Photo de Georges DuhamelGeorges Duhamel

(1884-1966)

Dossier

Le roman selon Georges Duhamel

« Je marche au milieu des fables » : l'art du roman selon Georges Duhamel, par Pierre-Emmanuel Roy, 19 avril 2019

Il semble d'usage de faire précéder toute étude sur Georges Duhamel par quelques mots sur le triste sort que lui a réservé la postérité. Son oeuvre, ainsi qu'Arlette Lafay, Evelyn Girard et Michael Schwarze le font observer [1], s'est peu à peu enlisée dans l'oubli depuis l'entre-deux-guerres, époque où Duhamel était au faîte de sa carrière. Cette relative obscurité offre cependant un terreau fertile aux jugements sommaires. Depuis sa mort en 1966, Duhamel aura été présenté tour à tour comme un réactionnaire vociférant [2] et un « homme du présent, […] philosophe généreux et optimiste [3] »; comme un illustrateur des « sentiments sociaux [4] » et le peintre d' « un univers limité à quelques expériences bien précises [5] ». Sans être toutes infondées, ces expressions paraissent difficilement conciliables, et nous laissent de Georges Duhamel une image confuse. Depuis les années 1980, toutefois, un petit nombre d'études sur l'oeuvre duhamélienne, notamment celles d'Arlette Lafay et de Chantal Fouché, ont jeté quelque lumière sur les romans et les prises de position de cet écrivain engagé. Mais des zones d'ombre persistent, particulièrement en ce qui concerne les textes critiques de Duhamel. Rarement réédités et peu lus de nos jours, ceux-ci méritent d'autant plus notre attention qu'ils constituent un accès privilégié aux conceptions romanesques d'un écrivain d'importance, qui, ainsi que l'écrivait André Billy en 1930, représentait « réunis l'Anatole France et le Romain Rolland de [sa] génération [6] ». De Guerre et littérature (1920) à Travail, Ô mon seul repos! (1959), Duhamel n'a cessé de publier, en marge de son oeuvre romanesque, des conférences, des essais et des manifestes sur l'art du roman, avec le souci évident de rallier autant de lecteurs que possible à ses théories. Mais en quoi ces théories consistaient-elle précisément? C'est cette question qui me servira de fil conducteur dans les prochaines pages, où je m'emploierai, en ne considérant que l'oeuvre critique de Georges Duhamel, à relever les points saillants de son discours sur le roman. Je commencerai par expliquer ce que Duhamel voit comme la nature et la finalité de la littérature romanesque, puis je détaillerai les moyens dont, selon lui, le romancier doit user pour atteindre ses objectifs. Enfin, j'aborderai le sujet de la tradition chez Duhamel, en m'arrêtant en particulier aux opinions que professe cet auteur sur l'imitation et l'originalité.

Le roman et sa finalité.

Comment Georges Duhamel définit-il le roman? Avant d'explorer le détail de la question, il faut sans doute en considérer les grandes lignes. Pour Duhamel, c'est d'abord par son ampleur que le roman se distingue des autres formes littéraires : contrairement à la nouvelle et au récit, il présente « un grand nombre de personnages, des cadres variés, des événements complexes [7] ». Sur ce point, difficilement contestable il est vrai, Duhamel s'estime en accord avec les écrivains de son temps. Mais, dès les premières pages de son Essai sur le roman (1925), il se dresse contre les mauvais traitements que ses contemporains infligent à cette forme littéraire : éblouis par la popularité du roman, beaucoup le servent en effet à toutes les sauces, au point de le dénaturer.

Il faut des romans! Le public en veut! Le public en exige! Mieux encore : le public en achète! On en fera donc. Et l'on voit ces mauvais écrivains, qui sont parfois de pauvres écrivains aussi bien que des écrivains pauvres, faire roman de tout [8].

Le constat est sévère, et révèle une conscience aiguë de la crise que traverse la forme romanesque au début du XXe siècle. Duhamel souligne même à plusieurs reprises la gravité de la situation : « […] le roman accueille toutes les épaves. Obèse, apoplectique, informe, monstrueux, il fait ventre de toutes les nourritures [9]. » Cet état d'errance n'est toutefois pas sans appel. Le roman attend seulement qu'on le remette sur la bonne voie, qu'on lui désigne le but auquel il doit tendre et les écueils qui le guettent. Ainsi, Duhamel déclare franchement que certaines matières ne conviennent pas à la forme romanesque. Le romancier risque de « s'égarer [10] » s'il se complaît, par exemple, dans un « fatras documentaire [11] » ou de « pesantes thèses sociales, morales, économiques ou autres [12] ». Il doit plutôt rester fixé sur un objectif unique : « la recherche de l'éternelle vérité humaine [13] ». C'est cette finalité qui constitue, au-delà des questions d'ampleur et de complexité, le fondement du roman et le « devoir [14] » du romancier.

Mais « la recherche de l'éternelle vérité humaine » peut sembler un projet vague, du moins au premier abord. Tâchons donc de le préciser à l'aide des écrits de Duhamel, en commençant par écarter tout ce qui est accessoire, c'est-à-dire les conséquences heureuses, mais secondaires, de l'invention romanesque. On pourrait en citer plusieurs. Le roman représente d'abord un exutoire pour le romancier, qui déverse dans son oeuvre un trop-plein de pensées et d'émotions. « Les idées, comme les personnages imaginaires, comme les images, comme les chants lyriques, tout cela nous étoufferait si nous n'avions pas la divine exonération de l'oeuvre [15]! » Mais là n'est pas la principale finalité du roman : s'il ne profitait qu'au romancier, à quoi bon publier? Les bons romans, écrit aussi Duhamel, produisent une « musique verbale [16] » caractéristique de leur auteur. Mais c'est ailleurs que leur beauté trouve son véritable fondement. Duhamel s'inquiète, au demeurant, que « l'invention technique », c'est-à-dire les recherches formelles, ne détourne les écrivains « de leur destin, de leur mission [17] ». Il faut ajouter que la « mission » du romancier n'est pas non plus d' « émouvoir », ni même d' « instruire [18] », du moins dans le sens étroit et didactique du terme : ces visées sont trop étroites pour occuper entièrement un romancier digne de ce nom. Enfin, le romancier n'a pas vocation à peindre une époque à la manière d'un sociologue ou d'un historien. Cherchant sans doute à se distancier des naturalistes et de leurs héritiers, Duhamel écrit, au sujet de sa Chronique des Pasquier : « Je laisse aux historiens leur tâche très sourcilleuse. L'histoire n'est pas absente de ma chronique : elle en forme la toile de fond [19]. »

Ce qui représente en vérité l'essence du roman, c'est « la peinture des âmes [20] ». Le roman véritable, pour Duhamel, constitue ni plus ni moins qu'une « galerie de portraits » qui « entrent en action [21] ». C'est en ce sens que « le roman n'a pas de sujet [22] » : les événements s'y produisent au gré des personnages, sans suivre un plan tracé d'avance, si bien qu'on a toujours peine à les résumer. Le roman ne sert pas à démontrer une thèse, à transmettre une leçon ou à relater un événement historique : s'il le fait, ce doit être par contrecoup. Le développement naturel des personnages doit toujours primer. Sur ce point, Duhamel est catégorique : « la psychologie demeure le fond de toute étude romanesque [23] ».

La « peinture des âmes » n'est cependant pas une fin en elle-même. En s'y livrant, le romancier cherche à « rendre sensible l'âme humaine [24] », afin d'aider ses lecteurs « à vivre pleinement, […] consciemment [25] ». Tout le reste – effets de style, pathos, documentation, etc. – doit être ou bien écarté, ou bien mis au service de ce dessein, que Duhamel présente, dans sa Défense des lettres (1937), comme la fonction sociale du romancier.

Requis par les soucis et les travaux de leur fonction personnelle, la plupart des citoyens, dans une société normale, n'ont ni la vertu ni le temps de connaître le monde, au sens philosophique et poétique du mot, et d'exprimer dans une langue ingénieuse la substance de leurs découvertes. Ils s'en remettent volontiers au spécialiste, c'est-à-dire à l'écrivain qui, dans la mesure de son crédit, se trouve mandaté pour accomplir des actes de connaissance [26].

Notons au passage la manière dont Duhamel caractérise l'écrivain dans ces lignes : ce dernier est un « spécialiste […] mandaté » qui se rend utile auprès de ses concitoyens. Une sorte de médecin de l'âme, dont la compétence repose davantage sur l' « humilité » et l' « expérience » que sur une vague inspiration poétique [27]. Bien qu'on trouve parfois, chez Duhamel, une certaine emphase dans les passages touchant l'art du romancier – celui-ci est après tout investi d'une « mission » – la figure qui s'impose est le plus souvent celle d'un simple professionnel. Rejetant ce qu'il nomme la « doctrine de la tour d'ivoire [28] », Duhamel voit dans le romancier un « ouvrier du présent [29] », un être lucide et pragmatique dont les procédés littéraires tiennent du « microscope » et du « thermomètre [30] ». De toute évidence, Duhamel distingue de nombreux points communs entre la création romanesque et la médecine, son premier métier. On s'explique bien, alors, que dans ses textes critiques, il cherche non seulement à inculquer le sens d'une mission aux « jeunes équipes de nos narrateurs [31] », mais aussi à leur transmettre son savoir-faire, un ensemble d'outils et de procédés qui les aideront à s'acquitter de leur fonction sociale. Ce savoir-faire, qui parsème les nombreux écrits de Duhamel, offre de précieuses indications sur sa vision du roman. Tâchons d'en dégager les principaux aspects.

Les instruments du romancier.

Duhamel se veut donc un « réaliste de l'âme [32] », en ce sens qu'il voit dans la « psychologie […] le fond de toute étude romanesque [33] ». Une question se pose alors : sur quels types de personnages le romancier doit-il mener ses recherches psychologiques?

Pas sur des êtres d'exception, en tout cas. Dans plusieurs de ses écrits, Duhamel reproche aux romantiques et aux classiques d'avoir peint des « monstres [34] », des « figures de rêve [35] » qui n'ont rien de commun avec l'homme ordinaire. Phèdre, Hernani, Quasimodo sont des personnages beaux et étonnants, mais un abîme si profond les sépare de nous qu'ils ne sauraient nous renseigner sur notre propre existence. « Il leur manque la chair et le sang de la communion humaine [36]. » Selon Duhamel, le devoir du romancier est de créer des personnages dont le caractère ne dépasse pas outre mesure l'ordinaire – ils peuvent même, au besoin, être « médiocres, méprisables ou malheureux ou décevants [37] ». De cette façon, le lecteur pourra reconnaître en eux ses doutes, ses espoirs et ses faiblesses. Il sera amené, en lisant leur histoire, à faire un « retour sur [lui]-même [38] ». Voilà pourquoi le « médiocre Salavin », auquel Duhamel a consacré tant de pages, est « habité par un grand sujet [39] ». Ses velléités et ses échecs lui font incarner la condition humaine [40].

Ce que Duhamel écrit sur le personnage de roman vaut aussi pour l'action : ni l'un ni l'autre ne doit présenter un caractère extraordinaire. C'est dans ce sens qu'il faut entendre l'expression « romanesque familier », que Duhamel propose dans une conférence de 1936 [41]. S'il veut toucher son but – aider le lecteur à « vivre pleinement » – le romancier doit « recréer le réel [42] » de manière à révéler « la texture vraiment merveilleuse de la vie quotidienne [43] ». Duhamel ne souhaite pas faire s'évader le lecteur dans un monde factice, mais plutôt lui montrer les nuances secrètes qui font la beauté de l'existence. Le lecteur doit pouvoir dire, comme lui : « Je marche au milieu des fables [44]. » De là le rejet, chez Duhamel, du roman d'aventures et du roman historique [45], deux formes dont la tendance est à privilégier le lointain et l'extraordinaire aux dépens de l'ici-maintenant. Les romans auxquels la « substance humaine [46] » fait défaut laisseront toujours le lecteur sur sa faim, quelque divertissants qu'ils puissent être.

Ici, il faut préciser que la peinture de la vie quotidienne présente en réalité un double avantage. On a vu qu'elle amenait le lecteur à un « retour sur [lui]-même [47] », contrairement aux histoires extraordinaires. Mais elle permet aussi au romancier de traiter un sujet dont il a une connaissance intime. Ce fait est d'une grande importance : Duhamel juge que le romancier « véritable » est « celui qui peut s'enfermer avec une main de papier blanc, un porte-plume, de l'encre, et tout tirer de son fonds [48] ». C'est le fruit de ses observations et de son imagination, et non des renseignements de seconde main, qui doit former son principal matériau. Comme Duhamel se plaît à le répéter : « la documentation est un leurre [49] ». En effet, s'il traite un sujet qui lui est familier, le romancier peut laisser l'action et les personnages se développer aussi naturellement que possible; il évite que des maladresses, inévitables s'il ne connaît pas personnellement son objet, compromettent la vérité de son récit. Malgré tout son talent, Zola est justement tombé dans ce piège que Duhamel ne cesse de signaler à ses confrères : son « oeuvre est en partie gâtée par un fatras documentaire qui n'est ni sincère, ni authentique, ni surtout efficace [50] ».

Certaines formes, on l'aura deviné, conviennent mieux que d'autres à l'idée du roman que prône Duhamel. Un roman bref et corseté, comme Adolphe, ne peut serrer le réel d'aussi près que les longs romans russes, où l'écrivain est libre de représenter toutes les étapes du développement des personnages, jusque dans les faits les plus banals en apparence. Ainsi, Duhamel, qui au début des années 1920 voyait l'avenir du roman dans les petites compositions [51], se révélera enfin un partisan convaincu du « roman cyclique » (terme qu'il juge plus précis que « roman fleuve [52] »). L'avantage de cette forme? Elle permet mieux qu'aucune autre de « [faire] vivre [un groupe de personnages] tout au long d'une époque, au milieu des événements de cette époque, vivre et mûrir, mûrir puis vieillir [53] ». Par sa souplesse et son étendue, le roman cyclique donne au romancier toute la licence dont il a besoin pour peindre fidèlement le quotidien, sans le réduire à un noyau compact. Le roman cyclique n'a même pas à respecter certaines des conventions les plus fondamentales de l'art romanesque. Il peut, par exemple, fort bien « se passer de dénouement », puisque le modèle sur lequel il se règle n'en connaît aucun : « la vie de l'espèce a-t-elle un dénouement [54]? ».

