Jean Echenoz
(1947-...)
Dossier
Le roman selon Jean Echenoz
« Ce qui m'intéresse, encore une fois, c'est le roman comme machine » : l'art du roman selon Jean Echenoz |
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Jean Echenoz commence à écrire à l'époque de Tel Quel et du Nouveau Roman. Lui qui est mû par un « désir romanesque » permanent, ces expérimentations dont « écrire des romans n'était pas […] l'objectif théorique principal, sauf à les pervertir, à les déconstruire » (L'Humanité, 1996) ne l'intéressent pas particulièrement. Ce sont les terrains marginaux qui l'attirent : le polar, sous la plume des Américains Dashiell Hammett, Raymond Chandler et David Goodis lui apparaît comme un « genre noble ». Puis, avec les romans policiers de Jean-Patrick Manchette, avec qui il ressent une parenté par le souci de la langue, il trouve sa voie d'entrée : « cette découverte m'a donné le sentiment qu'une forme était possible, que je pouvais essayer d'aller dans ce sens, comme s'il y avait une espèce de flèche confuse qui passait par là » (L'Express, 2012). Le premier roman d'Echenoz (Le Méridien de Greenwich, 1979), qui joue sur les topoï du roman noir, est publié chez Minuit, exauçant un voeu aussi ardent qu'il lui semblait irréalisable. Dès lors, il ne fait plus qu'écrire. Son deuxième, Cherokee, reçoit le prix Médicis en 1983; Je m'en vais, son neuvième, le Goncourt en 1999. Son court roman sur la Grande guerre, 14, est depuis sa parution en 2012 au programme de nombreux lycées à travers la France. Lorsqu'on l'interroge sur le Goncourt, il dit en être content surtout parce qu'il lui a assuré une aisance matérielle qui lui permet de continuer d'écrire. Il a refusé de faire partie du jury de ce prix, comme de siéger à l'Académie française. Quand on lui demande de se prononcer sur le Nouveau Roman, le roman minimaliste, le surréalisme ou la peinture hyperréaliste, il esquive toujours la comparaison pour revenir à sa propre pratique telle qu'il la conçoit : « ce qui m'intéresse, encore une fois, c'est le roman comme machine » (Magazine littéraire, 2006). L'image de la machine, qui revient, en alternance avec celle du moteur, dans presque tous les entretiens, peut servir de métaphore de base à cette pensée, à condition de choisir une machine « noble ». À la fois méthodique, ancrée dans un travail méticuleux de la forme, et intuitive, portée sur l'exploration, elle est plutôt de l'ordre de l'astromobile que du convoyeur. Les plaisirs de la fiction : un roman de l'action et de l'affection. Voici une réponse typique de Jean Echenoz à la question de l'influence du Nouveau Roman sur son oeuvre :
Il s'agit encore de son commentaire le plus fourni sur ce sujet : la plupart du temps, il se contente de dire qu'il a lu Les Gommes de Robbe-Grillet et qu'il a bien aimé la manière dont y sont traités les objets. Le désaveu est encore plus fort pour le roman minimaliste : il ignore la question ou dit ne pas se reconnaître dans cette étiquette . Si cette réserve témoigne sans doute de son manque d'intérêt pour la critique littéraire et ses classifications, elle émane aussi d'une doctrine personnelle de la fiction romanesque qui se fonde avant tout sur le principe de l'action. C'est invariablement à Manchette et au polar américain qu'il attribue, sans réserves, la seule influence directe sur son oeuvre. Notamment pour la question de l'absence de psychologie dans ses romans, qualité que les intervieweurs attribuent à l'héritage du Nouveau Roman :
Echenoz ne refuse pas une psychologie à ses personnages, il s'interdit plutôt d'en faire. La dimension affective, au contraire, est au coeur de leur conception : « on ne peut faire l'économie de l'affectif quand on décrit un personnage [...]. Je ne pense pas qu'on puisse envisager un personnage de fiction sans se référer à la dimension du déchirement, du deuil ». L'amour, quant à lui, « est la condition absolue et croc-en-jambe perpétuel. […] S'agissant d'un roman, on ne peut pas faire l'économie de cette aspiration permanente, non plus que de tout ce qui s'y oppose, ce qui peut rendre cela plus terne, plus prosaïque. […] Vouloir s'en défaire, c'est truquer le rapport au romanesque ». (Europe, 1997). Le refus de la psychologie ne part pas du même pôle que chez les Nouveaux Romanciers, soit celui du soupçon à l'égard du personnage romanesque, mais de celui du roman policier qui laisse les actions des personnages parler pour eux. Le « béhaviorisme » d'Echenoz suppose en effet que les personnages soient incarnés. Ils ont un corps, un nom, des vêtements (Echenoz accorde une grande importance aux vêtements, car ils lui « apparaissent comme un reflet de [l]a personnalité » [Europe, 2003]), des habitudes, un travail (insolite la plupart du temps) et ils vivent des aventures. Ils ne préexistent pas au livre, comme on pourrait à la limite le supposer pour un polar, mais ils prennent une réalité bien concrète, et qui se déplie dans un rapport logique à un monde également concret, dans l'écriture : « les personnages ne sont que des silhouettes au début, puis ils se déploient simultanément. Ils deviennent de plus en plus nets, et ce qu'ils disent ou font finit par découler d'une certaine logique. Tout ça – l'intrigue, les décors, les enjeux… – se développe au fur et à mesure des différentes versions que j'écris » (Politis, 2016). L'amour, le désir, l'affection, le chagrin, la colère, tout ça existe en eux et, comme c'est souvent le cas dans la vie, se manifeste dans les gestes. Christine Jérusalem relève dans un entretien une scène dans Au piano (2002) où toute une masse d'émotions est évoquée chez le protagoniste à travers le simple geste de retourner l'étiquette du manteau de sa compagne. Echenoz affectionne ce genre de détail « fort », à première vue anodin, mais révélateur pour l'observateur attentif : « C'est un petit événement qui s'est produit pendant que j'écrivais ce roman. Je déjeunais chez un couple d'amis et j'ai trouvé ce détail très fort. C'est un geste à la fois affectueux, audacieux, formel, démonstratif, qui impliquait un rapport précis au vêtement de l'autre, à l'autre, au corps de l'autre » (Europe, 2003). Non seulement la dimension affective est-elle une composante fondamentale dans la construction du personnage, on peut aussi supposer qu'elle informe le rapport du romancier à sa création. « À partir du moment où on s'installe si je puis dire dans la construction d'un roman », dit-il dans une entrevue accordée au site Internet allemand Klett Bildungsverlage,
