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Gravure Eugène-Melchior de VogüéEugène-Melchior de Vogüé

(1848-1910)

Dossier

Bibliographie

Ouvrage cité
Même si cette bibliographie n'est composée que d'un seul titre, elle présente de nombreux extraits qui  dessinent un portrait précis et révélateur de la pensée d'Eugène-Melchior de Vogüe. Les citations pertinentes ont été classées en trois sections: « Propos généraux », « Dostoïevsky » et « Tolstoï ».
Le Roman russe, Paris, Plon, 1886.

Citations

Le Roman russe, Paris, Plon, 1886.
Propos généraux

« Quelques personnes s'étonneront que je demande le secret de la Russie à ses romanciers. Pour des raisons que l'on verra par la suite, la philosophie, l'histoire, l'éloquence de la chaire et du barreau, — je n'ajoute pas : de la tribune,— sont des genres presque absents de cette jeune littérature ; ce qu'on trouverait en d'autres pays sous ces étiquettes arbitraires rentre en Russie dans les vastes cadres de la poésie et du roman, les deux formes d'expansion naturelle à la pensée nationale, les seules compatibles avec les exigences d'une censure jadis intraitable, aujourd'hui encore très ombrageuse. Les idées ne passent que dissimulées dans les mailles souples de la fiction ; mais là elles passent toutes ; et la fiction qui les abrite prend l'importance d'un traité doctrinal.
De ces deux formes souveraines, l'une, la poésie, a rempli le commencement du siècle ; l'autre, le roman, a étouffé la première et tout accaparé depuis quarante ans. »  (p. xi)

« Dans le règlement des comptes littéraires du siècle, j'estime que les grands romanciers des quarante dernières années serviront la Russie mieux que ses poètes. Avec eux, elle a pour la première fois devancé le mouvement de l'Occident au lieu de le suivre ; elle a enfin trouvé une esthétique et des nuances de pensée qui lui sont personnelles. Voilà ce qui m'a décidé à chercher d'abord dans le roman les traits épars du génie russe. »  (p. xi-xii)

« Puisque le roman se charge seul de poser tous les problèmes de la vie nationale, on ne s'étonnera pas que je prenne texte de légères fictions pour toucher à de graves sujets, pour lier quelques idées générales. » (p. xiii)

« Nous allons voir les Russes plaider la cause du réalisme avec des arguments nouveaux, avec des arguments meilleurs à mon sens que ceux de leurs émules d'Occident. » (p. xiii)

« L'art classique imitait un roi qui gouverne, punit, récompense, choisit ses préférés dans une élite aristocratique, leur impose des conventions d'élégance, de moralité et de bien dire. L'art nouveau cherche à imiter la nature dans son inconscience, son indifférence morale, son absence de choix ; il exprime le triomphe de la collectivité sur l'individu, de la foule sur le héros, du relatif sur l'absolu. »  (p. xiv-xv)

« On l'a appelé [art nouveau] réaliste, naturaliste : suffirait-il, pour le définir, de l'appeler démocratique ?
Non, ce serait un regard trop court, celui qui s'arrêterait à cette racine apparente de notre littérature. Le changement de l'ordre politique n'est qu'un épisode dans l'universel et prodigieux changement qui s'accomplit. Observez dans toutes ses applications le travail de l'esprit humain depuis un siècle ; on dirait d'une légion d'ouvriers, occupée à retourner, pour la replacer sur sa base, une énorme pyramide qui portait sur sa pointe. » (p. xv)

« Consultée sur la dissolution de cette machine [vie humaine], la science médicale conclut comme les autres à l'explication universelle ; ce ne sont plus de grands mouvements de nos humeurs qui nous détruisent ; les petites bêtes nous rongent, les oeuvres de la vie et de la mort sont confiées à une animalité invisible. La découverte est d'une telle importance, qu'on se prend à douter si l'avenir, au lieu de désigner notre siècle par le nom de quelque rare génie, ne l'appellera pas le siècle des microbes ; nul mot ne rendrait mieux notre physionomie et le sens de notre passage à travers les générations. » (p. xiii-xviii)

« La littérature, cette confession des sociétés, ne pouvait pas rester étrangère au revirement général ; par instinct d'abord, par doctrine ensuite, elle a réglé sur l'esprit nouveau ses méthodes et son idéal. Ses premiers essais de réformations furent incertains et gauches : le romantisme, il faut bien le reconnaître aujourd'hui, était un produit bâtard ; il respirait la révolte, mauvaise condition pour être tranquille et fort comme la nature. Par réaction contre le héros classique, il allait chercher de préférence ses personnages dans les bas-fonds sociaux ; mais comme à son insu il était encore tout pénétré de l'esprit classique, les monstres qu'il inventait redevenaient des héros à rebours : ses forçats, ses courtisanes, ses mendiants étaient plus soufflées et plus creux que les rois ou les princesses du vieux temps. Le thème déclamatoire avait changé, et non la déclamation. On en fût vite lassé. On demanda aux écrivains des représentations du monde plus sincères, plus conformes aux enseignements des sciences positives qui gagnaient chaque jour du terrain ; on voulut trouver dans leurs oeuvres le sentiment de la complexité de la vie, des êtres, des idées, et cet esprit de relation qui a remplacé dans notre temps le goût de l'absolu. Alors naquit le réalisme ; il s'empara de toutes les littératures européennes […]. Son programme littéraire lui était tracé par la révolution universelle dont j'ai rappelé quelques effets ; mais l'intelligence des causes qui avaient produit cette révolution pouvait seule lui donner un programme philosophique. » (p. xviii-xix)

« On a cru que la raison émancipée avait seule accompli ce miracle et déplacé l'axe de l'univers. L'homme de ce siècle a pris en lui-même une confiance bien excusable. […] L'homme s'est cru destiné à tout connaître et à tout pouvoir. […] Dans l'explication des choses comme dans la conduite de la vie, on élimina toutes les anciennes pensées qui habitaient ce pays supérieur, c'est-à-dire tout l'ordre du divin. […] Le moindre tort de Dieu, c'était d'être inutile. De beaux esprits l'affirmèrent, et tous les médiocres en furent persuadés. Le dix-huitième siècle avait inauguré le culte de la raison : on vécut un moment dans l'ivresse de ce millenium.
Puis vint l'éternelle désillusion, la ruine périodique de tout ce que l'homme bâtit sur le creux de la raison. D'une part, il dû s'avouer qu'en étendant son domaine, il avait étendu son regard, et que par delà le cercle des vérités conquises, l'abîme d'ignorance reparaissait, toujours aussi vaste, aussi irritant. […] Dans ce grand désenchantement, les vieux instincts se ranimèrent; l'homme chercha au-dessus de lui un pouvoir surhumain à implorer; il n'y en avait plus. »  (p. xix-xxi)

