Photo Jean EchenozJean Echenoz

(1947-...)

Dossier

Le roman selon Jean Echenoz

« Ce qui m'intéresse, encore une fois, c'est le roman comme machine » : l'art du roman selon Jean Echenoz

Jean Echenoz commence à écrire à l'époque de Tel Quel et du Nouveau Roman. Lui qui est mû par un « désir romanesque » permanent, ces expérimentations dont « écrire des romans n'était pas […] l'objectif théorique principal, sauf à les pervertir, à les déconstruire » (L'Humanité, 1996) ne l'intéressent pas particulièrement. Ce sont les terrains marginaux qui l'attirent : le polar, sous la plume des Américains Dashiell Hammett, Raymond Chandler et David Goodis lui apparaît comme un « genre noble ». Puis, avec les romans policiers de Jean-Patrick Manchette, avec qui il ressent une parenté par le souci de la langue, il trouve sa voie d'entrée :    « cette découverte m'a donné le sentiment qu'une forme était possible, que je pouvais essayer d'aller dans ce sens, comme s'il y avait une espèce de flèche confuse qui passait par là » (L'Express, 2012).

Le premier roman d'Echenoz (Le Méridien de Greenwich, 1979), qui joue sur les topoï du roman noir, est publié chez Minuit, exauçant un voeu aussi ardent qu'il lui semblait irréalisable. Dès lors, il ne fait plus qu'écrire. Son deuxième, Cherokee, reçoit le prix Médicis en 1983; Je m'en vais, son neuvième, le Goncourt en 1999. Son court roman sur la Grande guerre, 14, est depuis sa parution en 2012 au programme de nombreux lycées à travers la France. Lorsqu'on l'interroge sur le Goncourt, il dit en être content surtout parce qu'il lui a assuré une aisance matérielle qui lui permet de continuer d'écrire. Il a refusé de faire partie du jury de ce prix, comme de siéger à l'Académie française. Quand on lui demande de se prononcer sur le Nouveau Roman, le roman minimaliste, le surréalisme ou la peinture hyperréaliste, il esquive toujours la comparaison pour revenir à sa propre pratique telle qu'il la conçoit : « ce qui m'intéresse, encore une fois, c'est le roman comme machine » (Magazine littéraire, 2006). L'image de la machine, qui revient, en alternance avec celle du moteur, dans presque tous les entretiens, peut servir de métaphore de base à cette pensée, à condition de choisir une machine « noble ». À la fois méthodique, ancrée dans un travail méticuleux de la forme, et intuitive, portée sur l'exploration, elle est plutôt de l'ordre de l'astromobile que du convoyeur.

Les plaisirs de la fiction : un roman de l'action et de l'affection.

Voici une réponse typique de Jean Echenoz à la question de l'influence du Nouveau Roman sur son oeuvre :

Qu'en est-il [...], selon vous, des voies explorées par le Nouveau Roman ou Tel Quel ? Je regardais ça de loin, je regardais ce qui se passait. Mais en preniez-vous quelque chose ? De certaines lectures du Nouveau Roman, oui. Des ouvrages de cette période qui sont maintenant des classiques, Robbe-Grillet, par exemple, ouvraient des angles inattendus sur la pratique du roman. Quels angles ? Dans Les Gommes, le rapport de séduction double avec la tragédie et le roman noir. Chez Butor, des choses peut-être plus rhétoriques. Au fond, c'étaient des ouvertures, au même titre que, dans un sens tout à fait différent, Malcolm Lowry ou Joyce... Peut-on alors penser que le poids des objets, tel qu'il apparaît chez vous, serait une manière d'héritage clandestin du Nouveau Roman ? Non, quand j'ai commencé à écrire des romans, je ne l'imaginais pas comme une référence. C'était plutôt un rapport de plaisir physique dans le travail d'écriture sur les objets (L'Humanité, 1996).

Il s'agit encore de son commentaire le plus fourni sur ce sujet : la plupart du temps, il se contente de dire qu'il a lu Les Gommes de Robbe-Grillet et qu'il a bien aimé la manière dont y sont traités les objets. Le désaveu est encore plus fort pour le roman minimaliste : il ignore la question ou dit ne pas se reconnaître dans cette étiquette .

Si cette réserve témoigne sans doute de son manque d'intérêt pour la critique littéraire et ses classifications, elle émane aussi d'une doctrine personnelle de la fiction romanesque qui se fonde avant tout sur le principe de l'action. C'est invariablement à Manchette et au polar américain qu'il attribue, sans réserves, la seule influence directe sur son oeuvre. Notamment pour la question de l'absence de psychologie dans ses romans, qualité que les intervieweurs attribuent à l'héritage du Nouveau Roman :

À propos du Nouveau Roman, votre personnage [dans Je m'en vais] a une caractéristique fondamentale : il est dénué de psychologie. Si ce n'est pas un héritage ! Je n'aime pas la psychologie. C'est peut-être le Nouveau Roman, mais aussi Dashiell Hammet […] [et] Jean-Patrick Manchette. […] Je suis en train de relire Manchette. Et là, je vois […] l'espèce de soin très rigoureux qu'il mettait à éviter toute ébauche de psychologie. C'est une chose à laquelle je tiens. L'idée ce serait de faire en sorte qu'on puisse déduire des choses psychologiques, du côté des états d'âmes et de la pensée, par la description des rapports du personnage au monde (L'Humanité, 2003).

Echenoz ne refuse pas une psychologie à ses personnages, il s'interdit plutôt d'en faire. La dimension affective, au contraire, est au coeur de leur conception : « on ne peut faire l'économie de l'affectif quand on décrit un personnage [...]. Je ne pense pas qu'on puisse envisager un personnage de fiction sans se référer à la dimension du déchirement, du deuil ». L'amour, quant à lui, « est la condition absolue et croc-en-jambe perpétuel. […] S'agissant d'un roman, on ne peut pas faire l'économie de cette aspiration permanente, non plus que de tout ce qui s'y oppose, ce qui peut rendre cela plus terne, plus prosaïque. […] Vouloir s'en défaire, c'est truquer le rapport au romanesque ». (Europe, 1997). Le refus de la psychologie ne part pas du même pôle que chez les Nouveaux Romanciers, soit celui du soupçon à l'égard du personnage romanesque, mais de celui du roman policier qui laisse les actions des personnages parler pour eux.

Le « béhaviorisme » d'Echenoz suppose en effet que les personnages soient incarnés. Ils ont un corps, un nom, des vêtements (Echenoz accorde une grande importance aux vêtements, car ils lui « apparaissent comme un reflet de [l]a personnalité » [Europe, 2003]), des habitudes, un travail (insolite la plupart du temps) et ils vivent des aventures. Ils ne préexistent pas au livre, comme on pourrait à la limite le supposer pour un polar, mais ils prennent une réalité bien concrète, et qui se déplie dans un rapport logique à un monde également concret, dans l'écriture : « les personnages ne sont que des silhouettes au début, puis ils se déploient simultanément. Ils deviennent de plus en plus nets, et ce qu'ils disent ou font finit par découler d'une certaine logique. Tout ça – l'intrigue, les décors, les enjeux… – se développe au fur et à mesure des différentes versions que j'écris » (Politis, 2016). L'amour, le désir, l'affection, le chagrin, la colère, tout ça existe en eux et, comme c'est souvent le cas dans la vie, se manifeste dans les gestes. Christine Jérusalem relève dans un entretien une scène dans Au piano (2002) où toute une masse d'émotions est évoquée chez le protagoniste à travers le simple geste de retourner l'étiquette du manteau de sa compagne. Echenoz affectionne ce genre de détail « fort », à première vue anodin, mais révélateur pour l'observateur attentif : « C'est un petit événement qui s'est produit pendant que j'écrivais ce roman. Je déjeunais chez un couple d'amis et j'ai trouvé ce détail très fort. C'est un geste à la fois affectueux, audacieux, formel, démonstratif, qui impliquait un rapport précis au vêtement de l'autre, à l'autre, au corps de l'autre » (Europe, 2003).

Non seulement la dimension affective est-elle une composante fondamentale dans la construction du personnage, on peut aussi supposer qu'elle informe le rapport du romancier à sa création. « À partir du moment où on s'installe si je puis dire dans la construction d'un roman », dit-il dans une entrevue accordée au site Internet allemand Klett Bildungsverlage,

on a forcément des rapports affectifs avec les personnages. Enfin, la sympathie pour les personnages, c'est pas ce qui est la chose la plus importante. […] [Mais] quand on lit des choses sur la situation des soldats pendant ce conflit et puis qu'on essaye de construire des personnages, forcément on s'y attache dans la mesure où ils sont dans l'horreur. […] On peut pas s'empêcher d'éprouver une espèce d'affection, de solidarité avec eux (Klett Bildungsverlage, 2014).

La discussion porte sur 14, dont les personnages se trouvent dans des circonstances particulièrement difficiles; d'autre part, le romancier souligne son propre « soupçon » envers les personnages. La solidarité avec eux s'affirme malgré le soupçon et, pourrait-on proposer, est à la fois une espèce de baromètre de la fiction et la condition de son existence. Le projet de 14 trouve après tout son origine, comme il le raconte souvent, dans la découverte du journal intime d'un membre éloigné de sa famille qui a fait la guerre, découverte qui intéresse d'abord le romancier sur un plan tout à fait personnel et sans projet de roman. Alors qu'il fait par la suite une recherche documentaire importante et lit de nombreux ouvrages historiques, cette documentation est plus ou moins absente du roman : ce n'est pas une analyse de la Première Guerre mondiale qui l'intéresse, mais la vie quotidienne des soldats , avec ses inconforts, ses fatigues, ses banalités et sa terreur. La connaissance du contexte historique (la durée du conflit, l'ampleur de la destruction, le nombre de morts, etc.), qui forcément colore de pathos notre regard rétrospectif sur cette période, est soigneusement évacuée du roman, pour faire place à l'expérience singulière, petite, de l'individu. À la base du roman il y a ce vestige laissé par un lointain cousin et la curiosité de Jean Echenoz par rapport à son expérience. Il donne un récit originel similaire pour Ravel (2006) : « il fallait d'abord prendre connaissance de la réalité du personnage, de son mode de vie, de son entourage et de son environnement. Donc, dans un premier temps, j'ai consulté tout ce que j'ai pu trouver le concernant : sa correspondance et ses autres écrits, des textes biographiques, articles, essais, témoignages de ses proches, iconographie ». Puis, à travers la recherche documentaire, « un rapport a fini par s'établir avec lui, qui était bizarrement assez proche de celui que je peux entretenir avec les personnages fictifs de mes romans précédents » (Politis, 2016). C'est ainsi, de façon spontanée, que Ravel a usurpé un roman qui ne devait pas du tout être sa biographie fictionnelle, dont il devait n'être qu'un personnage parmi plusieurs.

Il me semble que ces personnages vivants sont une des conditions sine qua non du roman tel que le conçoit Echenoz. Leur existence tri- ou quadridimensionnelle – puisqu'ils évoluent dans le temps et dans leur rapport à leur auteur, comme des personnes réelles que l'on connaîtrait de mieux en mieux et qui viendraient ou non à jouer un rôle plus important dans notre vie – est ce qui permet une action véritable dans le roman, et sans doute une des raisons principales pour lesquelles, au yeux d'un Échenoz débutant qui veut « faire de la fiction », « les genres mineurs […] pouvaient être comme des bouées de sauvetage, des sorties de secours ou des poches de résistance dans la littérature des années soixante-dix ou quatre-vingt » (Europe, 1997).

Non pas qu'action et intrigue se recouvrent exactement. Cette dernière, déclare Échenoz, est « un mal nécessaire » (Politis, 2016). Mais il faut, premièrement, que les choses bougent dans un roman : « disons que les parcours, les errances ou les allers-retours incessants dans mes livres ressortissent à une nécessité de mouvement qui est impérieuse pour moi » (Magazine littéraire, 2006). « Le mouvement, la disparition, la distance » (Ibid.) sont les thèmes auxquels, à ses dires et malgré qu'il tienne énormément à l'originalité de chaque projet, il revient toujours. Deuxièmement, il faut que ça prenne; que l'on réussisse à « attraper » le lecteur, l'attirer dans un récit qui finira peut-être par l'emmener plus loin qu'il ne prévoyait voyager :

L'intrigue est résolue, à la fin, bien sûr, mais dans un roman policier, on saurait comment, là, il y a tellement d'ellipses qu'il faut pas mal de bonne volonté pour trouver cela vraisemblable, de temps à autre je donne un détail, un numéro d'immatriculation retenu dans la main d'un cadavre, mais il faut être fort comme Supin pour s'en tirer avec si peu. Moi, ce qui m'intéresse, c'est de brouiller les pistes, il suffit qu'il y ait une adhérence possible avec la réalité pour que le lecteur se laisse embarquer, après, on accélère le mouvement, on peut sauter des épisodes (Libération, 1999).

Il ne s'agit pas à proprement parler d'une escroquerie, puisque l'intrigue y est réellement, mais tout de même d'une petite ruse qui permet au romancier de s'adonner aux plaisirs de la fiction, de tracer des arabesques et des détours avec les actions de ses personnages tout en faisant croire au lecteur qu'il le suit plus ou moins vers un but. Un mécanisme analogue est d'ailleurs  à l'origine du désir d'écrire. Tout projet romanesque part, pour Jean Echenoz, d'un sentiment d'adhésion. C'est ce qu'illustre l'anecdote du « McGuffin » qu'il conte dans un entretien portant sur la genèse de Je m'en vais (1999) :

Hitchcock raconte que pour faire une histoire, il faut toujours un McGuffin : deux amis sont dans un train, il y a dans le filet du compartiment un étui, comme celui d'un instrument de musique, […] mais d'une forme très étrange, l'un questionne : « c'est quoi ? », l'autre : « c'est un McGuffin », l'un : « ah bon, et ça sert à quoi ? », l'autre : « c'est pour chasser le lion dans les montagnes d'Écosse », l'un : « Mais il n'y a pas de lion en Écosse ! », l'autre : « Alors, ce n'est pas un McGuffin ». Vous voyez, vous décrétez qu'un document ultrasecret a été volé au Pentagone, et hop, c'est parti, chacun s'engouffre dans l'histoire sans se soucier le moins du monde de ce que peut bien contenir ce document. Mon McGuffin était à la bibliothèque de ce club à Madras, en photo dans un vieux numéro du National Geographic : l'image échouée de la Nechilik, dans les glaces, avec les chiens de traîneau (Libération, 1999).

Echenoz parle constamment du « moteur de fiction », élément pourvu d'une « pertinence romanesque » qui déclenche le processus d'écriture d'un roman ou des différentes parties d'un roman. Ce peut être un personnage ou un élément de la réalité, un lieu – Paris est un pourvoyeur exceptionnellement généreux de déclencheurs – voire un nom. Par exemple, c'est à cause de la sonorité magique de son nom qu'il arrête son choix sur le coureur tchécoslovaque Zatopek lorsqu'il cherche un personnage pour un roman sur le sport (Courir, 2008) ; il s'émerveille du toponyme Port-Radium, l'un des lieux de Je m'en vais.

Les moteurs de fiction sont tous, semble-t-il, des éléments de la réalité : « je passe mon temps […] de façon tout à fait naturelle et non volontariste à chercher ou à attendre que cela se présente, à repérer des détails, des objets, des bouts de dialogues, des éléments, des lieux, des personnages, des rencontres qui me paraissent pertinentes sur le plan romanesque » (Euskonews, 2000). De ces noyaux tirés de la réalité croît la fiction : les lieux « produisent ou développent, par associations, des actions », les silhouettes des personnages deviennent de plus en plus étoffées et appellent certains enjeux, le tout commence à constituer un univers avec une logique et des tensions propres : « ce sont des possibilités de reprises successives qui me permettent aussi d'établir, […] de plus en plus précisément, […] des ponts ou des linéaments entre différentes scènes, différents mots, des espèces de rimes internes, d'échos, des jeux ou des réseaux qui se précisent petit à petit dans la rédaction, par exemple, d'une version à l'autre » (Magazine littéraire, 2001).

