Victor-Lévy BeaulieuVictor-Lévy Beaulieu

(1945-...)

Dossier

Le roman selon Victor-Lévy Beaulieu

Le roman obsessionnel compulsif de Victor-Lévy Beaulieu, par Myriam Vien

Auteur d’une œuvre qui cherche constamment à déborder ses propres limites, et cultivant un rapport toujours conflictuel à l’institution littéraire, Victor-Lévy Beaulieu se contente rarement d’aligner ses livres sur des étiquettes convenues. Au-delà du plaisir évident de l’écrivain à déjouer les codes, à exhiber toujours le décalage, il faut voir dans cet usage qui met à l’honneur le calembour, devenu avec le temps sa marque de commerce, une volonté de dépasser la notion même de roman, jugé inadéquat à traduire le monde actuel[1]. C’est alors qu’il entame en 1976 avec Blanche Forcée, qui porte l’inscription « récit », le cycle des Voyageries, ensemble romanesque développé parallèlement à ses débuts dans l’écriture télévisuelle, que Beaulieu s’autorise de toutes sortes d’appellations farfelues pour désigner ses créations : N’évoque plus que le désenchantement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel (1976) prend forme de « lamentation » ; Sagamo Job J (1977) est élevé au registre de « cantique » ; Monsieur Melville[2] (1978) donne dans la « lecture-fiction » ; Una (1980), narré par une fillette, est annoncé « romaman » ; et Discours de Samm (1983), qui vient clore cette collection déjà hautement hétérogène, affiche la mention « roman-comédie ». Les assignations génériques étranges ne feront que se multiplier par la suite, l’œuvre de Beaulieu s’augmentant d’un « essai-poulet » avec Jack Kérouac (1972) – notez que l’accent aigu est délibéré –, d’un « oratorio » (Cérémonial pour l’assassinat d’un ministre, 1978), d’une « romancerie » avec Monsieur de Voltaire (1994), ou encore d’une « dithyrambe beublique » avec 666-Friedrich Nietzsche (2015), pour ne nommer que quelques titres. De fait, la production littéraire de Beaulieu, hirsute et déroutante, entremêlant roman, essai, théâtre, téléroman, recueils de chroniques et de contes, pose d’emblée la question du rapport du roman aux autres genres, considération que j’aborderai dans la première partie de ce texte. Si le statut que l’écrivain accorde à la poésie, occupant l’horizon de l’œuvre ultime, renvoie sans cesse le roman à ses manques, la biographie et l’histoire, amalgamées avec force à son univers narratif, élargissent les contours du romanesque selon la définition que lui donne Beaulieu. Rival immédiat du roman dans l’imposante bibliographie beaulieusienne, le téléroman présente un intérêt pour l’écrivain non seulement par la discipline rigoureuse et l’imposante charge de travail qu’il commande, mais également par son caractère oral, qui découvre le potentiel de l’œuvre à travailler le langage pour s’approcher du sacré.

Le mélange systématique des formes et la forte présence, au sein de l’œuvre, de la problématique de l’écriture, invitent à considérer pour les besoins de ce travail non seulement les réflexions de Beaulieu glanées au fil de ses articles ou de ses entretiens, mais encore les romans eux-mêmes, qui projettent une figure d’écrivain en action, devenant chambres d’écho de son propre récit. Je m’autoriserai donc à voguer librement entre le commentaire et la fiction, recourant au support des œuvres pour souligner la cohérence (ou l’obsession) de son discours à ce sujet. Il ne faudra pas s’étonner non plus de découvrir davantage de propositions portant sur le romancier que sur le roman, tant l’écrivain pour Beaulieu est toujours intimement lié à son projet, se devant de s’y coller de si près qu’il s’y incorpore nécessairement :

(il y avait d’abord ce que le William Faulkner avait dit : le seul écrivain véritable est celui qui a un projet si vaste qu’il ne peut plus le perdre de vue, étant fait de lui et se fesant avec lui, dans une amoralité presque dionysiaque, pillant partout, dans les livres comme dans la vie, pour produire l’œuvre abolissant toutes les autres parce que, d’un seul coup, donnant tous leurs sens aux autres – (VLB, 1984 ; 142)

À partir des chroniques d’un Beaulieu journaliste qui passe au vitriol l’actualité littéraire de son temps se dégage une vision très exigeante du roman d’ici, soutenue par une vive critique des errances graves qui empêchent selon lui la réalisation de l’œuvre absolue et entraînent l’enlisement de notre littérature dans la confusion. Je prendrai dans un deuxième temps la mesure du courroux de Beaulieu à l’égard de ses collègues écrivains, à qui il impute un manque global de ferveur et de direction, avant de m’arrêter sur l’obscénité et l’abjection dans lesquelles trempe son roman, au fondement de son esthétique singulière.

Poésie et souveraineté du langage, ou l’écriture comme quête du sacré.

Alors que Beaulieu ne s’est que très peu et tardivement aventuré du côté de la poésie[3], celle-ci est néanmoins distinguée dans son œuvre comme l’idéal de la création littéraire, jetant son ombre irrépressible sur le roman. Cette rivalité entre les deux genres est déjà bien vivante dans Race de monde (1969), qui constitue l’ébauche du roman familial que le barbu de Trois-Pistoles ne cessera de façonner tout au long de sa carrière. Le clan Beauchemin, nerf central de la saga, compte deux aspirants écrivains : Steven, qui « a beau se fendre en quatre pour devenir romancier, cela ne le fait, hélas ! que devenir meilleur poète », et Abel, celui qui assume la narration, le seul aussi à avoir hériter de « la bosse de la romancerie » (VLB, 1969 ; 14). Sous le couvert facétieux de la fiction se trouve schématisée ici l’idée selon laquelle ces deux formes d’écritures appelleraient un type particulier d’écrivain, impliquant la nécessité d’un choix – on ne peut pas, a priori, être et romancier et poète – et le rangement derrière une conception essentialiste de l’écrivain, dont l’ethos l’entraîne dans une voie ou l’autre. Abel, qui constitue à bien des égards l’alter ego de Beaulieu, se destine à une carrière de romancier puisqu’il en porterait déjà l’enflure caractéristique : « À trente ans, tu seras gros, pansu, joufflu, fessu trois-mentonnu : tu ressembleras à Balzac ou à Flaubert et tu écriras des romans, des vrais. » (VLB, 1969 ; 58) Ces attributs, Steven en est dépourvu, lui qui s’apparente à Cocteau avec « ses grands cheveux rebelles qu’il ne peigne pas » (VLB, 1969 ; 14), et d’un naturel « maladif à cause de sa phale étrette[4] qui va le forcer à jamais manger bien gros. Alors il attrapera une bonne chaude-pisse de poète qu’il va cultiver pour mieux en crever. » (VLB, 1969 ; 58) Bien sûr, cette stigmatisation du poète comme être délicat, faible, maladif, n’est pas neuve, mais Beaulieu la réitère à quelques reprises, affirmant y avoir été confronté par toute une « littérature où la souffrance était, pour devenir écrivain, essentielle. » (VLB, 1996 ; 168) Une condition « typique dans la littérature québécoise jusque dans les années soixante » (VLB, 1996 ; 168) qui semble toucher tout particulièrement les poètes, personnages et individus réels confondus, ramenant cette porosité permanente entre fiction et réalité dans son œuvre. Outre Jean Le Maigre « un poète qui va finalement mourir pulmonaire », Beaulieu estime que

[le] plus bel exemple d’un écrivain qui a beaucoup souffert, qui a été un peu comme le martyr de tous les écrivains québécois, c’est Saint-Denys Garneau, un très beau garçon, doué, talentueux, issu d’une famille riche, mais qui avait des problèmes de santé psychique. Ces problèmes l’ont tellement travaillé qu’il en est devenu écrivain. Et devenu écrivain, il n’a pas pu faire autrement que de mourir d’une crise cardiaque dans la trentaine. (VLB, 1996 ; 168)

Cette tragédie apparemment inexorable du poète fauché dans sa prime jeunesse trouble beaucoup Beaulieu, à l’instar de son double Abel qui se reconnaît davantage parmi les bums de l’écriture, dont il a décidément la carrure : « - Romancier. Romancier. Vous serez romancier, jeune homme. On voit tout de suite que vous réussirez. Vous avez du tempérament. Une tête solide. À trente ans, nous vous prédisons un physique à la Hemingway. » (VLB, 1969 ; 137) C’est dans la littérature mondiale que Beaulieu déniche des exemples qui le portent à croire à la possibilité d’échapper à cette fatalité de l’écrivain succombant à ses tourments. On a beau rire, il s’agit d’un préjugé tenace que seule la rencontre de l’œuvre de Victor Hugo permet de déloger :

Lire Victor Hugo a été pour moi quelque chose de fantastique. Pour la première fois de ma vie, je découvrais un écrivain qui écrivait d’abondance et apparemment sans trop souffrir, qui s’amusait beaucoup, qui avait plusieurs maîtresses et qui n’était jamais malade. Je lisais sa biographie et je me disais : "Y va finir par être malade. Sinon, ce n’est pas un vrai écrivain. " Mais Victor Hugo n’a à peu près jamais été malade, il a écrit comme personne avant lui et il est mort à quatre-vingt-cinq ans. Cette découverte a été très libératrice pour moi. Elle a été peut-être l’événement le plus marquant au moment où j’ai fait vraiment connaissance avec l’écriture. (VLB, 1996 ; 168-169)

Défiant les pronostics qui auraient dû, de par sa nature de poète, l’entraîner vers une mort prématurée, Hugo fournit le modèle à partir duquel Beaulieu bâtit sa propre posture d’écrivain, allant jusqu’à accoler le prénom « Victor » au sien, comme pour se réclamer du même destin. Écrivain de l’excès – « Pas de milieu chez lui. Que du prodige. Que de la grandeur. Que de la démence » (VLB, 1971 ; 33) –, il prouve que la puissance, le plaisir, la productivité, ne sont pas incompatibles avec le geste d’écriture :

Ce qui m’a tout de suite ébloui chez Hugo, c’est cet éclatement de la parole, c’est ce jaillissement du mot, c’est cette œuvre colossale, ces milliers de phrases qui, une fois lues, m’incitèrent à écrire car, pour la première fois de ma vie, je me rendais compte qu’avec la laideur, la pauvreté, le blasphème et l’ignorance, il était possible de faire de la beauté. Et j’étais au fond de moi si désemparé que j’avais besoin de m’appuyer sur quelque chose de solide et de vaste ; il fallait, pour que je me commence, qu’il y ait ambition d’être, et d’être beaucoup. Voilà donc le mythe de moi-même que j’ai toujours poursuivi en Hugo : il fallait être démesuré, éclater par tous les possibles, vivre toutes les errances et toutes les folies et tous les bonheurs. (VLB, 1971 ; 18)