« Il [réalisme] répond à l'une de nos exigences, quand il étudie la vie avec une précision rigoureuse, quand il démêle jusqu'aux plus petites racines de nos actions dans les fatalités qui les commandent; mais il trompe notre plus sûr instinct, quand il ignore volontairement le mystère qui subsiste par delà les explications rationnelles, la quantité possible de divin. Puisqu'il se pique d'observer les phénomènes sans suggérer des interprétations arbitraires, il doit accepter ce fait d'évidence, la fermentation latente de l'esprit évangélique dans le monde moderne. Plus qu'à toute autre forme d'art, le sentiment religieux lui est indispensable; ce sentiment lui communique la charité dont il a besoin; comme il ne recule pas devant les laideurs et les misères, il doit les rendre supportables par un perpétuel épanchement de pitié. Le réalisme devient odieux dès qu'il cesse d'être charitable. » (p. xxiii-xxiv)

« Je n'entends point ici déclasser tel ou tel genre, réputé léger: un roman, une comédie, peuvent être plus utiles aux hommes qu'un traité de théodicée. Je m'élève uniquement contre le parti pris de n'y mettre en aucun cas une intention morale. »  (p. xxv)

« Pour résumer nos idées sur ce que devrait être le réalisme, je cherche une formule générale qui exprime à la fois sa méthode et son pouvoir de création. Je n'en trouve qu'une; elle est bien vieille; mais je n'en sais pas une meilleure, plus scientifique et qui serre de plus près le secret de toute création: "Le Seigneur Dieu forma l'homme du limon de la terre. " — Voyez comme ce mot est juste et significatif, le limon! […] Le limon, voilà l'ordre de connaissances positives, ce qu'on tient de l'univers dans un laboratoire, de l'homme dans une clinique; on y peut aller très loin, mais tant qu'on ne fait pas intervenir le "souffle", on ne crée pas une âme vivante, car la vie ne commence que là où nous cessons de comprendre. » (p. xxvi)

« Le réalisme tire toute sa force de sa simplicité, de sa naïveté; rien n'est moins simple et moins naïf que le goût d'une race vieillie, spirituelle, saturée de rhétorique. Ainsi, en empruntant aux sciences naturelles leurs procédés d'analyse minutieuse, nos écrivains réalistes, naturalistes, peu importe le nom qu'on leur donne, se sont trouvés en face de ce problème redoutable: contraindre nos facultés littéraires à une emploi nouveau qui leur répugne. Toutefois, ces difficultés de forme ne suffisent pas à expliquer la résistance que ces écrivains rencontrent dans un grande partie du public. On leur reproche surtout de diminuer, d'attrister et d'avilir le spectacle du monde; nous leur en voulons de ce qu'ils ignorent la moitié de nous-mêmes et la meilleure moitié. » (p. xxvii-xxviii)

« Le vice de l'école nouvelle n'est pas dans ceci qu'elle prend l'infini par en bas, qu'elle s'intéresse aux petites choses et aux petites gens; il n'est pas dans l'objet d'étude, mais dans l'oeil qui étudie cet objet. » (p. xviii)

« On sait que la lignée réaliste se rattache à Stendhal. C'est hasard de rencontre plutôt que filiation prouvée. On ne médite pas toujours les enfants qu'on a. L'auteur de la Chartreuse de Parme ne songeait guère à faire souche littéraire; et je ne sais si ce quinteux eût avoué la famille posthume qui lui est survenue. Il en est de lui comme de ces aïeux qu'on se retrouve quand on se compose une généalogie. Par certains côtés, Stendhal est un écrivain du dix-huitième siècle, à la fois en retard et en avance sur ses contemporains. S'il lui arrive de croiser, dans le séjour des ombres, Diderot ou Flaubert, c'est bien certainement au premier qu'il ira de confiance donner la main. Que les procédés de l'école nouvelle soient en germe dans le récit de la bataille de Waterloo, dans la peinture du caractère de Julien Sorel, le fait est évident; mais au moment de reconnaître en Stendhal un vrai réaliste, nous sommes arrêté par une objection insurmontable; il a infiniment d'esprit, et même de bel esprit; nous le prenons sans cesse en flagrant délit d'intervention railleuse, de persiflage voltairien. Or, il y a incompatibilité entre cette qualité d'esprit et le réalisme; c'est même la plus grosse difficulté qui s'oppose, chez nous autres Français, à l'acclimatation de cette forme d'art. » (p. xxviii-xxix)

« Beyle n'a rien de l'impassibilité, qui est un des dogmes de l'école; il a seulement une abominable sécheresse. Son coeur a été fabriqué, sous le Directoire, du bois dont était fait le coeur d'un Barras ou d'un Talleyrand; sa conception de la vie et du monde est de ses temps là. Je crois qu'il a versé tout le contenu de son âme dans celle de Julien Sorel; c'est une âme méchante, très inférieure à la moyenne. Je comprends et partage le plaisir qu'on trouve aujourd'hui à relire la Chartreuse; j'admire la finesse de l'observation, le mordant de la satire, la désinvolture du badinage : sont-ce là des vertus en honneur dans le réalisme actuel? Il m'est plus difficile de goûter Rouge et noir, livre haineux et triste; il a exercé une influence désastreuse sur le développement de l'école qui l'a réclamé; et pourtant il ne rentre pas dans la grande vérité humaine, car cette ténacité dans la poursuite du mal sent l'exception et l'artifice, comme l'invention des satans romantiques. » (p. xxix)

« Si la paternité de Stendhal est sujette à des doutes, celle de Balzac passe pour un fait avéré. Malgré le consentement commun, je demande à formuler d'expresses réserves. Je ne me permettrai pas de juger en quelques lignes notre grand romancier; je cherche seulement la part qui lui revient dans les origines du réalisme. Elle est considérable, si l'on a d'égard qu'à la main-d'oeuvre; construction de grands ensembles où tous le matériaux se commandent, préparation héréditaire des tempéraments, inventaire des milieux et démonstration de leur influence sur un caractère, Balzac a légué à ses successeurs toutes ces ressources de leur art; les a-t-il employé dans le même esprit? Cet ouvrier du réel demeure le plus fougueux idéaliste de notre siècle, le voyant qui a toujours vécu dans un mirage, mirage des millions, du pouvoir absolu, de l'amour pur, et tant d'autres. Les héros de la Comédie humaine ne sont parfois que des interprètes de leur père, chargés de nous traduire les systèmes qui hantent son imagination. Suivant les préceptes de l'art classique, ses personnages de premiers plan sont poussés tout entiers vers une seule passion; voyez Nucingen, Balthazar Claës, Béatrix, mme de Mortsauf… Pour saisir la différence fondamentale entre Balzac et les réalistes ultérieurs, il faut remonter à la conception classique des caractères. Comme l'auteur classique, notre romancier se dit : Étant donné cette passion, quel homme me servira à l'incarner? ― Les autres font le raisonnement inverse : Étant donné cet homme, quelles sont les passions dominantes qu'il subit? ― Aussi, chez ces derniers, les portraits sont exacts et tristes comme des signalements de police; ceux d'un Rastignac ou d'un Marsay sont transformés, glorifiés par la vision intérieure du peintre.
Certes Balzac nous donne l'illusion de la vie, mais d'une vie mieux composée et plus ardente que celle de tous les jours; ses acteurs sont naturels, du naturel qu'ont les bons acteurs à la scène; quand ils agissent et parlent, ils se savent regardés, écoutés; ils ne vivent pas tout simplement pour eux-mêmes, comme ceux que nous rencontrerons chez d'autres romanciers. Dès que les personnages sont pris dans les sommets sociaux, ils perdent de leur vérité; Mme de Maufrigneuse et la duchesse de Langeais sont vraies en tant que femmes, elles sont moins vraies en tant qu'exemplaires de la société où elles figurent. En résumé, il n'est pas absolument exact de dire que Balzac décrit la vie réelle; il décrit son rêve; mais il a rêvé avec une telle précision de détails et une telle force de ressouvenir, que ce rêve s'impose à nous comme une réalité. Et cela nous explique une étrangeté qu'on a remarquée bien souvent : les peintures du romancier sont plus fidèles pour la génération qui l'a suivi que pour celle qui posait devant lui. Tant ses lecteurs s'étaient modelés sur les types idéaux qu'il leur proposait! » (p. xxix-xxxi)