Le déploiement du récit suit en partie une logique interne qui demeure mystérieuse pour l'auteur. Il aime comparer ce processus à celui de la construction d'un pont, non pas au sens où ce dernier est absolument méthodique, mais au contraire parce que la construction d'un pont et celle d'un roman demeurent pour lui parfaitement déconcertantes : « Il y a des gens qui restent stupéfaits par le fait que les avions […] peuvent voler dans l'air. […] Le roman est une métaphore du pont. […] Je n'ai jamais compris, n'ayant aucune formations scientifique, comment on pouvait matériellement construire un pont » (Europe, 2003). Pour le roman echenozien, cette métaphore signifie qu'il n'y a pas de « façon de faire » qui s'apprend : chaque projet est un nouveau pont à construire, dans de nouvelles conditions, avec de nouveaux matériaux, et toujours autant d'incrédulité.

L'aventure de l'écriture.

Si le roman est une machine à fiction à multiples moteurs, l'écriture en est à la fois le carburant et la carrosserie : « une "phrase juste", […] ce serait idéalement la coïncidence d'un rythme, d'une mélodie et d'un suspense qui s'accordent, qui me conviennent et qui font avancer le récit, qui alimentent son moteur » (L'Express, 2012). Le rythme et la mélodie de la phrase ne sont pas ainsi de purs effets esthétiques : ils sont les moyens du récit; mieux encore, ils l'incarnent. Echenoz semble en effet ne pas faire de distinction entre matière et forme. Il affirme par exemple, au sujet de son roman le plus récent, que c'est « le plaisir rythmique, actif, aventureux de la fiction, le désir romanesque qui [lui] ont donné envie d'écrire ce livre » (Politis, 2016), comme si l'aventure et la fiction n'avaient pas d'existence en dehors du rythme. Même si les grandes lignes de l'histoire sont prévues dès le début, son cours évolue et bifurque dans l'écriture, sous l'impulsion de facteurs qui pour d'autres pourraient relever plutôt du domaine du style. L'intrigue se constitue à même l'écriture :

Il y a des développements à l'intérieur d'une phrase, d'un paragraphe, qui non seulement s'écartent de l'intrigue, mais peuvent faire repartir celle-ci dans un sens inattendu. En général, l'axe principal de l'histoire, je l'ai prévu. Mais, à l'intérieur d'un chapitre, il peut arriver qu'une façon d'écrire un détail induise une ambiance provoquant tel événement qui n'était pas dans l'intrigue envisagée (Politis, 2016).

Le travail sur les temps grammaticaux est sans doute l'exemple le plus évident de cet effet. Ceux-ci sont la « boîte de vitesse » du roman : ils « jouent un rôle déterminant dans les procédures d'accélération, de ralentissement, de reprise. Il y a des pentes narratives qu'on ne peut monter qu'en première, et des sections où on peut filer en cinquième, comme sur l'autoroute » (Magazine littéraire, 2001).

Parce que le roman echenozien est un système dont l'unité de base est la phrase, la construction de la phrase agit mécaniquement sur celle du roman. Dans un entretien, Echenoz qualifie ses oeuvres de romans "à double action" : « une action dans l'intrigue doublée d'une action dans la phrase, la structure, l'espace même du livre » (Magazine littéraire, 2006). Il prétend que, dès le début, il a voulu « écrire des romans d'action, au sens le plus traditionnel du terme, mais je souhaitais bien sûr que l'action soit dans la construction du roman, dans la phrase, le rythme et les sons » (Europe, 1997). Il admire le caractère « fractal » de l'écriture de Flaubert, chez qui « les caractéristiques d[u] style, ses équilibres et déséquilibres, peuvent s'observer à l'échelle des parties, des chapitres, des paragraphes, des phrases » (Magazine littéraire, 2001). En fin de compte, c'est au niveau de la langue que tout se joue : « la langue reste à mon sens à l'origine de tout projet d'écriture. Je dirais même précisément que ce sont pour moi toutes les ouvertures physiques possibles de la langue qui permettent une certaine existence charnelle et sensuelle de l'écriture et de son objet » (Europe, 1997).

Ce rapport à la langue ne peut manquer de faire penser à la poésie. Echenoz propose, pour décrire la place de la poésie dans sa conception du roman, l'hypothèse suivante : « Poésie contrebasse du roman. Certains croient mal percevoir la contrebasse dans l'orchestre. Mais retranchons la : tout s'effondre » (Europe, 2003). Le roman s'enrichit ici, comme il le fait si souvent, des moyens d'un genre plus « pur » : si la poésie « n'est pas le champ dans lequel je me serais senti libre, en revanche j'ai le sentiment d'utiliser tant que je peux certains outils de la poétique au service de l'entreprise romanesque » (Europe, 2003).

Outre sa qualité « charnelle et sensuelle », l'aspect poétique de l'écriture romanesque telle qu'il la conçoit se décline sur les modes du sonore, du visuel, de l'émotion et de la tension. À la question « quelle est votre priorité dans le domaine du romanesque ? », Echenoz répond : « L'émotion sonore et l'émotion narrative. L'émotion du raconté, du composé et de l'interprété. L'émotion visuelle. L'émotion de la phrase comme objet physique, pas seulement la phrase porteuse de sens, de rythme et de sonorité, mais la phrase comme dessin » (Europe, 2003). Il se dit à la fois très visuel et extrêmement sensible à la sonorité : il a « toujours besoin d'avoir une image mentale de ce qu[‘il] raconte, comme un plan cinématographique » (Politis, 2016), mais croit aussi qu'« en dernière instance, c'est le son qui […] est tout à fait décisif. C'est le bruit qui fait une phrase » (Balises, 2011).

À la fois, son travail méticuleux sur la langue (il passe parfois des heures sur une seule phrase) vise à retrancher toutes les superfluités du texte, comme pour concentrer sa charge. L'autre hypothèse sur la poésie dans le roman, c'est : « qu'un principe (ou qu'un but) de la poésie (si tout va bien) serait : rien de trop ; qu'on pourrait importer ce rien de trop dans le roman bien qu'il soit, consubstantiellement : trop » (Europe, 2003). C'est sans doute cette sensibilité à la force poétique du langage qui fait en sorte que l'étiquette « minimaliste » lui déplaît. Il semble en effet penser sa pratique comme tout le contraire de ce terme : « je me reconnais pas du tout là-dedans, parce que condensé ça veut pas dire qu'on s'interdise des digressions, des développements. […] Non, un souci de précision, de rythme, d'économie… En essayant de chasser du texte tout ce qui pourrait le diluer, tout ce […] qui n'est pas vraiment à son service, tout ce qui pourrait être des ornements. Je […] n'ai pas envie de les utiliser » (Klett Bildungsverlage, 2014). L'écriture romanesque qui prend pour principe le « rien de trop » de la poésie s'apparenterait en quelque sorte à un ressort tendu, prêt à vibrer au toucher, condensant sur une surface petite en apparence une quantité de contenus et de tension.

Cette question de la « charge » de l'écriture est essentielle pour le roman, un mécanisme en proie aux « dysfonctionnements » où « il faut toujours que […] quelque chose ne tienne pas en place » (Roman 20-50, 2004). Le roman et ses unités – la partie, le chapitre, le paragraphe, la phrase – doivent posséder un pouvoir d'ébranlement, qui lui vient d'un déséquilibre constitutif, d'une coexistence d'éléments contradictoires. C'est pour Echenoz la caractéristique la plus importante de l'écriture de Flaubert :

Une séduction immédiate, que l'on ressent dès les premières lignes lues, et qui provient, il me semble, de la coexistence permanente, dans ses textes, de plusieurs tonalités. Son écriture est capable de contenir à la fois les effets les plus contradictoires comme l'ironie et la générosité, la précision et le vague ou l'indéfini, la sécheresse et l'exaltation… avec un jeu permanent de bascule et d'échange entre ces registres-là, qui entraîne le lecteur dans une invraisemblable succession d'émotions. Ce phénomène agit comme une espèce […] [d']engrenage. À partir du moindre petit échantillon […] l'engrenage se déclenche et vous êtes pris dans la mécanique Flaubert (Magazine littéraire, 2001).

Flaubert est le seul « grand écrivain » dont Echenoz admette – quoique indirectement, puisque son rapport à lui est « je ne dirais pas filial, ce serait un peu fort, mais […] affectueux, affectif » (Ibid.) - une influence sur son écriture. Ce qu'il admire chez lui a trait, dit-il, aux questions du rythme et de la tension, du « contrôle et [du] dosage des décharges électriques qu'il peut y avoir entre les mots » (Ibid.). Mais il y aurait ici, je crois, à faire le lien entre ces auteurs par l'ironie, élément qu'Echenoz identifie comme « constitutif » de son écriture. Il faut, dit-il, que la « phrase parvienne à se moquer d'elle-même » (Roman 20-50, 2004). Non pas sur le mode négatif de la dérision, qui ne l'intéresse pas, mais sur celui de la distance critique, productrice de sens : « À l'intérieur d'une phrase, je n'ai pas le désir que les choses se déroulent platement. Il faut que quelque chose émerge, comme une éminence d'où l'on pourrait examiner le reste de la phrase. […] C'est dans cette distance critique que la phrase cesse d'être unique ou fermée pour devenir équivoque, pour prendre un sens ouvert » (Europe, 1997).

Cette distance ironique qu'Echenoz qualifie aussi de « sourire » est peut-être au final la clé qui permet d'actionner le moteur. L'ironie est une qualité du regard, « une façon d'être et de regarder amoureusement, avec une espèce de pudeur » (Europe, 2003). Or, c'est justement un rapport à la fois affectueux et critique au polar qui déclenche l'aventure de l'écriture pour Echenoz. Pour son premier livre, Le Méridien de Greenwich (1979), il affirme avoir voulu écrire « un roman policier de base. […] Puis, progressivement, je me suis rendu compte que […] je partais sur des chemins de dérive, avec des soucis de construction, de sonorités, de récits croisés […]. Ce qui était parti comme un projet de roman noir n'empruntait plus que certains éléments à cette forme » (L'Humanité, 1996). Par la suite, il a continué de « jouer » au roman de genre mineur – le roman policier avec Cherokee (1983), le roman d'aventures avec L'Équipée malaise (1986), le roman d'espionnage avec Lac (1989) – tout en ayant soin de s'éloigner progressivement des canons. Nous trois (1992), qui reprend des éléments du roman de science-fiction, aurait été sa dernière « commande » : « aujourd'hui », déclare-t-il dans un entretien en 2003, « j'ai vraiment le sentiment de m'être défait de toute référence, y compris au roman policier » (L'Humanité, 2003). Ses romans se construisent désormais plus exclusivement par rapport d'opposition les uns aux autres : faire du neuf est une impérative pour cet écrivain qui prétend que « tout ce qui est de l'ordre du savoir-faire est toxique » (Balises, 2011) et s'efforce, en prenant chaque fois un recul ironique, de détruire tout pont qui voudrait s'ériger entre livres. Non pas qu'il caresse des illusions là-dessus : il sait bien qu'« en vérité […], on refait toujours la même chose » ; mais l'essentiel, c'est de toujours envoyer sa machine sensible « dans un secteur, dans un domaine, dans des thèmes inconnus de soi » (Ibid.).

Entretiens cités :

  • « L'image du roman comme moteur de la fiction », entrevue accordée à Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 11 octobre 1996, [en ligne].
  • « Il se passe quelque chose avec le jazz », entrevue accordée à Olivier Bessard-Banquy, Europe, no 820-821, août-septembre 1997, numéro spécial « Jazz et littérature », p. 194-202.
  • « La réalité en fait trop, il faut la calmer », entrevue accordée à Jean-Baptiste Harang, Libération, 16 septembre 1999, [en ligne].
  • HONTAAS, Sophie. « Entretien avec Jean Échenoz », Euskonews & Média 70.zbk, 10-17 mars 2000, traduit du basque, [en ligne].
  • « Flaubert m'inspire une affection absolue », entrevue accordée à Pierre-Marc Debiasi, Le Magazine littéraire, no 401, septembre 2001, p. 53-56.
  • « La phrase comme dessin », entrevue accordée à Christine Jérusalem, Europe, no 888, avril 2003, p. 297-311.
  • LEBRUN, Jean-Claude. « Entretien. Goncourt 1999 pour Je m'en vais, Jean Echenoz revient en force avec Au piano son neuvième roman », L'Humanité, 16 janvier 2003, [en ligne].
  • LOUBRY-CARETTE, Sidonie. « Entretien avec Jean Echenoz », Roman 20-50, Revue d'étude du roman du XXe siècle, no 38, décembre 2004, p. 5-12.
  • « Jean Echenoz, gentleman writer », entrevue accordée à Minh Tran Huy, Le Magazine littéraire, no 453, mai 2006, p. 88-94.
  • « Ravel de Jean Echenoz. Un livre écrit "en liberté surveillée" », entrevue accordée à Alain Delaunois, Culture, Université de Liège, janvier 2006, [en ligne].
  • Entretien avec Bruno Blanckemann au centre Pompidou (enregistrement vidéo), Balises, 18 avril 2011, [en ligne].
  • « Je ne vois pas bien ma place dans les académies », entrevue accordée à Philippe Delaroche et Baptiste Liger, L'Express, 8 octobre 2012, [en ligne].
  • « 14 : entretien avec Jean Echenoz », Klett Bildungsverlage, 2014, 8 p., [en ligne].
  • « Entretien », entrevue accordée à Christophe Kantcheff, Politis, 7 janvier 2016, [en ligne].

Bibliographie

Ouvrages cités

Jean Échenoz n'a, à ce jour, publié aucun texte sur le roman. Les citations recensées ci-dessous proviennent  presque toutes d'entretiens, dont il s'agit, à notre connaissance, d'une liste plutôt complète en date de mars 2016. Les exceptions : le tout petit « Avertissement » pour Les Chiens d'Echenoz de Patrice Herlem ; « Pourquoi je n'ai pas fait poète », composé sur la demande de Pierre Alfieri et Olivier Cadiot pour le 1er (et avant-dernier) numéro de leur Revue de littérature générale ; « La nuit dans les Adirondacks », postface à l'édition du roman de R. L. Stevenson Le Maître de Ballantrae parue chez Gallimard en 2000 ; et « Neuf notes sur Fatale », postface au roman de Jean-Patrick Manchette. Si nous n'avons pas jugé pertinent de citer longuement les postfaces, c'est qu'elles sont des analyses brillantes de la mécanique des romans dont elles traitent, mais n'éclairent pas de manière générale la pensée du roman d'Échenoz. Fait par lui-même symptomatique, sans doute, de la manière dont opère cette pensée qui s'intéresse plutôt au particulier qu'au général et est obsédée par les parties, l'agencement, le fonctionnement de chacune de ces « machines » que sont les romans. Il serait sans doute intéressant, pour compléter cette collection de citations, de dépouiller le texte « Pourquoi je n'ai pas fait poète », sur lequel nous n'avons pas pu mettre la main.

« L'image du roman comme moteur de la fiction », entretien accordé à Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 11 octobre 1996, [en ligne], page consultée le 31 mars 2016.

« Il se passe quelque chose avec le jazz », entretien accordé à Olivier Bessard-Banquy, Europe, no 820-821, août-septembre 1997, numéro spécial « Jazz et littérature », p. 194-202.

« Jean Echenoz, piéton de Paris », entretien accordé à Anne Théron, Libération, 13 octobre, 1983.

« Jean Echenoz ne connaît pas la Malaisie, et alors ? », entretien accordé à Yann Plougastel, L'Événement du jeudi, 5-11 février 1987, p. 80-81.

Entretien avec Cathérine Argand et Jean-Maurice de Montrémy, Lire, septembre 1992.