Beaulieu développe ainsi un fétiche qui n’a pas d’égal pour Hugo, poète proche de l’invincible à ses yeux, doué de ce pouvoir de transfiguration que l’écrivain québécois considère aussi comme l’apanage de la poésie[5]. La découverte d’une œuvre conjuguant poésie et densité épate tout particulièrement l’apprenti écrivain qui, malgré un attrait précoce pour les œuvres poétiques, doit composer avec un féroce appétit de lecture qui l’oriente dès l’enfance vers les plus gros volumes disponibles. Le virage de la poésie au roman serait donc, à en croire Beaulieu, le résultat d’un calcul pratique :

Puis, brusquement, après quelques mois, j’abandonnai les poètes : leurs livres étaient si peu volumineux que j’en lisais trois dans une soirée, ce qui m’obligeait, le lendemain, à faire une heure d’autobus pour me rendre de nouveau à la Bibliothèque, et cela, comme disait ma mère, finissait par coûter cher. Je me mis donc à lire des romans. De gros romans parce que j’en avais pour plus longtemps sans aller à la Bibliothèque. (VLB, 1971 ; 13)

Alors qu’il consulte les fichiers de la bibliothèque pour « ne choisir que les livres qui avaient plus de cinq cents pages », son choix s’arrête sur Les Misérables[6] et c’est le coup de foudre immédiat pour « cette histoire immense, […] cette épopée gigantesque » (VLB, 1971 ; 13), qui place le jeune Lévy sur la voie de Victor Hugo. Ce dernier ne tardera pas à trôner au sommet du panthéon littéraire de Beaulieu parce qu’il subsume les deux figures, poète et romancier, et que son œuvre possède ce souffle épique qui galvanise tant l’écrivain de Trois-Pistoles. Pourtant, Hugo ne cesse jamais d’être un poète, d’abord et avant tout, aux yeux de Beaulieu, même si, comme il le précise lui-même, « […] tout ça ne m’a pas fait devenir poète, ne m’a pas amené à écrire de poésie, qui pourtant est la souveraineté du langage. » (VLB, 1996 ; 234)

Pierre Nepveu l’a bien montré, la poésie est perçue comme le lieu de la véritable transcendance de l’écriture dans l’œuvre de Beaulieu, situant l’écart qui sépare toujours l’œuvre[7] de son achèvement, tandis que le roman ne cesserait de répéter l’échec de l’écrivain à atteindre cette souveraineté du langage. Il s’agit d’une position commentée abondamment par Beaulieu, notamment lors de ses entretiens avec Margaret Atwood : « Il y a des esprits capables de cristalliser infinitésimalement une histoire, une vie, une situation, et d’autres qui sont emportés par le mouvement polyphonique. Écrire de la poésie, ça ne me convenait pas. Veut ou veut pas, dès que je m’y mets, ça m’amène à l’écriture romanesque, et hélas ! profane par rapport à la poésie, qui pour moi relève davantage du sacré. » (VLB, 1996 ; 232) Beaulieu se place de façon décisive dans ce mouvement polyphonique plutôt que dans la concision, la retenue, l’économie, ce qui ne l’empêche pas de nourrir une grande admiration pour le parcours singulier de Melville, répondant d’une inversion qui ne cesse pas de l’étonner :

Généralement, tu commences à écrire de la poésie, ensuite tu écris des récits, et enfin des romans. Dans le cas de Melville, ça été le contraire. Il a commencé par écrire d’énormes romans, ensuite il a écrit des contes, des récits, et il a fini par de la poésie, qui dans certains cas ressemble au haïkaï japonais. Ses poèmes ont trois, quatre lignes et puis ça finit là. (VLB, 1996 ; 211)

Il faut lire ici l’irrésistible fascination de Beaulieu pour le blanc, le silence, le minuscule, pour l’alchimie mystérieuse du poème, qui arrive à dire tant en si peu de mots alors que lui-même ne parvient à s’exprimer que sur le mode contraire, soit le déluge de mots. Le narratif s’impose précisément à Beaulieu parce qu’il permet d’évacuer ce trop-plein en lui, une urgence de dire dévouée tout entière à l’exploration de son passé, de ses origines. L’écriture est alors annexée à une quête de mémoire, mobilisée à l’extraction d’une matière trop longtemps refoulée parce que personne avant lui n’a pu l’exploiter. Sous sa perspective, le rôle du romancier est de creuser cette mémoire familiale et collective, de répondre au devoir de raconter pour ceux qui n’ont pas les mots pour le faire :

Puis, en dixième année, je me suis mis à écrire mes premiers romans. Il est devenu vite évident que je serais romancier. J’aimais beaucoup la poésie, j’en lisais en abondance mais cet univers et ses sonorités restaient un secret pour moi. J’ai écrit deux poèmes dans ma vie et je ne me trouvais pas génial, loin de là. Le rythme du roman correspondait mieux à ce qui m’habitait. Dans les grandes familles où personne jamais n’a touché de vraiment près à l’écriture, la mémoire reste enfouie, inutilisée. Ma famille m’a peut-être confié la sienne. Pour qui porte en soi cette mémoire familiale et collective, toutes les choses du passé, inédites, veulent remonter à la surface, c’est comme creuser dans le sol pour faire venir de l’eau et frapper une veine tellement giclante que désormais le puits se remplit de lui-même. Veut, veut pas, ça vous amène à l’utiliser. Peut-être que cette mémoire familiale et collective m’a amené à choisir, dans même trop savoir pourquoi, le métier de romancier, qui correspondait plus, je pense, à ce courant-là que la poésie ou l’essai. Une année, j’ai écrit neuf romans de deux cents pages. (VLB, 1996 ; 175)

On sent qu’il n’est pas seulement question ici du rythme interne du roman, de la prose à proprement parler, mais plus largement du mode de rédaction, de cette qualité que l’écrivain prête au roman de couler en flots puissants. Si Beaulieu trouve donc son rythme naturel dans la dépense, la combustion, c’est toutefois le téléroman qui pourvoit les conditions idéales à l’expression de sa manie.

La musique du téléroman.

La dualité entre le roman et le téléroman dans l’œuvre de Beaulieu est exposée dans Le Carnet de l’écrivain Faust, où épuisé de s’échiner à faire venir La Grande tribu, il remise son projet dans les limbes de la création pour se plonger corps et âme dans le téléroman L’Héritage. Entre les deux genres existe donc un rapport de concurrence, alors que l’écriture téléromanesque offre parfois l’occasion d’une fuite hors du roman, une façon de se détourner de l’œuvre qui se refuse, mais également un rapport d’échange, dans la mesure où plusieurs des romans de Beaulieu ont été adaptés à la télévision et vice versa (L’Héritage, notamment, d’abord conçu en feuilleton télévisuel, a été publié en trois volumes). C’est le téléroman – et ses interventions incendiaires dans la presse, sur lesquelles nous reviendrons – qui introduit Beaulieu au grand public et contribue à lui forger cette image d’auteur populaire, qu’il assume tout à fait. Dans Écrire : de Race de monde au Bleu du ciel, l’écrivain livre un fier plaidoyer en faveur de l’écriture téléromanesque :

En dépit du fait que le feuilleton manque singulièrement de moyens depuis qu’on en a fait le parent pauvre de la télévision, j’aime m’y plonger, peut-être simplement parce que ma grande compulsivité trouve plus aisément à s’y épancher qu’ailleurs. Ça me donne libre cours pour l’assouvissement de ce que je suis : quelqu’un que la discipline n’effraie pas, qui aime le travail pour lui-même et qui est juste assez mégalomane pour se plaire à l’exécution de grandes besognes. (VLB, 2004 ; 218)

Outre les contraintes de l’écriture téléromanesque, qui motivent un rendement rapide, c’est la prise de parole, la dimension orale qui attire Beaulieu, nostalgique d’un certain « âge d’or » de la télévision où « les gens parlaient tous comme des livres en détachant presque jusqu’au ridicule les sujets, les verbes et les compléments. Gratien Gélinas était le modèle du genre : c’est tout juste s’il ne signalait pas la ponctuation, faisant état d’une virgule ici et d’un point d’exclamation là ! » (VLB, 1996 ; 113) Il essaie par ailleurs d’imprimer à ses textes une scansion chantante à travers un échafaudage de phrases très longues, où l’ordre des compléments est culbuté, dont la finale contredit parfois l’amorce. Son téléroman Montréal P.Q. aurait été ainsi pensé sur le « mode opératique », avec des dialogues conçus « comme les répons d’un livret[8] » :

Ce fut l’enfer pour certains comédiens qui eurent un mal de chien à se mettre en bouche les textes que j’écrivais. Je m’amusais à y faire des alexandrins. Pour arriver plus aisément à la rime, on y invertit souvent l’ordre de la phrase, faisant de la fin un commencement. Par exemple, on va dire dans le langage courant : "Je vais t’apprendre où je suis allé." Dans Montréal P.Q., la réplique devenait plutôt : "Où je suis allé, maintenant je vais te l’apprendre." Ces changements dans l’ordre du discours déjouent les codes de mémoire du comédien et mettent à mal son stock de références établi pour une bonne part sur la surutilisation des lieux communs. Mais quelle musique ça donne quand l’orchestration en est bien faite ! (VLB, 2004 ; 114)

À cause de cette texture particulière donnée à l’expression, le téléroman et la poésie sont évoqués en termes de « musique » et de « sonorité », répondant d’un travail sur la langue, le rythme, la musicalité, qui permet à l’écriture de voisiner le sacré – il est n’est pas surprenant, à cet égard, que Beaulieu puise autant dans le lexique religieux pour nommer ses formes. Dans la volonté de l’écrivain de partir en croisade contre les lieux communs, les locutions figées, les recettes faciles, se confirme aussi cette primauté du « style » sur l’anecdote, entendue comme le simple prétexte de l’écriture :

Je consomme peu de romans pour le plaisir. Je ne suis pas très sensible aux anecdotes et même celles auxquelles j’ai recours, je dois souvent me faire violence pour leur trouver de l’intérêt. En fait, c’est l’écriture qui me fascine, cet art que certains pratiquent en faisant plus qu’aligner des mots les uns à la suite des autres, mais en créant une sonorité de langage qui leur est singulière et presque musicale. On trouve cela quand on lit Jacques Ferron ou J.M.G. Le Clézio. On peut ne pas s’intéresser aux histoires qu’ils racontent, il est impossible toutefois de passer à côté du style unique qui les fondent. Quand il m’arrive après deux ou trois heures d’écriture de douter de ma musique parce qu’un téléromancier doit travailler rapidement, je fais une pause, je prends un café et je lis quelques pages de l’un ou de l’autre des écrivains que j’aime. (VLB, 2004 ; 196)

En reléguant ainsi l’histoire au second plan, Beaulieu dévoile l’importance qu’il prête à ce travail sur le langage, agent principal de l’attrait qu’exercent sur lui les écrivains épinglés à son palmarès. Alors que chez lui l’acte de lecture se renverse toujours dans la création, en constitue nécessairement le geste premier, il dédie une part importante de sa production à chercher, par le biais de la biographie romancée ou de ce qu’il nomme la « lecture-fiction », à débusquer les secrets de cette musicalité du langage.