« Si M. Zola s'est imposé à nous avec une indiscutable puissance, c'est, ne lui en déplaise, grâce aux qualités épiques dont il ne peut se défaire. Dans ses romans, la partie réaliste est caduque; il nous subjugue par les vieux moyens du romantisme, en créant un monstre synthétique, animé d'instincts formidables, qui absorbe les hommes et vit de sa vie propre au-dessus du réel; un jardin dans la Faute de l'abbé Mouret, une halle dans le Ventre de Paris, un cabaret dans l'Assommoir, une mine dans Germinal, et toujours ainsi. J'allais ajouter: une cathédrale dans Notre-Dame de Paris, tant le travail d'idéalisation est identique avec celui de Victor Hugo. L'appareil réaliste semble plutôt une gêne pour le poète épique, une concession aux goûts de l'époque qui doit répugner à son imagination abstraite.  (p. xxxi-xxxii)

« Nous arrivons à l'initiateur incontesté du réalisme, tel qu'il règne aujourd'hui, à Gustave Flaubert. Nous n'aurons pas besoin de chercher plus avant. Après lui, on inventera des noms nouveaux, on raffinera sur la méthode, on ne changera rien aux procédés du maître de Rouen, ni surtout à sa conception de la vie. […] En prenant son oeuvre comme la représentation éminente du réalisme français, je ne pense pas rencontrer de contradicteurs. L'auteur de Madame Bovary est allé rapidement aux conséquences extrêmes du principe; nul ne nous montrerait mieux que lui le néant de ce principe.
Oh! Qu'elle est instructive, l'étude de cet esprit sincère! Comme dans un miroir, on y voit l'image du monde reflétée d'abord avec éclat, puis faussée et racornie; elle diminue, diminue, noircit et se déforme en caricature. Au début, c'est un fervent du romantisme, épris du grandiose et du sonore. Bientôt il est frappé de la différence entre la vie telle qu'il la voit et celle que ses maîtres lui peignent; il observe autour de lui, il reproduit son impression directe. Plus rien de l'esprit de Stendhal, du rêve de Balzac. Mais à mesure que sa vision se fait plus exacte, elle devient plus limitée et plus triste; aucun ressort moral ne le soutient.
[…]
Bouvard et Pécuchet, c'est le dernier mot, l'aboutissement nécessaire du réalisme sans foi, sans émotion, sans charité. Un critique l'a remarqué justement, ce réalisme est condamné à finir dans la caricature; et Paul de Kock est en un sens son véritable père. Flaubert disait de son livre: “ Je veux produire une telle impression de lassitude et d'ennui, qu'en lisant ce livre on puisse croire qu'il a été fait par un crétin. ” Que penser de cette ambition artistique inverse? Est-elle assez caractéristique d'une décadence avancée? Qu'on ne s'y trompe pas, néanmoins; dans la pensée de l'auteur, ce livre n'était pas une farce, mais la synthèse de sa philosophie, la philosophie du nihilisme. Si j'y insiste, c'est avec la conviction qu'il a eu sur notre génération littéraire une influence bien plus grande qu'on ne le suppose; de tous les ouvrages du romancier, c'est aujourd'hui le plus goûté. » (p. xxxi-xxxiv)

« Je crois, pour ma part, que, sans remonter à des causes générales, permanentes, vieilles comme le monde, il suffit de dire, pour expliquer l'intensité de la crise actuelle, que le pessimisme est le parasite naturel du vide, et qu'il habite forcément là où il n'y a plus ni foi ni amour. Quand on est là, on l'invente de soi-même, sans avoir lu Schopenhauer. Seulement, il faut en distinguer deux variétés. L'une est le pessimisme matérialiste, résigné pourvu qu'il ait sa provende de plaisir quotidien, décidé à mépriser les hommes en tirant d'eux le meilleur parti possible pour ses jouissances. Nous le voyons s'épanouir dans notre littérature. L'autre est le pessimisme douloureux, révolté, et celui-ci cache une espérance sous ses malédictions; dernier terme de l'évolution nihiliste, il est en même temps le premier symptôme d'une résurrection morale. On a dit de lui avec raison qu'il était l'instrument de tout progrès, car le monde n'est jamais transformé ni amélioré par ceux qu'il satisfait pleinement. »  (p. xxxiv-xxxvi)

« Tandis que le réalisme s'implantait péniblement en France, il avait déjà conquis deux grandes littératures, en Angleterre et en Russie. Là, le sol était préparé pour le recevoir, et tout favorisait sa croissance. Nous et tous nos frères de race, nous avons hérité de nos maîtres latins le génie absolu; les races du Nord, slaves ou anglo-germaines, ont le génie du relatif; qu'il s'agisse des croyances religieuses, des principes du droit ou des procédés littéraires, cette profonde division de la famille européenne éclate tout au long de l'histoire. Contrairement à notre esprit, net et clair, toujours porté à restreindre son champ d'études, l'esprit de ces peuples est large et trouble, parce qu'il voit beaucoup de choses en même temps. Il ne possède pas notre éducation classique, qui nous permet d'isoler un fait, un caractère, et dans ce caractère une passion, de suppléer par mille conventions à tout ce qu'on ne nous montre pas; il estime que les représentations du monde doivent être complexes et contradictoires comme ce monde lui-même; il souffre dans sa bonne foi quand on lui cèle quelque partie de cet ensemble, où tout se tient dans une étroite dépendance. Voyez à quelles exigences différentes répondent les compositions dramatiques; dans les nôtres, une figure centrale, quelques rares figures secondaires, une action rigoureusement délimitée, le Cid, Phèdre, Zaïre; chez les tragiques anglais ou allemands, une multitude tumultueuse qui se précipite au travers d'événements successifs et, si l'on peut dire, un morceau de la vie générale, détaché sans apprêts, sans mutilations: Henri VI, Richard III, Wallenstein. De même pour les compositions romanesques; les lecteurs patients de ces pays ne craignent pas un roman touffu, philosophique, bourré d'idées, qui fait travailler leur intelligence autant qu'un livre de science pure.
Toutefois, la distinction capitale entre notre réalisme et celui des gens du Nord doit être cherchée ailleurs; nous la trouverons dans la source d'inspiration morale bien plus encore que dans les divergences d'esthétique. » (p. xxxviii-xl)

