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(1885-1970)

Dossier

Bibliographie

Ouvrages cités

Essais :

Le Roman, Paris, L'Artisan du Livre, 1928.

Le Romancier et ses personnages, précédé d'une étude d'Edmond Jaloux, Paris, Éditions R.-A. Corrêa, 1933.

Du Côté de chez Proust, avec un portrait gravé sur bois par Gilbert Poilliot, d'après la peinture de Jacques-Émile Blanche, Paris, La Table Ronde, coll. « Le Choix », 1947.

Blocs-notes :

Bloc-Notes. Tome I. 1952-1957, avant-propos de Jean Lacouture, présentation et notes de Jean Touzot, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1993.

Bloc-Notes. Tome II. 1958-1960, présentation et notes de Jean Touzot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1993.

Bloc-notes. Tome III. 1961-1964, présentation et notes de Jean Touzot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1993.

Bloc-notes. Tome IV. 1965-1967, présentation et notes de Jean Touzot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1993.

Bloc-notes. Tome V. 1968-1970, présentation et notes de Jean Touzot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1993.

Citations

Le Roman, Paris, L'Artisan du Livre, 1928.

« Personnages imaginaires? Sans doute; mais enfin les Rostow dans Guerre et Paix, les frères Karamazov, ont autant de réalité qu'aucune créature de chair et d'os; leur essence immortelle n'est pas, comme la nôtre, une croyance métaphysique : nous en sommes les témoins. » (p. 7-8)

« En quoi consiste cette crise? Le romancier crée des hommes et des femmes vivants. Il nous les montre en conflit : conflit de Dieu et de l'homme dans la religion, conflit de l'homme et de la femme dans l'amour, conflit de l'homme avec lui-même. Or, s'il fallait définir en romancier ce temps d'après-guerre, nous dirions que c'est une époque où diminuent de plus en plus d'intensité les conflits dont le roman avait vécu jusqu'à ce jour. » (p. 11)

« Devant cette société où les conflits romanesques se réduisent de plus en plus, que fera le romancier? Il peut d'abord, – et c'est la méthode la plus simple, et nous savons par expérience qu'elle est féconde, – il peut d'abord, sans chercher plus loin, appliquer la fameuse définition de Saint-Réal “un roman est un miroir promené sur une grand'route”; en un mot, ne pas se poser de questions, peindre son époque telle qu'elle est, faire scrupuleusement son métier d'historien de la société. Dans ce cas, l'absence de conflits, bien loin de le gêner, sera l'objet même de sa peinture. Ainsi fit naguère M. Abel Hermant, Paul Morand, aujourd'hui, y dépense un art admirable; dans Ouvert la nuit, dans Fermé la nuit, Morand nous montre des hommes et des femmes de toutes races, de toutes classes, qui se cherchent, se prennent, se quittent, se retrouvent, ignorants de toute barrière, soumis à l'instinct du moment, d'autant plus incapables de plaisirs qu'ils ne connaissent aucune loi que celle qui les oblige à raffiner toujours davantage sur leurs sensations. Plus ils s'abaissent, plus ils se souillent et moins ils le savent et moins surtout il leur est possible de croire que ce qui touche à la sensualité présente la plus minime importance. »  (p. 19-20)

« C'est que l'histoire d'une société amorphe ne peut être récrite indéfiniment, comme l'étaient par nos prédécesseurs les conflits de l'esprit et de la chair, du devoir et de la passion. »  (p. 21)

« Ce que l'on a appelé le renouveau du roman d'aventures nous apparaît, en effet, comme un effort pour se frayer ailleurs une voie; puisque leur faisaient défaut les drames de la conscience humaine, des écrivains se sont rabattus sur les péripéties, les intrigues extraordinaires qui tiennent le lecteur haletant. Je me garderai bien de médire ici du roman d'aventures. Mais, à mon avis, le roman d'aventures n'a le droit d'être considéré comme une oeuvre d'art dans la mesure où les protagonistes y demeurent des hommes vivants, des créatures vivantes comme le sont les héros de Kipling, de Conrad et de Stevenson. »  (p. 21-22)

« J'avoue beaucoup moins attendre des romanciers d'aventures que de ceux qui, à la suite d'Alain-Fournier, l'auteur de l'admirable Grand Meaulnes, et avec Jean Giraudoux, avec Edmond Jaloux, avec Jacques Chenevière, ouvrent au romancier le royaume de la Fantaisie et du Songe. Mais il n'est donné qu'à très peu d'écrivains d'y pénétrer : c'est là un terrain réservé à la postérité de Shakespeare. »  (p. 23)

« Ainsi nous apparaît déjà comment l'historien de la société moderne peut élargir son horizon. Même s'il est dépourvu de tout esprit religieux, il n'en décrit pas moins, qu'il le veuille ou non, ce que Pascal appelait la misère de l'homme sans Dieu. »  (p. 26)

« Qu'est-ce à dire, sinon que le romancier d'aujourd'hui, et qui ne peut plus étudier les conflits moraux, sociaux ou religieux dont vivaient ses prédécesseurs, – le romancier à qui commence d'échapper même l'étude de l'amour, du moins tel qu'on le concevait autrefois (puisque l'amour ressemble à un vieux jeu aux règles désuètes et trop compliqués que les garçons d'aujourd'hui ne reconnaissent plus) – le romancier se trouve donc amené à ne plus s'attacher à d'autres sujets que la chair. Les autres régions lui étant interdites, le romancier s'aventure, avec une audace croissante, sur des terres maudites où naguère encore nul n'aurait osé s'engager. Ici, je pense aux livres de Gide et de Proust, à ceux de Joyce, à ceux de Colette, de Morand et de Lacretelle; et je prêche un peu pour ma paroisse. »  (p. 28-29)

« Ses héritiers [ceux de Balzac] ont fait le chemin inverse et ils ont illustré d'exemples romanesques les lois éternelles de la sagesse conservatrice. Œuvre utile, oeuvre admirable, et qui a donné tout son fruit (comme le monde l'a vu en 1914), mais justement, c'est peut-être le contrecoup de l'immense hécatombe; nous sommes affligés aujourd'hui d'une incapacité redoutable pour enrôler notre art au service d'une cause, aussi sublime fût-elle; nous ne concevons plus une littérature romanesque détournée de sa fin propre qui est la connaissance de l'homme. »  (p. 36-37)

« Et sans doute, ce n'est pas cela seulement que nous voulons saisir dans ce coeur, puisque notre ambition est de l'appréhender dans sa totalité; et ici apparaît une autre tendance très nette du roman moderne, et qui l'oppose au roman issu de Balzac; nous souhaiterions ne pas introduire dans l'étude de l'homme une logique qui fût extérieure à l'homme; nous craignons de lui imposer un ordre arbitraire. Un héros de Balzac est toujours cohérent, il n'est aucun de ses actes qui ne puisse être expliqué par sa passion dominante, ni qui ne soit dans la ligne de son personnage; et cela certes est excellent; on a le droit de concevoir l'art comme un ordre imposé à la nature; on peut considérer que le propre du romancier est justement de débrouiller, d'organiser, d'équilibrer le chaos de l'être humain. »  (p. 47-48)

« Mais au milieu du dix-neuvième siècle, un romancier a paru, dont le prodigieux génie s'est appliqué au contraire à ne pas débrouiller cet écheveau qu'est une créature humaine, – qui s'est gardé d'introduire un ordre ni une logique préconçus dans la psychologie de ses personnages, qui les a créés sans porter d'avance aucun jugement sur leur valeur intellectuelle et morale; – et de fait, il est bien difficile sinon impossible de juger les personnages de Dostoïevsky, tant chez eux le sublime et l'immonde, les impulsions basses et les plus hautes aspirations se trouvent inextricablement emmêlées. »  (p. 49)

« Impossible pour nos désormais de ne point souhaiter de rompre cette convention si bien définie par Gide. Qui a entendu profondément la leçon de Dostoïevsky ne peut plus s'en tenir à la formule du roman psychologique français, ou l'être humain est en quelque sorte dessiné, ordonné, comme la nature l'est à Versailles. Et ceci n'est pas une critique : j'adore Versailles, et la Princesse de Clèves et Adolphe. »  (p. 54)

