«Laurent Mauvignier. L'écriture de l'ici à l'ailleurs», dans Laurent Mauvignier, 21 avril 2015, [en ligne], page consultée le 25 octobre 2015. |
«Peut-être faut-il préciser ici que, dans mon esprit, aucun art n'est la métaphore d'un autre, aucun art ne dit rien d'autre que ce qu'il est lui et jamais il ne parle à la place ou au nom des autres, même s'il peut entamer un échange fécond avec eux. Le glissement ou le jeu qui circule d'un art à un autre n'est pas une substitution ni un système d'équivalence. D'ailleurs, il faut se méfier de l'idée d'équivalence si celle-ci n'est qu'une forme déguisée d'omnipotence, il faut se méfier de qui veut conquérir du terrain et non pas mettre en danger celui de sa pratique habituelle, car si l'on doit chercher, ce n'est certainement pas pour étendre son champ d'action, mais pour réinterroger son art et le faire douter de lui-même, pour se méfier de sa trop grande fréquentation, pour le fragiliser et non pour lui donner des airs de touche-à-tout invincible et conquérant. Parce qu'aussi loin qu'une voix peut se dissocier d'elle-même, c'est toujours à elle-même qu'elle reviendra, sa force et son talent résideront toujours dans le fait d'avoir lancé plus loin son désir d'inconnu, son désir d'autre, son désir d'accueillir l'altérité en elle.»
«Comme il se trouve que j'aime énormément le théâtre et le cinéma, pour moi, passer par ces arts-là pour remettre en question la pratique du roman, c'est quelque chose à laquelle je pense depuis très, très longtemps.»
«Dans mon rapport à l'écriture, le moment où les premiers romans sont apparus, ils sont apparus par une forme particulière qui est celle du monologue, et d'un monologue pour le coup très charnel, très chargé dans la langue, presque torturée, on pourrait dire, et avec une langue qui travaille beaucoup sur la ponctuation, sur des effets spirales, sur une langue qui est toujours en mouvement et sur des phrases souvent très longues. Donc évidemment, le théâtre (et la question de l'incarnation) va exactement à l'encontre de ça puisqu'il faut être tourné sur une incarnation de l'extérieur, donc toujours [faire] des phrases qui, au contraire, ont tendance à être plus courtes et à se répondre complètement différemment.»
«Chaque art a une écriture spécifique.»
«L'une des choses que j'aime pas dans la notion de recyclage, la première, c'est peut-être celle-là : c'est vrai qu'on est toujours en train de nous parler du recyclage comme, vous avez un objet qui, d'un seul coup est un autre objet. Entre les deux il ne s'est rien passé. Sauf que ce qui est intéressant c'est précisément le mouvement : comment un objet devient un autre objet, comme la vie se joue là, dans ce mouvement-là.»
«Il y a un moment, je me souviens d'être confronté à ce problème : “Si vous voulez écrire : Guyotat, touchez la vitesse de la lumière”. Le récit devient complètement illisible, d'une certaine manière, mais c'est sa finalité moderniste et, après, toute tentative d'écriture est vouée à être un retour un peu réactionnaire, comme si on était obligé de repasser derrière quelque chose.»
«Comment réinterroger la possibilité du récit, sans renier ni les avant-gardes ni rien du XXe siècle, mais en les intégrant à sa pratique, en les enjambant, d'une certaine manière?»
[L'obsession de Mauvignier :] « Trouver l'endroit de chaque matériau.»
«Pour moi, la fiction, c'est peut-être un lieu, aujourd'hui, qui peut servir presque de lien, d'essence, mais d'essence en terme de carburant et non pas du tout en terme platonicien ou autre, mais vraiment en terme de carburant pour faire avancer une sorte de machine à plusieurs vitesses.»
«Le théâtre a quelque chose d'un travail d'appauvrissement de la langue, parce que le moindre mot a un éclat extraordinaire.»
«Je me souviens d'un entretien de Claude Simon (c'était une rencontre chez Pivot) et Boulez parlant de leur art respectif et Pivot demandant à Claude Simon, lui disant : “quand même, c'est bien vous avez eu le Nobel, mais vos livres personne les lit.” Et il répondait quelque chose que j'ai trouvé très beau parce que, je me dis, on est vraiment pas du tout de la même génération, il répondait : “mais oui, mais vous savez, les impressionnistes, au départ, personne non plus ne les voyait.” C'est-à-dire qu'il y a une foi, une sorte de croyance en l'avenir, dans le progrès, dans le progrès du regard en fait, comment le regard peut progresser. Il avait cette foi que l'on est pas compris aujourd'hui, mais dans dix, vingt, trente ans… Je pense que ce qui a changé, fondamentalement, c'est que nous, nous croyons plus du tout à cela en fait. On se dit : “si on n'est pas compris aujourd'hui, on est juste mort.” Le rapport à la modernité a complètement changé. Et pour moi, être contemporain ou moderne, de ce point de vue là, c'est pas pareil.»
«Je me souviens de découvertes d'écrivains, par exemple je pense à Thomas Bernhard, quand j'ai découvert ça, je me suis dit : “il y a des solutions pour être aujourd'hui dans des arts qui se nourrissent les uns des autres, et, à l'intérieur de chaque art, qui nourrissent ce qui était des contradictions absolument indépassables il y a trente, quarante ans, mais qui en réalité aujourd'hui ne le sont plus.” Parce qu'on peut être à la fois quelqu'un qui est complètement dans l'écrit, dans le corps de l'écrit, raconter une histoire ce n'est plus un problème. Du coup, on a une liberté aujourd'hui qui est absolument totale de ce point de vue là, même si la période, en même temps, est plus dure. C'est plus dur simplement d'avoir le droit de montrer son travail, c'est très difficile. Aujourd'hui tout le monde (pas tout le monde est publié), mais c'est très facile de publier un livre. Par contre, c'est des livres qui sont vendus à cinquante exemplaires. C'est vraiment ça, c'est la démocratie, c'est cause toujours.»
«Pour moi les modernes ont une foi dans le progrès, une foi dans une aventure humaine qui va de l'avant et je pense que dans le contemporain, pas nécessairement, voire même pas. Il y a quelque chose de peut-être, peut-être justement cette question du recyclage : on nous a donné un vocabulaire énorme, entre le XIXe et le XXe siècle, on nous a donné un vocabulaire absolument délirant. Avant on avait toujours l'impression qu'on pouvait faire plus que la génération d'avant, aujourd'hui je crois que personne ne se dit ça. Personne ne se dit qu'il va faire plus ou mieux que la génération d'avant. Et donc on se dit : “comment on peut faire réinterroger les choses différemment, trouver un angle.” C'est comme si avant il y avait une progression en ligne droite, qu'on se disait “en avant vers l'avenir”; comme si aujourd'hui on se dit, “non en fait on est tous sur le même horizon”, quelque chose de plus horizontal et on pioche dans les éléments qui sont mis à notre disposition. Je crois qu'aujourd'hui il y a une capacité, une possibilité d'aller chercher dans des choses à la fois complètement d'avant-garde et tout à fait prendre des auteurs complètement expérimentaux et puis à côté de ça aller se réfugier chez Sophocle et se dire : “je vais essayer de bricoler un truc entre tout ça” et puis de travailler à partir de zones qui ne sont pas, qui pouvaient être perçues comme incompatibles il y a encore quelques années.»
«On a l'impression d'essayer de rendre les choses vivantes, d'essayer d'être vivant dans un monde dominé pas une image complètement aseptisée, un monde complètement de consommation. Comment on essaie de trouver aujourd'hui une parole possible, une parole vraie, quelque chose dans l'art qui soit… L'urgence n'est plus au même endroit, entre les contemporains et les modernes. Il y avait dans l'idée de modernité une foi qui paraît aujourd'hui hallucinante.»
«Les contemporains sont des gens hantés par les fantômes du XXe siècle.»
[À propos de l'héritage du XXe siècle, qui pèse par son inventivité dans toute sorte de domaines :] «Je pense que pour l'art c'est vrai aussi, pour l'écriture, pour tout le monde. Ça veut pas dire qu'on invente rien, ça veut dire qu'on invente à partir de matériaux préexistants et connus, peut-être plus ou moins de tous. La question c'est quand même de trouver de la singularité là-dedans. Là question angoissante elle est là. C'est par la singularité qu'on est vivant. Qu'est-ce qui fait qu'on a quelque chose à dire, en gros, tout simplement.»
«Le roman serait de l'ordre de la peinture et le théâtre a quelque chose de la sculpture ou de l'installation, en tout cas de la spatialisation.»
«La modernité, ce serait peut-être, contrairement au modernisme qu'on peut vraiment dater avec cette question de la foi en l'avenir, ce qui fait modernité dans toute oeuvre complètement transhistorique, ce serait d'être tout le temps capable, pour soi, de se remettre en question. Se remettre en question avec suffisamment de conscience qu'on n'y est jamais, d'être toujours sur la brèche. Être moderne, si ça a du sens, avoir une modernité, si ça a du sens, ce serait d'être dans cette incertitude érigée comme force de travail, comme valeur de travail.»
«C'est tellement puissant et c'est tellement évident, Beckett. Il est très difficile en fait. Il a incarné la fin de quelque chose. C'est difficile d'écrire après Beckett. Il y a des lieux de littérature que vous êtes obligé de contourner complètement.»
«Dans les années quatre-vingt, il y a des gens, nombreux qui ont ouvert un passage suffisamment vaste pour qu'après on puisse arriver et faire un petit peu ce qu'on veut aujourd'hui.»
«Il y a une chose dont je suis certain : les artistes inventent les outils dont il ont besoin, mais parfois ils le font vachement plus tôt. Par exemple, je pense que Shakespeare ou même Homère ont sans doute inventé le cinéma et que le cinéma n'est arrivé que pour pallier un manque dont la littérature avait besoin.»
|
« Laurent Mauvignier », entretien mené par les étudiants du module « Métiers du livre » de la Faculté des Lettres et Langues de Poitiers, 6 avril 2000, dans Laurent Mauvignier, [en ligne], page consultée le 28 octobre 2015. |
NOTE: Au moment de cet entretien, Mauvignier n'a qu'un roman de publié: Loin d'eux. Lorsqu'il est question de livre de Mauvignier, c'est à ce dernier qu'il est fait référence.
