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Photo Antoine VolodineAntoine Volodine

(1949-...)

Dossier

Le roman selon Antoine Volodine

Le roman selon Antoine Volodine, par Mathieu Bélisle, 1 décembre 2006

Parce qu'il revendique sa radicale étrangeté, l'art du roman d'Antoine Volodine paraît pour les uns obscur et énigmatique, pour les autres abscons voire fumiste. En inscrivant son oeuvre romanesque à l'intérieur d'un mouvement littéraire fictif, le post-exotisme, composé d'écrivains et d'oeuvres imaginaires, cet auteur contemporain échappe au jeu des filiations. Tous les auteurs qui participent de ce mouvement – qu'il s'agisse de Maria Clementi, Ellen Dawkes ou Yasar Tarchalski – sont les figures (ou les incarnations) d'un narcissisme sublimé. Même les formes du roman relèvent de sous-genres fictifs (le « romånce », le « shagga », les « narrats », l' « entrevoûte », etc.) auxquels elles empruntent leurs principes de composition tels que définis dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (1999). La référence explicite au mouvement surréaliste marque son dégoût pour le « plat réalisme » du XIXe siècle et elle permet de situer son oeuvre quelque part entre le réalisme magique et le roman onirique.

Ironiquement, l'évacuation presque complète de l'histoire littéraire des propos de Volodine se trouve compensée par l'omniprésence de l'histoire politique du XXe siècle. Les catastrophes, les horreurs et les révolutions ratées, bref la dévastation, constituent le fonds mémoriel du roman volodinien, dont la parole et les récits s'inscrivent dans un temps de l'après : après l'histoire, après les grandes espérances. À l'origine de tout roman et de tout personnage apparaît la « blessure » jamais guérie de l'utopie irréalisable. Par le recours à des formes théâtrales (pensons à l'interrogatoire et au spectacle burlesque), à des procédés de la poésie lyrique et même à certains thèmes de la tragédie classique (la toute-puissance du fatum), le roman sert à représenter la défaite humaine en même temps que le fantasme d'une échappée vers un ailleurs où les êtres – auteur, personnages de narrateur et lecteur confondus – pourraient trouver refuge.

Volodine ne parle pas simplement de la défaite politique, mais, plus généralement, de la défaite de toute action et de la raison. Conséquemment, son art cherche à représenter l'affaissement de la dialectique où les contraires se confondent et s'annulent, où rêve et réalité s'entremêlent, où l'art de persuader devient art de se dérober, où la vérité devient mensonge, et vice-versa. Souvent, il ne subsiste plus qu'un seul des pôles de l'opposition : la marge sans le centre, la littérature de résistance sans la littérature officielle, la parole sans la réponse, le combattant sans l'ennemi. Il en résulte une absence de perspective et d'espoir : nous nous trouvons bien loin du firmament tolstoïen. Ne reste que la parole qui n'apporte d'autre rédemption que celle de la survie précaire de l'existence individuelle.

Dans cet art romanesque, on constate la dislocation des phénomènes religieux et politique. Pour Volodine, le discours politique paraît coupé de sa concrétisation, de son accomplissement dans l'action ; de même, les formes du religieux semblent coupées de toute transcendance. Cela permet au romancier de délocaliser ces phénomènes et de les réinvestir dans la définition de son esthétique romanesque. Le roman devient un art de combat (contre le monde, contre la mort, contre le réel), l'écriture une « posture militante » ; le personnage devient chamane ou démiurge (sans autre pouvoir que son imagination), la parole une incantation ou une « rumination » méditative. Dans ces conditions, l'imaginaire romanesque se déploie sous la forme d'un univers concentrationnaire soumis à des forces obscures dont on ne sait trop si elles relèvent du monde des vivants ou du séjour des morts.

La peinture de la dévastation n'empêche pas les romans d'être rigoureusement construits d'après des principes mathématiques (la récurrence de certains nombres symboliques, religieux) ou architecturaux (symétrie des sous parties, formes romanesques empruntant à diverses constructions comme la voûte ou le pont). La musique joue également un rôle dans le lyrisme de la phrase volodinienne ainsi que dans la répartition des chapitres, suivant le système contrapuntique par exemple. La rigueur de la composition romanesque est parfois poussée à un tel degré de raffinement qu'elle en devient comique : la surenchère de nombres « significatifs » (comme le 7, le 49 (7X7) ou le 666) et la symétrie dans le nombre de mots des sous parties (1111 ou 333, par exemple) rappellent certaines contraintes arbitraires propres aux jeux oulipiens.

Bibliographie

Ouvrages cités

« Entretien avec Jean-Christophe Millois », Prétexte, no 21-22, Prétexte éditeur, printemps 1998.

« Entretien avec Sylvain Nicolino, Laurent Roux et Sébastien Omont », La Femelle du requin, no 19, 27 août 2002.

« L'écriture, une posture militante. Entretien avec Philippe Savary », Le Matricule des Anges, numéro 20, juillet-août 1997.

Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, 1998.

« Rire ou devenir Bouddha ? Entretien avec Alain Nicolas »L'Humanité, 9 septembre 2004.

« Volodine ou la musique des anges. Entretien avec Alain Nicolas », L'Humanité, 7 octobre 1999.

Citations

« Entretien avec Jean-Christophe Millois », Prétexte, no 21-22, Prétexte éditeur, printemps 1998.
« J'affirme mon droit à la différence, le droit d'explorer comme je l'entends un petit territoire d'exil, loin des écoles, loin des académismes marchands, loin de tout. Baptisons post-exotique la production littéraire issue de ce territoire des bas-côtés. Par dérision et désespoir, dans Lisbonne, dernière marge, certains écrivains clandestins que je mettais en scène se réclamaient de la « littérature des poubelles ». Le vocable « post-exotique » a l'avantage de pouvoir être manié avec moins de précautions, on le choisira donc une fois pour toutes. Voilà où se situent mes ouvrages : tantôt dans le fantastique post-exotique, tantôt dans le post-exotisme ordinaire. » (p. 48)

« L'interrogatoire est en soi une formidable méthode pour exposer une matière littéraire. C'est le point d'aboutissement d'une action, d'une enquête, d'une traque, d'un destin, et c'est le moment où deux genres – théâtre et roman – se confondent d'une manière extrêmement plaisante. C'est aussi un moment où l'activité du lecteur augmente, car celui-ci, quand devant lui on malmène à la fois un corps et ce qu'il estime être la vérité, perd sa neutralité de témoin abstrait et réagit. D'une certaine manière, il se rapproche du livre, il accompagne sa logique inquisitoriale, lui aussi voudrait faire préciser au narrateur ce qui est ambigu ou évasif, l'obliger à avouer le sens de ce qui paraît métaphorique ou codé. Lui aussi a envie de comprendre au plus vite ce que le héros ou l'héroïne (et l'auteur) ont dans le ventre. Mais, revenons à l'interrogatoire en tant que genre, sous-genre ou pseudo-genre. On se trouve dans un présent réduit à une confrontation brutale, c'est un présent qui ne peut plus déboucher sur autre chose que la mort ou la folie. » (p. 48)

