Paul Auster
(1947-...)
Dossier
Le roman selon Paul Auster
Paul Auster et le roman de l'expérience intérieure, par Luba Markovskaia, 22 mai 2016 |
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Chaque roman de Paul Auster est une invitation à pénétrer dans l'atelier du romancier. Ses personnages principaux sont souvent des auteurs et ses livres regorgent de métaphores de l'écriture et d'éléments matériels propres au travail de l'écrivain : carnets, machines à écrire, stylos… Il faut dire qu'Auster tient particulièrement à son rituel de création et n'hésite pas à le divulguer en entrevue : un premier jet écrit au stylo-plume dans un carnet (et non sur des feuilles éparses; un carnet – rouge, idéalement, et à carreaux – est un monde, une « chambre »), puis un second jet retravaillé et transcrit sur sa fameuse Olympia, immortalisée dans le livre The Story of My Typewriter (2002), illustré par le peintre Sam Messer. Le geste de retaper cette seconde version à la machine est pour Auster une manière de faire passer son texte dans son corps, dans une sorte d'épreuve de la frappe, plutôt que du gueuloir. Sur sa fidèle dactylo, Paul Auster a écrit une quinzaine de romans, plusieurs essais, trois autobiographies, cinq scénarios de films et un roman policier publié sous pseudonyme. Il a aussi écrit de la poésie et traduit de nombreux auteurs français, dont Blanchot, Mallarmé, Sartre, Char, Joubert, Tzara, Desnos... Pour le jeune auteur qu'il était alors, la traduction a été une forme « d'apprentissage littéraire », une école d'écriture. Cela dit, s'il admire les poètes et écrivains français (il a créé une anthologie de la poésie française du XXe siècle pour Random House en 1982), les influences qu'il cite sont surtout des écrivains américains du XIXe siècle : Herman Melville, Nathaniel Hawthorne, Walt Whitman, Edgar Allan Poe, Henry David Thoreau… Pour parler d'un procédé romanesque qu'il affectionne, la digression, il mentionne souvent Tristram Shandy de Lawrence Sterne et Don Quichotte de Cervantès, son « roman préféré », comme il le confie à Michel Biron et à Jean-François Chassay dans un entretien accordé lors de son passage à Montréal. Le romancier semble cependant distinguer ses lectures marquantes (Kafka, Beckett, Montaigne…) de ses influences littéraires. L'entrée dans le roman. Paul Auster est entré « en littérature » par la voie de la poésie. Après quatre recueils de poèmes parus au cours des années 1970, le jeune écrivain d'à peine trente ans traverse ce qu'il décrit comme une terrible crise littéraire. N'arrivant plus à écrire une ligne, il se dit que sa carrière d'écrivain est terminée. Il émergera de cette période sombre avec un désir d'écriture renouvelé, mais désormais tourné vers la prose, dans ce qu'il appelle sa « première impulsion narrative » (p. 98) :
Si la poésie est pour Auster rien de moins que « la fondation même de toute littérature » et « l'origine » de son propre cheminement littéraire, c'est finalement le plaisir du récit qui l'emportera et qui donnera le ton à sa prolifique carrière de romancier. Dans un entretien accordé au Paris Review, il décrit l'attitude qui a permis cette entrée dans le roman :
Paul Auster prétend donc être devenu romancier lorsqu'il a cessé de se préoccuper de faire de la « Littérature ». Si la poésie est pour lui le fondement de tout effort littéraire, par la recherche du mot juste qu'elle suppose, le roman naît, toujours selon lui, lorsqu'on met de côté cet idéal et qu'on cherche à raconter une histoire, sans égard à la forme. Lorsqu'il écrit, Auster se dépeint, dans des termes plutôt flaubertiens, comme « [t]endu vers un effort : rendre [s]on style transparent. Écrire un livre en oubliant que sa matière est le langage… Cette nécessité, cet idéal poussent mes phrases ». (p. 104). L'idéal poétique est donc mis de côté au profit de l'idéal du prosateur, celui de raconter sans se soucier du langage. L'écriture d'un roman est par ailleurs une entreprise qui s'inscrit dans le temps et dans la durée. Auster confie à Gérard de Cortanze que c'est aussi la naissance de son fils qui, en le propulsant dans le temps généalogique, lui a ouvert la porte du roman :