« Prenez Adam Bede ou Silas Marner [George Éliot]; on lit des pages, des pages, ce sont des mots simples pour peindre des faits encore plus simples; vous les auriez écrits, et moi aussi. — Qu'ai-je à faire de ces choses et de ses gens? se dit-on. Et tout à coup, sans motif, sans événement tragique, par la seule pression de cette grandeur invisible qui s'accumule depuis une heure, une larme tombe sur le livre; pourquoi, je défie le plus subtil de le dire; c'est que c'est beau comme si Dieu parlait, voilà tout. […] Nous trouvons le même phénomène chez les auteurs russes; détachés personnellement du dogme chrétien, ils en gardent la forte trempe, cloches du temple qui sonnent toujours les choses divines, alors même qu'on les affecte à des usages profanes. » (p. xli-xlii)

« Après la sympathie, le trait distinctif de ces réalistes est l'intelligence des dessous, de l'entour de la vie. Ils serrent l'étude du réel de plus près qu'on ne l'a jamais fait, ils y paraissent confinés; et néanmoins, ils méditent sur l'invisible; par delà les choses connues qu'ils décrivent exactement, ils accordent une secrète attention aux choses inconnues qu'ils soupçonnent. Leurs personnages sont inquiets du mystère universel, et, si fort engagés qu'on les croie dans le drame du moment, ils prêtent une oreille au murmure des idées abstraites; elles peuplent l'atmosphère profonde où respirent les créatures de Tourguénef, de Tolstoï, de Dostoïevsky. Les régions que fréquentent de préférence ces écrivains ressemblent aux terres des côtes; on y jouit des collines, des arbres et des fleurs, mais tous les points de vue sont commandée par l'horizon mouvant de la mer, qui ajoute aux grâces du paysage le sentiment de l'illimité du monde, le témoignage toujours présent de l'infini.
[…] En entrant dans leurs oeuvres nous sommes désorientés par l'absence de composition et d'action apparente, lassés par l'effort d'attention et de mémoire qu'ils nous demandent. Ces esprits paresseux et réfléchis s'attardent à chaque pas, reviennent sur leur route, suscitent des visions précises dans le détail, confuses dans l'ensemble, aux contours mal arrêtés; ils font trop large et tirent les choses de trop loin pour les habitudes de notre goût: le rapport des mots russes aux nôtres est celui du mètre et du pied. Malgré tout, nous sommes séduits par ces qualités qui paraissent s'exclure, la plus naïve simplicité et la subtilité de l'analyse psychologique; nous sommes émerveillés par une compréhension totale de l'homme intérieur que nous n'avions jamais rencontrée, par la perfection du naturel, par la vérité des sentiments et du langage chez tous les acteurs. Les romans russes étant presque toujours écrits par des gens de condition, nous y retrouvons, pour la première fois, les habitudes et le ton des meilleures compagnies, sans une seule fausse note; mais, en quittant la Cour, ces observateurs impeccables font parler un paysan avec la même propriété, sans travestir un instant son humble pensée. Par les seules vertus du naturel et de l'émotion, le réaliste Tolstoï arrive, comme George Eliot, à faire des histoires les plus banales une épopée tranquille, saisissante pourtant; il nous contraint de saluer en lui le plus grand évocateur de la vie qui ait peut-être paru depuis Goethe. » (p. xlv-xlvii)

« Là où nous avons échoué, les Anglais et les Russes ont réussi, parce qu'ils appliquaient tout entier le précepte de création; ils prenaient l'homme dans le limon, mais ils lui inspiraient le souffle de vie et ils formaient “ des âmes vivantes ”. »  (p. xlvii)

« Cet esprit [européen] nous échappe; les philosophies et les littératures de nos rivaux font lentement sa conquête. Cet esprit n'est plus le nôtre; nous ne le communiquons pas, nous le suivront à la remorque, avec succès parfois; mais suivre n'est plus guider. Je n'ignore pas que notre énorme production romanesque peut encore se targuer de triompher sur les grands marchés de librairie; on l'achète par habitude et par mode, on s'en amuse un instant; mais, sauf de rares exceptions, le livre qui agit et nourrit, celui qu'on prend avec sérieux, qu'on lit dans la famille assemblée et qui façonne à la longue les intelligences, ce livre ne vient plus de Paris. Je note ici, le coeur chagrin et désirant me tromper, l'observation qui résume pour moi un long commerce avec l'étranger: les idées générales qui transforment l'Europe ne sortent plus de l'âme française. Aussi malheureuse que notre politique, dessaisie de l'empire matériel du monde, notre littérature laisse perdre par ses fautes l'empire intellectuel qui était notre patrimoine incontesté. » (p. xlviii)

« Comme tout ce qui existe, la littérature est un organisme qui vit de nutrition; elle doit s'assimiler sans cesse des éléments étrangers pour les transformer en sa propre substance. Si l'estomac est bon, l'assimilation est sans danger; s'il est trop usé, il ne lui reste que le choix de périr pas inanition ou par indigestion. Si tel était notre cas, un brouet russe de plus ou de moins ne changerait rien à notre arrêt de mort. » (p. liii)

« Quand le grand siècle commença, la littérature agonisait dans les mièvreries de l'hôtel de Rambouillet; Corneille alla faire ses provisions en Espagne, et Molière fit de même en Italie. Nous avions une merveilleuse santé et nous vécûmes deux cents ans sur notre propre fonds. D'autres besoins naquirent avec notre dix-neuvième siècle, l'épargne nationale se trouva derechef tarie; on emprunta alors en Angleterre et en Allemagne, et la littérature, remise à flot, eut le beau renouveau que l'on sait. Voici les temps de famine et d'anémie revenus pour elle: les Russes arrivent à point; si nous sommes encore capables de digérer, nous referons notre sang à leurs dépens. À ceux qui rougiraient de devoir quelque chose au “ barbares ”, rappelons que le monde intellectuel est une vaste société de secours mutuels et de charité. » (p. liii-liv)

« Mérimée a révélé à la France le nom de Gogol, il a dit, avec la sagacité habituelle de son jugement, ce qu'il fallait admirer dans le premier des prosateurs russes. Toutefois, Mérimée ne connaissait qu'une partie de l'oeuvre de son ami; et dans cette oeuvre, il a surtout étudié une rareté littéraire. Nous exigeons davantage aujourd'hui; notre curiosité s'attache à l'homme; à travers l'homme elle poursuit le secret de la race. » (p. 71)

Dostoïevsky

[À propos de Dostoïevski]
« Voici venir le Scythe, le vrai Scythe, qui va révolutionner toutes nos habitudes intellectuelles. Avec lui, nous rentrons au coeur de Moscou, dans cette monstrueuse cathédrale de Saint-Basile, découpée et peinte comme une pagode chinoise, bâtie par des architectes tartares, et qui abrite pourtant le Dieu chrétien. Sortis de la même école, portés par le même mouvement d'idées, débutant ensemble la même année, Tourguénef et Dostoïevsky présentent des contrastes bien tranchés; ils ont un trait de ressemblance, le signe ineffable des “ années quarante ”, la sympathie humaine. Chez Dostoïevsky, cette sympathie s'exalta en pitié désespérée pour les humbles, et sa pitié le fit maître de ce peuple, qui crut en lui. » (p. 203)