Biographie et histoire : à la recherche de héros.

Le type de biographie réalisé par Beaulieu s’inscrit dans le creuset du roman, alors que les écrivains ayant gagné son admiration deviennent sous sa plume des pantins qu’il manipule à son gré, glissant ses mots sur leurs lèvres, livrant leurs pensées et désirs les plus intimes, et dont il décortique avidement le passé, selon l’éclairage qu’il permet de jeter sur l’œuvre. Parmi ceux qu’il élit comme ses pères littéraires, Hugo, Melville, Joyce, Ferron, Kerouac ont tous subi ce traitement, se voyant consacrés monuments littéraires dans des ouvrages à mi-chemin entre le roman et l’essai, selon une démarche qui oscille elle-même de l’hommage au voyeurisme. Abel s’immerge ainsi dans la vie et l’œuvre de grands auteurs, qu’il cite et commente abondamment dans une tentative de féconder sa création du contact étroit avec ces « géants de la littérature » : « Or j’associais depuis toujours l’écriture à un acte de puissance, mes héros avaient tous été des espèces de géants – Balzac, Dumas, Rabelais, Wolfe, Giono, Hemingway et, ici, Thériault qui n’arrêtait pas d’écrire dans une belle violence que je trouvais stimulante. » (VLB, 1971 ; 99) La formule biographique devient alors un moyen sûr d’entamer une conversation avec ses héros dans une stratégique mise en scène de soi : en investissant la vie des autres, l’écrivain ne fait pas autre chose que de parler de lui-même, de relancer une ambition qu’il ne perd jamais de vue : « (Pas de grands livres ne s’écrivent, pas de héros ne naissent si le créateur ne s’y transhume pas lui-même. » (VLB, 1976 ; 148) Ce serait l’émergence non advenue encore du héros, indispensable selon lui à l’écriture du Grand Œuvre, qui expliquerait pourquoi la littérature du Québec n’a pas encore franchi les grandes portes de l’Histoire, piétinant encore sur le seuil dans l’attente de son épopée nationale. Il y a sans doute un parallèle à établir entre cette quête de héros qui demeure un leitmotiv dans son œuvre, et le projet biographique de Beaulieu, où celui-ci s’absorbe complètement dans le parcours d’écrivains géniaux, qu’il donne comme plus grands que nature, dont il aspire à rejoindre les rangs.

Cette plongée à corps perdu dans l’intimité de ses idoles nourrit en outre une pratique intertextuelle expansive et décomplexée, qui constitue une dimension capitale de son œuvre. De ce rapport phagocytaire[9] aux textes d’autrui, Beaulieu n’a jamais fait mystère, faisant largement reposer ses dispositifs d’écriture sur l’emprunt et l’imitation. Ainsi la composition de son Don Quichotte de la démanche, dont le titre renvoie naturellement à Cervantès, est informée par la lecture des grandes œuvres de l’Antiquité, L’Iliade et L’Énéide : « Alors, quand j’avais une transition à faire d’un chapitre à un autre ou d’un paragraphe à un autre et que je ne savais pas comment la faire, je m’amusais à choisir une phrase, par exemple, de L’Iliade et je l’intégrais à ma narration[10]. » (VLB, 1996 ; 240) Truffé de citations camouflées, d’allusions plus ou moins subtiles, de références piquées à droite et à gauche, le roman de Beaulieu se fait catalogue de ses innombrables lectures, témoignant aussi de l’effort de documentation préalable à la naissance d’une œuvre : « il faut qu’il [le romancier] ait un bon côté d’archéologue, il faut qu’il soit un grand archiviste. » (VLB, 1996 ; 175) Ce double mouvement – creuser et stocker – constitue la pierre angulaire de son entreprise d’écriture, où il s’agit de découvrir et dévoiler le passé du pays, de dénicher peut-être entre les fils de l’histoire les figures héroïques sur lesquelles bâtir une conscience historique forte. Une leçon retenue de Jacques Ferron dont Beaulieu se pose en digne héritier :

Et je compris que si je voulais être vraiment romancier, je devais sans tarder me mettre à l’étude de mon pays, que dans son passé j’y ferais des découvertes importantes qui allaient me permettre des prolongements sans lesquels il ne pourrait, pour moi, y avoir de vérité. Le sens d’une œuvre comme celle de Jacques Ferron m’apparut enfin : en assumant le pays, en le devançant dans des contes ou des romans bizarres, difficiles, parce qu’ils creusaient une réalité dont on s’était presque toujours tenu éloigné, Ferron faisait de nous des hommes dignes et fiers, en marche vers le destin, et luttant pour un nouvel ordre du monde. Une œuvre s’affirmait enfin, qui venait de nous. […] Hugo m’avait fait comprendre que l’œuvre véritable en est une de connaissance, connaissance du pays et connaissance de l’homme. Avec Ferron, j’ai élargi ces notions, c’est-à-dire que je me suis identifié à cet univers où je me retrouvais et retrouvais des héros authentiques. (VLB, 1971 ; 193)

Lié à la mémoire et à la connaissance du pays, le roman trouve son extension et sa véritable finalité hors du domaine littéraire : « [car] le pays, avant d’être assumé politiquement, doit d’abord être inventé, et créé de toutes pièces au moyen d’œuvres solides, exigeantes et puissantes » (VLB, 1984 ; 160) Pour y arriver, il faut sonder l’histoire du pays, en vertu du « devoir d’écriture qui, en même temps, en est un de connaissance » (VLB, 1984 ; 160), mission qui pourra ultimement mener au triomphe de l’identité nationale, mais qui a pu déboucher entretemps sur un ouvrage tel que le Manuel de la petite littérature du Québec, motivé par le désir de consigner et de faire connaître « une manière d’underground littéraire » (VLB, 1974 ; 13) occulté par l’institution. À l’origine de cette anthologie, Beaulieu explique que c’est un « hasard de romancier », alors qu’il se trouvait incapable d’écrire son premier véritable roman[11] faute de maîtriser le passé de sa famille, qui le met sur le piste de cette littérature parallèle dont il décide de dresser l’inventaire, pour pallier à la « [la] sottise des faiseux de thèse, des compteurs de virgules, des déterreurs de pénis, des citeux de bouttes de textes, des paraplégiques de la pensée prétendumment psychanalytique et de toute c’te gagne de crève-l’imagination qui n’ont de bourses que pour se débourser. » (VLB, 1974 ; 14) Faire de l’histoire à la place des historiens, suivant le précédent de Jacques Ferron, c’est également le projet de Beaulieu dans Moi Pierre Leroy, prophète, martyr et un peu fêlé du chaudron, où il prend à son compte de relater la vie de Pierre-Auguste Leroy, initiateur d’une méthode de réformation de l’enseignement classique au Québec au XIXe siècle. Dans l’introduction de l’ouvrage, il mentionne :

Aussi, pour ne pas faire confiance à l’histoire quand elle ne se vit pas comme un roman (selon l’expression même de Jacques Ferron) me mis-je à relire et relire La fin de l’énigme[12] de Pierre Leroy, mais bien davantage : tout ce qui me tombait sous la main et qui se trouvait à avoir quelque rapport avec ce livre, aussi bien les écrits venus du Palais épiscopal de Québec que ceux mettant en cause l’abbé Arnauld, la situation de l’enseignement au dix-neuvième siècle ou la pratique du journalisme. Tout compte fait, et une cinquantaine d’ouvrages avalés par moi, je me trouvai véritablement enceint de Pierre Leroy. Dès lors, plus qu’un traitement possible, celui du roman. Mais pas n’importe quel roman – le roman d’un Pierre Leroy en qui, pour un certain temps, je m’étais immiscé, bardé de toute la littérature lue (alors que lui l’avait simplement et horriblement vécue.) (VLB, 1982 ; 14)

D’où le choix d’écrire un « roman-plagiaire », puisant à même la matière ingurgitée au fil des lectures pour la recracher en bloc, sans effort de marquer la citation : « J’aurais pu utiliser ce maquillage très satisfaisant sans doute des historiens, et mettre entre guillemets ce que j’ai puisé chez les autres. Mais alors, il m’aurait fallu tout guillemeter cet ouvrage parce que je ne sais plus trop d’où il vient […] » (VLB, 1982 ; 14). Dans l’exercice totalement assumé du plagiat, il faut lire plus largement ce croisement continuel des formes d’écriture chez Beaulieu, où le roman imite l’histoire qui elle-même se donne comme un roman.

Beaulieu, critique du roman québécois.