L'entrée dans le roman est donc une entrée dans le temps dans sa dimension humaine, historique. La poésie serait une sorte de préhistoire de l'écriture, avant que l'écrivain ne soit propulsé dans le temps long de la vie. C'est le temps qui permet de narrer une histoire, et le récit est le propre du roman. Dans un entretien avec Larry McCaffery et Sinda Gregory, il ajoute à cette réflexion sur la paternité et le temps du roman l'idée que les enfants empêchent de se prendre trop au sérieux et évoque une note qu'il avait reçue de Charles Simic à la naissance de son fils : « If I didn't have kids, I'd walk around thinking I was Rimbaud all the time ». La poésie est donc davantage associée au « sérieux de la jeunesse », rendu caduc par l'arrivée des enfants, qui précipitent l'entrée dans l'univers plus terre-à-terre du roman. Cela dit, si Paul Auster décrit souvent ce passage de la poésie vers le roman comme le résultat d'une mort littéraire suivie d'une renaissance, dans certains entretiens, il concilie davantage les deux pratiques et parle d'un passage plus progressif vers la fiction. Il dit avoir écrit d'abord des poèmes denses, « comme des poings fermés », qui se sont progressivement ouverts vers des textes plus narratifs, en passant notamment par le théâtre et la critique littéraire. Il raconte aussi une épiphanie lors d'un spectacle de danse contemporaine, à la suite duquel il s'est mis à écrire un texte inclassable – ni poème ni roman – qui a rompu son silence littéraire. Son premier texte en prose, L'invention de la solitude, n'est d'ailleurs pas un roman. Bref, crise ou transition, épiphanie ou renaissance, la poésie et le roman sont pour Auster des vases communicants, deux faces d'une même médaille qui naissent d'un même besoin d'écrire, voire des mêmes idées, mais avec des voix distinctes :
La naissance du romancier est donc avant tout celle du narrateur, celui qui prend le lecteur par la main et qui le guide dans son histoire. Prendre le parti du roman, c'est préférer au chant le récit. Le romancier dans le labyrinthe. Si le romancier guide le lecteur dans le labyrinthe du livre, il n'est pas entièrement maître de son récit : « [d]es faits, des idées, des histoires s'emparent de moi et je me contente de les suivre, sans comprendre vraiment » (p. 89). Paul Auster s'oppose à l'idée du romancier-marionnettiste qui décide entièrement du sort de ses personnages :
Écrire un roman, pour Auster, c'est pénétrer dans la vérité intérieure d'un personnage, et c'est souvent ce dernier qui le guide sur la voie de celle-ci : « Les véritables maîtres d'un roman, ce sont les personnages. […] On pense trop souvent que le romancier est une sorte de dieu qui manipule des marionnettes. L'expérience de l'écriture ne relève jamais, chez moi, de cette catégorie : elle est une nécessité intérieure » (p. 110). Dire des choses vraies tout en restant dans la fiction, c'est rechercher la vérité dans les gestes de ses personnages. Ils lui dictent le récit et le romancier transcrit leurs propos : « J'avais en effet l'impression que le livre existait “déjà” et que j'entendais la voix de Walt. C'est Walt qui a écrit le livre; je n'ai été qu'un scribe » (p. 91). L'écriture relève d'un besoin et d'une intuition, et le romancier est avalé par son texte : « On entre dans le texte qu'on écrit, on pénètre dans la page, un peu comme si on avait au préalable absorbé une poudre qui vous aurait rendu invisible » (p. 216). Le romancier disparaît donc derrière la volonté de ses personnages, et à force de chercher à les pénétrer, il se transmue en ceux-ci :