« Il y a des liens secrets entre toutes les formes d'art nées à la même heure; l'inclination qui porta ces écrivains russes à l'étude de la vie réelle, et l'attrait qui ramenait, vers la même époque, nos grands paysagistes français à l'observation de la nature, semblent découler du même sentiment. Corot, Rousseau, Millet donneraient une idée assez exacte de la tendance commune et des nuances personnelles dans les trois talents que nous déchiffrons; la préférence que l'on garde à l'un de ces peintres préjuge le goût que l'on ressentira pour l'un de ces romanciers. Je ne voudrais pas forcer la comparaison, mais elle est encore le seul moyen de mettre vite l'esprit à l'aise dans l'inconnu: Tourguénef a la grâce et la poésie de Corot; Tolstoï, la grandeur simple de Rousseau, Dostoïevsky, l'âpreté tragique de Millet. »  (p. 203-204)

« L'éducation classique a manqué à Dostoïevsky; elle lui eût donné la politesse et l'équilibre qu'on gagne au commerce précoce des lettres. Il y suppléait tant bien que mal en lisant Pouchkine et Gogol, les romans français, Balzac, Eugène Suë, George Sand, qui paraît avoir eu un grand ascendant sur son imagination. Mais Gogol était son maître favori; les Âmes mortes lui révélaient ce monde des humbles vers lequel il se sentait attiré. » (p. 206)

[À propos de les Pauvres Gens]
« La structure est si solide, les matériaux si simples et si bien sacrifiés à l'impression d'ensemble, qu'un fragment détaché perd toute sa valeur; il ne signifie pas plus que la pierre arrachée d'un temple grec, où toute la beauté réside dans les lignes générales. C'est le don inné chez les grands romanciers russes; les pages de leurs livres s'accumulent sans bruit, gouttes d'eau lentes et creusantes; tout d'un coup, et sans avoir aperçu la crue, on se trouve perdu sur un lac profond, submergé par cette mélancolie qui monte.
Un autre trait leur est commun, où Tourguénef excella et où Dostoïevsky l'a peut-être dépassé: l'art d'éveillé avec une ligne, un mot, des résonances infinies, des séries de sentiments et d'idées. Dans les Pauvres Gens, cet art est déjà tout entier. Les mots que vous lisez sur ce papier, il semble qu'ils ne soient pas écrits en longueur, mais en profondeur; ils traînent derrière eux de sourdes répercussions, qui vont se perdre on ne sait où; c'est le clavier de l'orgue, ces touches étroites d'où le son paraît sortir, et qui se relient par d'invisibles conduites au vaste coeur de l'instrument, au réservoir d'harmonie où grondent les tempêtes. Quand on tourne la dernière page, on connaît les deux personnages comme si l'on eût vécu des années auprès d'eux; l'auteur ne nous a pas dit la millième partie de ce que nous savons sur eux, et cependant nous le savons de science certaine, tant ses indications sont révélatrices. J'en demande pardon à nos écoles de précision et d'exactitude, mais décidément l'écrivain est surtout puissant par ce qu'il ne dit pas: nous lui sommes reconnaissants de tout ce qu'il nous laisse deviner. » (p. 215-216)

« Ils [Russes] voient les choses et les figures dans le jour gris de la première aube; les contours, mal arrêtés, finissent dans un possible confus et nuageux; ce sont des portraits de M. Henner en regard de nos portraits d'Ingres. Et la langue, surtout cette langue populaire qu'emploie volontiers Dostoïevsky, s'y prête merveilleusement, avec son indétermination et sa fluidité.
La plupart de ces natures peuvent se ramener à un type commun: l'excès d'impulsion, l'otchaïanié, cet état de coeur et d'esprit pour lequel je m'efforce vainement de trouver un équivalent dans notre langue. Dostoïevsky l'analyse en maint endroit: “ C'est la sensation d'un homme qui, du haut d'une tour élevée, se penche sur l'abîme béant et éprouve un frisson de volupté à l'idée qu'il pourrait se jeter la tête la première. […] ” » (p. 226-227)

« Quand on ouvre ce livre [Crime et châtiment], la note est tout d'abord si navrée qu'on se demande comment l'écrivain ménagera sa gradation, comment il appliquera sa manière constante, l'accumulation des touches sombres, la lente progression de tristesse et de terreur. Il y a réussi: ceux-là s'en rendront compte qui auront le courage d'aller jusqu'au chapitre des peines corporelles, jusqu'à la description de l'hôpital où les forçats viennent se remettre après les exécutions. Je ne pense pas qu'il soit possible de peindre des souffrances plus atroces dans un carde plus répugnant. Voilà qui est fait pour décourager nos naturalistes: je les défie d'aller jamais aussi loin dans la sanie.
Et pourtant Dostoïevsky n'est pas de leur école. La différence est malaisée à expliquer, mais elle se sent. […] Tout est dans l'intention de l'écrivain; si subtils que soient les stratagèmes de son art, il ne trompe pas le lecteur sur cette intention. Quand son réalisme n'est qu'une recherche bizarre, il peut éveiller nos curiosités malsaines, mais dans notre for intérieur nous le condamnons, et nous-mêmes par-dessus le marché, ce qui ne contribue pas à nous faire aimer l'auteur. S'il est visible, au contraire, que cette esthétique particulière sert une idée morale, qu'elle enfonce plus profondément une leçon dans notre esprit, nous pouvons discuter l'esthétique, mais notre sympathie est acquise à l'auteur; ses peintures dégoûtantes s'ennoblissent, comme l'ulcère sous les doigts de la Soeur de charité.
Tel est le cas de Dostoïevsky. Il a écrit pour guérir. Il a soulevé d'une main prudente, mais impitoyable, la toile qui cachait aux regards des Russes eux-mêmes cet enfer sibérien, le cercle de glace de Dante, perdu dans des brumes lointaines. Les Souvenirs de la maison des morts ont été pour la déportation ce que les Récits d'un chasseur avaient été pour le servage, le coup de tocsin qui a précipité la réforme. » (p. 236-237)

« En vérité, le désespoir me prend quand j'essaye de faire comprendre ce monde au nôtre, c'est-à-dire de relier par des idées communes des cerveaux hantés d'images si différentes, pétris par des mains diverses. Ces gens-là viennent tout droit des Actes des apôtres, depuis le paysan du raskol qui cherche la “souffrance”, jusqu'à l'écrivain qui raconte la sienne avec une douceur résignée. » (p. 238)

[À props de Humiliés et offensés]
« L'exposition trop lente, l'action dramatique double choquent toutes nos habitudes de composition; au moment où nous nous intéressons à l'intrigue, il en surgit une seconde à l'arrière-plan, distincte, et qui semble copiée sur la première. Je croirais volontiers que l'écrivain a cherché dans ce dédoublement un effet d'art très subtil, par un procédé emprunté à ceux des musiciens; le drame principal éveille dans le lointain un écho; c'est le dessin mélodique de l'orchestre, transposant les choeurs qu'on entend sur la scène. Ou bien, si l'on préfère, les deux romans conjugués imitent le jeu de deux miroirs opposés, se renvoyant l'un à l'autre la même image. C'est trop de finesse pour le public. » (p. 240-241)