Le roman cyclique favorise aussi l'emploi d'un procédé que Duhamel dit emprunter aux « hommes de laboratoire [55] », et qui consiste à examiner un sujet sous de multiples points de vue pour en fixer tous les contours. Comme l'explique Duhamel, son roman cyclique Vie et aventures de Salavin donne à lire, d'un livre à l'autre, le protagoniste lui-même, un narrateur omniscient, le meilleur ami de Salavin, ainsi que le journal de Salavin (« Salavin tel qu'il se voit et tel qu'il “s'écrit” [56] »). Chacune de ces perspectives illumine une nouvelle face du personnage, lui donnant chaque fois un peu plus de relief. On trouve aussi cette technique dans la Chronique des Pasquier, que Duhamel considère comme son oeuvre maîtresse [57]. Par de tels procédés, le roman cyclique parvient à reproduire, dans une large mesure, l'épaisseur et la complexité de l'existence. Il apparaît toutefois légitime de se demander si, en vantant les mérites du roman cyclique, Duhamel contredit ce qu'il écrivait en 1920 à son ami Roger Martin du Gard :

Les chefs-d'oeuvre du roman, depuis La Princesse de Clèves et les romans de Voltaire jusqu'à Dominique, sont des ouvrages de petites proportions, mais mieux taillés que Les Misérables ou même La Cousine Bette pour résister aux siècles. Ce sont des choses réussies, plutôt que des choses énormes [58].

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ces propos ne sont pas nécessairement le signe d'une rupture dans la pensée de Duhamel. À preuve : en 1934, après avoir publié tous les volumes de Vie et aventures de Salavin et amorcé l'écriture de la Chronique des Pasquier, Duhamel se déclarait encore partisan des « récit[s] sommaire[s] [59] ». En effet, un bon roman cyclique, comme son nom le laisse entendre, se compose en réalité « d'un nombre plus ou moins grand de récits brefs, exactement articulés entre eux [60] ». Ce serait donc une erreur de croire que cette forme autorise un quelconque relâchement dans la composition. Duhamel dit d'ailleurs avoir écrit sa Chronique des Pasquier d'après un « plan préalable » – assez « souple » et « docile », bien sûr, pour ne pas contraindre le romancier et ses personnages [61] –, et il précise que Vie et aventures de Salavin, bien que créé sans aucun plan, ne doit rien à un « bourgeonnement arbitraire [62] ». Le récit de Salavin a « grandi comme un arbre, comme un être vivant [63] »; non pas au gré du hasard, mais en vertu des critères souverains de l'art romanesque : la vérité et le naturel.

Le roman entre tradition et modernité.

On a souvent reproché à Georges Duhamel son attachement à la tradition. Le réquisitoire est connu : Duhamel serait un « homme du dix-neuvième siècle par tous ses livres [64] », un adversaire farouche des avant-gardes [65], un écrivain « raide, digne, compassé [66] ». Dans quelle mesure ces critiques sont-elles justifiées, en ce qui concerne la vision du roman de Duhamel? Celui-ci appartient-t-il vraiment, comme le soutient Michael Schwarze, à une « arrière-garde moderne » que caractérise un « recours incohérent aux discours et aux traditions les plus diverses [67] »? On ne saurait définir la conception du roman de Georges Duhamel sans creuser la question.

Il faut d'abord reconnaître que Duhamel appuie constamment, dans son oeuvre critique, sur l'importance de la transmission. Le romancier du XXe siècle, écrit-il, est l'héritier d'une lignée d'écrivains ayant « patiemment mis au point » des « méthodes, [des] rites et [des] pratiques [68] » d'écriture. Le temps a démontré la valeur de ces instruments : il s'agit donc de s'en servir, « et sans ingratitude [69] ». Duhamel juge ainsi qu'il serait vain, « après un siècle de réalisme exact et salutaire, de ne pas définir un personnage romanesque, de ne pas lui donner toutes les fiches signalétiques nécessaires [70] ». De même pour les questions de style : les « bons écrivains », soutient Duhamel, usent d'une « langue ingénieuse [71] », mais toujours en respectant le bon usage établi par leurs prédécesseurs [72]. Le rôle du romancier n'est donc pas de triturer la langue, mais de « se châtier sans cesse dans [ses] ouvrages pour l'enseignement des générations nouvelles [73] ». Les romanciers qui, au nom de l'originalité, rejettent le legs de leurs devanciers et s'autorisent toutes les impropriétés de langage sont comme des « savant[s] de laboratoire » qui lèveraient le nez sur « le microscope, le compas, le thermomètre [74] ». Leur affectation les rend ridicules. Et elle ruine aussi leur dessein, puisque sans l'assise de la tradition, l'innovation même devient impossible. Comme l'écrit Duhamel, dans une des phrases les plus mémorables de la Défense des lettres : « L'imitation est jusqu'à nouvel ordre la seule école de l'originalité [75]. »

Mais en dépit de ses égards pour la tradition, Duhamel fait valoir la nécessité d'innover dans la création romanesque. « J'ai peu de goût pour les impasses [76] », écrit-il. Pour ne pas s'embourber dans de vieilles conventions littéraires, le roman n'a d'autre choix que de progresser. Seulement, il faut que ce soit toujours en direction de son but véritable : éclairer notre vie intérieure.

Si l'innovation ne passe pas par une rupture avec la tradition, comment procède-elle? On sait que le romancier peut transposer dans son art certains procédés scientifiques, en faisant notamment « varier les éclairages [77] » autour de son protagoniste. Mais il doit aussi profiter d'apports étrangers : dans son Essai sur le roman, Duhamel engage ses contemporains à affiner leur connaissance de l'âme humaine à la lecture des « écrivains du Nord », notamment Ibsen et Dostoïevski, qui sont allés plus loin que les Français dans l'investigation psychologique. Les personnages complexes et profonds que ces auteurs mettent en scène marquent un progrès décisif par rapport à la « psychologie méditerranéenne », portée à réduire l'être humain à un type, à une pâle « formule [78] ».

L'innovation, on le voit, ne s'opère pas seulement par l'imitation, mais aussi par le rejet des traditions désuètes, comme celle du personnage type. Certes, le romancier doit reprendre les outils que lui lèguent ses prédécesseurs, mais il ne doit pas pour autant s'interdire d'en faire le tri. De tous ses devanciers, ceux que Duhamel évoque le plus souvent dans ses écrits sur le roman sont les romantiques et les naturalistes. Tout en reconnaissant l'importance de leurs apports littéraires, il estime que le roman moderne doit abandonner plusieurs de leurs pratiques. Les griefs de Duhamel à l'endroit des romantiques se résument essentiellement à ceci : ces écrivains s'intéressaient davantage à des chimères qu'aux problèmes concrets de l'existence [79]. Le regard qu'ils portaient sur l'être humain manquait cruellement de lucidité : « Le romantisme a cessé de nous donner des chefs-d'oeuvre. Il n'a pas encore fini d'égarer notre jugement [80]. » Les reproches que Duhamel fait aux naturalistes sont plus nombreux : une volonté « puérile » de conserver dans le dialogue les incorrections de la langue populaire [81], des descriptions fastidieuses [82], un manque de poésie et d'humour [83] et, par-dessus tout, une « observation sèche […] et un peu myope de la nature [84] ». Leur conception étriquée du réalisme les a conduits à ne peindre que les apparences et à négliger l'essentiel, c'est-à-dire la vie intérieure. Les lacunes des naturalistes se perpétuent cependant chez plusieurs romanciers contemporains, qui, désireux de « faire fort », sombrent dans ce que Duhamel nomme « la littérature du désespoir [85] », une littérature froide et sombre aux « brutalités [86] » artificieuses. Confit dans des dogmes surannés, le courant naturaliste « offre [au XXe siècle] le tableau d'une complète décadence [87] ».

Duhamel lance donc de sévères critiques à des modèles dont il revendique pourtant l'héritage. Doit-on toutefois en conclure qu'il se rend par là coupable d'une « incohérence fondamentale [88] »? Je ne le crois pas. Duhamel affirme, dans son Essai sur le roman, que le roman moderne est appelé à « faire la synthèse des propositions du siècle précédent [89] ». Il doit, plus précisément, engendrer un « réalis[me] de l'âme [90] », en combinant d'une part le souci d'intériorité des romantiques, et d'autre part le souci de réel des naturalistes. On ne saurait trop insister sur l'importance, ici, du terme de synthèse : il fait la pleine lumière sur la position de Duhamel. Celui-ci ne souhaite pas un retour impossible au passé. Il ne cherche pas non plus à rompre avec la tradition. Il tient plutôt un parti mitoyen entre deux camps également décriés : les « dandys de tous les classicismes » et les « révolutionnaires de ce matin [91] ». La raison en est qu'il conçoit l'évolution du roman comme une dialectique où les bonnes idées perdurent et se développent, et où les mauvaises tombent en désuétude. Duhamel – il faut lui rendre cette justice – n'est pas du même avis que La Bruyère sur l'innovation : « Il serait dangereux de penser qu'ils ont tout dit et que nous arrivons trop tard. Nul n'arrivera jamais trop tard. Le portrait de l'homme ne sera jamais achevé [92]. »

Pour conclure, que faut-il retenir des écrits sur le roman de Georges Duhamel? On peut répondre à cette question en trois temps. 1) Le roman se définit avant tout par son utilité : il doit rendre sensible au lecteur les merveilleuses nuances de la vie humaine. 2) Pour atteindre ce but, le romancier doit peindre des personnages dans lesquels les lecteurs puissent facilement se reconnaître. Il doit procéder avec exactitude et en profondeur, sans s'égarer dans les « nébulosités romantiques [93] » ou dans « l'observation sèche » et « matérielle [94] » des naturalistes. 3) Le roman, comme les autres formes littéraires, est le fruit d'une « tradition bien-évoluante [95] ». Pour progresser vers son objectif, il doit reprendre et perfectionner la part utile de cette tradition, et en écarter les éléments caducs.

Ces observations faites, il me paraît nécessaire de souligner la cohérence des propos de Duhamel sur le roman. On peut, certes, lui reprocher quelques inconséquences : le personnage vaporeux de Cécile Pasquier, par exemple, s'apparente aux « figures de rêve [96] » que Duhamel condamne pourtant chez les romantiques. Mais le système qui se fait jour dans son oeuvre critique, depuis ses premiers écrits sur la poésie jusqu'à ses dernières publications, est d'une remarquable unité.

Il faut aussi noter, en dernier lieu, que Duhamel s'est beaucoup attaché à diffuser ses idées sur le roman parmi ses contemporains. En témoignent ses nombreuses publications et conférences [97], sa correspondance avec Roger Martin du Gard, ses discours académiques, et même certains passages de ses romans où l'on entend moins la voix des personnages que celle du romancier-critique [98]. Dans cette abondance de propos, et dans leur ton souvent péremptoire (pensons aux expressions comme « le véritable romancier » que j'ai souvent citées), on perçoit un constant souci d'influence. Et l'influence de Duhamel sur la littérature de son temps semble en effet avoir été considérable : Paul Claudel lui écrivait en 1935 – avec un brin de flatterie, sans doute – que Duhamel et lui étaient alors « les deux écrivains qui aux yeux du public français et européen [tenaient] sans contestation possible la première place [99] ». Que s'est-il donc produit pour que cet écrivain autrefois acclamé s'efface de nos mémoires? Les changements de sensibilité littéraire qui se sont concrétisés dans les années 1950, et que le Nouveau Roman illustre avec éclat, expliquent, du moins en partie, que lecteurs et universitaires aient peu à peu délaissé Duhamel à compter des années 1940 [100], et que l'influence de cet auteur se soit aujourd'hui estompée. Cependant, le « retour du personnage [101] » qu'on observe depuis quelque temps pourrait bien se traduire par un regain d'intérêt pour l'oeuvre de Duhamel et pour celle de ses contemporains (en particulier Romain Rolland et Roger Martin du Gard) qui, eux aussi, sont tombés dans un oubli relatif. Duhamel, qui depuis les années 1940 attend patiemment de quitter le « réfrigérateur de la gloire [102] », verra peut-être le meilleur de son oeuvre revenir dans nos bibliothèques.

Notes :