« Rencontre avec Jean Echenoz, le spationaute », entretien avec Denis Seffert, Le Nouveau Politis, septembre 1992.

« Décalage et hors-champ », entretien avec Claude Murcia, Artpress, no 175, décembre 1992.

Entretien avec Sylvain Bourmeau et Marc Weitzmann, Les Inrockuptibles, no 27, 11-17 octobre 1995, p. 60-65.

« Pourquoi je n'a pas fait poète », Revue de littérature générale, « La Mécanique lyrique », Pierre Alfieri et Oliviet Cadiot (dir.), no 1, 1995.

« Neuf notes sur Fatale », dans Jean-Patrick Manchette, Fatale, Paris, Gallimard, 1996.

BOUHÉNIC, Pascale. « L'atelier d'écriture de Jean Echenoz », enregistrement vidéo, Paris, Centre national d'art et de culture Georges Pompidou, 1998.

« Détour par le réel », Entretien avec Marc Dupuis, Le Monde de l'éducation, no 257, mars 1998.

« Les nouveaux malfaiteurs », Qu'est-ce qu'elle a dit Zazie ?, enregistrement vidéo, 1998, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« La réalité en fait trop, il faut la calmer », entretien avec Jean-Baptiste Harang, Libération, 16 septembre 1999, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« La nuit dans les Adirondacks », Postface à R. L. Stevenson, Le Maître de Ballantrae, texte présenté, traduit et annoté par Alain Jumeau, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2000, p. 325-333.

HONTAAS, Sophie. « Entretien avec Jean Echenoz », Euskonews & Média 70.zbk, 10-17 mars 2000, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

NELSON, Jessica. « Rencontre avec Jean Echenoz – Goncourt 1999 », Zone littéraire, 28 avril 2001, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« Dans l'atelier de l'écrivain », entretien réalisé le 28 octobre 1999 pour les éditions Bréal par Geneviève Winter, Pascaline Griton et Emmanuel Barthélemy [publié dans l'ouvrage Français seconde, Bréal, 2000], dans Jean Échenoz, Je m'en vais, Paris, Minuit, coll. « Double », 1999, p. 227-250.

« Flaubert m'inspire une affection absolue », entretien avec Pierre-Marc Debiasi, Magazine littéraire, no 401, septembre 2001, p. 53-56.

« La phrase comme dessin », entretien avec Christine Jérusalem, Europe, no 888, avril 2003, p. 297-311.

« Entretien. Goncourt 1999 pour Je m'en vais, Jean Echenoz revient en force avec Au piano son neuvième roman », entretien réalisé par Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 16 janvier 2003, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

LOUBRY-CARETTE, Sidonie. « Entretien avec Jean Echenoz », Roman 20-50, Revue d'étude du roman du XXe siècle, no 38, décembre 2004, p. 5-12.

« Attrape-moi si tu peux », entretien, La Femelle du Requin, no 26, 2005.

Entretien avec Emmanuel Laugier et Frédéric Pommier, Le Matricule des anges, no 70, février 2006.

« Maurice Ravel, surface de la miniature », Europe, no 925, numéro consacré à Marcel Schwob, mai 2006, p. 188-190 [paru d'abord dans Élucidation, no 10, printemps 2004].

« Jean Echenoz, gentleman writer », propos recueillis par Minh Tran Huy, Le Magazine littéraire, no 453, mai 2006, p. 88-94.

« Cet inconnu si familier », propos recueillis par Marc Bertin, SPIRIT, no 24, novembre 2006, p. 24, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« Écrire c'est forcément bruyant », entretien avec Yann Plougastel, Le Monde, 15 juillet 2006.

« Ravel de Jean Echenoz. Un livre écrit "en liberté surveillée" », propos recueillis par Alain Delaunois, Culture (magazine culturel de l'Université de Liège), janvier 2006, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« Avertissement », dans Pascal Herlem, Les Chiens d'Échenoz, Paris, Calliopées, 2010, p. I.

« Jean Echenoz : écrire, un état prenant », entretien avec Dominique Antoine à la Bibliothèque nationale de France, enregistrement vidéo, Interlignes, novembre 2010, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

Entretien avec Bruno Blanckemann au centre Pompidou, enregistrement vidéo, Balises, 18 avril 2011, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« Je ne vois pas bien ma place dans les académies », propos recueillis par Philippe Delaroche et Baptiste Liger, L'Express, 8 octobre 2012, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

BROUÉ, Caroline. « Grand entretien avec le romancier Jean Echenoz », enregistrement audio, France culture, 4 octobre 2012, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« Modiano-Echenoz : la rencontre », propos recueillis par Jérôme Garcin, Bibliobs, 23 octobre 2012, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« Dire que je suis écrivain me paraît toujours un peu ridicule », entretien, Télérama, 30 mars 2013, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« Jean Echenoz, piéton du monde », entretien avec Christine Marcandier, Mediapart, 19 avril 2014.

« Entretien », entrevue accordée à Christophe Kantcheff, Politis, 7 janvier 2016, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« 14 : entretien avec Jean Echenoz », Klett Bildungsverlage, 2014, 8 p., [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« Décalage et hors-champ », entretien avec Claude Murcia, Artpress, no 175, décembre 1992, p. 57-58.

Citations

« L'image du roman comme moteur de la fiction », entretien accordé à Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 11 octobre 1996, [en ligne], page consultée le 31 mars 2016.

« [Alors qu'on parle de plus en plus de l'effacement des frontières entre genres littéraires, vous avez justement été l'un des tout premiers, au début des années quatre-vingt, à vous engager dans cette voie, en utilisant, pour les détourner, les codes du polar, du roman d'espionnage, du roman d'aventures... Qu'est-ce qui motivait alors votre démarche ?] Il faut se remettre dans l'ambiance intellectuelle de l'époque. À la fin des années soixante-dix, il y avait une part très riche de recherches et d'expérimentations littéraires, que je suivais avec un certain intérêt, mais dans laquelle l'image du roman était au fond très peu existante : écrire des romans n'était pas, autant que je me souvienne, l'objectif théorique principal, sauf à les pervertir, à les déconstruire, etc. Cela, je le suivais de plus ou moins loin et je faisais des essais dans cette direction. En même temps, parmi ce que je lisais, dans les formes romanesques de la Série noire, de romans policiers qui me paraissaient du genre noble. J'ai donc d'abord voulu écrire un roman policier de base, que je pourrais essayer de faire publier à la Série noire ou au Fleuve noir. Et puis, progressivement, je me suis rendu compte que j'allais dans des directions qui n'intéressaient [pas] que le schéma classique du roman noir. Je partais sur des chemins de dérive, avec des soucis de construction, de sonorités, de récits croisés qui ne s'inscrivaient pas tellement dans cette tradition-là. Ceux-ci ont même fini par occuper la plus grande part du livre [Le Méridien de Greenwich, 1979]. Ce qui était parti comme un projet de roman noir n'empruntait plus que certains éléments à cette forme. Je me suis donc trouvé avec un objet dont je ne savais pas très bien que faire. »

« [Mais vous trouvez-vous aujourd'hui dans le même état d'esprit, par rapport aux genres dits mineurs, que lorsque vous publiiez Le Méridien de Greenwich, en 1979 ?] Après Cherokee, la première commande que je m'étais passée, j'ai cherché dans les fascinations de lecture de mon enfance. Comme j'avais de beaux souvenirs de romans d'aventures, j'ai voulu passer à quelque chose de cet ordre. À partir de ce moment-là, il y a comme un cahier des charges imaginaire, et je construis une histoire qui est à la fois une espèce d'hommage et de pillage. Ce travail terminé, j'investis un autre genre, avec lequel j'ai moins de rapports affectifs, qui est le roman d'espionnage : Lac. Ensuite, je me suis senti un peu plus libre. J'allais vers des terrains qui me séduisaient, mais qui n'étaient plus réductibles à des canons. À partir de Nous trois, il n'y a plus eu de commande : j'avais parcouru quelques genres qui m'intéressaient et je n'avais plus envie de travailler sur l'un d'eux en particulier. »

« [Ce qui vaut pour les genres 'mineurs', leur effet de capillarité dans l'ensemble du paysage littéraire vaut-il également pour les anciennes avant-gardes. Qu'en est-il par exemple, selon vous, des voies explorées par le Nouveau Roman ou Tel Quel ?] Je regardais ça de loin, je regardais ce qui se passait. [Mais en preniez-vous quelque chose ?] De certaines lectures du Nouveau Roman, oui. Des ouvrages de cette période qui sont maintenant des classiques, Robbe-Grillet, par exemple, ouvraient des angles inattendus sur la pratique du roman. [Quels angles ?] Dans 'Les Gommes', le rapport de séduction double avec la tragédie et le roman noir. Chez Butor, des choses peut-être plus rhétoriques. Au fond, c'étaient des ouvertures, au même titre que, dans un sens tout à fait différent, Malcolm Lowry ou Joyce... »

« [Dans le cas d'espèce de Tel Quel, la théorie apparaît première, et les textes se présentent souvent comme des tentatives de mise en action de celle-ci.] Justement, je me sentais pas du tout pris là-dedans. Si ça m'intéressait, c'était à cause du travail de pensée qui pouvait se produire. Mais, sur le plan de la littérature même, je ne me sentais pas tellement concerné. Évidemment, dans les années soixante-dix, j'ai dû écrire quelques sottises sans ponctuation, des choses qui, sur le plan rhétorique ou stylistique, pouvaient partir dans ce sens. Mais ces textes [étaient] pour moi inachevables : j'en voyais un peu, pas tellement l'intérêt. »

« [Dans la mesure où vous avez largement puisé aux différents systèmes de signes romanesques, on vous a collé parfois l'étiquette de postmoderne. Quel sentiment cela vous inspire-t-il ?] J'ai toujours eu du mal à voir la pertinence de l'idée de postmodernité en littérature, alors que je peux la comprendre en architecture. Il me semble qu'aller chercher dans des champs différents, à différents étages, pour essayer de reconstruire une fiction, c'est la moindre des libertés. Ça ne part donc pas d'une décision théorique particulière, mais d'un rapport de plaisir avec la fiction. On cherche les moyens de construire une combinatoire du plaisir. »

« [On ne vous a pas fait grâce, non plus, de certaines lectures sociologiques. Ainsi, après Les Grandes Blondes, on a pu lire que votre univers romanesque, avec son champ de références, y compris culturelles, serait celui des couches moyennes supérieures. Est-ce que pour vous, pour votre projet d'écriture, une telle remarque peut avoir une quelconque pertinence ?] Je voulais situer les choses dans le milieu de la télévision et des médias. Sans faire de prêche, je voulais montrer ce qui me paraissait étrange. Mais ce n'est pas le sujet du livre, seulement le point de départ, le déclic. En même temps, j'ai fait quelques années de sociologie à l'université, j'ai toujours envie de marquer les situations par des objets, par des systèmes de discours, par des types d'échanges... En fait, je ne peux pas m'empêcher de raconter une histoire et de la mettre en scène, comme histoire racontée et non pas comme reflet réaliste, même s'il peut y avoir un jeu dans cela aussi. Et puis, il y a la dimension ironique, dont je ne peux pas me passer. À un moment, l'efficacité du récit me paraît bizarrement plus satisfaisante si elle passe par une espèce de couche d'air, qui relève à la fois de la mise à distance et du sourire. C'est aussi une tendance naturelle à souhaiter échapper au pathos. »

« [Récemment, dans les colonnes de L'Humanité, Jean Rouaud nous disait qu'au fond il inscrivait son travail dans un certain réalisme. Pourriez-vous dire la même chose ?] Dans Lac, vous et moi en avions parlé ensemble, j'avais évoqué un centre commercial que j'avais forgé à partir de différents lieux que j'avais traversés. Sur l'angle de la réalité, j'ai quand même envie de montrer des choses qui m'apparaissent et qui peuvent me surprendre, me choquer. Il y a une part du roman qui représente le monde qu'on traverse. Même si je trouve que cette obsession de description du monde, depuis quelques années, est un peu une revendication, une gesticulation fatigante. Mais on a envie de montrer des choses assez saisissantes, assez fortes et assez scandaleuses...[…] Il y a d'abord un projet romanesque, à l'intérieur duquel, dans la mesure où tous les romans que je fais se situent dans le moment où je les écris, je convoque tous les éléments du réel qui me paraissent dotés d'une efficacité romanesque tout en concernant le monde dans lequel on vit. Et puis, comme je ne fais pas tellement confiance à mon imagination, je préfère aller voir, avec un carnet, noter des détails, parfois simplement des graffiti. Je sais très bien que, la plupart du temps, je vais tomber sur des choses imprévues que je vais pouvoir utiliser, déformer, maquiller, etc. »

« [La langue est extrêmement typée. Comment, vous, en tant que producteur de cette langue, vous la caractériseriez ?] De la même façon que sur le plan de la mise en scène des récits. Je me sers de la rhétorique cinématographique, je fais appel instinctivement à des repères de l'ordre des outils poétiques, de la césure, de la syncope. Mais je suis [pas] parti d'un manuel de rhétorique ou de métrique pour importer telle ou telle figure. À une époque, néanmoins, le mécanisme de ces choses me séduisait beaucoup. Il y a quelque temps, j'ai comparé dans une conférence le système des temps grammaticaux à une boîte de vitesses. L'image du roman comme un moteur de fiction, qui quelquefois se met à faire bizarrement de l'autoallumage, est une idée qui me séduit en ce moment. Mais, comme toute chose systématique, il faut en même temps aller contre. Et puis, ce sont des moteurs guettés par des risques de dysfonctionnements. »

« Il se passe quelque chose avec le jazz », entretien accordé à Olivier Bessard-Banquy, Europe, no 820-821, août-septembre 1997, numéro spécial « Jazz et littérature », p. 194-202.

