Photo Anatole FranceAnatole France

(1844-1924)

Dossier

Le roman selon Anatole France

Un roman pour plaire et instruire. Anatole France et sa lutte pour le Beau, le Bien et l'Imagination, par Marie-Laurence Dumont, 18 mai 2018

Anatole France, né en 1844, a vécu sa jeunesse entouré des montagnes de livres que contenait la librairie de son père, Noël France. C'est de cette fréquentation que naît son amour pour les auteurs de l'Antiquité grecque et latine, du Moyen Âge et du XVIIe siècle, professeurs plus prisés, pour le jeune Anatole, que ceux du collège Stanislas. Il se tourne tôt vers la création, faisant ses premières armes en poésie, au sein du Parnasse, dont il se détourne rapidement pour se consacrer à une autre esthétique, à d'autres genres comme le roman, le conte, la nouvelle et la critique littéraire. À ce titre, la chronique qu'il tient au quotidien Le Temps, de 1887 à 1893, s'articule autour de sujets très variés. Il critique alors des représentations théâtrales, se positionne par rapport à certains lieux comme les cafés-concerts, rédige des notices nécrologiques (Octave Feuillet, Alphonse Daudet, Edmond Goncourt). Il donne son opinion sur les parutions récentes d'ouvrages critiques; ainsi il commente l'essai de Paul Stapfer sur Rabelais tout comme celui d'Elme-Marie Caro sur George Sand. Surtout, il examine les oeuvres littéraires contemporaines, les fait dialoguer avec d'autres oeuvres de courants opposés ou du passé pour en faire ressortir les mérites, les tares. Ainsi, sa conception du roman n'est pas manifeste, elle se laisse plutôt deviner, puisqu'il ne s'interroge jamais directement sur la nature du roman, mais se demande si l'oeuvre qu'il vient de lire est « un bon roman ». Paul Gsell et Michel Corday ont publié des entretiens où ils transcrivent les propos, les souvenirs d'Anatole France; or, ce n'est que dans l'Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret que l'auteur aborde de front la question du roman. Cette façon oblique d'appréhender l'art romanesque, en ignorant ses propres oeuvres quand il est lui-même romancier, vient peut-être de sa profonde humilité, « érigée en règle de vie (1) » :

Loin de chercher à me connaître moi-même je me suis toujours efforcé de m'ignorer. Je tiens la connaissance de soi comme une source de soucis, d'inquiétude et de tourment. Je me suis fréquenté le moins possible. Il m'a paru que la sagesse était de se détourner de soi, de son image, de s'oublier soi-même. […] Ignore-toi toi-même, c'est le premier précepte de la vie (2).

Ainsi lorsqu'il rentrait chez lui, Anatole France n'ouvrait pas son courrier personnel, mais parcourait les journaux (3), de la même manière, il se détournait de son art pour se consacrer à celui des autres.

Le naturalisme… et l'idéalisme.

Dans son combat contre l'hégémonie de l'école naturaliste et en particulier contre sa figure de proue, Émile Zola, Anatole France expose explicitement ses vues sur l'art romanesque. Une grande partie de son discours se constitue donc par la négative; c'est dans une attitude de refus qu'il décrit ce que le roman ne devrait pas être. Il critique la matière de prédilection de ce courant – la misère, la laideur – mais surtout la façon détachée dont elle est traitée par la plume de ses auteurs. Cette froideur est systématique, France écrit du roman Le Cavalier Miserey d'Abel Hermant : « c'est un roman naturaliste et ce roman naturaliste est un roman militaire (4)». L'effet de prééminence et de redondance du qualificatif « naturaliste » souligne la pensée de France, qui juge que l'esthétique naturaliste supplante toujours le contenu des oeuvres qui y adhèrent. Il écrit d'ailleurs dans le même article que ce roman « est traité selon la formule (5)» et qu'il est exemplaire en ce qu'il « est froid et correct, comme un modèle d'école (6)».

Pour France, l'enjeu des romans naturalistes – car ils se ressemblent tous – se résume ainsi : « c'est l'obsession du petit fait; c'est la notation minutieuse du détail infime; c'est le goût dépravé de ce qui est bas et de ce qui est petit; c'est l'éparpillement des sensations courtes; c'est le fourmillement des idées minuscules (7)». L'écrivain naturaliste souhaite imiter la science en usant de la méthode expérimentale; ainsi il observe les phénomènes à partir de l'oculaire d'un microscope et évite d'embrasser un très large champ de vision, ce qui le mène à produire une série de constats « éparpillés », qui ne participent pas à une réflexion concertée, à un projet. France met en évidence l'incongruité de ce procédé, puisque « toute expérience suppose une hypothèse préalable que cette expérience a pour but de vérifier [;] or, le naturalisme, s'interdisant toute hypothèse, n'a aucune expérience à faire (8)». En 1891, il confie à Jules Huret que le roman naturaliste laisse le lecteur quelque peu démuni, car au terme de sa lecture il se dit : « Tout cela est vrai, très vrai, mais aussi c'est triste, et cela ne nous apprend rien que nous ne sachions…(9)» Cette absence d'ordre, de visée morale est l'un des principaux reproches qu'Anatole France adresse au naturalisme qui « interdit à l'écrivain tout acte intellectuel, toute manifestation morale; il mène droit à l'imbécillité flamboyante (10)». Le comble, pour l'écrivain, c'est que non seulement aucune trajectoire n'est proposée, mais que le Bien et la Beauté sont proscrits du roman naturaliste. À ce propos, au moment de la publication du roman La Terre en août 1887, France lance une attaque en règle à l'endroit d'Émile Zola : « Jamais homme n'avait fait pareil effort pour avilir l'humanité, insulter à toutes les images de la beauté et de l'amour, nier tout ce qui est bon, tout ce qui est bien (11). »

Sa dénonciation devient plus dynamique encore lorsqu'il compare le roman naturaliste au roman idéaliste. C'est de cet affrontement que jaillissent les arguments permettant de remettre en cause les fondements du réalisme chirurgical et de voir ce que France lui préfère. Dans son essai Le Jardin d'Épicure, il évoque le rapport distant entre l'art et la vérité, décochant par le fait même une flèche acérée au naturalisme qui prétend accoucher d'une littérature de la vérité. Il écrit : « L'art n'a pas la vérité pour objet. Il faut demander la vérité aux sciences, parce qu'elle est leur objet; il ne faut pas la demander à la littérature, qui n'a et ne peut avoir d'objet que le beau (12).» Cette question de la vérité sera une pierre d'assise pour France qui l'invoque pour démolir l'édifice naturaliste. D'abord, il met en doute le principe scientifique sur lequel Zola établit son cycle des Rougon-Macquart : « Son point de départ n'a de scientifique que l'apparence […] les lois de l'hérédité ne sont pas connues; c'est sur une fiction qu'il a fondé son oeuvre (13).» Plus tard, il reviendra à la charge en écrivant que « sa généalogie des Rougon n'est ni moins fabuleuse, ni plus scientifique que la généalogie d'Huon de Bordeaux ou de Mélusine, [c]'est du pur roman (14)». De plus, France insiste sur le fait que l'observateur, le romancier, ne peut échapper à sa subjectivité : « M. Zola ne voit pas l'homme et la nature avec plus de vérité que ne les voyait madame Sand. Il n'a pour les voir que ses yeux comme elle avait les siens (15).» Il met alors sur un pied d'égalité naturalistes et idéalistes qui traduisent tous deux une réception singulière du monde et qui « sont également les jouets des apparences, ils sont, les uns et les autres en proie au spectre de la caverne (16)». Le péché d'orgueil du naturalisme consiste, pour France, à ne pas reconnaître qu'il est sujet aux illusions au même titre que l'idéalisme et d'avoir voulu, en invoquant cet atout précis, évincer son concurrent (17). En définitive, l'impossibilité des prétentions naturalistes frappe l'écrivain qui ne peut s'arrêter de marteler que l'homme est pétri de sa propre subjectivité. Enfin, France rompt l'opposition entre la réalité et l'idéal, car c'est, selon lui, faire « comme si l'idéal n'était pas la seule réalité qu'il nous soit permis de saisir (18)». L'idéalisme sort vainqueur de ce débat en englobant, en quelque sorte, le naturalisme. Le chroniqueur prétend même que certains romans naturalistes versent dans un « idéalisme perverti (19)»; c'est le cas de La Terre qui érige en vérité du « parfait mensonge  (20) », à savoir que les paysans ne sont que des êtres vils qui vivent au rythme de leurs instincts bestiaux. Il conclut que le naturalisme est voué à osciller en vain entre la science et l'art, deux domaines qui ne peuvent l'accepter complètement, car il n'est ni vrai, ni beau (21).

Si Anatole France critique avec véhémence le naturalisme, il admet à plusieurs reprises le génie de Zola et le fait que « le maître de Médan n'est pas du tout le sectaire de lettres qu'on croit et qu'en réalité il n'est pas incapable d'ironie (22)». Il fera valoir la beauté épique de Germinal (23), le brio de L'Argent et l'humanité de La Débâcle où « il a montré toutes les misères de la chair humaine, avec une mâle pitié, avec un respect qui les rend augustes et vénérables […] il laisse voir la religion qui l'attache à la patrie, à ceux qui souffrent et qui meurent pour elle (24)». France voit dans ces oeuvres un naturalisme plus atténué qui laisse place à la grandeur, aux sentiments et à une forme de finalité. Il faut également savoir qu'il ne dédaigne pas les sujets que se choisit le naturalisme, à savoir les petites gens. Il écrit, en appuyant Balzac, que « le romancier bien inspiré prend pour ses héros les inconnus que l'histoire dédaigne, qui ne sont personne et qui sont tout le monde (25)». C'est de ce bassin de sans nom que sont issus les protagonistes des romans de France : Sylvestre Bonnard dans Le Crime de Sylvestre Bonnard est un philologue que seuls les étudiants de l'école des Chartes sont susceptibles de connaître, dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, Jérôme Coignard, malgré l'étendue de son savoir, est réduit à errer à la campagne à la recherche de quelque élève à initier aux lettres latines et grecques, et Évariste Gamelin n'est qu'un peintre mineur dans Les dieux ont soif. Dans un article où il fait l'éloge des contes populaires et des chansons rustiques, Anatole France reprend les paroles d'Émile Blémont qui écrit dans son Esthétique de la tradition : « La littérature qui se sépare dédaigneusement du peuple est comme une plante déracinée…C'est dans le coeur du peuple que doivent se retremper sans cesse la poésie et l'art, pour rester verts et florissants. Là est leur fontaine de Jouvence (26).» La matière romanesque peut et doit être puisée au sein du peuple; or, c'est dans le traitement que le chroniqueur du Temps s'écarte du naturalisme, car, selon lui, on ne gagne rien à décrire bassement la bassesse.

Toute la pensée du roman d'Anatole France est enclose dans cette critique du naturalisme. C'est en s'indignant contre ce courant qu'il révèle les fondements de son art du roman : l'essentiel triomphe de la Beauté et du Bien permis par la présence d'une structure qui préside au texte, qui l'oriente, et enfin la nécessité de l'imagination.

Le Beau et le Bien.

Anatole France trouve la beauté dans la forme comme dans le fond, il remarque le « style simple et grand (27)» de Fernand Calmettes dans son roman Brave fille, tout comme « la grandeur vraie et la belle simplicité (28)» du récit. Le Beau se trouve, pour lui, dans la majesté de la nature tout comme dans la hauteur des sentiments; il élève les coeurs. France écrit en décembre 1890.

Si la grâce, l'élégance, le goût ne sont que de frêles images modelées par la main de l'homme, il n'en faut pas moins respecter ces idoles délicates; c'est ce que nous avons de plus précieux au monde et, si, pendant cette heure de vie qui nous est donnée, nous devons nous agiter sans cesse au milieu d'apparences insaisissables, n'est-il pas meilleur de voir en ces apparences des symboles, des allégories, n'est-il pas meilleur de prêter aux choses une âme sympathique et un visage humain? Les hommes l'ont fait depuis qu'ils rêvent et qu'ils chantent, c'est-à-dire depuis qu'ils sont hommes. […] Et notre conception générale de l'univers sera toujours une mythologie (29) .

Le Beau et ses déclinaisons – la grâce, l'élégance et le goût – apparaissent comme un impératif de l'art, du roman, qui pour France, possède une fonction consolatoire. Selon lui, l'art doit détourner l'homme de sa condition, l'en divertir. Voilà pourquoi il estime que l'écrivain doit être bien disposé devant sa matière, qu'il doit l'aimer pour être en mesure d'en faire ressortir la beauté. Alphonse Daudet sera, à cet égard, le romancier exemplaire puisque « [t]out son effort d'artiste, toute sa volonté, toutes ses énergies, étaient tendus à la saisir, à l'exprimer, cette nature, cette humanité qu'il aimait tant (30)». Anatole France salue la « manière gaie (31)», l'« instinctive bienveillance (32)» de Daudet lorsqu'il trace le portrait des faibles, des petits, d'autant qu'il considère extraordinaire « qu'un tel observateur, si exact, si sûr, qu'un esprit travaillant ainsi sur le vif, ne soit point cruel, n'ait rien d'amer, ne s'assombrisse jamais jusqu'au noir (33)».

Le Beau s'accompagne invariablement du Bien chez France, qui, pour le démontrer, comparera les oeuvres qu'il juge bonnes à des contes, genre qui se caractérise par la présence d'une morale. Il appuie ainsi son confrère Florentin Floriot qui associe les romans d'aventure de Dumas père à des contes : « Le vieux Dumas faisait des contes, et il avait raison. Pour plaire et pour instruire, il n'est tel que les contes. Homère en faisait aussi (34).» De plus, France, qui tient en haute estime le roman Tom Jones de Fielding, affirme qu'on y retrouve « un agréable divertissement (35)» et « les plus salutaires impressions (36)». Ces remarques permettent de voir que la conception du roman de France emprunte aux principes du classicisme, car il considère comme Chapelain et La Fontaine que l'art doit être utile et agréable. Et si cette utilité doit idéalement s'entourer de subtilité, France préfère qu'elle soit trop évidente que trop enterrée :

L'auteur de M. de Camors aime à couronner par l'expiation ou le repentir ces fautes du coeur qu'il excelle à décrire. Quand bien même on sentirait là un peu trop l'artifice poétique et l'arrangement moral, je ne m'en plaindrais pas. Il m'est fort agréable, au contraire, que ces aventures profanes finissent, comme les récits des pieux légendaires, par le triomphe définitif du bien (37).

L'exercice d'un jugement final importe pour France qui voit dans le roman une façon d'ennoblir le lecteur, de le guider vers le Beau et le Bien. Ses romans pourraient être décrits comme des contes – Le Crime de Sylvestre Bonnard est constitué dans les faits de deux contes, « La Bûche » et « Jeanne Alexandre » – dans la mesure où une morale préside à l'écriture et veille à ce que le Bien prévale. Ainsi, l'orpheline est sauvée par Sylvestre Bonnard des griffes d'un pensionnat où elle était condamnée à trimer en tant que servante jusqu'à sa majorité. De la même manière, le citoyen Évariste Gamelin, empoisonné par les moeurs révolutionnaires, verra sa tête rouler, comme celles de ceux qu'il a si avidement conduits à la guillotine : « Que je périsse! Je l'ai mérité…(38)». Cela dit, pour que la morale soit opérante, il faut que le romancier fasse des choix, qu'il crée un engrenage; France mettra un point d'honneur à cette opération.

L'art de composer.

Malgré sa grande admiration pour Flaubert, qu'il décrit comme « rude et bon, enthousiaste et laborieux, […] excellent ouvrier et grand honnête homme (39)», Anatole France s'oppose à certains des propos que l'auteur tenait en public; ainsi il explique :

On a voulu de notre temps que le roman fût sans composition et sans arrangement. J'ai entendu le bon Flaubert exprimer à cet égard avec un enthousiasme magnifique des idées pitoyables. Il disait qu'il faut découper des tranches de la vie. Cela n'a pas beaucoup de sens. À bien y songer, l'art consiste dans l'arrangement et même il ne consiste qu'en cela. On peut répondre seulement qu'un bon arrangement ne se voit pas et qu'on dirait la nature même. Mais la nature, et c'est à quoi Flaubert ne prenait pas garde, la nature, les choses ne nous sont concevables que par l'arrangement que nous en faisons (40).

D'une part, France insiste sur le fait que nul ne peut échapper entièrement à cet ordonnancement puisque poser un regard sur le monde, écrire, c'est adhérer à une compréhension du monde, participer à un paradigme, privilégier et omettre des éléments. D'autre part, France pense que l'ambition même de vouloir masquer dans le texte l'intervention d'une subjectivité, celle de l'auteur, n'est pas souhaitable, car « être vraiment humain, c'est composer; lier, déduire les idées; c'est avoir l'esprit de suite [;] c'est dégager les pensées sous les formes, qui n'en sont que des symboles; c'est pénétrer dans les âmes et saisir l'esprit des choses  (41)». Il ajoute encore sur cette vaine tentative d'effacement, d'objectivité : « Tout dire, c'est ne rien dire. Tout montrer, c'est ne rien faire voir. La littérature a pour devoir de noter ce qui compte et d'éclairer ce qui est fait pour la lumière. Si elle cesse de choisir et d'aimer, elle est déchue comme une femme qui se livre sans préférence (42).» France privilégie le sens, l'organisation, il préfère les symétries idéalistes aux désordres naturalistes.

La position de France est, cela dit, empreinte de nuances puisqu'il précise qu'il ne faut pas trop en faire, que la composition ne doit pas être si visible. Dans La Débâcle, qu'il a par ailleurs trouvé captivant, Zola fait, selon lui, trop d'efforts « pour expliquer et faire comprendre l'ensemble des opérations militaires […] et cette préoccupation suffit seule à marquer à quel point la philosophie de M. Zola diffère de celle de Tolstoï (43)». Dans la même veine, il affirme que le vice des romans à thèse c'est « de ne rien prouver, par cela même qu'ils prouvent tout et que les caractères, les actions et les hasards y sont disposés dans l'intérêt de la démonstration (44)». France exige donc beaucoup de doigté de la part du romancier puisqu'il veut pouvoir sentir l'organisation sans que celle-ci saute aux yeux.

En ce qui concerne la structure, France possède encore une autre exigence : la brièveté. Selon lui, il faut éliminer les longueurs, resserrer l'intrigue : « On peut dire beaucoup en un petit nombre de pages. Un roman devrait se lire d'une haleine. J'admire que ceux qu'on fait aujourd'hui aient tous également trois cent cinquante pages. Cela convient à l'éditeur. Mais cela n'est pas toujours convenable au sujet (45).» Anatole France se plaint du volume des romans tout comme de leur trop grand nombre. Il constate que les romanciers contemporains sont emportés malgré eux dans un système économique exigeant qu'ils écrivent « en quatre cents pages ce qu'ils eussent mieux dit en vingt  (46)». Il craint que cette machine capitaliste ne ternisse l'art des romanciers de valeur, forcés d'étirer leur matière jusqu'à la rendre médiocre. En évoquant la prolifique production de Marcel Prévost – « les cinq romans qu'il a donnés en quatre ans (c'est peut-être beaucoup) inspirent la sympathie (47)» – il formule cette mise en garde :

Et puis, à parler franc, je suis effrayé qu'un conteur si simple et sincère veuille nous donner un volume par an, et même davantage. C'est beaucoup trop, même pour ceux qui ont le plus à dire. La pensée se noie dans tant de copies. La grande politesse de l'écrivain est de renfermer beaucoup de sens en peu de mots. Avons-nous besoin de tant de pages pour dire comment nous sentons la vie? M. Marcel Prévost est exquis. Il ne faut pas qu'il se fasse trop abondant; il y perdrait sa grâce et ce serait grand dommage (48).