[1] A. Lafay, Duhamel revisité, p. 7; E. Girard, « Au front. Un médecin injustement oublié, Georges Duhamel », p. 159; M. Schwarze, « Y a-t-il une arrière-garde moderne? Le cas de Georges Duhamel », p. 212.
[2] S. Hoffmann, « Georges Duhamel », p. 36.
[3] P. de Gaulmyn, « Témoins d'un temps troublé. Roger Martin du Gard, Georges Duhamel, Correspondance (1919-1958) », compte rendu, p. 941.
[4] G. Lanson et P. Tuffrau, Histoire de la littérature française, p. 1235.
[5] C. Fouché, Clés pour une chronique. Les Pasquier de Georges Duhamel, p. 29.
[6] Cité dans C. Fouché, Clés pour une chronique. Les Pasquier de Georges Duhamel, p. 15.
[7] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 130.
[8] Ibid., p. 24.
[9] Ibid., p. 50.
[10] Ibid., p. 52.
[11] Ibid., p. 84.
[12] G. Duhamel, Guerre et littérature, p. 27.
[13] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 52.
[14] J.-J. Hueber, Le Croyant et l'humaniste inquiet : Correspondance François Mauriac – Georges Duhamel (1919-1966), p. 220.
[15] G. Duhamel, « Vie et mort d'un héros de roman », p. 116.
[16] G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 267.
[17] G. Duhamel, Guerre et littérature, p. 15.
[18] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 60.
[19] G. Duhamel, Chronique de Paris au temps des Pasquier, p. 36.
[20] A. Lafay (éd.), Témoins d'un temps troublé. Roger Martin du Gard, Georges Duhamel. Correspondance 1919-1958, p. 294.
[21] G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 253.
[22] Ibid., p. 252. Ainsi, Duhamel considère Le Portrait de Dorian GreyLa Peau de chagrin et Candide non pas comme des romans, mais comme des « contes philosophiques » : l'action y est en effet déterminée par un « sujet », c'est-à-dire un principe, une idée, plutôt que par les personnages eux-mêmes (p. 249-250).
[23] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 60-61.
[24] Ibid., p. 61.
[25] Ibid., p. 35.
[26] G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 181. Je souligne.
[27] Le romancier (ou « narrateur ») diffère sur ce point du poète lyrique (ou « rossignol ») : « Le narrateur […] ne trouve pas tout en lui-même, comme le rossignol. Il lui faut vivre, rencontrer ses modèles, souffrir et jouir du monde, accepter les expériences. Il lui faut aborder les difficultés de l'art avec patience, avec humilité, pour apprendre à les résoudre. » Voir G. Duhamel, Chroniques des saisons amères1940-1943, p. 40.
[28] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 25.
[29] Ibid., p. 54. Je souligne.
[30] Ibid., p. 115.
[31] G. Duhamel, Chronique de Paris au temps des Pasquier, p. 43.
[32] G. Duhamel, Chroniques des saisons amères. 1940-1943, p. 34.
[33] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 61.
[34] G. Duhamel, « Vie et mort d'un héros de roman », p. 150.
[35] G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 156.
[36] Ibid., p. 156.
[37] G. Duhamel, « Vie et mort d'un héros de roman », p. 144.
[38] Ibid., p. 150.
[39] A. Lafay (éd.), Témoins d'un temps troublé. Roger Martin du Gard, Georges Duhamel. Correspondance 1919-1958, p. 23.
[40] G. Duhamel, Le Livre de l'amertume, p. 129. Dans les mots de Duhamel : « Je peins le moyen homme, plutôt que l'homme moyen, c'est-à-dire celui qui se trouve à l'intersection de toutes les destinées : Salavin, François Cros, Antoine Rességuier. » Ces propos rejoignent le mot d'ordre que prononce Duhamel dans « Vie et mort d'un héros de roman » (p. 155) : « reconstruisons l'homme éternel ».
[41] G. Duhamel, « Introduction au romanesque familier », p. 567. La majeure partie de cette conférence a ensuite été republiée dans Défense des lettres. Biologie de mon métier (1937).
[42] G. Duhamel, Remarques sur les mémoires imaginaires, p. 49.
[43] G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 246. Je souligne.
[44] G. Duhamel, Remarques sur les mémoires imaginaires, p. 12.
[45] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 53, 56, 57.
[46] Ibid., p. 57.
[47] G. Duhamel, « Vie et mort d'un héros de roman », p. 150.
[48] G. Duhamel, Refuges de la lecture, p. 139.
[49] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 85.
[50] Ibid., p. 84.
[51] Ibid., p. 128.
[52] Voir sur ce point Travail, Ô mon seul repos!, p. 66.
[53] G. Duhamel, Chronique de Paris au temps des Pasquier, p. 33. Certains se demanderont peut-être si, en prônant de telle sorte la forme cyclique et la peinture de la vie quotidienne, Duhamel cherche à légitimer la longueur et la trivialité. C'est une critique à laquelle il a jugé nécessaire de répondre, avec une nuance d'ironie, dans ses Remarques sur les mémoires imaginaires (p. 84-85) : « Les gens qui ne sont pas naturellement des conteurs marquent de la répugnance pour écrire des phrases telles : “La nuit se retirait. Il descendit dans la rue. Une petite pluie venait de tomber et faisait briller les trottoirs.” Or on ne pourrait affirmer qu'une de ces phrases naïves n'ira pas, d'un seul élan, se loger au plus creux d'une âme et n'y restera pas jusqu'à la fin du monde. On prête à Valéry, sur ce petit débat, des propos d'aristocrate. Je les comprends fort bien. Ce ne sont pas des joailliers qui ont fait les pyramides. »
[54] G. Duhamel, Chronique de Paris au temps des Pasquier, p. 52.
[55] G. Duhamel, « Vie et mort d'un héros de roman », p. 139. Je rappelle que Duhamel était lui-même médecin.
[56] Ibid., p. 139.
[57] G. Duhamel, Chronique de Paris au temps des Pasquier p. 30.
[58] A. Lafay (éd.), Témoins d'un temps troublé. Roger Martin du Gard, Georges Duhamel. Correspondance 1919-1958, p. 23-24.
[59] G. Duhamel, Remarques sur les mémoires imaginaires, p. 19.
[60] G. Duhamel, Chronique de Paris au temps des Pasquier, p. 49. Je souligne.
[61] Ibid., p. 50.
[62] G. Duhamel, « Vie et mort d'un héros de roman », p. 110.
[63] Ibid.
[64] Le mot est de Brasillach. Cité dans A. Lafay, Duhamel revisité, p. 9.
[65] M. Schwarze, « Y a-t-il une arrière-garde moderne? Le cas de Georges Duhamel », p. 226.
[66] S. Hoffmann, « Georges Duhamel », p. 34.
[67] M. Schwarze, « Y a-t-il une arrière-garde moderne? Le cas de Georges Duhamel », p. 226.
[68] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 115.
[69] G. Duhamel, Chroniques des saisons amères. 1940-1943, p. 34.
[70] G. Duhamel, « Vie et mort d'un héros de roman », p. 154.
[71] G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 181.
[72] G. Duhamel, « Anatole France, gardien du langage ».
[73] Ibid.
[74] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 115.
[75] G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 210.
[76] G. Duhamel, Chroniques des saisons amères. 1940-1943, p. 34.
[77] G. Duhamel, Chronique de Paris au temps des Pasquier, p. 52.
[78] Ibid., p. 94.
[79] G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 156.
[80] Ibid., p. 153.
[81] Ibid., p. 259.
[82] G. Duhamel, « Vie et mort d'un héros de roman », p. 154.
[83] G. Duhamel, Travail, Ô mon seul repos!, p. 40.
[84] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 113.
[85] G. Duhamel, Chronique de Paris au temps des Pasquier, p. 40-42.
[86] G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 246.
[87] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 113.
[88] M. Schwarze, « Y a-t-il une arrière-garde moderne? Le cas de Georges Duhamel », p. 219.
[89] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 114. Je souligne.
[90] G. Duhamel, Chroniques des saisons amères. 1940-1943, p. 34. Duhamel n'emploie pas cette expression dans son Essai sur le roman, quoiqu'elle résume à merveille la position qu'il y défend.
[91] G. Duhamel, Notes sur la technique poétique, p. V.
[92] G. Duhamel, « Vie et mort d'un héros de roman », p. 257. Il faut pourtant reconnaître que Duhamel a souvent prêté le flanc aux critiques de passéisme. D'abord, par son célèbre pamphlet contre le machinisme et l'américanisation, Scènes de la vie future. Ensuite, par certaines expressions hardies – « gardien du langage », par exemple, ou encore « Église littéraire de France » – qui, avouons-le, ont de quoi faire sourciller. Mais ne nous fions pas aux apparences : en caractérisant la littérature française comme une « église littéraire » dans sa Défense des lettres, Duhamel ne prend pas le parti de l'immobilisme, et n'incite pas non plus à la persécution des « hérétiques ». Il décrit seulement ce qu'il considère comme un état de fait : les plus grands écrivains français, malgré leurs différences, ont eu conscience d'agir « sous le regard bienveillant, vigilant, tutélaire et sévère d'une assemblée d'ancêtres illustres ». De surcroît, ces écrivains ont tous « chemin[é] » (je souligne) en direction d'un même but : dresser un « portrait de l'homme ». L'expression « Église littéraire de France » atteste à coup sûr la sensibilité traditionnaliste de Duhamel, mais elle ne contredit pas ses propos sur l'importance de l'innovation. Voir sur ce point G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 286-290.
[93] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 119.
[94] Ibid., p. 113.
[95] G. Duhamel, Des Légendes, des batailles, p. 12.
[96] G. Duhamel, Essai sur le roman, p. 156.
[97] Au sujet des conférences que Duhamel a prononcées sur le roman, durant les années 1920, voir C. Delphis (éd.), Georges Duhamel – Stefan Zweig. Correspondance. L'Anthologie oubliée de Leipzig.
[98] Ainsi, dans Le Jardin des bêtes sauvages (p. 150), Laurent Pasquier écrit : « Comme ces parchemins qui se trouvent, en certaines de leurs parties, d'une fine transparence cornée, l'histoire Pasquier laisse, parfois, entrevoir l'histoire du siècle » (je souligne). Ce choix de termes, naturel sous la plume de Duhamel, peut sembler pompeux dans la bouche de Laurent. Il en va de même dans La Nuit de la Saint-Jean (p. 376), où Laurent dit : « Je tiens que le romancier est l'historien du présent, alors que l'historien est le romancier du passé ». Pour un biologiste, Laurent a, de toute évidence, des vues remarquablement claires et tranchées sur l'art romanesque.
[99] Cité dans C. Fouché, Clés pour une chronique. Les Pasquier de Georges Duhamel, p. 15.
[100] C. Fouché, Clés pour une chronique. Les Pasquier de Georges Duhamel, p. 11.
[101] F. Lavocat, « Identification et empathie : le personnage entre fait et fiction », p. 141.
[102] G. Duhamel, « Anatole France, gardien du langage ».

Bibliographie :

Écrits de Georges Duhamel :

  • DUHAMEL, Georges et Charles VILDRAC. Notes sur la technique poétique, Paris, Champion, 1925 [1910].
  • DUHAMEL, Georges. « Anatole France, gardien du langage », [en ligne], page consultée le 22 septembre 2018.
  • DUHAMEL, Georges. « Vie et mort d'un héros de roman », dans Deux Patrons, suivi de Vie et mort d'un héros de roman, Paris, Paul Hartmann, 1937, p. 101-156
  • DUHAMEL, Georges. Chronique de Paris au temps des Pasquier, Paris, Union Latine d'Éditions, 1951.
  • DUHAMEL, Georges. Chroniques des saisons amères. 1940-1943, Paris, Paul Hartmann, 1944.
  • DUHAMEL, Georges. Défense des lettres. Biologie de mon métier, Paris, Mercure de France, 1937.
  • DUHAMEL, Georges. Des Légendes, des batailles, Paris, Éditions de l'Abbaye, 1907.
  • DUHAMEL, Georges. Essai sur le roman, Paris, Marcelle Lesage, 1925.
  • DUHAMEL, Georges. Guerre et littérature, Paris, Les Cahiers des amis des livres, 1920.
  • DUHAMEL, Georges. « Introduction au romanesque familier », Conferencia. Journal de l'Université des Annales, vol. XXX, no 23, 1936, p. 565-575.
  • DUHAMEL, Georges. La Nuit de la Saint-Jean, dans Chronique des Pasquier, Paris, Omnibus, 1999, p. 373-489.
  • DUHAMEL, Georges. Le Jardin des bêtes sauvages, dans Chronique des Pasquier, Paris, Omnibus, 1999, p. 127-245.
  • DUHAMEL, Georges. Le Livre de l'amertume, Paris, Mercure de France, 1984.
  • DUHAMEL, Georges. Refuges de la lecture, Paris, Mercure de France, 1954.
  • DUHAMEL, Georges. Remarques sur les mémoires imaginaires, Paris, Mercure de France, 1934.
  • DUHAMEL, Georges. Semailles au vent, Montréal / New York, Cercle du livre de France, 1947.
  • DUHAMEL, Georges. Travail, Ô mon seul repos!, Namur, Éditions Wesmael-Charlier, 1959.
  • HUEBER, Jean-Jacques (éd.). Le Croyant et l'humaniste inquiet : Correspondance François Mauriac – Georges Duhamel (1919-1966), Paris, Klincksieck, 1997.
  • LAFAY, Arlette (éd.). Témoins d'un temps troublé. Roger Martin du Gard, Georges Duhamel. Correspondance 1919-1958, Paris, Lettres modernes Minard, 1987.

Autres sources :

  • DE GAULMYN, Pierre. « Témoins d'un temps troublé. Roger Martin du Gard, Georges Duhamel, Correspondance (1919-1958) », compte rendu, Revue d'histoire littéraire de la France, vol. LXXXIX, no 5, 1989, p. 940-941.
  • DELPHIS, Claudine (éd.). Georges Duhamel – Stefan Zweig. Correspondance. L'Anthologie oubliée de Leipzig, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2001.
  • FOUCHÉ, Chantal. Clés pour une chronique. Les Pasquier de Georges Duhamel, Paris, Sedes, 1987.
  • GIRARD, Evelyn. « Au front. Un médecin injustement oublié, Georges Duhamel », dans Romain Vignest et Jean-Nicolas Corvisier (dir.), La Grande Guerre des écrivains, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 159-179.
  • HOCH, Claire. « George Duhamel's Advice to Young Writers », The French Review, vol. XLVI, no 6, 1974, p. 171-181.
  • HOFFMANN, Stéphane. « Georges Duhamel », Nouvelle Revue Française, no 621, 2016, p. 33-40.
  • LAFAY, Arlette. Duhamel revisité, Paris, Lettres Modernes Minard, 1998.
  • LANSON, Gustave et Paul TUFFRAU, Histoire de la littérature française, Paris, Librairie Hachette, 1971.
  • LAVOCAT, Françoise. « Identification et empathie : le personnage entre fait et fiction », dans Alexandre Gefen et Bernard Vouilloux (dir.), Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013, p. 141-167.
  • RAIMOND, Michel. La Crise du roman, des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966.
  • SCHWARZE, Michael. « Y a-t-il une arrière-garde moderne? Le cas de Georges Duhamel », dans Marie-Catherine Huet-Brichard et Helmut Meter (dir.), La Polémique contre la modernité. Antimodernes et réactionnaires, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 209-227.

Bibiographie

Ouvrages cités

On trouvera ci-dessous, dans l'ordre chronologique de publication, une sélection de titres où Georges Duhamel expose sa conception du roman.

DUHAMEL, Georges. « Préface », dans Des Légendes, des batailles, Paris, Éditions de l'Abbaye, 1907.

DUHAMEL, Georges et Charles VILDRAC. Notes sur la technique poétique, Paris, Champion, 1925 [1910].

DUHAMEL, Georges. Guerre et littérature, Paris, Les Cahiers des amis des livres, 1920.

DUHAMEL, Georges. Essai sur le roman, Paris, Marcelle Lesage, 1925.

DUHAMEL, Georges. Remarques sur les mémoires imaginaires, Paris, Mercure de France, 1934.

DUHAMEL, Georges. « L'exemple de Cervantes », dans Deux Patrons, suivi de Vie et mort d'un héros de roman, Paris, Paul Hartmann, 1937, p. 59-99.

DUHAMEL, Georges. « Vie et mort d'un héros de roman », dans Deux Patrons, suivi de Vie et mort d'un héros de roman, Paris, Paul Hartmann, 1937, p. 101-156.

DUHAMEL, Georges. Défense des lettres. Biologie de mon métier, Paris, Mercure de France, 1937.

DUHAMEL, Georges. « Rapport sur les concours de l'année 1944 », [en ligne], page consultée le 22 septembre 2018.

DUHAMEL, Georges. Chroniques des saisons amères. 1940-1943, Paris, Paul Hartmann, 1944.

DUHAMEL, Georges. « Anatole France, gardien du langage », [en ligne], page consultée le 22 septembre 2018.

DUHAMEL, Georges. Chronique de Paris au temps des Pasquier, Paris, Union Latine d'Éditions, 1951.

DUHAMEL, Georges. « La chanson de Roland », dans Refuges de la lecture, Paris, Mercure de France, 1954, p. 77-97.

DUHAMEL, Georges. « Gustave Flaubert », dans Refuges de la lecture, Paris, Mercure de France, 1954, p. 183-206.

DUHAMEL, Georges. « Le trésor des belles lettres », dans Refuges de la lecture, Paris, Mercure de France, 1954, p. 237-275.

DUHAMEL, Georges. Travail, Ô mon seul repos!, Namur, Éditions Wesmael-Charlier, 1959.

DUHAMEL, Georges. Le Livre de l'amertume, Paris, Mercure de France, 1984.

LAFAY, Arlette (éd.). Témoins d'un temps troublé. Roger Martin du Gard, Georges Duhamel. Correspondance 1919-1958, Paris, Lettres modernes Minard, 1987.

HUEBER, Jean-Jacques (éd.). Le Croyant et l'humaniste inquiet : Correspondance François Mauriac – Georges Duhamel (1919-1966), Paris, Klincksieck, 1997.

Citations

DUHAMEL, Georges. « Préface », dans Des Légendes, des batailles, Paris, Éditions de l'Abbaye, 1907.