« En général, nous prenons un roman pour y chercher du plaisir et non une maladie; or, la lecture de Crime et châtiment, c'est une maladie qu'on se donne bénévolement; il en reste une courbature morale. […] Tout le livre est un duel entre l'écrivain, qui veut nous imposer une vérité, une fiction ou une épouvante, et le lecteur, qui se défend avec son indifférence ou sa raison; dans le cas actuel, la puissance d'épouvante de l'écrivain est trop supérieure à la résistance nerveuse d'une organisation moyenne; cette dernière est tout de suite vaincue, traînée dans d'indicibles angoisses. […] Hoffmann, Edgar Poë, Baudelaire, tous les classiques du genre inquiétant que nous connaissions jusqu'ici ne sont que des mystificateurs en comparaison de Dostoïevsky; on devine dans leurs fictions le jeu du littérateur; dans Crime et châtiment, on sent que l'auteur est tout aussi terrifié que nous par le personnage qu'il a tiré de lui-même. » (p. 246-247)

« N'allez pas croire, sur cet exposé rapide, que Dostoïevsky ait gâché son sujet avec la thèse stupide qui traîne dans nos romans depuis cinquante ans, le forçat et la prostituée se rachetant mutuellement par l'amour. Malgré la similitude des conditions, nous sommes ici à mille lieues de cette conception banale, on le comprendra vite en lisant les développements du livre. Le trait de clairvoyance, c'est d'avoir deviné que, dans l'état psychologique créé par le crime, le sentiment habituel de l'amour devait être modifié comme tous les autres, changé en un sombre désespoir. »  (p. 249-250)

« Les amants qu'il nous représente ne sont pas faits de chair et de sang, mais de nerfs et de larmes. De là un des traits presque inexplicables de son art; ce réaliste, qui prodigue les situations scabreuses et les récits les plus crus, n'évoque jamais une image troublante, mais uniquement des pensées navrantes. » (p. 251)

« [À] mesure que Dostoïevsky accentue sa manière, les morceaux détachés signifient de moins en moins; ce qui est infiniment curieux, c'est la trame du récit et des dialogues, ourdie de menues mailles électriques, où l'on sent courir sans interruption un frisson mystérieux. Tel mot auquel on ne prenait pas garde, tel petit fait qui tient une ligne, ont leur contrecoup cinquante pages plus loin; il faut se les rappeler pour s'expliquer les transformations d'une âme dans laquelle ces germes déposés par le hasard ont obscurément végété. Ceci est tellement vrai, que la suite devient inintelligible dès qu'on saute quelques pages. On se révolte contre la prolixité de l'auteur, on veut le gagner de vitesse, et aussitôt on ne comprend plus; le courant magnétique est interrompu. […] ajoutez la nécessité de se reconnaître entre une foule de personnages, figures cauteleuses qui glissent à l'arrière-plan avec des allures d'ombres; il en résulte pour le lecteur un effort d'attention et de mémoire égal à celui qu'exigerait un traité de philosophie; c'est un plaisir ou un inconvénient, suivant les catégories de lecteurs. » (p. 252-253)

[À propos des Frères Karamazov]
« Les longueurs sont intolérables, l'action n'est plus qu'une broderie complaisante qui se prête à toutes les théories de l'auteur […] » (p. 255)

« Depuis deux cents ans, les scoliastes discutent pour savoir si Hamlet était fou quand il parlait ainsi; suivant qu'on décide la question, la réponse s'applique aux héros de Dostoïevsky. On a dit plus d'une fois que l'écrivain et les personnages qui le reflètent étaient simplement des fous: dans la même mesure qu'Hamlet.
Pour ma part je crois le mot inintelligent et mauvais; il faut le laisser aux âmes très simples, qui se refusent à admettre des états psychiques différents de ceux qu'elles connaissent par l'expérience personnelle. » (p. 256)

« Ils [les personnages] sont concentrés dans leur contemplation intime, acharnés à s'analyser; l'auteur leur commande-t-il l'action? ils s'y précipitent d'un premier mouvement, dociles aux impulsions désordonnées de leurs nerfs, sans frein et sans raison régulatrice; vous diriez des volontés lâchées en liberté, des forces élémentaires. Observez les indications physiques reproduites à satiété dans le récit; elles nous font deviner la perturbation des âmes par l'attitude des corps. Quand on nous présente un personnage, ce dernier n'est presque jamais assis à une table, livré à quelque occupation. […] Jamais ces gens-là ne mangent; ils boivent du thé, la nuit. Beaucoup sont alcooliques. Ils dorment à peine, et, quand ils dorment, ils rêvent; on trouve plus de rêves dans l'oeuvre de Dostoïevsky que dans toute notre littérature classique. Ils ont presque toujours la fièvre; vous tournerez rarement vingt pages sans rencontrer l'expression "état fiévreux". » (p. 256-257)

« Tourguénef avait le premier deviné et traité le grand sujet contemporain, le nihilisme; il se l'était approprié dans une oeuvre célèbre, Père et fils. Mais, depuis 1861, le nihilisme avait mûri, il fallait passer de la métaphysique à l'action; Dostoïevsky écrivit les Possédés pour prendre sa revanche; trois ans après. » (p. 261)

[À propos des Possédés]
« Le plus grand mérite de ce livre confus, mal bâti, ridicule souvent et encombré de théories apocalyptiques, c'est qu'il nous laisse malgré tout une idée nette de ce qui fait la force des nihilistes. Cette force ne réside pas dans les doctrines, absentes, ni dans la puissance d'organisation, surfaite; elle gît uniquement dans le caractère de quelques hommes. » (p. 263)

« Le roman français se fait de plus en plus léger, preste à se glisser dans un sac de voyage, pour quelques heures de chemin de fer; le lourd roman russe s'apprête à trôner longtemps sur la table de famille, à la campagne, durant les longues soirées d'hiver; il éveille les idées connexes de patience et d'éternité. » (p. 266)

« Si l'on se place au point de vue de notre esthétique et de nos goûts, ce jugement est malaisé à formuler. Il faut considérer Dostoïevsky comme un phénomène d'un autre monde, un monstre incomplet et puissant, unique par l'originalité et l'intensité. Au frisson qui vous prend en approchant quelques-uns de ses personnages, on se demande si l'on est pas en face du génie; mais on se souvient vite que le génie n'existe pas dans les lettres sans deux dons supérieurs, la mesure et l'universalité; la mesure, c'est-à-dire l'art d'assujettir ses pensées, de choisir entre elles, de condenser en quelques éclairs toute la clarté qu'elles recèlent; l'universalité, c'est-à-dire la faculté de voir la vie dans tout son ensemble, de la représenter dans toutes ses manifestations harmonieuses. Le monde n'est pas fait seulement de ténèbres et de larmes; on y trouve, même en Russie, de la lumière, de la gaieté, des fleurs et des joies. Dostoïevsky n'en a vu que la moitié, puisqu'il n'a écrit que deux sortes de livres, des livres douloureux et des livres terribles. C'est un voyageur qui a parcouru tout l'univers et admirablement décrit tout ce qu'il a vu, mais qui n'a jamais voyagé que de nuit. Psychologue incomparable, dès qu'il étudie des âmes noires ou blessées, dramaturge habile, mais borné aux scènes d'effroi et de pitié. » (p. 267)