Anatole France compose ses romans en cohérence avec les principes qu'il énonce en tant que critique puisqu'ils sont en général succincts, comptant rarement plus de deux cents pages, à l'exception de M. Bergeret à Paris, quatrième roman de sa tétralogie l'Histoire contemporaine, qui passe le cap des quatre cents pages. Ce souci de la concision participe à la minutieuse organisation du roman.

La divine Imagination.

L'explicit de la dernière oeuvre de France, La Vie en fleur, se lit ainsi : « Je le répète : j'aime la vérité. Je crois que l'humanité en a besoin; mais certes elle a bien plus grand besoin encore du mensonge, qui la flatte, la console, lui donne des espérances infinies. Sans le mensonge, elle périrait de désespoir et d'ennui (49).» Cette ultime phrase résume à elle seule le rôle qu'assigne l'auteur à la littérature, à l'art : celui de tirer les âmes du sol pour les hisser vers le ciel. France pense que lorsqu'un lecteur ouvre un roman c'est pour fuir, pour se bercer d'une illusion salvatrice. Le romancier doit, en conséquence, puiser dans son imagination – faculté qui enfante de beaux mensonges – pour faire sortir le lecteur de la routine. Il explique que c'est ce que Longus a fait dans son roman Daphnis et Chloé : 

Et comme il voulait montrer, pour le plaisir des citadins, un amour sensuel et gracieux, il mit cet amour dans les champs où ses lecteurs n'allaient point, car c'étaient de vieux Byzantins blanchis au fond de leur palais, au milieu de féroces mosaïques ou derrière le comptoir sur lequel ils avaient amassé de grandes richesses. Afin d'égayer ces vieillards mornes, le conteur leur montra deux beaux enfants (50).

Ainsi, France tient en très haute estime Apulée chez qui « toutes les sciences […] physique, médecine, astronomie, histoire naturelle […] se tournai[en]t en magie (51)». Son Âne d'or est, pour le chroniqueur, le « chef-d'oeuvre des romans fantastiques (52)». Il éprouve la même admiration pour L'Ève future, roman où Villiers de L'Isle Adam met en scène les inventions de Thomas Edison et leur fait prendre « un caractère merveilleux et un tour fantastique (53)». Le roman Vamireh de J.-H. Rosny (54) comble, quant à lui, deux prescriptions franciennes : le recours à l'imagination et la beauté morale. D'une part, son auteur tire « une flore, une faune, une humanité vivantes des données incomplètes de la paléontologie et de l'archéologie préhistorique (55)», il déplace la réalité, il comble les lacunes de la science par son inventivité. D'autre part, France perçoit la bonté de l'écrivain qui « a compris ces hommes des premiers âges [,] les a aimés [,] les a montrés tels qu'on peut concevoir qu'ils furent, en effet, et les a glorifiés (56)».

L'imagination que souhaite voir se manifester France ne se trouve pas nécessairement dans les extrêmes que représentent la science-fiction ou le fantastique, elle apparaît dès que la réalité est transposée, magnifiée. Les romans de George Sand s'attirent les louanges répétées du chroniqueur qui voit dans son oeuvre une « imagination, sans cesse renouvelée […] aussi fraîche et plus pure que jamais (57)». Ce que France célèbre le plus dans Indiana et Lélia, ce sont les descriptions de la nature. La romancière est pour lui « une grande et naïve amante des choses dont l'âme était en harmonie avec les fleurs des champs (58)». Il éprouve un certain agacement pour son romantisme; or c'est pour le lui pardonner aussitôt :

Il faut le dire, cette manière toute d'élan et d'enthousiasme l'entraîna à quelques-unes de ces inexactitudes qui abondent dans Chateaubriand. Les cèdres n'ont pas les bras tendus vers le ciel comme les voit Lélia, et Lélia s'abuse quand elle croit que les fougères ondulent mollement sous la brise. Mais ce goût romanesque crée parfois, sous l'empire d'une belle imagination, des formes charmantes (59).

C'est cette même imagination que retrouve France dans les premiers chapitres des biographies; il écrit : « C'est là qu'est le roman (60). » L'enfance étant la période de la vie la plus éloignée, celle dont on détient l'idée la moins exacte, elle constitue un terreau fertile pour l'imagination du biographe. Et là où il y a imagination, nous dit France, il y a roman.

Dans son article « L'hypnotisme dans la littérature », daté du 24 avril 1887, Anatole France écrit que les romanciers et les poètes « possèdent l'aiguille aimantée qui se tourne vers le pôle enchanté; eux seuls ont la clef d'or du palais des rêves (61)». Il entrouvre lui-même les portes de ces mondes magiques dans ses romans. En effet, Sylvestre Bonnard rencontre une fée alors qu'il répertorie les manuscrits d'une bibliothèque et Jérôme Coignard se met au service d'un kabbaliste qui voit des Salamandres, ces petites nymphes de feu, partout . Dans Thaïs, il décrira longuement les hallucinations du cénobite Paphnuce.

Cette quête du Beau, du Bien et de l'Imagination dans le roman, Anatole France l'a poursuivie avec beaucoup de persistance en décriant haut et fort la doctrine naturaliste qui ne s'évertuait, selon lui, qu'à enlaidir la vie. Cette laideur, l'être humain la perçoit jour après jour et, selon France, il demande sans cesse à l'art de porter son regard vers un idéal, de nourrir son imagination pour l'élever, lui donner espoir. D'ailleurs, France affirme que ce besoin s'exprime dans toute l'histoire de l'humanité : « Pour embellir la vie que n'avons-nous pas inventé? Nous nous sommes fait de magnifiques costumes de guerre et d'amour et nous avons chanté nos joies et nos douleurs. Tout l'effort immense des civilisations aboutit à l'embellissement de la vie (62).» Sa sincère conviction en la nécessité de la Beauté, au sens où il la définit, n'aveugle pas Anatole France qui demeure conscient de l'évolution des goûts : « Un poème, un roman, tout beau qu'il est, devient caduc quand vieillit la forme littéraire dans laquelle il fut conçu. Les oeuvres d'art ne peuvent plaire longtemps  (63) [.] » Impitoyable détracteur du naturalisme et de ce qu'il désignera comme ses conséquences, le décadentisme et le symbolisme, il aurait probablement accueilli en bon joueur l'incisive critique que les Surréalistes préparaient à l'endroit de son oeuvre romanesque.

Notes:


1. Michel Corday, Anatole France d'après ses confidences et souvenirs, op.cit., p. 58. 
2. Ibid.
3. Ibid., p. 59. 
4. Anatole France, « Un roman et un ordre du jour. Le Cavalier Miserey », La Vie littéraire, tome I, Paris, Calmann-Lévy, 1933, p. 72.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Anatole France, « J.-H. Rosny », La Vie littéraire, tome II, p. 247.
8. Anatole France, « La Tresse blonde », La Vie littéraire, tome I, p. 551. 
9. Jules Huret, « M. Anatole France », dans Enquête sur l'évolution littéraire, Paris, José Corti, 1999, p. 54. 
10. Anatole France, « La Tresse blonde », op.cit., p. 550. 
11. Anatole France, « La Terre », La Vie littéraire, tome I, p. 196.
12. Anatole France, Le Jardin d'Épicure, Paris, Calmann-Lévy Éditeurs, 1921, p. 43. 
13. Anatole France, « Un roman et un ordre du jour. Le Cavalier Miserey », op.cit., p. 72. 
14. Anatole France, « L'argent », La Vie littéraire, tome III, p. 85. 
15. Anatole France, « George Sand et l'idéalisme dans l'art », La Vie littéraire, tome I, p. 278. 
16. Ibid
17. Anatole France, « Octave Feuillet », La Vie littéraire, tome II, p. 325. 
18. Anatole France, « George Sand et l'idéalisme dans l'art », op.cit., p. 279.
19. Jules Huret, « M. Anatole France », dans Enquête sur l'évolution littéraireop. cit. p. 54.
20. Ibid.
21. Anatole France, « Un roman et un ordre du jour. Le Cavalier Miserey », op. cit.,  p. 78. 
22. Anatole France, « L'argent », op. cit., p. 88. 
23. Anatole France, « Octave Feuillet », op. cit., p. 325.
24. Anatole France, « Émile Zola. La Débâcle », La Vie littéraire, tome III, p. 532.
25. Anatole France, « Balzac », La Vie littéraire, tome I, p. 152. 
26. Anatole France, « Contes et chansons populaires. Jean-François Bladé, Albert Meyrac », La Vie littéraire, tome II, p. 438. 
27. Anatole France, « Brave fille », La Vie littéraire, tome I, p. 556. 
28. Ibid.
29. Anatole France, « Octave Feuillet », op.cit., p. 326. 
30. Anatole France, « Alphonse Daudet », La Vie littéraire, tome III, p. 588. 
31. Ibid., p. 589. 
32. Ibid.
33. Ibid.
34. Anatole France, « La Tresse blonde », op. cit., p. 548. 
35. Anatole France, « Werther et Tom Jones, traduits par M. le comte de La Bédoyère », Le Chasseur bibliographe, 1863 (février).
36. Ibid.
37. Anatole France, « Octave Feuillet. Le Divorce de Juliette », La Vie littéraire, tome I, p. 579-580. 
38. Anatole France, Les dieux ont soif, Paris, Le livre de Poche, 1989, p. 258.
39. Anatole France, « Gustave Flaubert », La Vie littéraire, tome I, p. 322. 
40. Anatole France, « Octave Feuillet », op. cit., p. 327-328. 
41. Anatole France, « Octave Feuillet. Le divorce de Juliette », op. cit., p. 580-581. 
42. Anatole France, « Un roman et un ordre du jour. Le Cavalier Miserey », op. cit., p. 78.
43. Anatole France, « Émile Zola. La Débâcle », op. cit., p. 534. 
44. Anatole France, « Les Maux de l'Intelligence », La Vie littéraire, tome III, p. 521. 
45. Anatole France, « Demain », La Vie littéraire, tome I, p. 463. 
46. Anatole France, « Marcel Schwob », La Vie littéraire, p. 618-619. 
47. Anatole France, « Marcel Prévost », La Vie littéraire, tome III, p. 414. 
48. Ibid., p. 418-419. 
49. Anatole France, La Vie en fleur, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), tome IV, 1984, p. 1174.
50. Anatole France, Le Jardin d'Épicureop. cit., p. 41. 
51. Anatole France, « Roman et magie », La Vie littéraire, tome I, p. 575.
52. Ibid
53. Anatole France, « Villiers de L'Isle Adam », La Vie littéraire, tome II, p. 124. 
54. Il s'agit d'un pseudonyme sous lequel se cachent les frères belges Joseph Henri Honoré Boex et Séraphin Justin François Boex. Comme Anatole France joue le jeu et utilise la troisième personne du singulier pour désigner les auteurs, nous ferons de même. 
55. Anatole France, « Le préhistorique dans l'Art », La Vie littéraire, tome III, p. 492.
56. Ibid
57. Anatole France, « Les romanciers contemporains. La nature dans les romans de George Sand », Le Temps, 18 avril 1876.
58. Anatole France, « George Sand et l'Idéalisme dans l'Art », op. cit., p. 277.
59. Anatole France, « Les romanciers contemporains. La nature dans les romans de George Sand », op. cit. 
60. Anatole France, « Les débuts de Victorien Sardou », La Vie littéraire, tome III, p. 55. 
61. Anatole France, « L'hypnotisme dans la littérature », La Vie littéraire, tome I, p. 109. 
62. Anatole France, « George Sand et l'Idéalisme dans l'art », op. cit., p. 279. 
63. Anatole France, « À propos du journal des Goncourt », La Vie littéraire, tome I, p. 82. 

Bibliographie :

Entretiens :

  • CORDAY, Michel, Anatole France d'après ses confidences et souvenirs, Paris, André Delpeuch, 1928, 247 pages. 
  • GSELL, Paul, Les matinées de la Villa Saïd, propos d'Anatole France, Paris, Bernard Grasset, 1921, 306 pages. 
  • HURET, Jules, « M. Anatole France », dans Enquête sur l'évolution littéraire, Paris, José Corti, 1999, p. 54-59. 


Essais :

  • FRANCE, Anatole, La Vie littéraire, tome I, Paris, Calmann-Lévy, 1933, 620 pages.
  • FRANCE, Anatole, La Vie littéraire, tome II, Paris, Calmann-Lévy, 1933, 670 pages.
  • FRANCE, Anatole, La Vie littéraire, tome III, Paris, Calmann-Lévy, 1933, 620 pages.
  • FRANCE, Anatole, Le Jardin d'Épicure, Paris, Calmann-Lévy Éditeurs, 1921, 296 pages.
  • FRANCE, Anatole, « Les romanciers contemporains. La nature dans les romans de George Sand », Le Temps, 18 avril 1876. 
  • FRANCE, Anatole, « Werther et Tom Jones, traduits par M. le comte de La Bédoyère », Le Chasseur bibliographe, 1863 (février). 


Romans :

  • FRANCE, Anatole, Le Crime de Sylvestre Bonnard, Marie-Claire Bancquart (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n°315, tome I, 1984, p. 151-313. 
  • FRANCE, Anatole, Le livre de mon ami, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), n°315, tome I, 1984, p. 433-583.
  • FRANCE, Anatole, Thaïs, Marie-Claire Bancquart (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n°315, tome I, 1984, p. 721-863. 
  • FRANCE, Anatole, La Rôtisserie de la reine Pédauque, Marie-Claire Bancquart (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n°341, tome II, 1987, p. 3-204.
  • FRANCE, Anatole, Les dieux ont soif, Paris, Le livre de Poche, 1989, 268 pages.
  • FRANCE, Anatole, La Vie en fleur, Marie-Claire Bancquart (éd.) Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», n°406, tome IV, 1994, p. 1107-1174.

Bibliographie

Ouvrages cités

Ensemble de citations recueillies par Marie-Laurence Dumont et Sonia Théberge.

« Un roman et un ordre du jour. Le cavalier Miserey », La Vie littéraire. Première série, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 63-78.

« Balzac », La Vie littéraire. Première série, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 145-154.

« La Terre », La Vie littéraire. Première série, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 225-238.

« George Sand et l'idéalisme dans l'art », La Vie littéraire. Première série, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 339-355.

« Mensonges, par M. Paul Bourget », La Vie littéraire. Première série, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 348-355.

« Préface », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. I-XIII.

« M. Alexandre Dumas fils. Le châtiment d'Iza et le pardon de Marie », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 1-9.

« Gustave Flaubert », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 18-27.

« Guy de Maupassant. Critique et romancier », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 28-35.

« Hors de la littérature », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 56-64.

« Les criminels », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 75-83.

« Demain », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 190-202.

« M. Charles Morice », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 203-214.

« La pureté de M. Zola », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 284-291.

« Roman et magie », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 332-340.

« Rabelais », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 28-36.

« Préface », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. I-XIX.

« La morale et la science », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 54-78.

« Léon Hennique », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 142-152.

« M. Édouard Rod », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 266-276.

« J.-H. Rosny », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 277-288.

« Dialogues des vivants », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 319-330.

« Notre coeur », La Vie littéraire. Quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, 1900, p. 10-18.

« Un coeur de femme », La Vie littéraire. Quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, 1900, p. 19-26.

« Judith Gauthier », La Vie littéraire. Quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, 1900, p. 133-144.

« Maurice Barrès. Le Jardin de Bérénice », La Vie littéraire. Quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, 1900, p. 223-230.

« L'argent », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 94-102.

« Enquête sur l'évolution littéraire », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 103-109.

« Paul Bourget : « Sensations d'Italie », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 110-117.

« Littérature socialiste », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 136-144.

« Maurice Barrès. L'ennemi des lois », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 279-285.

« Paul Hervieu. Peints par eux-même », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 313-319.

Rabelais, Paris, Calmann-Lévy, 1928, 246 p.

« M. Anatole France », dans Enquête sur l'évolution littéraire, Paris, Émile Colin, 1891, p. 2-10.

« Préface », dans Paul Ginisty, L'année littéraire, Paris, 1885, p. V-X.

Le Jardin d'Épicure, Paris, Calmann-Lévy Éditeurs, 1921, 296 pages.

« À propos du journal des Goncourt », La Vie littérairepremière série, Paris, Calmann-Lévy, p. 79-86.

« L'hypnotisme dans la littérature », La Vie littérairepremière série, Paris, Calmann-Lévy, p. 104-115.

« M. Jules Lemaître », La Vie littéraire, deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 442-446.

« La Tresse blonde », La Vie littéraire, deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 547-551.

« Brave fille », La Vie littéraire, deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 552-559.

« M. Octave Feuillet. Le divorce de Juliette », La Vie littéraire, deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 578-583.

« Barbey d'Aurevilly », La Vie littéraire, troisième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 51-57.

« Villiers de l'Isle-Adam », La Vie littéraire, troisième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 119-126.

« Octave Feuillet », La Vie littéraire, troisième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 323-332.

« Un coeur de femme », La Vie littéraire, quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 376-382.

« Apologie pour le plagiat », La Vie littéraire, quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 487-494.

« Marcel Schwob », La Vie littéraire, quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 618-623.

« Les débuts de Victorien Sardou », La Vie littéraire, cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 55-60.

« Pierre Loti », La Vie littéraire, cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 71-77.

« Nicolas », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 289-295.

« La langue décadente », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 314-319.

« Les joyaux de la couronne », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 320-332.

« Madame de Staël », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 407-413.

« Marcel Prévost », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 414-420.

« Le préhistorique dans l'art », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 485-492.

« Les Maux de l'Intelligence », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 518-523.

« Émile Zola. La Débâcle », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p.530-536.

« Alphonse Daudet », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 564-591.

« Werther et Tom Jones, traduits par M. le comte de La Bédoyère », Le Chasseur bibliographe, février 1863.

« N'écris pas », dans La Vie en fleur, chapitre XXVIII, p. 1157-1163

Citations

« Un roman et un ordre du jour. Le cavalier Miserey », La Vie littéraire. Première série, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 63-78.
« Si les lions savaient écrire, si le colonel du 12e faisait un roman sur son régiment, il n'y a pas à douter que ce serait tout autre chose que le Cavalier Miserey. Je ne crains pas d'affirmer que ce roman ne serait pas naturaliste. J'ai dit que le Cavalier Miserey l'est. Il l'est tout à fait. […] L'auteur a évité les grossièretés dans un sujet où on en rencontrait à tout propos; car les chasseurs ne sont pas des demoiselles et le langage des casernes ne ressemble point à celui des salons. M. Abel Hermant ne nous apporte de l'argot des cavaliers qu'un écho adouci. Mais son livre est jeté tout entier dans le moule du roman nouveau. Chaque morceau, repris à part minutieusement, est traité selon la formule. Les descriptions, entrecoupées de bouts de dialogue, se succèdent avec une monotonie dont le lecteur éprouve, je crains, quelque fatigue. Elles sont précises, sans beaucoup d'éclat. Il y a des petits paysages là où les romanciers ont coutume d'en mettre. Bien que courts, ils sont trop longs, puisque Miserey et le régiment ne les voient pas. Bref, on sent partout la facture, et j'ai raison de dire que c'est un roman naturaliste. J'en sais de meilleurs, j'en sais de pires; je n'en vois pas de plus exemplaires. Celui-là est froid et correct comme un modèle d'école.