« Je n'ai pas vécu la période des années soixante-dix comme une période de terrorisme critique, car à vrai dire ça ne m'intéressait pas tellement. […] À la fin des années soixante-dix, il me semblait que tout était ouvert romanesquement, mais avec un regard qui ne pouvait plus être innocent. Restait l'innocence de l'excitation ou de l'exaltation de l'écriture romanesque, dont le traitement, lui, ne pouvait plus être naïf. Je pensais en travaillant à des auteurs comme Roussel ou Perec qui n'étaient pas dupes (quoique rien ne soit jamais très sûr avec Roussel). C'était un moment très riche parce qu'on pouvait s'atteler à des choses qui me sont très chères, c'est-à-dire la tradition d'un roman d'action, que l'on ne pouvait plus aborder de façon vierge. Il était devenu difficile de s'intéresser au récit sans s'intéresser prioritairement à sa forme. Les genres mineurs du roman policier, d'espionnage ou d'aventures me paraissaient par ailleurs une alternative, des lieux propices à l'expérience romanesque. » (p. 195)

« Je ne cherche pas seulement à parler du monde. Je ne peux que décrire des personnages en rapport, en relation avec le monde – de façon presque autobiographique parfois – non sans tenir compte de la position du sujet moderne dans le monde contemporain, avec tout ce que cela suppose de réticence, de décentration, d'incertitude et de vide, dans la mesure où l'on n'a pas une existence véritablement comblée, ce qui n'est sans doute pas seulement le propre de notre époque. » (p. 195)

« Tout roman donne idéalement sa propre théorie du roman. J'imagine mal écrire un roman avec l'idée que sa construction procède d'un certain système de règles auquel je devrais me plier. Chaque livre est au fond pour moi comme un objet célibataire, et même chacune de ses parties. Si tel parti pris se dégage de la composition de tel passage, je ne pourrais pas m'empêcher par la suite de le démolir, de le gauchir ou de le truquer. Le roman est au bout du compte une chose trop grave et trop légère pour qu'elle puisse se soumettre à je ne sais quoi. C'est toujours un projet grave, mais il faut à la fois lutter contre cette gravité et lutter contre la tentation de la légèreté qui découle de cette première lutte. Écrire, c'est être sur tous les fronts, un peu comme sur un bateau. Il faut prendre garde à tous les paramètres, en introduire d'autres si possible, et jouer avec. Il n'y a pas de livre, pour moi, sans jeu. Au sens ludique, mais aussi dans un sens matériel, physique, comme on parlerait d'un mécanisme qui a du jeu. » (p. 199)

« Il se passe en effet quelque chose avec le jazz. Le travail que j'ai pu effectuer à un certain moment sur les genres a peut-être quelque chose à voir avec le standard, soit un thème devenu classique indéfiniment repris par toutes sortes de musiciens qui ont trouvé là une unité mélodique, harmonique, séduisante, intéressante, fertile, et chacun va le traiter de sa façon en le magnifiant et en le sabotant à la fois. J'ai en particulier une grande admiration pour Thelonius Monk qui n'a eu de cesse de reprendre, outre ses propres compositions, des standards majeurs tels que Just a gigolo et de les pervertir pour les détruire et les magnifier à la fois, pour les dilater. Saboter pour dilater, c'est une formule dont je ferais bien un programme. Ou détruire pour embellir. Créer un maximum d'obstacles par rapport à une forme fixe pour la déstabiliser, la casser, l'affaiblir, la torturer, mais non dans un but pervers, plutôt pour lui faire faire un quart de tour. » (p. 200)

« On trouve par ailleurs dans le jazz des éléments de syncope, de coupure, de faux pas, de piège, de rupture, de dissonance qui sont pour moi précieux sur le plan de l'écriture. Des musiciens de jazz comme Monk ou Albert Ayler, mais aussi Stravinski, ont eu une véritable influence sur moi, dans la mesure où ils m'amenaient à me poser des questions sur la composition des phrases et leur articulation. » (p. 200)

« La réalité en fait trop, il faut la calmer », entretien avec Jean-Baptiste Harang, Libération, 16 septembre 1999, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« Non, je ne pense pas écrire des romans policiers, oui, si vous voulez, dans Je m'en vais il y a une escroquerie, un vol et même un crime de sang. […] L'intrigue est résolue, à la fin, bien sûr, mais dans un roman policier, on saurait comment, là, il y a tellement d'ellipses qu'il faut pas mal de bonne volonté pour trouver cela vraisemblable, de temps à autre je donne un détail, un numéro d'immatriculation retenu dans la main d'un cadavre, mais il faut être fort comme Supin pour s'en tirer avec si peu. Moi, ce qui m'intéresse, c'est de brouiller les pistes, il suffit qu'il y ait une adhérence possible avec la réalité pour que le lecteur se laisse embarquer, après, on accélère le mouvement, on peut sauter des épisodes. »

« Comme d'autres écrivent des romans historiques, j'essaie de faire des romans géographiques. J'étais à Madras, dans ce club que je décris dans Les Grandes Blondes, je voulais écrire un livre qui soit tout le contraire, j'avais mes deux éléments […] : une histoire qui conjuguerait le Grand Nord (le blanc, le froid, un exotisme inversé) et le milieu du marché de l'art. Me manquait le Mc Guffin. Si... le Mc Guffin, vous savez bien, Hitchcock raconte que pour faire une histoire, il faut toujours un Mc Guffin : deux amis sont dans un train, il y a dans le filet du compartiment un étui, comme celui d'un instrument de musique, sur mesure, mais d'une forme très étrange, l'un questionne : "c'est quoi ?", l'autre : "c'est un Mc Guffin", l'un : "ah bon, et ça sert à quoi ?", l'autre : "c'est pour chasser le lion dans les montagnes d'Écosse", l'un : "mais il n'y a pas de lion en Écosse !", l'autre : "alors, ce n'est pas un Mc Guffin". Vous voyez, vous décrétez qu'un document ultrasecret a été volé au Pentagone, et hop, c'est parti, chacun s'engouffre dans l'histoire sans se soucier le moins du monde de ce que peut bien contenir ce document. Mon Mc Guffin était à la bibliothèque de ce club à Madras, en photo dans un vieux numéro du National Geographic : l'image échouée de la Nechilik, dans les glaces, avec les chiens de traîneau, j'étais aussi heureux de découvrir ça que Ferrer le sera dans le livre lorsqu'il retrouvera l'épave, j'ai recopié toute l'histoire dans mon carnet, j'aurais donné cher pour avoir une copie de la photo (j'ai fini par me la procurer). »

« Tout ce qu'il y a dans le livre est exact, les caractéristiques de la Nechilik (un bateau de commerce long de 23 mètres, construit en 1942 et enregistré à Saint John au New Brunswick), les coordonnées de son échouage, celles du brise-glace Le Desgroseillers (13600 chevaux, 7,16 mètres de tirant d'eau) mais également toutes les oeuvres d'art inuit existent réellement (elles n'ont évidemment pas été retrouvées dans la Nechilik, où ne restaient que deux lampes à pétrole que je cite), tout ce qui se passe dans les hôpitaux (je n'ai pas mon pareil pour distinguer un B.A.V., bloc auriculo-ventriculaire, de type Mobitz d'un Luchiani-Wenckerbach), dans les tribunaux ou les galeries, est vrai. Je me documente beaucoup, je rencontre des gens, je lis, je compile toute sorte de catalogues, je repère les noms des photographes, je vais les voir, j'enregistre, je retape tout ce que j'écris. Attention, ce n'est pas pour utiliser ces renseignements, c'est une sorte de garde-fou, j'en garde peut-être 1%, il n'y a jamais plus d'1% de la réalité qui soit pertinent en terme de romanesque, mais ces détails-là sont toujours plus romanesques que ceux que l'on pourrait inventer. Port-Radium existe (je l'ai légèrement déplacé vers le nord-est), vous vous rendez compte, Port-Radium ! et Desgroseillers, vous auriez trouvé un nom pareil, vous ? Parfois même la réalité en fait trop, il faut la calmer un peu, page 191 je donne le règlement d'un concours « de » gros légumes, j'avais lu cela dans la Creuse, l'affiche annonçait le concours "des" gros légumes, c'était exagéré. »

« La nuit dans les Adirondacks », Postface à R. L. Stevenson, Le Maître de Ballantrae, texte présenté, traduit et annoté par Alain Jumeau, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2000, p. 325-333.

« Dans ce livre commencé avec fièvre près de la frontière canadienne, laborieusement achevé l'année suivante à Waikiki, vers Honolulu, rien ne va manquer à la panoplie du roman d'aventures. Au point qu'on se demanderait si c'en est vraiment un. Pirates, batailles, contrebandiers, trappeurs, trésor et trahisons, duels, tempête et mutinerie, fakir et Peaux-Rouges, planète arpentée des Indes à l'Alaska, tout est là. Avec, au centre du théâtre, la lutte à mort de deux frères, James et Henry Durie.
Ces frères, tout les oppose ou tout paraît, d'abord, les opposer. Devant la personne effacée, besogneuse et terne de Mr Henry se dresse la silhouette acérée, cynique, élégante de James, Maître de Ballantrae. Habit noir, diamant, grain de beauté. À l'international pouvoir de séduction de James ne répondent, chez Henry, que d'honnêtes talents sédentaires de vétérinaire et de pêcheur. L'aventurier sans morale contre le gestionnaire sans éclat. Le pervers contre l'humilié.
C'est le pervers, bien sûr, qui nous intéresse. C'est le héros romantique tordu. C'est de cette séduction-là que nous voulons, et nous ne sommes pas les seuls. Dès que le père du Maître identifie son fils au diable, laissant tomber dans la même phrase qu'il a cependant toujours été, à sa grande honte, son favori, nous partagerons volontiers cette honte. Nous serons ravi de voir se construire un portrait de l'artiste en démon, délibérément conçu comme telle par Stevenson qui indique, dans une lettre à Sydney Colvin, que le Maître incarne, épuise tout ce qu'il connaît du diable. » (p. 326)

« Dans le projet initial, Stevenson compte sur quatre acteurs – deux frères, un père, une héroïne […]. Puis survient Mackellar, apparemment secondaire dans son personnage d'intendant mais essentiel en tant que narrateur et, à ce titre, intendant du roman lui-même : l'intendance suit les événements. Mackellar qu'il n'est pas besoin de décrire puisque sa relation des faits, sa manière d'en rendre compte forment aussi son autoportrait. Mackellar partagé entre ses deux fonctions comme il l'est entre ses sentiments pour les frères Durie […]. Il n'est pas le seul, de toute façon, tout le monde est partagé : le père, l'héroïne, nous-mêmes. Nul ne sait négocier avec la séduction du Maître […]. Ayant nommé Mackellar narrateur, Stevenson va se heurter aux rudes problèmes techniques d'un traitement romanesque à la première personne, problèmes qui semblent avoir transformé en cauchemar la fin de la rédaction du Maître. Vient u moment où Mackellar ne suffit plus, ne peut plus assurer seul la narration, ne fait plus le poids : d'autres vont devoir l'assister. Ainsi, vers la fin splendidement mal foutue de ce roman, plein de rustines et de chevilles narratives, de nouveaux témoignages interviennent, se bousculent même pour faire tenir ensemble les circonstances […] de la mort puis de l'ultime résurrection du Maître, avant qu'à leur façon s'entre-tuent les deux frères Durie. Non loin du lac Champlain, dans les Adirondacks. Là même où Stevenson a conçu leur histoire. » (p. 331-332)

« L'une des grandes scènes écossaises du livre, la nuit du 27 février 1757, relate le duel qui oppose James et Henry Durie dans la forêt, en pleine nuit d'hiver, à la lumière de deux flambeaux. […] Dans l'un des quatre essais qu'il a consacrés à l'auteur du Maître, Marcel Schwob insiste sur un détail qui donne toute sa force à cette scène : les flammes des bougies s'élevant « aussi droites que dans une chambre, au milieu des arbres givrés ». Or, fait observer Schwob, la rigidité de cette ligne de lumière, hautement irréaliste, s'obtiendrait à peine en laboratoire. Citant nombre d'apparentes invraisemblances dans d'autres livres de Stevenson, Schwob avance que ce ne sont pas là des erreurs mais des images plus fortes que des images réelles. Le pouvoir de Stevenson tiendrait à cette place du romantisme au coeur de son réalisme : réalisme parfaitement irréel et pour cela même tout-puissant. » (p. 332)

« Cette vive lumière mystérieuse dans laquelle se déploient les romans de Stevenson, cette absolue visibilité de chaque tableau stupéfient d'autant plus que l'auteur de cette prose, l'une des moins descriptives qui soient, est aussi celui d'un mot d'ordre littéraire assez radical : "Guerre à l'adjectif, mort au nerf optique !" Or on ne cesse de voir, de voir distinctement la demeure écossaise des Durie, le champ de bataille de Culloden, la résidence indienne du Maître ou son échoppe de tailleur à New York, on s'en figure tous les détails bien que leurs croquis soient à peine esquissés. Tout est organisé, dans une grande élégance, pour évincer l'image, snober la représentation, ce qui la fait revenir encore plus clairement dans nos géographies. » (p. 333)

HONTAAS, Sophie. « Entretien avec Jean Echenoz », Euskonews & Média 70.zbk, 10-17 mars 2000, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« [Comment est-ce que vous avez commencé à écrire, dans quelles circonstances, à quel âge ?] Il se trouve que dans mon enfance, je vivais dans une maison où il y avait beaucoup de livres. Mes parents étaient – et sont toujours d'ailleurs – des lecteurs très fervents. Le goût pour la lecture et l'écriture est donc arrivé très tôt, dès l'enfance. Je me vois écrivant des petits poèmes, j'avais 7-8 ans et ça a toujours été une pratique un peu naturelle et disons, d'amour. Pendant toute ma jeunesse, j'écrivais des textes que je ne faisais lire à personne, que je n'achevais généralement pas. Des textes en tous genres qui pouvaient relever du journal intime, du récit épistolaire, de tentatives de nouvelles qui n'étaient pas destinés à la lecture d'autrui... mais je n'avais pas encore compris que cela requérait un certain travail. Et puis un peu avant trente ans, est arrivé le moment où il était temps de mettre à l'épreuve de la réalité ce désir permanent que j'avais. Alors j'ai entrepris un premier livre, il a été publié et depuis je n'ai plus arrêté. »

« [Pourquoi est-ce que vous écrivez, est-ce que c'est pour quelqu'un ?] C'est pour moi, d'abord pour moi, pour l'idée d'un lecteur imaginaire qui n'existe pas et qui n'est que moi. C'est un plaisir un peu égoïste avec l'hypothèse que ce plaisir puisse se confondre avec le plaisir d'autres personnes éventuelles. Par chance c'est un peu ce qui s'est passé très progressivement (sourires). Quant à savoir pourquoi je fais cela, c'est parce que j'ai l'impression de ne pas savoir faire grand-chose d'autre. Si j'étais privé de cette activité quotidienne – sauf ces jours-ci en vacances – que j'ai tous les matins, je crois que je serais très malheureux. »

« [Est-ce que l'on peut dire de vous, comme pour d'autres écrivains, que votre imagination se nourrit de faits vécus dans votre enfance ou bien à d'autres périodes de votre existence ?]
Oui on peut le dire, car il y a tout un stock de mémoire dans lequel je peux aller chercher des choses volontairement ou spontanément et en dehors du passé, qui peuvent revenir. Je passe mon temps aussi de façon tout à fait naturelle et non volontariste à chercher ou à attendre que cela se présente, à repérer des détails, des objets, des bouts de dialogues, des éléments, des lieux, des personnages, des rencontres qui me paraissent pertinentes sur le plan romanesque...Quelque fois cela peut être de fausses bonnes idées aussi. Même si les romans que j'écris ne sont pas du tout autobiographiques, cela a à voir forcément avec l'autobiographie, mais brisée en mille morceaux et reconstituée dans un autre ordre. J'essaie de me nourrir en permanence, il y a des choses qui viennent de l'invention et aussi beaucoup de choses qui viennent de ma vie quotidienne. »

NELSON, Jessica. « Rencontre avec Jean Echenoz – Goncourt 1999 », Zone littéraire, 28 avril 2001, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« [Des événements, rencontres ou influences déterminantes ?] Je relis certains écrivains de manière fréquente, tels que Flaubert, Nabokov, Queneau, qui sont pour moi des fenêtres importantes. La rencontre déterminante : mon éditeur. Je souhaitais publier chez Minuit depuis le début. »

« [Écrivez-vous pour vous ou pour les autres ?] J'écris pour moi en tant que lecteur. J'écris ce que je souhaiterais lire, espérant que mes voeux en rejoignent d'autres similaires. Je pense que l'écrivain n'a pas de mission précise ou de message particulier à transmettre ; il doit simplement un certain respect à l'écriture elle-même, à la fiction. L'écrivain doit offrir le témoignage d'amour de la prose et de la littérature le meilleur possible, le plus vrai, le plus passionné. »

« Je crois surtout à l'obstination dans l'écriture, et pas tellement à l'inspiration. »

« Dans l'atelier de l'écrivain », entretien réalisé le 28 octobre 1999 pour les éditions Bréal par Geneviève Winter, Pascaline Griton et Emmanuel Barthélemy [publié dans l'ouvrage Français seconde, Bréal, 2000], dans Jean Échenoz, Je m'en vais, Paris, Minuit, coll. « Double », 1999, p. 227-250.