La discussion porte sur 14, dont les personnages se trouvent dans des circonstances particulièrement difficiles; d'autre part, le romancier souligne son propre « soupçon » envers les personnages. La solidarité avec eux s'affirme malgré le soupçon et, pourrait-on proposer, est à la fois une espèce de baromètre de la fiction et la condition de son existence. Le projet de 14 trouve après tout son origine, comme il le raconte souvent, dans la découverte du journal intime d'un membre éloigné de sa famille qui a fait la guerre, découverte qui intéresse d'abord le romancier sur un plan tout à fait personnel et sans projet de roman. Alors qu'il fait par la suite une recherche documentaire importante et lit de nombreux ouvrages historiques, cette documentation est plus ou moins absente du roman : ce n'est pas une analyse de la Première Guerre mondiale qui l'intéresse, mais la vie quotidienne des soldats , avec ses inconforts, ses fatigues, ses banalités et sa terreur. La connaissance du contexte historique (la durée du conflit, l'ampleur de la destruction, le nombre de morts, etc.), qui forcément colore de pathos notre regard rétrospectif sur cette période, est soigneusement évacuée du roman, pour faire place à l'expérience singulière, petite, de l'individu. À la base du roman il y a ce vestige laissé par un lointain cousin et la curiosité de Jean Echenoz par rapport à son expérience. Il donne un récit originel similaire pour Ravel (2006) : « il fallait d'abord prendre connaissance de la réalité du personnage, de son mode de vie, de son entourage et de son environnement. Donc, dans un premier temps, j'ai consulté tout ce que j'ai pu trouver le concernant : sa correspondance et ses autres écrits, des textes biographiques, articles, essais, témoignages de ses proches, iconographie ». Puis, à travers la recherche documentaire, « un rapport a fini par s'établir avec lui, qui était bizarrement assez proche de celui que je peux entretenir avec les personnages fictifs de mes romans précédents » (Politis, 2016). C'est ainsi, de façon spontanée, que Ravel a usurpé un roman qui ne devait pas du tout être sa biographie fictionnelle, dont il devait n'être qu'un personnage parmi plusieurs. Il me semble que ces personnages vivants sont une des conditions sine qua non du roman tel que le conçoit Echenoz. Leur existence tri- ou quadridimensionnelle – puisqu'ils évoluent dans le temps et dans leur rapport à leur auteur, comme des personnes réelles que l'on connaîtrait de mieux en mieux et qui viendraient ou non à jouer un rôle plus important dans notre vie – est ce qui permet une action véritable dans le roman, et sans doute une des raisons principales pour lesquelles, au yeux d'un Échenoz débutant qui veut « faire de la fiction », « les genres mineurs […] pouvaient être comme des bouées de sauvetage, des sorties de secours ou des poches de résistance dans la littérature des années soixante-dix ou quatre-vingt » (Europe, 1997). Non pas qu'action et intrigue se recouvrent exactement. Cette dernière, déclare Échenoz, est « un mal nécessaire » (Politis, 2016). Mais il faut, premièrement, que les choses bougent dans un roman : « disons que les parcours, les errances ou les allers-retours incessants dans mes livres ressortissent à une nécessité de mouvement qui est impérieuse pour moi » (Magazine littéraire, 2006). « Le mouvement, la disparition, la distance » (Ibid.) sont les thèmes auxquels, à ses dires et malgré qu'il tienne énormément à l'originalité de chaque projet, il revient toujours. Deuxièmement, il faut que ça prenne; que l'on réussisse à « attraper » le lecteur, l'attirer dans un récit qui finira peut-être par l'emmener plus loin qu'il ne prévoyait voyager :
Il ne s'agit pas à proprement parler d'une escroquerie, puisque l'intrigue y est réellement, mais tout de même d'une petite ruse qui permet au romancier de s'adonner aux plaisirs de la fiction, de tracer des arabesques et des détours avec les actions de ses personnages tout en faisant croire au lecteur qu'il le suit plus ou moins vers un but. Un mécanisme analogue est d'ailleurs à l'origine du désir d'écrire. Tout projet romanesque part, pour Jean Echenoz, d'un sentiment d'adhésion. C'est ce qu'illustre l'anecdote du « McGuffin » qu'il conte dans un entretien portant sur la genèse de Je m'en vais (1999) :
Echenoz parle constamment du « moteur de fiction », élément pourvu d'une « pertinence romanesque » qui déclenche le processus d'écriture d'un roman ou des différentes parties d'un roman. Ce peut être un personnage ou un élément de la réalité, un lieu – Paris est un pourvoyeur exceptionnellement généreux de déclencheurs – voire un nom. Par exemple, c'est à cause de la sonorité magique de son nom qu'il arrête son choix sur le coureur tchécoslovaque Zatopek lorsqu'il cherche un personnage pour un roman sur le sport (Courir, 2008) ; il s'émerveille du toponyme Port-Radium, l'un des lieux de Je m'en vais. Les moteurs de fiction sont tous, semble-t-il, des éléments de la réalité : « je passe mon temps […] de façon tout à fait naturelle et non volontariste à chercher ou à attendre que cela se présente, à repérer des détails, des objets, des bouts de dialogues, des éléments, des lieux, des personnages, des rencontres qui me paraissent pertinentes sur le plan romanesque » (Euskonews, 2000). De ces noyaux tirés de la réalité croît la fiction : les lieux « produisent ou développent, par associations, des actions », les silhouettes des personnages deviennent de plus en plus étoffées et appellent certains enjeux, le tout commence à constituer un univers avec une logique et des tensions propres : « ce sont des possibilités de reprises successives qui me permettent aussi d'établir, […] de plus en plus précisément, […] des ponts ou des linéaments entre différentes scènes, différents mots, des espèces de rimes internes, d'échos, des jeux ou des réseaux qui se précisent petit à petit dans la rédaction, par exemple, d'une version à l'autre » (Magazine littéraire, 2001). Le déploiement du récit suit en partie une logique interne qui demeure mystérieuse pour l'auteur. Il aime comparer ce