« J'ai suivi, au fur et à mesure d'une éducation normale, le chemin tracé par la race, tendant à résumer dans mon développement l'évolution du langage et de l'esprit. Il y a là une loi, bien connue des naturalistes; elle est applicable schématiquement à l'embryogénie de l'esprit comme à celle des organes : or, il est bon de le faire remarquer et de le crier bien fort, à une époque où la littérature est une manière de musée tératologique riche en monstres venus au monde des lettres soudainement, sans gestation préalable, mirifiques champignons de notre fumier poétique, riche aussi en regrettables foetus expulsés hâtivement, avant terme, et qui forment en bloc, une manière de lourd boulet retardataire que traîne à son pied la tradition bien-évoluante. » (p. 11-12)

 « Encore qu'il ne semble pas utiliser sa précieuse remarque, un poète moderne, dans une préface, résume de nombreuses opinions en constatant : Nous avons tous les mots, nous avons tous les rythmes. C'est un fait. […] Nous sommes donc riches; et c'est navrant car on ne le dirait pas. Exclus ceux qui ne veulent pas profiter de ces ressources, il en est qui y picorent avec trop de préjugé, avec trop de crainte il en est surtout qui n'ont pas vu que de pareils outils étaient destinés à de plus hautes oeuvres, et qui ont continué au mépris de leur ciseau et de leur maillet, à sculpter sur des vieux plâtras. » (p. 14-15)

 « Certains ont la plume épique, et ils font de l'épopée avec ce qui leur tombe sous la main. C'est là leur tort, car, s'il n'est rien qui ne soit poésie pour le poète, il est indispensable qu'un sujet s'encadre dans le genre qui lui convient. » (p. 27)

 « Notre art pensera donc; et ce ne sera pas nouveau. Ont vécu et vivront seulement les arts qui ont pensé; cela tendant à montrer que nous sommes parfaitement le chaînon de la tradition évoluante qu'attendait notre époque. Mais c'est spécialement dans un siècle où le savoir fructueux s'apprête à soulever les masses et s'impose à tout esprit fertile, c'est alors qu'il faut que l'art pense et non comme on pensait il y a des années, mais comme on pensera demain. » (p. 29)

 « Des jeunes gens ont oeuvré qui, d'abord isolés, ont eu la joie de s'apprendre et de s'estimer. Ils se sont reconnus, éléments d'une même génération, dans l'admiration des héros chers des générations précédentes et dans la préparation du mouvement libérateur de demain en vue duquel ils concrètent déjà, dans des formules précises, l'essence de leurs oeuvres. » (p. 32)

DUHAMEL, Georges et Charles VILDRAC. Notes sur la technique poétique, Paris, Champion, 1925 [1910].

« […] le monde a subi des secousses furieuses; la poésie en a souffert, sans nul doute, et profité peut-être. Que vont donc penser de ces querelles nos frères cadets, les révolutionnaires de ce matin, tous ceux qui ont fourré des pétards dans la syntaxe, vitriolé la grammaire, écartelé la typographie, éventré le vocabulaire et soufflé dans les mots comme au cul des grenouilles, pour voir? Et les autres, les repentis, les “esprits distingués”, les dandys de tous les classicismes, les conscrits de toutes les restaurations, cravates et cocardes? » (p. V)

DUHAMEL, Georges. Guerre et littérature, Paris, Les Cahiers des amis des livres, 1920.

« Je crois volontiers, avec Taine, que “le milieu, c'est-à-dire l'état général des moeurs et de l'esprit, détermine l'espèce des oeuvres d'art”. » (p. 13)

 « Contempler le monde et les hommes, imiter ensuite les objets de la contemplation, mettre en relief les linéaments et les rapports susceptibles d'éclairer ce qu'il y a de plus secret, de plus caractéristique dans ces objets, voilà le but, voilà la raison même de l'écriture. […] Je ne crois pas trop fâcheux de répéter ces choses toutes simples, à l'heure où se produisent les plus généreuses, les plus audacieuses tentatives de rénovation, à l'heure où l'invention technique éblouit ses protagonistes au point de leur faire parfois perdre la conscience de leur destin, de leur mission. » (p. 14-15)

 « Des millions d'hommes ont souffert pendant des milliers de jours. Eh bien, il eût été possible que cet énorme monceau de douleurs laissât moins de traces dans le monde que la romantique désespérance du seul Werther ou du seul Chatterton. » (p. 23)

 « Si l'on fait abstraction des dispositifs romanesques d'ailleurs inconstants et uniquement ordonnés en vue de grouper les épisodes et les personnages, si l'on néglige quelques éléments de fiction dont l'importance est tout à fait secondaire, on voit que les meilleurs de ces ouvrages [littéraires sur la Grande Guerre] tirent leur intérêt de la peinture du réel. » (p. 29)

 « Les parties de ces ouvrages [littéraires sur la Grande Guerre] qui nous donnent le plus de satisfaction sont celles où l'idéologie tient le moins de place, celles où l'évidence des objets rend superflue toute conclusion, celles où la peinture des hommes et des faits donne une telle impression de vérité, d'authenticité qu'elle porte en soi-même sa preuve et sa justification. » (p. 31)

 « Que peuvent les mots pour traduire la détresse d'un moribond expirant face contre terre? Certes, les témoins ont fait ce qu'ils ont pu, mais ils n'étaient que des hommes. […] Ils ont témoigné! Nous leur devons le peu que nous savons; mais la plus grande partie de l'événement se dérobe à toute science. » (p. 32)

 « Ce qui est curieux, c'est que des écrivains ont pu, alors qu'une telle réalité [celle de la guerre] occupait la scène du monde, présenter à leur public des inventions, des fictions où cette réalité se trouvait bafouée. Ce qui est incroyable, ce qui est décourageant, c'est que pareilles fictions aient parfois obtenu l'assentiment du public, toujours désireux qu'on lui dépeigne les choses non comme elles sont, mais comme il voudrait qu'elles fussent. » (p. 43-44)

 « Ce qu'on pourrait le plus justement reprocher à la foisonnante littérature de convention, c'est d'être fort pauvre en véritable beauté. Pour qu'une oeuvre soit belle, vraiment belle, ne faut-il pas, en dehors de toute question formelle, qu'elle contienne d'abord une large part de vérités humaines éternelles? » (p. 50)

 « Je dis, comme tout le monde, que la seule raison d'une oeuvre d'art est d'être belle. Secrètement, j'ajoute qu'une telle oeuvre est plus belle encore si elle est capable de contribuer au bien des hommes. Je souhaite donc, au fond de mon coeur, que le chef-d'oeuvre littéraire qui doit sortir un jour de la guerre soit pour les hommes un enseignement, c'est-à-dire qu'il ne fasse pas trop bon marché de la tragique expérience. » (p. 51-52)

DUHAMEL, Georges. Essai sur le roman, Paris, Marcelle Lesage, 1925.

[Sur l'adéquation du genre et de la matière :] « Les pensées qui prennent naissance dans un esprit créateur, dans un esprit de poète, comportent, dès le principe, des caractères précis qui commandent impérieusement le genre littéraire dans lequel chacune de ces pensées devra trouver une réalisation convenable. » (p. 23)

 « Il faut des romans! Le public en veut! Le public en exige! Mieux encore : le public en achète! On en fera donc. Et l'on voit ces mauvais écrivains, qui sont parfois de pauvres écrivains aussi bien que des écrivains pauvres, faire roman de tout […] » (p. 24)

 [Sur la doctrine de « l'art pour l'art » :] « Eh bien, cette doctrine est fausse et, je ne crains pas de le répéter, dangereuse. L'art est utile. Cela ne signifie pas du tout qu'il doive servir de véhicule à de pesantes thèses sociales, morales, économiques ou autres. Quand je dis que l'art est utile, suprêmement utile, j'entends qu'il sert à vivre. » (p. 27)

 « Le bon écrivain est celui qui nous seconde dans la connaissance et l'expression de cette partie de notre vie qui semble, au premier abord, incommunicable. Les ouvrages d'un tel écrivain jettent sur notre vie intérieure, aussi bien que sur le reste du monde, une clarté parfois légère et subtile, parfois fulgurante mais qui, toujours, nous aide à vivre pleinement, je dirai consciemment. » (p. 34-35)

 [Sur l'utile et l'agrément :] « Mais cela [l'existence de romans procurant un “plaisir superficiel”] ne signifie pas qu'en bonne critique il faille négliger cette question du divertissement; cela ne signifie pas qu'il faille affecter, par réaction contre le mauvais goût, un mépris solennel de notre propre agrément. » (p. 40)

 « La moindre des choses que l'on peut demander à un roman est de n'être pas moins intéressant que la vie qu'il prétend à dépeindre. » (p. 41)

 « Le roman vraiment digne d'intérêt est donc celui qui, non seulement nous divertit, mais encore, mais surtout, nous seconde dans la découverte de la vie, dans l'interprétation du monde. » (p. 44)
 [Sur le caractère protéiforme du roman :] « […] en raison même de la faveur dont il jouit auprès du public, le roman accueille toutes les épaves. Obèse, apoplectique, informe, monstrueux, il fait ventre de toutes les nourritures. » (p. 50)

 [Sur le but du roman et les formes romanesques :] « Je veux le dire tout de suite, l'homme de goût et de talent mène en général sa tâche à bien, quel que soit le genre de roman auquel sa prédilection l'attache. L'essentiel est qu'il ne perde pas de vue le but de son travail : la recherche de l'éternelle vérité humaine. Cela convenu, peu importe qu'il s'adonne au roman d'aventures, au roman de moeurs, ou au roman de caractère. Je crois toutefois que certaines voies mènent moins directement que d'autres au but et laissent à l'artiste incertain bien des chances de s'égarer. » (p. 52)

 [Sur le roman historique :] « Le roman historique entraîne un grand nombre d'obligations qui gênent, sensiblement, la libre investigation psychologique et limitent l'intérêt profond du lecteur. Que si le romancier nous entretient des angoisses de Napoléon à la veille de la bataille d'Austerlitz, nous sommes tout près de lui crier qu'il se tourmente par trop et que la victoire est assurée. » (p. 53)

 [Sur le devoir du romancier :] « J'estime d'ailleurs que, si le passé appartient aux historiens, les romanciers sont, avant tout, les ouvriers du présent. Il y a péril, pour eux, à faire penser et parler des hommes dont, malgré tout, ils ne savent que fort peu de choses. En revanche, nous sommes fondés à portraire nos contemporains. Notre devoir est de témoigner pour notre époque, de témoigner devant l'avenir qui nous jugera sur nos monuments et nos ouvrages. » (p. 54-55)

 [Sur le « roman d'aventures » :] « Je considère avec amusement, mais aussi avec réserve, ces romans d'aventures entièrement conçus et exécutés dans le silence feutré d'une bibliothèque. De tels ouvrages peuvent nous divertir, ils manquent, et général, par trop de ce que j'appellerai “la substance humaine” pour nous donner une satisfaction complète et durable. » (p. 56-57)

 [Sur la tradition romanesque française :] « La véritable tradition française est celle du roman de moeurs et du roman psychologique, qui comprend aussi la variété spéciale connue sous le nom de roman de caractère. C'est à cette tradition que se rattachent nos plus grands maîtres : Balzac, le Stendhal de Le Rouge et le Noir, Mérimée, Flaubert, Zola, Maupassant, Vallès, Renard, Barrès, France, et les meilleurs d'entre les modernes. » (p. 57)

 [Sur le « but suprême » du romancier :] « Je le répète, l'homme de talent est toujours capable de nous émouvoir ou de nous instruire, quel que soit le violon sur lequel il s'évertue. Mais, ne l'oublions pas, la psychologie demeure le fond de toute étude romanesque. Le but suprême du romancier est de rendre sensible l'âme humaine, de nous la faire connaître et aimer dans sa grandeur comme dans sa misère, dans ses victoires et dans ses défaites. » (p. 60-61)

 [Sur l'idéologie en littérature :] « […] dans le romans comme au théâtre, les idées ne prennent force que lorsqu'elles résultent naturellement de la vie des personnages. Comme la vue qui lui offre ses modèles, le roman fournit des faits, non des thèses, non des doctrines. Au sage de conclure et de raisonner s'il le peut et l'ose. » (p. 68)

 [Sur l'abus de documentation :] « Il est bien évident que Zola, avant d'écrire Germinal a visité quelques puits de mine. Grâce à ses puissants moyens de conteur, il nous donne l'impression de connaître à fond cet enfer où je suppose qu'il a passé, à plusieurs reprises, une bonne journée. Mais il est des moments où transparaît la documentation littéraire. […] Si nous sommes étrangers à ce monde qu'il nous entr'ouvre, nous nous inclinons devant une érudition qui ressemble parfois à de la connaissance intime. Mais si nous sommes, par hasard, tout à fait au courant de la question, nous devinons l'artifice et en comprenons la faiblesse. » (p. 82-83)

 « Ce qui m'intéresse encore, dans l'oeuvre de Zola, ce sont les traits d'humanité véritable. Ils abondent. Cependant je ne crains pas de dire que cette oeuvre est en partie gâtée par un fatras documentaire qui n'est ni sincère, ni authentique, ni surtout efficace. » (p. 84)

 « En vérité, je le répète, la documentation est un leurre. Seule compte, seule existe la connaissance réelle, profonde, intime que l'on gagne par une longue et étroite communion avec les hommes et les choses. » (p. 85)

 [Sur la psychologie des personnages :] « Les recherches psychologiques des écrivains du Nord [quelques lignes plus haut, Duhamel donne en exemple Une Maison de poupée d'Ibsen et Crime et Châtiment et Les Frères Karamazov de Dostoïevski] n'infirment pas la valeur générale de la psychologie méditerranéenne, certes non, mais elles enrichissent notablement notre connaissance de l'âme; elles montrent qu'il n'est pas simple de faire le tour d'un être humain et qu'il est toujours abusif d'emprisonner un individu dans une formule. Il ne saurait être question de modifier l'admiration respectueuse due à nos grands écrivains classiques, mais je dis que, de nos jours, il est à peu près impossible à un romancier de composer une monographie psychologique qui s'appellerait l'Avare ou le Glorieux. L'humanité avance par étapes, et nous avons franchi l'étape des monographies. » (p. 94-95)

 [Sur le réalisme « scrupuleux » et « photographique » :] « Le souci constant de l'exactitude matérielle, l'observation sèche, quasi scientifique et un peu myope de la nature, la description scrupuleuse, photographique et parfois servile des faits ont amené ces romanciers à mépriser et à négliger les phénomènes délicats, mystérieux, impondérables, inclassables qui sont les manifestations les plus subtiles et peut-être les plus importantes de l'âme. […] Le roman réaliste, sous la forme naturaliste, vit encore; il a porté à l'extrême tous les défauts que je viens de vous énumérer et il offre le tableau d'une complète décadence. » (p. 113)