M. Émile Zola aussi nous donnera, tôt ou tard, un roman militaire. Eh bien, je gage que ce roman-là sera moins naturaliste que le Cavalier Miserey. Et il y a beaucoup de raisons pour que je gagne mon pari. La première est que, si M. Zola a inventé le naturalisme, d'autres l'ont perfectionné. Les machines que construisent les inventeurs sont toujours rudimentaires.

Il faut considérer aussi que M. Zola est moins fidèle à ses doctrines qu'il ne croit. Il n'a pas réussi à étouffer sa robuste imagination. Il est poète à sa manière, poète sans délicatesse et sans grâce, mais non sans audace et sans énergie. Il voit gros; quelques fois même il voit grand. Il pousse au type et vise au symbole. En voulant copier, le maladroit invente et crée! Sa conception des Rougon-Maquart […] a en soi quelque chose d'énorme et de symétrique qui révèle chez son auteur le plus ardent idéalisme. Son point de départ n'a de scientifique que l'apparence : l'hérédité. Or, les lois de l'hérédité ne sont pas connues; c'est sur une fiction qu'il a fondé son oeuvre.» (p. 74)

« Le cadre immense dans lequel M. Zola s'est volontairement enfermé l'attache à une époque qui n'est plus la nôtre. Ses héros appartiennent à l'histoire. M. Zola, retenu dans le second empire, est une façon de Walter Scott. » (p. 76)

« Ces perpétuelles analyses, ces minutieux récits, qu'on nous donne comme pleins de vérité, blessent au contraire la vérité, et avec elle la justice et la pudeur. On prétend que le naturalisme est une littérature fondée sur la science. En réalité, il est renié par la science, qui ne connaît que le vrai, et par l'art, qui ne connaît que le beau. Il traîne en vain de celui-ci à celle-là sa plate difformité. […] C'est une monstruosité dont on s'étonnera bientôt.
Tout dire, c'est ne rien dire. Tout montrer c'est ne rien faire voir. La littérature a pour devoir de noter ce qui compte et d'éclairer ce qui est fait pour la lumière. Si elle cesse de choisir et d'aimer, elle est déchue comme une femme qui se livre sans préférence. Il y a une vérité littéraire, ainsi qu'une vérité scientifique, et savez-vous le nom de la vérité littéraire? Elle s'appelle la poésie. En art tout est faux qui n'est pas beau. […] Quelques lignes d'une forme entrevue suffisent parfois à nous donner le grand amour. Toutes les révélations du microscope n'y ajouteraient rien; ou plutôt elles seraient importunes. L'art, c'est encore l'amour. C'est pourquoi il n'y faut pas de microscope. » (p. 78)
« Balzac », La Vie littéraire. Première série, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 145-154.

Sur Balzac :

« […] quand Balzac me ferait un peu peur, et si même je trouvais qu'il a parfois la pensée lourde et le style épais, il faudrait bien encore reconnaître sa puissance. C'est un dieu. Reprochez-lui après cela d'être quelquefois grossier : ses fidèles vous répondront qu'il ne faut pas être trop délicat pour créer un monde et que les dégoûtés n'en viendraient jamais à bout.
Une des qualités de ce grand homme me frappe particulièrement. Quand il est bon, quand il ne tombe pas dans le chimérique et le romanesque, il est un historien perspicace de la société et de son temps. Il en révèle tous les secrets. Il nous fait comprendre mieux que personne le passage de l'ancien régime au nouveau, et il n'y a que lui pour bien montrer les deux grandes souches de notre nouvel arbre social : l'acquéreur de biens nationaux et le soldat de l'Empire. […] Pour le relief et la profondeur, Balzac ne peut être comparé à personne. […]
Les romans de Balzac servent d'autant mieux à l'histoire qu'ils ne contiennent, pour ainsi dire, ni faits ni personnages historiques. Ceux-là, hommes et choses, ne peuvent que s'altérer et se dénaturer en passant de l'histoire dans le roman. Le romancier bien inspiré prend pour ses héros les inconnus que l'histoire dédaigne, qui ne sont personne et qui sont tout le monde, et dont le poète compose des types immortels. » (p. 152)

« La Terre », La Vie littéraire. Première série, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 225-238.

Sur La Terre de Zola :

« Les paysans parlent peu; ils sont volontiers sentencieux et expriment souvent des idées très générales. Ceux des régions où l'on ne parle pas patois ont pourtant des mots savoureux qui gardent le goût de la terre. Rien de cela dans les propos que M. Zola met dans leur bouche.
M. Zola prête aux campagnards des propos d'une obscénité prolixe et d'une lubricité pittoresque qu'ils ne tinrent jamais. J'ai causé quelques fois avec des paysans normands, surtout avec des vieillards. Leur parole est lente et sentencieuse. Elle abonde en préceptes. Je ne dis pas qu'ils parlent aussi bien qu'Alcinoüs et les vieillards d'Homère; tant s'en faut! mais ils en rappellent quelque peu le ton grave et la façon didactique. » (p. 231)

« Jamais un homme n'avait fait un pareil effort pour avilir l'humanité, insulter à toutes les images de la beauté et de l'amour, nier tout ce qui est bon et tout ce qui est bien. Jamaia homme n'avait à ce point méconnu l'idéal des hommes. Il y a en nous tous, dans les petits comme dans les grands, chez les humbles comme chez les superbes, un instinct de la beauté, un désir de ce qui orne et de ce qui décore qui, répandus dans le monde, font le charme de la vie. M. Zola ne le sait pas. Il y a dans l'homme un besoin infini d'aimer qui le divinise. M. Zola ne le sait pas. Le désir et la pudeur se mêlent parfois en nuances délicieuses dans les âmes. M. Zola ne le sait pas. Il est sur la terre des formes magnifiques et de nobles pensées; il est des âmes pures et des coeurs héroïques. M. Zola ne le sait pas. Bien des faiblesses même, bien des erreurs et des fautes ont leur beauté touchante. La douleur est sacrée. La sainteté des larmes est au fond de toutes les religions. Le malheur suffirait à rendre l'homme auguste à l'homme. M. Zola ne le sait pas. Il ne sait pas que les grâces sont décentes, que l'ironie philosophique est indulgente et douce, et que les choses humaines n'inspirent que deux sentiments aux esprits bien faits : l'admiration ou la pitié. M. Zola est digne d'une profonde pitié. » (p. 236)

« George Sand et l'idéalisme dans l'art », La Vie littéraire. Première série, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 339-355.

Sur George Sand :

« […] les idées sont peu de choses chez madame Sand; le sentiment, au contraire, est tout et l'on peut l'admirer, sans penser comme elle, à condition de sentir comme elle. […] Ne lui demandez pas ce qu'elle pense : la pensée suppose la réflexion, et elle ne réfléchit pas. […] Sa seule fonction au monde est d'exprimer avec une magnificence incomparable le sentiment de la nature et les images de la passion. » (p. 341)

« La nature, elle la voit bien, puisqu'elle la voit belle. La nature n'est que ce qu'elle paraît : elle n'est en soi ni belle ni laide. C'est l'oeil de l'homme qui fait seul la beauté du ciel et de la terre. Nous donnons la beauté aux choses en les aimant. L'amour contient tout le mystère de l'idéal. […] Aimer, c'est embellir; embellir, c'est aimer. » (p. 342)

« L'art naturaliste n'est pas plus vrai que l'art idéaliste. M. Zola ne voit pas l'homme et la nature avec plus de vérité que ne les voyait madame Sand. […] Naturalistes et idéalistes sont également les jouets des apparences; ils sont, les uns et les autres, en proie au spectre de la caverne. […] Eh bien, puisque les témoignages que nous portons de la nature ont aussi peu de réalité objective les uns que les autres, puisque toutes les images que nous nous faisons des choses correspondent non pas aux choses elles-mêmes, mais seulement aux états de notre âme, pourquoi ne point rechercher et goûter de préférence les figures de grâce, de beauté et d'amour? » (p. 343)

« C'est que le beau dépend de nous; il est la forme sensible de tout ce que nous aimons. Entre les romanciers idéalistes et les romanciers réalistes la question est bien mal posée. On oppose la réalité à l'idéal, comme si l'idéal n'était pas la seule réalité qu'il nous soit permise de saisir. » (p. 344)

« Madame Sand demeura toujours bien persuadée que la grande affaire des hommes, c'est l'amour. Elle avait raison à moitié. La faim et l'amour sont les deux axes du monde. Ce que Balzac a vu surtout dans l'homme, c'est la faim, c'est-à-dire le sentiment de la conservation et de l'accroissement, l'avarice, la cupidité les ambitions matérielles, les privations, les jeûnes, les indigestions, les grandeurs de chair. […] Sand n'a pas moins de grandeur, pour ne nous avoir montré que des amoureux. […] il semble que la nature entière n'ait d'autre but que de jeter les êtres dans les bras l'un de l'autre et de leur faire goûter, entre deux néants infinis, l'ivresse éphémère du baiser. » (p. 347)

« Mensonges, par M. Paul Bourget », La Vie littéraire. Première série, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 348-355.

Sur Mensonges de Paul Bourget :

« N'est-il pas merveilleux que l'Imitation, composée dans un âge de foi, par un humble ascète, pour des âmes pieuses et solitaires, convienne admirablement aujourd'hui aux sceptiques et aux gens du monde? Un pur déiste, un doux athée peut en faire son livre de chevet. » (p. 349)

« […] il [René Vinci, le personnage principal] aime une madame Moraines, dont M. Paul Bourget a fait un portrait terriblement vrai. On la voit, on la sent, on la respire, cette femme […] Quand je parle de portrait, on se doute bien que j'entends parler surtout d'un portrait moral, puisque l'artiste est M. Paul Bourget. Ce portrait est vrai, il est vrai de cette grande vérité de l'art qui atteint du premier coup l'évidence. » (p. 351)

« […] imaginer, c'est voir; c'est voir sans même la ressource de détourner ou de fermer les yeux. » (p. 353)

« Il y a aussi dans ce livre, il y a surtout des observations d'une vérité dure. Sans doute, elles ne sont pas neuves et voilà beau temps qu'on les a faites pour la première fois. Mais est-ce que chaque génération ne refait pas nécessairement ce que les précédentes avaient fait? Est-ce que nous ne faisons pas, chacun à notre tour, les mêmes découvertes désespérantes? » (p. 354)

« Préface », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. I-XIII.

Sur l'activité critique, la littérature contemporaine et la littérature :

« Il y a un moyen de séduction à la portée des plus humbles : c'est le naturel. On semble presque aimable dès qu'on est absolument vrai. » (p. I)

« Il faut même souffrir que chacun de nous possède à la fois deux ou trois philosophies; car, à moins d'avoir créé une doctrine, il n'y a aucune raison de croire qu'une seule est bonne […] il n'y a guère d'esprit étendu qui ne renferme de nombreuses contradictions. À vrai dire, les âmes exemptes de tout illogisme me font peur; ne pouvant m'imaginer qu'elles ne se trompent jamais, je crains qu'elles ne se trompent toujours […] Quand la route est fleurie, ne demandez pas où elle mène. […] Toute fin est cachée à l'homme. […] la route que je préfère est celle ont les ormeaux s'élèvent plus touffus sous le ciel le plus riant. Le sentiment du beau me conduit. Qui dont est sûr d'avoir trouvé meilleur guide? » (p. II)

« On ne trouvera pas plus dans ce volume que dans le précédent une étude approfondie de la jeune littérature. La faute en est sans doute à moi qui n'ai su comprendre ni la poésie symboliste ni la prose décadente.
On m'accordera peut-être aussi que la jeune école ne se laisse pas pénétrer aisément. Elle est mystique et c'est une fatalité du mysticisme de demeurer inintelligible à ceux qui ne mènent pas la vie du sanctuaire. » (p. V)

« L'avenir est au symbolisme si la névrose qui l'a produit se généralise. Malheureusement, M. Ghil dit qu'O est bleu et M. Raimbault dit qu'O est rouge. Et ces malades exquis se disputent entre eux, sous le regard indulgent de M. Stéphane Mallarmé. » (p. VIII)

« On ne trouvera pas non plus dans ce volume une vue d'ensemble de la littérature contemporaine de notre pays. Il n'est pas facile de se faire une idée générale des choses au milieu desquelles on vit. On manque d'air et de recul. » (p. IX)

« […] les plus heureux d'entre les mortels produisent parfois des ouvrages qui peuvent devenir des chefs-d'oeuvre, avec l'aide du temps, qui est un galant homme, comme disait Mazarin. » (p. X)

« Les conditions techniques dans lesquelles s'élaborent les romans et les poèmes ne m'intéressent, je l'avoue, que très médiocrement. » (p. X)

« Ceux qui font des chefs-d'oeuvre ne savent pas ce qu'ils font; leur état de bienfaiteur est plein d'innocence. […] Je m'efforcerai de garder comme un don céleste l'impression de mystère que me causent les sublimités de la poésie et de l'art. » (p. XI)

« Tous les livres en général et même les plus admirables me paraissent infiniment moins précieux par ce qu'ils contiennent que par ce qu'y met celui qui les lit. Les meilleurs, à mon sens, sont ceux qui donnent le plus à penser, et les choses les plus diverses. » (p. XI)

« Quand nous les lisons, ces livres excellents, ces livres de vie, nous les faisons passer en nous. […] tout livre a autant d'exemplaires différents qu'il y a de lecteurs et qu'un poème, comme un paysage, se transforme dans tous les yeux qui le voient, dans toutes les âmes qui le conçoivent. » (p. XII)

« M. Alexandre Dumas fils. Le châtiment d'Iza et le pardon de Marie », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 1-9.
« […] on devinait le philosophe sous le romancier, on voyait la thèse dans l'oeuvre d'art. » (p. 2)

« Il [le personnage principal] l'aime d'un amour à la fois idéal et esthétique. Il l'aime parce qu'elle est la forme parfaite et parce qu'elle est l'infini que nous rêvons tous, dans ce rêve d'une heure qui est la vie. (p. 2)

Un grand artiste porte en soi l'instinct généreux de la vie. Il crée et ne détruit pas. » (5)

« Tous les fanatismes, même celui de la vertu, font horreur aux âmes riantes et largement ouvertes. » (p. 6)
« Gustave Flaubert », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 18-27.

Sur la correspondance de Flaubert; portrait d'écrivain :

« C'était en 1873, un dimanche d'automne. J'allai le voir tout ému. Je me tenais le coeur en sonnant à la porte du petit appartement qu'il habitait alors rue Murillo. Il vint lui-même ouvrir. De ma vie je n'avais jamais vu rien de semblable. Sa taille était haute, ses épaules larges; il était vaste, éclatant et sonore; il portait avec aisance une espèce de caban marron, vrai vêtement de pirate; des braies amples comme une jupe lui tombaient sur les talons. Chauve et chevelu, le front ridé, l'oeil clair, les joues rouges, la moustache incolore et pendante, il réalisait tout ce que nous lisons des vieux chefs scandinaves, dont le sang coulait dans ses veines, mais non point sans mélange. » (p. 18)

« Il [Flaubert] me tendit sa main de chef et d'artiste, me dit quelques bonnes paroles, et, dès lors, j'eus la douceur d'aimer l'homme que j'admirais. Gustave Flaubert était très bon. Il avait une prodigieuse capacité d'enthousiasme et de sympathie. C'est pourquoi il était toujours furieux. Il s'en allait à la guerre à tout propos, ayant sans cesse une injure à venger. Il en était de lui comme de don Quichotte, qu'il estimait tant. Si don Quichotte avait moins aimé la justice et senti moins d'amour pour la beauté, moins de pitié pour la faiblesse, il n'eût point cassé la tète au muletier biscayen ni transpercé d'innocentes brebis. C'étaient tous deux de braves coeurs. Et tous deux ils firent le rêve de la vie avec une héroïque fierté qu'il est plus facile de railler que d'égaler. À peine étais-je depuis cinq minutes chez Flaubert que le petit salon, tendu de tapis d'Orient, ruisselait du sang de vingt mille bourgeois égorgés. En se promenant de long en large, le bon géant écrasait sous les talons les cervelles des conseillers municipaux de la ville de Rouen. » (p. 19)

« Flaubert me parut regretter sincèrement de n'avoir pas vécu au temps d'Agamemnon et de la guerre de Troie. Après avoir dit un grand bien de cet âge héroïque, ainsi que généralement de toutes les époques barbares, il se répandit en invectives contre le temps présent. Il le trouvait banal. C'est là que sa philosophie me sembla en défaut. Car enfin toute époque est banale pour ceux qui la vivent; en quelque temps qu'on naisse, on ne peut échapper à l'impression de vulgarité qui se dégage des choses au milieu desquelles on s'attarde. […] Flaubert semblait croire que les personnages antiques jouissaient eux-mêmes de l'impression d'étrangeté qu'ils nous donnent. C'est là une illusion un peu naïve, mais bien naturelle. Au fond, je crois que Flaubert n'était pas si malheureux qu'il en avait l'air. Du moins était-ce un pessimiste d'une espèce particulière; c'était un pessimiste plein d'enthousiasme pour une partie des choses humaines et naturelles. » (p. 22)

« […] je n'ai connu en ce monde que deux hommes heureux de leur oeuvre […] On n'écrit pas des chefs-d'oeuvre pour son plaisir, mais sous le coup d'une inexorable fatalité. La malédiction d'Ève frappe Adam comme elle : l'homme aussi enfante dans la douleur. » (p. 23)

« La vérité est qu'il [Flaubert] n'eût qu'une passion, la littérature. […] Il marcha toute sa vie dans la voie où il était appelé. Il travailla comme un boeuf. Sa patience, son courage, sa bonne foi, sa probité resteront à jamais exemplaires. C'est le plus consciencieux des écrivains. » (p. 26)

« Il faut admirer, il faut vénérer cet homme de beaucoup de foi, qui dépouilla par un travail obstiné et par le zèle du beau ce que son esprit avait naturellement de lourd et de confus, qui sua lentement ses superbes livres et fit aux lettres le sacrifice méthodique de sa vie entière. » (p. 27).

« Guy de Maupassant. Critique et romancier », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 28-35.