« [Comment naît l'idée d'un roman ? Pour écrire, vous commencez par vous documenter, collecter des informations ?] J'ai toujours besoin de plusieurs éléments pour construire un roman, des éléments qui peuvent être tout à fait hétéroclites, souvent ce sont des sujets qui me tiennent à coeur, pour des raisons que j'ai parfois du mal à définir. Par exemple, pour mon dernier livre, Je m'en vais, j'avais envie de travailler sur le marché de l'art d'une part et sur les régions polaires, le Grand Nord d'autre part. Pourquoi le marché de l'art ? En fait, c'est parti d'un mot, le mot "atelier". » (p. 230)

« Je pars d'un désir. [Et c'est seulement à partir de ce désir initial, qui porte sur des lieux à la fois géographiques et imaginaires, que vous allez faire émerger un synopsis ?] Ça peut être très divers. Ça peut être des lieux, bien sûr, mais aussi des personnages, des situations… À partir du matériel pratique et technique rassemblé sur tous les éléments qui m'intéressent, je cherche ce qui me paraît pertinent sur le plan romanesque. Là, c'est un choix tout à fait arbitraire. […] Je peux en retenir l'axe général du récit, ou bien un simple détail. Mais en général, il ne reste de tout ça que peut-être, allez, 2% de ce qui m'a été raconté, que je retiens et dont je vois la fonction possible dans la narration. » (p. 233-234)

« Ce que je veux, oui, c'est d'abord obtenir tout le récit, en faisant un peu de recherche sur chaque phrase, sur chaque paragraphe, sur chaque paragraphe, sur chaque chapitre – mais de façon provisoire. La deuxième version sera plus précise, la troisième davantage encore. En gros, c'est à la quatrième ou la cinquième version que j'ai l'impression d'avoir obtenu, à peu près, ce que je voulais. Voilà, peu à peu les descriptions des lieux, les profils des personnages, les situations, les dialogues, se précisent, s'affinent. […] À un moment, ça a l'air de coller. Ça correspond à peu près, sur tous les plans, à ce que désirais […], tant sur le plan du récit que sur le plan de la forme, et sur l'aspect un peu "poupée gigogne" de la forme : l'agencement des phrases, des paragraphes, des chapitres, les liens entre les chapitres, la symétrie ou le parallélisme entre tel ou tel passage. » (p. 235-236)

« [Pourquoi écrivez-vous ?] Parce que j'ai toujours voulu faire ça. Depuis mon enfance. Parce que j'aime ça. Parce que rien ne m'excite autant, rien ne m'émeut autant, rien non plus ne me déprime ni ne m'angoisse autant. Parce que c'est là en permanence, parce que ça a toujours été un souci, un souci et un désir. Ça fait partie de ma vie, de façon extrêmement intime, à tel point que ça a sans doute impliqué un mode de vie, des choix – sociaux, familiaux, etc. – que je n'aurais peut-être pas faits sinon. De toute façon, je ne me verrais pas faire un autre métier. » (p. 242)

« [Est-ce que vous cherchez, dans vos livres, à faire passer des messages ?] Je ne crois pas que ce soit ma vocation première. Ma vocation, mon désir, c'est de fabriquer de petites machines. De fabriquer des romans comme des machines. Pour moi, la mécanique et l'esthétique sont plus importantes que le message. Je ne suis pas fait pour ça, pour formuler des théories, du moins je ne pense pas. Sinon, j'écrirais des essais. » (p. 242)

« [Qu'est-ce qu'un roman doit, selon vous, susciter chez un lecteur ?] L'émotion, peut-être. L'émotion et le plaisir, je trouve que ce n'est déjà pas mal. » (p. 242)

« L'efficacité avec laquelle le cinéma s'empare d'une fiction m'intéresse énormément. J'essaie souvent d'importer des éléments du travail cinématographique : créer du mouvement par l'écriture, construire un récit de la façon la plus visuelle et la plus sonore possible, trouver des transpositions en jouant par exemple sur les pronoms, ou sur les temps. Dans une fiction, changer de pronom, c'est un peu comme filmer avec plusieurs caméras. Idem pour les temps : un texte écrit au passé composé ne donnera pas du tout la même efficacité, la même vitesse, que le même texte écrit au plus-que-parfait, à l'imparfait ou au présent. Passer d'un temps à un autre permet de varier le rythme de l'action. » (p. 243-244)

« [Qui dit "je" dans vos romans ?] Il y a un jeu sur le "je". Il peut y avoir plusieurs "je" : le "je" habituel, pronom du narrateur ; le "je" - J.E., comme mes initiales, donc le "je" ou le jeu de l'auteur ; mais au fond, c'est peut-être aussi un "je" tiers, on ne sait quel témoin incongru qui, passant par là, prendrait la parole, pourquoi pas… » (p. 245)

« Même si mes histoire de sont pas gaies, j'essaie de les tourner de telle façon que le rythme, lui, inspire de la gaieté. » (p. 246)

« Les histoires que je raconte sont toujours à peu près les mêmes – mais c'est bien sûr cet "à peu près" qui compte, ce n'est jamais la même histoire, même si je me rends compte qu'il y a des thèmes auxquels, allez savoir pourquoi, on revient sans le vouloir vraiment, sans même y prêter attention. Pourtant, je crois qu'on écrit toujours un livre en réaction au précédent, voire comme le précédent. Je n'ai jamais eu l'impression de chercher à conforter un livre par le suivant, je cherche plutôt à me battre contre mon dernier livre. Voilà, je ne sais pas si c'est ainsi qu'on construit un oeuvre, un peu paradoxalement et malgré soi, un livre contre l'autre plutôt qu'un livre après l'autre, même si au bout du compte, fatalement, je sais qu'il y aura une parenté. » (p. 250)

« Flaubert m'inspire une affection absolue », entretien avec Pierre-Marc Debiasi, Magazine littéraire, no 401, septembre 2001, p. 53-56.

« [Quelle proximité et éventuellement quelle distance ressentez-vous à l'égard de ce grand ancêtre ?] Je l'ai lu très tard finalement, parce qu'il faisait partie des prescriptions scolaires […]. Mais au fond, […] ça m'a permis de le rencontrer au bon moment. […] Il s'est passé pour moi, à la lecture, un phénomène assez curieux […] : une séduction immédiate, que l'on ressent dès les premières lignes lues, et qui provient, il me semble, de la coexistence permanente, dans ses textes, de plusieurs tonalités. Son écriture est capable de contenir à la fois les effets les plus contradictoires comme l'ironie et la générosité, la précision et le vague ou l'indéfini, la sécheresse et l'exaltation… avec un jeu permanent de bascule et d'échange entre ces registres-là, qui entraîne le lecteur dans une invraisemblable succession d'émotions. Ce phénomène agit comme une espèce de stupéfiant qui vous rend dépendant : impossible d'arrêter dès que vous commencez à y toucher. […] C'est un engrenage. À partir du moindre petit échantillon, pris, comme ça, de façon aléatoire, l'engrenage se déclenche et vous êtes pris dans la mécanique Flaubert. […] C'est peut-être ce qui me frappe le plus chez lui : la nature, on pourrait presque dire "fractale" de son écriture. Les caractéristiques de son style, ses équilibres et déséquilibres, peuvent s'observer à l'échelle des parties, des chapitres, des paragraphes, des phrases. » (p. 53-54)

« Je n'ai avec aucun autre le même rapport, je ne dirais pas filial, ce serait un peu fort, mais oui, c'est bien cela : un rapport affectueux, affectif. J'ai essayé, quelques fois, d'y faire allusion dans mes textes. […] Dans le dernier livre que j'ai publié, […] j'ai pris ces deux phrases ["Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues."] en adaptant un peu la formulation au contexte de mon récit, et je l'ai ai intégrées à mon histoire. Il était évident pour moi que les lecteurs qui tomberaient dessus percevraient immédiatement ce jeu avec le texte de référence : qu'il s'agissait d'un clin d'oeil, d'un signe d'amitié allusif, d'une forme discrète d'hommage. Or, il se trouve que le journal Le Monde, après la sortie du roman, a publié une lettre de lecteur me soupçonnant à l'évidence d'avoir plagié Flaubert. » (p. 54-55)

« [Mais, plus sérieusement, en dehors des citations ou des clins d'oeil, du point de vue de la technique narrative ou du style, sur quels points essentiels l'écriture flaubertienne a-t-elle constitué une orientation pour votre propre travail ?] Je crois que ce serait avant tout la question du rythme, de la syncope, de l'organisation de la phrase, du paragraphe, du chapitre, etc., pour moi c'est une espèce de modèle d'écriture et puis le souci permanent de la prose, la question des assonances, le contrôle et le dosage des décharges électriques qu'il peut y avoir entre les mots, entre les syllabes. » (p. 55)

« Le problème du rythme n'est pas seulement une affaire de groupes de souffle, de diction. Le jeu avec les temps grammaticaux, par exemple, est au moins aussi important. J'ai le sentiment que chaque temps grammatical a sa vitesse propre, et qu'au fond le système des temps grammaticaux fonctionne un peu comme une boîte de vitesse pour une automobile ; les temps des verbes jouent un rôle déterminant dans les procédures d'accélération, de ralentissement, de reprise. Il y a des pentes narratives qu'on ne peut monter qu'en première, et des sections où on peut filer en cinquième, comme sur l'autoroute. Et puis, il y a la marche arrière… Flaubert, évidemment, ne disposait pas de l'analogie, mais on sent bien qu'il était sensible à cet effet presque physique de la syntaxe verbal, et qu'il y a chez lui un jeu permanent avec cette instrumentalisation des temps grammaticaux. » (p. 55)

« Je travaille plutôt en mélangeant les deux manières. Quant à me lancer dans l'écriture comme ça sans préparation, non. Je ne crois pas à l'inspiration, mais à l'obstination, ce qui est aussi l'avis de Flaubert. Donc, je me donne le maximum de garanties. J'ai un plan et je fabrique des versions successives. Je ne pourrais pas commencer un roman si je ne savais pas à peu près précisément tout ce qui va se dérouler, même si je me réserve toujours aussi des zones d'incertitude pour garder la possibilité de me surprendre. Ce sont des plans dans lesquels un chapitre peut tenir en trois phrases d'action, et puis un autre en cinq pages. […] Mais que le détail de chaque moment reste sommaire ou qu'il soit déjà un peu circonstancié, il faut que l'ensemble constitue quand même une sorte de pont lancé d'une rive à l'autre, entre le début et la fin du livre. De ce point de vue, je crois que j'appartiens comme Flaubert à la famille des écrivains à scénarios. […] Une fois que mon plan initial est au point, cela se passe toujours de la même façon. Il y a quatre ou cinq versions successives pour chaque livre. […] à la différence de Flaubert, je ne travaille pas en suivant l'ordre du scénario, et je ne reprends pas la page jusqu'à ce qu'elle soit entièrement satisfaisante. […] Ce sont des possibilités de reprises successives qui me permettent aussi d'établir, du moins je l'espère, de plus en plus précisément, à mesure que ça avances, des ponts ou des linéaments entre différentes scènes, différents mots, des espèces de rimes internes, d'échos, des jeux ou des réseaux qui se précisent petit à petit dans la rédaction, par exemple, d'un version à l'autre. Et là, évidemment, on retrouve Flaubert : pour ces aspects les plus secrets à la narration, son art constitue toujours un modèle. » (p. 56)

« La phrase comme dessin », entretien avec Christine Jérusalem, Europe, no 888, avril 2003, p. 297-311.

«  Pour moi, la musique est un moteur d'émotion plutôt que d'ironie. Je ne pense d'ailleurs pas que l'ironie exclue l'émotion. L'ironie ma paraît relever plutôt du registre de l'amour que de celui de la dérision. Au fond, je n'aime pas ce qui est caricatural, parodique. Le mode de la dérision ne m'intéresse pas. S'il y a ironie, c'est plutôt du côté de l'affect. C'est peut-être une façon d'être et de regarder amoureusement, avec une espèce de pudeur. Oui, c'est un affect pudique. » (p. 299)

« L'écrivain reproduit aussi. Une grande part de mon travail d'invention romanesque m'est donnée par ce que je peux croiser dans la vie, voir, entendre, recueillir… Il y a une part de montage et de démontage de l'expérience sensible qui se trouve déployée différemment. C'est pour cela que mes romans peuvent être considérés comme une autobiographie éclatée, cassée en mille morceaux et remontée autrement. L'invention est évidemment nourrie par l'expérience, par la réalité. » (p. 302)

« Au même titre que pendant l'enfance j'aurais aimé être pianiste, je crois que j'aurais aimé être ingénieur des ponts et chaussées, j'aurais aimé construire des ponts. Le phénomène physique du pont est quelque chose qui m'a toujours laissé un peu interloqué. Il y a des gens qui restent stupéfaits par le fait que les avions qui sont des objets assez lourds peuvent voler dans l'air. Pour moi, il y a une espèce de mystère dans la conception des ponts. Je crois que cela a à voir avec le roman. Le roman est une métaphore du pont. Je ne parle évidemment pas du pont qui irait de l'auteur au lecteur, je parle des deux arches que sont le commencement et la fin de l'ouvrage, de ce curieux équilibrisme qui consiste à les relier. Je n'ai jamais compris, n'ayant aucune formation scientifique, comment on pouvait matériellement construire un pont que l'on appelle aussi, d'ailleurs, un ouvrage d'art. Et la construction d'un roman est toujours aussi déconcertante. Ce n'est pas parce qu'on en a écrit un certain nombre auparavant que l'on en devient plus familier. Il n'y a pas de familiarité avec ça, on arrive toujours absolument vierge et nu dans un projet romanesque. Il n'y a pas d'apprentissage. On n'apprend rien. Tout est à chaque fois à refaire à zéro avec cette perversité supplémentaire qu'il y a des choses qu'on ne peut plus faire. Non seulement on ne sait pas faire mais il y a des choses qu'on ne peut plus faire. » (p. 306)

« Je ne peux pas dire beaucoup plus que ce que je disais dans un petit texte intitulé « Pourquoi j'ai pas fait poète » que m'avaient commandé Pierre Alféri et Olivier Cadiot. Ce sont juste deux hypothèses. La première, c'est : "qu'un principe (ou qu'un but) de la poésie (si tout va bien) serait : rien de trop ; qu'on pourrait importer ce rien de trop dans le roman bien qu'il soit, consubstantiellement : trop". La seconde hypothèse est celle-ci : "Poésie contrebasse du roman. Certains croient mal percevoir la contrebasse dans l'orchestre. Mais retranchons-la : tout s'effondre". De toute façon, j'aurais fait un très mauvais poète parce que ce n'est pas le champ dans lequel je me serais senti libre, en revanche j'ai le sentiment d'utiliser tant que je peux certains outils de la poétique au service de l'entreprise romanesque. » (p. 309)

« [Quelle est votre priorité dans le domaine du romanesque ?] L'émotion sonore et l'émotion narrative. L'émotion du raconté, du composé et de l'interprété. L'émotion visuelle. L'émotion de la phrase comme objet physique, pas seulement la phrase porteuse de sens, de rythme et de sonorité, mais la phrase comme dessin. » (p. 311)

« Entretien. Goncourt 1999 pour Je m'en vais, Jean Echenoz revient en force avec Au piano son neuvième roman », entretien réalisé par Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 16 janvier 2003, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« [On a tout de même le sentiment que, depuis Un an, en 1997, vous jouez moins. Que vous usez également moins des références, des clins d'oeil...] Oui, ça, je m'en rends compte. En fait, si les trois ou quatre premiers livres étaient quand même désignés comme des jeux sur des genres spécifiques, qui constituaient également des hommages, j'ai commencé à me sentir plus libre à partir de Nous trois, en 1992. Parce que ça partait dans des canons moins stricts. J'ai même eu l'impression que Nous trois était mon deuxième premier roman. Aujourd'hui j'ai vraiment le sentiment de m'être défait de toute référence, y compris au roman policier. Il y avait encore, dans les livres récents, des éléments d'intrigue, qui le rappelaient. Des meurtres, des fuites, des investigations. Et là disons que je me sentais plus libre, débarrassé du réflexe de me raccrocher à des schémas existants. »

« C'est à partir de Un an que j'ai eu envie de ne pas quitter un personnage. Il y a des sortes de règles mi-conscientes, mi-involontaires, que l'on se fixe. Je suppose que je ne suis pas le seul dans ce cas. La différence, c'est que maintenant j'ai fini par les repérer. Je ne relis jamais mes anciens livres, mais là, avec la parution en poche, il m'a fallu rouvrir Cherokee, mon deuxième livre, paru en 1983. Et, pendant cette relecture, je me suis aperçu que je me trouvais quelquefois un peu égaré dans l'histoire. Cet égarement, cette multiplicité de pistes, peut-être étaient-ce encore des retombées du Nouveau Roman ? Maintenant j'ai envie de travailler sur des choses plus linéaires. Quitte à les casser. Parce que, dans Au piano, la ligne est tout de même un peu brisée. »

« [À propos du Nouveau Roman, votre personnage a une caractéristique fondamentale : il est dénué de psychologie. Si ce n'est pas un héritage !] Je n'aime pas la psychologie. C'est peut-être le Nouveau Roman, mais aussi Dashiell Hammet. […] [et] Jean-Patrick Manchette. […] Je suis en train de relire Manchette. Et là, je vois, mais peut-être que maintenant je le lis différemment, l'espèce de soin très rigoureux qu'il mettait à éviter toute ébauche de psychologie. C'est une chose à laquelle je tiens. L'idée ce serait de faire en sorte qu'on puisse déduire des choses psychologiques, du côté des états d'âmes et de la pensée, par la description des rapports du personnage au monde. »

LOUBRY-CARETTE, Sidonie. « Entretien avec Jean Echenoz », Roman 20-50, Revue d'étude du roman du XXe siècle, no 38, décembre 2004, p. 5-12.