« Seul le passé, seule la mémoire du passé possèdent encore une dynamique, et c'est cela qu'exploite le personnage interrogé, qui endosse, sous la pression de l'échec et de la douleur, le statut de narrateur. Cet homme ou cette femme sans avenir essaient de combattre l'horreur du présent en inventant un présent fictif (comme Moldscher dans Rituel du mépris ou Breughel dans Le Port intérieur), mais, surtout, ils construisent mentalement, et oralement, et théâtralement, un passé modifié, un passé d'images et de souvenirs qui devient un ultime refuge. » (p. 49)

« Dans le livre alors s'épanouissent deux familles de mensonges : celle des mensonges à l'inquisiteur, et celle, plus intime, plus onirique, des mensonges qui s'attaquent à la mémoire individuelle et collective pour la métamorphoser et en faire un lieu d'accueil. L'interrogé, pour survivre, doit combiner de façon consciente ces deux systèmes de déformation du monde. Par un phénomène de sympathie et d'implication personnelle dans la fiction, j'accompagne celui qui ment, j'épouse au plus près son mode de pensée, je l'aide de toutes mes forces à voyager à rebours de son agonie. J'agis en complice, et comme lui, sans me repentir. » (p. 50)

« C'est pourquoi des ambiguïtés parsèment mes textes, mutilant en profondeur toute certitude et, quand une précision doit absolument être formulée, elle émerge sous forme volontiers déréalisée et peu crédible. L'ambiguïté, la digression, l'esquive, l'acharnement à parler d'autre chose, l'incertitude, les paradoxes, le renvoi à des énigmes sans solution, l'autodérision et l'humour du désastre sont des techniques de combat langagier, les armes du discours de celui qui sait qu'on ne lui donne la parole que pour ensuite l'anéantir. Plus globalement, si on élargit le champ de l'interrogatoire à toute l'activité romanesque (un travail de création soumis à la question d'un lecteur-inquisiteur), le discours narratif du post-exotisme évite de répondre à la demande de «sens» qui conviendrait à une fiction normale et incarcérerait le livre dans un camp auquel aucun de ses personnages ne souhaite qu'il appartienne. » (p. 51)

« Les narrateurs post-exotiques restent sur leurs gardes, leur discours est filtré, censuré, obscurci par une méfiance maniaque et permanente. Il serait erroné de voir là des procédés d'abstraction, une esthétique du dessèchement du sens. Car il s'agit plutôt d'une tactique défensive, de moyens concrets à quoi on a recours pour fuir ou contrarier la violence qui sera faite au texte, lorsque des inconnus pas forcément bienveillants s'empareront de lui et l'interrogeront. » (p. 54)

« Ceci, qui vient d'être exposé, concerne le discours narratif, et non le système d'images que le discours véhicule. Or, les images sont pour moi primordiales, plus importantes que leur support. En bref, si, par des réticences et de l'esquive, je m'efforce de vaincre l'inquisiteur, c'est bien par des images que je compte « dérouter » le lecteur : guider le lecteur vers un voyage beaucoup plus troublant, plus riche et plus intranquille que ce qu'il avait prévu de faire. » (p. 49)

« L'espace-temps est incertain, mais beaucoup plus définissable est la mémoire dans quoi les narrateurs et les personnages du post-exotisme puisent leur inspiration. C'est, en gros, la collection des innombrables et innommables atrocités qui composent le XXè siècle et, en contrepoint, la succession des révolutions ratées, ou vaincues, ou défigurées, qui auraient dû éviter à l'humanité son très sale destin. » (p. 55)

« Une des obsessions narratives de mes personnages consiste à revenir sur les sacrifices inaboutis, et sur l'obscène catastrophe que représente l'échec du projet révolutionnaire au XXè siècle. Ils racontent cela, les guerres, les souffrances, les exterminations, les totalitarismes, les ratages, depuis un espace-temps où je les mets en scène, depuis leur prison, depuis leur mort, depuis des mondes imaginaires et parallèles. Chacun de ces mondes possède sa propre logique (des règles socio-politiques que les héros souvent transgressent, devenant ainsi, dans l'univers imaginaire de référence, des marginaux) ; il possède sa propre histoire (sa propre culture de violence comparable à celle du XXè siècle) ; il est circulaire (on y revit sans cesse sa mort), carcéral (la fiction y est, la plupart du temps, élaborée entre quatre murs) et, par-dessus tout, littéraire : on y existe à travers le texte qui est soit écrit, soit dit, soit monologué mentalement. Pardonnez-moi de m'étendre si pesamment sur cette définition. Je le fais pour arriver à cette présence de la littérature, de la poésie, qui illumine les personnages du post-exotisme. » (p. 55)

« Sous la torture, ou à l'intérieur de sa folie, chacun de ces hommes ou de ces femmes conserve sa qualité première, fondamentale, d'écrivain-acteur et d'écrivain-témoin du désastre passé, présent et à venir. Pour ces écrivains que je mets en scène, politique et idéologie sont au coeur de la gestuelle et de la prise de parole. Ce sont des partisans d'un égalitarisme radical, et ce qu'ailleurs on appelle «engagement» s'applique mal à leur cas, parce qu'il s'agit plus d'engagés écrivains que l'inverse. On constate, c'est évident, plus d'un déphasage entre leur système de représentation et celui qui émeut la génération littéraire contemporaine... Terre d'exil que celle où s'élabore le post-exostisme... » (p. 55)

« Pour mes personnages, parler suscite un événement concret : l'apparition du livre que leurs mots emplissent. S'exprimer vise deux objectifs immédiats : d'abord, sauver sa peau (tant que le livre se déroule, vie et mort s'équivalent littérairement, et donc l'existence perdure) ; ensuite, modifier le réel (puisqu'on a échoué à l'améliorer par ses actes). L'enjeu de l'écriture est ici physique, on est dans le domaine du combat contre l'anéantissement. Ce qui est à assouvir n'est pas une passion d'artiste, mais l'exigence d'un guerrier très, très menacé. D'où la tension, l'angoisse et, en fin de parcours, quand la fiction tourne au cauchemar, un constat : rien n'aide à vivre : les mots ne sont pas plus efficaces que le silence. » (p. 55)

« Il y a tant de magie dans l'acte d'écrire que je serais vraiment mal inspiré d'en occulter le caractère purement ludique. Le pessimisme le plus lugubre et le désastre absolu sont une pâte inerte avec quoi on peut façonner des objets extrêmement lumineux, en fait, si on s'en donne la peine et le plaisir. » (p. 51)