Chroniqueur au Devoir durant de nombreuses années, Beaulieu commente l’actualité littéraire québécoise dans une série de billets au ton incisif, parfois irrévérencieux, jamais ennuyant. Il brosse des bilans alarmants, déplorant « la fragilité de notre roman » et « [le] temps des écrivains maigres » (VLB, 1984 ; 209), dénonçant les déserteurs et ceux encore qui n’ont pas le feu sacré de l’écriture. Sous la coiffe du polémiste, il mitraille plus souvent les auteurs eux-mêmes que leurs œuvres, dans l’espoir sans doute de susciter des réactions, d’exciter une combattivité dont il aimerait voir davantage de manifestations chez ses collègues écrivains. Il ne ménage pas surtout ceux qui font « œuvre mince », martelant que « [ce] qui est important, c’est la générosité de l’écrivain, ce foisonnement de phrases, dans une véritable orgie du dire » (VLB, 1984 ; 184). Écrivain de la dépense, Beaulieu s’insurge naturellement contre le manque de ferveur et de passion qui afflige, selon lui, la jeune génération : « Oh, ces énergies gaspillées, ces talents qui avortent, ces lendemains qui ne chantent jamais, ces têtes de jeunes Turcs qui se métamorphosent si souvent en girouettes, ces écrivains qui ne comprennent pas que leur devoir est d’écrire, de travailler comme des forcenés […] » (VLB, 1984 ; 160). Incapable de retrouver chez eux cette « fureur d’écrire » qui commande toute sa production personnelle, il fustige les écrivains au souffle court : « Les œuvres littéraires d’ici ont rarement de continuité. C’est au troisième roman qu’habituellement l’écrivain d’ici se casse les jambes », avance-t-il, arguant que si « l’écrivain d’ici part souvent à toute allure pour aller s’effoirer sur le premier pan de mur rencontré » (VLB, 1984 ; 157), c’est qu’il est devenu romancier sans posséder la motivation nécessaire. Le roman québécois est dans une impasse, assure Beaulieu, parce que « [t]rop de jeunes auteurs, faute de savoir ce qu’ils veulent faire, marchent au hasard » pour aboutir « dans la fantaisie pure, l’invraisemblable, le conte manqué », produisant « une littérature d’évasion, qui n’a aucun appui sur le pays […] » (VLB, 1984 ; 170). Regrettant « que le jeune auteur fait souvent table rase du passé collectif qu’il ne connaît pas » (VLB, 1984 ; 170), Beaulieu voit dans la désarticulation du roman de son époque non pas le fruit d’un travail d’expérimentation, mais plutôt le symptôme d’un manque général de direction :

ce refus du roman comme tel, ce besoin de n’écrire que des fragments d’œuvre, cet art d’escamoter les personnages et de détruire l’intrigue, n’est-ce pas là, sous les apparences, un aveu troublant qui va plus loin que l’écriture ? L’œuvre fragmentaire est un signe, et j’y vois celui non seulement du refus de la tradition mais celui aussi de l’impossibilité où est le jeune romancier d’en créer une nouvelle. Qu’un jeune écrivain doué se refuse au roman me paraît exemplaire. (VLB, 1984 ; 171-172).

Dénués de projets, les jeunes romanciers resteraient pris dans « cette espèce d’insécurité où ils se trouvent faute de pouvoir inventer un monde qui leur appartienne en propre. Presque tous traînent derrière eux les scories de leurs aînés. » (VLB, 1984 ; 165) Le paysage littéraire serait donc bien mal desservi, entre « la génération pablum, celle des trente ans [qui] s’essouffle (parce que peut être trop bien nourri à la cuiller du Conseil des Arts, cette véritable nounou de notre littérature) », et les écrivains confirmés « qui ramollissent comme de vieilles carottes[13] » (VLB, 1984 ; 214), comme Beaulieu le ressasse dans plus d’une chronique :

Nous, on est tannés des impuissants, de ces gars qui vous pondent deux ou trois nouvelles rapiécées en romans, et qui, après, s’assoient dessus pour écoeurer le brave peuple. Est-ce qu’il faut que je rappelle à votre mémoire les cas des Robert Élie, André Giroux, Robert Charbonneau, Roger Lemelin, André Langevin et compagnie? (VLB, 1984 ; 154-155)

Faisant preuve d’un inépuisable mépris pour ceux qui écrivent des « plaquettes », incapable de concevoir qu’un roman puisse être peu volumineux, Beaulieu s’inquiète aussi du silence de Gaston Miron « à un moment où il faudrait pourtant que le Québec soit inondé sous un déluge de poésie nouvelle, tournée vers l’avenir collectif, pleine des chants tant attendus de la délivrance » (VLB, 1984 ; 186)

Sa position est ponctuée de rares pointes d’espoir, alors qu’il croit repérer dans le repli des poètes le signe d’un changement de garde attendu, annonçant l’avènement d’une ère nouvelle : « Tout se passe comme si la poésie québécoise, qui a longtemps été le symbole de notre résistance, avait passé le flambeau aux romanciers à qui revient maintenant la tâche de continuer l’œuvre entreprise. Après les miniatures donc, voici le temps des fresques. C’est un signe parmi tant d’autres, qui nous dit que nous en sommes à notre commencement. » (VLB, 1984 ; 187). La foi de Beaulieu envers le futur est somme toute fragile, d’où son acharnement à secouer la jeune génération, sur laquelle il fait reposer le grave mandat de sauver la littérature : « C’est pourquoi nous risquons tous d’éclater en mille aphorismes, c’est pourquoi, pour échapper à cet avenir brisé, le jeune romancier doit travailler et écrire comme un damné, sans arrêt, pour que nous puissions être, sinon dans la vie, du moins dans les livres. » (VLB, 1984 ; 172). Or ce qui continue de s’écrire, selon lui, c’est une littérature « désincarnée », qui fait preuve de toujours « moins d’enracinement, de moins de personnalisation, de moins d’identité. » (VLB, 1984 ; 83). Beaulieu associe cette littérature sèche, sans âme, doctrinaire, au milieu universitaire, plaidant qu’il devrait y avoir davantage de romans écrits par des gens du peuple que d’œuvres produites par les départements de lettres des universités québécoises[14] :

To a large extent, the problem with the Québec novel these days stems from the fact that it doesn’t come from here (showing his heart), but from there (pointing to his head). It’s very cerebral. It’s the kind of novel you even have to learn how to write. When you think that students get M.A. degrees to write a novel or a so-called novel… I don’t agree with that. I don’t think anything good can come out of it. Besides, I think that leaving a large part of Quebec out of the picture is absurd[15].

Se positionnant résolument en faveur d’une littérature prolétarienne, Beaulieu martèle l’importance de « nommer » le pays, faisant sienne la formule de Jean Basile selon laquelle « la raison d’être du roman québécois est de se contenir tout entier dans la description. Au fond, c’est l’appropriation du pays qu’il s’agit : il nous faut des œuvres qui aillent loin au creux de nous-mêmes, qui nous parlent de nous. » (VLB, 1984 ; 180) Et surtout, relance Beaulieu, des œuvres qui nous parlent dans une langue qui nous appartienne réellement. Autrement dit, le roman d’ici restera insignifiant tant que « l’écrivain québécois gentil, cucul, plein de petites fleurs de rhétorique, chatouillé dans sa grammaire » demeurera « l’aliéné par excellence » (VLB, 1984 ; 165), se rangeant passivement derrière le français académique par crainte d’expérimenter le langage, de « mutiler[16] » la langue pour se l’approprier vraiment. Trop souvent le romancier cède à la « peur d’appeler le cochon par son nom » (VLB, 1984 ; 165), alors qu’il importe de croire encore « au plaisir de dire, de nommer, d’outrager par les mots la condition humaine, ce qui pourrait s’écrire d’une autre façon si l’on disait que le travail de l’écrivain est de faire de la beauté avec toutes les laideurs. » (VLB, 1984 ; 180) Pour la production d’un roman audacieux et authentique, Beaulieu appelle de tous ses vœux l’invasion des barbares :

Abellio disait : "Il n’y a pas de problème du roman. Il y a un problème du romancier." Que le romancier d’ici qui ne veut pas être Hugo ou Balzac, que le romancier d’ici qui ne songe pas à donner à notre littérature son dix-neuvième siècle romantique, aille se faire pendre ailleurs. En littérature, je suis pour les Mongols contre les Perses. Le raffinement m’écoeure. Les Jean Éthier-Blais me fatiguent bien un peu parce qu’ils sont hommes de bonnes manières, gens bien élevés, graines d’ambassaderie. Il faut commencer dans la Barbarie, il faut décapiter, mutiler, étriper. (VLB, 1984 ; 148)

Le roman de l’obscène et de l’abject.

« La littérature doit être efficace aussi. Si l’obscénité, si l’abjection, si le mépris répondent à mon propos, pourquoi ne les utiliserais-je pas? » (VLB, 1984 ; 148), défend Beaulieu, revendiquant volontiers les outrances qui lui sont reprochées dans ses romans :

il faut que la violence et la vulgarité refoulées au fond de moi sortent quelque part. Pour le moment, c’est dans les romans que j’écris que cela se fait. Quand je ne serai plus tout à fait moi-même, quand mes romans changeront, ne serait-ce que pour devenir manuels scolaires, ou rince-bouche pour universitaires du genre de Réjean Robidoux et Pierre Châtillon, mes livres seront gentils. (VLB, 1984 ; 145)

Écrire, pour Beaulieu, ne sera donc jamais autre chose que d’évoquer de manière exacerbée, outrancière, la déroute de l’homme et la déréliction du monde dans lequel il vit. L’écriture elle-même, comme mouvement confus et cacophonique, ne pourra ainsi se présenter autrement que comme pratique bâtarde, tâtant de tous les expressions, de toutes les formes, obéissant seule à cette pulsion des mots à faire sortir, dans l’édification d’une œuvre monstrueuse et tentaculaire. Cette quête d’absolu qui anime toute son œuvre se profile nécessairement à travers le blasphème, la souillure, puisque c’est au roman que revient d’exposer le dérisoire et le grotesque de l’existence, de faire son miel de la déchéance s’il faut un jour parvenir à la conjurer. C’est bien la leçon à retenir de Race de monde : Abel se vautre dans cette cochonnerie résolument québécoise (ou « quochonnerie », comme Beaulieu l’orthographie parfois), faisant des bas-fonds de Morial-Mort, de ses ruelles glauques et poisseuses, le territoire du roman, tandis que Steven le poète s’évade à Paris pour fuir la gangrène familiale. Une anecdote relatée fréquemment par Beaulieu concerne sa lecture déçue du Libraire, où il reproche à Gérard Bessette, dans une œuvre qui dénonce précisément la censure, de reproduire les mêmes interdits contre lesquels elle s’élève, refusant de montrer ce qui passe dans la chambre, une fois que le libraire et sa logeuse s’y retirent pour la nuit. La pudeur est inadmissible pour l’écrivain, qui doit mettre à nue la réalité, surtout si elle n’est pas jolie à regarder :

Les autres jours, je me dis : "Continue, enrage-toi, tente l’impossible comme ce brave Ferron, crois que tu es thaumaturge et fonce, crée, crée et crie, occupe-toi pas des autres, cours de Hull à Blanc-Sablon ainsi que te le dit Réginald, fais des orgies de mots, roule-toi dans l’obscène, le forcené, le grossier, fais ton petit Rabelais, fais éclater nos vieilles misères, nos vieilles peurs, nos vieilles impuissances, sois Goulatromba et piétine les affreux, les raffinés qui vont te démolir parce que, enfermés dans la Tour d’ivoire de leur culture, ils ont oublié de se promener dans le monde québécois, ils n’ont jamais vécu à Saint-Jean-de-Dieu, ils n’ont jamais eu douze frères et sœurs, ils n’ont jamais connu la dépossession et le désespoir des petites gens coupés de leur passé et traînés comme des poids morts par les brillants politicologues et autres grands sorciers loufoques. (VLB, 1984 ; 147)