[Question : Vos deux écrits – roman et nouvelle – sont ancrés dans un même univers : le cercle familial dans un milieu prolétaire. Est-ce que, pour vous, cet univers familial et social est une matière romanesque qui contient énormément de richesses, d'ouvertures, ou bien est-ce plutôt un objet de dénonciation ?] «J'ai envie de dire un peu les deux, parce qu'il y a énormément de richesses là-dedans, mais là, ça soulève plein de questions.
De quoi la littérature peut-elle parler aujourd'hui ? Avec une certaine ironie, elle peut parler des figures à la Laetitia Casta, si ça intéresse des gens…Mais je pense que plus personne ne croit aux idoles, ou alors de façon très critique ou très ironique.
Mais c'est plutôt : que nous reste-t-il comme sujet ? Je crois qu'il ne nous reste pas grand-chose, et c'est peut-être une très bonne chose. Et plus le champ des possibles littéraires se réduit, plus on est obligé de creuser très loin.
Et comment, dans un monde hyper marqué par le spectacle, par la surenchère, notamment visuelle, comment peut-on parler d'une chose si petite qui peut être ce petit bout de papier, par exemple ?
[Laurent Mauvignier montre un post-it.]
Comment peut-on à travers ça, creuser tout un réseau de signes qui prennent sens, qui ont le même potentiel que la parole et qui sont des objets du monde tout aussi recevables que n'importe quel autre objet ? Mais sur ça, on n'est pas très loin des arts plastiques et des expériences déjà vues chez Duchamp … Ce n'est pas tout jeune.»
[Question : Malgré la difficulté à résumer votre roman Loin d'eux, on peut dire : « C'est la triste et banale histoire d'une famille populaire confrontée au suicide du fils unique, Luc, suicide qui soulève diverses questions : fossé entre les générations, poids du cercle familial étouffant, difficultés à se parler, à se comprendre et finalement à échanger de vraies paroles avec les mêmes mots ». Dans vos écrits, les mots sont porteurs de mal, de haine, de violence mais aussi de soulagement, nous a-t-il semblé. Alors pensez-vous que l'enjeu principal de votre roman soit le langage ?] «Oui, absolument, parce que tout tourne autour du langage. Il y a la question des vides autour du langage. C'est la question du crédit qu'on peut apporter au langage de toute façon. Ce qui explique, d'ailleurs, le choix du monologue. Je ne crois pas à la possibilité d'un discours qui soit celui d'un narrateur omniscient. L'auteur, le narrateur, le lecteur... : tout le monde dans le même bateau… ça, c'est très important. Ce qui répond aussi à la question de la violence, le fait, par exemple, de faire parler ses personnages en mettant toujours un « je ». Cela me permet de créer une espèce d'identification pour le lecteur au personnage. Ce n'est pas le procédé d'identification qui m'intéresse mais l'empathie, l'implication du lecteur, tout doit se heurter à la réalité qu'on traite : par exemple, le suicide, mais aussi ce qui motive ce suicide. Tout doit transparaître dans la langue, elle doit être un peu tordue, un peu violentée, je ne crois pas aux langues lisses. Je n'y crois pas car je pense réellement que ce n'est pas possible, et en plus, ça m'ennuie… Je ne sais pas si ça répond à votre question.
[Question : Dans votre roman, six personnages s'expriment à travers des monologues intérieurs. Cette forme stylistique du soliloque s'est-elle imposée à vous au fil de l'écriture ou bien est-ce un choix antérieur à l'écriture, une idée à laquelle vous teniez tout particulièrement ?] «Il m'a fallu attendre deux pages avant de savoir que Luc était mort. Mais il y avait une espèce de remontée. C'est pour cela qu'il est complètement impossible d'aller vers une littérature qui serait linéaire, qui serait simplement un étalement d'un événement qui aurait des conséquences, qui amèneraient un autre événement, mais plutôt une chose qui se creuse, qui se fait en tension, en relief, qui creuse des événements déjà donnés parce qu'ils étaient là. Les personnages se sont complètement dessinés au fur et à mesure, mais ce qui m'intéresse, ce n'est pas de les dessiner, une fois encore, de manière lisse, de montrer une image, mais de quoi sont faits ces corps-là; et c'est pour cela que je pense que le corps et la langue sont évidemment très liés, je pense qu'on le sait déjà. Je n'avais pas envie de le traiter de la manière dont cela avait été traité dans les années d'avant-garde, les années 70. Je trouve ça passionnant mais ce n'est pas ce que j'ai envie de faire, disons que les mises en parallèle ne m'intéressent plus. Je n'avais pas envie de faire table rase, mais plutôt de prendre tout de façon équivalente, sans jugement ni de valeur, ni de morale là-dessus; à savoir mettre aussi bien de la psychologie et un bout de papier ou n'importe quoi, exactement au même niveau. Au même niveau de traitement, c'est-à-dire en les confrontant vraiment.»
[Question : Donc, le texte se fait plutôt à l'écrit qu'à l'oral ? Dans la pensée ?] «Il faut que ça soit une mise à l'épreuve, pas dans le sens de la souffrance, mais de la découverte, il y a quelque chose qui existe indépendamment de l'auteur. L'auteur n'existe pas et c'est très très bien, d'où d'ailleurs la nécessité souvent de faire intervenir d'autres discours à l'intérieur. C'est extrêmement important, parce qu'il y a un phénomène de mimétisme, c'est ce qui doit sans doute se passer pour l'auteur à ce moment-là.
L'auteur se fait complètement avaler par le narrateur, qui lui-même se fait avaler par d'autres narrateurs potentiels qui se font eux-mêmes avaler par des discours, des phrases entendues par tout le monde, des phrases de l'oralité, celles que l'on connaît tous, des phrases un petit peu “cliché” qui, elles, nécessitent d'être toujours très retravaillées, parce qu'on ne peut pas les prendre directement comme ça, elles sont toujours un peu truquées pour justement s'inscrire réellement dans la chose, mais je pense que ces phrases sont tout à fait mêlées… là-dedans, il y a à boire et à manger. Il y a des phrases d'oralité déconcertantes, il y a des phrases prises dans la bouche de ma boulangère, il a des phrases prises dans la bouche de Beckett, Proust, etc.
Il y a une façon de mettre tout ça au même rang parce que personne n'a le monopole de la langue et tout le monde essaie, à travers la langue, de chercher sa propre individualité, sa propre existence par la langue, on existe d'abord par ça. Mais en même temps, il y a cette espèce de quête-là qui est évidemment impossible.»
[Question : Dans votre roman, vous dénoncez les rituels familiaux avec une certaine violence, on pense au rituel du repas en famille : «les petits plats dans les grands». La ritualisation rentre de plein fouet dans votre écriture comme objet de désamour et de haine et comme une entrave permanente à la parole. Quelle est votre propre relation au rituel d'écriture ?] «La question du rituel est très importante. Ce que je trouve terrible, notamment “les petits plats dans les grands”, c'est que ce sont des rituels qui ne fonctionnent plus. Mais, j'ai le même problème par rapport au roman, c'est une des questions du roman moderne : on ne croit plus au roman. On croit de moins en moins à la langue et on a raison de s'en méfier. On ne croit plus dans tout ce qui constitue des formes établies, il y a une espèce d'inefficacité des choses. Il y a un parallèle entre cet échec du vide et ce besoin de le continuer quand même. Il faut être clair : on fait semblant de faire du roman parce qu'on ne croit plus à toutes ces histoires, d'où la nécessité du monologue.
La parole du monologue est toujours en train de rechercher de l'amour et elle constate toujours que c'est trop tard, d'où le besoin d'impliquer le lecteur. Il y a une phrase du Bavard de Louis-René Des Forêts où le narrateur dit : “Prouvez-moi que je dis la vérité”. Le monologue a besoin qu'on lui dise sa légitimité. Dans l'échec des rites : tous les personnages sont là à attendre, ils cherchent réellement cette chose qui ferait acte d'amour, de bien...
Ils font ce qu'ils peuvent avec ce qu'ils ont, c'est-à-dire des choses qui n'ont plus cours, qui ont absolument perdu leur sens. Ils miment une forme complètement vide de sens.»
[Question : Est-ce que ce «blanc» [qui divise certains paragraphes du livre Loin d'eux] peut se rapprocher de la pratique de l'Oulipo ? On peut penser à W de Perec, à la parenthèse avec les points de suspension, une façon de dire l'indicible, de dire ce qui est impossible à dire.
Est-ce qu'on peut dire que ce “blanc” représente la vingt-septième lettre de l'alphabet ?] «Oui, tout à fait. C'est plus valable entre les changements d'une narration à l'intérieur d'une partie. À l'origine, j'avais envie de faire un seul discours et j'avais envie que les passages d'un narrateur à l'autre soient d'une évidence limpide et qu'ils puissent aussi se faire exactement dans la même phrase. C'était techniquement compliqué, et très vite la nécessité de couper est apparue parce que c'est ce qu'il y avait de plus probant au bout du compte. Ça marque effectivement cette impossibilité-là. Ce genre de texte cherche toujours à retrouver une parole unifiée, linéaire. Mais on n'y croit plus, on n'y arrive plus. On a l'impression d'être dispersé en mille personnages : on n'a pas d'unité, pas d'individualité. Il y a une recherche de tout ça qui est complètement vouée à l'échec et qui, évidemment, recrée autre chose. Ça reprend l'idée de la littérature qui se crée en permanence sur ses propres échecs, défaillances. C'est pour cela que ces lignes blanches sont importantes.»
«Je pense que la langue, c'est l'art de faire parler les morts. Et puis, on peut être vivant et déjà mort, ça existe, et c'est aussi faire parler ceux-là. Cette parole, cette unité perdue : ce n'est pas non plus le paradis perdu, même si c'est teinté d'une certaine mélancolie, mais ce serait plutôt la mélancolie d'une utopie, plutôt un regret de la fin des idéologies, des utopies, une mélancolie que le futur soit déjà passé.
L'idée du “nous”, c'est la “communauté inavouable” de M. Blanchot, ce sont des gens qui n'ont plus d'individualité propre, ils sont éparpillés, ils sont obligés de se rattacher à leur corps, ce qui est très symptomatique. Leur corps est la seule chose qui leur reste. Il n'y a plus de complétude possible, ni de plénitude de l'individu. Imaginer une plénitude à plusieurs est encore plus utopique.