« Un des personnages du post-exostisme que je préfère est Lilith, qui prend parole dans Des enfers fabuleux. Murée au fond d'un gouffre, à moins que ce ne soit dans un four de brique, elle invente des civilisations extérieures, des univers de voyage et de violence, d'intolérance, et, dans une lamaserie imaginaire, elle met en scène un second narrateur tout-puissant. À son tour, celui-ci va décrire les mêmes univers, mais sous l'angle de sa propre méditation démiurgique, et, en faisant d'elle un personnage de fiction, il va modifier littérairement son destin. Donner de la consistance à des théâtres baroques, inventer des situations bizarres, extrêmes, souffler de l'âme dans des acteurs qui n'ont rien d'ordinaire, fouiller dans leurs rêves, accompagner leurs passions et leurs peurs, et, tout en se livrant à ces exercices de sorcellerie, avoir conscience que cela fonctionne, que ces aventures se croisent, que des histoires naissent, qu'on peut jouer avec elles de livre en livre... Fabuleux bonheur!... Et pas seulement pour Lilith !... » (p. 52)

« Je suis en train d'écrire, en collaboration avec Yasar Tarchalski, Ellen Dawkes et d'autres auteurs, un essai qui fera le point sur la question. Répondre en deux mots sur le post-exotisme n'est pas facile, parce que les références consultables, les ouvrages représentatifs sont déjà au nombre d'une dizaine, et parce que, en même temps, pour des raisons pédagogiques, on doit s'exprimer comme si le projet était encore purement théorique et dans les limbes. Au cours de notre entretien, j'ai donné quelques pistes de réflexion, en particulier sur la relation des narrateurs au texte. Mais peut-être vaudrait-il mieux donner ici des indications simples. En dépit de sa terminaison en -isme, le post-exotisme ne prétend pas constituer un mouvement littéraire ou un style. Acceptons-le plutôt comme un label d'origine. […] Cela me contraint à adopter une démarche hétéronymique non clairement assumée, puisque la signature des ouvrages est, pour des raisons pratiques, toujours la même. Dans un contexte éditorial moins frileux, moins crispé sur le graphique des ventes et autres foutaises, et aussi, il faut bien le dire, avec un public plus dynamique, on aurait pu imaginer, dès le début, l'effacement de ma signature et son remplacement par des noms d'écrivains post-exotiques tels que Wernieri, Maria Schrag, Jean Vlassenko, etc. Dans Vue sur l'ossuaire, qui paraîtra cet hiver chez Gallimard, j'essaie de donner corps à cette idée. Très officiellement, il y a trois auteurs derrière ce titre : Maria Samarkande, Jean Vlassenko et moi-même. Voilà pour cette brève causerie sur le post-exotisme. » (p. 57)

« Si on reprend la notion spatiale que j'utilisais au début de notre conversation, est post-exotique ce qui provient de ce territoire situé «ailleurs», «à l'écart». Par définition, la littérature post-exotique est donc une littérature étrangère, et, comme toute littérature étrangère traduite, elle offre au lecteur une partie de ce qu'elle est réellement. Une fraction réduite, une sélection. On admettra pour principe qu'une culture étrangère, avec ses échos et ses références, avec toute sa richesse, peut être découverte, devinée, étudiée, appréciée, à travers la production de romanciers significatifs. Mon projet tient compte de cette curiosité instinctive du lecteur envers l'au-delà du livre. Dans le cadre d'une sorte de collection «Voix du post-exotisme», je présente au public un certain nombre de romans, indépendants les uns des autres, derrière quoi sont suggérés l'entièreté de la sensibilité post-exotique et, en résumé, tout un monde. » (p. 56)


« Mais, puisque nous en sommes à déclamer des professions de foi, je vais citer celle que j'ai inscrite sur la couverture de Biographie comparée de Jorian Murgrave, car c'est sans nuance que j'ai essayé, jusqu'à aujourd'hui, de m'y conformer : «souhaite pratiquer la littérature à la manière d'un art martial, en s'engageant complètement dans chaque livre, comme s'il devait être le dernier avant la mort...» (p. 56)
« Entretien avec Sylvain Nicolino, Laurent Roux et Sébastien Omont », La Femelle du requin, no 19, 27 août 2002.
« Tous mes livres sont écrits par des écrivains, dits et chuchotés par des voix qui s'adressent à des complices, à des égaux, et le discours qui est prononcé est un discours qui prend en compte la sympathie dont font preuve les auditeurs. Toutefois, ces livres sont aussi offerts à des lecteurs plus éloignés. Ainsi, "le lecteur de librairie" fait intrusion dans un système poétique fonctionnant en vase clos. Et ce que je mets en place, c'est la possibilité, pour le lecteur extérieur, qui n'est pas en prison, qui n'est pas physiquement post-exotique, d'assister à une représentation, d'écouter une musique, un dialogue qui peuvent lui plaire, qu'il peut comprendre. À partir du moment où ce lecteur commence à se déplacer avec plaisir dans cette sphère, il devient un lecteur sympathisant. D'où une sorte de cercle large - dont vous faites partie, j'espère, et dont moi aussi, d'une certaine manière, je participe - autour de cette sphère d'écriture, de parole, d'action, d'idéologie qu'est la sphère post-exotique décrite dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. » (p. 61)

« Tous les narrateurs post-exotiques prennent la parole dans des conditions de tragique extrême, et ils parlent sans public. Aux auditeurs extérieurs de s'emparer de cette parole s'ils le désirent, de la reprendre, de l'aimer, ou d'en tirer des conclusions. Une autre raison d'être à la prise de parole, c'est de créer du plaisir, pas seulement de remuer des idées, de faire du bruit. Il s'agit de créer du beau, du roman, quelque chose qui soit aimable, agréable, musical. Aux auditeurs extérieurs, donc, de recevoir cette parole comme un objet artistique. » (p. 61)

« Reconnaissons, pour commencer, qu'on ne peut éviter un discours narcissique, empreint de fatuité et de gravité, même derrière l'humour éventuel : voilà la source du ridicule. Je sais que je n'y échapperai pas ici et ça ne me réjouit pas. D'autre part, ce qui est publié, ce dont le lecteur prend connaissance, est le résultat d'un travail dans lequel chaque mot est pesé. L'entretien est un type d'exercice tout à fait différent, qui conviendrait beaucoup plus à des champions de l'oral qu'à des écrivains… Au cours d'un entretien l'écrivain est tenté de s'épancher, ou de dire des choses qu'il n'aurait pas approuvées par écrit. Ça donne un autre type de discours qui vient parasiter l'oeuvre, avec un autre style, des concepts qui sont remués de façon différente, souvent incomplète, et sans subtilité. L'entretien enlève le non-dit, le silence, qui existe beaucoup dans l'écrit. Ce bavardage vient se greffer sur le texte alors que celui-ci se suffit à lui-même. Un discours sur le texte est possible s'il est fait par des critiques, des analystes universitaires, des lecteurs, mais l'écrivain, lui, ferait mieux de se taire. Sa présence en tant que porte-parole est plutôt étrange. Déplacée. »  (p. 66)