« Nul n'a poussé plus avant le réalisme […]; nul n'a osé davantage dans le chimérique. […] Appelons cela, si vous voulez, du réalisme mystique. » (p. 267-268)

« Peut-être faudrait-il dire de lui ce qu'il disait de toute sa race, dans une page de Crime et châtiment: “ L'homme russe est un homme vaste, vaste comme sa terre, terriblement enclin à tout ce qui est fantastique et désordonné; c'est un grand malheur d'être vaste sans génie particulier. ” » (p. 269)

Tolstoï

« Son premier grand roman est contemporain de Père et fils; mais entre les deux romanciers il y a un abîme. L'un se réclamait encore des traditions du passé et de la maîtrise européenne, il rapportait chez-lui l'instrument de précision qu'il tenait de nous; l'autre a rompu avec le passé, avec la servitude étrangère; c'est la Russie nouvelle, précipitée dans les ténèbres à la recherche de ses voies, rétive aux avertissements de notre goût, et souvent incompréhensible pour nous. Ne lui demandez pas de se borner, ce dont elle est le moins capable, de concentrer son application sur un point, de subordonner sa conception de la vie à une doctrine; elle veut des représentations littéraires qui soient à l'image du chaos moral où elle souffre: Tolstoï arrive pour lui donner. Avant tout autre, il est à la fois le traducteur et le propagateur de cet état d'âme russe qu'on a appelé le nihilisme. »  (p. 280)

« L'écrivain remplit la double fonction du miroir, qui réfléchit la lumière et la renvoie décuplée d'intensité, brûlante, communiquant le feu. »  p. 280.

« Des critiques ont appelé Tourguénef le père du nihilisme, parce qu'il avait dit le nom de la maladie et en avait décrit quelques cas; autant vaudrait affirmer que le choléra est importé par le premier médecin qui en donne le diagnostique, et non par le premier cholérique atteint du fléau. Tourguénef a discerné le mal et l'a étudié objectivement; Tolstoï en a souffert depuis le premier jour, sans avoir d'abord une conscience bien nette de son état. »  p. 281.

« Par une singulière et fréquente contradiction, cet esprit troublé, flottant, qui baigne dans les brumes du nihilisme, est doué d'une lucidité et d'une pénétration sans pareilles pour l'étude scientifique des phénomènes de la vie. Il a la vue nette, prompte, analytique, de tout ce qui est sur terre, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'homme; les réalités sensibles d'abord, puis le jeu des passions, les plus fugitifs mobiles des actions, les plus légers malaises de la conscience. On dirait l'esprit d'un chimiste anglais dans l'âme d'un bouddhiste hindou; se charge qui pourra d'expliquer cet étrange accouplement: celui qui y parviendra expliquera toute la Russie. »  p. 282.

« Tolstoï se promène dans la société humaine avec une simplicité, un naturel, qui semblent interdits aux écrivains de notre pays; il regarde, il écoute, il grave l'image et fixe l'écho de ce qu'il a vu et entendu; c'est pour jamais, et d'une justesse qui force notre applaudissement. Non content de rassembler les traits épars de la physionomie sociale, il les décompose jusque dans leurs derniers éléments avec je ne sais quel acharnement subtil; toujours préoccupé de savoir comment et pourquoi un acte est produit, derrière l'acte visible il poursuit la pensée initiale, il ne la lâche plus qu'il ne l'ait mise à nu, retirée du coeur avec ses racines secrètes et déliées.
Par malheur, sa curiosité ne s'arrête pas là; ces phénomènes qui lui offrent un terrain sûr quand il les étudie isolées, il en veut connaître les rapports généraux, il veut remonter aux lois qui gouvernent ces rapports, aux causes inaccessibles. Alors ce regard clair s'obscurcit, l'intrépide explorateur perd pied, il tombe dans l'abîme des contradictions philosophiques; en lui, autour de lui, il ne sent que le néant et la nuit; pour combler ce néant, pour illuminer cette nuit, les personnages qu'il fait parler proposent les pauvres explications de la métaphysique; et soudain, irrités de ces sottises d'école, ils se dérobent eux-mêmes à leurs explications.
[…] Enfin, las de douter, las de chercher, convaincu que tous les calculs de la raison n'aboutissent qu'à une faillite honteuse, fasciné par le mysticisme qui guettait depuis longtemps son âme inquiète, le nihiliste vient brusquement s'abattre aux pieds d'un Dieu. » (p. 283)

« Mais cette observation maladive, fastidieuse quand elle s'attache aux menus faits, devient un instrument merveilleux quand elle s'applique à l'âme et s'appelle psychologie. Ce sont des projections de lumière sur le for intérieur, sans aucune faiblesse pour l'amour-propre; l'homme se voit et se peint laid. » (p. 288-289)

« Tourguénef, dans son Désespéré, Dostoïevsky, en maint endroit de ses romans, nous ont déjà fait connaître la maladie nationale [le nihilisme]; la Maison des morts nous en a montré plusieurs cas identiques à ceux que Tolstoï nous cite; rien de distingue plus ces écrivains si différents, quand ils se rencontrent sur ce chapitre et se complaisent à nous décrire cet accès au nom intraduisible, l'otchaïanié. Si vous consulter le dictionnaire, il vous donnera pour équivalent notre mot de désespoir; mais le dictionnaire est un pauvre changeur, qui n'a jamais la monnaie exacte, et vous rend des pièces françaises contre les pièces étrangères, sans tenir compte de l'écart des valeurs. En réalité, pour traduire ce terme, il faudrait fondre ensemble des parties de vingt autres: désespoir, fatalisme, sauvagerie, ascétisme, que sais-je encore? Un certain entrain triste et fou, l'entrain du conscrit ivre qui part en chantant, avec des larmes au fond des paupières. L'otchaïanié, c'est le sentiment, unique en sa racine, qui jette toutes ces jeunes filles, selon le hasard de l'instant, au suicide, à l'ambulance, au cloître, à la propagande, au meurtre, au désordre; c'est lui qui conduit cet étudiant tranquille, parti pour tuer, et ce bohémien de postillon qui pousse sa troïka ventre à terre, la nuit, dans les fondrières, enivré d'aller très vite dans l'inconnu dangereux; c'était peut-être le nom qu'il fallait donner à la maladie d'Hamlet, quand il transperçait de son épée le père de sa maîtresse, tout en débitant ses lazzi, c'est la séduction et l'épouvante du pays de folie froide, où l'on ne veut de la vie que les extrêmes, où l'on sait tout supporter, excepté les sorts médiocres, où l'on aime mieux s'anéantir que se modérer. » (p. 291-292)

« L'appellation de roman convient-elle bien à cette oeuvre compliquée? […] Guerre et paix est une somme, la somme des observations de l'auteur sur tout le spectacle humain […] le fil très simple et très lâche de l'action romanesque sert à rattacher des chapitres d'histoire, de politique, de philosophie, empilés pêle-mêle dans cette polygraphie du monde russe. Essayez de concevoir les Misérables de Victor Hugo, repris en sous-oeuvre par Dickens avec son travail de termite, puis fouillés à nouveau par la plume froide et curieuse de Stendhal, vous aurez peut-être une idée de l'ordonnance générale du livre, de cette alliance unique entre le grand souffle épique et les infiniment petits de l'analyse. » (p. 293-294)