Le romancier comme acteur, voilà une métaphore inhabituelle, me semble-t-il. Elle est également paradoxale : le romancier doit disparaître, comme s'il avait pris une potion d'invisibilité, mais il doit aussi incarner chacun de ses personnages. Le dévoilement de leur vérité intérieure relève pour Paul Auster d'une véritable éthique de l'écriture. L'honnêteté romanesque. Raconter « la vérité », guidé par la volonté de ses personnages, est pour Auster un impératif moral : « On cherche toujours à dire des choses vraies, à être le plus honnête possible. Lorsque vous écrivez, vous avez bien évidemment une sorte d'obligation morale » (p. 223). Dans cette affirmation, c'est sans doute le « bien évidemment » qui est l'élément le plus surprenant. Devant un discours plutôt généralisé sur l'absence de moralité dans l'art, Auster semble tenir pour évident l'aspect moral de la vocation d'écrivain. Cette idée d'honnêteté est essentielle chez lui et revient régulièrement dans son discours sur le roman. Son rapport à la fiction et à la réalité est assez particulier, comme en témoigne le livre The Red Notebook : True Stories, un recueil d'histoires vraies dont le point commun est la coïncidence, l'imprévu. Paradoxalement, ces « histoires vraies » représentent pour Auster un art poétique applicable au roman : s'inspirer de l'étrangeté de la vie réelle sans chercher à contrôler les événements pour qu'ils correspondent à l'idée qu'on se fait au préalable d'un récit, d'une histoire :
Il y a toujours un glissement entre le fait vécu et le roman, la vie étant elle-même, selon Auster, formidablement romanesque. Les histoires vraies du Carnet rouge dévoilent l'étrange mécanique de l'existence au même titre que les romans, à la différence que cette « vérité nue », dans un roman, n'est pas une vérité empirique. Contrairement au Carnet rouge, où le récit d'événements vécus est à l'origine de la démarche, dans une sorte de dévoilement de la matière première de la fiction, les histoires des romans sont inventées, mais elles répondent tout de même à ce principe de vérité, à cet impératif d'honnêteté devant ce qui est inattendu et déroutant dans l'expérience humaine. Dans l'introduction à l'édition de son projet radiophonique, le National Story Project, réalisé avec NPR, où les auditeurs lui envoyaient des histoires vraies qu'il lisait en ondes, il décrit ainsi les histoires qu'il recherchait :
Si nos vies sont comme des romans du dix-huitième siècle, le récit d'un fait vécu permet d'accéder à cette « réalité romanesque », ce qui se résume par une expression de The Invention of Solitude : « the anecdote as a form of knowledge », l'anecdote comme forme de connaissance. L'anecdote permet de découvrir l'invraisemblable de la vie, qui constitue le matériau de la vérité romanesque. Le même parti pris est à l'origine des « histoires vraies » et des romans : « la réalité est beaucoup plus étrange que la fiction ». Ainsi, le romancier doit dévoiler l'étrangeté de la vie dans ses histoires inventées, et pour ce faire, il doit examiner le caractère romanesque de l'existence. Dans ses romans, il doit demeurer fidèle à la mécanique qu'il a découverte dans les histoires vraies. Comme il l'exprime dans son entretien avec Larry McCaffery et Sinda Gregory, « [a]s I writer of novels, I feel morally obligated to incorporate such events into my books, to write about the world as I experience it – not as someone else tells me it's supposed to be. The unknown is rushing in on top of us at every moment. As I see it, my job is to keep myself open to these collisions, to watch out for all these mysterious goings-on in the world ». « L'obligation morale » du romancier est donc d'obéir à son expérience du monde et non aux formes de narration préexistantes. Selon Auster, le réalisme « traditionnel » s'éloigne en fait de la vérité de la vie en lui imposant un cadre préétabli. La vérité romanesque n'a pas à être purement vraisemblable pour être vraie, puisque la vie elle-même est invraisemblable. Ainsi, Mr Vertigo, qui raconte l'histoire d'un personnage qui lévite, est un récit réaliste, selon les critères de Paul Auster : « Le seul élément qui ne soit pas “vraisemblable”, mais qu'on doit évidemment accepter, c'est la question de la lévitation. Ce fait admis, tout est vrai : la psychologie des gens, les références historiques, tout. Cette histoire, qui se déroule sur un fond de réalité, émerge littéralement du sol et de la vérité » (p. 103). La vérité du roman a donc un statut particulier chez Auster, puisqu'elle n'est pas proprement documentaire et peut même contenir des éléments surnaturels. Il