Si déjà on pouvait avoir la sensation de savoir à peu près qui on est individuellement, peut-être qu'on pourrait constituer un groupe d'individus, mais le problème, c'est que l'on est dans une vie d'éparpillement, de dispersion des autres et de soi, où tout le monde se cherche.
Par exemple, Luc dans le bar voit les gens, notamment la fille qui représente une altérité sexuelle et avec tout ce qui comporte de désir et de fantasmes, projet d'avenir, d'union dans tous les sens : aussi bien amoureuse que fraternelle.
La langue passe son temps à chercher ça, et c'est cette impossibilité qui crée aussi la possibilité de discours et de langage avec l'ironie, à savoir que le discours, c'est toujours du discours, c'est déjà de la fiction.»
[Question : Vous centrez votre récit sur des personnages ordinaires, issus d'un milieu populaire, et vous faites parler tout un monde de laissés pour compte…] «Vous savez, quand on parle de ces gens-là, à la télévision, on les appelle “les anonymes”. Je trouve ça monstrueux, antidémocratique. L'idée du vote par exemple, c'est l'idée d'une reconnaissance de l'individu, d'un système... Dire “la foule des anonymes”, c'est effrayant. C'est très important politiquement et de manière critique de rappeler que “les anonymes” sont des Gens.»
[Question : Donc, vous percevez votre écriture comme une écriture de l'engagement ou comme une écriture de rébellion ?] «Je ne connais aucune écriture qui ne soit pas de l'engagement. C'est pour ça que je n'aime pas les écritures lisses que je qualifie de littérature bourgeoise et réconfortante : “Dormez, tout va bien”. Rébellion, je n'y pense pas. J'écris comme je perçois les choses, c'est tout.»
[Question : Mais n'y a-t-il pas en dehors de ces influences — inconscientes — des auteurs que vous avez lus et dont vous vous réclamez ? Ou cherchez-vous à vous démarquer à tout prix ?] «Non, je ne veux pas me démarquer mais j'ai envie d'être au plus proche de ce que je suis, de l'approfondir. Non, je ne veux pas faire mon original. On peut effectivement parler de filiation. Je parlais tout à l'heure de François Bon, Claude Simon, Céline, Proust... mais d'une certaine manière on retombe toujours sur les mêmes noms. Ceux qui fondent la littérature du vingtième siècle. On peut remonter aussi à Dostoïevski, voire Flaubert, Balzac... Mais ça devient... Et puis vous savez, quand on lit des textes critiques, des essais, on rencontre toujours les mêmes noms. Alors, c'est vrai, c'est eux qu'on lit et apprend à lire d'une certaine manière, à regarder d'une certaine manière, à voir où on se situe par rapport à eux...
Et puis il y a des gens qui vous font écrire, je pense par exemple à Thomas Bernhardt. Je ne me demande pas si c'est un peu prétentieux d'écrire après lui. Ça me donne une énergie invraisemblable.»
[Sur la proximité entre L. Mauvignier et T. Viel :] «Que dire là-dessus ? Quand j'ai commencé ce texte [Loin d'eux], j'habitais chez Tanguy. On est amis et on a passé notre temps à aller au ciné ensemble, ce n'est donc pas un hasard. Finalement, l'idée de communauté d'écrivains n'est peut-être pas tout à fait absente. En même temps nous avons une approche différente du cinéma. Mais ce qui nous intéressait l'un et l'autre dans le cinéma, c'était... toute la projection que peut faire Luc par rapport à Gary Cooper, projection dans le sens identification à ce personnage. Quant au narrateur de Cinéma, il s'identifie tellement au film que la narration elle-même devient film. En effet la narration disparaît puisque le narrateur raconte le film.
En fait, on revient toujours à l'idée de dissolution de soi dans la langue et à une tentative de reconquête de soi par la langue. Mais c'est impossible parce qu'on est traversé par ce qu'on dit et qu'on disparaît au travers. C'est cet aspect-là qui nous intéresse tous les deux, je pense. Le cinéma, lui, est symptomatique.»
[Question : Justement, votre style et votre propos semblent témoigner d'un souci de toucher tout lecteur potentiel, même ceux qui ne sont pas des lecteurs universitaires. Vous avez eu ce souci d'employer des mots qui pouvaient toucher tout le monde. Quand vous écrivez, pensez-vous au lecteur ou écrivez-vous d'abord pour vous ?] «En fait, je suis très content quand je regarde mon ordinateur et que les petits tableaux sur la difficulté de la phrase annoncent un taux de 80%. C'est très bien parce que la langue communicative, fonctionnelle – enfin qui se résume à une fonction de communication – je la trouve sordide, sans vie. Je suis donc très content que ça soit un peu compliqué sur ce plan-là. Par contre, quand je vois qu'au niveau du vocabulaire, la difficulté se réduit à 10%, c'est-à-dire un chiffre ridicule, alors oui, ça m'intéresse vraiment. Je n'ai pas envie d'exclure qui que ce soit. D'autant plus que je suis persuadé qu'on peut tout à fait dire et travailler sans être ni illisible, ni pontifiant...
Je pense que c'est possible. Ce qui a à se dire, se dit de toute façon. On peut donc le faire de manière très lisible.
Ceci dit, il y a une véritable suspicion par rapport à cette question-là, ce qui rejoint la question politique. Dans les années 70, il y avait des gens qui pensaient exactement l'inverse. Il fallait – il y a encore des gens qui le font – que la langue refuse le système d'échange commercial. Qu'elle soit un pur objet littéraire, valable en soi, pour soi. Qu'il y ait une résistance à en faire un objet commercial, un produit. Politiquement, faire des choses lisibles, c'était en faire un produit. Ça ne me concerne pas parce que je pense qu'on peut complètement dépasser ce stade. Échanger, ce n'est pas seulement vendre. C'est aussi faire en sorte que les gens se reconnaissent entre eux par des choses qu'ils ne se disent pas dans leur vie de tous les jours. Ça me paraît important.»
«Les trois quarts de l'actualité ne m'intéressent pas. Les langues où il ne se passe rien, qui ne font que raconter une histoire, ne m'intéressent pas. Je trouve que le cinéma commercial le fait très bien, ça prend deux heures et c'est terminé. Autant j'accepte le film du dimanche soir, autant le “livre du dimanche soir”, je ne peux pas.»
|
ANTOINE, Dominique. « Laurent Mauvignier s'explique sur Des hommes », dans Interlignes TV, octobre 2009, [vidéo : lien en ligne échu], page consultée le 26 octobre 2006. |
«C'est peut-être la spécificité du roman d'attaquer la question, les questions historiques, politiques et autres en passant par des personnages, des singularités, alors que en général, par exemple, les sciences passent plutôt du général au particulier. Le roman fait exactement l'inverse.»
|
« Faire littérature de l'Histoire (Hédi Kaddour, Luc Lang, Laurent Mauvignier, entretien animé par Dominique Viart) », dans Fins de la littérature. Historicité de la littérature contemporaine. Tome 2, Paris, Armand Colin, coll. Recherche, 328 p. |
[Question : Laurent Mauvignier, comment situeriez-vous votre propre travail? Quel regard portez-vous a posteriori sur vos textes, sur l'évolution de vos livres? Comment vous situez-vous dans le paysage littéraire, est-ce que vous voyez des proximités, des continuations, des différences? Et avant tout, est-ce là des questions que vous vous posez ou non?] «[…] Mais voilà, au bout de quelques années, j'entends ce qu'on dit sur mon travail, des choses parfois très bien, ma question devient : comment je m'enfuis de tout cela, de cette assignation? Comment fais-je pour rester vivant? Comment le livre que j'écris me dit que je n'ai encore jamais écrit? Tel est l'enjeu : l'écriture doit éviter cette espère de fossilisation, laquelle est cependant tout à fait légitime, naturelle : on donne des objets, ils sont reçus, et donc il y a des gens qui vous situent dans un champ, une histoire, etc.» (p. 135-136)
[À propos des filiations :] « En fait, les gens n'aiment pas le présent, ils sont installés dans des conceptions datées. Ce qui m'intéresse, c'est comment, au présent d'une écriture, quelque chose se dessine qui n'était pas là la veille. » (p. 136)
« Mais je me dis qu'aujourd'hui on peut tout faire, nous sommes à une époque qui cherche des synthèses, des croisements, des effets de transversalités. Oui, écrire De Sang-froid avec les moyens techniques et le phrasé de Claude Simon, ça me fait rêver, j'ai vraiment envie de faire ça. » (p. 137)
« […] comme si aujourd'hui il fallait absolument en passer par ce prisme de l'image, ou de la télévision, pour rembobiner le film de l'Histoire. Alors que Claude Simon, même s'il est nourri de littérature, parle à partir de sa propre expérience. Céline aussi, bien sûr. Il y a là, en effet, un autre trait de notre époque. » (p. 147)
|
PIERRE, Maxime. « Entretien avec Laurent Mauvignier et Tanguy Viel » dans Affronter la crise : outils et stratégies : parcours dans la littérature française contemporaine et ailleurs, dans Publifarum, no 8, 2008, [en ligne], page consultée le 25 octobre 2015. |
«Quant à la question de la polyphonie, je n'ai pas l'impression de faire un roman polyphonique dans la mesure où j'ai l'impression qu'il n'y a qu'une seule voix, une seule écriture. Simplement il y a des inflexions différentes, il y a des états psychiques différents. J'ai l'impression de glissements, de mouvements, de plaques tectoniques, qui font que l'on passe d'un état à un autre. Je ne crois pas à l'idée d'une analyse psychologique, avec cette fameuse image du scalpel. Je ne crois pas que cela soit si vrai parce que j'ai l'impression que dès que je vais dans un endroit, le personnage va tourner autour, c'est-à-dire qu'il y a une méfiance vis-à-vis de ce qui se dit. Très souvent je vais dire une chose mais il y a des moments où on va dire le contraire et où le personnage va revenir en arrière. Pour moi le personnage est toujours à la recherche de lui-même dans le travail de l'écriture. Mais il fait prendre aussi en compte le rapport aux autres, l'action, car tout cela se travaille ensemble.