« Et ici sans doute touchons-nous au point essentiel : le problème qui se pose chez nous à l'écrivain d'imagination, c'est de ne rien renier de la tradition du roman français, et pourtant de l'enrichir grâce à l'apport des maîtres étrangers, anglo-saxons et russes, et en particulier de Dostoïevsky. Il s'agit de laisser à nos héros l'illogisme, l'indétermination, la complexité des êtres vivants; et tout de même de continuer à construire, à ordonner selon le génie de notre race, – de demeurer enfin des écrivains d'ordre et de clarté. »  (p. 54-55)

« Tout oser dire, mais oser dire chastement, voilà ce à quoi aspirent les romanciers d'aujourd'hui. »  (p. 59)

« Non; un seul dilemme paraît menaçant : celui qui a trait à l'action du romancier sur ses créatures. Jusqu'à quel point est-il leur maître? Il ne peut en tirer les ficelles, comme à des pantins, – ni les abandonner à elles-mêmes, car alors il ne nous montrerait plus que des êtres contradictoires, partagés entre mille velléités et qui, finalement, n'avancent pas. »  (p. 60)

« Si nous voulions nous divertir à pousser la comparaison, nous dirions que dans ce débat de la Grâce, transposé sur le plan de la création artistique, le romancier français qui suit, sans rien y changer et avec une logique rigoureuse, le plan qu'il a conçu, et qui dirige par une rigueur inflexible les personnages de ses livres dans la voie qu'il leur a choisie, le romancier français ressemble au Dieu de Jansénius. »  (p. 61-62)

« Ceci peut nous aider à comprendre que, tout en ordonnant la psychologie des protagonistes de nos drames, selon la tradition française, nous puissions cependant, dans une mesure qu'il appartient à chaque créateur de déterminer pour lui-même, nous puissions faire confiance à ces êtres sortis de nous et à qui nous avons insufflé la vie, respecter leurs bizarreries, leurs contradictions, leurs extravagances, – tenir compte de tout ce qui en eux nous paraît imprévu, inattendu, car c'est là le battement même du coeur de chair que nous leur avons donné. »  (p. 63-64)

« Ne vouloir connaître de l'homme que son instinct le plus individuel, n'avoir d'autre ambition que d'embrasser d'un regard toujours plus lucide le chaos humain, que d'en enregistrer tous les mouvements confus et transitoires, il y a là une menace redoutable pour le roman moderne et qui pèse singulièrement sur l'oeuvre de Marcel Proust; – oui, cette oeuvre admirable nous peut servir, à ce point de vue, d'exemple et d'avertissement. »  (p. 68)

« C'est parce qu'il a vu dans ses criminels et ses prostituées des êtres déchus mais rachetés, que l'oeuvre du chrétien Dostoïevsky domine tellement l'oeuvre de Proust. Dieu est terriblement absent de l'oeuvre de Marcel Proust, ai-je écrit un jour. Nous ne sommes point de ceux qui lui reprochent d'avoir pénétré dans les flammes, dans les décombres de Sodome et de Gomorrhe; mais nous déplorons qu'il s'y soit aventuré sans l'armature adamantine. Du seul point de vue littéraire, c'est la faiblesse de cette oeuvre et sa limite; la conscience humaine est en absente. »  (p. 69-70)

« À ceux qui le [Proust] suivent, pour lesquels il a frayé une route vers des terres inconnues et, avec une patiente audace, fait affleurer des continents submergés sous les mers mortes, il reste de réintégrer la Grâce dans ce monde nouveau. »  (p. 71)

« Pour mon compte, depuis que de pieux journaux me harcèlent, à peine ai-je agité les oreilles, comme les mules de mon pays, à la saison des mouches. »  (p. 73)

« Le roman, tel que nous le concevons aujourd'hui, est une tentative pour aller toujours plus avant dans la connaissance des passions. »  (p. 74)

« Il n'est pas un romancier – fût-il audacieux, et même plus qu'audacieux – qui, dans la mesure où il nous apprend à nous mieux connaître, ne nous rapproche de Dieu. Jamais un récit, ordonné tout exprès pour nous montrer la vérité du christianisme, ne m'a touché. Il n'est permis à aucun écrivain d'introduire Dieu dans son récit, de l'extérieur, si j'ose dire. L'Être Infini n'est pas à notre mesure; ce qui est à notre mesure, c'est l'homme; et c'est au-dedans de l'homme, ainsi qu'il est écrit, que se découvre le royaume de Dieu. »  (p. 75)

« Nous faisons nôtre cette grande parole d'un romancier russe que Jean Balde, à la fin d'un très beau rapport sur le roman, a eu raison de rappeler aux écrivains catholiques : “J'ai poursuivi la vie dans sa réalité, non dans les rêves de l'imagination, et je suis arrivé à Celui qui est la source de la Vie. »  (p. 82)
Le Romancier et ses personnages, précédé d'une étude d'Edmond Jaloux, Paris, Éditions R.-A. Corrêa, 1933.

« C'est lorsque nous commençons à nous déprendre de notre propre coeur que le romancier commence aussi de prendre figure en nous. » (p. 97)

« Comme ces oiseaux voleurs, comme ces pies dont on raconte qu'elles prennent dans leurs becs les objets qui luisent et les dissimulent au fond de leur nid, l'artiste, dans son enfance, fait provision de visages, de silhouettes, de paroles; une image le frappe, un propos, une anecdote… Et même, sans qu'il en soit frappé, cela existe en lui au lieu de s'y anéantir comme dans les autres hommes; cela, sans qu'il en sache rien, fermente, vit d'une vie cachée et surgira au moment venu. »  (p. 100)

« En ce qui me concerne, il me semble que dans mes livres, les personnages de second plan sont ceux qui ont été empruntés à la vie, directement. Je puis établir comme une règle que moins, dans le récit, un personnage a d'importance, et plus il a de chances d'avoir été pris tel quel dans la réalité. Et cela se conçoit : il s'agit, comme on dit au théâtre, d'une “utilité”. Nécessaires à l'action, les utilités s'effacent devant le héros du récit. L'artiste n'a pas le temps de les repétrir, de les recréer. Il les utilise tels qu'il les retrouve dans son souvenir. Ainsi n'a-t-il pas eu à chercher bien loin cette servante, ce paysan, qui traversent son oeuvre. »  (p. 107-108)

« En somme, la vie fournit au romancier un point de départ qui lui permet de s'aventurer dans une direction différente de celle que la vie a prise. Il rend effectif ce qui n'était que virtuel; il réalise de vagues possibilités. Parfois, simplement, il prend la direction contraire de celle que la vie a suivie; il renverse les rôles; dans tel drame qu'il a connu, il cherche dans le bourreau la victime et dans la victime le bourreau. Acceptant les données de la vie, il prend le contre-pied de la vie. »  (p. 109)

« Je disais, que les héros de roman naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité. Ces formes, que l'observation nous fournit, ces figures que notre mémoire a conservées, nous les emplissons, nous les nourrissons de nous-mêmes ou, du moins, d'une part de nous-mêmes. Quelle part exactement? »  (p. 112-113)

« Et c'est par là encore que nos personnages, non seulement ne nous représentent pas, mais nous trahissent, car le romancier, en même temps qu'il amplifie, simplifie. C'est une telle tentation et à laquelle il résiste si mal que de ramener son héros à une seule passion. Il sait que le critique le louera d'avoir ainsi créé un type. Et c'est tellement ce qui lui paraît le plus facile! Ainsi, grâce à ce double pouvoir d'amplifier formidablement dans ses créatures tels caractères à peine indiqués dans son propre coeur et après les avoir amplifiés, de les isoler, de les mettre à part, répétons encore une fois que, bien loin d'être représenté par ses personnages, le romancier est presque toujours trahi par eux. »  (p. 116-117)

« C'est le drame des romanciers de la nouvelle génération d'avoir compris que les peintures de caractères selon les modèles du roman classique n'ont rien à voir avec la vie. Même les plus grands, Tolstoï, Dostoïevsky, Proust, n'ont pu que s'approcher, sans l'étreindre vraiment, de ce tissu vivant où s'entre-croisent des millions de fils, qu'est une destinée humaine. Le romancier qui a une fois compris que c'est cela qu'il a mission de restituer, ou bien il n'écrira plus que sans confiance et sans illusion ses petites histoires, selon les formules habituelles, ou bien il sera tenté par les recherches d'un Joyce, d'une Virginia Woolf, il s'efforcera de découvrir un procédé, par exemple le monologue intérieur, pour exprimer cet immense monde enchevêtré toujours changeant, jamais immobile, qu'est une seule conscience humaine, et il s'épuisera à en donner une vue simultanée. »  (p. 118)

