud, il faut savoir dans quel état se trouvaient les lettres. D'une part, le conformisme le plus morne, de l'autre l'extraordinaire désordre des tentatives de toutes sortes. Ces tentatives, ces audaces, ces jets de feu, ces flammes d'alcool qui jaillissaient par les moindres fentes et ravageaient tout (et se ravageaient entre elles) furent les classiques de Radiguet. Il apprit à lire dans l'extrême. Et son oeil myope méditait l'entreprise la plus étonnante : celle qui consiste à contredire l'immédiat, à mettre la force révolutionnaire au service de l'ordre, à montrer en quelque sorte de la nuit en plein jour. Et non seulement cet enfant nous enseignait l'élégance, c'est-à-dire la foudre qui se cache, mais encore il nous influençait et nous donnait nos directives profondes » (p. 267-268). |
« J'adore, par Jean Desbordes », p. 287-290. |
« Radiguet oppose le soleil à l'ombre, l'ordre au délire ; il réinvente une obscurité claire (un chef-d'oeuvre étant toujours obscur, qu'il soit de madame de La Fayette ou de Rimbaud). Il permettait d'attendre la grande réforme que nous pressentions tous et qui balaierait le tribunal des lettres, la préciosité plastique, la crainte du ridicule, la surenchère des trouvailles qui mettent l'esprit en pointe jusqu'à un épuisement mortel. Après cette longue période d'esthétisme, une révolution ne saurait être que d'ordre moral. Jean Desbordes n'invente rien ; il démode tout. Sa prose reflète son âme. Cette âme singulière lui vaut une singularité d'écrivain qui l'emporte sur toutes les audaces à cause du naturel. Car les qualités de son style ne résultent que de ses qualités profondes, son cynisme énorme vient de ce qu'il ignore le savoir-vivre, et sa mesure prouve le tact de son coeur. Dire que Jean Desbordes est pur serait absurde. Il est d'avant le mal. Il prononce avec un accent paysan le langage du sommeil. Si nos jeunes gens ont la force de se laisser aller, de se laisser prendre, de n'opposer aucune ironie à leur amour, il les sauve, il les ouvre, il les dénoue, il chasse les démoralisateurs, il brise les glaces, il fait entrer les fantômes du matin » (p. 288-289). |
Entretiens avec André Fraigneau. |
« Je n'appelle pas morale la morale des moralistes, mais en quelque sorte une ligne inflexible et profonde qui continue malgré toutes les apparences de dispersion. Non seulement une oeuvre exige une morale, mais une oeuvre est une morale, sinon elle ne compte pas » (p. 5). |