processus à celui de la construction d'un pont, non pas au sens où ce dernier est absolument méthodique, mais au contraire parce que la construction d'un pont et celle d'un roman demeurent pour lui parfaitement déconcertantes : « Il y a des gens qui restent stupéfaits par le fait que les avions […] peuvent voler dans l'air. […] Le roman est une métaphore du pont. […] Je n'ai jamais compris, n'ayant aucune formations scientifique, comment on pouvait matériellement construire un pont » (Europe, 2003). Pour le roman echenozien, cette métaphore signifie qu'il n'y a pas de « façon de faire » qui s'apprend : chaque projet est un nouveau pont à construire, dans de nouvelles conditions, avec de nouveaux matériaux, et toujours autant d'incrédulité. L'aventure de l'écriture. Si le roman est une machine à fiction à multiples moteurs, l'écriture en est à la fois le carburant et la carrosserie : « une "phrase juste", […] ce serait idéalement la coïncidence d'un rythme, d'une mélodie et d'un suspense qui s'accordent, qui me conviennent et qui font avancer le récit, qui alimentent son moteur » (L'Express, 2012). Le rythme et la mélodie de la phrase ne sont pas ainsi de purs effets esthétiques : ils sont les moyens du récit; mieux encore, ils l'incarnent. Echenoz semble en effet ne pas faire de distinction entre matière et forme. Il affirme par exemple, au sujet de son roman le plus récent, que c'est « le plaisir rythmique, actif, aventureux de la fiction, le désir romanesque qui [lui] ont donné envie d'écrire ce livre » (Politis, 2016), comme si l'aventure et la fiction n'avaient pas d'existence en dehors du rythme. Même si les grandes lignes de l'histoire sont prévues dès le début, son cours évolue et bifurque dans l'écriture, sous l'impulsion de facteurs qui pour d'autres pourraient relever plutôt du domaine du style. L'intrigue se constitue à même l'écriture :
Le travail sur les temps grammaticaux est sans doute l'exemple le plus évident de cet effet. Ceux-ci sont la « boîte de vitesse » du roman : ils « jouent un rôle déterminant dans les procédures d'accélération, de ralentissement, de reprise. Il y a des pentes narratives qu'on ne peut monter qu'en première, et des sections où on peut filer en cinquième, comme sur l'autoroute » (Magazine littéraire, 2001). Parce que le roman echenozien est un système dont l'unité de base est la phrase, la construction de la phrase agit mécaniquement sur celle du roman. Dans un entretien, Echenoz qualifie ses oeuvres de romans "à double action" : « une action dans l'intrigue doublée d'une action dans la phrase, la structure, l'espace même du livre » (Magazine littéraire, 2006). Il prétend que, dès le début, il a voulu « écrire des romans d'action, au sens le plus traditionnel du terme, mais je souhaitais bien sûr que l'action soit dans la construction du roman, dans la phrase, le rythme et les sons » (Europe, 1997). Il admire le caractère « fractal » de l'écriture de Flaubert, chez qui « les caractéristiques d[u] style, ses équilibres et déséquilibres, peuvent s'observer à l'échelle des parties, des chapitres, des paragraphes, des phrases » (Magazine littéraire, 2001). En fin de compte, c'est au niveau de la langue que tout se joue : « la langue reste à mon sens à l'origine de tout projet d'écriture. Je dirais même précisément que ce sont pour moi toutes les ouvertures physiques possibles de la langue qui permettent une certaine existence charnelle et sensuelle de l'écriture et de son objet » (Europe, 1997). Ce rapport à la langue ne peut manquer de faire penser à la poésie. Echenoz propose, pour décrire la place de la poésie dans sa conception du roman, l'hypothèse suivante : « Poésie contrebasse du roman. Certains croient mal percevoir la contrebasse dans l'orchestre. Mais retranchons la : tout s'effondre » (Europe, 2003). Le roman s'enrichit ici, comme il le fait si souvent, des moyens d'un genre plus « pur » : si la poésie « n'est pas le champ dans lequel je me serais senti libre, en revanche j'ai le sentiment d'utiliser tant que je peux certains outils de la poétique au service de l'entreprise romanesque » (Europe, 2003). Outre sa qualité « charnelle et sensuelle », l'aspect poétique de l'écriture romanesque telle qu'il la conçoit se décline sur les modes du sonore, du visuel, de l'émotion et de la tension. À la question « quelle est votre priorité dans le domaine du romanesque ? », Echenoz répond : « L'émotion sonore et l'émotion narrative. L'émotion du raconté, du composé et de l'interprété. L'émotion visuelle. L'émotion de la phrase comme objet physique, pas seulement la phrase porteuse de sens, de rythme et de sonorité, mais la phrase comme dessin » (Europe, 2003). Il se dit à la fois très visuel et extrêmement sensible à la sonorité : il a « toujours besoin d'avoir une image mentale de ce qu[‘il] raconte, comme un plan cinématographique » (Politis, 2016), mais croit aussi qu'« en dernière instance, c'est le son qui […] est tout à fait décisif. C'est le bruit qui fait une phrase » (Balises, 2011). À la fois, son travail méticuleux sur la langue (il passe parfois des heures sur une seule phrase) vise à retrancher toutes les superfluités du texte, comme pour concentrer sa charge. L'autre hypothèse sur la poésie dans le roman, c'est : « qu'un principe (ou qu'un but) de la poésie (si tout va bien) serait : rien de trop ; qu'on pourrait importer ce rien de trop dans le roman bien qu'il soit, consubstantiellement : trop » (Europe, 2003). C'est sans doute cette sensibilité à la force poétique du langage qui fait en sorte que l'étiquette « minimaliste » lui déplaît. Il semble en effet penser sa pratique comme tout le contraire de ce terme : « je me reconnais pas du tout là-dedans, parce que condensé ça veut pas dire qu'on s'interdise des digressions, des développements. […] Non, un souci de précision, de rythme, d'économie… En essayant de chasser du texte tout ce qui pourrait le diluer, tout ce […] qui n'est pas vraiment à son service, tout ce qui pourrait être des ornements. Je […] n'ai pas envie de les utiliser » (Klett Bildungsverlage, 2014). L'écriture romanesque qui prend pour principe le « rien de trop » de la poésie s'apparenterait en quelque sorte à un ressort tendu, prêt à vibrer au toucher, condensant sur une surface petite en apparence une quantité de contenus et de tension. Cette question de la « charge » de l'écriture est essentielle pour le roman, un mécanisme en proie aux « dysfonctionnements » où « il faut toujours que […] quelque chose ne tienne pas en place » (Roman 20-50, 2004). Le roman et ses unités – la partie, le chapitre, le paragraphe, la phrase – doivent posséder un pouvoir d'ébranlement, qui lui vient d'un déséquilibre constitutif, d'une coexistence d'éléments contradictoires. C'est pour Echenoz la caractéristique la plus importante de l'écriture de Flaubert :