« Il y a je ne sais quoi de désespéré dans la tentative de Joyce. Je ne crois pas qu'aucun artiste réussisse jamais à surmonter la contradiction qui est inhérente à l'art du roman. D'une part, il a la prétention d'être la science de l'homme , – de l'homme, monde fourmillant qui dure et qui s'écoule, – et il ne sait qu'isoler de ce fourmillement et que fixer sous sa lentille une passion, une vertu, un vice qu'il amplifie démesurément : le père Goriot ou l'amour paternel, la cousine Bette ou la jalousie, le père Grandet ou l'avarice. D'autre part, le roman a la prétention de nous peindre la vie sociale, et il n'atteint jamais que des individus après avoir coupé la plupart des racines qui le rattachent au groupe. En un mot, dans l'individu, le romancier isole et immobilise une passion, et dans le groupe il isole et immobilise un individu. Et, ce faisant, on peut dire que ce peintre de la vie exprime le contraire de ce qu'est la vie : l'art du romancier est une faillite. »  (p. 120-121)

« C'est sans aucun doute, jusqu'à aujourd'hui, l'art de Marcel Proust qui aura le mieux surmonté cette contradiction inhérente au roman et qui aura le mieux atteint à peindre les êtres sans les immobiliser et sans les diviser. Ainsi, nous devons donner raison à ceux qui prétendent que le roman est le premier des arts. Il l'est, en effet, par son objet, qui est l'homme. Mais nous ne pouvons donner tort à ceux qui en parlent avec dédain, puisque, dans presque tous les cas, il détruit son objet en décomposant l'homme et en falsifiant la vie. »  (p. 121-122)

« Ces personnages ne sont pas soutenus par leur propre vie : ce sont nos lecteurs, c'est l'inquiétude des coeurs vivants qui pénètre et gonfle ces fantômes, qui leur permet de flotter un instant dans les salons de province, autour de la lampe où une jeune femme s'attarde à lire et appuie le coupe-papier sur sa joue brûlante. » (p. 124)

« Ce qui donne au romancier le sentiment de l'échec, c'est l'immensité de sa prétention. Mais, dès qu'il a consenti à n'être pas un dieu dispensateur de vie, dès qu'il se résigne à avoir une action viagère sur quelques-uns de ses contemporains, fût-ce grâce à un art élémentaire et factice, il ne se trouve pas si mal partagé. »  (p. 125)

« Chacun de nous creuse à l'endroit où il est né, où il a vécu. Il n'y a pas les romanciers mondains et les romanciers populistes, il y a les bons romanciers et les mauvais romanciers. »  (p. 140)

« Tous les travers, toutes les déviations du créateur, s'il a du génie, l'oeuvre les utilise aussi; elle en profite pour s'élargir dans des directions où personne encore ne s'était aventuré. »  (p. 146-147)

« Nos personnages raisonnent, ont des idées claires et distinctes, font exactement ce qu'ils veulent faire et agissent selon la logique, alors qu'en réalité l'inconscient est la part essentielle de notre être et que la plupart de nos actes ont des motifs qui nous échappent à nous-mêmes. Chaque fois que dans un livre nous décrivons un événement tel que nous l'avons observé dans la vie, c'est presque toujours ce que la critique et le public jugent invraisemblable et impossible. Ce qui prouve que la logique humaine qui règle la destinée des héros de roman n'a presque rien à voir avec les lois obscures de la vie véritable. »  (p. 151)

« Il faudrait reconnaître que l'art du roman est, avant tout, une transposition du réel et non une reproduction du réel. »  (p. 152)

« De même le roman, en tant que genre, est pour l'instant dans une impasse. Et bien que j'éprouve personnellement pour Marcel Proust une admiration qui n'a cessé de grandir d'année en année, je suis persuadé qu'il est, à la lettre, inimitable et qu'il serait vain de chercher une issue dans la direction où il s'était aventuré. Après tout, la vérité humaine qui se dégage de la Princesse de Clèves, de Manon Lescaut, d'Adolphe, de Dominique ou de La Porte étroite, est-elle si négligeable? […] Il faut se résigner aux conventions et aux mensonges de notre art. »  (p. 154-155)

« Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers. »  (p. 156-157)

« Divisé contre lui-même, et par là condamné à périr, le romancier ne se sauve que dans l'Unité, il ne se retrouve que quand il retrouve Dieu. »  (p. 160)
Du Côté de chez Proust, avec un portrait gravé sur bois par Gilbert Poilliot, d'après la peinture de Jacques-Émile Blanche, Paris, La Table Ronde, coll. « Le Choix », 1947.

« Ce monde de Mensonges, d'Un coeur de femme, de la Duchesse bleue que Bourget avait observé derrière son monocle, Proust, après se l'être incorporé, le faisait surgir du dedans de lui-même, tout mêlé de sa propre durée. » (p. 11)

« Vingt après sa mort, mon admiration pour Marcel Proust demeure aussi vive, mais tout de même se nuance. Je ne suis plus aussi certain que l'oeuvre, dans son ensemble, marque le triomphe d'une méthode. Ceci me frappe : les sommets de ce grand ouvrage surgissent du passé le plus ancien de l'auteur. Seul, l'enfant de Du côté de chez Swann et les grandes personnes que cet enfant a observées d'un regard encore pur (je songe en particulier à l'épisode fameux : Un amour de Swann) ont résisté à la corruption.
Mais à mesure que le temps retrouvé par Proust s'éloigne des premières années et ramène à la surface une vie sexuelle déterminée et les êtres qu'elle traîne après soi, le métal de l'oeuvre, jusqu'alors intact, peu à peu se corrode. Il résiste à certaines places comme préservé par le souvenir sacré de la mère et de la grand'mère du héros. Partout ailleurs, la pourriture d'une vie inerte quoique prodigieusement attentive, sans défense contre le dehors, toute livrée à des sensations fourmillantes, assiège, pénètre, ronge et détruit les humains à qui le romancier avait donné l'existence. » (p. 38-39)

« La place de Proust, à côté des grands romanciers européens, ne lui sera pas enlevée. Il reste que nous nous découvrons aujourd'hui plus sensibles que nous le fûmes dans l'éblouissement de la première lecture, à cette contamination de tout un monde romanesque par ce morbide créateur qui l'a porté trop longtemps confondu avec sa propre durée, tout mêlé à sa profonde boue, et qui lui a communiqué les germes dont il se trouvait lui-même infecté. »  (p. 40-41)

« Dieu est terriblement absent de l'oeuvre de Marcel Proust. Nous ne sommes point de ceux qui lui reprochent d'avoir pénétré dans les flammes, dans les décombres de Sodome et Gomorrhe; mais nous déplorons qu'il s'y soit aventuré sans l'armure adamantine. Du seul point de vue littéraire, c'est la faiblesse de cette oeuvre et sa limite; la conscience humaine en est absente. Aucun des êtres qui la peuplent ne connaît l'inquiétude morale, ni le scrupule, ni le remords, ni ne désire la perfection. Presque aucun qui sache ce que signifie pureté; ou bien les purs, comme la mère ou la grand'mère du héros, le sont à leur insu, aussi naturellement et sans effort que les autres personnages se souillent. Ce n'est point ici le chrétien qui juge : le défaut de la perspective morale appauvrit l'humanité créée par Proust, rétrécit son univers. La grande erreur de notre ami nous apparaît bien moins dans la hardiesse parfois hideuse d'une partie de son oeuvre que dans ce que nous appellerons d'un mot : l'absence de la grâce. »  (p. 66-67)

« Les traces de Dieu dans une âme, – et pour mieux dire la grâce, – c'est l'agent extérieur qui trouble l'expérience, qui en altère les données. Le romancier devient cet homme de police chargé de reconstituer le crime, et qui ne veut pas que Dieu bouge le cadavre. Le chimiste Proust ne croit pas ou plutôt ne songe presque jamais à l'existence du surnaturel; mais le chimiste Rivière qui, du temps de sa captivité, eut un tel souci d'en suivre les cheminements, d'en relever les vestiges et qui s'appliquait à définir les ruses de Dieu, qui voulait nous aider à voir, dans les événements de notre vie, une conduite, une préméditation, – par quel brusque retournement le voici de nouveau en proie au démon de la curiosité littéraire, voué à des investigations sur lui-même qui ne tendent plus au salut, mais à la connaissance désintéressée et stérile – qui ne tournent plus à l'amour? »  (p. 114-115)
Bloc-Notes. Tome I. 1952-1957, avant-propos de Jean Lacouture, présentation et notes de Jean Touzot, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1993.