reprend ainsi à son compte une expression employée par un journaliste danois pour caractériser Mr Vertigo, le « réalisme fantastique » : « Le journaliste a bien compris de quoi il s'agissait : le réalisme magique ne me concerne pas » (p. 103). Le réalisme fantastique est un courant artistique qui existe réellement, mais ce n'est visiblement pas à celui-ci que fait référence Auster lorsqu'il acquiesce aux propos du journaliste. De par son opposition au réalisme magique, il me semble qu'Auster se place du côté de Borges (une sorte de fantastique conceptuel et philosophique, qui reflète des éléments de la vie réelle) plutôt que de l'univers plus onirique d'un Garcia Marquez. La vérité est toujours, pour Auster, à l'intérieur des choses, au-delà des apparences. C'est pourquoi il est nécessaire pour l'écrivain de plonger dans les profondeurs pour en exhumer la vérité du monde. Pour cette raison, il compare le travail du romancier à celui de détective :
En revanche, la vérité sociale n'intéresse pas Auster dans sa pratique du roman. En cela, il dit se distinguer de « la majorité des autres romanciers ». En effet, si Auster utilise de manière plutôt interchangeable les termes d'écrivain et de romancier et s'il parle volontiers de l'art d'écrire des romans, il lui arrive aussi de mettre le genre à distance, de se défendre de faire du « roman », c'est-à-dire, pour lui, du roman réaliste, voire sociologique :
Il est un peu étonnant que Paul Auster considère les « autres romanciers » comme des romanciers réalistes du XIXe siècle. Pourtant un grand lecteur de ses contemporains, il voit tout de même le roman comme un genre qui n'a pas échappé aux diktats du réalisme et qui décrit de manière documentaire la vie à une époque et un endroit donnés. Ainsi, il se dissocie de l'étiquette qui lui est le plus souvent apposée, celle de l'écrivain de New York : « je n'ai jamais considéré que j'étais un écrivain de New York […]. Je ne décris jamais la vie qu'on mène à New York. New York n'est qu'un site où les choses se passent. Ce qui est complètement différent chez Dickens : on peut dire de lui qu'il est l'écrivain de Londres ». (p. 154). Auster se défend de faire du roman sociologique, du roman réaliste et documentaire : « Je n'effectue que très peu de recherches. On ne trouve pas chez moi ce désir de recréer, coûte que coûte, du vécu. Mes livres viennent de mon imagination. Je n'entreprends jamais de reportage ». (p. 149). Le romancier n'est pas un reporter, mais un détective existentiel, celui qui va au fond des choses – comme le personnage de Quinn dans City of Glass –, car c'est le vécu intérieur qu'explorent les romans de Paul Auster. Biographies intérieures. La vérité qui intéresse le romancier, c'est celle du cours d'une vie humaine : « D'une certaine façon, la plupart de mes romans adoptent la forme de la biographie de quelqu'un. C'est le trajet global d'une vie qui m'intéresse. Non seulement les moments isolés, mais toute l'amplitude d'une vie, avec ses sinuosités, ses hauts et ses bas, ses ratures, ses hésitations, ses remords ». (p. 100). Mais ce trajet global de la vie n'a d'intérêt que s'il est vu de l'intérieur : « Mes livres ne sont pas des récits autobiographiques. Il s'agit de quelque chose de plus profond que cela. Ce ne sont pas les événements de surface qui comptent mais quelque chose de la structure de l'intérieur, de l'être profond, de l'inconscient. L'autobiographie touche à l'enveloppe, à l'extérieur. Ce qui m'intéresse, c'est le dedans » (p. 211). Ces biographies romanesques, ou « biographies imaginaires » (p. 101), pour reprendre le terme de Paul Auster, sont le résultat d'une quête pour révéler la vérité profonde des personnages : « La biographie n'existe pas sans l'intérieur. Ce que j'essaie de faire passer, dans les histoires que je raconte, c'est le sentiment nécessaire de la vie et de tout ce que cela implique » (p. 223). Dans la biographie, Paul Auster se penche plus particulièrement sur les moments de crise, qui deviennent les moteurs du récit romanesque :