Sur Pierre et Jean de Maupassant et sur la nature et le rôle de la critique littéraire :

« M. Guy de Maupassant nous donne aujourd'hui, dans un même volume trente pages d'esthétique et un roman nouveau. Je ne surprendrai personne en disant que le roman est d'une grande valeur. Quant à l'esthétique, elle est telle qu'on devrait l'attendre d'un esprit pratique et résolu, enclin naturellement à trouver les choses de l'esprit plus simples qu'elles ne sont en réalité. On y découvre, avec de bonnes idées et les meilleurs instincts, une innocente tendance à prendre le relatif pour l'absolu. M. de Maupassant fait la théorie du roman comme les lions feraient celle du courage, s'ils savaient parler. Sa théorie, si je l'ai bien entendue, revient à ceci : il y a toutes sortes de manières de faire de bons romans; mais il n'y a qu'une seule manière de les estimer. Celui qui crée est un homme libre, celui qui juge est un ilote. » (p. 28)

« […] Pierre et Jean est fort remarquable et décèle un bien vigoureux talent. Ce n'est pas un roman naturaliste. L'auteur le sait bien. Il a conscience de ce qu'il a fait. Cette fois […] il est parti d'une hypothèse. […]l e fait qui sert de point de départ au roman Pierre et Jean est si singulier ou du moins si exceptionnel, que l'observation est à peu près impuissante à en montrer les suites. Il faut, pour les découvrir, recourir au raisonnement et procéder par déduction. C'est ce qu'a fait M. Guy de Maupassant, qui, comme le diable, est grand logicien. […] il a imaginé […] » (p. 32)

« La vérité est que M. de Maupassant a traité ce sujet ingrat avec la sûreté d'un talent qui se possède pleinement. Force, souplesse, mesure, rien ne manque plus à ce conteur robuste et magistral. Il est vigoureux sans effort. Il est consommé par son art. » (p. 35)

« Il a exprimé avec une finesse sans ironie le contraste d'un grand sentiment dans une petite existence. Quant à la langue de M. de Maupassant, je me contenterai de dire que c'est du vrai français, ne sachant donner une plus belle louange. » (p. 35)

« Hors de la littérature », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 56-64.

Sur Volonté de George Ohnet :

« Comme philosophe, M. George Ohnet ne me satisfait pas. Sous ce jour, je le trouve faible. Je voudrais n'avoir pas à l'apprécier à un autre point de vue, et je meurs d'envie de vous dire incontinent quelque belle chanson du temps que Berthe filait. Mais puisque enfin M. Ohnet fait des romans, il est équitable et nécessaire de le traiter en romancier. […] Eh bien, puisqu'il me faut juger M. Ohnet comme auteur de romans, je dirai, dans la paix de mon âme et dans la sérénité de ma conscience, qu'il est, au point de vue de l'art, bien au-dessous du pire. » (p. 58)

« Je sais de lui des traits qui l'honorent, je l'estime profondément, mais je ne connais pas de livres qui me déplaisent plus que les siens. Je ne sais rien au monde de plus désobligeant que ses conceptions, ni de plus disgracieux que son style. » (p. 59)

« Les criminels », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 75-83.

Sur Conscience d'Hector Malot et Crime et châtiment de Dostoïevsky :

« En écrivant Conscience, l'auteur […] a très intelligemment approprié à notre milieu et à notre culture le drame que Dostoïevsky conçut et exécuta avec l'atrocité ingénue d'une âme slave, quand il écrivit cette oeuvre d'épouvante, Crime et châtiment.
Comme le Raskolnikof du romancier de Moscou, le Saniel de M. Hector Malot est jeune, intelligent, énergique, Il a donné un but à sa vie et il se dit : pour atteindre ce but, il fait que je supprime une existence humaine, celle d'un être méprisable et nuisible, Il regarde son crime en face et il le commet, il tue un vieil usurier. Ce Saniel, fils d'un rude paysan d'Auvergne, ignore la haine comme l'amour. Il est étranger à toute sympathie humaine, il ne vit que pour la science et s'absorbe dans des recherches physiologiques qui l'ont conduit déjà à de grandes découvertes. Une telle âme est incapable de remords. Aussi n'a-t-il point l'horreur de son crime. Il se dit même que ce qu'il a fait est raisonnable; pourtant il lui est impossible de se retrouver après l'acte ce qu'il était avant. Comme Raskovnikof encore, il est saisi, possédé par son crime. Son esprit obéit à une logique aussi étrange qu'implacable. » (p. 75)

« Tout est mystère dans l'homme et nous ne pouvons rien connaître qui n'est pas l'homme. Voilà la science humaine! » (p. 79)

« […] comme il est sublime cet effort victorieux de l'homme pour s'affranchir des vieux liens dur crime! Qu'elle est auguste cette lente édification de la morale! Les hommes ont peu à peu constitué la justice. La violence, qui était la règle, est aujourd'hui l'exception. Le crime est devenu une sorte d'anomalie, quelque chose d'inconciliable avec la vie nouvelle, telle que l'homme l'a faite à force de patience et de courage. Entré dans une existence, le crime ronge et la dévore : il est désormais un vice radical, un genre morbide. C'était le vieux nourricier des hommes des cavernes; maintenant il empoisonne les misérables qui lui demandent la vie. C'est ce que M. Hector Malot a fait voir après Dostoïevsky. » (p. 83)

« Demain », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 190-202.

Sur l'avenir du roman :

« […] j'ai peu de goût à disputer sur la nature du beau. Je n'ai qu'une confiance médiocre dans les formules métaphysiques. Je crois que nous ne saurons jamais exactement pourquoi une chose est belle. » (p. 191)

« Vous me demandez mon avis sur la jeune littérature. Je voudrais, en vous répondant, prononcer des paroles souriantes et de bon augure. Je voudrais détourner les présages de malheur. Je ne puis, et je suis contraint d'avouer que je n'attends rien de bon du prochain avenir. » (p. 192)

« J'en souffre, mais je ne me sens attaché aux jeunes décadents par aucun lien. […] MM. José-Maria de Hérédia et Catulle Mendès ont beau me traduire à l'envi les sonnets de la nouvelle école, je n'y entends absolument rien. Je le répète, je me trouve plus voisin d'un pauvre sauvage que d'un décadent. » (p. 192)

« Je remontrai seulement au naturalisme, qui commença à envahir la littérature au milieu du second empire. Il débuta avec éclat et produisit du premier coup un chef-d'oeuvre : Madame Bovary. Et, qu'on ne s'y trompe pas, le naturalisme était excellent à bien des égards. Il marquait un retour à la nature, que le romantisme avait méprisé follement. Il était la revanche de la raison. Le malheur voulut que bientôt le naturalisme subit l'empire d'un talent vigoureux, mais étroit, brutal, grossier, sans goût, et ignorant de la mesure, qui est tout l'art. […] » (p. 194)

« […] les romans de M. Zola sont aisément imitables. Le procédé y est toujours visible, l'effet toujours outré, la philosophie toujours puérile. La simplicité extrême de la construction rend aussi faciles à copier que les vierges byzantines, j'aurais pu dire, peut-être, les figures d'Épinal. » (p. 196)

« Ce qu'il y a de tout à fait louable en eux, c'est la connaissance qu'ils ont de la technique de leur art. S'ils composent mal, c'est moins par ignorance que par dédain : car vous savez qu'un livre bien composé est par cela même, selon le préjugé qui règne, un livre méprisable. » (p. 197)

« Et quand on songe qu'un homme très jeune éprouve de grandes difficultés à se montrer avantageusement dans un genre qui, comme le roman, exige une certaine expérience de la vie et du monde, on ne désespère pas de l'avenir de cette forme littéraire que la France a tant de fois et si heureusement renouvelée depuis le XVe siècle. » (p. 197)

« On publie deux ou trois romans par jour. Combien, dans le nombre, doivent survivre? Le XVIIIe siècle n'en a pas laissé dix, et c'est un des beaux siècles de fiction en prose. Nous avons trop de romans, et de trop gros. Il faudrait laisser les gros livres aux savants. […] On peut dire beaucoup en un petit nombre de pages. Un roman devrait se lire d'une haleine. J'admire que ceux qu'on fait aujourd'hui aient tous également trois cent cinquante pages. Cela convient à l'éditeur. Mais cela n'est pas toujours convenable au sujet. » (p. 198)

« Les belles époques de l'art ont été des époques d'harmonie et de tradition. Elles ont été organiques. Tout n'y était pas laissé à l'individu. C'est peu de choses qu'un homme et même qu'un grand homme, quand il est tout seul. On ne prend pas assez garde qu'un écrivain, fut-il très original, emprunte plus qu'il n'invente. La langue qu'il parle ne lui appartient pas; la forme dans laquelle il coule sa pensée, ode, comédie, conte, n'a pas été créée par lui; il ne possède en propre ni sa syntaxe ni sa prosodie. Sa pensée même lui est soufflée de toutes parts. Il a reçu les couleurs; il n'apporte que les nuances, qui parfois, je le sais, sont infiniment précieuses. Soyons assez sages pour le reconnaître : nos oeuvres sont loin d'être toutes à nous. Elles croissent en nous, mais leurs racines sont partout dans le sol nourricier. Avouons donc que nous devons beaucoup à tout le monde et que le public est notre collaborateur. » (p. 199)

« […] ceux qui naissent avec un beau génie […], dès le berceau, sont nos maîtres, et la critique, loin de leur rien apprendre, doit tout apprendre d'eux. » (p. 201)

« Je crois que la critique ou plutôt l'essai littéraire, est une forme exquise de l'histoire. Je dis plus : elle est la vraie histoire, celle de l'esprit humain. Elle exige, pour être bien traitée, des facultés rares et une culture savante. Elle suppose un affinement intellectuel que de longs siècles d'art ont seuls pu produire. » (p. 201)

» -Où en est l'avenir? demandez-vous, monsieur, en terminant votre lettre.
L'avenir est dans le présent, il est dans le passé. C'est nous qui le faisons; s'il est mauvais, ce sera de notre faute. Mais je n'en désespère pas. » (p. 201)

« M. Charles Morice », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 203-214.

Sur la réponse de C. M. à l'article « Demain » :

« Grâce à nos maîtres Sainte-Beuve et Taine, grâce à nous aussi, il est permis aujourd'hui d'admirer toutes les formes du beau. Les vieux préjugés d'école n'existent plus. On peut aimer en même temps Racine et Shakespeare. » (p. 205)

« Les conditions de l'art ont peu changé depuis Homère. Je ne puis me figurer qu'elles changeront beaucoup d'ici à l'Exposition universelle. L'humanité elle-même se modifie très lentement. Quelle que soit l'impatience des jeunes poètes, pour donner des sensations nouvelles à l'homme, il leur faut attendre que l'homme ait acquis des sens nouveaux. Or, de telles acquisitions se font avec une infinie lenteur. » (p. 206)

« Plus je vis, plus je sen qu'il n'y a de beau que ce qui est facile.
Je suis bien revenu de la beauté des grimoires. À mon sens, le poète ou le conteur, pour être tout à fait galant homme, évitera de causer la moindre peine, de créer la moindre difficulté à son lecteur. Pour faire sagement, il n'exigera point l'attention; il la surprendra. Il craindra d'exercer la patience des lettrés et croira n'être pas lisible s'il ne peut être lu aisément.
La science a le droit d'exiger de nous un esprit appliqué, une pensée attentive. L'art n'a pas ce droit. Il est, par nature, inutile et charmant. Sa fonction est de plaire; il n'en a point d'autre. » (p. 208)

« Mais sachons quelle fonction s'est donné l'art de l'avenir. Il veut s'attacher […] à l'être humain tout entier. Il veut faire la synthèse des littératures; il veut, selon la formule de M. Charles Morice, "suggérer tout l'homme par tout l'art ".
C'est là une nouveauté. Et, comme toutes les nouveautés, elle est aussi vieille que le monde. De tout temps, l'art a voulu représenter l'homme, et l'homme tout entier. » (p. 209)

« La langue n'appartient pas en propre aux lettrés. Ce n'est pas un bien dont ils puissent user à leur guise. La langue est à tout le monde. L'artiste le plus savant est tenu de lui garder son caractère national et populaire; il doit parler le langage du public. S'il veut se tailler un idiome particulier dans l'idiome de ses concitoyens; s'il croit qu'il peut changer à son gré le sens et les rapports des mots, il sera puni de son orgueil et de son impiété : comme les ouvriers de Babel, ce mauvais artisan du parler maternel ne sera entendu de personne, et il ne sortira de ses lèvres qu'un intelligible murmure. » (p. 213)

« Les formes d'art qu'on fabrique de toutes pièces dans les écoles sont généralement des machines compliquées et inutiles. Surtout ne proclamons pas trop haut l'excellence de nos procédés. Il n'y a d'art véritable que celui qui se cache. » (p. 214)

« La pureté de M. Zola », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 284-291.

Sur Le Rêve de Zola :

« Le naturel, voyez-vous, a un charme inimitable, et l'on ne saurait plaire si l'on n'est plus soi-même. Quand il ne force pas son talent, M. Zola est excellent. Il est sans rival pour peindre les blanchisseuses et les zingueurs. Je vous le dis tout bas : l'Assommoir a fait mes délices. J'ai lu dix avec une joie sans mélange les noces de Coupeau, le repas de l'oie et la première communion de Nana. Ce sont là des tableaux admirables, pleins de couleur, de mouvement et de vie. » (p. 286)

« Il [Zola] a cessé depuis longtemps d'étudier le modèle. Il compose des tableaux d'imagination sur quelques notes mal prises. Son ignorance du monde est prodigieuse, et comme il n'a pas de philosophie, il tombe à chaque instant dans l'absurde et dans le monstrueux. Ce chef de l'école naturaliste offense à tout moment la nature. » (p. 287)

« M. Zola se trompe fort s'il croit que la religion d'aujourd'hui en [les légendes des vierges martyres] a gardé le moindre souvenir. Ces légendes gothiques devenues suspectes aux théologiens, ne sont maintenant connues que des archéologues. » (p. 289)

« Pas une seule prière du matin ou du soir, pas une confession, pas une communion, pas une messe basse dans ce récit d'une enfance pieuse et d'une jeunesse mystique.
Aussi son livre n'est-il qu'un conte bleu sur lequel il n'est ni permis de réfléchir, ni possible de raisonner. Et ce conte bleu est bien longuement, bien lourdement écrit. » (p. 290)

« Roman et magie », La Vie littéraire. Deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 332-340.

Sur Apulée et ce que cache l'imagination et le merveilleux :

« Le possible ne nous suffit pas et nous voulons l'impossible, qui n'est l'impossible qu'à la condition de ne jamais se réaliser. » (p. 333)

« Il y a des heures où l'on ne veut point être raisonnable, et j'avoue que ces heures-là ne sont pas les plus mauvaises. L'absurde est une des joies de la vie; aussi voyez que, de tous les livres humains, ceux dont la fortune est la plus constante et la plus durable sont des contes, et des contes tout à fait déraisonnables. » (p. 334)

« Le merveilleux est un mensonge. Nous le savons et nous voulons qu'on nous mente. » (p. 334)

« Je vais tout vous dire : Apulée, c'est mon péché. Je l'aime sans l'estimer, et je l'aime beaucoup. […] Il partage si pleinement, pour le satisfaire, ce goût dépravé de l'absurde, ce désir du déraisonnable que chacun de nous porte caché dans un repli de son coeur! » (p. 335)

« […] comme il a l'imagination vive et le style prestigieux, il lui fut donné d'écrire le chef-d'oeuvre des romans fantastiques. » (p. 337)

« […] ce petit roman même, dont je n'admirais tout à l'heure qye l'absurdité pittoresque et le merveilleux expressif, n'est-il pas philosophique à sa façon et jusque dans ses licences? Apulée ne serait-il pas, dans sa Métamorphose, l'ingénieux interprète des dogmes palingénistiques; n'exposerait-il pas, sous une forme légère, la doctrine des épreuves et des expiations à travers des existences successives et même la transformation de Lucius ne serait-elle pas l'expression sensible des travaux de la vie humaine, des changements qui sans cesse modifient les éléments complexes de ce moi qui tend sans cesse à se connaître plutôt qu'il ne se connaît? Y aurait-il une sagesse cachée dans ce livre qui étale une folie si divertissante? Que sais-je? » (p. 340)

« Rabelais », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 28-36.

Sur Rabelais, sa personne, son génie, son oeuvre de Paul Stapfer :

« C'est une cathédrale que l'oeuvre de Rabelais, une cathédrale placée sous le vocable des humanités, de la pensée libre, de la tolérance, mais une cathédrale de style flamboyant où ne manquent ni les gargouilles, ni les monstres, ni les scènes grotesques, chères aux imagiers du moyen âge […] » (p. 29)

« Le fanatisme et la violence étaient en horreur à sa riante, libre et large nature. C'est par là encore qu'il fut excellent. […] il ne passa jamais dans le parti des bourreaux, tout en se gardant de rester dans celui des martyrs. Loin de le blâmer, je l'en louerai plutôt. Il faut laisser le martyr à ceux qui, ne sachant point douter, ont dans leur simplicité même l'excuse de leur entêtement. Il y a quelque impertinence à se faire brûler pour une opinion. Avec le Sérénus de M. Jules Lemaître, on est choqué que des hommes soient si sûrs de certaines choses quand on a soi-même tant cherché sans trouver, et quand finalement on s'en tient au doute. Les martyrs manquent d'ironie et c'est là un défaut impardonnable, car sans l'ironie le monde serait comme une forêt sans oiseaux; l'ironie est la gaieté de la réflexion et la joie de la sagesse. » (p. 31)

« Comme ses contemporains, il admirait pêle-mêle tous les ouvrages des anciens. Sa tête était un grenier où s'empilaient Virgile, Lucien, Théophraste, Dioscoride, la haute et la basse antiquité. Mais surtout il était médecin, médecin errant et faiseur d'almanachs. Le Gargantua et le Pantagruel ne tinrent pas plus de place dans sa vie que le Don Quichotte dans celle de Cervantès, et le bon Rabelais fit son chef-d'oeuvre sans le savoir, ce qui est généralement la manière dont on fait des chefs-d'oeuvre. Il n'y faut qu'un beau génie, et la préméditation n'y est pas du tout nécessaire. Aujourd'hui qu'il y a une littérature et des moeurs littéraires, nous vivons pour écrire, quand nous n'écrivons pas pour vivre. Nous prenons beaucoup de peine, et pendant que nous nous efforçons de bien faire, la grâce nous échappe avec le naturel. » (p. 33)

« Rabelais fut, sans le savoir, le miracle de son temps. Dans un siècle de raffinement, de grossièreté et de pédantisme il fut incomparablement exquis, grossier et pédant. Son génie trouble ceux qui lui cherchent des défauts. Comme il les a tous, on doute avec raison qu'il en ait aucun. Il est sage et il est fou; il est naturel et il est affecté; il est raffiné et il est trivial; il s'embrouille, s'embarrasse, se contredit sans cesse. Mais il fait tout voir et tout aimer. Par le style, il est prodigieux, et bien qu'il tombe souvent dans d'étranges aberrations, il n'y a pas d'écrivain supérieur à lui […] » (p. 34)

« Préface », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. I-XIX.

Sur la définition et le rôle de la critique littéraire :

« Les choses qui nous touchent le plus, qui nous semblent les plus belles et les plus désirables sont précisément celles qui demeurent toujours vagues pour nous et en partie mystérieuse. La beauté, la vertu, le génie garderont à jamais leur secret. Ni le charme de Cléopâtre, ni la douceur de Saint François d'Assise, ni la poésie de Racine ne se laisseront réduire en formules et, si ces objets relèvent de la science, c'est d'une science mêlée d'art, intuitive, inquiète et toujours inachevée. Cette science, ou plutôt cet art existe : c'est la philosophie, la morale, l'histoire, la critique, enfin tout le beau roman de l'humanité. » (p. XVII)

« Toute oeuvre de poésie ou d'art a été de tout temps un sujet de disputes et c'est peut-être un des plus grands attraits des belles choses que de rester ainsi douteuses, car, toutes, on a beau le nier, toutes son douteuses.  » (p. XVIII)

« La morale et la science », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 54-78.