 [Sur la caducité du romantisme et du naturalisme :] « Vous apercevez donc clairement les deux tendances opposées du dernier siècle : d'une part, le souci de l'âme, chez les romantiques, mais sans préoccupation sérieuse de la réalité. D'autre part, chez les naturalistes, le souci de la réalité, mais le mépris ou, plus exactement la méconnaissance de l'âme, seule réalité véritable. Il suffit de considérer ces deux tendances aujourd'hui révolues, dépassées, pour comprendre la voie tracée à l'art romanesque par l'étude même de son passé immédiat, pour admettre que le XXe siècle est appelé à faire la synthèse des propositions du siècle précédent. » (p. 114)

 [Sur la transmission des procédés romanesques :] « Je ne crois pas qu'un savant de laboratoire, quel que soit son génie, prétende à renouveler la science d'un coup et de telle façon que le microscope, le compas, le thermomètre […] ne lui soient plus d'aucune utilité. Je ne crois pas davantage que les romanciers soucieux de leur art puissent, pour imprévue que paraisse leur originalité, renoncer aux méthodes, aux rites et aux pratiques de leurs grands devanciers. Flaubert, Vallès, Renard, pour citer à dessein trois noms qu'on ne rapproche pas souvent, ont patiemment mis au point des appareils délicats qu'il nous faut reprendre et, à notre tour, perfectionner. » (p. 115)

 [Sur le spiritualisme du roman moderne :] « Le roman moderne est essentiellement spiritualiste, si l'on retire à ce mot les divers sens que les scholastiques ont pu lui donner et si on lui garde seulement son sens étymologique. Il ne s'agit pas du tout d'un spiritualisme romantique, fait d'antithèse arbitraire et de morale déclamatoire. Il s'agit d'une résurrection de l'âme – anima, ce qui anime, – longtemps oubliée dans des profondeurs que le naturalisme se refusait à visiter. » (p. 117)

 [Sur la superficialité des romanciers réalistes et naturalistes, et l'avenir du roman :] « C'est toujours par le dehors qu'ils ont abordé l'âme. Par l'horreur des nébulosités romantiques, ils ont fait une psychologie toute matérialiste, ce qui constitue un assez curieux contresens. Au point où est notre roman, c'est en profondeur qu'il faut chercher. La plupart des domaines ont été explorés, colonisés par nos pères. Le sous-sol reste vierge et demande prospection. Où est l'inconnu, c'est là qu'il faut s'enfoncer. » (p. 119)

 « […] allier le souci du général et du particulier, l'observation du réel et la préoccupation de l'âme, travailler à rejoindre la substance sous l'apparence, aller de l'objet à l'idée et non de l'idée à l'objet, voilà des buts élevés et féconds. » (p. 126)

 [Sur les termes de roman, de nouvelle et de récit :] « Le mot roman semble de plus en plus réservé à des compositions importantes par l'étendue, comprenant un grand nombre de personnages, des cadres variés, des événements complexes, en un mot des compositions intéressant toute une époque et toute une société. Comme d'autre part, le terme de nouvelle est jusqu'ici réservé à des compositions particulièrement brèves, il est bon de faire, pour les ouvrages qui n'entrent ni dans une catégorie ni dans l'autre, usage du mot récit qui est très général […] » (p. 130)

 [Sur la question du fond et de la forme :] « Il faut toutefois remarquer que [les écrivains] qui ont quelque chose de très important à dire ne le confient jamais à une langue défectueuse. […] Quand Balzac bafouille, c'est qu'il n'est point au fort de son affaire. Mais quand le père Goriot tord ses couverts d'argent pour aller les vendre, quand la baronne Hulot meurt désespérée, Balzac écrit bien. » (p. 131)

 [Sur le style naturaliste :] « Les naturalistes, à la suite de Zola, ont, conformément à leur doctrine, créé un style romanesque spécial qui vise à l'imitation absolue de la nature. C'est une expérience courageuse et instructive. Elle a échoué. La question paraît jugée aujourd'hui : le style de L'Assommoir ne se soutient pas cinquante pages et, pour tout dire, il manque à ce style d'en être un. » (p. 132)

 « Il est bon de tenir compte des conquêtes du naturalisme, mais de renoncer à ses erreurs. Pour qu'il y ait un style, une certaine stylisation s'impose. Un petit nombre de termes nouveaux, choisis dans ce que les jargons comportent de moins caduc, peuvent être présentés, à condition qu'ils soient enchâssés avec soin et soumis à de sévères épreuves. Comme le peuple qui la féconde, la langue travaille, mais s'enrichit très lentement. » (p. 133)

DUHAMEL, Georges. Remarques sur les mémoires imaginaires, Paris, Mercure de France, 1934.

« La poésie épique est morte, mais les hommes ont toujours besoin d'histoires. Le roman moderne est un arrière-neveu de l'épopée primitive. » (p. 11)

 « Tel qui se croit las de soi-même et qui médite l'évasion n'a d'oreilles que pour les fées, de regard que pour les spectres, de confiance que pour le surnaturel, de soif que pour les mirages. J'aime les fables. Que serait ma vie sans les fables? Je marche au milieu des fables. Elles fleurissent dans ma prairie, elles se mêlent à mes pensées, elles sont moi. Je ne les distingue ni de moi ni de mon univers, de mon univers fabuleux. » (p. 12)

 « Je pensais, je pense encore, avec André Gide et sans doute avec beaucoup d'autres, “qu'un récit est souvent d'autant plus émouvant qu'il est plus sommaire”. » (p. 19)

 « Je veux le réel et qu'il me soit offert avec art. J'aime d'abord la vérité, la vérité naturelle. Et la vérité n'est naturelle qu'au prix d'une savante préparation qui, le plus souvent, est une préparation simplificatrice et non pas amplificatrice et non pas nécessairement ramificatrice. » (p. 25)

 « La vérité historique n'est jamais, à mes yeux, ni un argument ni une excuse. Je n'ai pas la moindre pitié pour un romancier naïf qui croit m'attendrir en affirmant, la main sur le coeur : “Ça s'est passé comme je le dis”. » (p. 47)

 « Quel moyen nous est donné de connaître la réalité, de nous emparer de cette proie insaisissable? Il faut recréer le réel. » (p. 49)

 « Les grands artistes, s'ils nous gagnent, est-ce par le goût de nouveauté? Que non! C'est par leur contribution au trésor d'éternel. […] l'éternel a toujours goût de nouveauté. » (p. 52)

 « […] je me rappelle très imparfaitement ma vie. Je me rappelle, en revanche, jour par jour, minute par minute, la vie de Laurent Pasquier, ma créature, mon compagnon imaginaire. Mieux vaut donner le sentiment de vérité avec un récit fictif que le sentiment de fiction avec un récit “réel”. » (p. 58)

 « Mon plus vif désir, quand je compose un récit, c'est que le lecteur, frappé par l'accent de vérité, s'écrie, songeant à moi : “C'est bien évidemment son histoire!” » (p. 67)

 « Dans l'une de ses chroniques, André Billy prétend que le véritable romancier sort du néant toutes ses créatures […]. Je n'accepte pas du tout ce créateur olympien si bien absent de son oeuvre. » (p. 72-73)

 « L'action de ouvrages romanesques, l'action ou, pour mieux dire, la péripétie, voilà ce que nous oublions tout de suite, à peine le livre fermé. […] Ne donnons pas trop d'importance, dans le récit, à l'élément le plus fragile ou, tout au moins, le plus soluble. Ce qui nous demeure, de nos meilleures lectures romanesques, c'est non pas une fable, une histoire, mais une douleur personnelle, un deuil, un désir, une tristesse indélébile, un besoin de revanche et de résurrection, comme d'une vie et parfois mieux que d'une vie. Ce qui nous reste pour toujours, c'est un visage torturé d'espérance, deux mains blanches qui se tordent, un petit carré de lumière sur le parquet d'une chambre. Une odeur, un goût, moins peut-être. » (p. 79-80)

 « Les gens qui ne sont pas naturellement des conteurs marquent de la répugnance pour écrire des phrases telles : “La nuit se retirait. Il descendit dans la rue. Une petite pluie venait de tomber et faisait briller les trottoirs.” Or on ne pourrait affirmer qu'une de ces phrases naïves n'ira pas, d'un seul élan, se loger au plus creux d'une âme et n'y restera pas jusqu'à la fin du monde. On prête à Valéry, sur ce petit débat, des propos d'aristocrate. Je les comprends fort bien. Ce ne sont pas des joailliers qui ont fait les pyramides. » (p. 84-85)

 « J'aime qu'une oeuvre croisse comme un arbre plutôt que comme une maison. Un arbre de trois ans, ma foi, c'est un petit arbre. Une maison non achevée, c'est de la ruine toute neuve. » (p. 87)

DUHAMEL, Georges. « L'exemple de Cervantes », dans Deux Patrons, suivi de Vie et mort d'un héros de roman, Paris, Paul Hartmann, 1937, p. 59-99.

« Chez Cervantes, tout est incroyable : le roman n'est pas encombré par les digressions, il en est nourri. Tout ce qui devrait troubler l'harmonie de l'ouvrage contribue à l'intérêt. Il y a plus de philosophie exprimée dans la seconde partie que dans la première. Cela pourrait gâter le roman. Il n'en est rien. La seconde partie, je l'ai dit, est, à mon sens, meilleure que la première. Sous le rapport de la technique même, ce chef-d'oeuvre est bien fait pour brouiller toutes nos convictions et pour briser toutes les règles. » (p. 89)

DUHAMEL, Georges. « Vie et mort d'un héros de roman », dans Deux Patrons, suivi de Vie et mort d'un héros de roman, Paris, Paul Hartmann, 1937, p. 101-156.

« Il m'a fallu parvenir au seuil de la maturité pour découvrir que le personnage singulier n'est pas le personnage étonnant. En d'autres termes, un héros de roman nous touche non par son caractère exceptionnel, mais par son inquiétante généralité. » (p. 105)

 « En disant que l'histoire de Salavin n'a pas eu de plan préalable, je ne voudrais assurément pas laisser croire que cette oeuvre a […] grandi par une sorte de bourgeonnement arbitraire. […] L'histoire de Salavin […] a grandi comme un arbre, comme un être vivant. » (p. 110)

 « Oui, c'est un grand privilège, pour nous autres écrivains, que de pouvoir nous soulager de nos pensées les plus pesantes en les projetant hors de nous par la vertu créatrice. Notre travail est, avant tout, “délivrance”. Les idées, comme les personnages imaginaires, comme les images, comme les chants lyriques, tout cela nous étoufferait si nous n'avions pas la divine exonération de l'oeuvre! » (p. 115-116)

 « Je ne saurais vous laisser croire, ce disant que j'exprime une doctrine rigoureuse, que je formule un art poétique en vertu duquel le romancier doit s'effacer devant les caprices de la création et renoncer à toutes les prérogatives de la volonté. Loin de moi d'aussi dangereuses déclarations. Mais je ne saurais vous laisser croire que le véritable romancier peut faire accomplir à un personnage imaginaire, fortement nourri de rêve et d'humanité, telles actions que le personnage ne veut et ne peut accomplir. » (p. 126)

 « Pour parvenir à la connaissance de l'objet, la médecine met en oeuvre […] une série de procédés qui se corroborent, qui se recoupent, comme on dit aujourd'hui. C'est bien naturellement cette méthode que j'ai mise en oeuvre pour comprendre Salavin. Confession de minuit, c'est Salavin vu du dedans, Salavin tel qu'il se voit et se raconte lui-même. Dans Deux Hommes, et bien que le récit soit fait à la troisième personne par le témoin idéal que le romancier parfois se propose d'être, dans Deux Hommes, dis-je, Salavin est principalement vu du dehors et, le plus souvent, par son meilleur ami. Avec le Journal, nouveau changement : Salavin se raconte lui-même, encore, mais la plume en main. C'est Salavin tel qu'il se voit et tel qu'il “s'écrit”. Les deux derniers ouvrages sont composés à la troisième personne et dans le mode historique. Pourtant, dans le dernier volume, j'ai joué le jeu de laisser le lecteur lui-même reconnaître petit à petit Salavin sous son nom, son visage et ses vêtements d'emprunt. Ainsi donc, j'ai suivi une méthode bien connue des hommes de laboratoire et qui consiste à modifier sans cesse l'incidence de la lumière et du regard pour mettre en évidence, dans l'objet examiné, certains détails de structure qui, sans cela, risqueraient de rester inaperçus. » (p. 139-140)

 « Je relis souvent avec joie la Vie de Beethoven [de Romain Rolland] et les Hommes Illustres de Plutarque; c'est un vin dont j'accepte, à certaines heures, de me griser. Mais quand, délivré des légendes et des féeries, je cherche à connaître l'homme, à mieux comprendre, à mieux pénétrer l'homme, je sais bien que ce n'est pas dans l'histoire des âmes d'élite qu'il me faut plonger et replonger. Ce n'est pas toujours dans le succès que l'homme se livre et se démontre, c'est dans la souffrance, dans l'épreuve et dans l'échec. » (p. 142-143)

 « Le romancier ne s'intéresse, fussent-ils médiocres, méprisables ou malheureux ou décevants, qu'aux êtres susceptibles de nous révéler quelque chose de nouveau sur l'homme, c'est-à-dire sur nous-même. » (p. 144)

 « Notre destinée ou plus exactement notre trajectoire peut ne jamais croiser ni même approcher la destinée d'Harpagon ou de Phèdre. La peinture de ces monstres nous jette en admiration, elle ne nous incline pas nécessairement à quelque retour sur nous-même. » (p. 150)

 « On n'a presque jamais le sentiment que le romancier [réaliste ou naturaliste du XIXe siècle] se sent consubstantiel à l'objet. Il craint même, en marquant pour cet objet la moindre sympathie, de perdre cette clairvoyance impartiale sans laquelle toute expérimentation paraît compromise. Certes, en bien des cas, l'humanité fait justice de l'école et déjoue tous les calculs. […] La trajectoire de Goriot et d'Emma [Bovary] va soudain infléchir la nôtre et peut-être la traverser de façon fulgurante. Le zoologiste [l'écrivain réaliste ou naturaliste] a, malgré tout, un génie si humain et si pénétrant que nous saluons soudain avec un élan fraternel ces animaux misérables qu'il dissèque à notre regard. N'importe! Du calme! Il s'agit de science pure, on nous le dira plus d'une fois. […] Il me semble que le XXe siècle cherche une autre figuration de l'homme, de l'homme éternel. » (p. 152-153)

 « Cette recherche de l'homme éternel n'implique aucune détermination particulière dans l'ordre social. J'entends toutefois qu'il est impossible, après un siècle de réalisme exact et salutaire, de ne pas définir un personnage romanesque, de ne pas lui donner toutes les fiches signalétiques nécessaires. J'entends bien que cette définition peut observer une économie fort stricte et qu'une description de trente lignes peut suffire aujourd'hui pour établir des conditions à l'exposé desquelles nos pères ne consacraient pas moins de quarante pages compactes. » (p. 154)

 « Puisqu'il nous faut peindre l'homme, puisqu'il est superflu de reproduire et d'amplifier les expériences magnifiques de nos aînés et de nos ascendants, puisque les grands pathologistes et les grands cliniciens ont déjà passé devant nous, reconstruisons l'homme éternel en prenant une goutte de sang, en prenant une fibre de chair au coeur de chaque être vivant. Que cette mosaïque frémissante rappelle à chacun, quel qu'il soit, ses espérances, ses épreuves, ses misères et sa grandeur. » (p. 155)

DUHAMEL, Georges. Défense des lettres. Biologie de mon métier, Paris, Mercure de France, 1937.