« Mardi 21 juillet 1953 ».

« Les Œuvres complètes servent beaucoup Chardonne. Des trois volumes qui composaient Les Destinées sentimentales, j'avais gardé le souvenir d'une histoire un peu languissante, coupée de temps morts. Réunis en un seul tome cela donne un beau roman, en dépit de quelques chapitres visiblement “rapportés”; mais l'ensemble frappe, a le charme des récits plus courts de Chardonne. D'où vient cette séduction? d'un langage exactement approprié à la vérité des sentiments. Le ton est ce qu'il doit être : le chef-d'oeuvre du “ni trop, ni trop peu”, la note presque toujours d'une justesse exquise. Ce sont les qualités d'un écrivain qui lui assurent la seconde place et ses défauts qui le mettent au premier rang. Le faux dans les sentiments, la boursouflure de X., l'esbroufe d'Y. leur ont donné le pas sur Chardonne et je ne vois aucune raison que la postérité, s'il existe pour nous une postérité, ne demeure pas elle aussi davantage impressionnée par les virtuoses qui occupent aujourd'hui le devant de la scène et qui, bien sûr, sont eux aussi des écrivains authentiques. Mais ce n'est par ce qu'il y a d'authentique dans leur art qu'ils s'imposent et qu'ils règnent… Je ne suis pas très sûr de ce que j'écris ici : on pourrait aussi bien, et même avec plus de raison, affirmer qu'ils dominent en dépit d'une imposture apparente et très visible, à cause de ce qu'il entre d'or pur dans l'impur alliage de leur personne et de leur oeuvre. »  (p. 87-88)

« Vémars, mercredi 29 juillet 1953 ».

« À mon âge, le conflit du chrétien et du romancier change de plan : il s'agit beaucoup moins du scrupule janséniste que j'avais autrefois à peindre les passions que d'une sorte de désenchantement pour ce qui touche à l'art en général et au mien en particulier. Que l'art soit à la lettre une idole, qu'il ait ses prophètes et ses martyrs, que pour beaucoup, il se soit substitué à Dieu et non seulement à l'art, mais le mot, le verbe qui ne s'est pas fait chair…
Artistes et athées : ils adorent le reflet de l'être qu'ils nient. Le vrai chrétien, artiste ou non, cherche d'abord le royaume de Dieu et sa justice. Non pas la justice sans le royaume, c'est la part des marxistes, mais non plus le royaume sans la justice, c'est la part d'une certaine société chrétienne… »  (p. 90)

« Vendredi 25 septembre 1953 ».

« À propos du petit livre de Pierre-Henri Simon, Mauriac par lui-même, André Billy dans son compte rendu écrit qu'à ses yeux je ne vaux guère que par le style. Quel étrange jugement! que serait le style qui ne serait pas le style? Rien, évidemment. “Le style c'est l'homme” signifie d'abord que le style est un homme et qu'il ne vaut que dans la mesure où il exprime le tout d'un homme. En rhétorique, l'abbé Péquignot nous marquait déjà zéro quand nous cédions à la facilité d'opposer le fond à la forme. »  (p. 100)

« Lundi de Pâques, 19 avril 1954 ».

« Je ne cessais de penser à Proust. C'est en lisant Henry James qu'on comprend mieux qu'À la recherche du temps perdu partage l'histoire du roman – même au premier regard, et sans faire intervenir la profonde révolution proustienne : cette dissolution de la personnalité humaine dans la durée retrouvée vivante au-dedans de nous.
En levant l'interdit qui pesait, pour les romanciers de l'ère victorienne, sur les vices secrets de l'être humain, Proust a rendu conventionnelle, dans une certaine mesure, la peinture de la société que Henry James a décrite avant lui, en réalité si profondément corrompue – de cette sorte de corruption que Proust précisément a dépeinte. La vie sexuelle : dimension qui fait défaut au roman victorien. Mais, lisant Un portrait de femme, il m'apparaissait que Henry James reprend l'avantage en ce que sa peinture échappe à l'exceptionnel, au monstrueux, au cas clinique de Charlus. Et je me demandais si de la sexualité, tout compte fait, le roman ne finira pas par crever.
Proust aussi snob que Henry James, aussi attiré que lui par la Société – mais il a hérité de Saint-Simon le coup d'oeil implacable, ce don de voir dans l'ensemble et dans le détail le ridicule et l'odieux des gens et de ne pouvoir les peindre sans du même coup les exécuter.
Aussi, bien que, dans son oeuvre, il n'accorde guère plus de place que Henry James aux classes sacrifiées (les domestiques mis à part!), on ne songe pas à lui en faire grief, tant sa peinture est accablante pour le monde : non qu'il l'attaque, mais il le regarde, et le regardant, il l'assomme.
Mais ici encore, Henry James reprend l'avantage sur Proust par la mesure, et parce qu'il ne déforme pas : ses modèles ne l'ont jamais irrité. Il s'en est toujours tenu au point de vue classique : il a cru que les “complications sentimentales”, pour reprendre un titre lourdaud de Paul Bourget, exigeaient les loisirs d'une vie comblée et se fortifiaient des obstacles créés par les règles d'une société pharisaïque et hiérarchisée. » (p. 140)

« Dimanche 2 mai 1954 ».

« X. rapporte ce mot de Montherlant à un de mes confrères de l'Académie : “Je vous méprise presque tous.” Ce “presque” suscite l'admiration. Là-dessus un collaborateur de L'Express propose d'instaurer une sorte de jugement général des écrivains, non de leurs oeuvres, qui n'intéressent plus personne selon ce jeune collaborateur, mais de leur attitude d'homme devant la vie. Il souhaiterait que l'anonymat strict assurât à ce jugement toute son efficacité. Il s'agira de mesurer dans chacun de nous la part d'imposture : la grandeur chez Montherlant, la pureté de Cocteau, la révolte de Camus par exemple. On voit du premier coup d'oeil, assure notre jeune homme, ce que cela recouvre…
Il ajoute gentiment la religion de Mauriac.. car il va sans dire que je passerai à la casserole comme les camarades, et que le cuisinier ne sera pas un ami. Pour chacun des accusés, il n'importera d'ailleurs de trouver un juge aussi dépourvu d'affection que de haine, “ce qui sera aisé”, décide ce garçon féroce qui, précisément, ressemble à “l'Indifférent”. » (p. 147)

« Vendredi 5 novembre 1954 ».

« “N'êtes-vous pas dégoûté de toute cette politique?” Je réponds à ce cher confrère : “Bien loin de là! C'est la littérature, ce qu'aujourd'hui vous appelez littérature, ce sont les moeurs littéraires qui me font vomir."
Je ne parle ici ni en moraliste ni en chrétien. Je ne serais pas chrétien que je n'aurais pas plus de goût pour les vieillards qui se déboutonnent et pour les vieilles femmes qui livrent au public les lettres de leurs amants… Pauvres amants qui ne peuvent plus mourir de honte, puisque, heureusement pour eux, ils sont morts.
Le pape lui-même, celui des lettres, Jean Paulhan, présente dans un Avant-propos les confidences d'une belle, dont quelqu'un qui s'y connaît me disait : “Toute la littérature érotique qui a précédé ce petit livre se trouve d'un seul coup changée en eau de rose.”
[…]
Et même une personne aussi considérable que Mme Simone de Beauvoir, dont le roman [Les Mandarins], du plus haut intérêt, traite des premières années de l'ère sartrienne, se force à de mornes descriptions d'une sexualité minutieuse, scolaire et appliquée. Elles ne tiennent pourtant pas au sujet, car “l'acte”, en 1944, n'était pas réglé autrement, ni ne comportait pas plus de variations que cent ans plus tôt ou dix ans plus tard. » (p. 216-217)

« Vendredi 20 juillet 1956 ».