Flaubert est le seul « grand écrivain » dont Echenoz admette – quoique indirectement, puisque son rapport à lui est « je ne dirais pas filial, ce serait un peu fort, mais […] affectueux, affectif » (Ibid.) - une influence sur son écriture. Ce qu'il admire chez lui a trait, dit-il, aux questions du rythme et de la tension, du « contrôle et [du] dosage des décharges électriques qu'il peut y avoir entre les mots » (Ibid.). Mais il y aurait ici, je crois, à faire le lien entre ces auteurs par l'ironie, élément qu'Echenoz identifie comme « constitutif » de son écriture. Il faut, dit-il, que la « phrase parvienne à se moquer d'elle-même » (Roman 20-50, 2004). Non pas sur le mode négatif de la dérision, qui ne l'intéresse pas, mais sur celui de la distance critique, productrice de sens : « À l'intérieur d'une phrase, je n'ai pas le désir que les choses se déroulent platement. Il faut que quelque chose émerge, comme une éminence d'où l'on pourrait examiner le reste de la phrase. […] C'est dans cette distance critique que la phrase cesse d'être unique ou fermée pour devenir équivoque, pour prendre un sens ouvert » (Europe, 1997). Cette distance ironique qu'Echenoz qualifie aussi de « sourire » est peut-être au final la clé qui permet d'actionner le moteur. L'ironie est une qualité du regard, « une façon d'être et de regarder amoureusement, avec une espèce de pudeur » (Europe, 2003). Or, c'est justement un rapport à la fois affectueux et critique au polar qui déclenche l'aventure de l'écriture pour Echenoz. Pour son premier livre, Le Méridien de Greenwich (1979), il affirme avoir voulu écrire « un roman policier de base. […] Puis, progressivement, je me suis rendu compte que […] je partais sur des chemins de dérive, avec des soucis de construction, de sonorités, de récits croisés […]. Ce qui était parti comme un projet de roman noir n'empruntait plus que certains éléments à cette forme » (L'Humanité, 1996). Par la suite, il a continué de « jouer » au roman de genre mineur – le roman policier avec Cherokee (1983), le roman d'aventures avec L'Équipée malaise (1986), le roman d'espionnage avec Lac (1989) – tout en ayant soin de s'éloigner progressivement des canons. Nous trois (1992), qui reprend des éléments du roman de science-fiction, aurait été sa dernière « commande » : « aujourd'hui », déclare-t-il dans un entretien en 2003, « j'ai vraiment le sentiment de m'être défait de toute référence, y compris au roman policier » (L'Humanité, 2003). Ses romans se construisent désormais plus exclusivement par rapport d'opposition les uns aux autres : faire du neuf est une impérative pour cet écrivain qui prétend que « tout ce qui est de l'ordre du savoir-faire est toxique » (Balises, 2011) et s'efforce, en prenant chaque fois un recul ironique, de détruire tout pont qui voudrait s'ériger entre livres. Non pas qu'il caresse des illusions là-dessus : il sait bien qu'« en vérité […], on refait toujours la même chose » ; mais l'essentiel, c'est de toujours envoyer sa machine sensible « dans un secteur, dans un domaine, dans des thèmes inconnus de soi » (Ibid.). Entretiens cités :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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Jean Échenoz n'a, à ce jour, publié aucun texte sur le roman. Les citations recensées ci-dessous proviennent presque toutes d'entretiens, dont il s'agit, à notre connaissance, d'une liste plutôt complète en date de mars 2016. Les exceptions : le tout petit « Avertissement » pour Les Chiens d'Echenoz de Patrice Herlem ; « Pourquoi je n'ai pas fait poète », composé sur la demande de Pierre Alfieri et Olivier Cadiot pour le 1er (et avant-dernier) numéro de leur Revue de littérature générale ; « La nuit dans les Adirondacks », postface à l'édition du roman de R. L. Stevenson Le Maître de Ballantrae parue chez Gallimard en 2000 ; et « Neuf notes sur Fatale », postface au roman de Jean-Patrick Manchette. Si nous n'avons pas jugé pertinent de citer longuement les postfaces, c'est qu'elles sont des analyses brillantes de la mécanique des romans dont elles traitent, mais n'éclairent pas de manière générale la pensée du roman d'Échenoz. Fait par lui-même symptomatique, sans doute, de la manière dont opère cette pensée qui s'intéresse plutôt au particulier qu'au général et est obsédée par les parties, l'agencement, le fonctionnement de chacune de ces « machines » que sont les romans. Il serait sans doute intéressant, pour compléter cette collection de citations, de dépouiller le texte « Pourquoi je n'ai pas fait poète », sur lequel nous n'avons pas pu mettre la main. |
« L'image du roman comme moteur de la fiction », entretien accordé à Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 11 octobre 1996, [en ligne], page consultée le 31 mars 2016. « Il se passe quelque chose avec le jazz », entretien accordé à Olivier Bessard-Banquy, Europe, no 820-821, août-septembre 1997, numéro spécial « Jazz et littérature », p. 194-202. « Jean Echenoz, piéton de Paris », entretien accordé à Anne Théron, Libération, 13 octobre, 1983. « Jean Echenoz ne connaît pas la Malaisie, et alors ? », entretien accordé à Yann Plougastel, L'Événement du jeudi, 5-11 février 1987, p. 80-81. Entretien avec Cathérine Argand et Jean-Maurice de Montrémy, Lire, septembre 1992. « Rencontre avec Jean Echenoz, le spationaute », entretien avec Denis Seffert, Le Nouveau Politis, septembre 1992. « Décalage et hors-champ », entretien avec Claude Murcia, Artpress, no 175, décembre 1992. Entretien avec Sylvain Bourmeau et Marc Weitzmann, Les Inrockuptibles, no 27, 11-17 octobre 1995, p. 60-65. « Pourquoi je n'a pas fait poète », Revue de littérature générale, « La Mécanique lyrique », Pierre Alfieri et Oliviet Cadiot (dir.), no 1, 1995. « Neuf notes sur Fatale », dans Jean-Patrick