Sur Le Disciple de Paul Bourget :

« Il [Paul Bourget] a paru curieux […] de toutes les formes et de toutes les couleurs changeantes que revêt la vie à nos yeux. Et ce goût d'unir le concret à l'abstrait est si bien dans sa nature que, tout jeune, il le laissait voir dans ses conversations avant de le montrer dans ses livres. » (p. 55)

« Dans ce beau roman du Disciple, dont nous avons parlé, M. Paul Bourget agite, avec une rare habileté d'esprit, de hautes questions morales qu'il ne résout pas. Et comment les résoudrait-il? Le dénouement d'un conte ou d'un poème est-il jamais une solution? C'est assez pour sa gloire et pour notre profit qu'il ait sollicité vivement toutes les âmes pensantes. » (p. 63)

« En professant l'illusion de la volonté et la subjectivité des idées de bien et de mal, a-t-il [M. Sixte, le personnage principal du roman], commis lui-même un crime? M. Bourget ne l'a pas dit, il ne pouvait, il ne devait pas le dire. Le trouble moral de M. Sixte nous enseigne du moins que l'intelligence ne suffit pas seule à comprendre l'univers et que la raison ne peut méconnaître impunément les raisons du coeur. Et cette idée se montre comme une lueur douce et pure, dont ce livre est tout illuminé. » (p. 64)

« […] la plus grande vertu de l'homme est peut-être la curiosité. Nous voulons savoir; il est vrai que nous ne saurons jamais rien. Mais nous aurons du moins opposé au mystère universel qui nous enveloppe une pensée obstinée et des regards audacieux; toute les raisons des raisonneurs ne nous guériront point, par bonheur, de cette grande inquiétude que nous agite devant l'inconnu. » (p. 77)

« Léon Hennique », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 142-152.

Sur Un Caractère de Léon Hennique :

« M. Léon Hennique a grandi et s'est formé dans le naturalisme. […] Mais, par le tourment ingénieux du style et la curiosité fine de la pensée, il procède des Goncourt plutôt que de M. Zola. Il a, comme les deux frères, la vision colorée des temps évanouis, l'amour du rocaille et du rococo, le goût maladif du précieux et du rare. Comme eux, il met de l'apprêt et de la coquetterie dans la brutalité. Mais il est original et singulier par un certain don de rêve, par un certain sentiment de l'idéal, par je ne sais quoi d'héroïque et de fier. » (p.142)

« C'est cette belle idée que M. Hennique a exprimée magnifiquement et qui donne à tout son livre un sens large et profond. Éternelle vérité des antiques théogonies : le désir a créé le monde, le désir est tout-puissant.  » (p. 148)

« Voilà, dans son esprit et son essence, le livre de M. Hennique. Ce n'est pas l'oeuvre assurément d'une âme vulgaire, c'est aussi un fait assez notable qu'un disciple de M. Zola, un des conteurs des Soirées de Médan, ait célébré avec un enthousiasme sympatique le triomphe de l'idéalisme le plus exalté. » (p. 152)

« M. Édouard Rod », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 266-276.

Sur Les Trois coeurs d'Édouard Rod :

« Il [Édouard Rod] a mis beaucoup de talent dans ce roman cruel. Et l'on ne saurait trop louer la sobriéré du récit, la rapidité tour à tour gracieuse et forte des scènes, l'élégante précision du style. J'y louerai même un je ne sais quoi de froid et d'affecté qui convient parfaitement au sujet.
Les procédés d'art et de composition de M. Édouard Rod sont bien supérieurs aux procédés, maintenant à peu près abandonnés, de l'école naturaliste. Dans une corte préface qui précède Les Trois coeurs, le jeune romancier se dit intuitiviste. Je le veux bien. Dans tous les cas, il est à mille lieues du naturalisme. La nouvelle école, et jusqu'aux anciens disciples du maître de Médan, semblent entrer dans une sorte d'idéalisme dont M. Hennique nous donnait récemment un exemple aimable et singulier. M. Édouard Rod croit pouvoir indiquer les causes principales de ce phénomène intattendu. Il les trouve dans l'exotisme qui nous pénètre, et notamment dans les suggestions si puissantes qu'exercent sur la génération jeune la musique de Wagmer, la poésie anglaise et le roman russe. […] Un critique habile, M. Gabriel Sarrazin, a pu dire : " À l'heure actuelle, les infiltrations exotiques inondent notre littérature. Notre pensée devient de plus en plus composite. […] À l'arôme vif et fin d'idées et de fantaisies rapides, perçantes, ironiques, en un mot françaises, ils entremêlent le parfum lourd, morbide, de théories et d'imaginations capiteuses, transplantées d'autres pays." Ne nous plaignons pas trop de ces importations : les littératures, comme les nations, vivent d'échanges. » (p. 275)

« J.-H. Rosny », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 277-288.

Sur Le Termite de J.-H. Rosny :

« Quel est cet insecte symbolique dont M. Rosny nous décrit le travail occulte et redoutable? Quelle est cette fourmi blanche de l'intelligence qui ronge les coeurs et les cerveaux comme le karia des Arables dévore les bois les plus précieux? Quel est ce névroptère de la pensée dont le naturalisme a favorisé l'éclosion et qui, s'attaquant aux âmes littéraires, les peuple de ses colonies voraces? C'est l'obsession du petit fait; c'est la notation minutieuse du détail infime; c'est le goût dépravé de ce qui est bas et de ce qui est petit; c'est l'éparpillement des sensations courtes; c'est le fourmillement des idées minuscules; c'est le grouillement des pensées immondes. La jeune école est en proie au fléau; elle est broyée, âme et chair, par les mandibules du termite. » (p. 277)

« Il y a des portraits dans le Termite et c'est comme le Grand Cyrus, un roman à clefs. On ne travaille pas dans ce genre sans s'exposer à certains dangers et sans soulever des protestations qui peuvent être fondées. » (p. 282)

« Ce qui est admirable en lui [Rosny], c'est la hauteur du sentiment, la liberté de l'esprit, la largeur des vues, l'illumination soudaine, la pénétration des caractères, et cette forte volonté d'être juste, qui fait de l'injustice même une vertu. On trouve dans le Termite beaucoup d'idées excellentes sur l'art et la littérature. Celle-ci par exemple : « Une pensée large conçoit la beauté en organisation et non en réforme. » Cette maxime est si belle, si vraie, si féconde, qu'il me semble que j'en vois sortir toute une esthétique, admirable de sagesse. Mais j'avoue que je ne puis me faire à son style encombré (le mot est de lui), où chaque phrase ressemble à une voiture de déménagement. Et ce style n'est pas seulement encombré, il est confus, parfois singulièrement trouble. Le malheur de M. Rosny est d'en vouloir trop dire. Il force la langue. » (p. 287)

« Dialogues des vivants », La Vie littéraire. Troisième série, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 319-330.

Sur La Bête humaine de Zola :

« Il est rare qu'un maître appartienne autant que ses disciples à l'école qu'il a fondée… » (p. 320)

« Il y a deux sujets distincts dans la Bête humaine : une cause célèbre et une monographie des voies ferrées. […] Mais quelle bizarre idée de souder ainsi ces deux romans. L'un est un innocent ouvrage qui semble fait pour apprendre à la jeunesse le fonctionnement des chemins de fer. […] Chaque scène trahit un vulgarisateur méthodique.[…] M. Zola nous a donné là un roman pour les écoles. Et par une aberration prodigieuse, par une sorte de folie, il a mêlé ces scènes enfantines à une histoire de luxure et de crime. […] Je ne dis pas que cela soit faux. […] mais la juxtaposition de ces deux romans est quelque chose de bizarre. » (p. 322)

« Il ne suffit pas de voir ce que voient les autres pour voir comme eux. Zola a vu ce que voit un mécanicien; il n'a pas vu comme voit un mécanicien. » (p. 327)

« M. Alexandre Dumas reprochait un jour à un confrère de ne mettre sur la scène que des coquins. Et il ajoutait avec une gaieté farouche : « Vous avez tort. Il se trouve dans toutes les sociétés une certaine proportion d'honnêtes gens. Ainsi nous sommes deux ici, et il y a au moins un honnête homme. » Je dirais à mon tour : Nous sommes six dans ce fumoir. Il doit y avoir de cinq à six honnête gens parmi nous. C'est la proportion moyenne. Puisque enfin, les honnêtes gens l'emportent dans la vie, c'est qu'ils sont plus nombreux. Mais ils l'emportent de peu… et pas toujours. Ils forment, en somme, une très petite majorité. M. Zola a méconnu la proportion vraie. » (p. 329)

« Notre coeur », La Vie littéraire. Quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, 1900, p. 10-18.

Sur Notre Coeur de Maupassant :

« Il faut beaucoup d'observation et une sorte d'instinct pour saisir le caractère de l'époque dans laquelle on vit et pour démêler au milieu de l'infinie complexité des choses actuelles les traits essentiels, les formes typiques. M. de Maupassant y doit réussir autant que personne, car il a l'oeil juste et l'intuition sûre. » (p. 11)

« Il y a dans la pensée contemporaine une étrange âcreté. Notre littérature ne croit plus à la bonté des choses. Écoutons un rêveur comme Loti, un intellectuel comme Bourget, un sensualiste comme Maupassant, et, nous entendrons, sur des tons différents, les mêmes paroles de désenchantement. […] L'art du XVIIe siècle croyait à la vertu […] l'art du XVIIIe siècle croyait à la raison. L'art du XIXe siècle croyait d'abord à la passion, avec Chateaubriand, George Sand et les romantiques. Maintenant, avec les naturalistes, il ne croit plus qu'à l'instinct. » (p. 14)

« Un coeur de femme », La Vie littéraire. Quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, 1900, p. 19-26.

Sur Un coeur de femme de Paul Bourget :

« On ne relit pas; on ne songe pas à relire. C'est une des misères de la littérature contemporaine. […] Les lecteurs mondains qui se croient lettrés n'ont pas de bibliothèque. » (p. 20)

« Mais il n'est que trop vrai que le public des romans devient de plus en plus impatient, frivole et oublieux. C'est qu'il est femme. Si l'on excepte M. Zola, nos romanciers à la mode ont infiniment plus de lectrices que de lecteurs. » (p. 20)

« Et c'est aux femmes qu'on doit l'esprit et le tour du roman contemporain, car il est vrai qu'une littérature est l'oeuvre du public aussi bien que des auteurs. Il n'y a que les fous qui parlent tout seul; je veux dire pour soi, et sans espoir d'agir sur les âmes. Aussi est-il tout naturel que nos romanciers aient cherché presque tous sans le vouloir et parfois sans le savoir "ce qui plait aux dames". » (p. 21)

« M. Paul Bourget qui est un philosophe, et des plus habiles, a, çà et là, dans ce nouveau livre comme dans les précédents, de clairs aperçus sur la nature humaine. […]
L'excellent analyste, qui déjà avait si bien défini la jalousie, nous livre cette fois encore sur ce sujet des observations subtiles et profondes. » (p. 25)

« En lisant ces romans d'amour mondain,[…] on se prend à songer que l'amour, le sauvage amour, a acquis, avec la civilisation, la régularité d'un jeu dont les gens du monde observent les règles. C'est un jeu plein de complications et de difficultés; un jeu très élégant. Mais c'est toujours la nature, l'obscure, l'impitoyable nature qui tient le but. Et c'est pour cela qu'il n'y a pas de jeu plus cruel ni plus immoral. » (p. 26)

« Judith Gauthier », La Vie littéraire. Quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, 1900, p. 133-144.

Sur La Conquête du Paradis de J. Gauthier; portrait d'écrivain :

« C'est la fille du poète. Dans cette petite maison de la rue Longchamp où, comme il est dit des princesses dans les contes de fées, elle grandissait chaque jour en sagessse et en beauté, Judith apprit dès l'enfance à comprendre et à goûter les formes d'art les plus exquises, les plus rares, les plus étranges. Son père, en parlant comme en écrivant, était un incomparable assembleur de merveilles. Au milieu des causeries familières, il faisait, sans y songer, des évocations magiques. Cette maisonnette, baignée l'hiver des brumes de la Seine et des vapeurs du Bois, s'emplissait, à la voix du maître, de toutes les poésies de l'Orient rêvé. […] C'est là qu'enfant Judith Gautier se nourrit de poésie et apprit à aimer la beauté exotique. Pour que son éducation d'artiste fût complète, il ne lui manqua rien, sinon peut-être le commun et l'ordinaire. » (p. 133)

« Elle [J. Gauthier] avait son style, parce qu'elle avait son monde d'idées et de rêves. Ce monde, c'était l'Extrême Orient, non point tel que nous le décrivent les voyageurs, même quand ils sont, comme Loti, des poètes, mais tel qu'il s'était créé dans l'âme de la jeune fille, une âme silencieuse, une sorte de mine profonde où le diamant se forme dans les ténèbres. Elle n'eut jamais pleine conscience d'elle-même, cette divine enfant. […] Judith Gauthier a inventé un Orient immense pour y loger ses rêves. Et c'est bien du génie, cela! » (p. 135)

« Son premier roman, je devrais dire son premier poème (car ce sont là vraiment des poèmes) est le Dragon impérial, un livre tout brodé de soie et d'or, et d'un style limpide dans son éclat. Je ne parle pas des descriptions qui sont merveilleuses. Mais la figure principales, qui se détache sur un fond d'une richesse inouïe, le poète Ko-Li-Tsin, a déjà ce caractère de fierté sauvage, d'héroïsme juvénile, de chevalerie étrange, que Judith Gauthier sait imprimer à ses principales créations et qui les rend si originales. L'imagination de la jeune femme est cruelle et violente dans cette première oeuvre, mais elle a déjà et définitivement cette chasteté fière et cette pureté romanesque qui l'honorent. » (p. 136)

« Il y a des mois que je n'ai lu la Soeur du soleil […] Il y a même des années, et pourtant je puis citer de mémoire, sans crainte de me tromper, une phrase entière de ce livre, une de ces phrases comme on en trouve dans Chateaubriand et dans Flaubert, qui feraient croire que la prose française, maniée par un grand artiste, est plus belle que les plus beaux vers. » (p. 137)

« Ces trois livres [le Dragon impérial, la Soeur du Soleil et Iskender] sont les trois plus beaux joyaux de cette reine de l'imagination. On aurait voulu que la pensée magnifique de madame Judith Gauthier, comme la Malabaraise de Baudelaire, ne vint jamais dans nos climats humides et gris, qui ne sont points faits pour sa beauté rare. » (p. 138)

« On retrouve dans la Conquête du paradis cette imagination héroïque et pure, ce je ne sais quoi de noble et de divinement enfantin qui fait le charme des romans de Judith Gauthier. » (p. 138)

« Sans doute, c'est un roman historique. Au fond, madame Judith Gauthier entend l'histoire à la manière d'Alexandre Dumas père, et je ne dis pas que, pour un romancier, ce soit une manière. » (p. 139)

« J'aurais voulu mettre plus d'ordre et de clarté dans ces simples notes sur un des talents les plus originaux de la littérature contemporaine. J'aurais voulu du moins vous montrer ce spectacle assez rare et digne d'être considéré d'une femme parfaitement belle, faite pour charmer, insoucieuse de sa beauté, fuyant le monde et n'ayant de goût qu'au travail et qu'à la solitude.
Ce je ne sais quoi de dédaigneux et de sauvage qu'on devine dans tout ce qu'elle écrit, madame Judith Gauthier le porte au fond de son âme. Elle vit volontiers toute dans le cortège de ses rêves, et il est vrai qu'aucune cour ne pourrait lui faire une suite magnifique. Elle a le sens de tous les arts. Elle est profondément musicienne. […] Elle a le goût et le sentiment de la peinture. […] Quant à son talent naturel de sculpteur, il étonnait ses amis […] » (p. 142)

« L'auteur de ces magnifiques livres, écrits avec amour, n'a nul souci de la destinée de ses ouvrages. Comme elle a sculpté Angélique dans un navet, elle tracerait volontiers ses plus nobles pensées sur des feuilles de rose et dans des corolles de lis, que le vent emporterait loin des yeux des hommes. Elle écrit comme Berthe filait, parce que c'est l'occupation qui lui est la plus naturelle. Mais quand le livre est fini, elle ne s'y intéresse plus et elle demeure parfaitement indifférente à tout ce que l'on en pense, à tout ce que l'on en dit. Jamais femme, je crois, ne laissa voir un si naturel mépris du succès et fut si peu femme de lettre. » (p. 143)

« Maurice Barrès. Le Jardin de Bérénice », La Vie littéraire. Quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, 1900, p. 223-230.

Sur Le jardin de Bérénice de Maurice Barrès :

« Les ouvrages de notre jeune contemporain trahissent, comme la toile de l'antique Pénélope, l'effroi mystérieux de la chose finie. […] il met partout de l'inachevé et de l'inachevable. Car il sait que c'est un charme, et il est fertile en artifices. […] La jeunesse a cela de beau qu'elle peut admirer sans comprendre. En avançant dans la vie, on veut saisir quelques rapports des choses, et c'est une grande incommodité. Le Jardin de Bérénice, qui est une suite à ces deux ouvrages [Sous l'oeil des barbares et un Homme libre], et comme le troisième panneau du tryptique, semblera bien supérieur aux autres par la finesse du ton et la grâce du sentiment. » (p. 224)

« Jamais écrivain ne pécha plus tranquillement, avec plus d'élégance, plus d'industrie et de curiosité, par plus pure malice que l'auteyr du Jardin de Bérénice.
Il n'a point d'instinct, point de passion. Ol est tout intellectuel, et c'est un idéaliste pervers. » (p. 225)

« Sceptiques et croyants, nous sommes soumis impérieusement aux mêmes nécessités, qui sont les nécessités de l'existence. Cette nuit même, une des premières nuits douces de l'année, en finissant de lire votre livre, mon cher Barrès, j'ouvris ma fenêtre, je regardais les étoiles qui tremblaient dans le ciel allégé de ses brumes d'hiver. Et le mystère de ces brillantes inconnues me troubla une fois de plus et aussi amèrement que jamais, car je venais de faire une lecture qui n'était pas consolante. […] Le sens de l'univers nous échappe totalement; nous sommes peut-être des bacilles et des vibrions en horreur à l'ordre universel. […] Il ne s'agit point d'expérimenter la vie. Il faut la vivre. Ayons le coeur simple et soyons des hommes de bonne volonté Et la paix divine sera sur nous. » (p. 229)

« Et puis enfin (aucun lettré ne s'y trompera) M. Barrès possède l'arme dangereuse et pénétrante : le style. Sa langue souple, à la fois précise et fuyante, a des ressources merveilleuses. Tel paysage du Jardin de Bérénice, d'un trait rapide et d'une perspective infinie, est inoubliable. » (p. 230)

« L'argent », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 94-102.