« Oui, j'ai rendu hommage à et travaillé sur des genres, inventorié leurs panoplies et joué avec. Demeurent encore des automatismes. Je reste attaché à des schémas de romans d'action, même si ce n'est pas comme ça que je vois mes livres. Je les vois idéalement comme des moteurs à double ou triple action. Je me suis un peu éloigné de cette idée de démarquer les genres. Au début des années quatre-vingt, et je faisais partie de cette mouvance, il y a eu un retour d'affection pour le roman qui était un peu éclipsé pendant les années soixante-dix. De façons très diverses, c'étaient des déclarations d'amour au roman. Elles avaient des racines qui allaient souvent chercher dans les formes dites mineures, que ce soit le fantastique, le policier, la science-fiction etc. Ce mouvement-là me paraît avoir éclaté. Le rapport au roman est devenu soupçonneux, il me semble. Peut-être que l'histoire bégaie. J'ai encore la naïveté d'y être très attaché, mais en ce moment j'ai envie de faire autre chose ; est-ce qu'à mon tour j'entre dans cette ère du soupçon ? » (p. 5)

« [Étudiant votre écriture descriptive si scrupuleusement attentive aux détails par moments, Catherine Douzon en vient à la comparer avec la peinture hyperréaliste […].] Je ne suis pas spécialiste de cette peinture ; je ne suis pas sûr qu'il y ait encore une actualité de cette peinture, est-ce qu'elle existe encore ? Je peux entendre ce rapprochement dans la mesure où j'ai un souci d'écrire quelque chose qui soit le plus visible, le plus visuel. Mais j'ai également une grande préoccupation pour la dimension sonore ; les deux devraient même fonctionner idéalement en congruence. […] Il y a une ambiguïté de la démarche hyperréaliste qui me plaît assez : extrêmement obéissante à l'égard des apparences, elle est en même temps moqueuse. Je ne peux pas m'empêcher d'associer la précision la plus grande possible avec la moquerie de cette précision même. » (p. 7)

« Le recours à des données quantifiées, précises, ne répond pas seulement à une fonction informative mais s'inscrit aussi dans le détournement d'un propos apparemment objectif, froid, voire chiffré vers ce qu'on pourrait peut-être appeler poésie. Je suis très sensible au potentiel poétique du vocabulaire scientifique, et je cherche à l'utiliser un peu à double sens. Des sens qui s'opposent et à la fois peuvent entrer en synergie. Il y a une dimension sonore, et, à la limite, poétique du recours à des données qui à première vue ne le sont absolument pas. Quoique totalement inapte aux études scientifiques, j'ai eu naguère, dans le cadre d'un emploi au C.N.R.S., à fréquenter beaucoup d'écrits scientifiques pour les archiver. Je me souviens par exemple être tombé sur un article obscur sur l'ultraviolet lointain… quelle force poétique dans une telle formule. » (p. 7-8)

« La nomenclature est aussi un effet de visuel. » (p. 8)

« [Le paradoxe de la précision descriptive est qu'elle génère en même temps un effet d'étrangeté de ce qu'elle représente. Peut-on aller jusqu'à parler (même si le terme a de fortes consonances surréalistes) de dépaysement ?] Cette notion est du côté de la réception plutôt que de la production ; je ne sais pas si je cherche à dépayser. Distanciation (au sens où l'entend Brecht) conviendrait mieux. La démarche surréaliste (je parle plutôt de celle d'un Breton que de celle de Desnos) a une dimension de naïveté, de pompe dérisoire, avec laquelle je ne marche pas. » (p. 8)

« Il n'y a pas d'humour pour l'humour, je n'aime pas les jeux de mots et ce qui relève de cette problématique là. Je préfère parler d'ironie. Elle m'est indispensable ; pas pour faire rire, ni pour servir à d'éventuels gags, mais comme constitutive. Je l'ai déjà dit souvent, il faut que ma phrase parvienne à se moquer d'elle-même. Je n'ai pas non plus l'intention de faire de la parodie ; ainsi, dans Je m'en vais, les propos des milieux de l'art que je fais tenir à mes personnages sont une version nécessairement allégée des relevés que j'avais établis dans mon enquête documentaire de terrain préalable ; si je les avais transcrits tels quels, ce serait devenu un portrait-charge, tant la réalité semble parfois en faire trop ! » (p. 8)

« Il faut toujours que dans un roman quelque chose ne tienne pas en place ». (p. 10)

« [Peut-on parler à [votre] propos d'une écriture du désenchantement ?] Je ne suis pas un auteur de l'enchantement, j'essaie de construire mes fictions comme on construit des machines plus ou moins célibataires. Mes romans se situent toujours dans le temps de leur écriture (si bien que mes personnages principaux vieillissent en même temps que moi), dans la mesure où ça se passe dans le temps réel et plus ou moins dans la société (mais en jouant avec ça), nécessairement doit apparaître un souci – qui est la moindre des choses – de rendre compte de l'état du monde, même si ce n'est pas mon désir premier. Parallèlement à la fiction, à la construction imaginaire, je capte forcément des choses de l'environnement dans lequel je suis ; à plus forte raison dans la mesure où je me documente précisément. » (p. 11)

« [Vous avez fait des études do sociologie. Pensez-vous que cette science ait nourri votre travail d'écriture ?] Je me suis souvent posé la question. Ça m'a permis de lire beaucoup de choses sur le plan théorique, d'acquérir des outils qu'il est possible que je puisse parfois mettre au service du travail romanesque de manière plus ou moins consciente. Le principe de l'enquête sociologique, exercice que j'ai fait, est formateur, quelque chose de l'ordre du regard a dû m'en rester et jouer dans ma pratique d'écriture. » (p. 12)

« Il y a chez Schwob un double jeu qui m'intéresse beaucoup. Surtout dans les Vies imaginaires. Une ambiguïté extraordinaire et montrée […] entre l'apparente objectivité d'un récit biographique et l'intrusion permanente de l'auteur dans cette réalité là ; intrusion telle qu'il [sic] peut aller jusqu'à en faire une fiction absolue. » (p. 12)

« Jean Echenoz, gentleman writer », propos recueillis par Minh Tran Huy, Le Magazine littéraire, no 453, mai 2006, p. 88-94.

[Sur la construction de Ravel :] « Il reste quelque chose de la grammaire cinématographique, moins sur le montage que du jeu sur les rythmes, les ellipses, de la façon de s'attarder sur un gros plan, de revenir sur un plan large… Et aussi quelque chose de l'ordre d'une série de mouvements musicaux. La rhétorique du cinéma et la syntaxe musicale continuent d'occuper une place majeure dans mon travail. Dans la construction de Ravel, d'autre par, il y avait des scènes […] intéressantes à traiter – une rencontre entre Ravel, Valéry et Conrad par exemple – mais elles n'ont pas trouvé leur place. Même si je n'aime pas beaucoup cette métaphore, le roman est une sorte d'organisme vivant qui peut refuser certaines greffes, qui fonctionne avec sa logique, son équilibre propre. » (p. 91)

« [Vous vous inscrivez dans une tradition qui va de Sterne et Diderot jusqu'au Nouveau Roman [en ce qui a trait à l'utilisation de procédés réflexifs]. Quel sens lui donnez-vous ? ] Il y a longtemps qu'on ne peut plus faire de roman innocemment – quoique en même temps il soit très bien d'en faire innocemment -, et à partir de Tristram Shandy ou de Jacques le Fataliste, toutes les conventions du récit sont balayées, déplacées, on ne peut pas ne pas en tenir compte. Cela dit, je n'ai pas le sentiment d'avoir été très influencé par le Nouveau Roman. À part Les Gommes, peut-être, dont je me suis dit en lisant, vers 18 ans : tiens, on peut donc faire aussi ça avec les objets. Il existe un rapport aux objets auquel je suis très attaché : celui qui consiste à les traiter au même titre que des personnages. Ils sont, comme les lieux, des partenaires, des personnages à part entière dans le roman. » (p. 91)

« Manchette, c'est une longue histoire. J'ai toujours eu envie d'écrire, mais à mes débuts, je cherchais une entrée. Les lectures sont des fenêtres, il reste à trouver une porte… C'était au milieu des années 1970, en pleine prolifération des avant-gardes, chose à laquelle j'étais attentif, mais mon désir romanesque ne rejoignait pas du tout les positions de Tel quel, par exemple, et de l'idéologie littéraire de l'époque. Le polar était alors un terrain marginal, qui m'intéressait. J'avais lu le roman noir américain, Dashiell Hammett, Raymond Chandler, David Goodis, Donald Westlake, etc. Je crois que Manchette a été pour moi la porte – à distinguer des fenêtres donc – et je me suis dit, bon, je vais tâcher d'écrire un polar. Son travail sur la langue me le rendait plus proche que les Américains. […] L'efficacité, la rythmique et l'ironie des romans de Manchette ont joué un rôle majeur. » (p. 91)

[Vous avez aussi été influencé par son style objectif, béhavioriste ?] « Oui, c'est devenu pour moi un principe, avec la distance qu'il instaure et le refus du psychologique. […] Mais cette tendance béhavioriste vient de Dashiell Hammett, déjà. » (p. 91-92)

« J'ai toujours envie de monter un projet de roman contre les précédents. Je préfère ne pas répéter de système, qui pourrait tourner au procédé. Et puis j'ai toujours envie d'aller voir ailleurs, même si je me rends compte qu'en définitive je retombe sur les mêmes thèmes : le mouvement, la disparition, la distance. » (p. 92-93)

« Je ne m'intéresse pas beaucoup au voyage initiatique. Disons que les parcours, les errances ou les allers-retours incessants dans mes livres ressortissent à une nécessité de mouvement qui est impérieuse pour moi. À une époque, j'appelais ça des romans à "double action", une action dans l'intrigue doublée d'une action dans la phrase, la structure, l'espace même du livre. » (p. 93)

« Un an reposait sur un système : un personnage qu'on croit vivant et qui est mort, un autre qui est mort alors qu'on le croit vivant. Ce qui me semblait une licence romanesque possible et dont j'aimais bien qu'elle puisse retourner toute la lecture en fin de parcours. Or, deux ou trois lettres sont arrivées aux Éditions de Minuit, qui disaient des choses aimables sur le livre, certes, mais qui faisaient part de leur incompréhension face à cette situation imprévue, cette inversion des rôles, des vies et des morts. Comme si ça ne passait pas. Cette réaction m'a intéressé et j'ai décidé d'expliquer dans le roman suivant, de la façon la plus rigoureuse possible mais en laissant quelques blancs, les raisons de cette situation. Les lectures d'Un an et de Je m'en vais peuvent tout à fait être indépendantes, simplement Je m'en vais décrit ce qui se passe pendant l'absence de l'héroïne d'Un an. Jai juste laissé demeurer une ambigüité. » (p. 93)

« [Vous collectionnez des personnages en plein trouble identitaire, qui passent leur temps à disparaître, se déguiser, fuir. Cela rejoint le thème des lieux vides, traversés qui plus est à toute vitesse. Au point que certains universitaires vous qualifient d'écrivain de la "surmodernité"… Pensez-vous que vos héros sont le reflet d'un certain rapport au monde de l'homme contemporain ?] Mes romans ne représentent qu'eux-mêmes, je ne revendique aucun propos politique ou sociologique et, si j'avais des choses à dire sur ces sujets, j'écrirais des essais. Ce qui m'intéresse, encore une fois, c'est le roman comme machine. Disons qu'il y aurait le pôle Zola et le pôle Raymond Roussel, et je préfère le second. Le social surgit par la bande parce que tous mes romans, à part Ravel, sont supposés se dérouler dans le temps où je les écris. Mes livres peuvent braquer leurs projecteurs sur des réalités qu'on peut voir tous les jours de sa fenêtre, ou à la télévision, mais comme ça, en passant. » (p. 93-94)

« [Tous vos personnages sont des abandonnées, en deuil amoureux, entretenant un rapport plutôt désabusé au monde…] Oui, je ne sais pas pourquoi. C'est peut-être pour moi un moteur, un déclenchement de fiction plus efficace. En tout cas, c'est un invariant que je ne contrôle pas. Quand on écrit un roman, on a un sentiment nécessaire de toute-puissance, comme si on maîtrisait la mise en place de chacune des pièces… C'est un leurre absolu. Il est nécessaire car sans cela on ne pourrait fabriquer de fiction, mais ce sentiment mégalomaniaque est à la mesure de notre aveuglement. » (p. 94)

« [Tous vos livres sont construits en trompe l'oeil : des faux touristes, des faux gangsters […] et partout des mises an abyme, des techniques qui […] démontrent l'artificialité du récit.] Oui, mais mes romans sont construits sur de vraies données. C'est une des choses qui m'intéresse beaucoup, cet aller-retour entre le réel et le faux, et le fait de parfois devoir modérer ces données réelles parce qu'elles peuvent voir d'emblée une allure de fiction trop démonstrative. L'idée, c'est d'aller cherche dans le réel des éléments exploitables dans la fiction, qui ont une sorte de pertinence romanesque. Un lieu qui s'appelle vraiment Port-Radium pour Je m'en vais, par exemple. Ou, pour Lac, cette histoire de mouches. Je ne trouvais pas d'entrée intéressante pour revisiter le roman d'espionnage jusqu'à ce que je tombe par hasard sur l'idée d'un ancien directeur général de la CIA : instrumentaliser des mouches pour en faire des mouchards. C'était peu vraisemblable, je ne sais pas si cela a été fait dans la réalité, mais c'était une vraie idée, émise par un vrai professionnel. J'ai eu le sentiment de trouver là un petit moteur fictionnel qui me permettait d'introduire un personnage d'espion entomologiste, avec la terminologie et les recherches qui vont de pair. D'autre part, ce projet pour Lac tombait au moment où le conseil général du Val-de-Marne m'avait donné une bourse en me suggérant d'utiliser ce département comme décor. Je n'ai pas du tout ressenti ça comme une contrainte mais comme un cadeau magnifique : on me donnait un lieu. J'ai donc pris ma voiture, exploré des endroits que je n'aurais jamais vus sinon […], qui convoquaient eux-mêmes de la fiction. Le livre s'est construit sur tous ces éléments. » (p. 94)

« Avertissement », dans Pascal Herlem, Les Chiens d'Échenoz, Paris, Calliopées, 2010, p. I.