Car c’est à bien à force « de se casser la gueule, de défoncer des portes ouvertes, de violer, d’assassiner, de mettre à la pelle les ordures de soi-même dans les livres » (VLB, 1984 ; 147) que nous arriverons à créer une littérature dont nous pourrons être fiers. Malgré ces discours militants d’un Beaulieu prêt à commander l’armée des barbares jusqu’au renversement de l’ordre établi, il apparaît difficile de passer outre la problématique de l’échec si viscéralement liée à son entreprise littéraire. Vouée à repousser le péril de la fin, qui signe la mort du projet d’écriture et en même temps l’aveu pressenti de son impuissance à faire venir le pays, l’œuvre beaulieusienne poursuit une poétique de l’inachèvement qui se joue aussi bien dans la redéfinition constante des frontières de son univers, que dans le choix du roman comme genre de prédilection, qui, selon les paramètres évoqués précédemment, ne parviendra jamais à atteindre cette Terre promise du langage. Dans le nom même du narrateur privilégié de la saga des Beauchemin est scellé ce programme d’échec inéluctable :

L’aspirant écrivain de la famille est devenu Abel, sinon B’Abel. Dans la tradition juive, Abel veut dire conducteur de troupeau, ce qui me paraissait, jeune romancier, être tout à fait adéquat pour quelqu’un voulant écrire. La déformation d’Abel en B’Abel se passe presque de commentaire elle est évidente : en creusant le langage, Abel construit B’Abel, une entreprise absolument suicidaire comme en témoigne la description qu’on peut en lire dans la Bible : même tous rassemblés, les différents langages de l’humanité, si contradictoires, ne feront jamais une Tour capable de se tenir debout toute seule, elle est vouée à l’effondrement. (VLB, 2004 ; 205)

Ce désir de conduire une génération d’écrivains à la « Fixation, c’est-à-dire au rêve accompli, c’est-à-dire à la paisible immobilité » (VLB, 1984 ; 147) ne pourra jamais que demeurer lettre morte, tant l’entreprise d’Abel / Beaulieu veille elle-même à l’impossible clôture de l’œuvre, sur laquelle repose son objet véritable : tout dire de soi et du monde, dans une quête fantasmatique de totalité. Pour ne pas renoncer tout à fait au projet du pays, et dans l’ouverture illimitée des possibles que présente la littérature, l’écrivain continue d’alimenter sa fournaise, malgré les avortons d’œuvres qu’elle ne manque pas de générer parfois : « Tous les romans sont des romans sciés. Inachevés. Inachevables[17]. » (VLB, 1969, p.135)

* * *

En somme, si Beaulieu prend plaisir à aborder le roman par des voies de contournement, y mêlant sans distinction l’histoire comme la biographie, l’essai littéraire comme le commentaire sur soi, et cherchant à déstabiliser le pacte de lecture au moyen d’étiquettes inattendues, il revient malgré tout au romanesque, entendu comme le seul genre qui lui permette de mettre en forme ce fantasme arborescent que représente l’écriture. Ce faisant, le roman pour lui est nécessairement protéiforme, volumineux, dense, répondant de la volonté de l’écrivain d’occuper le plus d’espace possible, de remplir tout le vide de sa présence[18], de mener sur tous les fronts la lutte pour l’obtention d’une littérature nationale véritablement souveraine. Œuvre de connaissance du pays et de son histoire, le roman doit s’exprimer dans une langue authentique, qui raconte l’être collectif, et s’autoriser de tous les excès et toutes les bassesses dans la poursuite de la vérité. Enfin, en guise de mot final, et pour rebrasser quelques idées évoquées dans ce travail, je me contenterai de citer cet extrait de Monsieur Melville que Beaulieu reprend lui-même dans un entretien avec Roger Lemelin, afin de lui partager sa vision de l’écriture :

Écrire, ce n’est pas très difficile, surtout quand je suis comme je suis, capable d’absorber n’importe quoi, le ridicule et le sublime, le dénaturé et le dérisoire. Ce qui s’admet moins, c’est que ça n’aille pas plus loin et plus creux. Si j’interroge quelques-uns des grands livres de l’Histoire, si je lis à la suite l’Iliade, l’Énéide, La divine comédie, Don Quichotte, Moby Dick, Ulysse, La mort de Virgile, Les reconnaissances[19], L’enfant-bouc[20] et Finnegans Wake, je me dis que ce sont là des grandes œuvres et ce qu’il y a de plus achevé dans la littérature, des sommets presque obscènes de beauté, des lieux véritablement totalitaires qui échappent à tout questionnement parce que, tout simplement, ils sont là, se suffisant à eux-mêmes et sans interlocuteur possible. Ce qui revient à dire qu’il serait dérisoire de vouloir les faire siens. C’est pourtant tout ce qui me fascine et c’est à ce niveau que je situe mes exigences en tant qu’écrivain. Ce n’est pas la littérature qui est ma passion mais cette présomption que parfois elle puisse devenir toute autre chose, quelque expérience limite de l’homme, une assomption de liberté. (VLB, 1978 ; 17-18)

Bibliographie :

  • Atwood, Margaret, et Victor-Lévy Beaulieu, Deux sollicitudes. Entretiens, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 1996, 283 p.

  • Beaulieu, Victor-Lévy, Écrire : de Race de monde au Bleu du ciel, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 1996, 2004, 240 p.

  • Beaulieu, Victor-Lévy, et Roger Lemelin, Pour faire une longue histoire courte, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2000, 209 p.

  • Beaulieu, Victor-Lévy, Entre la sainteté et le terrorisme, Montréal, VLB Éditeur, 1984, 493 p.

  • Beaulieu, Victor-Lévy, Moi Pierre Leroy, prophète, martyr et un peu fêlé du chaudron. Roman-plagiaire, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 1982, 228 p.

  • Beaulieu, Victor-Lévy, Monsieur Melville. Lecture-fiction, Montréal, Boréal, coll. « Compact », 1978, 570 p.

  • Beaulieu, Victor-Lévy, N’évoque plus que le désenchantement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel. Lamentation, Montréal, VLB Éditeur, 1976, 193 p.

  • Beaulieu, Victor-Lévy, Manuel de la petite littérature du Québec, Montréal, Boréal, coll. « Compact », 1974, 511 p.

  • Beaulieu, Victor-Lévy, Pour saluer Victor Hugo, Montréal, Stanké, 1971, 403 p.

  • Beaulieu, Victor-Lévy, Race de monde, Montréal, Typo, 1969, 215 p.

  • Godbout, Patricia, « Interview with Victor-Lévy Beaulieu, Matrix, Spring, 1988 – Special Translation Issue, n°. 26, p 45-58.


[1] Puisqu’ « on ne vit plus dans un monde linéaire, et qu’il est dépassé de raconter une histoire de façon linéaire », avance Victor-Lévy dans Montpetit, Carole, « Le roman-mémoires de Victor-Lévy Beaulieu », Le Devoir, 5 septembre 2009. Dans cette entrevue téléphonique, Beaulieu met en garde contre la classification générique de son dernier ouvrage, Bibi : « Le fait que le mot "mémoires" soit entre parenthèses dit au lecteur : méfiez-vous, ce ne sont peut-être pas de véritables mémoires »

[2] Qui, selon une notice récente sur la page des Éditions Trois-Pistoles, aurait été rapatrié à La vraie saga des Beauchemin. Les cycles sont constamment réaménagés dans l’œuvre de Beaulieu.

[3] Son incursion dans la poésie, avec la publication en 2001 de 27 petits poèmes pour jouer dans l’eau des mots, est relativement récente.

[4] Probablement une déformation de « fale étroite ». La « fale » étant le nom populaire donné au jabot des oiseaux, l’expression renverrait donc à un faible appétit.

[5] Dans Race de monde, le poète est le seul qui peut espérer échapper au lot de misères et de laideurs qui marque l’existence des Beauchemin : « S’il est profondément marqué par le milieu, Steven a ce talent de transfigurer la charogne en beauté. […] Ce doit être ça la poésie. » (p. 75)

[6] Beaulieu ajoute : « (une version amputée d’au moins un tiers, mais quelle importance cela avait-il ?) » (VLB, 1971 ; 13).

[7] Cette œuvre, explique Nepveu, « se nomme "poésie" dans la mesure où ce terme désigne chez Beaulieu un certain nombre de qualités idéales : le beau, le plein, le continu, le musical, la présence. » (P. Nepveu, « Abel, Steven et la souveraine poésie », p. 29-30.)

[8] Le livret est un poème sur lequel est composé la musique d’une pièce de théâtre lyrique. Quant aux répons, il s’agit de paroles, ordinairement tirées de l’Écriture, qui se disent ou se chantent, dans l’office de l’église.

[9] Voir Michel Biron, « VLB au pays des géants », Études françaises, vol. 45, n°3, 2009, p. 25-40.

[10] Si du Don Quixote de Cervantès, il retient surtout le caractère mythique du chevalier à la triste figure, héros qui arrive à la toute fin du roman pour convaincre le narrateur de reprendre la plume, il faut noter en outre un autre intertexte majeur au sein de l’œuvre. Il s’agit de La mort de Virgile d’Hermann Broch, dont Beaulieu reprend non seulement la structure temporelle, à travers la narration détaillée d’une journée dans la vie tourmentée d’Abel Beauchemin, en proie à une crise existentielle et persuadé que sa fin est proche, mais également le motif central, soit celui de l’écriture comme pratique mortifère, qui accentue la séparation de l’écrivain avec le monde plutôt que d’en favoriser la réconciliation.

[11] « Ce livre, qui en moi s’intitulait déjà La Grande Tribu, devait raconter l’histoire authentique des Beauchemin dans le petit village des Trois-Pistoles – une galerie de mes ancêtres, des géniteurs de mes géniteurs, à qui je dois pour beaucoup d’être ce que je suis. » (VLB, 1984 ; 14)

[12] Le véritable titre de l’œuvre est plutôt Le mot de l’énigme : explication de la prophétie de Saint-Malachie (1885). VLB reprend souvent des expressions ou des passages de mémoire, sans prendre la peine de vérifier, à l’image de son attitude très désinvolte par rapport au travail de citation.