[Sur le génie littéraire :] « Eh bien! Non, le génie n'est pas le fruit d'un accident, d'un hasard, d'un excès, d'une drogue. […] L'opium, la morphine, l'éther, l'alcool même donnent à des milliers de malheureux le sentiment subjectif du génie; ces poisons n'ont pas doté le monde humain d'un seul chef-d'oeuvre. Qu'on n'aille pas citer Baudelaire et les Paradis… Quand Baudelaire est excellent, il a la cervelle froide et le regard cruellement limpide. » (p. 150-151)

 « Flaubert et Dostoïevsky ont vécu dans la terreur du mal caduc : ils ne l'ont certes pas cultivé. Pendant la période vraiment géniale de sa vie, Flaubert n'a pas eu de crise et semblait un homme guéri. » (p. 152)

 « Seul un écolier misérable peut jouer la comédie d'une grande souffrance dans l'espoir toujours trompé d'en obtenir un éclair. Le romantisme a cessé de nous donner des chefs-d'oeuvre. Il n'a pas encore fini d'égarer notre jugement. Jeunes hommes, ouvrez les fenêtres et dispersez les fantômes. » (p. 153)

 [Sur les modèles du romancier :] « Le romantisme a trop souvent quitté le grand jour de la nature. On ne connaît pas de modèles à Hernani et non plus à Ruy Blas et non plus à Quasimodo. Et ces figures de rêve, déjà, se résolvent en fumée. Il leur manque la chair et le sang de la communion humaine. Chez Zola, romantique impénitent, on sent assez bien le moment où la recette de cabinet supplée l'acte de connaissance. » (p. 156)

 « Pour chacune de ses créatures, le vrai romancier n'a pas un, mais vingt, mais cent modèles. Il, est, à lui-même, son plus sensible modèle, et même s'il s'agit de larves, et même s'il s'agit de monstres. Il goûte à tous les philtres, il endosse toutes les défroques, il essaie toutes les perruques. D'une ligne à l'autre, il s'interroge et se répond, il se chérit ou se méprise, il s'accuse ou se défend. » (p. 157)

 [« Sur la fonction sociale de l'écrivain » :] « Requis par les soucis et les travaux de leur fonction personnelle, la plupart des citoyens, dans une société normale, n'ont ni la vertu ni le temps de connaître le monde, au sens philosophique et poétique du mot, et d'exprimer dans une langue ingénieuse la substance de leurs découvertes. Ils s'en remettent volontiers au spécialiste, c'est-à-dire à l'écrivain qui, dans la mesure de son crédit, se trouve mandaté pour accomplir des actes de connaissance. » (p. 181)

 [Sur l'engagement politique des écrivains :] « […] les écrivains risquent d'y perdre sans profit pour personne l'autorité qu'ils ont acquise par un long et noble labeur. Pour avoir trop présumé de sa force et de son prestige, notre corporation pourrait, un jour, tomber dans le décri. […] Pour accomplir avec succès une tâche aussi difficultueuse, l'écrivain doit faire la sourde oreille aux sollicitations des partisans et des factieux. Il doit n'accepter jamais d'exécuter une consigne. Il doit aussi repousser les conseils de la complaisance. » (p. 186-187)

 « L'imitation est jusqu'à nouvel ordre la seule école de l'originalité. Elle n'est humiliante que pour les esprits mal faits et les présomptueux. » (p. 210)

 [Sur le « romanesque familier » :] « Les romanciers ont compris enfin que, pour soulever et retenir l'attention du lecteur il n'était pas nécessaire de faire intervenir, du moins dans le roman proprement dit, les magiciens ou les fées, que la peinture du réel pouvait et devait s'abstenir de cette nouvelle forme d'irréalité que les brutalités du naturalisme ont engendrée parfois, que le principal, en somme, était de nous montrer que ce que nous voyons chaque jour sans le voir, ce qui forme en vérité la texture vraiment merveilleuse de la vie quotidienne, et d'ajouter ainsi quelque chose d'essentiel à notre connaissance, à notre représentation de l'homme. Et c'est pour aller tout de suite aux limites de cette formule que je propose cette expression modeste et précise : le romanesque familier. » (p. 246)

 « Le romanesque familier, instruit par les expériences du roman réaliste et naturaliste, a réglé certaines questions et précisé certaines méthodes. L'influence du milieu, qui a déterminé pendant un demi-siècle notre littérature romanesque, garde sa valeur conditionnelle, il va sans dire; mais l'art de la narration s'est grandement modifié et et le romancier moderne a renoncé aux descriptions de quarante et cinquante pages que nos aînés et nos maîtres ont longtemps jugées nécessaires. » (p. 246-247)

 [Sur l'absence de « sujet » dans « le roman véritable » :] « Je crois pourtant que le roman véritable se distingue d'abord du conte moral ou philosophique en ceci que le roman n'a pas de sujet. Le roman véritable est essentiellement un portrait ou une galerie de portraits. Ces portraits ne sont pas immobiles. Ils entrent en action. L'action ou plutôt les actions qu'ils produisent ne sont jamais concertées en vue d'une démonstration idéologique. Les personnages des romans, quand ils sont vraiment vivants, engendrent eux-mêmes les événements et déterminent les situations. S'il arrive que ces événements prouvent quelque chose ou se déclarent soudain gros d'une leçon, c'est, pour le romancier, oeuvre involontaire et surérogatoire. Le roman véritable ne comportant pas de moralité est presque toujours, comme la vie, fort difficile à raconter, à résumer et même et surtout à comprendre. » (p. 252-253)

 [Sur l'avenir du roman :] « Les artistes des siècles passés ont été grands. Leurs ouvrages nous intimident. Il serait dangereux de penser qu'ils ont tout dit et que nous arrivons trop tard. Nul n'arrivera jamais trop tard. Le portrait de l'homme ne sera jamais achevé. Heureux qui peut y ajouter un trait, même un seul. Jules Renard, petit maître, a vu et fixé des linéaments que le colosse Balzac n'avait peut-être pas soupçonnés. Les méthodes s'améliorent et, surtout, s'approprient à des objets toujours nouveaux. » (p. 257-258)

 [Sur le réalisme « photographique » :] « Je pense plus volontiers qu'il est puéril de reproduire avec persévérance dans le dialogue les tournures et les incorrections du langage courant. […] Le vrai réalisme est ailleurs. Il est moins dans les mots que dans les pensées. » (p. 259-260)

 [Sur une conception étriquée du réalisme :] « Nous commençons à triompher de la critique vulgaire. Nous y avons eu quelque peine. Naguère encore, notre lecteur le plus amical nous disait volontiers : “Vous peignez un employé de bureau. Bien. Êtes-vous sûr qu'un employé de bureau puisse former des pensées analogues à celles que vous lui prêtez?” S'il existe un sot réalisme c'est celui dont les doctrines empoisonnent le public et suscitent des interrogations de cette nature. […] Le romancier manquerait à son devoir s'il se limitait, dans la peinture des personnages, aux pensées évidentes, aux pensées formulées ordinairement. Il doit, d'une main audacieuse, ouvrir des portes et déchirer des enveloppes. » (p. 260-261)

 [Sur le style et l'originalité :] « Un bon romancier est d'abord un homme qui connaît certains secrets de la vie. C'est aussi un homme qui, pour dire ce qu'il sait, produit naturellement une musique verbale qui est son signe et la marque secrète de son génie. […] Certains amateurs blasés recherchent avec prédilection les particularités de langue et de syntaxe. Ils pensent à tort qu'un écrivain est original par ses tours d'écriture ou son vocabulaire. L'originalité véritable n'est pas une chose de forme, surtout chez les prosateurs, c'est une vertu de l'âme. » (p. 266-267)

 [Sur la littérature française :] « Environ l'année 1548, la France a donc résolu de faire une grande oeuvre et d'y employer des siècles. Tous les Français qui se sont trouvés associés à cette oeuvre ont pris conscience de leur rôle dans l'ensemble et ont accepté la haute discipline que leur imposait une si majestueuse conjoncture. Et quelle est cette oeuvre de tout un peuple? Quel est ce monument auquel s'est attachée la littérature française? Je réponds tout de suite : un portrait de l'homme. […] La littérature française s'est comportée comme une personne admirable qui chemine avec prudence et toujours dans le même sens. » (p. 280-281).

 [Sur l'« Église littéraire de France » :] « La littérature française n'est pas un monde où se développent des expériences anarchiques. C'est une société dominée par des règles sévères, c'est une Église une et indivisible. » (p. 286)

 [Sur la question de l'originalité au sein de cette Église :] « […] je sais, par expérience, que l'Église littéraire de France a toujours obligé les génies, même les plus originaux, à l'observation des lois et au respect de l'histoire et des traditions. Chose étrange, c'est dans cette sujétion finalement et volontairement acceptée que nos plus grands écrivains ont trouvé un principe de puissance et d'efficace. […] L'écrivain français qui n'a pas le sentiment, quand il saisit sa plume, d'écrire sous le regard bienveillant, vigilant, tutélaire et sévère d'une assemblée d'ancêtres illustres et de pairs respectés, cet écrivain me semble renoncer en même temps aux devoirs et aux avantages essentiels de son état. » (p. 289-290)

DUHAMEL, Georges. « Rapport sur les concours de l'année 1944 », [en ligne], page consultée le 22 septembre 2018.

[Sur l'imagination :] « Je serais tenté de dire : on ne crée que ce qui existe. Le romancier trouve ses personnages en lui-même d'abord et autour de lui. Ce qu'il semble créer de toute pièce est fait, somme toute, avec les sédiments de tout ce que la vie abandonne dans sa mémoire. Imaginer, c'est assembler des éléments épars et les ordonner de façon nouvelle. »

« Le romancier, qui demande beaucoup à la vie, est, lui aussi [comme l'historien], tenu par une discipline de vérité ou mieux de vraisemblance; mais il garde, à l'endroit des données expérimentales, une allègre franchise. D'un mot, entendu par chance, il tire tout un épisode. D'un regard surpris au vol, il compose tout un ouvrage. Une lettre de quelques lignes lui donne tout un caractère. Cinq minutes de la vie et en voilà bien assez pour reconstruire un monde et ce monde, en définitive, c'est encore une forme de l'histoire, c'est, ou du moins ce doit être, un témoignage sur la vie d'une société, d'un groupe d'hommes, d'un homme à un moment de la durée. »

[Sur le terme de roman :] « Certaines expériences faites, j'aimerais de réserver le nom de roman aux récits qui mettent en scène des personnages fictifs, engagés dans des événements qui ne sont pas nécessairement imaginaires, mais qui, même quand ils le sont, peuvent, par les clartés qu'ils apportent sur une époque et sur les hommes d'une époque, contribuer à la connaissance historique de nos sociétés humaines. »

[Sur le rôle du romancier :] « Le rôle du romancier, s'il a un sentiment élevé de son devoir, c'est précisément de jeter des clartés dans cette histoire ténébreuse, dans cette histoire sous-jacente et de faire ainsi comprendre les raisons et l'architecture secrète de l'histoire des historiens. Que si une telle vue est acceptée, le romancier et l'historien vont travailler de concert pour une meilleure connaissance de l'homme. Ce disant, j'ai l'air de confiner le romancier dans le contemporain. Et tel est bien mon propos. Le véritable romancier, pour moi, est d'abord un témoin de son temps. »

DUHAMEL, Georges. Chroniques des saisons amères. 1940-1943, Paris, Paul Hartmann, 1944.

« Il semblait bien qu'il fût impossible d'aller plus loin que ces écrivains [les naturalistes] dans la peinture stricte, étroite et implacable des apparences. Je dis “il semblait”, car il est toujours possible d'aller plus loin. Je considère que Jules Renard exprime cette volonté de passer outre, de serrer le réel de plus près encore, avec des mots plus crus, des tours plus arides, un style plus sec et plus précis. » (p. 32)

 « Les écrivains du XIXe siècle ont fait [en matière de réalisme] tout ce qu'il y avait à faire. Ils l'ont fait et bien fait. Ils nous ont mis en main des instruments excellents et terribles dont nous ne pouvons pas ne point nous servir. Nous nous en servons donc, et sans ingratitude. Pourtant l'objet de nos peintures est au-delà des apparences si bien peintes par nos devanciers. J'ai peu de goût pour les impasses. Je n'ai que de l'éloignement pour ce qu'il me faut appeler malgré tout la littérature du désespoir. Que si le mot de réalisme possède encore un sens et qu'on tienne à l'employer, en ce qui me concerne, je l'accepte et le rectifie à ma façon. Être un réaliste de l'âme, tel fut, tel est mon seul propos. » (p. 34.)

 « Le génie poétique est un génie matinal. Je parle ici, on le comprend, de la poésie lyrique. Mais le génie du narrateur n'est point un génie matinal; c'est un don qui a grand besoin de mûrir. Le poète qui n'a pas fait entendre le son de sa voix avant sa vingtième année m'inspire quelque défiance et l'exemple de La Fontaine, qui ne fut guère précoce, n'affaiblit pas, à lui tout seul, notre règle. Le narrateur, au contraire, ne trouve pas tout en lui-même, comme le rossignol. Il lui faut vivre, rencontrer ses modèles, souffrir et jouir du monde, accepter les expériences. Il lui faut aborder les difficultés de l'art avec patience, avec humilité, pour apprendre à les résoudre. » (p. 40)

 « Les écrivains ont deux vies. La leur et celle de leurs personnages. C'est dans celles-ci [sic] qu'ils épuisent la plus grande part de leurs virtualités, les excellentes et les pires. » (p. 51)

 « Qu'un écrivain ait du talent, c'est dirai-je, la moindre des choses; mais qu'il ait d'abord un message, voilà ce qui me semble nécessaire. […] Le message d'un écrivain, c'est ce que cet écrivain connaît, c'est le trésor personnel qu'il a pu constituer, par l'effet de ses dons, pendant son expérience de la vie, même si cette expérience est brève, c'est le fruit de ses contemplations, de ses observations, de ses aventures objectives et subjectives. Une définition si large donne à penser que tous les écrivains ont un message, que tous les hommes ont un message. Eh bien, non! Justement non! Il existe une foule d'écrivains qui ont des dons d'expression, un talent charmant et qui n'ont, somme toute, aucun message personnel. Ils nous présentent, avec plus ou moins de grâce, avec plus ou moins d'agrément, le message d'un autre ou de plusieurs autres. » (p. 96-97)

DUHAMEL, Georges. « Anatole France, gardien du langage », [en ligne], page consultée le 22 septembre 2018.