« De même, l'étranger qui n'aurait pas lu Tolstoï se flatterait vainement de connaître la Russie du dix-neuvième siècle, et celui qui voudrait écrire l'histoire de ce pays aurait beau compulser toutes les archives, il ne ferait qu'une oeuvre morte s'il négligeait de consulter cet inépuisable répertoire de la vie nationale. » (p. 294)

« Aussi les esprits passionnés pour l'histoire ne seront-ils pas sévères à ce fouillis de personnages, à cette succession d'incidents banals qui encombrent l'action. En sera-t-il pour ceux qui ne cherchent dans la fiction romanesque qu'un divertissement? Ceux-là, Tolstoï va dérouter leurs habitudes. Cet analyste minutieux ignore ou dédaigne la première opération de l'analyse, si naturelle au génie français, nous voulons que le romancier choisisse, qu'il sépare un personnage, un fait, du chaos des êtres et des choses, afin d'étudier isolément l'objet de son choix. Le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pensée, au train total du monde; il n'oublie jamais que tout est conditionné par tout. Imaginez le Latin et de Slave devant une lunette d'approche: le premier met l'instrument au point, c'est-à-dire qu'il raccourcit volontairement son champ de vision et voit plus petit pour voir plus net; le second développe toute la puissance des lentilles, agrandit l'horizon, et voit trouble pour voir plus loin. » (p. 295)

« Voici, je crois, la différence entre le conteur classique et l'imitateur scrupuleux des procédés de la vie, comme Tolstoï; un livre, c'est un salon rempli d'inconnus: le premier vous y introduit d'office et vous dévoile d'emblée les mille intrigues qui s'y croisent; avec le second, vous devez vous présenter vous-même, pénétrer à force d'usage les gens marquants, les rapports et les passions de tout ce monde, vivre enfin dans cette compagnie de fiction comme vous avez vécu dans la compagnie réelle. » (p. 296)

« C'est un des phénomènes les plus finement observés par Tolstoï, cette influence variable des milieux sur l'homme; il se plaît à plonger successivement un de ses personnages dans des atmosphères diverses, celle du régiment, de la campagne, du grand monde, et à nous montrer les mutations morales correspondantes. Quand le personnage, après avoir agi un certain temps sous l'empire de pensées ou de passions étrangères, est ressaisi, baigné par son milieu habituel, ses vues sur toutes choses changent aussitôt. » (p. 304)

« Ce précepte fondamental de l'art classique, l'écrivain réaliste l'a retrouvé dans son souci d'imiter la vie réelle, où nous devinons les gens à des indices semblables, sans qu'on nous ait instruits de leur condition et de leurs qualités. C'est qu'il y a bien de l'art dans ce chaos apparent, bien du choix dans cette formidable accumulation de détails. »  (p. 305)

« La manière de Tolstoï ne s'est en rien modifiée depuis Guerre te paix; c'est toujours ce savant ingénieur, introduit dans une immense usine et la visitant lentement, avec la passion de connaître le mécanisme de chaque engin; il démonte la plus petite pièce, mesure les tensions, éprouve la justesse des balanciers, démêle les actions transmises par les pistons et les engrenages; il cherche avec désespoir le moteur central qui lui échappe, l'invisible réservoir de la force. Tandis qu'il expérimente le jeu des machines, nous, spectateurs, nous voyons sortir des métiers la résultante de tout ce travail, la délicate broderie aux dessins infinis, la vie. »  (p. 320)

« Quelle est l'analogie réelle entre l'art de Tolstoï et l'art français de nos jours? Sous la similitudes des physionomies, quelles différences radicales séparent ces deux arts?
Si l'on ne s'en tient qu'aux apparences, on retrouve chez Tolstoï, qui a devancé notre nouvelle école, beaucoup de l'esprit et des procédés de celle-ci; le nihilisme et le pessimisme comme inspiration, le naturalisme, l'impressionnisme et l'impassibilité comme moyens.[…]
Tolstoï emploie tous ces procédés, il les pousse aussi loin qu'aucun de nos romanciers; comment se fait-il qu'il produise sur le lecteur une impression si différente? Pour ce qui est du naturalisme et de l'impressionnisme, tout le secret est dans une question de mesure. Ce que d'autres recherchent, lui le rencontre et ne l'évite pas. Il laisse une place à la trivialité, parce qu'il y en a une dans la vie, et qu'il veut peindre toute la vie. […] Tolstoï nous en montre juste ce qu'il faut pour qu'on ne le soupçonne pas d'avoir balayé d'avance la rue et la maison. […]
Quant à l'impassibilité, celle de Tolstoï s'impose pour des raisons plus profondes. […] Tolstoï, lui aussi, traite de haut ses personnages, et sa froideur touche de bien près à l'ironie; mais, derrière les marionnettes qu'il fait mouvoir, ce n'est pas sa pauvre main d'homme que j'aperçois, c'est quelque chose d'occulte et de formidable, l'ombre de l'infini toujours présente; non pas un de ces dogmes arrêtés, une de ces catégories de l'idée divine sur lesquelles mon nihilisme pourrait mordre; non, mais une interrogation muette sur l'inaccessible, un soupir lointain de la fatalité dans le néant. » (p. 321-324)

« [C]omment tiendrais-je pour des mages impassibles, ou simplement pour des traducteurs sincères de la réalité, ces artistes que je sens préoccupés tout le temps de leurs effets, M. Beyle qui aiguise des concetti, M. Flaubert qui essaye des périodes musicales, des rythmes sonores de mots? Tolstoï est plus logique; il sacrifie le style pour mieux s'effacer devant son oeuvre. »  (p. 325)

« Je veux noter encore une différence entre le réalisme de Tolstoï et le nôtre; le sien s'applique de préférence à l'étude des âmes difficiles, de celles qui se défendent contre l'observateur par les raffinements de l'éducation et le masque des conventions sociales. Cette lutte entre le peintre et son modèle me passionne, et je ne suis pas le seul. » (p. 326)

« Vous ne retenez ce public que par l'obscénité, par une prime à ses instincts les plus brutaux; nous attendons encore le roman naturaliste de moeurs populaire qui se fera lire en restant décent. » (p. 327)

« J'ai essayé de démêler les traits qui semblent faire rentrer Tolstoï dans tels ou tels compartiments inventés par notre rhétorique; au fond, je sens bien qu'il leur échappe et qu'il m'échappe. C'est que toutes ces étiquettes sont assez factices, toutes ces querelles assez puériles. Avec notre goût de symétrie, nous forgeons des classifications bornées pour nous reconnaître dans le désordre et la liberté de l'esprit humain.»  p. 327-328.

« Nul de ces romanciers ne se propose un but purement littéraire; toute leur oeuvre est commandée par un double souci, celui de la vérité et de la justice. — Double pour nous, unique pour eux; vérité, justice, le mot russe pravda a les deux acceptions, ou pour mieux dire il implique les deux idées en une seule indivisible. C'est un point de grande conséquence et bien digne de nos réflexions: car les langues trahissent les conceptions philosophiques des races. »  (p. 341-342)
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