Les personnages austériens sont en effet des êtres en perte de repères (deuil, rupture, itinérance), ce qui les rend en quelque sorte ouverts, disposés à l'aventure romanesque, faite de contingences et de rencontres inattendues. Dans le trajet d'une vie, ce qui intéresse surtout Auster, ce sont les années de jeunesse, ce qui rapproche selon lui ses romans de la catégorie du Bildungsroman :
En ce sens, les trois autobiographies de Paul Auster (Hand to Mouth : A Chronicle of Early Failure [1998], Winter Journal [2012], Report from the Interior [2013] et même l'essai The Invention of Solitude [1982] sur la mort de son père) sont aussi des efforts dans cette voie, à la différence qu'elles plongent dans la découverte du devenir de l'auteur et non de personnages imaginaires. On peut donc dire que la mécanique des « histoires vraies » et l'introspection autobiographique forment ensemble la matière des romans de Paul Auster. C'est là où le « report from the interior » se marie aux « reports from the front lines of personal experience », comme il décrit les histoires de son projet radiophonique. S'il n'entreprend jamais de reportage documentaire, le romancier puise ses récits dans deux réservoirs de l'expérience humaine : celui de l'intériorité et celui des histoires romanesques qui composent nos vies. À ces deux éléments structurels, on pourrait ajouter encore plusieurs obsessions : l'histoire américaine (surtout ses personnages singuliers, comme Thomas Edison et Walter Raleigh), les archétypes familiaux (la figure du père, notamment), la question de l'argent (héritage, pauvreté, itinérance) et le baseball, qui pourrait sans doute représenter à lui seul une voie d'entrée dans l'univers romanesque de Paul Auster pour un lecteur qui s'y connaîtrait suffisamment. Mais les éléments les plus fondamentaux de son art poétique supposent une plongée vers l'intérieur qui n'est possible selon lui que dans la narration romanesque. En effet, nous verrons que si, pour Paul Auster, qui a aussi écrit des scénarios et réalisé des films, tout médium est bon pour raconter une histoire, seul le roman permet d'atteindre la vérité intérieure dont la quête est à l'origine de son écriture. Le roman et le cinéma. Paul Auster a écrit et réalisé plusieurs films, et ces expériences sont déterminantes dans sa manière de penser l'écriture : « [é]crivain ou cinéaste, vous racontez toujours une histoire, mais les moyens sont tellement différents que les deux expériences ne peuvent être comparées » (p. 263). Malgré cette apparente impossibilité, Auster trace des parallèles intéressants entre les deux arts et les deux manières de raconter : « Il me semble que cette façon d'employer la cinématographie, la lumière, les mots, les acteurs, les scènes, n'est rien d'autre qu'une sorte de syntaxe. C'est comme lutter avec une phrase. Le désir est toujours identique : raconter une histoire. Les moyens sont différents mais le résultat est le même » (p. 265). Le cinéma et le roman ont un rapport différent aux images, qui pour Auster se joue dans la mémoire du lecteur ou du spectateur :
Auster a donc en tête un lecteur dont la mémoire est purement visuelle. Toutefois, il affirme que son écriture ne l'est pas : « Mon écriture n'est pas comparable au travail d'un peintre. Elle n'est pas visuelle mais plutôt intérieure » (p. 182). Le roman se transposerait donc en images dans la mémoire du lecteur, tandis que le cinéma produirait directement des images moins faciles à mémoriser à cause de leur rapidité. De plus, pour Auster, le roman, contrairement au cinéma, est « narration pure » :
Le travail cinématographique nécessite donc un ajustement de la part du romancier, qui travaille la narration plus que les dialogues. Mais la différence la plus importante est celle de la temporalité, de la manière d'exprimer le passage du temps. Pour cet aspect, l'écriture d'un scénario présente des possibilités plus restreintes que celle d'un roman, selon Auster :