Manchette, Fatale, Paris, Gallimard, 1996. BOUHÉNIC, Pascale. « L'atelier d'écriture de Jean Echenoz », enregistrement vidéo, Paris, Centre national d'art et de culture Georges Pompidou, 1998. « Détour par le réel », Entretien avec Marc Dupuis, Le Monde de l'éducation, no 257, mars 1998. « Les nouveaux malfaiteurs », Qu'est-ce qu'elle a dit Zazie ?, enregistrement vidéo, 1998, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « La réalité en fait trop, il faut la calmer », entretien avec Jean-Baptiste Harang, Libération, 16 septembre 1999, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « La nuit dans les Adirondacks », Postface à R. L. Stevenson, Le Maître de Ballantrae, texte présenté, traduit et annoté par Alain Jumeau, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2000, p. 325-333. HONTAAS, Sophie. « Entretien avec Jean Echenoz », Euskonews & Média 70.zbk, 10-17 mars 2000, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. NELSON, Jessica. « Rencontre avec Jean Echenoz – Goncourt 1999 », Zone littéraire, 28 avril 2001, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « Dans l'atelier de l'écrivain », entretien réalisé le 28 octobre 1999 pour les éditions Bréal par Geneviève Winter, Pascaline Griton et Emmanuel Barthélemy [publié dans l'ouvrage Français seconde, Bréal, 2000], dans Jean Échenoz, Je m'en vais, Paris, Minuit, coll. « Double », 1999, p. 227-250. « Flaubert m'inspire une affection absolue », entretien avec Pierre-Marc Debiasi, Magazine littéraire, no 401, septembre 2001, p. 53-56. « La phrase comme dessin », entretien avec Christine Jérusalem, Europe, no 888, avril 2003, p. 297-311. « Entretien. Goncourt 1999 pour Je m'en vais, Jean Echenoz revient en force avec Au piano son neuvième roman », entretien réalisé par Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 16 janvier 2003, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. LOUBRY-CARETTE, Sidonie. « Entretien avec Jean Echenoz », Roman 20-50, Revue d'étude du roman du XXe siècle, no 38, décembre 2004, p. 5-12. « Attrape-moi si tu peux », entretien, La Femelle du Requin, no 26, 2005. Entretien avec Emmanuel Laugier et Frédéric Pommier, Le Matricule des anges, no 70, février 2006. « Maurice Ravel, surface de la miniature », Europe, no 925, numéro consacré à Marcel Schwob, mai 2006, p. 188-190 [paru d'abord dans Élucidation, no 10, printemps 2004]. « Jean Echenoz, gentleman writer », propos recueillis par Minh Tran Huy, Le Magazine littéraire, no 453, mai 2006, p. 88-94. « Cet inconnu si familier », propos recueillis par Marc Bertin, SPIRIT, no 24, novembre 2006, p. 24, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « Écrire c'est forcément bruyant », entretien avec Yann Plougastel, Le Monde, 15 juillet 2006. « Ravel de Jean Echenoz. Un livre écrit "en liberté surveillée" », propos recueillis par Alain Delaunois, Culture (magazine culturel de l'Université de Liège), janvier 2006, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « Avertissement », dans Pascal Herlem, Les Chiens d'Échenoz, Paris, Calliopées, 2010, p. I. « Jean Echenoz : écrire, un état prenant », entretien avec Dominique Antoine à la Bibliothèque nationale de France, enregistrement vidéo, Interlignes, novembre 2010, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. Entretien avec Bruno Blanckemann au centre Pompidou, enregistrement vidéo, Balises, 18 avril 2011, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « Je ne vois pas bien ma place dans les académies », propos recueillis par Philippe Delaroche et Baptiste Liger, L'Express, 8 octobre 2012, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. BROUÉ, Caroline. « Grand entretien avec le romancier Jean Echenoz », enregistrement audio, France culture, 4 octobre 2012, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « Modiano-Echenoz : la rencontre », propos recueillis par Jérôme Garcin, Bibliobs, 23 octobre 2012, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « Dire que je suis écrivain me paraît toujours un peu ridicule », entretien, Télérama, 30 mars 2013, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « Jean Echenoz, piéton du monde », entretien avec Christine Marcandier, Mediapart, 19 avril 2014.« Entretien », entrevue accordée à Christophe Kantcheff, Politis, 7 janvier 2016, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « 14 : entretien avec Jean Echenoz », Klett Bildungsverlage, 2014, 8 p., [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. « Décalage et hors-champ », entretien avec Claude Murcia, Artpress, no 175, décembre 1992, p. 57-58. |
Citations
« L'image du roman comme moteur de la fiction », entretien accordé à Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 11 octobre 1996, [en ligne], page consultée le 31 mars 2016. |
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« [Alors qu'on parle de plus en plus de l'effacement des frontières entre genres littéraires, vous avez justement été l'un des tout premiers, au début des années quatre-vingt, à vous engager dans cette voie, en utilisant, pour les détourner, les codes du polar, du roman d'espionnage, du roman d'aventures... Qu'est-ce qui motivait alors votre démarche ?] Il faut se remettre dans l'ambiance intellectuelle de l'époque. À la fin des années soixante-dix, il y avait une part très riche de recherches et d'expérimentations littéraires, que je suivais avec un certain intérêt, mais dans laquelle l'image du roman était au fond très peu existante : écrire des romans n'était pas, autant que je me souvienne, l'objectif théorique principal, sauf à les pervertir, à les déconstruire, etc. Cela, je le suivais de plus ou moins loin et je faisais des essais dans cette direction. En même temps, parmi ce que je lisais, dans les formes romanesques de la Série noire, de romans policiers qui me paraissaient du genre noble. J'ai donc d'abord voulu écrire un roman policier de base, que je pourrais essayer de faire publier à la Série noire ou au Fleuve noir. Et puis, progressivement, je me suis rendu compte que j'allais dans des directions qui n'intéressaient [pas] que le schéma classique du roman noir. Je partais sur des chemins de dérive, avec des soucis de construction, de sonorités, de récits croisés qui ne s'inscrivaient pas tellement dans cette tradition-là. Ceux-ci ont même fini par occuper la plus grande part du livre [Le Méridien de Greenwich, 1979]. Ce qui était parti comme un projet de roman noir n'empruntait plus que certains éléments à cette forme. Je me suis donc trouvé avec un objet dont je ne savais pas très bien que faire. » |