« Je confesse que je n'ai jamais pu supporter la lecture des romans de Kafka, non que je ne sente leur force, mais au contraire parce qu'elle m'accable, que toute littérature onirique me donne du malaise et qu'il y a en moi une répulsion invincible à l'égard du cauchemar mis en forme par le romancier.
Mais je lis en revanche avec avidité tout ce qui émane de Kafka lui-même : son Journal, ses Conversations avec Janouch, ses Lettres à Milena surtout, ses merveilleuses lettres.
[…]
Ce Juif est un prophète : tout ce qui devait advenir dix ans plus tard, du fait de Hitler, contre son peuple, il le souffre, il le sent, il le voit, ses livres le décrivent. » (p. 366-367)

« Ce qui me détourne du roman, ce n'est pas le temps que je donne au journalisme, mais d'avoir l'esprit occupé du drame politique : l'esprit et aussi le coeur.
Si le roman auquel je songe vaut d'être écrit, je sais bien qu'il sortira de moi à son heure. Sinon, s'il n'a pas la force de naître, il ne méritait pas de vivre. Il me semble qu'aucune conjoncture historique n'aurait pu me détourner d'écrire ce que je portais en moi d'essentiel. Je dis cela… N'empêche que le meilleur en a été conçu et réalisé entre les deux guerres et dans des temps qui ne se sont gravement troublés qu'après 1936. » (p. 367)

« Samedi 5 octobre 1957 ».

« Montherlant écrit à propos de Jouhandeau : “Les écrivains français vivants qui donnent l'impression de s'être réduits à eux-mêmes, ou à leur oeuvre, en renonçant au monde des apparences et de la parade, on peut les compter sur les doigts (des deux mains?).” C'est le contraire qui est vrai : la quasi-totalité des écrivains, et je ne leur en fais pas reproche, ne vive que pour leur oeuvre, pour leur avancement. Ceux qui combattent, on les compterait sur les doigts d'une seule main. “Ceux qui paradent”? Drôle de parade que celle que suscite un monde d'ennemis dont quelques-uns entretiennent des tueurs. Vous habitez en esprit, cher Montherlant, l'Italie de la Renaissance. D'autres courent le risque de vivre dans la France d'aujourd'hui.
Et j'accorde qu'une grande oeuvre est en elle-même un acte et que l'artiste n'a besoin d'aucune autre justification. Mais ce qui nous pousse à nous replier sur notre fond le plus secret, ce n'est pas seulement notre oeuvre; un écrivain dont c'est le métier de connaître le motif des actions humaines, ne doit pas feindre d'ignorer ce qui a décidé de la direction qu'il a donnée à sa vie. Qui tromperait-il d'ailleurs, puisqu'il a lui-même livré toutes ses clés et qu'il n'y a qu'à le lire? C'est la marque du véritable écrivain : il ne peut plus nous induire en erreur. Quoi qu'il raconte, tous ses livres, comme les roseaux de la fable, nous murmurent ce qu'il est. L'artiste est menteur, mais l'art est vérité. » (p. 521-522)

Bloc-Notes. Tome II. 1958-1960, présentation et notes de Jean Touzot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1993.

« Mardi 6 mai 1958 ».

« Le Journal de Virginia Woolf. Que je me sens différent! Mais elle est une femme de lettres. Et comme tous ces extraits se rapportent à son métier d'écrivain, je m'y retrouve à chaque instant dans ses moindres réactions aux critiques, au silence d'un ami, dans cet orgueil que le premier imbécile venu inquiète d'un mot ou rassure, dans cette assurance et ce doute de soi-même qui rend tributaire des autres l'écrivain le plus indifférent aux autres, le plus étranger à ce qui n'est pas lui-même et ce qu'il invente, Virginia Woolf traverse la vie enfermée dans son oeuvre. Elle voit tout mais à travers les glaces levées de ce wagon où elle demeure seule. En dehors de son oeuvre, c'est le néant irrésistible et un jour, elle s'y précipite. Vouée au suicide dès le départ. J'aurai traversé la vie moi aussi préservé par le monde imaginaire que je sécrétais, sachant que si j'ouvrais la portière, je ne tomberais pas dans le vide mais en Dieu. »  (p. 68)

« Vendredi 22 août 1958 ».

« Le groupe de Bloomsbury Street, dont Virginia Woolf fut la gloire, avait pris Nietzsche au mot : Dieu est mort, et il n'y a que la durée qu'il reste à capter dans des mots, si nous sommes romanciers. Ne plus croire à Dieu, c'est ne plus croire à l'âme, ni donc à la personne. La crise du roman part de là : elle est d'ordre métaphysique. »  (p. 121)

« Samedi 20 septembre 1958 ».

« J'avance avec beaucoup d'efforts à travers l'admirable Docteur Javigo de Pasternak, qui m'eût enchanté naguère; mais je ne puis plus atteindre l'Histoire que de plein fouet. Il faut que notre jeune confrère Robbe-Grillet en convienne : la technique de Tolstoï permet donc aujourd'hui encore d'écrire une oeuvre romanesque vivante. La preuve en est faite, si nous en avions jamais pu douter. Comme La Guerre et la Paix, Le Docteur Jivago ne restitue pas seulement des destinées particulières, mais l'histoire politique qui naît d'elles, et qui, à son tour, les infléchit et leur donne une signification. En dépit de la marée marxiste qui monte, un murmure insistant court à travers tout le livre, annonçant aux hommes de Russie que Dieu n'est pas mort. »  (p. 135)
 

  • « Samedi 27 septembre 1958 »

« Selon Jacques de Lacretelle (Figaro littéraire) : “La politique, quand l'artiste se jette dans sa toile, agit à la manière d'une araignée. Elle ne le tue pas mais le pique dans son centre vital et lui ôte sa raison d'être. Aujourd'hui comme hier en fournirait maint exemple.”
Vraiment? Chateaubriand et Lamartine, Benjamin Constant et Hugo, pour ne nommer que des illustres, ont-ils perdu ou gagné à ne pas se désintéresser de leur nation et de son histoire, de leur peuple et de sa souffrance? Zola a-t-il eu tort de lancer le brûlot de “J'accuse”? Sa gloire en a-t-elle souffert? Toute son oeuvre n'en a-t-elle pas été illuminée? Et aujourd'hui, parmi les vivants, l'une des oeuvres les plus hautes, celle de Malraux, est née, il me semble, de l'engagement d'un jeune être dans ce combat spirituel et sanglant, qui oppose à la fois les corps et les esprits. Certes une oeuvre comme la sienne transcende la politique; il n'empêche que la politique pénètre la condition humaine au point que c'est se condamner au néant, et singulièrement pour un romancier, que de prétendre l'ignorer.
C'est à propos de Gide et de sa passade communiste que Lacretelle émet ce jugement. Or cette vie de Gide, si trouble, un courant humain la traverse, une passion de la justice qui l'a engagé un peu à l'étourdie, dans le communisme; mais un livre comme Le Retour d'U.R.S.S. est un acte de courage dont peu eussent été capables. Quant à son Voyage au Tchad, accompli en dehors de toute complicité officielle, et où Gide ose attaquer de front des puissances redoutables, il n'est rien qui me le rende plus proche et plus fraternel. Gide était humain. Une grande oeuvre littéraire est presque toujours liée au destin d'un homme qui a combattu et souffert avec son peuple, avec les autres hommes… » (p. 138-139)

« Lundi 27 octobre 1958 ».

« Mais Simone de Beauvoir agit, à l'égard de tous les êtres qui ont traversé sa vie, comme Sartre interdit au romancier de le faire avec ses personnages : elle les connaît de l'intérieur. Ces créatures qui ont réellement vécu, nous sont montrées du dedans, comme si Simone de Beauvoir les avait créées, alors qu'elle les a seulement connues et aimées, qu'elle a seulement souffert par elles. Inoubliable Zaza dont le destin sert si bien cette haine du catholicisme, cette sourde rancune contre tout ce qui est chrétien… » (p. 154)

« Samedi 30 mai 1959 ».