« J'ai déjà en effet écrit des " Shaggas ", des " romances ". C'est la suite de mon travail qui vise à proposer, à déposer dans la littérature, des objets qui montrent que le genre romanesque peut évoluer. Dans un de mes précédents livres, Vue sur l'ossuaire, se trouvaient déjà des narrats organisés en deux ouvres, livres dans le livre, qui se répondaient en miroir. Des anges mineurs est composé de quarante-neuf narrats. (p. 67)
« L'écriture, une posture militante. Entretien avec Philippe Savary », Le Matricule des Anges, numéro 20, juillet-août 1997.
« Mon idée, c'est de donner des livres dont le lecteur de librairie prenne connaissance mais en ayant le sentiment que ce sont des livres qui ne s'adressent pas à lui. Les narrateurs de mes livres s'adressent à des gens qui leur sont proches, qui leur sont égaux, qui partagent avec eux les mêmes références, la même culture. Lorsque le lecteur s'introduit dans un de mes textes, il s'introduit dans quelque chose où il est étranger. L'univers que je mets en scène, c'est une sorte de forêt vierge qu'on peut lire en laissant beaucoup de choses inexplorées. Et j'espère bien guider le lecteur de librairie. Faire fonctionner un livre comme une passerelle de culture à culture, ou de rêves à rêves, c'est quelque chose de présent dans mon projet. » (p. 11).

« En plaçant mes narrateurs et leurs personnages dans des mondes de l'hostilité et de l'extrême, j'adopte un point de vue qui permet à l'être de révéler pleinement ce qu'il contient : dans le ventre et dans l'âme. Confrontés à la violence destructrice du décor, ces hommes et ces femmes s'efforcent de progresser dans la narration avec des techniques mentales qui s'apparentent à des techniques de combat. Ce sont des conditions d'existence littéraire où la tricherie moderne, la superficialité des sentiments, des engagements, deviennent impossibles. Cet extrême est à la fois celui du climat, de la violence et de la folie. Mais, avant tout, c'est un extrême de la voix, une expression qui coïncide avec un cri du désespoir. On accompagne la mort qui a eu lieu ou qui va avoir lieu. » (p. 12)

« En effet, la distance permet de refabriquer quelque chose d'original avec le réel. Mais je ne procède pas à un décryptage, il s'agit plutôt d'une attitude hostile à l'égard du réel, d'une observation méfiante. Les narrateurs mènent une sorte de combat obscur contre le réel, qui se superpose à l'entreprise romanesque. Il y a une vibration, une tension qui traduisent une urgence agressive dans la prise de parole. L'écriture, quel que soit le sujet du livre, devient une posture militante, un geste de combat contre le monde ennemi. » (p. 12)

« Marginalité et clandestinité sont des données supplémentaires qui indiquent bien quel est le rapport de mes narrateurs au monde officiel et au réel. Tous refusent ce monde ou ont été blessés par lui. C'est depuis un au-delà du monde que les livres sont dits. Les personnages reflètent les obsessions qui habitent le monde intérieur des narrateurs : ce sont des révoltés qui, comme les narrateurs, sont destinés à être toujours vaincus, des femmes et des hommes déviants, n'ayant pas de statut social, condamnés à parler depuis le plus bas de l'échelle sociale ou mentale. Bien entendu, je partage avec les sur-narrateurs qui orchestrent cette culture une attirance pour les situations de désastre et d'exclusion. »  (p. 12)

« C'est depuis un au-delà du monde que les livres sont dits. » (p. 13)

« Tous mes romans sont organisés selon une logique totalitaire qui est celle de la destruction désastreuse et de la survie en marge. C'est le paysage mental fondamental du post-exotisme. Le décor varie, mais, à l'intérieur, on a ça, la déglingue, la catastrophe, la défaite. » (p. 13)

« Au départ, un terme en "-isme" a été choisi, à peu près au hasard, pour affirmer que je ne me situais pas dans les catégories littéraires où l'on voulait, tant bien que mal, me faire rentrer. Dès la Biographie comparée de Jorian Murgrave, le post-exotisme a existé de façon empirique. Ensuite, ma réflexion s'est étoffée. Disons que sous ma signature, comprise comme celle d'un prête-nom, paraissent les ouvrages de plusieurs écrivains anonymes – les sur-narrateurs – qui appartiennent à un même mouvement de pensée - l'utopie extrémiste. Ces sur-narrateurs partagent le même destin : la défaite physique après l'action révolutionnaire, la défaite morale, l'oubli, la mort, l'emprisonnement. » (p. 14)

« Ces textes sont écrits pour des lecteurs considérés comme complices. Ils sont écrits ou dits, récités, murmurés, depuis un monde clos. Les sur-narrateurs racontent des histoires et, quelque part dans le tissu romanesque, ils font passer quelque chose de leur culture de marge et de révolte. En mettant en scène des personnages, ils exposent leur propre imaginaire et leur mémoire, et leurs hantises. » (p. 15)

« Ne parlons pas de moi. Mes personnages ne considèrent pas du tout que les idéologies soient perdues. Ils sont mus, ils sont totalement habités par des idéologies radicales, extrémistes, égalitaristes. Ce qui est en face d'eux, ce n'est pas la perte d'une identité révolutionnaire; ce à quoi ils sont confrontés, c'est la disparition des conditions permettant à l'utopie généreuse de se concrétiser. C'est la défiguration du rêve généreux qui les fait souffrir. » (p. 17)

« Oui, je décris l'échec. Écrire ses livres, c'est un rituel de la mise en scène de la défaite, de l'écrasement. Mes personnages ont la conviction que cette utopie, cette idéologie libératrice, fraternelle, égalitariste reste bonne, mais elle a totalement échoué. Elle n'a abouti qu'au malheur. De toute façon, le monde qui est le monde réel, c'est le monde du malheur, avant les tentatives révolutionnaires, pendant et après. L'existence du malheur est une donnée du destin humain. » (p. 18)