C'est pour cette raison peut-être que la question du théâtre commence également à se poser pour moi car je commence à avoir une frustration : la langue occupe peut-être parfois un peu trop de place et parfois j'aimerais que les personnages puissent se débarrasser de ça. Pour moi le personnage est en mouvement, je n'arrive pas à le percevoir comme une chose fixe. Il y a une recherche du devenir du personnage, et puis au départ il y a cette question : ce que j'avais envie de retrouver, surtout dans mes premiers livres, c'est que le lecteur éprouve une empathie avec quelque chose qui “cogne”. De la même manière que le personnage avec ses petits fantasmes, se cogne contre le réel, un peu à la Bovary, j'avais envie que le lecteur sorte des livres qu'on consomme. Je voulais redonner un peu de présence, faire sortir de l'univers de la télévision. Simplement que, par un personnage, par une histoire, un roman, on ait quelque chose qui soit de l'ordre de l'émotion, de la rencontre, d'un point de contact.»
«Cela répond aussi à la question : pourquoi le roman et pas la poésie ? C'est vrai qu'il y a quand même l'idée que le roman est un art suffisamment mineur pour être ouvert à tout le monde, et qui a fait suffisamment ses preuves pour être artistiquement quelque chose de fort et d'intéressant. Pour moi, l'idée que ce soit un art qui puisse se lire à un premier degré, à un second degré et à un troisième degré etc. est très importante, même s'il peut y avoir des malentendus, plusieurs niveaux de lecture qui ne s'opposent pas. Et d'ailleurs, même s'ils s'opposent, les malentendus c'est déjà la polysémie, le brouillage. J'aime assez l'idée qu'un roman obscurcisse en même temps qu'il montre.»
«En ce qui concerne le cinéma dans mon travail, souvent on me dit qu'il y a un aspect cinématographique dans mes livres, notamment dans le dernier. Disons que c'est une question que je ne me pose pas. À une époque, je voyais plus de films que je ne lisais. Le cinéma fait tellement partie de notre civilisation qu'il est difficile de faire la part des choses dans les multiples zones d'interactions et d'influences. Quand on parle de cinéma, on parle souvent de la façon dans le cinéma raconte une histoire, ce qui n'est pas le cinéma, mais l'art des histoires, la question de la narration. Et sur ça, le cinéma doit tellement à la littérature… Il y a des tonnes de livres qui sont cinématographiques et datent d'avant l'invention du cinéma, il faudrait aussi rappeler ce que le cinéma doit à la littérature pour pouvoir démêler un peu ces influences réciproques et croisées. Le cinéma pour moi compte pour la question du montage, de la façon dont on passe d'une scène à l'autre : où placer une coupure, où faire une ellipse. Ce qui compte aussi et qui n'est pas seulement le fait du cinéma mais seulement de notre temps, c'est la question de la vitesse et du rythme.»
|
LAURENTI, Jean. « Entretien avec Laurent Mauvignier. Misère de l'amour », dans Le matricule des anges, mars 2004, p. 40. |
[Question : Le titre de votre dernier livre, Seuls, aurait pu être celui d'un des précédents…] Oui, bien sûr. Ça pose la question de la redite. Je pense à la formule de Faulkner : on a chacun l'espace d'un timbre et on creuse notre petit espace. On ne peut faire que ça. Alors les choses se retrouvent, se croisent. Et puis ça me permet de ne pas être dans le ressassement dans la réalité. J'ai l'impression d'aborder le même objet, mais sous un autre angle. Je pense à la sculpture, par exemple. Le fait de tourner autour d'un objet que je ne sais pas définir vraiment… en espérant être dans une spirale concentrique, être de plus en plus proche. Dans Seuls, par rapport au premier livre, on touche à une matière qui est plus intime. Je vais vers des territoires qui étaient à peine esquissés dans Loin d'eux. Entre ces deux livres, j'ai le sentiment que la question du désir s'est encore creusée. Elle est de plus en plus à nu. Je ne sais pas ce que ça donnera par la suite. Donc dans ce sens là, il n'y a pas vraiment de ressassement. C'est quelque chose qui emprunte les mêmes chemins, mais qui ne va pas au même endroit.
[Question : Cette forme de violence semble venir du fait que vos personnages sont comme enfermés, qu'ils se cognent aux murs…] Oui et cette question me ramène à une autre, celle du social… Moi ce n'est pas le social en soi qui m'intéresse, c'est le social en tant que contrainte du réel. Si on prend un tableau de Francis Bacon, on voit une matière organique, qui est un corps humain, contraint, frappé par un espace qui est formé par des aplats, des lignes droites… Pour moi, le social il a un peu cette forme-là… Voilà, ça me permet de créer de la tension dans la volonté d'exister, de pousser les murs.
[Question : Vous sentez-vous proche d'Annie Ernaux?] Oui dans ce qu'elle dit, non dans la manière qu'elle a de le dire. Elle a une langue qui vise à la plus grande simplicité, tandis que je suis plutôt nourri à Faulkner et à Thomas Bernhardt…Je me sens proche aussi de Duras… Mais je n'arriverais pas à une langue aussi calme. J'ai besoin d'une langue qui court. Quand j'écris, je suis dans une tension qui m'interdit le calme. Ce qui compte alors pour moi, c'est la voix qui compte d'abord. C'est là que j'ai l'impression que je commence à travailler.
[Question : Tony, lui, souffre et en plus il met en scène cette souffrance dans une sorte d'auto-ironie grinçante…] Oui, c'est peut-être une des questions du texte… Comment aujourd'hui on peut écrire une histoire d'amour, comment on peut vivre une histoire d'amour sans ironie… C'est des choses que Duras écrivait déjà…Comment on remplit notre sensation de néant… Comment on affronte tout ça. Au départ, quand tu regardes ton projet : raconter l'histoire de l'amoureux éconduit… Tu te dis : “où je m'embarque ? Cette histoire est ridicule…” Tu te dis qu'en 2004, une histoire comme ça, c'est complètement intenable… Et puis après tu te dis qu'écrire un roman en 2004, c'est complètement intenable… On est tellement écrasé par ce qu'on ne sera jamais, on sait qu'on ne sera jamais à la hauteur de ce qui s'est fait au vingtième siècle, par exemple. Comme si on était condamnés à être des spectateurs, à ne plus être acteurs… Et d'une certaine manière, on n'a plus qu'à réinvestir cette impossibilité par la langue, par la parole, par la voix… C'est une manière de reconquérir le droit d'agir… La simplicité, c'est tellement désarmant, qu'on n'y arrive plus… Je demande comment on fait avec ça dans notre vie. C'est tellement difficile, par exemple, d'avouer des choses simples aux gens qu'on aime. Et pourquoi ? C'est pour ça que je ne suis pas dans la course à l'originalité dans mes histoires… En plus, ça a un avantage, c'est qu'avec de tels sujets tu es tenu à une certaine rigueur dans le travail.
[Question : Dans Seuls, le personnage de Tony choisit le simulacre pour affronter le réel.] Oui, et d'ailleurs, quand il cesse de faire semblant, il disparaît… D'ailleurs, le plus souvent la parole a à voir avec le mensonge, pas la réalité. Ou au non-dit.
[Question : Dans votre [livre] le mode narratif, l'écriture pourrait consister à donner la parole à celui qui ne l'a pas ?] Oui, et là, je repense à la dernière phrase de Loin d'eux : “ ton rêve de nous voir tous un jour avec les mêmes mots, tu te dirais qu'on est tous les mêmes mots, et qu'un jour entre nous, comme un seul regard y circule. ” On est dans l'utopie, le fantasme… comme ce que dit Kafka dans son journal, ce rêve de trouver une langue vraie, d'homme à homme… Il faudrait pouvoir le faire au niveau de toute l'humanité. Trouver un langage qui ne soit pas celui de la communication, puisque ce langage-là annihile la communication. Ce n'est pas un langage vrai dans le sens de Kafka… Dans Seuls, peut-être, c'est là où cet aspect est poussé le plus loin. Vu le rapport qu'on a à la vérité, tu te dis qu'elle va être l'ensemble des petits discours, même mensongers, qui sont dits. Là aussi, on ne peut que tourner autour, et sûrement pas la nommer… On n'écrit pas en dehors du monde, alors on n'a que des visions tronquées, parcellaires, arbitraires… Chaque personnage est porteur de ça, c'est de là qu'il tire son existence. Dans Apprendre à finir, le personnage échappe à l'aliénation en cessant de fonctionner par les autres… Non seulement elle doit accepter l'idée qu'elle n'aime plus l'homme avec qui elle vit depuis des années, mais elle se libère du modèle social dont elle était prisonnière.
[Question : Cette montée de la tension dans la narration, c'est la première fois qu'on la ressent autant dans vos livres…] Oui, c'est vrai que je vais de plus en plus vers le roman, comme ça. Une histoire, avec de multiples personnages… J'ai l'impression que Seuls conclut un cycle, et en même temps il ouvre vers d'autres choses…
[Question : Dans Seuls, quelque chose est plus perceptible que dans vos livres précédents : le travail poétique, la musicalité de la phrase… Des répétitions en forme d'anaphores…] Oui, l'expression “il a voulu”, par exemple, revient plusieurs fois à propos de Tony, et aussi de son père. Ça permet d'accentuer la ressemblance entre eux, le lien familial, assuré ici par le langage. Mais l'écriture poétique est toujours le souci premier quand je fais un livre. J'ai travaillé ce livre-là différemment des autres : il y a une tension plus forte entre l'oralité et l'écrit que dans les précédents livres… Apprendre à finir ou Loin d'eux, par exemple, étaient beaucoup plus dans l'oralité. On était plus dans des questions de rythme que de musique. C'est très lié au sujet du livre. Dans Seuls, il y a une mélancolie, une langueur, parce que j'avais besoin d'une certaine douceur pour le père… Et puis il peut y avoir des accélérations, selon les nécessités de la narration… Dans les livres précédents, j'étais comme en apnée : il m'arrivait d'écrire trente pages en seulement quelques heures, mais ça m'avait pris des mois pour parvenir à cet état… Du coup, certains passages conservent des accidents liés à ces conditions d'écriture. Parfois on est dans un tel état de suffocation, qu'il est préférable de suspendre une phrase plutôt que chercher à la finir… Parfois on ne peut pas… Je pense au passage, dans Loin d'eux, où le père apprend la mort de son fils… J'avais besoin d'être dans un état particulier pour l'écrire, être dans une sorte de souffle. Avec Seuls, c'est un mode de travail très différent, une écriture plus distanciée…
[Question : Votre intérêt toujours plus grand pour le social s'accompagne d'un éloignement de toute forme de réalisme…] Oui, au fond quand mon personnage nettoie les trains et qu'il est question de miettes sur les sièges, ce qui m'intéresse c'est avant tout l'effet du mot “ miettes ”. Je suis plutôt un militant de la phrase qu'un écrivain militant… La réalité c'est d'abord celle du livre qui se fait, sa réalité textuelle. Le réalisme, ce serait faire comme si le livre n'existait pas, ce serait mentir, effacer le livre. Un livre ne peut pas être transparent, il faut qu'il se voie. C'est un objet dans le réel. Il ne peut pas se substituer à lui. Il a une structure narrative, il se sert des éléments du réel. Le réalisme, on sait que c'est inefficace. Une écriture ennuyeuse, qui prétend ne pas être traversée par ce monde-là. Comment peut-on parler du chaos dans une langue qui ne serait jamais concernée par le chaos dont elle nous ferait l'écho ? Ça me paraît être un mensonge terrible. Et puis la modernité fait partie de notre histoire, comme le Nouveau roman, au même titre que Flaubert. On ne peut pas faire comme si ça n'avait pas existé.