« Contrôle toute-puissance, omniscience et superpouvoir : un romancier croit tout savoir de ce qu'il invente ou qu'il dérobe, maîtriser tout ce qu'il échafaude. C'est une des conditions de sa pratique et la mesure de sa naïveté, voire de son aveuglement. Y voyant tout, il n'y voit rien. Du moins pas tout. Il arrive ainsi que reviennent au fil des livres avec obstination des scènes, des objets, des couleurs, des détails, des reliefs, des figures dont l'insistance et la répétition parfois lui échappent. […] Pour des raisons qui m'échappent elles aussi en partie, mes livres ont presque toujours mis en scène des chiens, à divers titres et dans des rôles variés. De cette persévérance déconcertante, je n'avais pas vraiment pris conscience avant de la découvrir dans la recherche de Pascal Herlem. N'éprouvant pas plus d'affection particulière que d'antipathie spéciale pour ces bêtes, j'en conclus que je dois voir confusément en elles de parfaites héroïnes, d'excellentes figurantes ou d'honnêtes accessoires de fiction. D'ailleurs, comme toujours, on est bien loin d'être le seul. Un jour, Erik Satie s'ouvrit ainsi à Jean Cocteau de ce projet : "Je veux écrire une pièce pour chiens et j'ai déjà trouvé le décor : le rideau se lève sur un os". »

Entretien avec Bruno Blanckemann au centre Pompidou, enregistrement vidéo, Balises, 18 avril 2011, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« [Comment considérez vous votre itinéraire d'écrivain quand vous écrivez, est-ce qu'il vous porte ou est-ce que vous le mettez entre parenthèses et tout recommence à chaque publication ?] Que tout recommence, c'est certain, puisque je crois que c'est pas une activité qui s'apprend, qui est acquise. […] Donc chaque fois qu'un livre s'ébauche, qu'une perspective se dessine un peu, tout est à reprendre à zéro, exactement comme si on écrivait son premier livre, avec cette complication supplémentaire […] qu'on ne doit plus refaire […] ce qu'on a déjà fait, même si en vérité, plus ou moins consciemment, on refait toujours la même chose. […] Ce qui est un peu étonnant c'est la façon dont un livre d'une certaine manière produit le suivant. […] Tout en sachant qu'il devra, pour les raisons que j'ai indiquées tout à l'heure, s'opposer à ce qui l'a précédé, parce qu'il s'agit quand même à chaque fois de, je ne dirais pas s'étonner soi-même parce que ce serait présomptueux même si quelque fois il y a une espèce d'épiphanie qui fait qu'on peut surprendre, mais de toute façon de toujours aller chercher dans un secteur, dans un domaine, dans des thèmes inconnus de soi. Inconnus de soi, ce qui fait aussi qu'il y a des thèmes qu'on peut choisir – que ce soit une activité professionnelle pour un personnage ou un pays particulier – qui n'ont de valeur de séduction immédiate dans le projet que par leur nom. […] Ce qui fait qu'il y a toujours une part de recherche, de documentation, d'apprentissage qui pour moi est importante. Ce qui veut dire qu'en fait un processus d'écriture de tel ou tel livre, c'est au départ aussi un moyen d'apprentissage. »

« J'ai jamais pu commencer un livre sans qu'il y ait pas déjà un fil qui soit établi du début jusqu'à la fin. En même temps, ce fil, il faut qu'il soit relativement souple, pour me permettre tous les écarts possibles, si ça me vient, si je le souhaite, si ca me paraît utile – je sais pas si utile est le mot, enfin si ça me paraît bienvenu dans le roman. Et il faut qu'il soit suffisamment ferme pour me rappeler un peu à l'ordre en permanence. Donc il y a une espèce de chose conductrice, mais suffisamment ouverte pour laisser la place à des personnages qui peuvent apparaître, à d'autres qui peuvent disparaître, à des interventions de ma part, à des descriptions imprévues. »

« Quelque fois j'ai l'impression que je travaille dans l'audio-visuel, puisque j'essaye de faire les choses les plus sonores possible, puisque d'une certaine manière dans la construction d'une phrase, en dernière instance, c'est le son qui […] est tout à fait décisif. C'est le bruit qui fait une phrase, […] un paragraphe. […] Ce qui pose ensuite problème pour la traduction, mais ça c'est une autre affaire. Et en même temps, quand je dis audio-visuel, c'est que j'essaye de faire les choses […] qu'on puisse se représenter physiquement le plus précisément physique. Je ne vais pas dire que je fais un story-board sur les choses que je compose, mais ça part souvent […] d'une image […] physique, intérieure que j'ai, comme si j'avais tourné intérieurement la scène et que j'essaie ensuite de la reconstruire […]. À cet égard, surtout dans les premiers livres, maintenant j'y pense moins, la grammaire du cinéma […], m'avait beaucoup importé, j'ai eu l'impression que j'avais appris beaucoup de choses sur la littérature, ou du moins sur le rêve de littérature qui était le mien avant que je mette à faire des romans, je l'ai beaucoup appris dans le cinéma […]. Le cinéma m'a donné beaucoup d'éléments qui me permettaient de travailler sur une dimension visuelle qui pour moi est importante. […] Même si ça m'arrangerait financièrement, je ne suis pas sûr qu'il soit tout à fait bienvenu d'adapter mes livres au cinéma, parce que d'une certaine manière pour moi le film est déjà fait. »

« [Il y a un mimétisme du mouvement de Zatopek courant dans les phrases. Est-ce que c'était prévu, ou c'est le sujet qui a appelé spontanément un tel traitement ?] C'est drôle parce que quand je le lis maintenant je me rends compte, enfin j'espère, qu'il y a ce côté un peu homothétique au mouvement et à la course elle-même. En vérité, je […] ne suis pas sûr du tout [….] que c'était entièrement conscient. Je ne sais pas. Ce dont je suis à peu près certain […], on n'écrit pas sur Emil Zatopek comme sur Maurice Ravel, il y a rien à faire, et ce n'est pas du tout une question de projet, c'est pas délibéré, c'est pas le projet d'écriture […] c'est que ça s'impose. […] En ce sens, l'auteur du livre, pour ce livre et pour les trois, c'est le sujet, le personnage central, qui impose sa manière de faire, sa manière de l'aborder […]. Il y avait la préoccupation de décrire cette course d'une certaine manière comme si physiquement j'étais en train de faire l'équivalent […]. Je crois que ça venait comme ça. […] Comme je crois que, en tout cas pour ces trois livres, le premier auteur c'est le sujet du livre, et comme je crois aussi que en dernier terme le véritable auteur du livre ça devient le lecteur, puisque je pense que le lecteur invente le livre qu'il lit, je me dis que la place du vrai auteur, dont le nom est sur la couverture, je sais pas très bien où elle est… »

« La volonté de contrôle se double nécessairement d'une espèce de cécité. Mais la cécité n'exclut pas le contrôle […]. Dans un projet de roman, on a une organisation dans laquelle il y a un système de correspondances, de rimes internes dans le récit, de retours, de rappels, d'échos, […] qui sont tout à fait délibérés […]. Ça marche. […] Il peut se trouver que, une fois que le livre est terminé, qu'il est fabriqué, qu'on le reçoit sous forme de volume, que nécessairement on le relit – après je ne les relis plus jamais, mais quand il arrive je le relis parce que c'est un autre texte, vu que le texte manuscrit et les épreuves et le texte fabriqué c'est toujours trois livres différents – il m'est arrivé de me rendre compte qu'il y avait certains échos, encore une fois toujours ces histoires de rimes internes, de correspondances, etc., qui sautaient aux yeux, qui n'étaient eux pas du tout délibérés et qui ma foi ne marchaient pas plus mal que ceux qui étaient. Donc, il y a aussi un moment où, je ne dirais pas, parce que c'est stupide, que le récit vous échappe, que les personnages prennent leur autonomie, ça j'ai toujours pensé que c'étaient des sottises, mais ça devient quand même d'une certaine manière un organisme vivant, on le fait vivre […] dans le contrôle et l'organisation, on se croit maître de tout et tout-puissant, mais le faisant vivre on provoque aussi à l'intérieur de son organisme, des choses qui ne sont pas indépendantes de votre volonté mais qui, à la relecture, semble avoir un peu été. C'est un peu bizarre. Moi, encore une fois, je ne marche pas du tout sur l'idée du livre qui vous échappe, mais heureusement qu'il y a un travail inconscient aussi dans la fabrication romanesque. »

« Le problème c'est qu'il n'existe pas de savoir-faire et que précisément tout ce qui pourrait être de près ou de loin de l'ordre du savoir-faire est toxique. C'est quelque chose qui est très dangereux. […] C'est quand je fais une phrase et que je commence à me dire, ça ressemble à [un Échenoz] […]. Il ne faut pas revenir dans les mêmes eaux et que ça commence à ressembler à un procédé. […] Et d'un autre point de vue, pas du tout moral, c'est toujours plus existant, stimulant, d'aller dans les zones qu'on a pas […] où on ne s'est pas risqué. »

« Les lieux, c'est très important. […] Parce que les lieux ce sont des personnages au même titre que les personnages. […] Je sais que quelques fois, certains lieux, et spécialement certains lieux de Paris, fonctionnent comme décors et comme moteurs de fiction. »

« Je n'écris pas ça pour devenir spécialement un notable. Et d'autre part je pense que peut-être que les académies, quand on est très fatigué on peut y aller. Je suis très fatigué, mais peut-être pas encore assez. […] Je crois que j'ai eu cette chance énorme, avec mes livres, d'arriver à une assez grande liberté. Je pense que entrer dans telle ou telle institution ça enlèverait cette liberté que, alléluia, j'ai. »

« Je pense que les lecteurs deviennent toujours les auteurs du livre qu'ils lisent, puisqu'ils le reconstruisent. Quelque fois il m'est arrivé qu'on me raconte une scène d'un de mes livres […] il m'a raconté cette scène, il a changé le nom des personnages, le sexe des personnages, le lieu où ça se passait. Je ne pourrais absolument pas le prendre mal, puisque j'ai trouvé merveilleux qu'il me raconte cette scène tout en la reconstruisant telle qu'il l'avait, à sa manière, écrite. […] C'est un effet tout à fait étonnant de la littérature, quand on relit un livre, ou quand on revoit un film, qu'on se rend compte qu'au fond on ne l'avait pas fabriqué la première fois de cette façon-là, que les lignes ont bougé. »

« Je ne vois pas bien ma place dans les académies », propos recueillis par Philippe Delaroche et Baptiste Liger, L'Express, 8 octobre 2012, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« [Pourquoi avez-vous eu soudain l'envie d'évoquer la guerre de 14-18 ?] Il y a deux ou trois ans, alors que je rangeais des papiers de famille suite à une disparition, je suis tombé sur les carnets d'un appelé, qui avait fait toute la Grande Guerre... Je me retrouvais là face à un document qui n'avait peut-être jamais été lu. Je n'avais rien à faire à ce moment-là et plutôt que de le lire simplement, je l'ai retranscrit. [Comment en êtes-vous arrivé à imaginer ce roman ?] Après ce travail de reconstruction, je me suis rendu compte que je ne connaissais, à vrai dire, pas tant de choses sur la Grande Guerre. Je me suis alors plongé pendant deux ans dans des livres d'historiens, d'autres témoignages, des oeuvres romanesques d'auteurs classiques que je n'avais jamais lues..[…] Et, progressivement, après ma suite de vies Ravel-Courir-Des éclairs, j'ai eu envie de revenir à la fiction, et de fabriquer une histoire à partir des éléments que j'avais recueillis. »

« [Quand vous êtes-vous mis à l'écriture, à proprement parler ?] Dès mon plus jeune âge, c'était quelque chose que je voulais faire. Cela me semblait être la seule chose à faire. Peut-être est-ce lié au fait que je lisais tout le temps, tout ce qui me tombait sous la main - la collection Rouge et Or, la Bibliothèque rose, la Bibliothèque verte... Des romans d'aventures, bien sûr, quand on a 8-10 ans ce sont toutes ces lectures-là qui prédominent. Mais ce pouvait être aussi des livres que je trouvais chez mes parents. Ce doit être la lecture qui m'a donné cette envie, ce désir d'écrire. [Un livre en particulier ?De Grandes Espérances de Charles Dickens. Un moment très important dans mon adolescence. »

« [Est-il vrai que vous avez refusé de faire partie du jury Goncourt […] et de l'Académie française ?] À vrai dire, je ne vois pas bien ma place dans les académies. J'ai le sentiment d'avoir gagné ma liberté, mon indépendance, et je ne suis pas sûr qu'il en serait de même si j'appartenais à une institution. Et puis, dans ce cadre, j'ai un peu le sentiment -pas forcément très vaillant - qu'il vaut mieux être désiré qu'obtenu. »

« [Vous citez souvent Samuel Beckett. Mais quels sont les autres auteurs du Nouveau Roman dont vous vous sentez proche ?Les Gommes est un livre qui a compté dans ma vie, c'est certain. Je devais avoir à peu près 17 ans, et j'étais frappé par ce texte comme par La Modification de Butor, à la même époque. On pouvait donc faire ça dans un roman avec les objets, avec le temps. C'était possible, c'était un peu comme des fenêtres qui s'ouvraient. »

« [On dit souvent qu'il y a - ou qu'il y avait - une tradition d'engagement politique, chez les auteurs Minuit. Vous êtes plutôt discret sur le sujet...] Je ne vois pas très bien au nom de quoi le fait de publier des livres me donnerait plus de légitimité sur ce sujet que qui que ce soit. Cela me paraîtrait presque relever de l'abus de confiance. Je crois avoir quelques convictions, je réagis à ce que je perçois du monde, mais l'exprimer publiquement, signer des pétitions, etc., me semble toujours relever d'une mise en scène sociale de soi qui me déplaît. »

« [Il y a quelque chose qui marque votre écriture, simple et limpide : une certaine virtuosité de la modestie. Quand est-ce que vous sentez qu'une phrase est "juste" ?] Une "phrase juste", je ne sais pas très bien. Disons que ce serait idéalement la coïncidence d'un rythme, d'une mélodie et d'un suspense qui s'accordent, qui me conviennent et qui font avancer le récit, qui alimentent son moteur. »

« [Pour vous qui êtes l'auteur de Ravel, la langue est-elle une forme de musique ?] Je crois que c'est un faux rapprochement. En même temps, je vis toujours le travail sur un roman en termes de sens mais aussi en termes de son, de rythme, de mélodie. En revanche, le côté "petite musique" d'un texte, comme on dit, me paraît complètement idiot. Cela dit, même s'il s'agit vraiment de domaines bien distincts, je crois que quelqu'un comme Thelonious Monk m'a appris des choses sur l'écriture, la manière d'envisager les phrases, les dissonances contrôlées, les coupures, les ruptures, encore une fois le suspense, etc. »

« [Et quelqu'un comme Jean-Patrick Manchette a été important pour vous...] On aime écrire, on veut écrire, on ne sait pas trop bien quoi ni comment, et moi la lecture de Manchette m'est tombée dessus. Cette découverte m'a donné le sentiment qu'une forme était possible, que je pouvais essayer d'aller dans ce sens, comme s'il y avait une espèce de flèche confuse qui passait par là. »

« [Retournez-vous à votre veine disons "biographique" ?] Non, non. Des livres comme Ravel ou Courir, je me suis rendu compte que si j'avais envie d'en faire encore, je pourrais en écrire pas mal. Le risque, c'est que cela tourne au procédé. Et si ça commence à devenir facile, je crois que ça devient dangereux. »