« J'appartiens à une génération en Europe, en France marquée par les échos de la guerre d'Indochine, de Corée, d'Algérie, du Viêt-nam. J'appartiens à la génération qui a découvert les abominations de l'Holocauste. Mon regard politique s'est fait en apprenant ce qui avait précédé, c'est-à-dire depuis le début du siècle, une sorte de convulsions, d'atrocités, de massacres en masse, de boucherie, de famine, de non résolution absolue de la plaie qu'a l'humain de s'autodétruire. Tout cela, je le porte dans ma vision du monde. C'est le monde d'aujourd'hui, absolument pas stabilisé, avec un élément nouveau qui est l'absence d'espoir. Cette déchirure permanente que vit l'humanité, c'est quelque chose qui me hante, qui a rapport avec cette volonté d'écrire, de crier, de créer quelque chose qui est le reflet de tout ça, un refuge possible, hors de tout ça. Mais le refuge est un peu cauchemardesque, c'est le moins qu'on puisse dire. » (p. 19)

« Mes personnages sont au-delà du pessimisme. C'est la société qui suscite le pessimisme de la parole. C'est une donnée de base. Autre donnée de base effrayante : la mort est inévitable. Si les gens ne veulent pas entendre ça, ils ne sont ni optimistes, ni pessimistes, ils sont manipulés. Mes livres servent à démanipuler le lecteur, à les mettre en face de ce réel laid. C'est sûr que je suis un peu troublé quand je vois que cette vision catastrophique d'un monde cataclysmique paraisse si étonnamment pessimiste, si étonnamment violente. Je suis étonné de voir que tant de voix d'auteurs contemporains fabriquent des fictions qui remuent vraiment très peu de choses. » (p. 19)

« Je parle très souvent de veulerie, de reniement parce que la voix des sur-narrateurs mise en scène est une voix troublée par l'entourage culturel qui veut mettre l'art au service de l'enrichissement personnel, plus que de la parole, de l'expression des choses importantes dont l'humanité est porteuse aujourd'hui. Cela dit, je sais très bien que s'exprimer n'aide pas à vivre, s'exprimer ne construit rien, les mots détruisent; mais tout en ayant cette conscience, autant s'exprimer pour décrire autre chose qu'avec complaisance – parce que ça plaît au public – l'univers grisailleux que nous vivons aujourd'hui, sans aller plus loin que cette mise en scène appauvrie et appauvrissante de ce quotidien, ou alors d'un petit passé bien simple. » (p. 19)

« C'est la mienne [celle des poubelles]. C'est celle qui est rejetée, qui a des difficultés à exister, mal reconnue. Si un jour je fais partie de la littérature officielle, je serais très triste. Je crois parce que j'aurai été lâche, j'aurai fait une concession au goût du public, de la critique, du fric ou de la réussite. J'aimerais poser mon édifice post-exotique dans le paysage de la littérature officielle, lui assurer l'existence d'objet inamical qui pourrait être aimé par tous. Qui témoignerait d'une littérature autre, violente, pleine d'émotions, en désaccord avec le monde tel qu'il est... » (p. 19)

« Le salut que choisissent tous mes personnages, c'est d'une part les mots qui détruisent, et d'autre part cette plongée par les mots dans d'autres univers parallèles, des univers oniriques habitables. La seule porte de sortie, c'est un refuge provisoire qui est celui de la négation du réel dans une construction intellectuelle, consciente ou inconsciente, ou littéraire ou idéologique. La négation du réel est une technique de survie. Dans Nuit blanche en Balkhyrie, une des techniques de survie, c'est de ne pas respirer. Souvent mes personnages traversent les scènes de violence, d'incendie, de meurtre en apnée. C'est une technique de survie absurde. » (p. 19)

« L'élaboration d'un livre se fait en plusieurs phases, en plusieurs années, sur les ruines de versions successives, qui s'améliorent, qui se complètent, qui se contredisent. La toute première chose qui a existé, c'était une suite de douze tableaux, des proses poétiques disons, qui décrivaient la prise du pouvoir par Kirghyl, l'écrasement de l'opposition, la violence. Il y avait de la neige, des loups. Cela formait quelque chose que j'avais appelé Un Opéra balkhyr et qui aurait pu paraître sous forme de nouvelles. J'ai fabriqué autour et avec cela un roman en 1990 qui est resté dans les limbes. Six ans plus tard, je l'ai repris, mais j'avais un autre vécu, d'autres livres avaient été publiés, faisant exister et sonner les mots de façon différente, rendaient obsolètes certaines scènes, certaines réflexions, certaines manières de dire. » (p. 20)
Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, 1998.
« Je dis « je », « je crois » mais on aura compris qu'il s'agit, là aussi, de pure convention. La première personne du singulier sert à accompagner la voix des autres, elle ne signifie rien de plus. […] Pour un narrateur post-exotique, de toute façon, il n'y a pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette entre la première personne et les autres, et guère de différence entre vie et mort. » (p. 19)

« Bien entendu, comme dans tout romånce, une dimension formaliste a été ajoutée à l'intrigue romanesque. Elle passe inaperçue à la lecture, mais elle existe. La version finale de ce manuscrit compte exactement 66 666 mots (soixante-six mille six cent soixante-six). » (p. 23)

« Une Shaggå se décompose en deux masses textuelles distinctes : d'une part, une série de sept séquences rigoureusement identiques en longueur et en tonalité ; et, d'autre part, un commentaire, dont le style et les dimensions sont libres. Les séquences illustrent une anecdote lyrique qu'on devine extraite d'un univers mythologique complexe, luxuriant, dont on doit soi-même déduire et imaginer les éléments fondamentaux, car rien n'en est expliqué par ceux ou celles qui ont la parole. Sept facettes d'un même événement sont décrites ; l'action obéit en même temps à des principes d'incertitude et à une tenace exigence de stagnation narrative, voire de répétition. On éprouve des doutes sur ce qui se passe, à quoi on assiste plusieurs fois. Une phrase travaillée, volontiers précieuse, un vocabulaire riche, une prose ornementale soutiennent cela. L'effet obtenu a des implications qui vont au-delà de l'esthétique. Il est en relation avec le statut du lecteur, de l'auditeur. La Shaggå semble s'adresser à un lecteur qui est en connivence idéologique et culturelle étroite avec l'auteur, mais elle sonne devant un public plus vaste, inconnu, parmi lequel se dissimulent des entités inamicales. C'est pourquoi aucun message significatif n'est délivré. Seule est communiquée la forme que le message aurait pu prendre s'il avait été transmis et crypté. La Shaggå classique offre au lecteur détenu – son seul destinataire réel – un temps de complicité inaboutie. Au lecteur occasionnel, elle offre un moment de calme caresse poétique. Au lecteur rapace, un espace équivoque où son hostilité se gaspillera. Le commentaire, à l'inverse des sept séquences, est un discours qui n'est pas régi par des impératifs de style. Toutefois, ses ressorts et son orientation montrent qu'il ne rompt pas avec l'esthétique de la méfiance qui gouverne en profondeur le mécanisme des séquences. On pourrait dire que la substance renvoie à une xénophilosophie aussi peu divulguée que la xénomythologie dont nous avons parlé plus haut. Les paradoxes temporels, la thématique de l'illusion et de l'incertitude occupent fréquemment le premier plan du commentaire ; il est d'usage, en même temps, de s'interroger sur l'identité du ou des auteurs de la Shaggå plutôt que sur celle des personnages qui ont été mis en scène dans les séquences. Des clés sont fournies, qui n'expliquent rien, ou suggèrent que des vérités existent, essentielles, monstrueusement violentées et cachées, ailleurs que dans les textes et dans la réalité fallacieuse que les textes explorent. Ces suggestions ont toujours un caractère filigrané, conçu pour toucher l'inconscient de préférence à l'intelligence. » (p. 28-31)