« Les bons écrivains se servent par excellence de la langue, mais ils ne possèdent pas sans réserve et sans contrôle ce bien qui leur a été confié par leurs aïeux et qu'ils devront eux-mêmes transmettre à leurs descendants. »

« Les gardiens [du langage] ont pour devoir d'abord de prêcher d'exemple, c'est- à-dire de manier la langue avec exactitude, vigueur et respect. Ils doivent, en outre, veiller à ce que soient observées des règles justes, lutter avec discrétion contre les altérations du vocabulaire et du goût, examiner avec soin les apports nouveaux, et se châtier sans cesse dans leurs ouvrages pour l'enseignement des générations nouvelles. »

« Ce serait assurément une erreur que vouloir éprouver à la lecture d'Anatole France certaines émotions que nous donnent les romanciers que je dirai torrentiels. On ne se plonge pas dans Anatole France comme on peut le faire dans Balzac, dans Dickens ou dans Tolstoï. Bien qu'il ait peint des figures inoubliables, Anatole France n'est pas un romancier au sens plein du mot, c'est un narrateur délicieux, un auteur de ce qu'on appelait justement, au XVIIIe siècle, des contes philosophiques. »

DUHAMEL, Georges. Chronique de Paris au temps des Pasquier, Paris, Union Latine d'Éditions, 1951.

« Je respecte l'effort de Zola, l'oeuvre de Zola, non sans réserves et objections, toutefois. Cette oeuvre est parfois inspirée, elle est plus souvent encore volontaire. […] L'oeuvre de Zola doit plus à la documentation qu'à la connaissance personnelle et profonde. Comment, d'ailleurs, un homme pourrait-il avoir une expérience personnelle et profonde de personnages et de milieux aussi divers? » (p. 23-24)

 « Certains écrivains de ma génération, tous hommes qui avaient une vingtaine d'années à la mort de Zola, ne dédaignaient pas les problèmes de l'hérédité, et comment l'auraient-ils pu faire? Ils jugeaient toutefois, et avec raison, que la leçon était digérée, que ces fameuses idées pouvaient désormais passer dans la substance d'une grande composition romanesque sans que le récit fût encombré de considérations doctrinales. Ces écrivains pensaient que le moment était venu de choisir d'autres thèmes, d'autres objets, que, d'ailleurs, objets ou thèmes ne manquaient pas, que, chaque jour, naissaient et se compliquaient des problèmes nouveaux qui demandaient, à leur tour, attention et solution. Parmi les phénomènes humains qui m'ont frappé dès les premières années du siècle, celui qui m'a presque tout de suite séduit et retenu concerne la formation des élites. » (p. 26-27)

 « J'admire assurément le jeune romancier qui, dès ses commencements, ne craint pas d'affronter un art qui n'est certes pas un art de matinée, mais bien l'art du midi. […] le génie lyrique est un art d'enfance. L'art du récit, au contraire, suppose de l'expérience, oui, l'expérience des hommes, une expérience longue et traversée. » (p. 29)

 « Je serais tenté de dire que le principal personnage des oeuvres de cette sorte [les romans cycliques comme la Chronique des Pasquier] est le temps. » (p. 32)

 « Le roman cyclique […] nous présente un groupe de personnages et les fait vivre tout au long d'une époque, au milieu des événements de cette époque, vivre et mûrir, mûrir puis vieillir, ce qui veut dire se transformer, oui, se transformer dans la mesure où ces caractères se transforment, les uns se confirmant, se durcissant, s'exaspérant, les autres s'affaiblissant, se dissolvant, perdant petit à petit le relief et la substance. » (p. 33)

 « Les historiens qui peindront plus tard notre époque pourront, dans nos fictions, trouver beaucoup de vérités, notamment en ce qui touche la psychologie individuelle ou collective sans laquelle on a quelque peine à expliquer l'origine des événements, leur caractère et leurs conséquences. » (p. 35-36)

 « Je laisse aux historiens leur tâche très sourcilleuse. L'histoire n'est pas absente de ma chronique : elle en forme la toile de fond. » (p. 36)

 « Le romancier est l'historien du présent et l'historien est le romancier du passé. » (p. 36)

 « Peindre des paysages que je ne connais pas, voilà sans doute un exercice auquel je n'oserais pas me livrer, auquel je refuse de me livrer. J'entends au surplus porter témoignage pour un temps et pour une société. » (p. 37)

 « Comme Laurent Pasquier, je suis bien sûr qu'un grand romancier, tel Balzac, imite ses contemporains, sans doute, mais que ses personnages sont finalement imités par les lecteurs, car ce n'est pas en vain que l'on consulte les miroirs. » (p. 39)

 « Pendant tout le XIXe siècle, le souci de la vérité a poussé les écrivains à peindre sans aucun ménagement les personnages qu'ils avaient choisis pour modèles. L'usage d'une palette sombre ne va pas sans plaisir, à ce qu'il paraît. Il y a beaucoup de naïveté chez mes frères les écrivains. La plupart ont un grand désir de “faire fort”. Ils ont donc accumulé les poix et les bitumes. Après avoir peint sombre, ils ont peint noir. » (p. 40)

 « Pour faire plus vrai [les écrivains] se sont appliqués à copier le langage et même le jargon de tel ou tel groupe social, à figurer une foule de détails qui n'ont pas la moindre utilité, pas la moindre relation avec le vrai essentiel, mais qui, par leur bassesse, ne vont pas sans frapper le lecteur, sans exercer une action excitante ou toxique sur sa sensibilité, plus justement je dirai sur ses nerfs. » (p. 40-41)

 « Sans renoncer aux audaces du naturalisme, et les écrivains appellent audace de ces prouesses qui ne se passent qu'entre la feuille et l'encrier, sans renoncer donc à ce courageux amour de la vérité qui se refusait d'ailleurs à voir la réalité comme elle est, c'est-à-dire fort disparate, les écrivains, durant les premières décennies du XXe siècle, ont fait parfois effort, et c'est par exemple le cas d'Anatole France, pour retrouver les traditions d'une littérature aérée, d'un art qui sait tout dire avec tact et finesse, d'un art qui ne recule devant aucune des couleurs de la palette, pas même, quand il le faut, devant les couleurs délicates, lumineuses et tendres. Puis les deux guerres mondiales ont passé […]. Les écrivains des nouvelles générations, naturellement, ont essayé de peindre ce monde abandonné. Ils se sont ressaisis du vieux matériel des naturalistes. L'univers qu'ils ont représenté, ils ont, d'avance, décidé que ce serait un univers noir, c'est leur propre expression. La littérature qu'ils ont engendrée pourrait, en conséquence, être appelée la littérature du désespoir. » (p. 41-42)

 « Parmi les formules néfastes qui ont contribué, je pense, à fourvoyer les jeunes équipes de nos narrateurs, j'en veux citer au moins une, car elle mérite commentaires : “On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments.” Un adverbe bien placé aurait suffi, suffirait sans nul doute à retirer à cette formule son venin. Que s'il s'était dit : “On ne fait pas nécessairement de bonne littérature avec de bons sentiments.”, la remarque serait pertinente. » (p. 43)

 « Si tous les poètes ou narrateurs auxquels je viens de faire de trop brèves allusions sont à nos yeux si grands, c'est qu'ils ont peint un univers qui n'est pas noir, mais coloré par toutes les lumières du monde, c'est qu'ils ont donné du relief à leurs créations par le jeu des contrastes, c'est qu'ils ont, comme la vie, roulé dans les flots de leur oeuvre les vertus et les vices, cruellement emmêlés, mais non pas confondus. » (p. 44)

 « Le roman cyclique ne doit pas être considéré, à raison de sa longueur même, comme indéfiniment extensible. Un long récit, quand il est bien fait, bien mené, apparaît formé d'un nombre plus ou moins grand de récits brefs, exactement articulés entre eux. » (p. 49)

 « Le plan préalable [d'un roman cyclique] doit être assez souple, assez élastique, assez docile pour supporter toutes les modifications que l'artiste y apportera dans la suite de son labeur. » (p. 50)

 « Je pense que dans le conte, dans la nouvelle, dans le roman bref, l'intérêt est avantageusement soutenu par ce que l'on appelait autrefois une intrigue, et que cette intrigue exige un dénouement. Le roman cyclique a d'autres ressorts. Il suit la vie de près et c'est à raison de cette fidélité qu'il retient l'attention du lecteur. À certains de ses épisodes, on peut voir un dénouement; mais le récit, dans son ensemble, peut se passer de dénouement : la vie de l'espèce a-t-elle un dénouement? » (p. 51-52)

 « Le narrateur qui présente des personnages assez nombreux doit varier les éclairages. Qui lui reprocherait de tourner autour de ses modèles, de les considérer tantôt par l'extérieur et tantôt par l'intérieur, de leur passer parfois la plume, de les faire parler et se raconter eux-mêmes, quitte à les ressaisir ensuite par le biais du récit historique à la troisième personne? » (p. 52)

 « Le style échappe à toute règle : il est un signe de l'auteur, une manifestation de sa nature. Mais la langue est le bien d'un peuple. La langue du roman, pour nous, c'est la belle et illustre langue française. […] L'essentiel, à mon sens, est qu'en dehors de l'intérêt suscité par la fable, une page du livre, considérée isolément, souffre d'être séparée du contexte, qu'elle apporte en elle-même quelque beauté, qu'elle marque de la pureté, qu'elle donne quelque satisfaction à l'homme instruit. Nous avons assisté, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, à des expériences curieuses, à la tentative, par exemple, qui fut dite du style artiste. L'originalité du narrateur est bien rarement dans la forme. Au surplus, la langue française décourage assez vite les précieux et les maniérés. Les esprits les plus originaux s'expriment presque toujours dans une langue simple, forte et classique. » (p. 52)

DUHAMEL, Georges. « La chanson de Roland », dans Refuges de la lecture, Paris, Mercure de France, 1954, p. 77-97.

« La grande floraison romanesque de la France, depuis trois siècles, représente la survivance et la reviviscence de l'esprit d'épopée dans un peuple qui n'en a jamais d'ailleurs été déserté. » (p. 97)

DUHAMEL, Georges. « Gustave Flaubert », dans Refuges de la lecture, Paris, Mercure de France, 1954, p. 183-206.

« Les mignardises et les préciosités des Goncourt, les contorsions de Huysmans, il [Flaubert] les a regardées de loin et d'ailleurs jugées sans faiblesse. Il a fermement tenu le gouvernail pendant une passe difficile. Ceux qui, non sans raison, pensent aujourd'hui que la vertu de notre langage est un principe d'espoir dans le désarroi de la patrie, ceux-là peuvent dédier à Flaubert, chaque jour, une pensée de gratitude » (p. 191)

« Si Flaubert ne me désarmait pas, ce qu'il fait presque toujours, j'apercevrais peut-être, dans les oeuvres du cher homme, ce que l'on appelle des fautes. Je ne dis pas qu'elles soient tout à fait insensibles, même pour un oeil affectueux. Qu'un seigneur comme Flaubert emploie un membre de phrase qui se trouve, en même temps, pouvoir être sujet et régime, qu'il n'évite, pas plus que les autres, les redoutables “génitifs en cascades”, qu'il tombe dans les dissonances, qu'il écrive au besoin “de suite” pour “tout de suite”, qu'il emploie de temps à autre une ponctuation au hasard, tout cela ne me gêne guère et même je ne m'y arrête pas. Après avoir composé cinquante ou soixante livres et donné toute une vie à l'art des belles lettres, je pense qu'il faut tenir les maîtres quittes de ces chamailles absurdes. Quand Gide écrit “par contre” pour “en revanche”, j'ai lieu de croire qu'il sait ce qu'il fait. Et Claudel a pris magnifiquement, au sujet de “partir à Paris”, la défense des écrivains contre les pédants de collège. » (p. 191-192)

« Le véritable écrivain, pour moi, c'est celui qui peut s'enfermer avec une main de papier blanc, un porte-plume, de l'encre, et tout tirer de son fonds. Or Flaubert avoue qu'il a lu deux mille ouvrages pour composer l'affreux Bouvard. Et je ne lui en veux pas. S'il peut me faire changer d'avis sur presque toutes les questions, c'est probablement que je l'aime. » (p. 193)

« J'ai dit et répété que je ne croyais pas aux romans historiques : “Le romancier est l'historien du présent. L'historien est le romancier du passé.” Je n'ai donc jamais composé de romans historiques et je n'en composerai pas. Je m'abstiens même d'en lire. Mais, que j'ouvre Salammbô et je ne tarde guère à renoncer tous mes griefs. » (p. 194)

« Cette phrase, je l'ai prise dans l'Éducation, qui est pourtant, de tous les livres de Flaubert, celui dans lequel il a le plus nettement châtié son goût pour les périodes ostentatoires. C'est sûrement dans l'Éducation qu'il semble le mieux délivré des tortures de la “forme” et des exhibitions “plastiques”. » (p. 195)

« Pareillement, de Voltaire à Lemontey, de Lemontey à Flaubert et de Flaubert à Anatole France, une tradition est soutenue sans laquelle nos lettres françaises manqueraient d'un certain sourire qui semble inimitable par tous les autres peuples, même par les plus cultivés. Je vais citer une petite phrase : “A force de prier Dieu, il lui vint un fils.” Cette phrase n'est pas d'Anatole France, elle est de Flaubert. Je répète qu'elle pourrait être de Lemontey. » (p. 197)

« On peut distinguer, dans l'ensemble, en songeant aux narrateurs, trois sortes de récits : ceux qui agissent par masse, ceux qui agissent par la vertu du style, enfin ceux – exceptionnels – qui touchent le lecteur à la fois par l'effet de masse et par la beauté du style. Toute l'oeuvre de Flaubert est à ranger dans cette dernière catégorie. » (p. 197)

« Je suis très faible, très déférent devant Flaubert. Cela ne m'empêche quand même pas de voir qu'il a l'esprit de système, de le voir et d'en souffrir. Les échecs de Bouvard et de Pécuchet sont trop constants. Or la vie n'est pas parfaite. Dans la vraie vie vivante, il arrive que les imbéciles se trompent et réussissent quelque chose. Bouvard et son complice ne se trompent jamais. » (p. 198)

DUHAMEL, Georges. « Le trésor des belles lettres », dans Refuges de la lecture, Paris, Mercure de France, 1954, p. 237-275.

« Ce ne sont pourtant pas les écrivains du romantisme qui vont mener le roman à ses plus durables conquêtes. Ils sont bien trop occupés d'eux-mêmes pour voir l'univers d'un oeil froid et le peindre avec une stricte vigilance. Vraiment, ce sont de grands poètes, et que peut-on leur demander de plus? » (p. 262)

DUHAMEL, Georges. Travail, Ô mon seul repos!, Namur, Éditions Wesmael-Charlier, 1959.