[13] À l’exception de Jacques Ferron, précise Beaulieu.

[14] Dans une entrevue réalisée et traduite par Patricia Godbout : « I don’t think it’s a good thing. Because for the most part, the urban novels that have been published in Québec during the last five years are a product of the faculties of Arts of Québec universities, and in my mind, when the literature of a people ends up there, its future doesn’t look too bright. » (P. Godbout, « Interview with Victor-Lévy Beaulieu », p. 49.)

[15] P. Godbout, « Interview with Victor-Lévy Beaulieu, Matrix, Spring, 1988 – Special Translation Issue, n°. 26, p. 49-50.

[16] « Notre littérature ne nous appartient pas, et si nous refusons de nous reconnaître en elle, c’est qu’elle ne dit jamais rien de plus que ce que nous sommes. Nous écrivons en une langue que nous ne pouvons mutiler car elle ne dit à peu près rien de notre être collectif. » (VLB, 1984 ; 83).

[17] Le titre originel de cette œuvre était La famille du roman scié avant que l’éditeur Jacques Hébert, qui avait adopté le juron du père Didace dans Le Survenant, ne propose le changement.

[18] « Je ne connais pas les marges et je déteste les blancs entre les paragraphes au point que j’ai été longtemps sans en faire comme en témoignent certains romans. » (VLB, 1996 ; 189)

[19] The Recognitions (1955), William Gaddis.

[20] Giles Goat-Boy (1966), de John Barth, un autre écrivain du post-modernisme américain.

Bibliographie

Ouvrages cités

BEAULIEU, Victor-Lévy, Pour saluer Victor Hugo, Montréal, Stanké, 1971, 403 p.

BEAULIEU, Victor-Lévy, Entre la sainteté et le terrorisme, Essais, Montréal, VLB Éditeur, 1984, 493 p.

ATWOOD, Margaret, et Victor-Lévy BEAULIEU, Deux sollicitudes. Entretiens, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 1996, 283 p.

BEAULIEU, Victor-Lévy, Écrire : de Race de monde au Bleu du ciel, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 1996, 2004, 240 p.

Citations

BEAULIEU, Victor-Lévy, Pour saluer Victor Hugo, Montréal, Stanké, 1971, 403 p.
« Et je voulais tant écrire, et j'étais si obstiné, et je croyais tellement qu'être silencieux, en un temps où j'avais un si grand besoin de crier, était une forme de sacrilège. Aussi ai-je écrit neuf romans cette année-là. L'imagination, c'est l'intelligence en érection, a écrit Hugo. Ce que je faisais ne valait rien sans doute car j'y mettais trop d'un moi que je ne maîtrisais guère. » (p. 58)

« En littérature, je suis pour les Mongols contre les Persans, je suis pour la Barbarie contre le Raffinement. Curieusement, mes premières lectures ont été à l'opposé de cela : il y eut d'abord Georges Duhamel, puis Julien Green, puis François Mauriac, puis André Gide qui, à lui seul, représente tout ce que la littérature occidentale a de décadent et de pétrifié. À cette époque, je l'ignorais évidemment : je voulais tant être écrivain que j'étais prêt à être l'esclave de bien des servitudes. Au niveau du style, cela voulait dire que je m'imposais le dépouillement, l'économie des images et, partant, une certain sécheresse qui s'obtient en raturant : il fallait que je dise l'essentiel dans le moins de mots possible, et tout en n'étant jamais excessif. J'étais naturellement contre l'utilisation du joual en littérature, et je me souviens d'avoir écrit dans Le Devoir un billet extrêmement dur contre le Pleure pas, Germaine de Claude Jasmin. Aujourd'hui je sais que j'ai fait cela en réaction contre mon milieu, contre le joual trop parlé à Morial Mort. Et qui dit joual dit pauvreté, misère sociale et intellectuelle, ce contre quoi je voulais tant me battre. Le joual était pour moi cette "épouvantable langue crapaude qui va, vient, sautèle, rampe, bave, et se meut monstrueusement dans cette immense brume grise faite de pluie, de nuit, de faim, de vices, de mensonges, d'injustice, de nudité, d'asphyxie et d'hiver, plein midi des misérables". Autrement dit, j'étais fier et je voulais être digne. Pourtant, je vivais en pleine contradiction, prisonnier de mes maîtres à penser, dans le vase clos de ma culture, coupé de la réalité, coupé de ma famille. Si tous mes romans de cette époque ont lamentablement avorté, j'y vois maintenant une raison : ils ne parlaient pas de ce que je vivais, je les situais dans des lieux mythiques. Le visage de mes personnages était dissimulé derrière un masque, celui d'un langage qui voulait être beau. Alors mes créatures étaient des monstres abstraits marchant sur une corde raide : ils n'exprimaient que ce que je n'étais pas, ils taisaient l'essentiel et tuaient mon imagination. Pendant quelques tems, j'en vins même à n'écrire que des aphorismes. J'étais devenu un jeune vieux bonhomme sec qui s'emplissait d'amertume. Oh, l'épouvantable période noire. Oh, ce mal effrayant de l'écrivain n'écrivant plus que sur l'impossibilité de l'écriture. »
(p. 59-60)

« Au Québec, nous avons été longtemps à nous priver de la liberté du jeu avec les mots. A la vérité, nous n'avions pas le temps d'avoir de l'humour, et pas la force. Nous n'étions pas un peuple sain, en ce sens que l'immédiat exigeait tout de nous. Pourtant, nos pères connaissaient bien l'art de jouer avec les mots. Toute notre tradition orale est pleine de ces contes joyeux qui disent bien que nous étions une tribu au verbe audacieux qui avait l'instinct du langage. » (p. 61)

« Nos écrivains ont choisi la voie étroite, c'est-à-dire qu'aspirant à l'universalisme (qui s'est toujours limité à l'universalisme de Paris), ils ont fait une littérature de réduction. Il y a une école de pensée qui veut que "vingt fois sur le métier on remette son ouvrage". En réalité, cette élégante formule veut dire qu'il convient, lorsqu'on décide de faire oeuvre littéraire, de se dépouiller jusqu'au bon goût, d'aspirer à un académisme de bon aloi, de fuir l'outrance et l'outrage aux mots qu'on considère comme sacrés. Sachant cela, il devient facile de comprendre que Rabelais a toujours été le gros méchant diable à éviter, l'affreux moine au verbe grossier qu'il fallait, rhétoriquement parlant, reconduire, bien bâillonné, à son abbaye. Presque toute notre littérature fut l'opération d'embaumeurs de la parole dont le métier consistait surtout à rendre non putrescibles les mots, ces choses mortes lorsque, dans la crainte d'être éclaboussé, on les vide de leur substance. Rabelais parlait déjà de la panse des mots et ce n'est pas pour rien que nos critiques nous ont mis en garde contre le calembour qui serait, selon l'expression consacrée, la fiente de l'esprit. Personnellement, je préfère la définition qu'en donne Hugo : "Le calembour est la fiente de l'esprit qui vole. " C'est situer autrement le problème. » (p. 68)

« Le peuple, lui, a un instinct sûr du langage. Le peuple est un grand inventeur de mots. Si mon père faisait beaucoup de calembours, c'est qu'il avait compris que celui qui sait jouer avec les mots n'est plus tout à fait comme les autres, qu'il entre en quelque sorte dans l'illégalité de la parole, qu'il creuse, comme dit Hugo, l'obscurité du dire. Et il ajoute : "La métaphore est parfois si effrontée qu'on sent qu'elle a été au carcan. " Le jeu avec les mots nait d'abord d'un grand besoin de liberté – et de liberté immédiate. Le calembour meurt dès que dit, il n'est jamais rescapé par l'usage, la tradition ou le dictionnaire. Il est le jeu et l'enjeu de l'instant. Il n'y a pas de temps pour le calembour, c'est une langue perpétuellement en fuite, comme dit encore Hugo. » (p. 64)

« J'ai parfois l'impression que le romancier québécois n'exprime pas l'homme d'ici, que ses livres sont les haut-lieux de l'inconscience, que jamais l'écrivain ne s'interroge sur son oeuvre qu'il bâtit au hasard, au jour le jour, heureux comme un petit chien quand il met enfin le point final à un roman dont lui-même n'a jamais essayé de comprendre la vérité profonde. Si l'écrivain ne sait pas ce qu'il fait et au moment où il le fait, je dis que rien n'est possible, qu'il est temps de relire Rabelais, Melville, Roussel et Hugo. » (p. 79)

« Voyez-vous cela, un Hugo québécois ? Je connais la majorité des poètes de mon pays, et ce n'est pas un hasard si la plupart d'entre eux sont des formalistes. Le formalisme est une évasion, un refus du pays réel, un déracinement volontaire, une descente dans les enfers de l'hermétisme qui, une fois violé, ne révèle que le vide d'une parole neutre qui n'a ni direction, ni lieu où vivre. Et puis, les chers poètes de mon pays ont la pisse difficile. C'est qu'ils ne sont pas généreux, qu'ils n'ont pas le scandale facile, qu'ils sont incapables de s'indigner. » (p. 135-137)
BEAULIEU, Victor-Lévy, Entre la sainteté et le terrorisme, Essais, Montréal, VLB Éditeur, 1984, 493 p.
« Manifeste pour un nouveau roman »

« En premier lieu, on est un peu désemparé par la vérité de ce truisme qui veut que notre littérature en soit une de confusion. Nous écrivons mal, trop, à travers et, aussi paradoxal que cela puisse sembler, notre littérature est gratuite. Mais cette condition essentielle à l'oeuvre d'art ne dit chez nous que ce qu'elle dit et ne signifie guère le génie de l'écriture, son accomplissement, ou son échec totalitaire, comme le veut toute gratuité artistique. Pour nous, gratuité et inutilité sont synonymes. C'est bien là, je crois, la caractéristique fondamentale de notre littérature : jamais écriture n'aura été aussi désincarnée que la nôtre ; jamais elle n'aura fait montre de moins d'enracinement, de moins de personnalisation, de moins d'identité. Notre littérature ne nous appartient pas, et si nous refusons de nous reconnaître en elle, c'est qu'elle ne dit jamais rien de plus que ce que nous sommes. Nous écrivons en une langue que nous ne pouvons mutiler car elle ne dit à peu près rien de notre être collectif. » (p. 83)