« Les auteurs du quartier de haute sécurité, dès les années soixante-dix, ont exploré une demi-douzaine de formes nouvelles. Dès leurs premiers textes. Pourquoi une telle frénésie ? […] Avec frénésie, ils délimitaient les territoires de leur liberté intérieure, qui se trouvaient correspondre aux territoires de leur propre littérature. Il y avait des sujets qui leur tenaient à coeur, des anecdotes où ils sentaient que leur exil serait plus doux, et, dans le même temps, ils cherchaient à définir des supports littéraires qui ne pactiseraient pas avec vous, et qui ne reproduiraient aucune de vos traditions et aucun de vos conformismes ou anti-conformismes officiels. Ils ont inventé des formes vides que vous n'aviez jamais eu l'occasion de polluer, et ils les ont remplies avec des visions auxquelles votre sensibilité est étrangère. Ils ont inventé le genre romånce pour ne pas être mêlés à vous ni à vos tentatives de rénovation du roman, à toutes les jongleries boutiquières des avant-gardes institutionnelles. C'est une démarche d'aversion, vous saisissez ? D'aversion et de malveillance. » (p. 36)

« Le romånce appartient à la famille des formes romanesques, et son ambition narrative, sa taille, son style, le rapprochent du roman. Toutefois, il s'en distingue par plusieurs traits qu'on va ici exposer de façon sommaire. […] des liens de sang existent entre tous les ouvrages du genre. » (p. 38)

[À propos du romånce] « Le narrateur raconte l'histoire et il n'est pas toujours investi d'un rôle théâtral d'imprécateur. Cependant, quand son idéologie de référence est mentionnée, quels que soient les personnages et quels que soient leur conscience politique et leur devenir dans la fiction, cette idéologie est celle de l'égalitarisme criminel, forcené, non repenti et vaincu, et elle renvoie, à son tour, à la prison. » (p. 38)

[À propos du romånce] « Le narrateur est préoccupé par sa relation avec le mensonge littéraire. Il se trouve en conflit avec la narration, d'une part parce que la fiction souvent l'amène à épouser étroitement un destin tragique, d'autre part parce que l'idée même de narration, trop peu efficace pour métamorphoser le réel, le répugne. C'est pourquoi, plus séduit par le mutisme ou la rumination autiste que par le romanesque, ce narrateur cherche à disparaître. Il se cache, il délègue sa fonction et sa voix à des hommes de paille, à des hétéronymes qu'il va faire exister publiquement à sa place. Un écrivain de paille signe les romånces, un narrateur de paille orchestre la fiction et s'y intègre. […] La distorsion des voix et la confusion dans le nom véritable des donneurs et des preneurs de parole est ainsi une caractéristique du romånce. Derrière l'auteur, porte-parole et signataire du livre, et derrière la voix du ou des narrateurs mis en scène dans le livre, il faut replacer un surnarrateur qui s'est volontairement effacé et qui, en un processus de camaraderie intime, contraint sa voix et sa pensée à reproduire la courbe mélodique d'une voix et d'une pensée disparues. D'où cette insistance du narrateur à prétendre qu'il est déjà mort : peut-être manie-t-il là le seul mensonge littéraire à quoi il peut se raccrocher sans malaise. » (p. 38-39)

[À propos du romånce] « La dynamique du romånce s'articule d'une façon qui ne pourrait pas s'inscrire dans un univers romanesque traditionnel, car elle repose entièrement sur une conception des contraires où les contraires se confondent. La victime est bourreau, le passé est présent, l'achèvement de l'action est son début, l'immobilité est un mouvement, l'auteur est un personnage, le rêve est réalité, le non-vivant est vivant, le silence est parole, etc. : les antagonismes sont clairement définis, mais à l'intérieur d'un système intellectuel en oscillation ou en boucle, qui modifie la nature des oppositions et, en résumé, ne leur attribue aucune importance. » (p. 39-40)

« En accord avec cette conception de l'écriture, les auteurs de romånces donneront toujours un caractère discret à leurs prouesses formalistes. On peut, malgré tout, en déceler aisément quelques-unes. Nuit blanche en Balkhyrie, d'Aidan Sherrad, comporte quarante-neuf chapitres, nombre magique, nombre tantrique, très beau, autour duquel se construiront par la suite des dizaines d'ouvrages. Les majuscules par quoi commencent les six cent soixante-six paragraphes de Igor Euwe appelle Igor Euwe, de Jean Vlassenko, façonnent un sous-texte lyrique, formidable et déchirant, par lequel s'exprime la compagne torturée du narrateur principal. Vue sur l'ossuaire, attribué à Jean Khorassan, est composé de deux parties rigoureusements symétriques, divisées en textes qui se répondent et comprennent le même nombre de mots, 1111, 777, 3333… L'art du monologue dans les tranchées, de Ralf Thiemann, a pour structure trois cent quarante-trois séquences d'une page. Trois cent quarante-trois est, rappelons-le, le cube de 7. Etc. » (p. 41-42)

« C'est pourquoi le discours littéraire du post-exotisme si facilement suit les sinuosités et les ruptures d'un interrogatoire de police. Des précautions sont prises, en particulier le cryptage des noms et des actions, ainsi qu'une esquive narrative consistant à ne pas raconter ce qu'exigerait la logique fictionnelle, à bavarder d'une façon fallacieuse, à parler beaucoup, uniquement pour gagner du temps, à parler d'autre chose. » (p. 42)

« Enfin, le romånce introduit en lui, en tant que composante importante de la fiction, une représentation de son lecteur. Le véritable lecteur du romånce post-exotique est un des personnages du romånce. Aucun auteur n'oublie que des lecteurs extérieurs au post-exotisme, extérieurs au quartier de haute sécurité, que des sympathisants de toute espèce peuvent s'aventurer dans la sphère du post-exotisme. C'est pour eux un voyage périlleux, sans tenue de sauvetage, au milieu de hantises et de hontes qu'aucune de leurs certitudes de départ ne les aide à surmonter. On s'arrange pour qu'ils soient accueillis dans l'univers fermé du texte et qu'ils apprennent à le visiter sans s'y perdre. Mais les lecteurs auxquels on s'adresse non abstraitement, ces auditeurs que la fiction anime et devant qui on murmure, et, plus encore, l'auditeur réel, l'auditrice réelle à qui on dicte son romånce à travers les murs, n'ont pas besoin de balisage pour voyager sans encombre dans nos romånces. Ceux-là appartiennent à l'univers du quartier de haute sécurité, et ils en partagent les labyrinthes, les dysfonctions et les valeurs absurdes, et les effrois, et les rêves, et les littératures. » (p. 42-43)

[À propos de la novelle] « Derrière le système qui régit le fonctionnement de la novelle, on relèvera des traits communs aux autres genres du post-exotisme : 1) un même constat de différence avec l'extérieur ; 2) une même volonté d'agrandir cette cassure, d'accentuer le décalage avec le monde réel, perçu comme étant la source de toute douleur ; 3) un même souci de proclamer sa dissidence par rapport aux modes qui fleurissent hors du ghetto carcéral.