Le roman s'avère donc un genre plus adapté au récit d'un temps répétitif ou de celui du passé. Il permet la narration à l'imparfait, en quelque sorte, contrairement au cinéma. Les deux genres sont très distincts dans l'esprit d'Auster et une même histoire ne peut pas donner à la fois un scénario et un roman. Il raconte qu'il a tenté une seule fois de prendre la matière d'un film pour un sujet de roman (c'est le cas du roman The Music of Chance [1990], adapté pour le cinéma en 1993) et l'erreur monumentale que ce fut :
Si le cinéma exprime mieux les images purement visuelles et permet de mieux « montrer » que le roman, ce dernier permet d'atteindre ce qui importe le plus aux yeux de Paul Auster dans un récit : l'intériorité du personnage. Immortalité du roman. Devant les discours alarmistes sur la mort annoncée du roman, Paul Auster est catégorique : « Contrairement à ce que beaucoup de gens veulent croire, le roman est en pleine forme en ce moment, aussi vivant et vigoureux que jamais. C'est une forme inépuisable et peu importe ce qu'affirment les pessimistes, il ne disparaîtra jamais », déclare-t-il à Michael Wood. « Comment pouvez-vous en être aussi sûr? », s'étonne son intervieweur de ces propos sans appel. Auster répond avec une définition confiante et concise de l'art du roman : « Parce qu'un roman est le seul endroit sur cette planète où deux inconnus peuvent se rencontrer dans une intimité absolue. L'écrivain et le lecteur fabriquent ensemble le livre. Aucun autre art ne peut réussir cela. Aucun autre art ne peut saisir l'essence fondamentale de l'existence humaine » Si l'être humain a avant tout besoin qu'on lui raconte des histoires, sous quelque forme que ce soit, comme il le soutient dans son discours de réception du prix Prince des Asturies pour la littérature en 2006, le roman le fait d'une manière qui le distingue de toutes les autres formes de récit, par la voie de l'intériorité :
L'immortalité du roman tient aussi pour Paul Auster de l'extrême flexibilité du genre. Dans une entrevue vidéo, il répond aux déclarations de Philip Roth sur la mort du roman et formule une définition infiniment large du genre, qui ne serait qu'une histoire racontée à l'intérieur de la couverture d'un livre : « The novel is such a flexible form. It's not like a sonnet, it's not fixed, you can do anything you want with it. It's just a story that you tell within the covers of a book. But all bets are off, there are no rules and that's why I think the novel is constantly reinventing itself ». Dans sa préface au livre La solitude du labyrinthe, Gérard de Cortanze écrit : « Paul Auster, c'est Jacques le Fataliste contre Zola : un écrivain de l'inexpérience et non du savoir, faisant de la littérature un mode de relation de l'homme avec le monde » (p. 11). J'avancerais plutôt que Paul Auster est un romancier de l'expérience. Comme il l'exprime lui-même, « [l]'oeuvre est une expérience et l'expérience naît d'un manque de savoir. Ce n'est pas le savoir qui donne le désir de la réaliser mais son contraire » (p. 183). Deux formes d'expérience guident l'écriture de Paul Auster : l'observation des contingences de l'existence humaine (the anecdote as a form of knowledge, l'anecdote comme forme de connaissance) et l'introspection. L'anecdote procure au romancier son savoir particulier sur le monde et l'entrée en soi lui donne accès à la vérité intérieure de l'être humain. Ouvrages cités :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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Paul Auster a donné de nombreuses entrevues au cours de sa carrière, mais la plupart des citations de ce texte proviennent du livre La solitude du labyrinthe : entretiens avec Gérard de Cortanze, qui a le double avantage de rassembler en un seul lieu les réflexions du romancier et d'avoir été composé en français. En 1995 et 1996, Gérard de Cortanze rend visite à l'écrivain new-yorkais à plusieurs reprises pour l'interroger sur son travail et sur sa vie. L'édition de 2004 que j'ai utilisée est augmentée de questions subséquentes, posées notamment après les événements du 11 septembre 2001 qui ont ébranlé la ville – et la vie – de l'écrivain. |