« Lu presque d'affilée Le Dîner en ville de Claude Mauriac, et Le Planétarium de Nathalie Sarraute, si différents et qui illustrent tous deux… dirons-nous le renouveau du roman? On le dit trop. J'y découvre, quant à moi, une continuité. Vieux romancier, je ne me sens dépaysé ni chez cette dame ni, bien sûr, chez ce monsieur. Je ne m'y trouve pas en pays inconnu. Je n'y perds pas le souffle comme dans l'univers opaque de Robbe-Grillet.
Que vous le vouliez ou non, nous sommes toujours ici au vieux pays de la psychologie. Seules les méthodes d'approche diffèrent. Je suis d'ailleurs moins frappé que ne l'est Robert Kanters par ce qui rattacherait à Proust ces nouveaux venus. Proust retrouvait au-dedans de lui des destins révolus; son puissant télescope rapprochait ces mondes engloutis dans le temps et dans sa mémoire. Au contraire, les auteurs du Planétarium et du Dîner en ville nous font assister ici et maintenant, à mesure qu'ils s'engendrent l'un l'autre, aux états de conscience de leurs personnages.
Chacun de nos deux romanciers y parvient à sa manière, qui est unique et dont je demeure fort ébloui, sans toutefois céder, en tant que vieil auteur, à un complexe d'infériorité. Car enfin tous ces êtres que l'on nous montre dans la discontinuité d'associations non d'idées mais de désirs, qui sont-ils finalement? Qui est cet Alain de Nathalie Sarraute? Il n'est rien d'autre qu'un remous d'impulsions qui s'entredétruisent. Mais le tout est de savoir si la figure arbitrairement dessinée par les vieux romanciers n'atteignait pas une vérité à laquelle vous renoncez, et si ces ombres successives après lesquelles vous courez, ne vous font pas négliger la vraie proie. Si la connaissance de l'homme est la raison d'être du roman, convention pour convention, quelles auront été les plus efficaces? Ces polypiers de sensations que vous nous proposez ont tout de même un support. Tout ne s'écoule pas dans l'être humain. Et si l'essentiel en était ce qui demeure, et qui précisément vous échappe? Et si la seule part digne de mémoire de l'humanité était faite d'êtres qui dominent et règlent ces mouvements confus de la sensibilité, et qui se récréent selon une idée qu'ils se font du destin de l'homme?
Pourquoi n'y aurait-il de vérité romanesque qu'au niveau le plus bas et d'ailleurs le moins contrôlable? Vos analyses relèvent d'un arbitraire que je ne vous reproche certes pas : nous croyons à ce que vous inventez, mais ce que vous inventez imite un processus que vous faites semblant d'observer, plus “ficelle”, tout compte fait, que les déductions et que les inductions du vieux roman.
Ce qui survivra de ce nouveau monde romanesque, ce seront finalement des personnages, avec leur caractère singulier et les traits qui les marquent puissamment… À moins que votre ambition soit de n'écrire le roman de personne. Mais si pourtant l'homme était quelqu'un? Ce qui dans notre esprit survit de Proust, ce sont des types : Charlus, les Verdurin, Swann, la grand-mère et la mère de Marcel. Nous les reconnaîtrions dans un album de famille. Ils ont atteint la fixité, l'immobilité des grandes figures dessinées. Ils se sont solidifiés, pour durer. C'est ce qu'il adviendra des planètes humaines du Planétarium et des convives du Dîner en ville s'ils en sont dignes, comme je le crois. Le film ne se déroule pas indéfiniment. Il en subsistera en nous des créatures à la fois vivantes et immobiles…fixées. » (p. 266-267)

« Lundi 7 mars 1960 ».

« Seulement, voilà! Montherlant, c'est pour moi un écrivain, le type même de l'écrivain français d'une certaine famille (Chateaubriand, Barrès) à laquelle je me flatte d'appartenir aussi, avec d'anciennes et solides alliances du côté de Port-Royal : j'y suis moi-même demeuré fidèle, alors que Montherlant, qui a toujours joué les libertins, y a cherché des sujets de pièce, mais non des principes de vie. Il n'empêche qu'on est des frères.
Il existe un trait commun aux écrivains de cette famille, parmi lesquels figurent des cousins ennemis comme Aragon et Malraux. Je serais tenté de dire – qu'on me le pardonne, puisque je me considère comme l'un de ces messieurs – que ce trait tient dans une certaine imposture. Je n'entends pas le mot ici au sens sinistre où il figure dans le titre de Tartuffe : Tartuffe ou l'Imposteur. Mais Don Juan est lui aussi un imposteur. C'est de cette imposture-là qu'il s'agit, celle qui tient d'abord au style. Les écrivains de cette race recherchent tous l'effet et l'attitude la plus avantageuse, la musique et la pose, alors que les dialecticiens venus après eux s'inquiètent d'être vrais; pour moi, je me trouve dans l'entre-deux : tenant d'une certaine imposture, comme mes frères de la même lignée, mais le christianisme m'impose son sérieux et authentifie ma recherche… […] Je vois l'académie où Montherlant va entrer comme le dernier refuge des écrivains qui appartiennent à une certaine tradition d'écriture, qui soutiennent un certain ton, et dont le négligences mêmes sont inimitables. C'est peut-être cela “l'académisme”, après tout… » (p. 397-398)

« Dimanche 1er mai 1960 ».

« Il reste que pour un chrétien, ce qu'on appelle la crise du roman se ramène à cette insignifiance infinie du monde que vous décrivez et d'où Dieu s'est retiré, où l'aventure humaine n'a plus de sens. »  (p. 422)

Bloc-notes. Tome III. 1961-1964, présentation et notes de Jean Touzot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1993.

« Samedi 4 mars 1961 ».

« Rêvant de Tartuffe, je me demande si les romans d'aujourd'hui, qui ne comportent ni caractères, ni types, ni figures dessinées d'un trait appuyé, gardent des possibilités de durée. La survie d'une oeuvre romanesque est peut-être liée à ce qui semble périmé, dans le roman traditionnel, aux nouveaux romanciers.
Ce n'est parce que Proust a appliqué à l'art romanesque une certaine idée qu'il se faisait du temps que son oeuvre abordera aux époques lointaines, mais les Guermantes, Mme Verdurin, Odette, Swann, Legrandin, Charlus feront pour lui ce que les personnages de La Comédie humaine ont fait pour Balzac et la Bovary pour Flaubert. Je crains qu'un monde romanesque non figuratif ne soit un monde mort-né; ce qui peut être une nécessité : si la destruction atomique n'intervient pas, l'encombrement dans la mémoire humaine sera tel qu'il faudra bien que les oeuvres disparaissent en même temps que leurs auteurs et que le premier geste de chaque génération, à son entrée dans la carrière, soit un coup de torchon sur le tableau noir. » (p. 42)

« Jeudi saint [30 mars 1961] ».

« Sur le chef d'imposture, quel écrivain pourrait être acquitté? Il se trouve une part d'imposture dans toute oeuvre et dans toute vie. Le style en est la pierre de touche. Dans le cas de Montherlant, comme de tout autre, la vraie question est donc celle-ci : “Est-il ou non un écrivain authentique?” Et comme Montherlant en est un, que cela est aussi évident que le soleil, c'est donc qu'une part de vérité humaine existe en lui, que la source jaillit réellement d'un coeur ouvert – par quelle lance? Et qu'est-ce donc qui a fait barrage? Voilà ce qu'il faudrait montrer, qui serait sa véritable histoire, et qui est celle de chacun de nous. » (p. 55)

« Dimanche 8 juillet 1962 ».