Les recueils de novelles regroupent des textes allant par paire. Chaque paire compose un ensemble que Khrili Gompo, dans la préface à son ouvrage fondateur Ravalement de façade, a proposé de baptiser une entrevoûte.

Le terme d'entrevoûte est un terme heureux. Il suggère des pratiques magiques, un envoûtement et, en même temps, une intimité musicale, faite d'onirisme entrecroisé, de réciprocité et de partage ; il met bien en évidence la nature circulaire de cette structure, sa courbure simple et solide. Voyons cela d'un peu plus près.
Un premier texte, la novelle, crée un champ littéraire. Le sujet a souvent rapport avec le fantastique, mais pas toujours. Une situation est définie, des personnages agissent, sur un tissu culturel précis s'accroche l'anecdote, avec son passé implicite et ses non-dits. Un deuxième texte, qu'on appellera l'annexe ou le répons, s'empare d'un moment choisi dans le corps de la narration précédente et il le fait prospérer, sans pour autant chercher à éclairer le premier récit ou à le compléter : c'est un deuxième morceau de prose qui a un caractère indépendant et qui a ses propres adjectifs littéraires, son propre style, sa propre réserve d'archives et d'images. Toutefois, l'ensemble s'inscrit dans un système narratif binaire. La seule présence du répons suffit pour que le champ littéraire du premier texte gagne en cohérence. Un réseau d'harmoniques prend consistance, les images circulent mieux, l'histoire vibre mieux, en profondeur ; les non-dits ne peuvent se confondre avec des omissions, ils ont à présent un statut poétique. L'existence de deux textes associés pose sur l'ensemble un épais voile supplémentaire de sens. De l'inconscient de l'auteur à l'inconscient du lecteur, quelque chose également se charpente, et cela n'est pas la moindre des réussites de l'entrevoûte. L'univers tors, courbe, autonome, qui sous-tend et justifie les deux proses entrevoûtées, s'allonge alors sans heurt au-delà du texte, et, chez le lecteur sympathisant, réceptif, il se substitue au réel. […] Le champ littéraire de l'entrevoûte ouvre sur l'infini : il devient une destination de voyage, un havre pour le narrateur, une terre d'exil pour le lecteur, d'exil tranquille, hors d'atteinte de l'ennemi, comme à jamais hors d'atteinte de l'ennemi. » (54-57)

« Nous savons tous qu'il est hasardeux d'analyser la production post-exotique quand on emploie les termes que la critique littéraire officielle a conçus pour autopsier les cadavres textuels dont elle peuple ses morgues. L'exercice est possible, mais au prix de contorsions mentales qui font du post-exotisme un lieu de rendez-vous pour élites schizophrènes et hautaines, perversement amoureuses d'une musique de l'illisible. Le passage au crible de la critique traditionnelle a cet effet : il déçoit, mais, surtout, il rend hideux et il tue. Des instruments non adaptés lacèrent le texte et ils l'écrasent, ils ne réussissent pas à en démonter les rouages, ils s'appuient sur des domaines de réflexion que nous n'avons fait qu'effleurer, par exemple le statut esthétique du narrateur ou de la narratrice, et ils négligent ce qui pour nous est essentiel, comme le degré de dégradation de la voix qui parle, ou sa relation amoureuse avec la mémoire de Wernieri, de Maria Schrag ou de Maria Clementi, etc., ou l'angle d'attaque par quoi nos héros exposent leur détestation de l'ennemi.
De plus, le recours à des outils qui appartiennent, au bout du compte, à une autre science, emmaillote nos textes dans une logique qui ne peut les abstraire du mouvement artistique contemporain et, au contraire, les y ramène de façon abusive, de façon déloyale, parfaitement absurde. À défaut de trouver pour le post-exotisme une place convaincante, on le relègue au sein des avant-gardes, envers lesquelles, il faut bien le dire, sa relation est la même qu'envers le reste du monde non carcéral. Le post-exotisme est une littérature partie de l'ailleurs et allant vers l'ailleurs, une littérature étrangère qui accueille plusieurs tendances et courants, dont la plupart refusent l'avant-gardisme stérile. C'est de cela qu'il faut rendre compte dans nos critiques. Nous avons besoin d'un vocabulaire critique spécifique. » (p. 59-60)

« Prenant à témoin des masses et des animaux imaginaires, veillant à ne pas choquer intellectuellement les araignées qui nidifiaient dans leur cellule, les auteurs post-exotiques continuent à décrire des ailleurs parallèles et un au-delà, comme ils l'ont fait depuis les origines de leur littérature, mais cet au-delà a changé de nature. Quelque chose a enrichi ou appauvri l'univers mental des détenus surnarrateurs. Leur surnaturel ne peut plus être correctement élucidé ou dépeint avec des techniques d'expression propres à l'humain […]. » (p. 72)

« En effet, si les auteurs mettent en doute la réalité, leur scepticisme ne s'appuie pas sur une conception religieuse du visible ou de l'invisible. Ils savent qu'aucun pouvoir divin ne rôde derrière les mystères du monde. Ils n'accordent aucune foi à l'idée qu'une sphère enchanteresse, miraculeusement exempte du mal ou de la bêtise, existe quelque part pour accueillir les privilégiés du rêve. Ils regrettent souvent de devoir nier, mais ils sont nihilistes. » (p. 76)

« On rencontre pourtant nombre de chamanes et de prieurs dans la littérature post-exotique, et des magiciens, des nécromants, des créatures télépathes, et toute une galerie de privilégiés du rêve qui se jouent de l'éternité et outrepassent à leur guise le seuil du réel ou de la mort. Mais ce sont, là aussi, des êtres qui ne professent pas la moindre croyance. » (p. 77)