Sur Zola :

« En 1871, M. Zola inaugura la publication de ses romans cycliques, et l'événement a prouvé qu'alors les longs espoirs et les vastes pensées lui étaient permis, puisque enfin le cycle est aujourd'hui presque achevé, non sans quelques disparates, à la vérité. » (p. 95)

« […] un jour, ayant mis la main sur un gros livre où le docteur Lucas traite de ces matières, M. Émile Zola crut que tous les mystères de la conception lui étaient expressément révélés et il s'empressa d'en faire des histoires abondantes. En réalité, sa généalogie des Rougon n'est ni moins fabuleuse, ni plus scientifique que la généalogie d'Huon de Bordeaux ou de Mélusine. C'est du pur roman. Je ne le lui reproche point. » (p. 96)

« […] nous devions savoir aussi bien que lui [Zola] qu'il n'est pas d'art naturaliste, qu'il n'en fut et n'en sera jamais, et que les termes d'art et de nature sont contradictoires. » (p. 99)

« […] je n'avais jamais considéré combien M. Zola est apocalyptique. Il faut beaucoup pardonner aux prophètes, notamment à l'endroit de la mesure et du goût. » (p. 99)

« […] le nouveau roman de M. Zola est une oeuvre massive et lourde, mais solide, mais forte, didactique, encyclopédique et d'un grand sens. Tout le monde de l'argent […] y est étudié avec méthode. Je ne saurais trop dire su la peinture est exacte dans tous ses détails, ayant fort peu l'habitude des affaires. Mais d'ensemble le tableau semble vrai. Il est vaste, mouvant, animé, plein de vie. Sans doute, on y sent le procédé. […] Mais une puissance extraordinaire anime cette lourde machine. » (p. 100)

« Enquête sur l'évolution littéraire », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 103-109.

Sur Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret :

« J'ai cru et je crois encore que les formes d'art sont mouvantes et, comme dirait un métaphysicien, dans un perpétuel devenir. » (p. 105)

« Paul Bourget : « Sensations d'Italie », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 110-117.

Sur Sensations d'Italie de Paul Bourget :

« Ce que j'aime en quelques esprits de notre temps, en M. Paul Bourget par exemple, c'est cette large faculté de comprendre, c'est cette intelligence des sentiments les plus divers, c'est ce penchant à communier avec toutes les créatures. De tels esprits ont cela d'excellent qu'ils sont éloignés de tout fanatisme et de toute intolérance.
Qu'il se soit trouvé dans d'autres temps de ces natures ouvertes et bienveillantes, comment le méconnaître, quand nous venons de parler de Montaigne? » (p. 114)

« Si l'on inclinait à croire qu'entendue ainsi la critique est trop imaginative et qu'elle prête aux artistes un idéal qu'ils n'eurent jamais, M. Paul Bourget pourrait répondre qu'on n'admire point sans quelque illusion et que comprendre un chef-d'oeuvre c'est, en somme, le créer en soi-même à nouveau. Les même oeuvres se reflètent diversement dans les âmes qui les contemplent. Chaque génération d'hommes cherche une émotion nouvelle devant les ouvrages des vieux maîtres. Le spectateur le mieux doué est celui qui trouve, au prix même de quelque heureux contresens, l'émotion la plus pure et la plus forte. Aussi l'humanité ne s'attache-t-elle guère avec passion qu'aux oeuvres d'art ou de poésie susceptibles d'interprétations diverses. C'est pourquoi on pourra toujours parler des mêmes belles choses et toujours écrire des Sensations d'Italie.  » (p. 117)

« Littérature socialiste », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 136-144.
« Le socialisme n'est pas nouveau. J'en pourrais donner diverses preuves historiques et philosophiques, mais celle-ci suffit, qu'il n'y a jamais rien de nouveau en ce monde. C'est là une idée qui n'est pas neuve non plus, et dont on se pénètre davantage, à mesure qu'on étudie le passé. Elle nous tranquillise et nous attriste. » (p. 136)

« […] son roman socialiste [la Conversion d'André Savenay de George Renard] n me plaît qu'à demi. C'est un roman de penseur. Le monde y est vu entre les quatre murs d'un cabinet de travail.
Oh! si l'intelligence suffisait à la connaissance des hommes, avec quelle agilité M. Jules Renard sonderait les reins et les coeurs! Mais il faut un instinct pour sentir la vie, et ce ne sont pas toujours les plus intelligents qui sont doués de cet instinct-là. » (p. 139)

« Il y a dans cet étonnant tableau [la Salle Grafjard de Jean Béraud] une figure qui me fait mieux comprendre à elle seule l'ouvrier socialiste que vingt volumes d'histoire et de doctrine […] » (p. 140)

« […] puisque enfin son roman est un roman à thèse, il souffrira qu'on lui dise que beaucoup d'illusions et d'imprudences se mêlent à la générosité de ses sentiments. » (p. 142)

« Il annonce, il attend, il voit déjà de grands chagements. C'est l'éternelle erreur de l'esprit prophétique, il n'y aura pas de grands changements, il n'y en aura jamais, j'entends de prompts ou de soudains. Toutes les transformations économiques s'opèrent avec la lenteur clémente des forces naturelles. Car enfin, dans l'ordre de la civilisation, comme dans l'ordre de la nature, nous sommes gouvernés par la nécessité. Bonnes ou mauvaises à notre sens, les choses sont toujours ce qu'il fallait qu'elles fussent. Notre était social est l'effet des états qui l'ont précédé, comme il est la cause des états qui le suivront. Il en résulte qu'il ressemble en quelque chose aux premiers comme les suivants lui ressembleront en quelque manière. L'instabilité est, il est vrai, la condition première de la vie; tout ce qui vit se modifie sans cesse, mais insensiblement et presque à notre insu.
Tout progrès est lent et régulier. […]
Ayons ce zèle, travaillons à ce que nous croyons utile et bon, mais non point dans l'espoir d'un succès subit et merveilleux, non point au milieu des imaginations d'une apocalypse sociale […] Résignons-nous à préparer, pour notre faible part, des progrès tardifs, mais certains, que nous ne verrons peut-être pas et qu'aucune force humaine ne saurait hâter. […] M. Pierre Laffitte a dit un jour ces sages et justes paroles :
 "Les véritables améliorations ne sont jamais gratuitement concédées; elles se conquièrent par un effort continu d'amélioration mentale et morale. C'est lent, mais décisif; c'est un rude chemin, comme dit Dante, mais il mène au but." » (p. 142)
« Maurice Barrès. L'ennemi des lois », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 279-285.

Sur L'ennemi des lois de Barrès :

« Tout ce qui sent la procédure littéraire m'est insupportable. » (p. 279)

« Est-ce à dire que son livre nous conduise, à travers l'ironie, au néant de l'homme et de la vie? Non. Il y a dans l'Ennemi des lois, avec beaucoup de moquerie, et, comme nous le disions, avec une jolie impertinence, un sentiment vrai, qui se fait jour, un délicat fil d'argent qu'on saisit par endroits et qu'on retrouve après l'avoir perdu; c'est la pitié, une pitié sensuelle, qui s'émeut des souffrances de la chair et du sang. » (p. 282)

« La raison, la superbe raison est capricieuse et cruelle; la sainte ingénuité de l'instinct ne trompe jamais. Dans l'instinct est la seule vérité, l'unique certitude que l'humanité puisse jamais saisir en cette vie illusoire, où les trois quart de nos maux viennent de notre orgueil et de nos préjugés.
Cette idée-là, je l'avoue, m'est très chère. J'en goûte l'innocence paradisiaque. » (p. 283)

« Rêve pour rêve, j'aime mieux celui d'un monde où nous serons très libres que celui d'un État-magasin auquel nous serons tous asservis. » (p. 285)

« Paul Hervieu. Peints par eux-même », La Vie littéraire. Cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 313-319.

Sur Peints par eux-même de Hervieu :

« Je philosophe sur le nouveau livre de M. Paul Hervieu. Il est temps de dire que c'est une vraie merveille, un chef-d'oeuvre dont je suis tout à fait ravi. […] Pour le ton, pour le sentiment, pour la manière, pour le tour et le style, rien de plus original, de plus neuf que Peints par eux-mêmes. » (p. 317)

« Là, caractères, scènes, milieu, tout intéresse parce que tout est vrai, j'entends de cette vérité évidente qui frappe le moins averti et lui fait dire : « C'est cela! Que ce doit bien être cela! » Peu, très peu de romans mondains m'ont fait cette impression. Cette oeuvre d'un écrivain qu'il faut compter désormais parmi les maîtres est d'une grâce cruelle et d'une élégance tragique. La peinture du monde y est si fine qu'on est surpris ensuite de la trouver ce qu'elle est, en effet, solide et forte. Et c'est la singularité de ces pages de montrer, dans un si joli décor et parmi les riens exquis de l'élégance, les travaux secrets de la vie et les coups du destin. » (p. 317)

« Il me faudrait encore vous faire connaître une dizaine de caractères que M. Paul Hervieu a tracés avec une science profonde des âmes et un art si subtil que j'en suis surpris et ravi comme d'un mystère. » (p. 318)

Rabelais, Paris, Calmann-Lévy, 1928, 246 p.

Note :

Le Rabelais d'Anatole France est une biographie littéraire qui raconte la vie du romancier tout autant que celle de ses personnages. Écrit avec précision et amour, le récit de vie construit une figure d'écrivain et une figure idéale du roman qui surprend tant par son caractère ordinaire qu'extraordinaire. A. France procède à une lecture attentive et méticuleuse de l'oeuvre de Rabelais et établit entre la vie et le roman des parallèles surprenants.

« […] parce que l'oeuvre de ce grand homme est bonne, qu'elle dispose les esprits à la sagesse, à l'indulgence, à la gaité bienfaisante, que la raison s'y plaît et s'y fortifie, que nous y apprenons l'art précieux de nous moquer de nos ennemis sans haine ni colère. » (p. III)

« C'est ainsi que François Rabelais, à la fleur de l'âge, mêlé à cette docte querelle [sur les principes qui régissent l'institution du mariage], fut appelé à considérer le mariage dans ses avantages et ses inconvénients, entre lesquels nous verrons plus tard son autre lui-même, Panurge, suspendu. » (p. 17)

« […] je soupçonne notre François de ne s'être jamais connu en vins. Il ne parle que de bouteilles; mais ses bouteilles étaient des livres et il ne s'enivrait que de sagesse et de bonne doctrine. » (p. 24)

« François Rabelais se forma un savoir qui étonnait ses plus doctes contemporains. Il devint philosophe, théologien, mathématicien, jurisconsulte, musicien, arithméticien, géomètre, astronome, peintre et poète. En cela il égalait Érasme et Budé. Mais en quoi il est unique ou du moins étrangement rare dans son siècle, c'est que sa science n'était pas seulement de livres; elle était de nature; non littérale, mais d'esprit; non seulement de mots, mais de choses et vivante. » (p. 26)

« Nous le voyons, en médecine, partagé entre deux doctrines, l'autorité des anciens, qui était alors souveraine (on jurait par Hippocrate), et l'étude de la nature, à laquelle son génie le portait constamment. (» p. 30)

« Comment Rabelais fut-il bientôt amené à faire sur ce même Gargantua et son fils Pantagruel le plus bizarre, le plus joyeux, le plus étrange des romans, une oeuvre qui ne ressemble à aucune autre et ne peut être comparée qu'au Satyricon de Pétrone, au Gran Tacano de Francisco de Quevedo, au Don Quichotte de Cervantès, au Gulliver de Swift et aux romans de Voltaire? A cette question on ne saurait répondre avec autant de précision et d'exactitude qu'on voudrait. Comme le furent longtemps les sources du Nil, les sources du Gargantua et du Pantagruel nous sont inconnues. » (p. 37)

« Gargantua n'est donc plus un géant? Naguère il s'asseyait sur les tours de Notre-Dame; maintenant il s'assied sur le banc des écoliers et à la table des chrétiens. N'en soyez pas surpris. Le sage ne doit s'étonner de rien. Gargantua change de taille à tout moment. Rabelais n'est pas embarrassé de lui donner une stature convenable en toute rencontre : géant quand il est héros populaire des vieux contes, prince de proportions honnêtes et de bonne mine quand il est mêlé à la vie et introduit par le plus profond des comiques dans la comédie humaine. » (p. 48)

« Ce dialogue merveilleux, d'un comique à la fois énorme et fin, cette scène qui coule abondante et rapide est une des plus belles expansions du génie si riche de Rabelais. Pourtant l'idée, la structure de la scène ne lui appartient pas. Il l'a prise dans l'entretien de Pyrrhus et de Cinéas rapporté par Plutarque dans la vie du tyran d'Épire.
Il faut lire cet original pour mieux admirer la richesse de la copie, mieux sentir, si je puis dire, l'originalité de l'imitation. » (p. 62)

« François [Rabelais] n'a pensé d'abord qu'à conter plaisamment les disputes de Gaucher et de son père, et cette querelle de voisins, cette affaire de fouaces enlevées est devenue une épopée burlesque, grande comme l'Iliade. C'est le don de Rabelais de rende immense tout ce qu'il touche. On dit que, semblablement, Miguel Cervantès commença d'écrire pour se moquer d'un hidalgo, contre lequel il avait un grief, son Don Quichotte, qui devait contenir une si large et joyeuse humanité. » (p. 68)

« Vous lirez peut-être que Rabelais a fait dans ce premier livre l'histoie comique de son temps, que son Picrochole est Charles-Quint, Gargantua, François Ier, et la jument de Gargantua, révérence parler, la duchesse d'Étampes. N'en croyez rien. Ce sont des sottises. Le malheur des grands écrivains est d'inpirer toutes sortes de sottises à des nuées de commentateurs. Rabelais a conté dans la guerre picrocholine ses souvenirs d'enfance. Il ne peignit jamais que d'après nature. C'est pour cela que ses tableaux sont si vrais et d'un si vif intérêt. » (p. 69)

« Pantagruel est, pour l'instant, un géant capable d'avaler, comme son père, trois pèlerins dans sa salade. Patience! il deviendra bientôt un homme de stature raisonnable, comme vous et moi. Mais plût aux dieux que nous fussions tous aussi sages! Car ce Pantagruel va se trouver en toutes occasions la raison et la bonté mêmes. » (p. 74)

« Prenons garde toutefois de louer François de toutes sortes de belles intentions qu'il n'eut jamais Lui-même, il s'est moqué, par avance, des commentateurs qui s'aviseraient de lui donner trop d'esprit. Il est vrai qu'il a dit aussi qu'il fallait casser l'os pour trouver l moelle. Que de sujets d'incertitudes! S'il faillait les examiner à fond, on n'en finirait jamais, et nous sommes pressés. Une voix nous crie comme dans le poème de Dante : "Regarde et passe. " » (p. 77)

« Mais voici venir un personnage intéressant à connaître, car c'est un abrégé de l'humanité. Il a de grands besoins; il est ingénieux, naturellement pervers, sociable, et son âme est inquiète. C'est Panurge. » (p. 81)

« Rabelais ne se limite pas, ne s'arrête pas. Il s'amuse. Il joue avec les mots comme les enfants avec les cailloux; il en fait des tas. A lui la richesse, l'abondance, la joie puérile et sonore, la force immense qui s'ignore. » (p. 95)

« C'est une des preuves les plus inattendues, les plus paradoxales et pourtant les plus fortes et les plus certaines du génie de Rabelais que, ayant tant connu, pratiqué, imité Lucien, il soit toujours resté si éloigné de son modèle de prédilection. Il prenait de toutes mains; son temps l'y portait. Mais, à son insu, il transformait tout ce qu'il touchait. » (p. 95)

« Ce livre deux, moins bon, peut-être, que le premier, dont il reproduit les principaux thèmes, mais encore excellent par endroits, finit sur un curetage de l'estomac de Pantagruel. C'est aux médecins d'en juger le mérite technique. Le morceau n'est guère plaisant, à mon avis. En ferons-nous un reproche à Rabelais? Oh! que non! Ce Pantagruel est un monde, un monde avec ses terres, ses océans, ses plantes, ses animaux. Il convient qu'on y trouve du fumier et de l'engrais comme on y trouve des fleurs et des fruits. » (p. 96)

« Ne soyons pas trop sévères pour Rabelais. Il n'était après tout qu'un homme, et les qualités exquises de son esprit ne le rendaient que plus sensible, plus inquiet et plus irritable. Dolet, ce brutal, l'avait poussé à deux doigts de la prison, vers ce bûcher; il lui avait fait peur. Hélas! nous sommes méchants quand nous avons peur. » (p. 127)

« Nous allons feuilleter ensemble, si vous voulez bien, ce merveilleux troisième livre, le plus riche, le plus beau peut-être, le plus abondant en scènes comiques, de tout le Pantagruel. » (p. 131)

« Ne taisons pas la vérité quand elle est bonne à dire. La vérité, c'est que Rabelais avait oublié que son Pantagruel se trouvait en Utopie, au nord de la Chine, ou dans quelque contrée approchante. Cela lui était sorti de la tête. Délicieux oubli, sommeil plus doux que celui du vieil Homère. Cervantès fait chevaucher Sancho sur son âne qu'il a perdu et qu'il cherche en pleurant. Rabelais ne sait plus sur quel continent il a laissé ses personnages. O distractions adorables, ô ravissantes étourderies du génie! » (p. 138)

« C'est contre ces religieux subordoneurs et marieurs clandestins que Rabelais s'élève véhémentement. Remarquez, à cette occasion, comme il a tous les tons, le plus noble comme le plus familier, et comme il sait passer, quand il lui plaît, du bouffon au pathétique. » (p. 155)

« Et, dans ce morceau qui termine son troisième livre, il se montre botaniste exact autant qu'enthousiaste. Ce grand homme peuyt être coté parmi les créalteurs de la botanique, car, le premier, il eut quelque idée du sexe des plantes.
Ainsi s'achève, d'une façon imprévue et magnifique, ce troisième livre, si abondant en excellentes scènes de comédie et où Molière puisa à pleines mains. Je ne connais pas de pages, dans toute la littérature française, d'un style aussi riche, d'un sens aussi plein. » (p. 156)

« Ce livre [le Quart Livre], dont l'apparition n'est pas séparée de celle du troisième livre que par un très court intervalle de temps, en est la suite et contient la navigation de Pantagruel et de ses compagnons à la recherche de la Dive Bouteille. Nous allons la parcourir et ce ne sera certes pas sans joie, cet il est plein de morceaux excellents et précieux. Il s'y déroule encore d'excellentes scènes de comédie humaine, bien que l'allégorie, avec ses froides fictions, y remplace trop souvent ce mouvement, ce tumulte de la vie, si réjouissant dans les précédents livres. » (p. 165)

« […] M. Abel Lefranc croit que le pilote Xénomanes, qui conduit la flotte pantagruéline, n'est autre que ce même Jacques Cartier, pilote du roi de France. C'est possible. N'en disputons pas. Il n'y a aucun intérêt à ce que le pilote Xénomanes soit Jacques Cartier ou tout autre, puisque Rabelais ne lui a donné aucun caractère particulier, aucune physionomie propre. Il ne faut pas non plus suivre trop attentivement sur la carte l'itinéraire de Pantagruel, qui ne fait escale que dans des îles allégoriques et dont le voyage est surtout satirique. » (p. 168)

« […] le burlesque de Rabelais égale en grandeur le pathétique d'Euripide. » (p. 182)