« Il se passe quelque chose avec le jazz », entretien accordé à Olivier Bessard-Banquy, Europe, no 820-821, août-septembre 1997, numéro spécial « Jazz et littérature », p. 194-202. |
« Je n'ai pas vécu la période des années soixante-dix comme une période de terrorisme critique, car à vrai dire ça ne m'intéressait pas tellement. […] À la fin des années soixante-dix, il me semblait que tout était ouvert romanesquement, mais avec un regard qui ne pouvait plus être innocent. Restait l'innocence de l'excitation ou de l'exaltation de l'écriture romanesque, dont le traitement, lui, ne pouvait plus être naïf. Je pensais en travaillant à des auteurs comme Roussel ou Perec qui n'étaient pas dupes (quoique rien ne soit jamais très sûr avec Roussel). C'était un moment très riche parce qu'on pouvait s'atteler à des choses qui me sont très chères, c'est-à-dire la tradition d'un roman d'action, que l'on ne pouvait plus aborder de façon vierge. Il était devenu difficile de s'intéresser au récit sans s'intéresser prioritairement à sa forme. Les genres mineurs du roman policier, d'espionnage ou d'aventures me paraissaient par ailleurs une alternative, des lieux propices à l'expérience romanesque. » (p. 195) |
« La réalité en fait trop, il faut la calmer », entretien avec Jean-Baptiste Harang, Libération, 16 septembre 1999, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. |
« Non, je ne pense pas écrire des romans policiers, oui, si vous voulez, dans Je m'en vais il y a une escroquerie, un vol et même un crime de sang. […] L'intrigue est résolue, à la fin, bien sûr, mais dans un roman policier, on saurait comment, là, il y a tellement d'ellipses qu'il faut pas mal de bonne volonté pour trouver cela vraisemblable, de temps à autre je donne un détail, un numéro d'immatriculation retenu dans la main d'un cadavre, mais il faut être fort comme Supin pour s'en tirer avec si peu. Moi, ce qui m'intéresse, c'est de brouiller les pistes, il suffit qu'il y ait une adhérence possible avec la réalité pour que le lecteur se laisse embarquer, après, on accélère le mouvement, on peut sauter des épisodes. » |
« La nuit dans les Adirondacks », Postface à R. L. Stevenson, Le Maître de Ballantrae, texte présenté, traduit et annoté par Alain Jumeau, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2000, p. 325-333. |
« Dans ce livre commencé avec fièvre près de la frontière canadienne, laborieusement achevé l'année suivante à Waikiki, vers Honolulu, rien ne va manquer à la panoplie du roman d'aventures. Au point qu'on se demanderait si c'en est vraiment un. Pirates, batailles, contrebandiers, trappeurs, trésor et trahisons, duels, tempête et mutinerie, fakir et Peaux-Rouges, planète arpentée des Indes à l'Alaska, tout est là. Avec, au centre du théâtre, la lutte à mort de deux frères, James et Henry Durie. |
HONTAAS, Sophie. « Entretien avec Jean Echenoz », Euskonews & Média 70.zbk, 10-17 mars 2000, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. |
« [Comment est-ce que vous avez commencé à écrire, dans quelles circonstances, à quel âge ?] Il se trouve que dans mon enfance, je vivais dans une maison où il y avait beaucoup de livres. Mes parents étaient – et sont toujours d'ailleurs – des lecteurs très fervents. Le goût pour la lecture et l'écriture est donc arrivé très tôt, dès l'enfance. Je me vois écrivant des petits poèmes, j'avais 7-8 ans et ça a toujours été une pratique un peu naturelle et disons, d'amour. Pendant toute ma jeunesse, j'écrivais des textes que je ne faisais lire à personne, que je n'achevais généralement pas. Des textes en tous genres qui pouvaient relever du journal intime, du récit épistolaire, de tentatives de nouvelles qui n'étaient pas destinés à la lecture d'autrui... mais je n'avais pas encore compris que cela requérait un certain travail. Et puis un peu avant trente ans, est arrivé le moment où il était temps de mettre à l'épreuve de la réalité ce désir permanent que j'avais. Alors j'ai entrepris un premier livre, il a été publié et depuis je n'ai plus arrêté. » |
NELSON, Jessica. « Rencontre avec Jean Echenoz – Goncourt 1999 », Zone littéraire, 28 avril 2001, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. |
« [Des événements, rencontres ou influences déterminantes ?] Je relis certains écrivains de manière fréquente, tels que Flaubert, Nabokov, Queneau, qui sont pour moi des fenêtres importantes. La rencontre déterminante : mon éditeur. Je souhaitais publier chez Minuit depuis le début. » |
« Dans l'atelier de l'écrivain », entretien réalisé le 28 octobre 1999 pour les éditions Bréal par Geneviève Winter, Pascaline Griton et Emmanuel Barthélemy [publié dans l'ouvrage Français seconde, Bréal, 2000], dans Jean Échenoz, Je m'en vais, Paris, Minuit, coll. « Double », 1999, p. 227-250. |
« [Comment naît l'idée d'un roman ? Pour écrire, vous commencez par vous documenter, collecter des informations ?] J'ai toujours besoin de plusieurs éléments pour construire un roman, des éléments qui peuvent être tout à fait hétéroclites, souvent ce sont des sujets qui me tiennent à coeur, pour des raisons que j'ai parfois du mal à définir. Par exemple, pour mon dernier livre, Je m'en vais, j'avais envie de travailler sur le marché de l'art d'une part et sur les régions polaires, le Grand Nord d'autre part. Pourquoi le marché de l'art ? En fait, c'est parti d'un mot, le mot "atelier". » (p. 230) |
« Flaubert m'inspire une affection absolue », entretien avec Pierre-Marc Debiasi, Magazine littéraire, no 401, septembre 2001, p. 53-56. |