|
MURAT, Michel. « Quelle langue pour le roman ? Laurent Mauvignier répond aux questions de Michel Murat », dans Revue critique de fixxion française contemporaine, no 3, 2011, [en ligne], p. 116-130. |
[Question : Vous avez développé au fil de vos livres une écriture très particulière. Quelle représentation vous faites-vous de votre style ? Par quelles caractéristiques pourriez-vous le qualifier ? Comment le situez-vous dans le paysage littéraire actuel ? Avez-vous la conscience d'appartenir, sous ce rapport, à un courant littéraire?] «Je ne me définis pas par rapport à un courant littéraire, mais je reconnais dans mon travail des sources, une sorte de “patrimoine génétique” qui traverse mon écriture. Des caractéristiques stylistiques comme l'hypotaxe, je sais que Balzac ou Proust n'y sont pas pour rien ; qu'il y a une ligne souterraine, comme serait la basse en musique, qui irait chercher chez Faulkner et Claude Simon (les participes présents et les adverbes par exemple) ; une poussée, une fuite en avant, en roue libre, qui viendrait de chez Thomas Bernhard, oui, je ne peux pas l'ignorer. Comme je ne peux pas ignorer le Nouveau Roman, les écrivains de la voix, les textes de Koltès, Duras, Sarraute, et, plus avant, bien sûr, Céline et Joyce. Pour autant, je sais que si mes romans sont écrits avec des techniques modernistes, ils tiennent aussi du “bon vieux roman”, avec des personnages, de la psychologie, des situations, et caetera. J'essaie de ne pas le vivre comme une contradiction. Ou plutôt de sortir de cette contradiction. J'aimerais penser une littérature qui dépasse les clivages entre les avant-gardes, dont on ne pourrait aujourd'hui que rejouer sans cesse le geste de rupture, sans réalité autre que fantasmée, et une littérature conventionnelle, disons classique, qu'il s'agirait de ré-oxygéner, de réinventer à la lumière de ce que le vingtième siècle nous a légué, à savoir un répertoire formel inouï. Prenons un exemple simple qui résume ma problématique : Claude Simon trouve un livre comme In Cold Blood (paru en français sous le titre De sang froid), de Truman Capote, affligeant, à cause de son aspect romanesque (j'imagine que c'est pour cette raison), de son écriture purement mimétique (d'aucuns diraient : naturaliste). Il se trouve que j'admire Claude Simon pour sa puissance, son phrasé, son organisation de l'espace, du temps, et son sens aigu du détail, son mode hallucinatoire. Mais il se trouve aussi que De sang froid me semble un livre remarquable, dans son approche d'une situation sociale, humaine, et qu'il est littérairement très fort dans son architecture. Alors je rêve, peut-être naïvement, qu'une littérature hybride est possible, qui n'annulerait pas sa force en conjuguant des possibilités a priori opposées, mais qui, au contraire, en multiplierait les potentiels respectifs.»
[Question : Dans cette perspective, faut-il voir dans le recours à des personnages de “bacheliers” comme supports de la narration (Rabut, notamment), un procédé littéraire permettant de construire une médiation entre votre propre discours et celui des “gens de peu” ? Ou bien êtes-vous davantage intéressé par la représentation et les images de la culture dans un milieu “populaire” (le mot “bachelier” peut d'ailleurs se lire sous cet angle) ?] «Ce que je vous dis là, c'est intime et très simple, mais cette découverte il fallait la faire pour que mes livres soient possibles à assumer, c'est-à-dire pour ouvrir avec le langage une brèche dans des interdits et des tabous pour moi. Oui, accepter d'être issu d'un milieu social qui toute mon enfance m'a donné comme but de lui échapper. Mes parents ont voulu le mieux pour moi, et le mieux c'était de ne pas être comme eux, pas ouvrier. Alors, qu'il y ait ce formidable retour dans l'écriture – qui était le lieu privilégié pour échapper à une condition sociale jugée négativement – de ce milieu social précisément, c'était très impressionnant et violent, mais d'abord vertigineux. Il fallait transformer la matière plutôt que la nier, et ça, oui, il faut des années pour se libérer de ce genre de carcan. Comme je redoute aujourd'hui d'être dans un autre carcan : l'homme obligé d'écrire sans cesse du point de vue de ceux qui n'ont pas la parole, des pauvres, des oubliés. Je sais que je suis cet écrivain-là, mais je sais aussi qu'il y a des oubliés, des gens enfermés et meurtris dans tous les milieux sociaux, dans toutes les réalités possibles de la vie. Je sais qu'il y a aussi un monde grotesque et pitoyable, risible, vulgaire, triste, pathétique, dont il faudrait parler avec férocité et avec une langue qui, pour ma part, me reste à aiguiser. Je ne veux pas seulement faire ce que j'ai fait, être l'écrivain qui ne sort pas de là d'où il vient; je veux continuer le voyage, travailler les personnages et les situations et me libérer d'eux, sinon l'écriture ne serait pas le moyen d'émancipation, politique, libertaire, qu'elle est profondément à mes yeux.»
«Il n'a pas à concurrencer le réel balzacien, mais le cinéma et Internet. Balzac disait qu'un roman devait parler “aux masses, aux intellectuels, aux poètes”. Je crois que c'est redevenu vrai. Non pas par je ne sais quel souci de retour à un hypothétique “vrai roman”, mais parce qu'on ne peut pas envisager de littérature sans enjeu, sans questions. Parler aux poètes parce que la forme de la prose, l'écriture du roman, son architecture, ses qualités purement littéraires sont la première stimulation d'un écrivain. Parler aux intellectuels parce que dire le monde, dire le réel, dire les problématiques humaines et conceptuelles, par un univers qui éclaire ces questions sous un jour inédit, un angle inconnu jusqu'alors, est une des nécessités du roman. Et plaire aux masses, oui, parce que le roman a besoin pour vivre de marquer des imaginaires qui sont sollicités tous les jours par les autres arts. Le roman a besoin de sortir de sa caserne. Le roman a besoin de s'emparer des récits du monde et de les partager, de les restituer à ceux qui les vivent. Le roman a besoin de retrouver sa force, sa puissance, qui sont dans la rue et dans la vie autant que dans les universités et dans la presse spécialisée. Le roman tire sa force de ce bric-à-brac ingrat. Il a besoin de se confronter à la médiocrité des récits et des clichés dont le monde est fait pour les détourner, se les approprier, les réinventer. Il en a besoin pour se réactiver comme, se réactivant, il transformera le regard qu'on porte sur les récits et les clichés.»
[Question : Vos livres sont en prise sur l'actualité et l'histoire ; certains sont construits sur des faits-divers relativement anciens, comme le drame du Heysel. Quelles sources documentaires utilisez-vous, et comment travaillez-vous avec elles ? En ce qui concerne la guerre d'Algérie, existe-il une mémoire orale dans votre famille ou chez vos proches ? Avez-vous eu recours aux livres et aux revues de l'époque (comme Les Temps modernes, qui ont publié de nombreux témoignages d'appelés) ? Les fictions écrites sur la guerre d'Algérie (de Guyotat à Arnaud Bertina et d'autres plus récents) ont-elles joué un rôle dans le choix du sujet de Des hommes et dans l'élaboration du roman ?] «La documentation n'influe pas de la même manière selon les livres. Pour un romancier, le souci de vraisemblance passe aussi par une appropriation d'effets de réel tout à fait anecdotiques sur le plan historique, mais importants d'un point de vue romanesque, dramaturgique, narratif. […]
Pour moi, c'était nécessaire, pour Dans la foule, de savoir par exemple de quelle couleur étaient les billets de la finale qui s'est jouée au Heysel, nécessaire de connaître aussi la couleur des bus et des tickets à Oran en 1960 pour écrire Des Hommes. […] On sait que le réel est inépuisable, et si certains ont voulu le concurrencer, on peut quand même dire qu'ils en sont morts. On comprend que le goût du détail est peut-être un vice de romancier, mais c'est un vice nécessaire pour produire du récit, et c'est ce qui compte. Il s'agit d'accumuler des détails non pas pour produire des images dont le réalisme photographique serait un peu académique, mais pour produire des images que l'écriture peut s'assujettir, emplir, dévier, non pas embellir mais charger d'une vision, puisque c'est par la distorsion produite par son regard que l'écrivain est vraiment dans son art. Et puis, par des descriptions, par des retours digressifs qui permettent de jouer sur la narration, son tempo, son temps d'énonciation, l'auteur peut jouer sur la plasticité de la langue et de la mise en scène, il peut pétrir et muscler sa narration, la mettre sous tension.»