« J'ai déjà dit ailleurs que beaucoup écrivaient chez nous sans avoir rien à dire et, en plus, en le disant mal. On pourrait même faire une classification qui se résumerait à deux catégories :
a) les parnassiens, ceux qui écrivent convenablement, mais n'ont rien à nous livrer ;
b) ceux qui écrivent mal et n'ont rien à nous dire. » (p. 89)
« Ce que je propose est en définitive fort simple : se réaliser soi-même. Découvrir l'homme qui est en nous. La littérature peut nous y amener, mais il faut la libérer de ses vieilles niaiseries. Le problème de la technique, de la forme, du genre, n'est qu'un faux-fuyant qui nous éloigne de la vraie question. […] » (p. 92)

« La tentation de la sainteté »

« On ne peut pas, on n'a pas le droit de devenir universitaire. Moi, je suis pour l'aventure et non pour le commentaire. À force de voyager, de prendre des risques, de se casser la gueule, de défoncer des portes ouvertes, de violer, d'assassiner, de mettre à la pelle les ordures de soi-même dans les livres, on arrivera bien à la Fixation, c'est-à-dire au rêve accompli, c'est-à-dire à la paisible immobilité. » (p. 147)

« Si je n'avais pas la certitude que je n'exprime pas, à ma manière, le pays où je vis, le monde qui l'habite, si on arrivait à me convaincre que jamais je n'écrirai une oeuvre essentielle, je me fermerais la boîte, je jetterais mes manuscrits au feu, je me murerais dans mon silence. Mais j'ai confiance en moi et je suis vaniteux et j'espère bien qu'il me reste encore à peu près 95 000 tasses de café à boire. » (p. 148)

« Pleure pas, Jasmin ! »

« C'est pour qu'on sache que l'écrivain d'ici part souvent à toute allure pour aller s'effoirer sur le premier pan de mur rencontré. Les oeuvres littéraires d'ici ont rarement de continuité. C'est au troisième roman qu'habituellement l'écrivain d'ici se casse les jambes. Il y a sûrement des causes à cela. Si l'écrivain lâche en coeur de route, c'est que souvent il n'a pas compris ce qu'il faisait depuis le début. Presque toutes les interviews avec les écrivains d'ici sont révélatrices là-dessus : on est devenu romancier sans bien savoir pourquoi, parce qu'un moment donné on s'est assis devant sa machine à écrire et qu'on s'est dit : « Eh, pourquoi que je ferais pas un livre moi aussi? » Après on s'est laissé embarquer, on s'est fait taper sur l'épaule, on a été conditionné à continuer. Mais là-dessous, il n'y avait rien. L'expérience de Jasmin est concluante à ce niveau : ce n'est pas lui qui par exemple a découvert le joual en littérature, mais il a fait un roman dans cette langue et dans le sillage de Renaud et de Major. C'est donc dire qu'encore une fois, il n'a pas fait l'expérimentation d'un langage, mais qu'il l'a calqué sur les autres. Et je ne parle pas de ses tics, de ses rafistolages, de tout ce qu'il y a d'emprunté et de faux dans Pleure pas, Germaine. » (p. 156-157)

« Et là, je lâche le morceau : si Jasmin a arrêté d'écrire des romans, il n'y a qu'une raison : un moment donné, il s'est rendu compte qu'il n'était pas un romancier. Il n'y a pas d'autre explication. Quand on sait qu'on a quelque chose à dire, quand on brûle de le dire, on le dit, on ne s'interroge pas sur ce qu'on fait, on ne convoque pas les journalistes pour leur apprendre que c'est fatiguant d'écrire parce qu'il faut toujours consulter son dictionnaire, qu'on a maintenant quarante ans, qu'on est las et que c'est aux autres de prendre la relève. Vous voyez ça d'ici, vous, si Aragon, Giono, Sartre, faisaient une conférence de presse pour annoncer à leurs lecteurs qu'ils détellent parce qu'ils sont vieux maintenant et qu'il faut laisser les jeunes continuer le travail. » (p. 157)

« Grandeurs et misères du jeune roman québécois »

« Les jeunes écrivains ont peur des mots, de leur force ; ils sont des experts dans l'art du camouflage. Peut-être au fond ne désirent-ils pas être actuels, parler enfin et une fois pour toutes de ce qui se passe ici. Je trouve pour ma part étonnant que dans un climat social, politique et culturel comme le nôtre, il ne se trouve pas plus d'écrivains qui se sentent concernés totalement ; en littérature, nous vivons généralement en pays mythique, c'est-à-dire dans un univers privé de sa réalité. C'est un refus du pays. Dans le roman, cela se traduit par une lente coulée vers l'irréel, comme si l'être collectif québécois ne pouvait constituer une nourriture suffisante pour un romancier. » (p. 169)

« Heureusement, quelques écrivains paraissent avoir compris quel est l'enjeu de notre littérature. C'est le cas, par exemple de Gilbert LaRocque dont le premier roman, Le nombril, a été publié l'an passé. Le nombril est un roman moderne, en ce sens qu'il n'est pas écrit dans un style traditionnel et qu'il colle durement à la réalité quotidienne (p. 169) Pas d'évasion chez LaRocque, que la plaie sociale mise à nu, enfermée tout entière dans l'espace pollué de Montréal. Et, détail à noter, l'auteur du Nombril a du souffle. Cela est important en littérature québécoise qui manque justement d'oeuvres fortes, lyriques, généreuses. Trop de jeunes auteurs, faute de savoir ce qu'ils veulent faire, marchent au hasard. Ils aboutissent dans la fantaisie pure, l'invraisemblable, le conte manqué. Une bonne partie de notre littérature, je l'ai dit, est une littérature d'évasion, qui n'a aucun appui sur le pays, comme le veut le mot de Pierre Vadeboncoeur. C'est-à-dire que le jeune auteur fait souvent table rase du passé collectif qu'il ne connaît pas. » (p. 170)

« Je pense que le vrai problème du jeune romancier est là, dans cette espèce d'inconscience et d'incapacité à trouver une authenticité qui soit durable, qui aille en creux, qui s'élargisse et qui prenne possession de tout le pays possible. L'écrivain doit avoir des antennes ; s'il ne devance pas le pays, il perd sa peine, s'égare et égare son monde. À ce niveau, la jeune littérature m'étonne (j'ai failli écrire me scandalise). Ce n'est pas le déracinement qui est dangereux, c'est le fait de ne pas s'en rendre compte, c'est d'accomplir son métier d'écrivain les yeux bandés. » (p. 171)

« La générosité de l'écrivain »

« C'est à ce temps de l'identification que nous entraîne la littérature québécoise, malheureusement trop peu lue. Nous n'avons pas encore de littérature populaire ici ; elle a longtemps appartenu à Yves Thériault, puis aux chansonniers, et, plus récemment, au théâtre. Le premier romancier qui fera en littérature ce que Michel Tremblay réussit au théâtre bouleversera notre ordre culturel actuellement partagé entre deux tendances : l'expérimentation pure du langage et l'approfondissement de notre être collectif. » (p. 180-181)

« Devenir objet de fable, n'est-ce pas le piège qu'on a tendu involontairement à Miron ces temps récents ? Il est curieux qu'un poète comme Miron (dont on a publié cette année L'homme rapaillé qui constitue l'ensemble de son oeuvre connue) écrive si peu à un moment où il faudrait pourtant que le Québec soit inondé sous un déluge de poésie nouvelle, tournée vers l'avenir collectif, pleine des chants tant attendus de la délivrance. Le silence presque total de Miron est inquiétant car il nous oblige à nous poser la question suivante : ne peut-on dire que l'écrasement, la défaite, la fin et le désespoir ? Il me semble qu'on identifie trop Miron a tout cela qui était notre impossibilité d'être. » (186)

« L'écrivain, un homme sans rôle et sans qualité ? »
– Rencontre internationale des écrivains (juin 1971)

« Mon rôle en tant qu'écrivain québécois, mes qualités en tant que romancier, je les vois dans un au-delà du jeu avec les mots, dans une description de ce qui fait ce que nous sommes et de ce qui fait que ce que nous sommes n'est peut-être pas ce que nous voudrions, pourrions ou devrions être. En même temps, ma fonction consiste à dire le plus que je peux et au plus de monde possible. C'est assez simple, je pense. Et cela m'amène à ce que je crois vraiment : dans un monde qui ne l'est plus, l'écrivain ne peut être qu'exemplaire. » (p. 201)

« Bilan littéraire –
1. Le temps des écrivains maigres

« Je donne peut-être l'occasion de blaguer mais ce n'est pas le cas. Je crois qu'écrire actuellement au Québec doit aussi être un acte politique. Ferron disait il n'y a pas longtemps que l'écrivain qui ne se politise pas ces temps-ci est une nono qui passe à côté de la traque. Je serais porté à lui donner raison, nos meilleurs romans cette année ayant été l'oeuvre d'écrivains engagés jusqu'aux oreilles dans le social. » (p. 213)

« Je remarque tout simplement, pour en terminer sur le sujet, que depuis deux ans le Québec n'a pas produit un seul jeune écrivain « pourri de talent ». Que des pee-wee. C'est grave, il faudra se pencher là-dessus betôt. Et c'est d'autant plus grave que les aînés, eux, ramollissent comme de vieilles carottes, sauf quelques exceptions comme Jacques Ferron. Faites le tour, vous verrez bien. Même la génération pablum, celle des trente ans, s'essouffle (parce que peut-être trop bien nourrie à la cuiller du Conseil des Arts, cette véritable nounou de notre littérature). Par exemple, Marie-Claire Blais a perdu tout contact avec le milieu québécois : son Loup va parler plus aux Français qu'à nous. Roch Carrier est silencieux ; Jacques Poulin est silencieux ; Réjean Ducharme est silencieux ; Pierre Turgeon est silencieux : André Major est un peu plus que silencieux (et la liste pourrait s'allonger encore de quelques noms). » (p. 214)

« L'écrivain québécois n'a peut-être pas d'autre choix que celui de devenir mégalomane. Alors devenons-le! J'ai parlé d'imaginaire tantôt, de notre imaginaire fatigué. Il me semble que ce n'est pas pour rien que l'écrivain québécois éprouve depuis quelques années le besoin de retrouver ses origines, de parler de son village, de se situer dans une géographie littéraire. » (p. 215)

« Être écrivain québécois »

« Regardons notre passé littéraire. Pour une bonne part, il est aseptique, inodore, incolore et sans saveur. Il est l'oeuvre de critiques bourgeois et d'écrivains bourgeois. Il est sans racines et prisonnier de sa méthode, c'est-à-dire de son absence de méthode. Il est écrit d'en haut, dans le confort asphyxiant des facultés universitaires, corrigé, revu et rapetissé par les grammairiens, les linguistes et les sociologues. Il est matière scolaire. Triste sort pour une littérature que celui de mourir dans les pétrifications d'un système d'éducation en démanche! Comment est-ce possible? » (p. 244)