« Pourtant, en parallèle, une religiosité aiguë hante nos fictions, une religiosité si forte et sincère qu'elle modifie le comportement quotidien des narrateurs et conduit ceux-ci à des attitudes monastiques : méditation, silence, ritualisation des gestes de l'existence, morale de la compassion et du partage de la douleur, adresses aux défunts, accompagnement magique des défunts dans leur voyage jusqu'à la renaissance. » (p. 78)
« Rire ou devenir Bouddha ? Entretien avec Alain Nicolas », L'Humanité, 9 septembre 2004.
« C'est peut-être dû au fait qu'une de mes intentions, c'était de me référer à un univers plus théâtral. Cette dimension conduit presque naturellement à un décalage comique. »

« L'idée, dans mes romans depuis les années quatre-vingt-dix, c'est que le désastre est là, que l'absence de perspective est plus cruelle qu'avant, mais qu'il faut quand même continuer, avec cette autodérision qui fait non qu'on peut en rire - on ne peut pas rire de l'histoire - mais que la parole qu'on porte doit contenir en germe une distance qui n'est pas celle d'avant. La parole accroît le côté grinçant, amer, mais atteint une certaine sérénité. »

« Mais ce n'est pas le sujet central du livre, qui n'est pas une simple métaphore sociale. Il y a un jeu non entre réalité et fiction, mais entre plusieurs conceptions de la réalité. N'oublions pas que toutes ces scènes sont des projections de l'univers mental de Bogdan Schlumm, tous les personnages, tous ces Schlumm aux prénoms variables, sont ses incarnations, toutes ces réalités sont des mondes possibles de Schlumm. »

« En disant ses scènes, il va non seulement les dire, mais les vivre en se réincarnant. Il y a fusion entre personnage de fiction et incarnation de l'auteur.»

« Je dirais d'abord du chamanisme la même chose que du bouddhisme. Je n'entretiens aucun rapport d'appartenance ou de croyance, je ne suis pas dans le " new age " mais j'aime cet univers. La transe chamanique, dans laquelle le chaman emprunte d'autres personnalités, voyage dans le passé, dans la mémoire des autres, du monde - jamais dans l'avenir -, est passionnante à mettre en fiction. D'autre part, je me suis rendu compte que l'état d'écriture était un état assez proche de la transe chamanique. Pas de tambours, évidemment, ni de pertes de conscience, mais j'ai le plaisir de plonger dans mes personnages, à voyager en eux. Un des éléments les plus spectaculaires de la plongée chamanique est la dilatation du temps qu'elle opère. C'est un moteur narratif essentiel. Jouer avec le temps, la mémoire, le rêve et la réalité. Je n'ai pas de "théorie littéraire du chamanisme" mais je suis heureux de me dire que ce que fait le chaman, c'est ce que cherche tout écrivain. »

« C'est une technique chamanique, faire travailler ensemble et fusionner les inconscients de celui qui parle et de celui qui écoute. Mon ambition, si j'ai une ambition, est effectivement, par un système d'images, par la mise en scène, par la parole, par certains trucages poétiques, de parler à autre chose qu'à la conscience. Bien sûr, l'intelligence est sollicitée, mais je cherche aussi à toucher quelque chose de plus organique, de plus secret, de plus intime, chez le lecteur ou la lectrice, qui va lui permettre de s'approprier le texte, et d'en être un interprète au moment de la lecture. Il y a quelque chose en deçà de l'écriture qui peut être transmis au lecteur en deçà de sa perception. Un sous-parler, d'inconscient à inconscient, du non-formulé qui est enfoui dans la prose et qui voyage jusqu'au lecteur ou jusqu'à la lectrice. »
« Volodine ou la musique des anges. Entretien avec Alain Nicolas », L'Humanité, 7 octobre 1999.
« Ils se répondent deux à deux, et notamment par l'intermédiaire des noms des personnages, on y voit par exemple les mêmes événements sous des angles différents. Mais je n'ai pas cherché à mettre en avant le côté mathématique, technique de la composition. Cela passe au second plan. Il y a, à l'intérieur du livre, et avec d'autres livres, un système d'échos, de rappels, fait d'atmosphères, de sons, qui rend perceptible de manière intuitive, sensible, cette construction. […] C'est une structure en miroir qu'il serait difficile de mettre en équation mais qui est très facile à percevoir grâce à une approche plus musicale que cérébrale. »

« Oui, nous sommes " après ". C'est la fin de l'espèce humaine. Toutes les barrières ont été abolies, les hommes sont en voie d'extinction. Ils ne peuvent plus se reproduire. Seules les femmes, les grand-mères, peuvent allonger la durée de leur vie, se prolonger grâce à la magie. Tout ce qui a traversé l'espèce humaine sous forme de douleur, de tragédies, de rêves, tout cela appartient au passé. C'est dans les rêves, les méditations, les ruminations que les personnages retrouvent ce passé, retissent un peu de la mémoire collective de ce siècle, qu'ils recherchent la beauté, la fraternité. La tendance est plus optimiste... »

« Il n'y a rien de surnaturel ni de religieux dans ces personnages. Leur caractère angélique tient à leur apparition furtive dans le récit, à leur regard sur les choses. J'attribue cette qualité à des gens qui sont des gueux, des va-nu-pieds, des errants, qui se réclament de leur caractère de sous-hommes. Ils sont donc très mineurs par rapport à ce qu'en Occident on cache derrière le mot " ange ". »

« Mes premiers livres ont été publiés dans une collection de science-fiction, mais si je suis sorti de ce qui peu à peu risquait de m'enfermer dans un ghetto et de m'empêcher d'être lu par le public pour lequel j'écrivais, je ne pense pas avoir changé de littérature. Évidemment, certains de mes thèmes, l'unification de la planète, l'après-catastrophe se retrouvent dans la science-fiction. Ils fonctionnent comme une mise en cause d'un certain réalisme, mais sans la protection des conventions du genre. Le réel n'est pas ce que l'on croit, j'essaie de conduire le lecteur à s'interroger sur son compte. Mais mon travail sur la forme vise plutôt à faire des propositions pour faire bouger le roman en tant que tel. Le roman classique, du XIXe, par exemple, procure des joies, il n'est pas mort, mais il y a d'autres solutions. J'essaie de montrer que la forme romanesque est très riche, et qu'on peut y déposer des modèles qui fonctionnent, qui sont des romans - ce livre en est un - et qui ne sont pas des expériences ennuyeuses, des constructions cérébrales et sans chair. »

« La musique intervient au niveau de la phrase, de la sonorité, et dans la composition, avec un souci permanent de mélodie et de contrepoint. Mais tout ce qui est technique ne doit pas apparaître. Je veux parler à la sensibilité plus par les images, les émotions qu'elles suscitent que par la phrase elle-même. Je cherche à obtenir chez le lecteur des échos de choses lues et à peine reconnues. Quand on écoute de la musique, on perçoit cela... »
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