«Un style, mot que je n'aime pas parce qu'il sent la marque de fabrique, le bien écrit, le “beau style”. Non, un style, justement, c'est ce qui échappe à tout ce dont il est fait. Un style, c'est l'expression inédite d'une singularité. On peut y reconnaître des accents, des thèmes, des phrasés, y croiser des auteurs et des voisins, des amis et des ennemis aussi bien, mais ce qui doit en sortir surtout c'est cette volonté de s'émanciper des modèles et des maîtres, c'est la volonté de ne faire allégeance à aucun, mais d'engager avec tous un dialogue profond, intime, sans cesse remis en question. Il faut regarder les maîtres comme des compagnons de voyage, et non comme des grands chefs qu'il faut craindre et respecter. Le style, c'est une guerre d'indépendance.»
[Question : Vous situez-vous dans une tradition littéraire, et laquelle ? Une tradition nationale, une histoire occidentale du roman ? Vos lectures – celles qui comptent – s'étendent-elles à d'autres cultures, accessibles seulement par la traduction ?] «Et, comme je vous le disais précédemment, là où l'on est, on le découvre plus qu'on ne le choisit. On écrit pour faire connaissance avec les livres qu'on écrit. Et puis, s'inscrire dans une tradition, c'est bien si on excède ou déplace la catégorie en question. C'est comme les influences, il faudrait qu'à la fin on ne voie plus la tradition. Comme dit Duras sur Racine, “on peut dire Racine, pas le jouer”. Racine se dit. Il y a des écrivains qui se disent et d'autres qui se jouent. Est-ce que Racine est psychologique ? Oui. Comme des tas d'écrivains ridicules. Or, Racine est tout sauf ridicule. Donc, la psychologie n'y est peut-être pour rien ? Bien sûr que j'ai écrit des romans psychologiques. Mais aussi sociologiques. Mais aussi politiques. Mais aussi formalistes. Mais aussi familiaux. Mais aussi poétiques. Bref, j'écris des romans, parce que les romans sont à la croisée de tout ça, ou alors ils ne sont à peu près rien. […] Les traditions s'inventent au fur et à mesure que j'écris.»
|
DUBOR, Françoise. « Entretien avec Laurent Mauvignier autour de Dans la foule », dans Les cahiers Forell – Formes et représentations en linguistique et littérature, 15 avril 2015, [en ligne], page consultée le 24 octobre 2015. |
2 L'entretien ci-après touche à son seul roman Dans la foule, publié en 2006.
[3Françoise Dubor: La question de la théâtralité de votre roman est peut-être une question latérale, que nous pouvons aborder aussi, je ne sais pas si vous avez pensé à cette dimension, à l'origine ou dans le fil de l'écriture, ou si vous la considérez comme une caractéristique de votre écriture – ce qui ne veut pas dire que le passage du texte à la scène serait facile, ou simple, même si Rodolphe Dana, notamment, l'a fait à plusieurs reprises, avec la compagnie des Possédés. Mais comme vous avez aussi écrit pour lui une pièce de théâtre, est-ce que les problèmes de l'écriture, pour vous, se posent différemment pour un roman et pour une pièce de théâtre ? Est-ce que, pour vous, l'expérience du plateau influe sur la forme de l'écriture ?] «Mais pour dire vite : l'écriture théâtrale est différente, car elle doit prendre en compte le fait qu'elle n'est pas tout sur le plateau, qu'il y a l'espace, les corps, la lumière, l'ensemble de la scénographie et, bien sûr, les spectateurs. L'écriture doit faire place à un ensemble, même si elle est le centre autour duquel chacun va déployer son énergie et son talent, elle ne peut se substituer à personne, elle ne supplée à rien, elle doit au contraire donner l'occasion à tous de s'ouvrir, de s'accomplir. Un roman, c'est une écriture, et je sais que chez moi cette dimension de l'oralité, du mouvement, porte, surtout pour les premiers livres, des metteurs en scène de théâtre à vouloir travailler à partir de mes livres. Mais un livre n'est pas qu'une langue, une profération, une adresse. C'est aussi une architecture, un temps, et ces deux éléments ne sont souvent pas compatibles avec l'espace du théâtre. Je pense que l'adaptation, si l'on veut utiliser ce terme, est rarement réussie, car un roman se conçoit dans une intégralité, une structure qui met en tension les différents éléments dont il est composé. Je crois que modifier ça pour le faire entrer dans un autre format conduit à détruire ce qui fait la qualité, l'intégrité du roman. Écrire pour le théâtre doit donc être une vision, une pensée du théâtre, du plateau, etc. Mais il faudrait mettre aussi beaucoup de bémols, dans la mesure où, par exemple, Régy, lorsqu'il met en scène des romans de Vesaas, ne les détruit pas, puisqu'il en extrait une matière courte et qu'il évite ainsi le piège de l'adaptation. Et, dernier point, je n'écris de théâtre pour personne, ni pour Rodolphe Dana ni pour d'autres, même si les rencontres sont des déclencheurs formidables, celle de Rodolphe l'a été, mais à la fin, un texte n'est jamais sollicité que par l'auteur lui-même, ou plutôt par ce qui, en l'auteur, doit arriver, ce texte plutôt qu'un autre, dont l'auteur est l'artisan autant que le spectateur, avant d'être son propre commanditaire. C'est là encore une très vaste question.»
[7Françoise Dubor : La première perception de la foule est fournie par le titre, qui incite à penser que la foule serait conçue comme un espace propre, mais un espace paradoxal, dans la mesure où une telle spatialité implique la perte de tout repère – repère géographique : la foule anéantit toute spécificité locale, puisque l'action de la foule, sa mouvance, s'exerce n'importe où de la même manière, en absorbant dans votre roman toute distinction de Nation (France, Belgique, Italie, Grande-Bretagne) et de continent (l'Europe) ; – repère spatial à proprement parler : on y perd les notions de gauche et de droite, du haut et du bas, du proche et du loin… – en outre, les énergies qui s'exercent dans la foule brassent des mouvements qui font d'elle une surface indéfinie, où la profondeur et la surface s'équivalent… Est-ce que la foule comme espace est une approche que vous avez voulu envisager, dans votre roman, peut-être en termes de lieu qui coïnciderait avec un non-lieu ? Et est-ce qu'on peut concevoir la foule comme un « support surface », en référence à ce mouvement dans les arts plastiques qui met au premier plan le ou les matériaux, et le sujet au second plan – et en référence aussi à votre formation aux Beaux-Arts ?] «Il y a un mot qui résumerait presque tout : la spatialisation. Pour Dans la foule, j'ai essayé de penser la foule et l'espace comme une seule entité, un objet à part entière, solide et fluide en même temps, compact et poreux, avec un dehors et un dedans. Je suis allé à Bruxelles jusqu'au stade du Heysel, j'ai établi le parcours des personnages. Et surtout, j'ai essayé de comprendre comment s'articulait le rapport extérieur/intérieur au stade. J'ai pensé le personnage de Gabriel d'abord comme regard sur le drame du stade vu de l'extérieur (l'impression de foule alors qu'on ne la voit pas, mais dont on sent la présence, notamment par la rumeur, le son qu'elle produit). Les autres personnages vivent la foule de l'intérieur, ils sont des éléments de la foule, mais plus on s'approche d'eux, plus on les individualise, plus ils deviennent étrangers à la foule. Certaines théories prétendent que le ban de poissons, ou la nuée d'oiseaux, devient une autre entité, un autre corps, qui aurait son autonomie, son intelligence, indépendamment des membres qui le composent. Mais il ne faut pas confondre la masse et la foule : la masse, c'est l'ensemble disjoint des communautés, c'est l'opinion publique, la rumeur, alors que la foule est un groupe constitué dans un lieu et à un moment précis, lié à un objet extérieur à elle : une manifestation liée à un mouvement politique, une réunion liée à un événement sportif, etc. Cette précision est importante : pour moi, c'était l'idée d'une sorte de sculpture, presque du “land art”. Mais une sculpture informe, mouvante, comme l'eau, en mouvement. Et puis ce qui m'intéressait, c'était de comprendre un parcours : comment un personnage, une personne dans la vraie vie, devient autre chose que lui-même, comment il s'abstrait de lui et de son histoire, de ses particularités, pour se fondre et se confondre avec ce corps dont il est à la fois la manifestation et le déni, puisque, à lui seul, il n'est pas la foule, mais que par elle il n'est déjà plus lui-même. Ce qui est évident, c'est que la foule est un matériau plastique. La masse, elle, serait de l'ordre de l'idée, de l'idéologie, alors que la foule est une manifestation plastique, visuelle, sonore, qui dépasse de loin la réalité psychologique de ceux qui la composent.»
[18Françoise Dubor : Parmi les effets produits par la foule, n'y a-t-il pas aussi celui d'une déréalisation du réel ? A-t-elle une capacité à rendre le monde (et le monde quotidien) à une forme d'abstraction ?] «Oui, paradoxalement, la saturation d'effets de réel produit de l'abstraction ; l'image d'ensemble est tellement grande qu'elle est insaisissable. Le détail, la rapidité, la folie de la violence qui apparaît par bribes, morceaux, sensations explosées, produit de l'abstraction, la foule détruit l'intégrité des corps, l'unicité de l'individu ; le Heysel m'a aussi intéressé pour cette question du démembrement, de l'éparpillement, de la destruction de l'individu par l'ensemble. La perception de ce phénomène est impossible dans l'objectivité, la rationalité, mais seulement envisageable dans le morcellement de l'expérience humaine. Tout ce que l'homme voit à sa hauteur, c'est la dislocation de ses repères – temps, espaces, détails, gros plans et focalisations diverses et délirantes : manquer d'espace dans un stade qui contient 60000 personnes, le paradoxe effrayant dit tout.»
«Le hasard qui fait que « ça tombe » sur vous, c'est aussi vrai d'un fait divers que d'un roman. Vous êtes le personnage d'une situation réelle ou fictive, avec la même part de hasard, de probabilité, de chance ou de malchance… C'est ce que j'aime dans le roman, choisir des personnages parmi les infinités de personnages possibles, exactement pour ce qu'ils sont dans la vie réelle et dans la vie fictive : ça tombe sur eux, par hasard. Il n'y a ni déterminisme, ni élection, ni rien, seulement les probabilités, seulement le hasard, les circonstances qui font que vous êtes là, à l'instant T. C'est vertigineux, et je trouve que c'est bouleversant.»