« Car les années soixante marquent l'entrée des Turcs dans notre littérature. Avec Le Cassé, plus précisément, notre mythe culturel, mal engraissé par la critique bourgeoise, prit une débarque. Avant Le Cassé, le roman québécois avait la fâcheuse manie de parler faux. Rappelez-vous cet affreux temps où les descriptions se faisaient à la française et où les dialogues seuls pouvaient être québécois. Le Cassé a rendu possible le Je dans notre roman. Le Je total. C'est une découverte d'importance. Dire ce qu'on était et le dire dans nos mots était possible. Presque en même temps, Réjean Ducharme poussait plus loin cette manière de révolution entreprise par Jacques Renaud : il nous montrait, avec génie, que le langage québécois pouvait répondre à tous nos besoins, à toutes nos aspirations, à toutes nos descriptions. Pourtant, quel a été l'accueil fait à ces deux livres par la critique bourgeoise ? Elle a parlé bien vite d'oeuvre-potache et elle a commencé à accuser l'écrivain québécois de donner dans l'abjection. » (p. 245)

« Et si les écrivains de ma génération paraissent tellement insister sur tout l'horrible de notre condition humaine québécoise, je pense qu'il y a à cela une maudite bonne raison : dans le passé, les écrivains québécois, pour ne pas déplaire à la critique bourgeoise, pour arriver à la notoriété, pratiquaient, consciemment ou inconsciemment, l'auto-censure. C'est ainsi qu'on n'osait pas appeler chat le chat, que par souci de propreté on n'enlevait jamais son pantalon en littérature, prenant pour acquis qu'on avait les fesses bien propres et le sexe bien circoncis. Mieux que quiconque, l'écrivain québécois d'avant les années soixante a contribué à faire perdurer les tabous de notre société. La littérature n'avait pas le droit de fouiller dans les viscères de l'homme, elle ne devait pas aller loin dans la cracerie. » (p. 246)

« Et romancier, pourquoi ne tiendrais-je pas compte de toute cela, de cette souffrance, de tout ce désespoir à la petite semaine qui est le lot de bien des miens et que je ne me sens pas le droit d'ignorer ? Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que je doive m'y confiner. Je ne crois pas d'ailleurs l'avoir fait dans aucun de mes livres. Bien sûr, je crois qu'il est devenu nécessaire de choquer les gens, de leur en mettre plein la vue et plein le nez en écrivant des descriptions vraiment exaspérantes de cette réalité qui m'atteint moi aussi profondément, réalité dont je suis responsable au même titre que les miens. Vouloir se fermer les yeux là-dessus n'arrange rien. La littérature doit être efficace aussi. Si l'obscénité, si l'abjection, si le mépris répondent à mon propos, pourquoi ne les utiliserais-je pas ? Je n'ai pas plus d'admiration qu'il ne faut pour le peuple. Certains jours, il est vrai que je le méprise. C'est ce que ces jours-là, je me méprise également, que je n'ai plus d'espoir en moi et que je crois que nous allons vers notre fin, que nous la méritons. » (p. 249)

« Tout ceci met en cause le langage.
Expérimenter le langage, c'est là le premier travail de l'écrivain.
Nous avons la langue de ce que nous sommes. Notre langage est à notre ressemblance. Le langage n'existe qu'en fonction de ceux qui parlent. Et nous parlons du milieu du malaise d'une société qui n'est pas sûre de ses jambes pour avoir vécu trop longtemps dans l'ambiguïté. Longtemps, on a essayé de nous imposer un langage qui ne convenait pas à notre propos, qui se consumait dans l'artificialité, qui puait le chloroforme, qui était plein de bébites. » (p. 251)

« Autrement dit, pour créer un héros il faut être soi-même héros. Mais avant d'y arriver, il faut d'abord se délivrer d'un grand nombre d'avatars, il faut se perdre bien des fois, chuter, mourir de toutes les façons possibles dans son imaginaire, et avoir la force de ressusciter, de recommencer, de plagier et d'être plagié, de cultiver toutes les misères et toutes les joies, de chanter faux, d'apprendre à pisser contre le vent, de savoir être fou et d'avoir la sagesse de sa folie, ce qu'en d'autres altitudes on appelle la sainteté, ce qu'ailleurs encore on appelle la démesure, ce qu'ailleurs enfin on appelle être héros et ce qu'ici, peut-être, on appellera un jour être héros. » (p. 253)

« L'écrivain et le pays équivoque » - première partie

« C'est que l'on est québécois, équivoque bien sûr, c'est-à-dire écrivain dans un pays apparent, toujours en train de se recommencer parce que privé de mémoire. » (p. 359)

« En réalité, c'est un bien curieux phénomène : plus l'écrivain québécois écrit, moins il donne de prise, devenant n'importe quoi. Au mieux, c'est une bête de cirque qu'on invite à la télévision parce qu'il sait produire un bon numéro de lui-même. Au pire, c'est un manuel scolaire qui passe mal. Mais en aucun cas, il ne saurait être ce que pourtant il devrait être : un architecte de la parole, un bâtisseur de l'imaginaire du pays, un hérault, un faiseur de jouissance langagière. » (p. 360)

« L'émergence du refus »

« Et c'est ainsi que je me retrouve, moi qui me prétends être écrivain du Québec, moi qui aspire à faire venir l'oeuvre totalisante, et je me dis : mon pays-pas-encore-pays, cette communauté américaine que j'habite, ce lieu géographique qui me fait jouir de tous les avantages du grand aigle impérialiste sans avoir à assumer ses folies, ce lieu géographique dans lequel je me tiens et me détiens, heureux de mon bien-être qui est d'être à l'abri de l'Histoire (voilà pourquoi nous avons refusé les deux Grandes guerres, pour n'avoir jamais souffert nous-mêmes et pour n'avoir jamais fait souffrir, pour être certains au fond de nous-mêmes qu'entrer dans l'Histoire, c'est entrer dans le meurtre et le viol collectifs puisque pas de pouvoir sans violence, puisque pas de pouvoir sans ce qui corrompt, et assassine, et fait saigner, toutes choses qui nous sont étrangères – nous sommes riches, nous sommes gras, et nous sommes heureux d'être cette excroissance du grand cancer américain – de quoi expliquer ce qui patauge dans notre gouvernement dit national, de quoi comprendre ces pas de danse qui desquament les mots pour que toute substance d'eux fuie, pour que tout reste trouble tout le temps, pour que nos effrayantes contradictions collectives n'apparaissent pas dans toutes leurs violences : nous voulons être mais sans le risque et le péril […] » (p. 455)

« Et voilà ce contre quoi je me bats et me débats, moi qui me prétends être écrivain du Québec, moi qui aspire à faire venir l'oeuvre totalisante – ce terrorisme que je suis pour moi-même et que tous les autres sont pour moi, piégeant mes mots pour ne pas être piégé par celui des autres, piégeant mon corps pour ne pas être piégé par ceux des autres, piégeant mes livres pour ne par être piégé par ceux des autres, toute l'existence conçue comme un gigantesque carnaval, comme une hideuse femme à barbe faisant sortir de sous sa robe les chiens noirs de toutes les folies aveugles, celles qui me renversent tout le temps malgré l'application jamais assez grotesques pour mettre fin à quoi que ce soit – pas d'avancement par l'écriture, que le déversement de mon trop-plein de fâcherie et d'exaspération, que le déversement de mon trop-plein de fureur, tout ce qu'il y a d'exacerbé en moi, et parfois même ce que je crois reconnaître de ma beauté et de celle des autres […] » (p. 461)
ATWOOD, Margaret, et Victor-Lévy BEAULIEU, Deux sollicitudes. Entretiens, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 1996, 283 p.
« Oui, parce que je considère que, contrairement au roman où à la nouvelle, écrire pour le théâtre pour la télévision, c'est comme écrire une partition. Si vous écrivez pour la télévision, il y a soixante-dix personnes qui lisent votre partition, et la réaction ne peut pas toujours être la même pour tout le monde. Il y a des divergences, des différences. » (p. 79)

« La nouvelle, c'est encore plus spécial parce que c'est ramassé dans le temps. J'aime beaucoup les nouvelles. Quand j'en lis, j'ai l'impression qu'une vie est condensée en dix ou quinze pages. Quand je lisais Borgès, l'écrivain sud-américain, je trouvais fabuleux l'art qu'il avait, en huit ou dix pages, de raconter non seulement une histoire mais une vie, un personnage. Je me disais que ce serait fabuleux si on pouvait faire dans la plupart des romans des choses aussi concentrées et aussi percutantes. » (p. 80)

« Les gens, ne serait-ce qu'en lisant les journaux, ont quotidiennement accès à toute cette violence. Mais l'écriture journalistique, en la rendant quotidienne d'abord puis en la banalisant dans discours, l'évacue. Dans « l'art », si on écrit bien, ça permet au lecteur d'avoir pour la première fois, toute la monstruosité de la violence sous les yeux. Je suis certain que si on publiait une page d'Un rêve québécois dans le Journal de Montréal, les lecteurs seraient horrifiés. L'écriture romanesque exclut la banalisation. Un passage très violent d'un roman peut faire prendre conscience au lecteur de l'intolérable d'un geste sadique. L'art doit la rendre inadmissible. » (p. 203-204)

« D'une certaine façon, oui. Balzac a dit que les différents romans de sa Comédie humaine étaient chacun une brique du gros édifice qu'il construisait. Dans son cas, on peut parler de cathédrale. Il disait que chacun de ses personnages en était un vitrail. Je conçois l'écriture de la même façon. Ça peut prendre n'importe quelle forme, mais l'écrivain, essentiellement, est un architecte. Personnellement, je préfère les édifices baroques avec plein d'inscriptions dessus, de croix, de fenêtres, comme dans l'église de mon enfance. » (p. 236-237)
BEAULIEU, Victor-Lévy, Écrire : de Race de monde au Bleu du ciel, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 1996, 2004, 240 p.
« Un esprit non compulsif a peu de chance de trouver plaisante l'écriture d'un téléroman. La vie en elle-même est une telle sollicitation et offre tant de distractions qu'il est bien difficile de ne pas y succomber. En écrivant le matin jusque vers l'heure du midi, sept jours par semaine et onze mois par année, je canalise ma compulsivité, je lui donne toute la corde dont elle a besoin pour se pendre. » (p. 195)
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