« [Quelle proximité et éventuellement quelle distance ressentez-vous à l'égard de ce grand ancêtre ?] Je l'ai lu très tard finalement, parce qu'il faisait partie des prescriptions scolaires […]. Mais au fond, […] ça m'a permis de le rencontrer au bon moment. […] Il s'est passé pour moi, à la lecture, un phénomène assez curieux […] : une séduction immédiate, que l'on ressent dès les premières lignes lues, et qui provient, il me semble, de la coexistence permanente, dans ses textes, de plusieurs tonalités. Son écriture est capable de contenir à la fois les effets les plus contradictoires comme l'ironie et la générosité, la précision et le vague ou l'indéfini, la sécheresse et l'exaltation… avec un jeu permanent de bascule et d'échange entre ces registres-là, qui entraîne le lecteur dans une invraisemblable succession d'émotions. Ce phénomène agit comme une espèce de stupéfiant qui vous rend dépendant : impossible d'arrêter dès que vous commencez à y toucher. […] C'est un engrenage. À partir du moindre petit échantillon, pris, comme ça, de façon aléatoire, l'engrenage se déclenche et vous êtes pris dans la mécanique Flaubert. […] C'est peut-être ce qui me frappe le plus chez lui : la nature, on pourrait presque dire "fractale" de son écriture. Les caractéristiques de son style, ses équilibres et déséquilibres, peuvent s'observer à l'échelle des parties, des chapitres, des paragraphes, des phrases. » (p. 53-54) |
« La phrase comme dessin », entretien avec Christine Jérusalem, Europe, no 888, avril 2003, p. 297-311. |
« Pour moi, la musique est un moteur d'émotion plutôt que d'ironie. Je ne pense d'ailleurs pas que l'ironie exclue l'émotion. L'ironie ma paraît relever plutôt du registre de l'amour que de celui de la dérision. Au fond, je n'aime pas ce qui est caricatural, parodique. Le mode de la dérision ne m'intéresse pas. S'il y a ironie, c'est plutôt du côté de l'affect. C'est peut-être une façon d'être et de regarder amoureusement, avec une espèce de pudeur. Oui, c'est un affect pudique. » (p. 299) |
« Entretien. Goncourt 1999 pour Je m'en vais, Jean Echenoz revient en force avec Au piano son neuvième roman », entretien réalisé par Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 16 janvier 2003, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. |
« [On a tout de même le sentiment que, depuis Un an, en 1997, vous jouez moins. Que vous usez également moins des références, des clins d'oeil...] Oui, ça, je m'en rends compte. En fait, si les trois ou quatre premiers livres étaient quand même désignés comme des jeux sur des genres spécifiques, qui constituaient également des hommages, j'ai commencé à me sentir plus libre à partir de Nous trois, en 1992. Parce que ça partait dans des canons moins stricts. J'ai même eu l'impression que Nous trois était mon deuxième premier roman. Aujourd'hui j'ai vraiment le sentiment de m'être défait de toute référence, y compris au roman policier. Il y avait encore, dans les livres récents, des éléments d'intrigue, qui le rappelaient. Des meurtres, des fuites, des investigations. Et là disons que je me sentais plus libre, débarrassé du réflexe de me raccrocher à des schémas existants. » |
LOUBRY-CARETTE, Sidonie. « Entretien avec Jean Echenoz », Roman 20-50, Revue d'étude du roman du XXe siècle, no 38, décembre 2004, p. 5-12. |
« Oui, j'ai rendu hommage à et travaillé sur des genres, inventorié leurs panoplies et joué avec. Demeurent encore des automatismes. Je reste attaché à des schémas de romans d'action, même si ce n'est pas comme ça que je vois mes livres. Je les vois idéalement comme des moteurs à double ou triple action. Je me suis un peu éloigné de cette idée de démarquer les genres. Au début des années quatre-vingt, et je faisais partie de cette mouvance, il y a eu un retour d'affection pour le roman qui était un peu éclipsé pendant les années soixante-dix. De façons très diverses, c'étaient des déclarations d'amour au roman. Elles avaient des racines qui allaient souvent chercher dans les formes dites mineures, que ce soit le fantastique, le policier, la science-fiction etc. Ce mouvement-là me paraît avoir éclaté. Le rapport au roman est devenu soupçonneux, il me semble. Peut-être que l'histoire bégaie. J'ai encore la naïveté d'y être très attaché, mais en ce moment j'ai envie de faire autre chose ; est-ce qu'à mon tour j'entre dans cette ère du soupçon ? » (p. 5) |
« Jean Echenoz, gentleman writer », propos recueillis par Minh Tran Huy, Le Magazine littéraire, no 453, mai 2006, p. 88-94. |
[Sur la construction de Ravel :] « Il reste quelque chose de la grammaire cinématographique, moins sur le montage que du jeu sur les rythmes, les ellipses, de la façon de s'attarder sur un gros plan, de revenir sur un plan large… Et aussi quelque chose de l'ordre d'une série de mouvements musicaux. La rhétorique du cinéma et la syntaxe musicale continuent d'occuper une place majeure dans mon travail. Dans la construction de Ravel, d'autre par, il y avait des scènes […] intéressantes à traiter – une rencontre entre Ravel, Valéry et Conrad par exemple – mais elles n'ont pas trouvé leur place. Même si je n'aime pas beaucoup cette métaphore, le roman est une sorte d'organisme vivant qui peut refuser certaines greffes, qui fonctionne avec sa logique, son équilibre propre. » (p. 91) |
« Avertissement », dans Pascal Herlem, Les Chiens d'Échenoz, Paris, Calliopées, 2010, p. I. |
« Contrôle toute-puissance, omniscience et superpouvoir : un romancier croit tout savoir de ce qu'il invente ou qu'il dérobe, maîtriser tout ce qu'il échafaude. C'est une des conditions de sa pratique et la mesure de sa naïveté, voire de son aveuglement. Y voyant tout, il n'y voit rien. Du moins pas tout. Il arrive ainsi que reviennent au fil des livres avec obstination des scènes, des objets, des couleurs, des détails, des reliefs, des figures dont l'insistance et la répétition parfois lui échappent. […] Pour des raisons qui m'échappent elles aussi en partie, mes livres ont presque toujours mis en scène des chiens, à divers titres et dans des rôles variés. De cette persévérance déconcertante, je n'avais pas vraiment pris conscience avant de la découvrir dans la recherche de Pascal Herlem. N'éprouvant pas plus d'affection particulière que d'antipathie spéciale pour ces bêtes, j'en conclus que je dois voir confusément en elles de parfaites héroïnes, d'excellentes figurantes ou d'honnêtes accessoires de fiction. D'ailleurs, comme toujours, on est bien loin d'être le seul. Un jour, Erik Satie s'ouvrit ainsi à Jean Cocteau de ce projet : "Je veux écrire une pièce pour chiens et j'ai déjà trouvé le décor : le rideau se lève sur un os". » |
Entretien avec Bruno Blanckemann au centre Pompidou, enregistrement vidéo, Balises, 18 avril 2011, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. |