[22Françoise Dubor : Distinguer quatre narrateurs, en particulier, est-ce contribuer à donner une forme précise aux vociférations de la foule ? À lui donner voix ? Cependant, le passage par la foule les rend eux-mêmes hébétés, et muets, leur parole est soudain comme avalée par le passage par la foule…] «Leur individualité est traversée par la foule, mais elle résiste par la voix, par la parole : c'est encore et toujours la leçon beckettienne. On a beau faire, on y revient toujours, quand on est écrasé par la foule, par la violence, quand le corps lui-même fait défaillance, il reste la voix, même un filet de la voix d'un corps qui cherche à respirer pour survivre. Et en même temps, le paradoxe est là que c'est la voix qui, luttant contre ce qui l'oppresse, le fait vivre, car la foule vit dans ce corps de la parole du personnage. En prenant plusieurs personnages, plusieurs points de vue, il s'agit de créer une sorte de maillage géographique pour encercler la foule, la densité, pour en rendre compte.»
«Pour moi, faire sentir cette dualité entre la parole libre, le style – qui n'est surtout pas une question de bien écrire, d'écrire joli, de bien faire, mais l'affirmation d'une singularité, l'affirmation d'un geste, un acte, écrire avec une langue qui produit un léger écart dans le monde communicationnel pour marquer sa défiance, son adversité, son être – et une parole colonisée par les stéréotypes, les clichés, c'est capital. Pour autant, si le personnage est marqué par le parler commun, il n'a pas lui-même de singularité très marquée. Tous les personnages parlent sensiblement la même langue, qui est celle de l'écriture. Je ne cherche pas à singulariser les personnages par des tics réalistes, parce que je ne crois pas que le mimétisme serait la solution. Chacun produit sa variation à partir de l'écriture qui est celle dans laquelle il prend vie. Ce n'est pas pensable, après le vingtième siècle, d'imaginer cette régression qui consisterait à faire comme si les passages écrits n'étaient pas d'abord le fait d'un seul, l'auteur. L'écriture est là, elle est aussi un matériau de ce monde, donc on doit pouvoir la montrer, la faire vivre, sans aller trop dans le naturalisme. Le personnage navigue entre ces deux espaces : langue du roman dans laquelle il prend vie, et langue de la communauté humaine dans laquelle il doit s'inscrire. Entre les deux, à lui de donner de la voix pour ne pas être écrasé, pour se faire de l'espace, pour vivre dans la chair de sa propre parole.»
[32Françoise Dubor : La foule semble imposer une logique du chaos (que Tana définit comme « la norme, et pas l'inverse ») qui dirige des effets de fragmentation, etc. Comment s'articule le désordre né du chaos avec l'ordre de la composition romanesque ? Est-ce que les personnages singuliers vous permettent d'endiguer l'informe de la foule, en lui donnant visages et voix ?] «C'est une question qui touche à la nature même de ce qu'est le roman. C'est une des raisons pour lesquelles il a été contesté tout le long du vingtième siècle : il donne à penser des relations de causalité, il crée des liens de logique et donne une vision du monde organisée, et d'une certaine manière rassurante. Or, rien n'est moins vrai. Le monde est simultané, chaotique, personne n'y est un personnage principal plus qu'un autre ; il n'y a pas de progression dramatique, de logique, de vérité, de début, de milieu et de fin. Tout vient en même temps dans l'espace du monde, alors que le romancier hiérarchise, oriente, dessine un sens au réel. Il construit un monde conforme à l'idée qu'il s'en fait, et il n'en rend pas compte. C'est ce qui est très critiquable dans le roman, ce qui en fait la limite. Pour autant, nous n'en sommes plus à l'ère du soupçon. J'écris avec des récits, des personnages, des situations, et il me semble qu'on peut de nouveau prendre cette question du roman et même du romanesque à bras le corps, qu'on peut se poser de nouveau la question de la hiérarchisation des éléments constitutifs du réel. Je me pose, comme beaucoup aujourd'hui, cette question de dire le chaos, de rendre compte de cette désorganisation constitutive du monde. Pour moi, passer par les personnages, en tout cas pour Dans la foule, c'était une façon d'assumer le morcellement du réel, et sa part toujours subjective, parcellaire, arbitraire. Une vérité à hauteur d'hommes, de sensations ; un monde de perception avant d'être un monde d'idées. La force du roman est d'abord sa grande faiblesse et sa fragilité, il ne peut parler qu'à partir de choses insignifiantes comme un ou deux personnages, une situation. Cette faiblesse constitutive est, pour moi, sa réalité, et si le roman se pense plus grand qu'il n'est, s'il commence à faire de ses personnages les porte-paroles d'idées, de thèses, et des scènes qu'il déploie des situations édifiantes et illustratives, alors on court à la catastrophe réelle du roman, l'éloignement d'avec sa nature. En montrant l'expérience de quelques-uns, simplement, il touche à plus grand, parce que les expériences que peuvent vivre quelques personnages nous donnent à retrouver les nôtres, à nous tous, non pas comme un simple reflet ou écho, mais comme mis en perspective, un monde proche du nôtre mais dont la proximité est aussi assurée par un éloignement, un recul romanesque qui ouvre notre propre expérience à une connaissance inédite pour chacun d'entre nous.»
|
« Laurent Mauvignier », conférence à la Médiathèque de Lyon Partdieu, 13 mars 2008, [en ligne], page consultée le 28 octobre 2015. |
À propos de Dans la foule.
«Le roman est un des rares endroits où il est possible d'essayer, alors que la science fonctionne par catégorie, de passer par des personnages, par des singularités. Ce qui est intéressant, c'est de voir comment ça se passe dans le temps, de voir comment une personne est modifiée.»
«Il ne s'agit pas faire parler quatre personnages avec une voix différente. Pour moi, c'est des intonations, des variations, mais il n'y a qu'une voix, qui est mon écriture.»
«plutôt qu'avoir des personnages on va avoir des inflexions: on va avoir la voix de la litanie, la voix de la colère, etc.»
[Sur la question du monologue, de l'absence d'ubiquité de la narration et le hasard du choix des personnages:] «Pour moi, la question, elle est importante : que peut dire un roman? Et au fond, il ne peut pas dire grand-chose. Mais comme on peut pas dire grand-chose, à la limite il faut peut-être assumer qu'on est pas Dieu le père, qu'on a pas de vérité ni à décrypter ni à révéler, donc on travaille avec quelques voix, quelques personnages qui peuvent prendre la parole à un moment donné puis la rendre aussitôt.»
«Le temps d'écriture est suffisamment long pour que le projet d'écriture se décale. Et c'est ce qui est intéressant parce que si c'était seulement l'application d'un scénario, par exemple, si on avait un scénario et après on écrit le livre, je vous assure on ne ferait que des scénarios et on vendrait ça au cinéma et on gagnerait beaucoup plus d'argent.»
«Tout ça c'est des questions de rythme et c'est plus important que tout le reste : c'est ce qui me fait écrire. C'est-à-dire que si je n'entends pas – quand je dis: “je n'entends pas”, c'est un lieu commun de dire toujours la musique par rapport à l'écriture, mais le rythme m'intéresse plus que la question de la musique, mais ça fonctionne quand même pareil : il est quand même question d'orchestration. Je ne suis pas tellement un écrivain à thèse ou à idée, j'ai besoin d'un rythme. Quand la psychologie s'accorde à quelque chose de rythmique, par exemple je pense à la question du ressassement, je me dis pas : “tiens le personnage est dans le ressassement donc je vais écrire artificiellement quelque chose qui est dans un ressassement rythmique”, mais c'est une réalité parce que je suis dans le ressassement rythmique que je vais me débrouiller avec tel type de personnage.»
«Quand j'écris, j'ai l'impression de ne mettre aucune intention. Je n'ai pas l'impression d'entendre du sens, je vais entendre de la pulsation.»
«Le fond et la forme sont absolument indissociables.»
«Écrire c'est pour être du côté du vivant.»
«N'étant ni sociologue ni philosophe, moi, mon moyen de connaissance du monde c'est le roman, c'est l'expérience que j'en ai par l'écriture. Pour moi, écrire des romans, c'est juste l'art de me poser des questions, ce n'est pas de trouver les réponses.»
«La Presse ça va être… c'est quoi un attentat? Vous voyez, c'est le gars qui a la gueule en sang et qui est dans une espèce de couverture de survie, et qui comme ça est pris en photo et puis la semaine d'après vous en avez un autre, ça se passe dans un autre pays, mais c'est la même photo, c'est un autre type, une femme ou des enfants, ou peu importe. D'ailleurs on ne dit pas son nom, on dit une “victime”. Du coup la personne est victime deux fois, puisque la première fois, il y a eu un vrai attentat et la deuxième fois, on lui enlève son nom. Il y a un traitement, appelons ça de l'information, qui instrumentalise les gens et y compris les victimes. Un roman c'est un lieu où on peut justement essayer de réapproprier quelque chose de l'expérience individuelle et humaine. En ce sens, c'est quand même un peu politique. C'est-à-dire redonner voix à ceux qui n'en ont pas… Mais en même temps, c'est pas pour redonner voix à ceux ne l'ont pas (parce qu'effectivement il faudrait que ça), mais aussi se dire ne pas instrumentaliser comme ça à court terme. Parce que personne ne se pose la question quinze jours après, dix ans après : le type, là, qu'on a vu dans sa couverture de survie, il est devenu quoi? Qu'est-ce qui se passe dans sa vie? Il fait des cauchemars? Il a pu vivre normalement? Ou pas? […] Le roman, de ce point de vue là, c'est un art du temps.»
«Et moi je me dis, c'est quoi ces trajets, comment une personne se construit au fur et à mesure qu'elle se déconstruit en fait. On change tout le temps. Et pourtant il y a un endroit… elle est où la permanence? Comment la mémoire agit? Comment la mémoire transforme? Et puis au fond comment notre vie n'est qu'un récit : comment on revit les choses; comment on les transforme en les racontant; comment du coup notre rapport au réel il est le récit qu'on en fait. Donc la question du temps est importante : comment trois ans après on revit quelque chose? C'est forcément… on en fait une fiction.»