« Ces confrères dont le métier est d'écrire et qui ne prennent parti sur rien, qui ne tracent pas un mot dont on puisse augurer un acquiescement ou une réprobation, à quelle distance vivent-ils de notre drame? Il se peut que cette différence apparente recouvre chez certains un détachement de tout ce qui ne les concerne que par la bande, si j'ose dire : cette politique sur laquelle ils n'ont pas pouvoir. Ce n'est pas forcément vil; car ce qui les concerne directement, par-delà les intérêts d'argent et de carrière, ce sont souvent des idées, une certaine conception de la vie qui tient pour méprisable les choses de la politique, le “brouillamini d'erreurs et de violences” dont parle Goethe, et qui ne dépend pas d'eux. Ils mettent l'infini ailleurs, dans la pensée désintéressée, ou dans le verbe, ou dans les couleurs et dans les sons.
Il m'est possible de comprendre ces raisons. Je me sens moins d'accord avec les écrivains qui invoquent l'exigence de leur oeuvre pour se tenir hors de la bataille. Leur oeuvre est une divinité goulue à qui est dû le sacrifice de tout le reste; rien ne leur importe que la merveille qui doit rendre leur nom illustre à jamais. Ils ne connaissent pas de devoir supérieur à celui-là. Je ne retrouve pas un texte de Marcel Proust, très saisissant, et qui leur donne raison : selon Proust, l'art n'accepte aucune excuse; il se moque du devoir civique et de tout ce que nous invoquons pour nous occuper de ce qui n'est pas lui. C'est un lieu commun de rappeler qu'en fait Proust lui-même a donné l'exemple d'une vie dévorée par une oeuvre, qu'il s'est servi de la maladie pour se couper du monde et qu'elle lui a été une cellule. Il est vrai… N'empêche que Marcel Proust ne fut pas un homme désintéressé de la chose publique. Il n'a pu tirer de lui-même, lorsque l'heure en fut venue, À la recherche du temps perdu que parce que, durant sa jeunesse et sa maturité, le temps, avec tout ce qu'il avait contenu, s'était en quelque sorte engouffré en lui; et il ne le retrouvait que parce qu'il l'avait épousé et absorbé. Marcel Proust prit parti pour Dreyfus dès la première heure. Il réagit à tout ce qui se passait et à tout ce qui passait. À cette condition, il put le fixer dans une oeuvre qui ne passera pas.
Si Proust, comme d'autres de ses contemporains, avait invoqué les intérêts supérieurs de la littérature et s'était désintéressé de la bataille pour Dreyfus, il n'eût pas été capable non plus de créer les Guermantes et les Verdurin. Ni Swann, ni Bloch, ni Saint-Loup n'eussent pu sortir de lui. Le désengagement créateur, à un tournant de sa vie, ne l'a été que grâce à l'engagement des années durant lesquelles il engrangea toutes les passions de son époque, et non moins que les autres, et avant toutes les autres, les passions de la politique.
Quelle grande oeuvre est jamais sortie d'un coeur et d'un esprit indifférents à l'histoire des hommes? Ni celle de Tolstoï, ni celle de Dostoïevski, ni celle de Dickens, ni celles de Stendhal et de Balzac.
Il est vrai que chez d'autres il saute aux yeux que la politique, bien loin de les effrayer, en ce qui concerne leur ouvrage, l'aura au contraire nourri et fécondé. Barrès n'y cherchait pas un divertissement, une excuse pour ne pas se livrer à une oeuvre plus exigeante; il demanda au contraire à la politique des thèmes et des motifs. Il amenda de ce phosphate sa terre un peu sèche et aride. Les trois romans de l'énergie nationale, qui sont la part solide, il me semble, de son oeuvre romanesque, n'existent que grâce à la politique, mais pas du tout au sens où je l'entends quand je dis Tolstoï, Dostoïevski, Balzac, Proust n'eussent pas été les romanciers qu'ils furent s'ils n'avaient étroitement épousé l'histoire contemporaine. Barrès, lui, l'utilise directement et profite de l'excitation qu'il y trouve, très différent en cela des grands romanciers qui ne songent plus à la politique, une fois embarqués dans leur énorme entreprise.
Et si le lecteur me coupe avec ce “Et vous?”, que j'imagine d'autant mieux que je n'ai cessé de penser à moi depuis que j'écris ceci, je nie que l'interruption de mon travail romanesque soit imputable au Bloc-notes. Si le démon qui m'a quitté me réenvahissait tout à coup, je n'en écrirais pas moins le Bloc-notes, qui ne constituerait pas en lui-même un empêchement ou une gêne, car ce n'est rien pour moi que de l'écrire : le vieil écrivain en exercice depuis un demi-siècle sait que le pire danger pour lui tient à cette aisance, à cette facilité acquise. Si je cédais de nouveau au démon romanesque, le Bloc-notes deviendrait sans doute le journal de l'oeuvre en gestation, mais je continuerais de le rédiger.
La vieillesse d'un romancier, ou plutôt ma vieillesse, car on ne peut parler que de soi, conjugue bizarrement la stérilité et le pouvoir créateur. Dès que je me trouve devant la page blanche, aucune créature inventée ne me sollicite plus, ne m'intrigue plus, ne me dicte plus son histoire; mais ce qui m'eût permis de lui donner vie, je le détiens encore et plus que jamais. Alors la véritable histoire, celle que nous vivons, s'engouffre avec tous ses crimes dans les canaux abandonnés du rêve. La passion nourrie en nous par tant d'événements funestes, par la décadence des partis et des assemblées, par la présence enfin, au sommet de l'État, de cet homme singulier, admirable de puissance, d'audace et de solitude, cette passion se substitue à ce que je ne suis plus capable d'enfanter et usurpe à son profit le don d'écrire, ce style qui ne lui était pas au départ destiné.
Car je reste romancier, quoi que je fasse. Certains n'ont été si scandalisés que j'ai tracé ici même du Georges Bidault que parce qu'à mon insu, et nullement de propos délibéré, j'ai montré ce petit Bidault, je l'ai fait vivre comme un personnage, réinventé, déformé, à demi réel, à demi recréé, tel qu'aucun roman de moi n'en propose, parce que ce roman satirique, dont j'aurais été capable, n'existe pas dans mon oeuvre. J'ai songé parfois que j'aurais pu y consacrer mes dernières années, mais c'eût été forcément une oeuvre dure, écrite à l'encre verte, je veux dire avec du fiel, et où ne se refléterait pas la dernière image que je souhaite laisser de moi à ceux qui m'auront aimé.
Un dernier roman où j'achèverais de me délivrer…. Aurai-je le temps de l'écrire? L'écrirai-je jamais? Non, ce n'est pas l'âge qui me l'interdit; je ne fus jamais plus bouillonnant qu'aujourd'hui, aux heures de grâce. Toute une vie d'homme, même du plus pauvre homme, quelle accumulation de richesses! Et ce n'est pas non plus, quoi que j'aie pu prétendre quelquefois, une certaine timidité à laquelle je céderais, devant les techniques de me cadets; car si j'écrivais ce livre, il ne s'agirait pour moi que de me plaire à moi-même et à ceux qui me sont accordés (comme des violons sont accordés). Ce qui paralyse, à mon âge, c'est l'approche d'une certaine heure, qui rend insignifiant tout le reste : une réalité si effrayante qu'elle tue le songe. Aucune histoire inventée ne peut plus être substituée au dernier chapitre de la nôtre. Et dans le grand silence prémonitoire, je n'entends plus que le clapotis du quotidien que j'ai appelé le Bloc-notes. » (p. 211-214)

Bloc-notes. Tome IV. 1965-1967, présentation et notes de Jean Touzot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1993.

« Dimanche 14 février 1965 ».

« Reste l'oeuvre romanesque. Que pèse le fatr.s idéologique de Tolstoï au prix de La Guerre et la Paix, d'Anna Karénine, de La Mort d'Ivan Illitch? Mais il n'eût pas été l'auteur de La Guerre et la Paix, d'Anna Karénine, de La Mort d'Ivan Illitch s'il n'avait pas été aussi l'apôtre d'une fausse religion. Il n'aurait pu créer ce monde vivant s'il n'avait pas été pris au-dedans de lui dans ces contradictions, car d'elles sont nées les créatures qui nous enchantent. Cet énorme ratage était nécessaire à la gestation du monde que Tolstoï portait en lui et qu'il aurait eu le bonheur immense de créer, et qui suffirait à justifier à mes yeux tant d'erreurs et de souffrances infligées et subies, même si je n'étais pas chrétien. Le terreau d'une mauvaise conscience et le noeud de vipères d'une famille de boyards, il n'a rien fallu de moins pour que naisse la plus haute oeuvre romanesque de tous les temps. » (p. 29-30)

« Samedi 20 février 1965 ».

« Ils ont beau dire, c'est presque toujours la politique qui moralement situe un écrivain, même s'il y est demeuré étranger. Marcel Proust n'a pas sacrifié Le Temps perdu à la politique, et il s'en est glorifié; mais Le Temps perdu qu'il portait en lui ne l'a pas empêché d'être du côté de Dreyfus. Si je me considère moi-même (et je tiens maintenant ma vie sous mon regard), je ne crois pas que la politique m'ait détourné de ma tâche d'écrivain, mais je suis sûr qu'elle a obligé le chrétien inconséquent que j'étais à parler et à écrire selon qu'exigeait sa conscience. »  (p. 33)

« Dimanche 21 mars 1965 ».