« [Comment considérez vous votre itinéraire d'écrivain quand vous écrivez, est-ce qu'il vous porte ou est-ce que vous le mettez entre parenthèses et tout recommence à chaque publication ?] Que tout recommence, c'est certain, puisque je crois que c'est pas une activité qui s'apprend, qui est acquise. […] Donc chaque fois qu'un livre s'ébauche, qu'une perspective se dessine un peu, tout est à reprendre à zéro, exactement comme si on écrivait son premier livre, avec cette complication supplémentaire […] qu'on ne doit plus refaire […] ce qu'on a déjà fait, même si en vérité, plus ou moins consciemment, on refait toujours la même chose. […] Ce qui est un peu étonnant c'est la façon dont un livre d'une certaine manière produit le suivant. […] Tout en sachant qu'il devra, pour les raisons que j'ai indiquées tout à l'heure, s'opposer à ce qui l'a précédé, parce qu'il s'agit quand même à chaque fois de, je ne dirais pas s'étonner soi-même parce que ce serait présomptueux même si quelque fois il y a une espèce d'épiphanie qui fait qu'on peut surprendre, mais de toute façon de toujours aller chercher dans un secteur, dans un domaine, dans des thèmes inconnus de soi. Inconnus de soi, ce qui fait aussi qu'il y a des thèmes qu'on peut choisir – que ce soit une activité professionnelle pour un personnage ou un pays particulier – qui n'ont de valeur de séduction immédiate dans le projet que par leur nom. […] Ce qui fait qu'il y a toujours une part de recherche, de documentation, d'apprentissage qui pour moi est importante. Ce qui veut dire qu'en fait un processus d'écriture de tel ou tel livre, c'est au départ aussi un moyen d'apprentissage. » |
« Je ne vois pas bien ma place dans les académies », propos recueillis par Philippe Delaroche et Baptiste Liger, L'Express, 8 octobre 2012, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. |
« [Pourquoi avez-vous eu soudain l'envie d'évoquer la guerre de 14-18 ?] Il y a deux ou trois ans, alors que je rangeais des papiers de famille suite à une disparition, je suis tombé sur les carnets d'un appelé, qui avait fait toute la Grande Guerre... Je me retrouvais là face à un document qui n'avait peut-être jamais été lu. Je n'avais rien à faire à ce moment-là et plutôt que de le lire simplement, je l'ai retranscrit. [Comment en êtes-vous arrivé à imaginer ce roman ?] Après ce travail de reconstruction, je me suis rendu compte que je ne connaissais, à vrai dire, pas tant de choses sur la Grande Guerre. Je me suis alors plongé pendant deux ans dans des livres d'historiens, d'autres témoignages, des oeuvres romanesques d'auteurs classiques que je n'avais jamais lues..[…] Et, progressivement, après ma suite de vies Ravel-Courir-Des éclairs, j'ai eu envie de revenir à la fiction, et de fabriquer une histoire à partir des éléments que j'avais recueillis. » |
« Dire que je suis écrivain me paraît toujours un peu ridicule », entretien, Télérama, 30 mars 2013, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. |
« [Vous n'avez jamais écrit pour le théâtre…] J'avais eu une commande de pièce, il y a longtemps, le résultat était très mauvais, ça n'a eu heureusement aucune suite et je me suis débarrassé de ce texte, je l'ai jeté. Je crois que je me sentais contraint par le recours aux seuls dialogues, comme si j'étais enfermé dans une forme unique, sans liberté de mouvement. Mais j'ai dû avoir peur d'une autre liberté possible, qui m'était inconnue. L'écriture dramatique est sans doute un processus plus ouvert, mais je n'ai pas trouvé l'entrée. Dans ma jeunesse, j'avais essayé d'écrire une ou deux petites choses sous une forme théâtrale, mais c'était différent. C'était un désir d'écrire un peu brut et je crois surtout que je cherchais quoi écrire, et comment écrire. J'essayais différentes formes un peu à l'aveugle, de la poésie, des idées de scénarios, des choses diverses. Rien ne tenait bien longtemps, mais il me semble que ce n'était au fond que des pages d'écriture, comme une période d'apprentissage. Et puis tout s'est un peu mis en place avec le roman. » |
« Entretien », entrevue accordée à Christophe Kantcheff, Politis, 7 janvier 2016, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. |
« [(Envoyée spéciale) c'est également un retour au genre, au roman d'espionnage ou d'action…] Peut-être cela tient-il simplement au sentiment que j'ai de venir de là. En partie de là. Le projet initial de mon premier livre s'inscrivait dans un cadre de Série noire. On était dans les années 1970, je lisais pas mal de romans policiers. C'était un temps plutôt théorique, la forme romanesque avait un statut un peu mineur, et comme je voulais, moi, faire de la fiction, le roman noir était une voie d'accès qui m'intéressait. Je continue à penser que c'est une forme de drame moderne très fertile. » |
« 14 : entretien avec Jean Echenoz », Klett Bildungsverlage, 2014, 8 p., [en ligne], page consultée le 4 avril 2016. |
« Ce mouvement qui était d'abord vraiment un désir d'apprendre, s'est un peu transformé ensuite dans l'idée d'en faire quelque chose sous une forme romanesque. [Un désir d'écrire...] Un désir d'écrire. Et le désir tout de suite d'écrire quelque chose qui ne soit pas à la mesure de l'événement, qui est énorme, mais d'en faire une forme brève à partir de certains éléments que je trouvais plus ou moins pertinents. [Des tranches de vie...] Oui, oui, des détails. Et au plus près de la vie quotidienne des appelés. C'est à dire pas du tout une réflexion, ni une analyse de la Première Guerre mondiale. » |
« Décalage et hors-champ », entretien avec Claude Murcia, Artpress, no 175, décembre 1992, p. 57-58. |
« [Dans le récit classique, il y a toujours une volonté de construire une vraisemblance. Dans tes romans, on trouve au contraire une volonté d'afficher l'arbitraire du récit – par des intrusions de l'instance narrative, par exemple.] C'est un récit qui veut se donner à voir en tant que récit, qui profite et qui entend profiter de tous les angles narratifs possibles, les profondeurs de champ, les mouvements de caméra, les superpositions, le montage, etc. J'en parle comme s'il s'agissait d'un film parce que je me suis pas mal servi, depuis mon premier livre, de la rhétorique du cinéma, de cette grammaire-là entre autres. L'instance narrative, comme tu dis, c'est une conséquence du jeu des mouvements d'appareil. » (p. 57) |