« Rabelais est un grand comique. Il n'a d'égaux qu'Aristophane, Molière et Cervantès. Sa [scène de] tempête est une grande scène de comédie humaine qui se termine par un trait à jamais admirable. Quant à la description de la mer et du ciel, elle y est confuse et formée, ce semble, moins d'après le spectacle de la nature que sur des souvenirs littéraires. Il faut arriver jusqu'à Pierre Loti ou tout au moins jusqu'à Bernardin de Saint-Pierre pour trouver dans un livre une tempête vue et sentie. » (p. 183)

« […] un poète provençal d'un talent très pur et très fin, Paul Arène, a interprété le vieux mythe de Plutarque, dans un poème intitulé : « Noël en mer. »
Je crois que vous l'entendrez avec plaisir après Plutarque et Rabelais, comme un exemple du rajeunissement d'un vieux thème et de la mobile éternité des légendes. » (p. 193)

« Nous avons beaucoup tardé chez les Macréons. Mais le paysage, les récits, les idées, les images, tout y est d'un singulier attrait et d'une beauté rare. Dans la description de cette île mélancolique et de son bois sacré, tout est grave, religieux, héroïque. On se la représente comme cette île de pins noirs mouillée dans les eux de Corfou, et que Boecklin a peinte avec tant de grandeur, tant de tristesse et tant de mystère. » (p. 196)

« Nous touchons la fin du quatrième livre. Pantagruel descend au manoir de messer Gaster, messer Gaster le ventre en personne, premier maître ès arts du monde. Voyage allégorique, s'il en fut, et qui fournit un excellent thème à l'abondante sagesse de Rabelais. L'incomparable auteur nous montre comment messer Gaster est le père des arts. » (p. 208)

« Après le manoir de messer Gaster, nous n'avons plus qu''à signaler l'île de Chaneph […], et nous aurons parcouru des voyages de Pantagruel à la recherche de la Dive Bouteille tout ce que François Rabelais en publia de son vivant.
Le bon Rabelais nous l'a montré de son doigt gigantesque : voilà la cause première de vos énergies, de vos grandes qualités sociales. C'est messer Gaster, le grand maître ès arts du monde, qui vous a enseigné la mise en valeur rapide des richesses de votre sol, inspiré votre activité commerciale, suscité vos progrès économiques et financiers. » (p. 211)

« Ce livre posthume nous donne la suite et la fin du voyage de Pantagruel et de ses compagnons à la recherche de l'orable de la Dive Bouteille. Nous ne l'examinerons pas dans le même détail que les autres, parce que, si je le crois dans son ensemble l'oeuvre de Rabelais, nous ne sommes pas sûrs de l'y retrouver dans toutes les parties, et pour cette raison encore que l'allégorie, qui refroidissait déjà tant de chapitres du quatrième livre, tient dans celui-ci une très grande place et y répand la tristesse et l'ennui, en même temps que le ton devient plus âpre et que les attaques contre les farfadets et les chats fourrés se font plus violentes que dans tout ce que l'auteur avait livré lui-même au public. » (p. 210)

« N'oublions pas que de tous les personnages de son universelle comédie, celui qu'il adoté de plus de courage, de bonté, de vertu agissante est un moi, et non pas un moine renégat, un moine défroqué, mais un vrai moine, « moine, comme il dit, si oncques en fut depuis que le monde moinant moina de moinerie. » Et, quand il fonde une institution sociale où il met tout son esprit et tout son coeur, c'est encore une abbaye, une abbaye où la règle est confrime à la nature, où l'on aime la vie, où l'on pense moins au ciel qu'à la terre, mais enfin une abbaye et une demeure conventuelle. » (p. 225)

« Il ne s'agit plus de savoir si Panurge se mariera et sera trompé par sa femme. Le bon Pantagruel et sa docte compagnie n'ont pas fait un si long voyage pour deviner une énigme qui, après tout, n'intéresse que Panurge lui-même. C'est sur le sort de l'humanité tout entière que les Pantagruélistes sont allés consulter l'oracle de la Dive Bouteille et l'oracle de leur a répondu : TRINQUE, abreuvez-vous aux sources de la connaissance. Connaître pour aimer, c'est le secret de la vie. Fuyez les hypocrites, les ignorants, les méchants; affranchissez-vous des vaines terreurs; étudiez l'homme et l'univers; connaissez les lois du monde physique et moral, afin de vous y soumettre et de ne vous soumettre qu'à elles; buvez, buvez la science; buvez la vérité; buvez l'amour. » (p. 234)

« M. Anatole France », dans Enquête sur l'évolution littéraire, Paris, Émile Colin, 1891, p. 2-10.
« [Question: -Le naturalisme est-il malade? Réponse:]

-Il me paraît de toute évidence qu'il est mort, me répondit-il [A. France]. […] Je reconnais […] que Flaubert et les Goncourt ont inauguré magistralement ce procédé de littérature méthodique et que Zola, avec l'Assommoir et Germinal, a fortement continué l'oeuvre commencée. Mais il était aisé de prévoir l'inévitable réaction. Quand on les eut lus, et que l'on se fut dit : « Tout cela est vrai, très vrai, mais aussi triste, et cela ne nous apprend rien que nous ne sachions… », on aspira à autre chose. Sans compter qu'il arriva quelques fois que cette prétendue vérité devint du parfait mensonge, et du mensonge peu estimable. La Terre, par exemples, n'est pas tant l'oeuvre d'un réaliste que d'un idéaliste perverti. Ne voir dans les paysans que des bêtes en rut, c'est tout aussi enfantin, aussi faux et aussi maladif, que de faire de la femme un être désexué, livré au vertige du bleu. Les paysans ne sont pas libidineux pour deux raisons : d'abord ils n'ont pas le temps, ensuite cela les fatiguerait… nous le savons bien… […] Zola, lui, nous montre des paysans, levés à l'aurore, travaillant comme des chevaux, et, malgré cela, s'adonnant à une fornication perpétuelle. Non. Pour se donner la peine d'inventer, on pourrait faire mieux. » (p. 2)

« Il n'y a presque plus que les femmes qui lisent le roman, c'est un fait, les hommes n'ont pas le temps. » (p. 3)

« [Question: -Le naturalisme pouvait-il être sauvé? Réponse:]

-Les deux Goncourt auraient pu sauver le naturalisme et assurer sa durée, s'ils s'étaient décidés à faire du naturalisme mondain, c'est-à-dire s'ils avaient dirigé leur objectif vers les sphères mondaines. La réalité est aussi bien là qu'ailleurs, et les passions d'une femme du monde sont aussi intéressantes et fécondes en observations que celles des laveuses de vaisselle et des filles. » (p. 4)

« [Question: -Par quoi sera remplacé le naturalisme? Réponse:]

-Par ce qui, déjà, lui a succédé, par le roman psychologique dont Bourget a repris la tradition. D'ailleurs, le mouvement est si bien marqué que même les disciples de l'école qui finit se mettent à la psychologie! Maupassant, dans ses derniers romans, s'y adonne de tout son coeur; Hennique avait dès longtemps lâché; Huysmans n'avait, lui, jamais pris pied dans la vulgarité naturelle. Et il n'y a guère plus de jeunes écrivains de talent qui fassent autre chose : Maurice Barrès, cette jeune et si brillante intelligence, ce de Maistre, moins le dogmatisme, Pierre Loti, Rod, Je Le maître, M. de Voguë, que sais-je! » (p. 5)

« Mais ils [les adeptes du symbolisme] me font l'effet de ces vieillards qui trouvent que les fwmmes ont cessé d'être jolies précisément depuis qu'eux-mêmes ont cessé d'être jeunes, et qui conservent tous leurs trésors d'adorations et d'hommages pour les jeunes de leur temps. C'est très humain, mais c'est peu raisonnable.  » (p. 5)
« Préface », dans Paul Ginisty, L'année littéraire, Paris, 1885, p. V-X.
« Il faut considérer aussi que la postérité est indifférente et mal informée, et que c'est grâce surtout à ces deux qualités qu'elle parvient à établir dans l'opinion une sorte d'accord qui semble majestueux. C'est une des prétentions les plus étranges de l'orgueil littéraire que d'écrire pour l'avenir et d'adresser des ouvrages à une humanité future dont on ne peut deviner les moeurs, les goûts, le caractère et les sentiments.
Il est plus raisonnable et plus sûr de parler aux contemporains si, par avendure, on a quelque chose à leur dire. » (p. VI)

« Comment choisir dans tant d'oeuvres où le talent abonde? Il ne faut pas croire que l'imprimeur assure à toute cette copie une durée indéfinie. Nos petits livres jaunes ne sont pas faits pour exister longtemps; dans moins d'un siècle, ils tomberont tous en possière.
Et nous ne savons pas si beaucoup seront réimprimés avant cette destruction certaine. » (p. VII)

« Pourtant il ne faut pas craindre l'avenir, qui ne peut être ni beaucoup meilleur ni bien pire que le passé dont il sort. Ce qui doit surtout rassurer, c'est que les peuples ont besoin de quelque ordre et de quelque tranquillité seulement pour vivre. Tous les prophètes de malheur se sont trompés en définitive et leurs lamentations font sourire après l'événement. » (p. VIII)

« […] on doit féliciter M. Paul Ginisty [auteur de l'ouvrage] de s'être voué à un genre d'histoire où il y a plus de chances d'inscrire des faits importants que s'il écrivait au jour le jour notre histoire politique.
L'apparition de tel livre, même imparfait, est un événement plus intéressant que la formation de tel ministère. Et les plus grandes affaires humaines sont encore celles de la pensée. Les historiens rapportent qu'en 1748, les Anglais furent contrains par Dupleix de lever le siège de Pondichéry et que, cinq mois après cet échec, la France, la Hollande et l'Angleterre conclurent la deuxième paix d'Aix-la-Chapelle. Ce sont des faits notables. Cette année-là, Montesquieu publia son Esprit des lois, et l'on conviendra sans peine que c'est un bien plus grand événement. » (p. IX)
Le Jardin d'Épicure, Paris, Calmann-Lévy Éditeurs, 1921, 296 pages.

« L'art n'a pas la vérité pour objet. Il faut demander la vérité aux sciences, parce qu'elle est leur objet ; il ne faut pas la demander à la littérature, qui n'a et ne peut avoir d'objet que le beau.

La Chloé du roman grec ne fut jamais une vraie bergère, et son Daphnis ne fut jamais un vrai chevrier ; pourtant ils nous plaisent encore. Le Grec subtil qui nous conta leur histoire ne se souciait point d'étables ni de boucs. Il n'avait souci que de poésie et d'amour. Et comme il voulait montrer, pour le plaisir des citadins, un amour sensuel et gracieux, il mit cet amour dans les champs où ses lecteurs n'allaient point, car c'étaient de vieux Byzantins blanchis au fond de leur palais, au milieu de féroces mosaïques ou derrière le comptoir sur lequel ils avaient amassé de grandes richesses. Afin d'égayer ces vieillards mornes, le conteur leur montra deux beaux enfants. Et pour qu'on ne confondit point son Daphnis et sa Chloé avec les petits polissons et les fillettes vicieuses qui foisonnent sur le pavé des grandes villes, il prit soin de dire : ''Ceux dont je vous parle vivaient autrefois à Lesbos, et leur histoire fut peinte dans un bois consacré aux Nymphes.'' Il prenait l'utile précaution que toutes les bonnes femmes ne manquent jamais de prendre avant de faire un conte, quand elles disent : ‘‘Au temps que Berthe filait.'' ou : ‘‘Quand les bêtes parlaient.''

Si l'on veut nous dire une belle histoire, il faut bien sortir un peu de l'expérience et de l'usage. » (p.40-42)

« À propos du journal des Goncourt », La Vie littérairepremière série, Paris, Calmann-Lévy, p. 79-86.

« Un poème, un roman, tout beau qu'il est, devient caduc quand vieillit la forme littéraire dans laquelle il fut conçu. Les oeuvres d'art ne peuvent plaire longtemps ; car la nouveauté est pour beaucoup dans l'agrément qu'elles donnent. Or, des mémoires ne sont point des oeuvres d'art. Une autobiographie ne doit rien à la mode. On n'y cherche que la vérité humaine. » (p.82-83)

« L'hypnotisme dans la littérature », La Vie littérairepremière série, Paris, Calmann-Lévy, p. 104-115.

« La vérité est que le monde inconnu, c'est, non pas aux magiciens et aux spirites, mais aux romanciers et aux poètes qu'il faut en demander le chemin. Eux seuls possèdent l'aiguille aimantée qui se tourne vers le pôle enchanté; eux seuls ont la clef d'or du palais des rêves. » (p.109)

« M. Jules Lemaître », La Vie littéraire, deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 442-446.

« La critique est, comme la philosophie et l'histoire, une espèce de roman à l'usage des esprits avisés et curieux, et tout roman, à le bien prendre, est une autobiographie. » (p.445

« La Tresse blonde », La Vie littéraire, deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 547-551.

« La dernière fois que j'eus le plaisir de le voir, il m'exposa ses théories sur le roman.

— Mon ami, me dit-il, faites du roman d'aventures; rien n'est beau que cela.

Il venait de découvrir les Mousquetaires, et cette découverte avait été suivie pour lui de quelques autres plus merveilleuses. Il m'en fit part avec une grâce dont je ne saurais pas même vous montrer l'ombre. Mais ce qu'il disait revenait en somme à ceci.

Le vieux Dumas faisait des contes, et il avait raison. Pour plaire et pour instruire, il n'est tel que les contes. Homère en faisait aussi. Nous avons changé cela et c'est notre tort. Les romanciers d'aujourd'hui se contentent d'observer des attitudes ou d'analyser des caractères. Mais les attitudes n'ont par elles-mêmes aucune signification et partant nul intérêt. Quant aux caractères, ils demeurent obscurs pour ceux qui s'obstinent à les étudier par le dedans. L'action seule les révèle. L'action, c'est tout l'homme. « Je vis, donc je dois agir, » s'écrie Homonculus dès qu'il sort de la cornue dans laquelle Wagner l'a fabriqué. Il n'y a point d'intérêt réel, il n'y a point même de vérité véritable à me montrer l'homme intérieur qui est incompréhensible. Replacez-le dans le monde, au sein de l'univers matériel et spirituel. Montrez-le aux prises avec sa destinée ; montrez-nous Dieu partout (mon ami Florentin Loriot est spiritualiste et chrétien), agissez, agissez, agissez, jetez-nous dans de grandes affaires, non plus avec le matérialisme un peu enfantin du bon Dumas, mais selon les vues transcendantes du philosophe et du moraliste, et alors vous aurez créé le vrai, le grand roman d'aventures. » (p.548)

« En somme, et sans chicaner davantage, ce que veut Florentin Loriot, c'est que le roman cesse d'être naturaliste parce qu'être naturaliste c'est n'être rien. Ce qu'il demande c'est que le roman soit moral, qu'il procède d'une conception systématique du monde et soit l'expression concrète d'une philosophie. » (p.549)

« Le naturalisme interdit à l'écrivain tout acte, intellectuel, toute manifestation morale ; il mène droit à l'imbécillité flamboyante. C'est ainsi qu'il a produit la littérature dite décadente et symbolique. Son crime impardonnable est de tuer la pensée. Il est tombé, de non-sens en non-sens, jusqu'aux plus lamentables absurdités. Ses prétentions étaient de relever de la science et de procéder d'après la méthode expérimentale. Mais qui ne voit que la méthode expérimentale est absolument inapplicable à la littérature ? Elle consiste à provoquer à volonté un phénomène dans des conditions déterminées. Or, il est clair qu'une telle méthode est hors de nos moyens. » (p.550)

« Brave fille », La Vie littéraire, deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 552-559.

« M. Fernand Calmettes rapporta de la baie de Somme et des plages grises du Vimeu des études, des notes, des souvenirs dont il a tiré depuis quelques beaux tableaux et un livre, un roman que j'ai reçu hier et qui m'a fait songer à tout ce que je viens de vous dire, un roman sur les pêcheurs, un récit tracé pour les jeunes filles avec une innocente ardeur. Ce livre est illustré : je n'ai pas besoin de dire que les dessins sont de M. Calmettes lui-même. Ils plaisent par un style simple et grand. Le texte aussi a de la grandeur vraie et de la belle simplicité. » (p. 556)

« M. Octave Feuillet. Le divorce de Juliette », La Vie littéraire, deuxième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 578-583.

« L'auteur de M. de Camors aime à couronner par l'expiation ou le repentir ces fautes du coeur qu'il excelle à décrire. Quand bien même on sentirait là un peu trop l'artifice poétique et l'arrangement moral, je ne m'en plaindrais pas. Il m'est fort agréable, au contraire, que ces aventures profanes finissent, comme les récits des pieux légendaires, par le triomphe définitif du bien. » (p.579-580)

« Ce que j'avais à coeur de dire dès à présent, ce que je veux dire bien haut, c'est mon admiration pour l'art achevé avec lequel M. Octave Feuillet compose ses romans. Ils ont la forme parfaite : ce sont des statues de Praxitèle. L'idée s'y répand comme la vie dans un corps harmonieux. Ils ont la proportion, ils ont la mesure, et cela est digne de tous les éloges. On a voulu faire mieux depuis et l'on a fait des monstres. On est tombé dans la barbarie. On a dit : « Il faut être humain. » Mais qu'y a-t-il de plus humain, je vous prie, que la mesure et l'harmonie ? Être vraiment humain, c'est composer ; lier, déduire les idées; c'est avoir l'esprit de suite. Être vraiment, humain, c'est dégager les pensées sous les formes, qui n'en sont que les symboles ; c'est pénétrer dans les âmes et saisir l'esprit des choses. C'est pourquoi M. Octave Feuillet est plus humain dans son élégante symétrie et dans son idéalisme passionnel, que tous les naturalistes qui étalent indéfiniment devant nous les travaux de la vie organique sans en concevoir la signification. L'idéal c'est tout l'homme. » (p.580-581)

« Barbey d'Aurevilly », La Vie littéraire, troisième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 51-57.

« Quant à ses romans, ils comptent parmi les ouvrages les plus singuliers de ce temps, et il y en a deux pour le moins qui sont, dans leur genre, des chefs-d'oeuvre : je veux parler de l'Ensorcelée et du Chevalier des Touches. » (p.56)

« Le style de Barbey d'Aurevilly est quelque chose qui m'a toujours étonné. Il est violent et il est délicat, il est brutal et il est exquis. N'est-ce pas Saint-Victor qui le comparait à ces breuvages de la sorcellerie où il entrait à la fois des fleurs et des serpents, du sang de tigre et du miel? C'est un mets d'enfer; du moins il n'est pas fade. » (p.57)

« Villiers de l'Isle-Adam », La Vie littéraire, troisième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 119-126.

« Villiers a mis en scène, dans ce roman, l'inventeur du téléphone et du phonographe, le sorcier de Menlo Park, l'ingénieur Edison. Naturellement, les inventions de cet habile homme prennent dans l'esprit de Villiers un caractère merveilleux et un tour fantastique. » (p.124)

« Octave Feuillet », La Vie littéraire, troisième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 323-332.