« La Comédie humaine? je la compare à une fabrique de billets qu'un faussaire de génie, exploité par des habiles (mais lui-même les exploite et pour finir les vole), qu'un fou de génie tire lui-même à l'effigie des personnages qu'il invente, et qui survivront à toutes ces générations englouties et redevenues poussière dont ils étaient la réplique. »  (p. 47-48)

« En littérature, là où les femmes règnent, il n'y a pas d'enfer. Le véritable enfer, c'est Le Portrait de Dorian Gray, c'est la stérilité des Faux-Monnayeurs.
Mais alors Marcel Proust? Le miracle proustien m'étonne plus que celui de La Comédie humaine parce que Proust n'a pas eu de Mme de Berny ni d'“étrangère” et qu'il a retrouvé au-dedans de lui et tiré de sa propre chair un monde enchanté qui lui était interdit; or Mme de Guermantes, Gilberte, Odette, Swann sont plus vraies, plus vivantes, il me semble, parce que moins “typifiées” que les héroïnes de Balzac. »  (p. 48-49)

« Dimanche 25 juillet 1965 ».

« Nos créatures ne relèvent pas toujours de notre passé, elles sont souvent un nous-même dont nous projetons l'image sur l'écran du futur. Nous sommes, en quelque sorte, dans nos romans, notre propre prophète. Je suis étonné de découvrir en moi, devenu vieux, des traits dont je marquais mes créatures conçues en pleine jeunesse ou dans mon âge mûr. Elles ne sont pas toujours faites de ce que nous nous rappelons. La plupart de mes personnages, j'ai fini par le rejoindre. »  (p. 117)

« Jeudi 26 août 1965 ».

« Quel appauvrissement pour le romancier que la misogynie, même quand la racine n'en est pas homosexuelle! C'est la misère du roman naturaliste français. »  (p. 126)

« Vendredi 24 septembre 1965 ».

« Or Barrès n'était pas essentiellement un romancier (bien que Les Déracinés soient un des grands romans du siècle), mais un témoin-musicien, enclin à emprunter ses thèmes, comme d'ailleurs nous faisons tous, à son histoire personnelle (et là, les Cahiers le montrent incomparable), et aussi à la conjoncture politique : sur ce dernier chapitre, c'est sa malchance que ces thèmes-là soient devenus presque inintelligibles aux Français après 1918. » (p. 135)

« Mais tels que nous étions, Barrès demeurait pour nous le maître. Que des écrivains aussi différents que Montherlant, Aragon, Malraux, moi-même, nous ne l'ayons jamais renié (Drieu la Rochelle, Roger Nimier étaient ses fils, eux aussi), et que tous nous consentions à cette filiation, c'est ce qui m'a longtemps fait espérer qu'une source commune à trois générations finirait par jaillir de nouveau et que nos enfants la redécouvriraient. »  (p. 137)

« Samedi 12 février 1966 ».

« […] je crois quant à moi que le vieux roman redevient jeune dès qu'un vrai romancier s'en mêle. Affaire non de technique, mais de don. J'ai relu l'été dernier avec émerveillement le Docteur Jivago, de Pasternak, dont l'art demeure très proche de celui de Tolstoï, et d'abord par ce qu'il signifie. […] Opposé à ce “vieux roman” qui “signifie”, on pourrait dire que le nouveau roman est “insignifiant” au sens où l'on dit de la peinture qu'elle ne figure pas. »  (p. 212-213)

« Peut-être n'y a-t-il plus de roman comme il n'y a plus de peinture, parce que vous avez pris sur vous de nier ce qui est : la conscience humaine, ce tribunal au-dedans de nous dont parle Bossuet et qui condamne tous les crimes. » (p. 213-214)

« Je trouve parfois étrange le complexe de supériorité dans ces chefs de file d'une génération qui, en comparaison de la nôtre, paraît si pauvre qu'on en est presque gêné. Il y eut un temps où vivaient à la fois Claudel et Gide, et Proust, Jammes et Valéry, Fargue et Apollinaire, Colette, Bernanos. Et je ne nomme pas les survivants, de peur d'en oublier. Tous ces noms composent une époque, peut-être une grande époque… Mais l'analyse que nous en ferions décèlerait (je pense en particulier à Valéry et au surréalisme) le germe de ce qui nous tue aujourd'hui, le phylloxéra qui a ravagé le cépage littéraire français. Ou plutôt, et pour choisir une image plus juste et moins cruelle, nous retrouverions l'endroit de la vie où il y a eu un mauvais aiguillage. Il faut “retrouver la voie” comme le personnage de ce film dont parle Claude Mauriac dans son dernier article. Ce n'est pas une affaire de technique. Les techniques valent ce que vaut le romancier qui en use. Ce qui importe, c'est de remonter à la source, qui existe, que vous le vouliez ou non. Je ne propose pas le refuge d'une croyance : il ne s'agit pas de “se sauver”. Je me tiens au niveau de l'homme qui écrit à partir de ce qui relève de son expérience. Et certes je ne le nie pas : les tenants de l'absurde ont beau jeu pour dégager le non-sens du monde. Mais c'est à condition de refuser de voir tout un ordre de faits qui eux aussi relèvent de l'expérience, et c'est ce que vous rejetez par-dessus bord sans vouloir même l'examiner. Pour nous qui avons gardé la foi, c'est de cela que l'art humain et en particulier le roman tire son irremplaçable substance.
Je sens bien la vanité d'un débat de cet ordre : un chrétien peut trouver un sens à tout, comme vous êtes libres de faire de l'absurde un absolu. Mais ce choix n'est pas sans conséquences pour l'art d'une époque. » (p. 214-215)

Bloc-notes. Tome V. 1968-1970, présentation et notes de Jean Touzot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1993.

« Dimanche 7 avril 1968 ».

« L'interview dans L'Express d'Alain Robbe-Grillet me divertit et me donne le plaisir que j'aurais à observer un curieux animal, un insolite raton laveur. Le fait que nous sommes lui et moi deux écrivains ne nous rapproche ni ne nous oppose. Ce qu'il voit, bien que je le voie moi aussi, n'est pas ce qui m'intéresse, et ce qui m'intéresse n'a pas même d'existence à ses yeux. L'unique nécessaire de l'un est néant pour l'autre. Cette transfiguration au-dedans d'un être de la vie révolue, qui est le fond commun d'une certaine littérature, de Marcel Proust à Francis Jammes, est ce dont se moque cet ingénieur agronome, qui rirait bien si je lui demandais de définir les termes de mon vocabulaire personnel : bien, mal, conscience, vie intérieure, responsabilité, foi, espérance, impureté, pardon. Je le vois rire, je l'entends rire. Il hausse les épaules : tout cela est fini, tout cela est mort. Un ingénieur agronome ne fait pas de phrases sur les feuilles mortes, il ne les balaie même pas : elles sont balayées, croit-il, sans qu'il s'en mêle. » (p. 58-59)

« Mardi 7 octobre 1969 ».

« Un lecteur qu'ont intéressé mes propos sur André Gide dans un récent bloc-notes, me reproche de m'être dérobé devant la seule question qui importe à mes yeux : “L'oeuvre de Gide, qu'est-elle devenue pour vous?” Voilà la question cruelle et qu'il ne faudrait pas poser à un vieil auteur sur un maître qui a tant compté pour lui, non certes le seul, ni le plus admiré (il y avait Barrès), mais différent de tous les autres, à part de tous les autres, le plus énigmatique, à cause de ce mélange de rigueur classique d'une étrangeté (Paludes) annonciatrice de la littérature nouvelle. […] Le cas de Gide, c'est l'histoire d'une oeuvre dominée, écrasée par son auteur. Il n'y a que lui qui compte et qui survit. C'est le contraire pour Racine, qui disparaît dans le rayonnement de ses tragédies.
Je pourrais constater pour finir que de tous les grands aînés que j'ai connus Gide demeure avec Marcel Proust celui qui me manque le plus, qui m'aidait le mieux à me juger moi-même. Il était l'opposant toujours là, dont j'avais besoin. » (p. 254-255)

« Jeudi 23 octobre 1969 ».

« N'importe, Malraux, du moins je crois, demeure le plus grand écrivain français vivant et à coup sûr le plus singulier. »  (p. 258)

« Novembre 1969 ».

« À partir d'une certaine époque, j'ai lu Nietzsche et son destin qui me passionnaient. Un peu Freud aussi, beaucoup plus tard, et j'avais déjà écrit la plupart de mes romans. Je pensais que l'important, c'était de créer des personnages qui pussent être soumis à la psychanalyse, sans que je connaisse d'avance moi-même le résultat et que ce ne soit pas moi qui apparaisse dans le total. »  (p. 271)

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