« J'ai suivi les romantiques dans leur évasion, sans toutefois m'égarer quand ils en éprouvent le désir. Je dois beaucoup aux réalistes – Balzac et Flaubert, sans doute –; mais les naturalistes ont, à mon sens, oublié qu'il n'y a pas de véritable romancier sans poésie et sans humour » (p. 39-40)

 « Pour moi, je n'ai certes pas renoncé à la poésie. Comment le pourrais-je? Mais j'ai cherché, dans la prose, un assouvissement à ma ferveur poétique. J'ai toujours pensé qu'il n'y a pas de vrai romancier sans une profonde inspiration poétique. » (p. 45)

 « Salavin n'est pas, en effet, une figure spécifiquement française; c'est un homme. Et tel était bien mon propos : retrouver l'universel humain et l'éternel humain. » (p. 61)

 « Je n'emploie jamais, pour mon compte, l'expression de roman-fleuve, mais bien celle, plus juste, de roman cyclique. » (p. 66)

 « […] la plus sûre façon de purifier le roman ou la nouvelle, c'est de ne pas y mêler les explications, les jugements, les raisonnements dont la présence a bien des chances de ralentir, d'alourdir la marche d'un récit. » (p. 74)

DUHAMEL, Georges. Le Livre de l'amertume, Paris, Mercure de France, 1984.

[Sur les Thibault de Roger Martin du Gard :] « Ces “Thibault”, c'est aussi bien que possible. Et pourtant, je crois que c'est un immense effort sur une forme d'art épuisée, c'est d'une honnêteté absolue. Cela trouvera en outre son public, mais je ne peux m'empêcher de penser que, ni dans la technique, ni dans la psychologie, ni dans aucun des procédés d'art mis en jeu, cela n'ajoute quoi que ce soit aux grands romans naturalistes de la fin du siècle dernier. Pourtant, je m'y intéresse, non seulement parce que c'est d'un ami, mais encore parce que c'est d'une grande oeuvre et que Roger Martin du Gard est, parmi mes amis, un des derniers avec qui j'éprouve quelque plaisir à parler de mon art. » (p. 73-74)

 [Sur La Mort du père de Roger Martin du Gard :] « En ce moment, Roger Martin du Gard vient tous les soirs, il me lit La Mort du père. […] j'ai la presque certitude qu'il se trompe et que cet effort gigantesque – n'exagérons rien, ce grand effort – ne fera pas avancer d'un pas notre connaissance du coeur humain, seule chose qui m'intéresse. » (p. 92)

 [Sur Quand le navire de Jules Romains :] « […] pendant longtemps, très longtemps, le merveilleux a été l'aliment même de l'art. Est-ce parce que j'aime passionnément la vérité? Le livre de Romains, malgré les questions qu'il soulève, ne m'intéresse pas. J'ai eu toutes les peines du monde à fixer mon attention et à ne pas m'endormir sur ce bouquin. Pour moi, le vrai merveilleux en tant que principe d'art est dans la foudroyante vérité. Ce qui rend le livre de Romains ennuyeux c'est, assurément, l'arbitraire de la donnée du développement. » (p. 116)

 [Sur la désuétude du naturalisme :] « J'approuve la patience et la vertu de ces jeunes écrivains comme Arland ou Rops qui s'attaquent à de longs romans. Mais ils retombent complètement à l'esthétique du naturalisme comme Roger Martin du Gard d'ailleurs, avec tous les préjugés pseudo-scientifiques des naturalistes, sur l'hérédité et le milieu, entre autres. Insignifiance du style, chez tous. Insignifiance volontiers érigée en dogme. J'explique à Rops assez étonné, comme quoi je ne suis pas moi un écrivain naturaliste. J'ai complètement renoncé à la composition pseudo-scientifique, à l'anamnèse, aux longues descriptions paysagistes. Tous les romanciers du XIXe siècle, je dis bien tous, ont fait de la zoologie et peint des catégories : Balzac, Scènes de la vie militaire, de la vie de province, etc. Zola, Histoire naturelle et sociale, etc. Toutes les professions prises à tour de rôle, Flaubert, Madame Bovary, moeurs de province. Tout cela est très bien fait. Inutile d'insister. Moi, je ne peins pas des catégories comme les gens du XIXe siècle ni des passions à l'état pur, comme les gens des XVIIe et XVIIIe siècles. Je peins le moyen homme, plutôt que l'homme moyen, c'est-à-dire celui qui se trouve à l'intersection de toutes les destinées : Salavin, François Cros, Antoine Rességuier. Je ne peux deviner le jugement de l'avenir, mais je suis presque sûr que Roger Martin du Gard se trompe. Lui et les jeunes de maintenant se trompent en outre sur le style. Ils veulent que le roman ne soit pas une oeuvre d'art dans le détail. Est-ce que cela peut vivre? » (p. 128-129)

 [Sur Le Serpent à plumes de D. H. Lawrence :] « Je trouve surtout chez ce Lawrence une parfaite absence d'art. Le récit est fait par juxtaposition d'une multitude de détails présentés sans choix, sans plans, tous dans le même éclairage. L'abus des qualificatifs est intolérable et notamment des qualificatifs colorés. Dans les parties de mouvement on croit lire le récit d'un très médiocre reporter. Rien n'est suggéré, rien n reste en demi-teinte. Tout est dit et redit jusqu'au rabâchage. Le bougre y va de son voyage. Oui vraiment, il croit que c'est arrivé. Il ne nous fait grâce de rien, et avec quel sérieux, car, chose curieuse, cet Anglais manque d'humour de façon impardonnable. Qu'il ne juge pas ses personnages, soit, c'est une vieille méthode, mais il ne se juge jamais soi-même, ce qui est plus fâcheux. Il se roule dans une idéologie de primaire. Il cultive avec frénésie les contradictions les plus absurdes. Même si l'histoire de Kate est vraie, je la trouve faussement interprétée. […] Cette Kate, on ne la voit pas, on ne la sent pas, on ne la comprend pas. Ce n'est pas là l'oeuvre d'un grand peintre ni d'un grand poète. L'éditeur Dent, venu me visiter, osait placer Lawrence au-dessus de Conrad. C'est dément. Quand à tous les bobards sexuels, nous autres, Français, nous ne sommes pas des victoriens affranchis, nous connaissons tout ça depuis longtemps. » (p. 205-206)

LAFAY, Arlette (éd.). Témoins d'un temps troublé. Roger Martin du Gard, Georges Duhamel. Correspondance 1919-1958, Paris, Lettres modernes Minard, 1987.

[Lettre du 22 février 1920] « Je sais, par expérience que si je veux revenir obstinément sur mon ouvrage jusqu'à ce que chef-d'oeuvre s'ensuive, je gâterai tout ce qu'il peut y avoir là de bon. » (p. 8)

 [Lettre du 14 novembre 1920] « Je veux en venir à ceci qu'à mon sens le génie littéraire est engagé dans une période de reconstruction, en France, du moins. Les grandes compositions à la Zola ne tentent plus, pour l'instant, que des imitateurs dont s'encombrent les écoles en décadence. Presque tous les écrivains dignes de ce nom se remettent au “d'après nature” minutieux; ils peignent en profondeur et non en surface. Il est possible que votre tentative annonce une renaissance de la grande composition. Je le souhaite et votre grand talent me fait le croire; mais je me méfie. Pour moi je vous répéterai ce que j'ai dit un soir : “j'ai déjà assez de mal à peindre un seul bonhomme, je ne vais pas en mettre 40 sur pieds”.
Je fais ce que je peux, mais je ne suis pas découragé par l'histoire des littératures : la presque totalité des grandes compositions de Zola sera déjà dans l'oubli que le tout petit roman intitulé Adolphe durera encore. Les chefs-d'oeuvre du roman, depuis La Princesse de Clèves et les romans de Voltaire jusqu'à Dominique, sont des ouvrages de petites proportions, mais mieux taillés que Les Misérables ou même La Cousine Bette pour résister aux siècles. Ce sont des choses réussies, plutôt que des choses énormes. Les trois contes de Flaubert et Madame Bovary vivront plus longtemps que L'Éducation sentimentale. […]
Je ne veux pas imiter Cézanne surtout dans un propos que je lui prête; mais je pense – c'est bien présomptueux à moi de l'avouer – que le sujet de Confession de minuit n'est pas un sujet mince. Moi, je le vois énorme et je suis encore tremblant d'avoir osé l'aborder. Vous voyez Salavin et vous dites : mince bonhomme, mince sujet. Non, mon cher ami, laissez-moi vous le dire, je crois que le médiocre Salavin – je l'ai fait bien médiocre pour que le plus grand nombre possible d'hommes s'y reconnaisse – est, dis-je, habité par un grand sujet, en d'autres termes, il soulève une grande, une terrible question morale. Si vous ne l'avez pas vu, c'est que j'ai manqué mon affaire. Mais j'ai eu l'impression, à propos de Salavin, de traiter un grand sujet. Pour toutes ces raisons, je suis amené à croire que nous ne “tirons” pas du tout dans le même sens. Pour toutes ces raisons, je commence à penser avec une sorte de désespoir que je ne vous donnerai jamais cette satisfaction que vous voulez bien encore attendre de moi. » (p. 23-24)

[Lettre du 30 juin 1922] « J'ai donc lu le Pénitencier. C'est, me semble-t-il, à ce second examen, très réussi, beaucoup mieux que le premier tome [Le Cahier gris]. Vous êtes installé dans votre sujet comme un hippopotame dans le Niger. » (p. 63)

[Extrait du Journal de Martin du Gard, 4 juillet 1923 :] « [Duhamel] m'a dit : “Je crois qu'au fond vous n'êtes qu'un romancier. Vous n'aimez, de coeur, aucun de vos personnages. Il y a en vous une insensibilité de montreur de marionnettes. Aucun sentiment religieux. Aucune pitié. Votre oeuvre en sera toujours appauvrie. Vous avez un esprit de zoologiste. » (p. 93)

[Lettre du 16 août 1923] « […] il nous faut toujours travailler comme si nous devions terminer notre oeuvre dans le ciel, avec l'éternité, et comme si cette oeuvre n'était, tout entière, destinée qu'à nous améliorer en vue d'une autre oeuvre, d'une autre éternité. » (p. 100)

[Lettre du 13 janvier 1933] « Ton opinion reflète assez bien, à mes yeux, le sentiment d'un petit groupe de gens instruits, distingués – comme il paraît que l'on dit – mais qui ne m'ont jamais aimé et ne m'aimeront probablement jamais. Ces gens qui ont fait beaucoup de mal aux lettres en encourageant pêle-mêle et furieusement, toutes les tentatives, et les plus folles et les moins excusables, ces gens ont célébré plusieurs fois déjà la fin de ma carrière d'artiste créateur… » (p. 247-248)

[Lettre du 25 décembre 1936] « Tu as réussi et employé une documentation gigantesque [dans L'Été 1914] dont je n'arrive pas à sentir le prix. Je persiste à croire que, pour faire un roman, il faut une chambre, une table, du papier blanc et de l'encre. Tout tirer de soi, somme toute. Je pense que tu contribues avec force, avec éclat, parfois avec magnificence, à créer et à maintenir une confusion entre le roman et l'histoire. Il faut laisser l'histoire aux historiens. Le roman, c'est la peinture des âmes. Que les événements soient là, marqués d'un crayon rapide; mais qu'ils laissent le devant de la scène aux hommes. Que les idées soient dans la pâte, mais qu'elles n'affleurent que rarement. Les événements et les idées, nous voulons les apercevoir à travers Jacques, Antoine, Jenny, les comparses. Au contraire, les événements et les idées nous cachent ces protagonistes, que nous aimons et que nous ne voulons point quitter.
Cet appareil documentaire immense t'a aussi détourné de l'humour et de la poésie qui sont, à mon regard, deux ressorts actifs de la création romanesque. Je le regrette d'autant plus que l'humour est une de tes vertus. Tu en as donné des preuves éclatantes. Enfin le souci de l'histoire et du document t'a détourné, ô chartiste! de la concision. Tu vois que je n'hésite pas à formuler toutes mes critiques. J'en ai d'autres que je ne veux pas garder sur le coeur. Tu n'es pas un créateur impassible. Tu prends parti. Tu prends, visiblement, le parti de Jacques. […]
J'aime bien toutes les scènes d'intimité. J'aime tout ce qui est psychologie pure. Je me défie du romanesque cinéma (songe au truc du portefeuille à Berlin et à toute l'histoire de l'avion final et des tracts.) Il y a des choses pour lesquelles tu es fait et dans lesquelles tu excelles naturellement. Il y a d'autres choses qui sentent la volonté, la contrainte, le parti pris. » (p. 294-295)

[Lettre du 21 mars 1940] « Un peu trop de détails techniques [dans l'Épilogue de Martin du Gard]. Ils sont exacts et bien choisis, mais il y en a un peu trop quand même. Des choses que l'on connaît bien, depuis longtemps, par l'intérieur, on parle toujours avec moins de complaisance. Mais personne ne s'en apercevra. » (p. 319)

HUEBER, Jean-Jacques (éd.). Le Croyant et l'humaniste inquiet : Correspondance François Mauriac – Georges Duhamel (1919-1966), Paris, Klincksieck, 1997.

[Lettre du 27 mai 1925] « Eh bien, mon cher Mauriac, ils ont raison les autres : Le Désert de l'amour est un bien beau livre, à mon goût le meilleur de vos livres. Tout y est juste, vrai, émouvant. Le personnage du père suffirait à la gloire du romancier. » (p. 36)

 [Lettre du 2 février 1936] « Comment vous dire l'émotion extraordinaire qui m'est venue à la fin de votre livre [Les Anges noirs]? Je sais que vous êtes un grand artiste; mais l'art n'est pas seul en cause, ni cette poésie déchirante, ni cette virtuosité pour manier les âmes. Non, il y a quelque chose de mieux que tout cela. Et puis cela vient, cela monte, “petit à petit”. Et on ne s'en délivrera pas de sitôt. » (p. 59)

 [Lettre du 1er août 1941] « Cher François, mon frère Victor vient de lire La Pharisienne et il est venu m'en parler de façon intelligente et sensible. En l'écoutant, je me disais que nous pouvions – nous les Français – vous être reconnaissants d'avoir donné, juste en ces heures amères, un de vos meilleurs livres. Car c'est réellement un de vos meilleurs livre, et c'est dans l'absolu un livre excellent. Il me semble que je ne vous l'ai pas assez dit. Or, nous avons tous intérêt à ce que la France malheureuse en ce moment donne, quand elle le peut, sa mesure. Et elle vient de le faire grâce à vous. Merci donc. » (p. 136)

 [Lettre du 26 mars 1952] « Mon cher François, vous avez certes bien fait d'éclairer votre position et même de vous avoir défendu aux dernières pages du livre [Galigaï]. Mais quoi! Le roman n'est pas l'essai. Quand vous prenez votre bonne plume de narrateur, votre devoir est de chercher l'homme et non pas de faire l'apologétique. Votre devoir est de peindre l'homme et les moeurs, de faire sentir l'éternel à travers l'anecdote et malgré l'anecdote. Vous avez, une fois de plus, suivant votre instinct de grand artiste, fait ce que nous attendions de vous. » (p. 220)

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