Paul Auster et Gérard de Cortanze, La solitude du labyrinthe : entretiens avec Gérard de Cortanze, Paris, Actes Sud, 2004. Paul Auster, The Art of Hunger : Essays, Prefaces, Interviews, New York, Penguin Books, 1997. The Paris Review, The Art of Fiction no 178 : Paul Auster Paul Auster, « I Want to Tell You a Story », The Guardian, novembre 2006. « Entre le western et Kafka », Spirale, no 102, décembre 1990-janvier 1991, propos recueillis par Michel Biron et Jean-François Chassay, p. 12-23. |
Citations
Paul Auster et Gérard de Cortanze, La solitude du labyrinthe : entretiens avec Gérard de Cortanze, Paris, Actes Sud, 2004. |
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Vous dites : « La plupart du temps, je ne me considère pas comme un romancier. » Vous êtes un raconteur d'histoires? Un narrador, comme on dit en espagnol – un narrateur? |
Paul Auster, The Art of Hunger : Essays, Prefaces, Interviews, New York, Penguin Books, 1997. |
It is a work [La faim de Knut Hamsun] devoit of plot, action, and – but for the narrator – character. By nineteenth-century standards, it is a work in which nothing happens The radical subjectivity of the narrator effectively eliminates the basic concerns of the traditional novel. Similar to the hero's plan to make an « invisible detour » when he came to the problem of space and time in one of his essays, Hamsun manages to dispense with historical time, the basic organizing principle of nineteenth-century fiction. He gives us an account only of the hero's worst struggles with hunger. Other, less difficult times, in which his hunger has been appeased – even though they might last as long as a week – are passed off in one or two sentences. Historical time is obliterated in favor of inner duration. p. 10. |
The Paris Review, The Art of Fiction no 178 : Paul Auster, [en ligne]. |
It might have something to do with an early confusion on my part, an ignorance about the nature of fiction. As a young person, I would always ask myself, Where are the words coming from? Who's saying this? The third-person narrative voice in the traditional novel is a strange device. We're used to it now, we accept it, we don't question it anymore. But when you stop and think about it, there's an eerie, disembodied quality to that voice. It seems to come from nowhere and I found that disturbing. I was always drawn to books that doubled back on themselves, that brought you into the world of the book, even as the book was taking you into the world. The manuscript as hero, so to speak. Wuthering Heights is that kind of novel. The Scarlet Letter is another. The frames are fictitious, of course, but they give a groundedness and credibility to the stories that other novels didn't have for me. They posit the work as an illusion—which more traditional forms of narrative don't—and once you accept the “unreality” of the enterprise, it paradoxically enhances the truth of the story. The words aren't written in stone by an invisible author-god. They represent the efforts of a flesh-and-blood human being and this is very compelling. The reader becomes a participant in the unfolding of the story—not just a detached observer. |
Paul Auster, « I Want to Tell You a Story », The Guardian, novembre 2006, [en ligne]. |
Discours d'acceptation du Prix Prince des Asturies (littérature) |
« Entre le western et Kafka », Spirale, no 102, décembre 1990-janvier 1991, propos recueillis par Michel Biron et Jean-François Chassay, p. 12-23. |
Tout écrivain est attiré par la subversion du langage. On pourrait dire que la subversion est en quelque sorte l'ambition de tout écrivain. Edmond Jabès me disait un jour qu'après avoir réfléchi longtemps à cela, il en était venu à la conclusion que seule la clarté peut vraiment changer les choses, est vraiment subversive, en me donnant l'exemple de Kafka, écrivain à la fois déconcertant et limpide. Je suis tout à fait d'accord avec ce point de vue. Si l'on veut détruire la syntaxe et jeter les mots sur la page, c'est très bien, mais personne ne s'y intéresse, ça ne change rien. La seule chose qui peut subvertir, c'est la clarté. Je n'ai jamais été très heureux avec le Nouveau Roman. […] Pour moi, c'est presque un principe moral envers l'écriture. Narrer m'apparaît comme un besoin aussi fondamental que l'acte de manger. p. 12. |