« On croyait qu'on ne verrait pas la fin de la tourmente. On croyait que le régime de la démagogie littéraire ne finirait pas, que le Comité de salut public, dirigé par M. Zola, que le tribunal révolutionnaire, présidé par M. Paul Alexis, fonctionnerait toujours. Nous lisions sur tous les monuments de l'art : ‘‘Le naturalisme ou la mort!'' Et nous pensions que cette devise serait éternelle. » (p.323)

« Reconnaissons que, durant sa lourde et rude tyrannie, le naturalisme a accompli de grandes choses. Son crime fut de vouloir être seul, de prétendre exclure tout ce qui n'était pas lui, de préparer la ruine insensée de l'idéalisme, dementes ruinas. Mais son règne a laissé des monuments énormes. Telle des oeuvres qu'il a plantées sur notre sol semble indestructible. Il faut être un de ces émigrés des lettres dont nous parlions à l'instant pour nier la beauté d'un roman épique tel que Germinal. » (p.325)

« Naguère j'exprimais, en traits assez forts, mon horreur des attentats commis par le naturalisme contre la majesté de la nature, la pudeur des âmes ou la beauté des formes; je détestais publiquement ces outrages à tout ce qui rend la vie aimable. » (p.325)

« Si la grâce, l'élégance, le goût ne sont que de frêles images modelées par la main de l'homme, il n'en faut pas moins respecter ces idoles délicates; c'est ce que nous avons de plus précieux au monde et, si, pendant cette heure de vie qui nous est donnée, nous devons nous agiter sans cesse au milieu d'apparences insaisissables, n'est-il pas meilleur de voir en ces apparences des symboles, des allégories, n'est-il pas meilleur de prêter aux choses une âme sympathique et un visage humain? Les hommes l'ont fait depuis qu'ils rêvent et qu'ils chantent, c'est-à-dire depuis qu'ils sont hommes. […] Et notre conception générale de l'univers sera toujours une mythologie. » (p.326)

« On a voulu de notre temps que le roman fût sans composition et sans arrangement. J'ai entendu le bon Flaubert exprimer à cet égard avec un enthousiasme magnifique des idées pitoyables. Il disait qu'il faut découper des tranches de la vie. Cela n'a pas beaucoup de sens. À bien y songer, l'art consiste dans l'arrangement et même il ne consiste qu'en cela. On peut répondre seulement qu'un bon arrangement ne se voit pas et qu'on dirait la nature même. Mais la nature, et c'est à quoi Flaubert ne prenait pas garde, la nature, les choses ne nous sont concevables que par l'arrangement que nous en faisons. » (p.327-328)

« Un coeur de femme », La Vie littéraire, quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 376-382.

« C'est une des misères de la littérature contemporaine, rien ne reste. Les livres – je dis les plus aimables – ne durent point. Les lecteurs mondains et qui se croient lettrés n'ont pas de bibliothèque. Il leur suffit que les ‘‘nouveautés'' passent chez eux. ‘‘Nouveautés'', c'est le mot le plus en usage chez les libraires du boulevard. Il n'y a plus que les bibliophiles qui aient des bibliothèques, et l'on sait que cette espèce d'hommes ne lit jamais. Un livre de Maupassant ou de Loti est un déjeuner de printemps ou d'hiver, les romans passent comme des fleurs. » (p. 377)

« Apologie pour le plagiat », La Vie littéraire, quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 487-494.

« Nos littérateurs contemporains se sont mis dans la tête qu'une idée peut appartenir en propre à quelqu'un. On n'imaginait rien de tel autrefois, et le plagiat n'était pas jadis ce qu'il est aujourd'hui. » (p.488)

« Un bel esprit, La Mothe Le Vayer, a dit environ le même temps : ‘‘L'on peut dérober à la façon des abeilles sans faire tort à personne; mais le vol de la fourmi, qui enlève le grain entier, ne doit jamais être imité.'' La Mothe Le Vayer avait un illustre ami qui pensait comme lui et faisait comme l'abeille. C'est Molière. Ce grand homme a pris à tout le monde. Aux modernes comme aux anciens, aux Latins, aux Espagnols, aux Italiens et même aux Français. Il fourragea tout à son aise dans Cyrano, dans Bois-Robert, chez le pauvre Scarron et chez Arlequin. On ne lui en fit jamais un reproche, et l'on eut raison. » (p.490)

« Prendre à un poète ses sujets, c'est seulement tirer à soi une matière vile et commune à tous. » (p.491)

« Il sait enfin qu'une idée ne vaut que par la forme et que donner une forme nouvelle à une vieille idée, c'est tout l'art, et la seule création possible. » (p.493)

« Une seule louange nous touche, celle qui constate notre originalité, comme si l'originalité était quelque chose de désirable en soi et comme s'il n'y avait pas de mauvaises comme de bonnes originalités. » (p.493)

« Marcel Schwob », La Vie littéraire, quatrième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 618-623

« Il y a beaucoup moins de lecteurs pour les nouvelles que pour les romans, par cette raison suffisante que seuls les délicats savent goûter une nouvelle exquise, tandis que les gloutons dévorent indistinctement les romans bons, médiocres ou mauvais. Il n'est pas de feuilleton, si fade ou si coriace, qui ne soit avalé jusqu'à la dernière tranche par quelque pauvre esprit affamé de grosse littérature. » (p.618)

« Il n'y aurait pas grand mal à cela si, pour grossir leur clientèle, des écrivains de talent ne s'obstinaient à produire roman sur roman et ne s'étudiaient à dire en quatre cents pages ce qu'ils eussent mieux dit en vingt. Je ne me plains pas des mauvais romans, faits sans arts pour les illettrés. Tout innombrables qu'ils sont, ils ne comptent pas. Je me plains de voir paraître tant de romans médiocres, écrits par des gens de quelque valeur et lus par un public cultivé. » (p.618-619)

« La première politesse de l'écrivain, n'est-ce point d'être bref? » (p.619)

« Les débuts de Victorien Sardou », La Vie littéraire, cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 55-60.

« Rappelez-vous les biographies des hommes célèbres, et vous vous convaincrez que les premiers chapitres sont les plus intéressants. C'est là qu'est le roman. » (p.55)

« Pierre Loti », La Vie littéraire, cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 71-77.

« Beaucoup d'esprits, grands, rares ou seulement distingués ont pris plaisir à conter leur enfance. […] Mais on nous permettra de croire que ces sortes de confessions sont plus touchantes quand la feinte n'y est point mêlée et qu'il vaut mieux n'y rien associer de romanesque ni même de fictif. Faites sous forme de mémoires, elles présentent plus d'intérêt et prennent l'autorité d'un témoignage. » (p.71)

« Nicolas », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 289-295.

« Plus on y songe, plus le naturalisme semble une maladie mentale. Les médecins aliénistes savent que certaines personnes, d'un caractère réservé et de moeurs honnêtes, profèrent tout à coup des obscénités sous l'excitation d'un trouble cérébral. C'est exactement ce qui nous arrive et l'on ne peut expliquer l'oeuvre de M. Zola que par une maladie de ce genre. » (p.289)

« C'est d'une fièvre purulente que se meurt notre littérature et voici que tout à coup elle entend, dans son agonie, des sons ineffables; elle a des visions comme en ont les mourants; elle est noyée dans une extase céleste et voluptueuse. Elle veut parler, mais elle ne murmure, dans son délire, que des sons inintelligibles. Voilà comment je m'explique l'art décadent après l'art naturaliste, les Palais nomades, de M. Gustave Kahn, après Pot-Bouille et Nana. » (p.290)

« La langue décadente », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 314-319.

Sur le glossaire de la langue décadente créé par Jacques Plowert : « Mais les décadents se méfient de la nature. Ils créent, comme le famulus Wagner, avec des fourneaux, des cornues, des ballons et des alambics. Leurs mots ont l'air de sortir d'une bouteille et sentent la pharmacie. Ces mots-là me paraissent d'un emploi tout à fait rare et difficile. Excusez-moi, si je me trompe, mais, pour prendre un exemple, Hymnaire de M. Gustave Kahn n'es pas très utile. » (p.317)

-Sur l'évolution des formes, des moyens : « Le mal est ancien et nous sommes tous coupables. Nous les ainés, nous avons pêché par orgueil. Nous avons voulu écrire mieux que ceux qui écrivaient bien. Nous avons mis l'art au-dessus et en dehors de toutes choses : nous nous sommes considérés comme des mandarins. Ceux qui viennent après nous sont plus vains encore. Ils font de l'art un grimoire et se croient magiciens. J'ai pensé un moment qu'ils se moquaient de nous. J'avais tort. Ils sont sincères dans leur folie : c'est la folie de l'orgueil. » (p.319)

« Les joyaux de la couronne », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 320-332.

« Mais l'art est soumis à toutes les vicissitudes du goût. À certaines époques on le veut noble et magnifique. Puis on se lasse de la noblesse et de la magnificence. On se lasse de la raison, on se lasse même de la beauté. Alors on aime un art brutal, vulgaire, instinctif, laid, mais d'une laideur cherchée et voulue qui n'est pas sans quelque beauté, parce qu'elle est artiste et par conséquent humaine et par là divine. C'est ainsi qu'après les platoniciens et les pindariques de la Renaissance parurent les grotesques du XVIIe siècle : Sorel, avec l'Histoire de Francion; Scarron, avec le Roman comique; Furetière, avec le Roman bourgeois. Ceux-ci jouirent d'une faveur inouïe, mais ils ne durèrent point et l'empire passa aux classiques. Puis on se lassa des classiques, car on se lasse de tout, même et surtout de ce qui est fait pour durer très longtemps. À la fin du XVIIIe siècle, le roman de moeurs prit sa revanche sur la tragédie. Aujourd'hui, nous expions les chimères du romantisme par les brutalités du naturalisme. » (p.321)

« Madame de Staël », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 407-413.

« Ses romans représentent au vrai les états de son âme et l'esprit de la société. ‘‘Le roman, disait-elle, doit prendre ses données dans l'observation du monde.'' Elle était naturaliste à sa manière. Le convenu lui faisait horreur. Et toutefois ses livres, ses romans surtout, quand nous les feuilletons, nous semble plein de convenu. C'est que son langage a vieilli. Dans sa nouveauté même, il n'était déjà pas très bon. Il manquait de précision, d'exactitude et d'éclat. » (p.412)

« Marcel Prévost », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 414-420.

Le romancier en question a publié cinq romans en quatre ans.

« Il est enclin à se répandre. Il est facile; c'est un don divin, mais peut devenir funeste. Et puis, à parler franc, je suis effrayé qu'un conteur si simple et sincère veuille nous donner un volume par an, et même davantage. C'est beaucoup trop, même pour ceux qui ont le plus à dire. La pensée se noie dans tant de copies. La grande politesse de l'écrivain est de renfermer beaucoup de sens en peu de mots. Avons-nous besoin de tant de pages pour dire comment nous sentons la vie? M. Marcel Prévost est exquis. Il ne faut pas qu'il se fasse trop abondant; il y perdrait sa grâce et ce serait grand dommage. » (p.418-419)

« Le préhistorique dans l'art », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 485-492.

« M. Rosny est un esprit méditatif, en qui la puissance de réflexion est extraordinaire. En tirant une flore, une faune, une humanité vivantes des données incomplètes de la paléontologie et de l'archéologie préhistorique, il a montré une fois de plus qu'il était un savant et un poète. Il a su rendre les frissons, les bruits, la vie de la forêt primitive et cette nouveauté fleurie du monde dont parle le poète latin. Il a fait revivre devant nous l'homme primitif avec sa violence, sa ruse, son indomptable énergie, et cette belle inquiétude et ce labeur obstiné par lesquels il rendit la terre plus habitable et la vie meilleure, pauvre sauvage à qui nous devons tout! M. Rosny a deux facultés précieuses, l'intelligence et la bonté. Il a compris ces hommes des premiers âges et il les a aimés. Il les a montrés tels qu'on peut concevoir qu'il furent, en effet, et il les a glorifiés.» (p. 491-492)

« Les Maux de l'Intelligence », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 518-523.

« Déjà connu par ce beau livre de critiques, les Artistes littéraires, qui ne pouvait sortir que d'un esprit savant et méditatif, M. Maurice Spronck vient de publier un roman d'un caractère simple et grave, où l'on admirera la fermeté de la pensée et l'austère probité de l'intelligence. Ce roman, en forme d'autobiographie, Jacques Bernys, n'est pas inférieur à Obermann, si je ne me trompe, pour la science amère de l'analyse et la profondeur de la réflexion. » (p.518)

« C'est le vice des romans à thèse de ne rien prouver, par cela même qu'ils prouvent tout et que les caractères, les actions, les hasards y sont disposés dans l'intérêt de la démonstration. Le roman dont je parle n'a point ce tort. M. Maurice Spronck, qui est l'esprit le plus droit et le plus sincère, n'a pas tourné l'aventure à son profit, et si on peut lui faire un reproche, c'est au contraire d'avoir dédaigné d'accommoder son récit à son système. Le récit est parfait de naturel de simplicité. » (p.521)

« Émile Zola. La Débâcle », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p.530-536.

« On a déjà mis en parallèle La Débâcle de M. Émile Zola et la Guerre et la Paix du comte Tolstoï. On a déjà cherché si les tableaux de la bataille de Sedan, tracés dans le nouveau livre de l'auteur des Rougon-Macquart, ne pouvaient être comparés au récit que Stendhal a fait de la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme. Ces rapprochements sont naturels et n'ont rien de forcé si l'on veut marquer que Stendhal et Tolstoï, avant M. Zola, avaient peint la guerre sur le vif et par le menu, sans vaine rhétorique ni fausse éloquence, à la manière d'un vieux soldat qui dans sa maison, les pieds au feu, met sur le papier les souvenirs de ses campagnes pour faire de ses misères passées le divertissement des heures présentes. Car rien n'est plus cher que de se remémorer les maux qu'on a endurés avec courage. Les pages de Tolstoï et de Stendhal ont, en effet, le ton et l'accent d'un témoignage fidèle. Il y avait pour Stendhal du moins, quelque audace à prendre ce ton au milieu d'une génération toute guerrière. Il est à remarquer, en effet, que les gens de sabre et d'épée, généraux et caporaux, héros illustres, héros obscurs, s'accordent à goûter uniquement, en peinture et en poésie, dans les sujets militaires, le style noble et le ton épique. La moindre familiarité à l'endroit d'une bataille les choque chez un artiste. Si, dans leurs mémoires, dans leur journal, ils s'abandonnent eux-mêmes à décrire les misères et les tristesses du métier, cette liberté les offense en une oeuvre d'art, qu'ils veulent toute noble et martiale. » (p.530)

« J'ai vivement reproché à M. Zola sa brutalité morne et sa tristesse étroite, quand il s'obstinait, lent et têtu, dans les sales coins de la civilisation ou de la nature. Mais il faut reconnaître que l'intelligence de ce rude travailleur s'élargit et s'éclaire avec les années. Il avait déjà montré çà et là, dans Germinal surtout, qu'il avait le sens épique et l'instinct des foules. Cette fois il a beaucoup compris et mis une large humanité dans son livre. Cette fois, il a montré toutes les misères de la chair humaine, avec une mâle pitié, avec un respect qui les rend auguste et vénérables. Il laisse voir, sans le dire jamais, sans profaner les sentiments sacrés par de vaines paroles, il laisse voir la religion qui l'attache à la patrie, à ceux qui souffrent et qui meurent pour elle. » (p.532)

« Pour ma part, bien que je n'aime guère les gros livres et que celui-ci soit gros, et lent, et d'une marche qui ne se hâte ni ne s'arrête jamais, j'ai été pris, entraîné, il m'a fallu aller jusqu'au bout, dans l'effroi, dans l'angoisse, dans la tristesse, et revivre, le coeur gros d'horreur et d'enthousiasme, l'année épouvantable. » (p.534)

« Signalerai-je, par exemple, l'effort trop visible de M. Zola pour expliquer et faire comprendre l'ensemble des opérations militaires? Car il y tend sans cesse, et cette préoccupation constante suffit seule à marquer à quel point la philosophie de M. Zola diffère de celle de Tolstoï.  » (p.534)

« Alphonse Daudet », La Vie littéraire, sixième série, Paris, Calmann-Lévy, p. 564-591.

« Sous cette influence douce, puissante et bonne, dans cet abri studieux et charmant, Alphonse Daudet composa cette suite de grands ouvrages longuement médités et pensés, exécutés de verve, FromontJackLe NababLes Rois en exilNuma RoumestanSaphoL'ÉvangélisteL'Immortel, romans de moeurs, études historiques, oeuvres d'art de vérité, tableau d'un bel arrangement, d'une composition harmonieuse, mais dont toutes les figures furent exécutées d'après nature. » (p.588)

« Peindre d'après nature, ce fut l'unique méthode d'Alphonse Daudet. Tout son effort d'artiste, toute sa volonté, toutes ses énergies, étaient tendus à la saisir, à l'exprimer, cette nature, cette humanité qu'il aimait tant. » (p.588)

« Et ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'un tel observateur, si exact, si sûr, qu'un esprit travaillant ainsi sur le vif, ne soit point cruel, n'ait rien d'amer, ne s'assombrisse jamais jusqu'au noir. C'est qu'il aimait les hommes et que, naturellement, il leur était indulgent. ‘‘J'ai appris, disait-il, à aimer le peuple avec ses vices, faits de misère et d'ignorance.'' Les portraits qu'il a tracés dans ses romans historiques, d'après des figures connues, sont traités dans une manière gaie qui trahit une instinctive bienveillance. » (p.589)

« Il y a du Saint-Simon et du Michelet dans Alphonse Daudet. Et ce galant homme, qui avait le dégoût et l'horreur de la politique, est peut-être de tous nos romanciers celui qui connut le mieux les menus secrets de l'État et les sentiments secrets des faiseurs d'affaires publiques, qui mesura le plus exactement la petitesse des grandeurs officielles. Ce n'est point qu'il se plût à humilier les superbes. Il n'avait de malveillance pour personne. Mais il élevait les humbles, il exaltait les faibles, il aimait les petits. » (p.589)

« Werther et Tom Jones, traduits par M. le comte de La Bédoyère », Le Chasseur bibliographe, février 1863.

« La Harpe, qui jugeait fort bien du mérite des auteurs quand il n'avait rien eu à démêler avec eux, tenait Tom Jones pour le premier roman du monde ; et, en effet, ce livre est l'oeuvre plutôt d'un moraliste que d'un romancier.
Jamais romancier n'eut plus que Fielding le don d'animer ses personnages ; ils sont si vivants, ils ont un tel air de réalité, qu'on ne peut s'empêcher de les aimer, de les haïr, de les plaindre, de les blâmer enfin, de s'associer à leur destinée. »

« N'écris pas », dans La Vie en fleur, chapitre XXVIII, p. 1157-1163.

« — S'occuper à de tels travaux, me répondit-il, rédiger des notices sur les artistes anciens et des articles sur des sujets d'archéologie, fort bien.

C'est une tâche qui ne nourrit pas son homme, mais qui, à cela près, est sans inconvénient pour celui qui l'entreprend, à condition qu'il y soit apte. Une bonne compilation ne compromet pas celui qui la mène à bien et même peut lui valoir quelque honneur, sans lui faire courir beaucoup de dangers. Il n'en est pas de même, mon ami, de toute oeuvre littéraire où l'auteur met la marque de son esprit, se signale, se révèle, se répand, enfin cherche à marquer dans la poésie, dans le roman, dans la philosophie ou l'histoire. C'est une aventure qu'il ne faut pas tenter si l'on a souci de sa tranquillité et de son indépendance. Publier un livre original, c'est courir un terrible péril. » (p.1161)

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