«C'est-à-dire qu'il y a un temps romanesque qui intervient aussi sur le lecteur, pas que sur le personnage. Quand vous, vous lisez cette scène-là, j'aime à croire que vous avez lu tout le livre avant (rires). Et donc évidemment, la douceur par exemple, quand elle arrive à la fin d'un livre où les personnages ont été un petit peu durement éprouvés, évidemment elle se teinte de quelque chose, d'un ressentiment particulier, par exemple. Parce qu'un livre de 400 pages, je sais que vous n'allez pas le lire en une soirée. Donc je sais que votre mémoire aussi va travailler. Du coup, ça change quelque chose dans la façon d'écrire parce que, moi, le temps que j'ai passé avec les personnages, je sais aussi que le lecteur va faire aussi, va avoir un temps de lecture particulier, qui va aussi travailler ça.»
|
DIACRE, Jérôme. « Variation, variante, version. À propos de Dans la foule de Laurent Mauvignier », Laura, no3, mars-octobre 2007, [en ligne], page consultée le 25 octobre 2015. |
[Question : Ce qui ressort bien est tout de même une ambiguïté, une hésitation entre une communauté de voix, l'expression d'une « vague », d'un « flot » de violence et la singularité des trajectoires. Lorsque tu évoques le procès par exemple, c'est toute la problématique qui est là : comment individualiser les responsabilités lorsqu'il s'agit d'un phénomène d'entraînement et de violence collective ? Alors il y a les images des caméras que les jurés et les juges observent jusqu'à la limite du sens. On a remarqué à propos de ton livre que l'idée de «roman chorale» avait cette limite qui tient au fait que la douleur est toujours une voix singulière. Pourquoi avoir travaillé une véritable fusion des voix ?] «C'est pour moi le refus du naturalisme. Il est question dans mon travail d'entendre une écriture plutôt que des voix. Le problème c'est qu'on dit le mot “voix” pour parler de la singularité d'un écrivain, sa langue, son écriture. Quand on dit voix, il ne s'agit évidemment pas de la voix de monsieur Untel ou Madame Toulemonde. Il n'y a pas de mot juste pour dire l'écriture. Elle est là ou non. Dans les trois quarts des livres elle n'est pas là. Alors c'est difficile de la nommer, on la confond avec les effets dont elle use. C'est pour ça que je n'aime pas trop parler de monologues intérieurs, ni de voix, parce qu'on ramène l'écriture à quelque chose de plus reconnaissable, mais de limité ou simpliste, plus psychologique. On dit souvent que mon écriture est faite comme avec un scalpel, fouillant l'âme humaine, disséquant l'existence… je pense au contraire qu'elle est très en surface… l'analyse que tente la voix est sans cesse balayée par le mouvement qui la porte… À travers les mots et les images qui s'échangent… un mouvement vif s'établit, un mot entraîne une image qui entraîne elle-même un autre mot… et tout glisse tout le temps. Il est difficile d'approfondir.»
[À propos de l'importance des lieux, des objets qui entourent ses personnages.] «Je crois que nous sommes tous des produits de nos contextes, que nous sommes constitués aussi de ce qui nous entoure. J'identifie beaucoup mes personnages aux lieux qu'ils occupent. Mes personnages ont tendance à penser qu'ils ne sont pas uniquement la vitrine de leurs lieux de vie, ils veulent au-delà de ce qui les a construits, ils refusent le monde au profit du fantasme, de la fuite en avant, ils veulent être, vivre, sans trop savoir quoi, ils s'accrochent à des illusions (des enfants de Bovary et de Don Quichotte). Ils se débattent dans des structures rigides, aliénantes (on pourrait dire : des structures sociales, familiales, etc. qui vous donnent des yeux et vous interdisent de regarder). Je pense souvent à Francis Bacon. C'est quelque chose de cette tension.»
[Question : La question des victimes est très présente dans tous tes romans. Ici encore elle est centrale. Or aujourd'hui, on assiste à une telle abondance dans l'usage de ce terme qu'il a tendance à être détourné, déformé et pour tout dire épuisé. Il y a bien quelque chose qui relève d'un trauma ici. Comment abordes-tu ce nouveau sens social des victimes ?] «Il se trouve que le plus intéressant est du côté de la béance, de la blessure. Je crois que c'est le point d'énonciation de toute littérature. On a parlé du mal, de l'expérience. La modernité nous a dit tout ça. Il faut le redire. Une parole naît de sa faille, c'est l'écho de sa faillite que fait résonner l'homme dans l'écriture, et plus il en accepte l'épaisseur, le mystère, plus il devient lui-même. J'aime cette lutte qui se fait à l'intérieur de chaque personnage, comment le clivage bourreau/victime est à repenser. Hors du bien et du mal comme ils sont utilisés habituellement.»
[Question : Ce rapport politique à la langue elle-même, à l'écriture, le fait même de penser la politique en lien immédiat avec le matériau, te place inévitablement dans une logique de création artistique. Ton cursus en école d'arts compte-t-il encore beaucoup aujourd'hui dans ta pratique littéraire ?] «Aux beaux-arts, je me souviens d'un workshop avec Valère Novarina. À vingt ans, ce type d'expérience change radicalement le regard sur la pratique d'écriture : la poésie sonore (B.Heidsieck), les cut-up de Burroughs, toute l'histoire de la modernité sous un angle différent de l'éternel duo Sartre-Camus de la fac… Mais en découle aussi des empêchements : comment écrire après Guyotat, c'est tellement radical, tellement on avait l'impression qu'après c'était la fin de l'aventure moderne. Et puis le roman : Il faut une dizaine d'années pour assumer le fait d'avoir envie d'écrire un roman. Assimiler, assimiler des oeuvres parfois contradictoires, et assumer de passer outre l'interdit implicite autour du roman et de la narration. Et puis j'ai découvert le Nouveau Roman, l'idée de renouveler la narration sans la rendre impossible. Des auteurs comme Thomas Bernhard (pour le rythme, le ressassement, le corps de l'écriture et la possibilité du récit), et François Bon (la possibilité de réintroduire du présent, de l'actuel, notre monde quotidien dans la littérature) ont été décisifs. Sans trahir la modernité, il est encore possible de travailler avec les personnages et les objets. Je pense qu'aujourd'hui nous sommes moins dans l'aire des grandes découvertes que dans celle de l'appropriation et de l'assimilation. Borgès dit que Céline a influencé Cervantès. Moi qui ai lu Céline d'abord, je crois qu'en effet ma lecture de Cervantès est modifiée. J'aimerai écrire comme un Balzac qui aurait lu Claude Simon et Duras.»
«Aujourd'hui, je ne crois pas qu'on puisse sans rire prétendre que l'écriture se suffit à elle-même. Il lui faut un complément d'objet. Le réel, l'imaginaire, ce qu'on veut, ce qu'on peut. On peut tout faire, il faut aussi se méfier de ce qui dans les avant-gardes est obsolète. La question, c'est qu'est-ce qui se passe lorsque vous écrivez. Y a-t-il ou non une expérience de l'écriture, qu'est-ce qui se déplace, en vous, pour vous ? Il ne s'agit pas d'être moderne ou classique, d'être ou pas d'un hypothétique bon côté : Racine est formaliste. Il s'agit d'avancer vers quelque chose qu'on ne connaissait pas avant, trouver les failles, l'endroit où écrire n'est pas rassurant, le moment où on ne sait pas où ça part. L'impression d'avoir de l'altérité en face de moi. Là où commence l'écriture, c'est quand on ne se regarde pas la faire. Bien sûr, il y a toujours le travail après coup, lorsque je reprends le texte avec un regard exclusivement formel. Mais si tu veux, pour employer une comparaison, je me sens plus du côté de la musique répétitive ; l'idée de déplacement à l'intérieur d'un motif, par variations. Je ne crois pas que ce qui nous manque le plus aujourd'hui ce soit le formalisme. A mon sens, c'est plutôt le souffle, la respiration (et je sais que mes lectures des beaux-arts constituent aussi je dirais le patrimoine génétique de ma façon d'écrire.).»
[Question : D'accord, mais le souffle dont tu parles est critiqué par ceux qui tiennent au protocole et au formalisme en ce sens qu'il est toujours déjà configuré, déterminé par des causes et des contextes qui lui sont extérieurs mais qu'il a intégrés à son propre insu. L'immédiat, le simple est toujours déjà articulé, implicitement. Il s'agit là des réflexions maintenant bien connues qui vont de Theodor W. Adorno à Jacques Derrida en passant par Michel Foucault, entre autres.] «Bien entendu. Et d'ailleurs mes livres n'ont rien d'une écriture automatique. Rien d'un simple “lâcher prise”. L'écriture ne vise pas à la spontanéité pour elle-même, encore moins à l'expression de l'inconscient. Quand je parle de souffle, je parle aussi d'ambition littéraire, de construire un art qui n'aurait plus peur ni honte des moyens dont il dispose. Mais pour moi, en un sens, il n'y a pas de monologue intérieur. Pas de spontanéité. Il y a un mouvement qui porte la phrase, le paragraphe. Il y a une façon de balayer le maximum du prisme des sensations et des perceptions. Le mélange de l'observation et du travail de l'interprétation, de la mémoire, etc. L'immédiat est effectivement déjà articulé, c'est bien pour quoi je rejette le naturalisme : il ne s'agit pas de mimétisme, de faire croire que je suis dans la tête de quelqu'un. Il s'agit de mettre à l'épreuve l'incarnation du personnage, par la langue. Il s'agit d'enivré [sic] le lecteur, de lui donner cette passivité, cet abandon qu'il faut pour recevoir. Il s'agit d'hypnotisme, d'engourdissement, d'emportement, il s'agit de faire descendre le lecteur au lieu secret et intime de sa capacité à être absorbé. Il faut l'emmener à se débarrasser de cette retenue, cette peur qu'il a de subir. Il faut qu'il subisse, parce que c'est là qu'aura lieu peut-être la possibilité d'une expérience, d'une rencontre, d'une zone intime, sa fracture, sa fissure, qu'il s'agit de faire vibrer - oui, comme on dit faire vibrer la corde sensible, mais sans sensiblerie, sans flatterie, sans égard pour la crainte du lecteur. Je ne renie rien de la modernité sur cette question d'un Je mis à l'épreuve de l'écriture. Il faut traverser, traverser la langue et le corps.»
|