« Dire que je suis écrivain me paraît toujours un peu ridicule », entretien, Télérama, 30 mars 2013, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« [Vous n'avez jamais écrit pour le théâtre…] J'avais eu une commande de pièce, il y a longtemps, le résultat était très mauvais, ça n'a eu heureusement aucune suite et je me suis débarrassé de ce texte, je l'ai jeté. Je crois que je me sentais contraint par le recours aux seuls dialogues, comme si j'étais enfermé dans une forme unique, sans liberté de mouvement. Mais j'ai dû avoir peur d'une autre liberté possible, qui m'était inconnue. L'écriture dramatique est sans doute un processus plus ouvert, mais je n'ai pas trouvé l'entrée. Dans ma jeunesse, j'avais essayé d'écrire une ou deux petites choses sous une forme théâtrale, mais c'était différent. C'était un désir d'écrire un peu brut et je crois surtout que je cherchais quoi écrire, et comment écrire. J'essayais différentes formes un peu à l'aveugle, de la poésie, des idées de scénarios, des choses diverses. Rien ne tenait bien longtemps, mais il me semble que ce n'était au fond que des pages d'écriture, comme une période d'apprentissage. Et puis tout s'est un peu mis en place avec le roman. »

« [Molloy, Malone meurt, L'Innommable : les romans de Beckett ont plus compté pour vous que le Nouveau Roman ?] Certainement, et bien avant que mes livres paraissent aux éditions de Minuit. Je crois que c'est par Murphy que j'ai commencé. Beckett, c'était une voix très forte et singulière, irréductible, ça ne ressemblait à rien et c'était évident. Et puis il y a cette présence du rire chez lui, qui n'est pas réductible à l'humour ni à la drôlerie, ni à l'ironie : le rire de l'existence et du monde. Je crois que cette dimension du rire est là chez tous les auteurs qui comptent pour moi : chez Proust, chez Flaubert, chez Nabokov. Peut-être un peu moins chez Faulkner. »

« Entretien », entrevue accordée à Christophe Kantcheff, Politis, 7 janvier 2016, [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« [(Envoyée spéciale) c'est également un retour au genre, au roman d'espionnage ou d'action…] Peut-être cela tient-il simplement au sentiment que j'ai de venir de là. En partie de là. Le projet initial de mon premier livre s'inscrivait dans un cadre de Série noire. On était dans les années 1970, je lisais pas mal de romans policiers. C'était un temps plutôt théorique, la forme romanesque avait un statut un peu mineur, et comme je voulais, moi, faire de la fiction, le roman noir était une voie d'accès qui m'intéressait. Je continue à penser que c'est une forme de drame moderne très fertile. »

« [Le roman de genre permet-il aussi de jeter un regard sur la réalité ?] Bien sûr, que ce soit sur les rapports humains, sur les arrière-plans sociaux, politiques, etc. Il peut permettre de tenter un portrait du monde, de certains de ses aspects. Il suppose en tout cas, dans mon travail, une part importante de repérage, de recherche et de documentation. Même si je n'utilise au bout du compte que très peu d'informations recueillies, j'ai besoin d'appuyer mon récit sur des bases réelles. »

« [Comme dans plusieurs de vos romans, Paris est très présent. Plus particulièrement la ligne 2 du métro…] Paris a toujours été pour moi une machine à produire de la fiction. Les scènes du métro que vous évoquez, par exemple, ont pour origine la voix qui annonce les stations sur la ligne 2, et qui a retenu mon attention. C'est l'un des premiers petits moteurs du livre. Cela suppose de choisir deux points géographiques desservis par cette ligne, deux points qui m'intéressent : l'un du côté de Villiers, l'autre vers Ménilmontant, où je vais faire ensuite des repérages. Puis ces lieux produisent ou développent, par associations, des actions. […] Les personnages ne sont que des silhouettes au début, puis ils se déploient simultanément. Ils deviennent de plus en plus nets, et ce qu'ils disent ou font finit par découler d'une certaine logique. Tout ça – l'intrigue, les décors, les enjeux… – se développe au fur et à mesure des différentes versions que j'écris. »

« [N'y a-t-il pas chez vous une préséance de l'écriture ? Au fond, l'écriture n'est-elle pas plus importante que l'histoire ?] Le plaisir du travail est dans la manière dont ce qui est écrit sert le récit, peut-être parfois plus encore que dans le récit lui-même. Mais l'intrigue est un mal nécessaire. Puis il y a des développements à l'intérieur d'une phrase, d'un paragraphe, qui non seulement s'écartent de l'intrigue, mais peuvent faire repartir celle-ci dans un sens inattendu. En général, l'axe principal de l'histoire, je l'ai prévu. Mais, à l'intérieur d'un chapitre, il peut arriver qu'une façon d'écrire un détail induise une ambiance provoquant tel événement qui n'était pas dans l'intrigue envisagée. Et puis j'ai toujours besoin d'avoir une image mentale de ce que je raconte, comme un plan cinématographique. Or, un plan produit d'autres plans. »

« [Dans une interview, on vous demandait de choisir entre Stendhal et Flaubert, et vous choisissiez Flaubert. L'idée de faire « un livre sur rien », selon l'expression de l'auteur de l'Éducation sentimentale, a-t-elle encore un sens pour vous à une époque où on met surtout en avant les romans à sujets importants, graves, sociétaux ?] Cela a peut-être à voir avec ce que je vous disais sur le fait que le scénario est un mal nécessaire. J'aime bien cette idée de « livre sur rien », c'est une abstraction séduisante, mais c'est aussi une pose – d'autant plus séduisante, d'ailleurs. En fait, je suis un peu pris dans un paradoxe. Il me faut accumuler beaucoup d'informations sur ce que j'ai décidé de raconter, ce qui est le contraire du rien. Et, en même temps, il faudrait que le récit de ces informations ait une forme d'efficacité qui déborde l'information elle-même. C'est en tout cas le plaisir rythmique, actif, aventureux de la fiction, le désir romanesque qui m'ont donné envie d'écrire ce livre. »

« [Tout en étant très drôle, votre roman porte un regard sans illusions sur le monde, et notamment sur l'amour…] Je n'ai pas une vision très heureuse du monde, ce qui n'empêche pas de jouer, justement, avec ses laideurs, mais sans effets de manche, sans posture tribunitienne, en tâchant d'éviter le pathos. A posteriori, je constate que ce que racontent mes histoires est rarement très joyeux. Et, en effet, les personnages amoureux ne sont pas ceux qui sautent immédiatement aux yeux… Cela dit, ce qui peut adoucir le point de vue assez sombre qui est le mien, c'est tout simplement l'amour de la littérature. C'est une chose très puissante dans ma vie, je crois que c'est un peu ce qui me fait vivre. Et si quelque chose de l'ordre d'une entente ou d'une connivence arrive à passer par là avec le lecteur, tout n'est peut-être pas perdu. »

« 14 : entretien avec Jean Echenoz », Klett Bildungsverlage, 2014, 8 p., [en ligne], page consultée le 4 avril 2016.

« Ce mouvement qui était d'abord vraiment un désir d'apprendre, s'est un peu transformé ensuite dans l'idée d'en faire quelque chose sous une forme romanesque. [Un désir d'écrire...] Un désir d'écrire. Et le désir tout de suite d'écrire quelque chose qui ne soit pas à la mesure de l'événement, qui est énorme, mais d'en faire une forme brève à partir de certains éléments que je trouvais plus ou moins pertinents. [Des tranches de vie...] Oui, oui, des détails. Et au plus près de la vie quotidienne des appelés. C'est à dire pas du tout une réflexion, ni une analyse de la Première Guerre mondiale. »

« Et moi, ce qui m'intéressait, c'était d'essayer de parler de certains aspects de cette guerre avec une écriture contemporaine, enfin je ne sais pas, l'écriture qui est la mienne. […] Avec mon écriture que j'aurais bien du mal à définir mais qui est la façon dont je procède. C'est à dire une écriture de début du XXIe siècle qui est forcément un peu décalée par rapport à des textes littéraires qui ont été faits dans des années... Oui, après la guerre, ou dans les années 20, etc. Je ne peux pas dire que la manière d'écrire de tel ou tel de ces auteurs m'a... elle m'a impressionné comme objet littéraire mais je ne crois pas qu'elle a influencé la façon de faire. »

« À partir du moment où on s'installe si je puis dire dans la construction d'un roman, oui, on a forcément des rapports affectifs avec les personnages. […] Enfin, la sympathie pour les personnages, c'est pas ce qui est la chose la plus importante. Évidemment, le personnage du frère, bon, la sympathie est beaucoup moindre, mais... Non, ce qui est certain, c'est que quand on lit des choses sur la situation des soldats pendant ce conflit et puis qu'on essaye de construire des personnages, forcément on s'y attache dans la mesure où ils sont dans l'horreur. […] Donc, on peut pas s'empêcher d'éprouver une espèce d'affection, de solidarité avec eux. »

« [Est-ce que vous aviez le sentiment de faire un acte engagé ou d'accomplir un devoir de mémoire en écrivant ?] Non, non, non, je n'avais pas du tout le sentiment d'un engagement particulier. J'avais envie de, comme je vous l'ai dit un peu, de transformer en fiction ce qui avait été ma curiosité de citoyen normal, de lecteur et puis de... l'envie d'apprendre quelque chose de l'histoire qui m'est apparu de plus en plus important et fondateur du XXe siècle et de ce qui a suivi. »

« Le premier lecteur auquel je pense, c'est moi. C'est à dire que on est toujours, quand on écrit de la fiction ou quand écrit en général, dans la position de produire un texte et puis de le recevoir en même temps. Si je commence à m'ennuyer sur une scène, je peux penser que ça ennuiera tout le monde, si... Enfin, que les lecteurs éventuels, parce qu'au fond on n'est jamais sûr d'en avoir, des lecteurs... Et puis on pense pas vraiment à eux. Le lecteur auquel je pense, c'est d'abord moi et puis la projection de lecteurs possibles. Mais non, ce que je dirais c'est que j'essaye d'être le plus précis possible, et de faire quelque chose de condensé mais pas du tout... Moi, j'entends quelquefois le mot "minimalisme" et ça je me reconnais pas du tout là-dedans parce que condensé ça veut pas dire qu'on s'interdise des digressions, des développements... parce que je le vois écrit quelquefois à propos de ce que je fais et je me sens pas tellement... je me reconnais pas tellement là-dedans, mais peu importe. Non, un souci de précision, de rythme, d'économie... En essayant de chasser du texte tout ce qui pourrait le diluer, tout ce qui ne me parait pas... tout ce qui n'est pas vraiment à son service, tout ce qui pourrait être des ornements. Je préfère... je n'ai pas envie de les utiliser, je n'ai pas envie d'orner ça ou alors jouer dans un ornement un peu démonstratif qui se désignerait comme tel mais bon, ça c'est autre chose. »

« Décalage et hors-champ », entretien avec Claude Murcia, Artpress, no 175, décembre 1992, p. 57-58.

« [Dans le récit classique, il y a toujours une volonté de construire une vraisemblance. Dans tes romans, on trouve au contraire une volonté d'afficher l'arbitraire du récit – par des intrusions de l'instance narrative, par exemple.] C'est un récit qui veut se donner à voir en tant que récit, qui profite et qui entend profiter de tous les angles narratifs possibles, les profondeurs de champ, les mouvements de caméra, les superpositions, le montage, etc. J'en parle comme s'il s'agissait d'un film parce que je me suis pas mal servi, depuis mon premier livre, de la rhétorique du cinéma, de cette grammaire-là entre autres. L'instance narrative, comme tu dis, c'est une conséquence du jeu des mouvements d'appareil. » (p. 57)

« [Dans tes premiers romans, tu te servais du code des genres…] Des genres qui ont pu avoir cette image mineure – roman policier, d'aventures ou d'espionnage – mais qui ont donné pas mal d'oeuvres importantes et qui me sont chères. Conrad, Hammett, Ambler, pas mal d'autres. Mais mes premiers livres, du moins les trois qui ont précédé Nous trois, ne sont en aucun cas des parodies ou des pastiches de ces genres-là, l'idée de parodie me fait horreur. Ils sont simplement des hommages. Chacun d'entre eux a été écrit à l'ombre d'une de ces manières de fiction, dans leur respect. » (p. 57)

« Après l'espèce de trilogie que forment les livres précédents, après Lac, je n'avais plus envie d'écrire […] dans l'ombre d'une forme, à partir d'un modèle existant. Je voulais travailler sur des oppositions, des couples d'opposition. L'intimisme et le spectaculaire, par exemple, l'exceptionnel et le banal. La coexistence d'un risque naturel imprévisible, imparable comme un tremblement de terre, catastrophe naturelle – en opposition au risque hyper-sophistiqué culturellement que peut être, par exemple, une expédition spatiale [dans Nous trois]. Ces deux phénomènes sont à la fois exceptionnels et quotidiens, se retrouvent à peu près tous les jours dans la presse […]. Bon, le propos, c'était cela : tout cela traversé par trois personnages, "nous trois", eux-mêmes traversés par des rapports de séduction, de vague désir. De ces personnages n'étant montrée que la couverture sociale, professionnelle. Ce sont des techniciens, ils ont une fonction scientifique précise qui ne jouait pas du tout le même rôle dans mes livres précédents. » (p. 57)

« Je me demande si cette activité, écrire de la fiction, ne consiste pas d'abord à se surprendre soi-même. Se surprendre au détour du travail, bien sûr, par le surgissement d'un rythme, d'un détail ou d'une idée. Mais aussi surprendre en soi, à terme, cette espèce de circulation inconsciente qui est peut-être le moteur du roman. Se prendre en flagrant délit. » (p. 57)

« Je ne me satisferais pas d'un roman dont le cadre collerait étroitement à l'histoire, sans jeu – jeu au sens ludique, bien sûr, au sens de la règle du jeu, mais aussi au sens où l'on dit qu'un mécanisme a du jeu. J'ai envie d'installer différents cadrages d'un même sujet, de pouvoir changer de mise au point. […] Évidemment, tout cela produit une distance, ou différentes distances par rapport au récit, et c'est ce qui peut donner ces moments de décalage, d'ironie. Et puis à force de travailler sur un paragraphe, sur une phrase, à force de les tourner en tous sens pour les rendre plus efficaces, plus incisifs, il arrive un moment où ce paragraphe ou cette phrase finissent, entre autres, par se moquer d'eux-mêmes. » (p. 57)

« J'ai des préoccupations de rythme, de métrique, de syncope, de sonorité, c'est vrai, mais cela me paraît la moindre des choses. La musique – avec l'idée de "phrasé" - a du jouer son rôle là-dedans, comme le cinéma a joué le sien sur un autre plan. Dans le déroulement d'une phrase, par exemple, la proximité des mots en tant qu'objets sonores ne peut évidemment pas être laissée au hasard. Certaines contiguïtés verbales peuvent produire l'équivalent exact d'une fausse note dans un énoncé musical. C'est très intéressant de jouer sur les dissonances, mais j'aime autant éviter les fausses notes. Quant à la poésie, j'en ai écrit un peu dans ma jeunesse mais plus maintenant. Tous les soucis d'ordre poétique, je préfère les exploiter dans le champ du roman, qui m'autorise beaucoup plus de choses. » (p. 58)

« Il y a un aller-retour permanent, bien sûr, entre le sens et le son. Entre un son évoqué et le son de cette évocation même, etc. Quant aux nuances de couleur, outre leur fonction de précision descriptive, je suis attaché au poids poétique de leur nom. Une couleur précise une image mais son appellation n'est pas seulement d'ordre informatif : elle peut en même temps, par sa sonorité, faire trembler toute la phrase. » (p. 58)

« [As-tu le sentiment d'appartenir à une « famille d'écrivains », qui serait celle des éditions de Minuit (Toussaint, Deville, Chevillard, Gailly…) ?] Une famille, non. Une génération, plutôt. J'ai le sentiment qu'il y a tout un ensemble d'écrivains, des gens qui ont à peu près mon âge et qui ont eu le désir, vers le milieu des années soixante-dix – au sortir d'une période plus théorique, plus expérimentale – de se réapproprier la forme romanesque. Pas seulement la forme romanesque, d'ailleurs : peut-être, simplement, la littérature. Eux sont mes contemporains. » (p. 58)

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