Photo de Roger NimierRoger Nimier

(1925-1962)

Dossier

Le roman selon Roger Nimier

Le roman d'aventure, ou l'art de courir après la balle, par Gabrielle Roy-Chevarier, 11 avril 2011

Roger Nimier, Hussard à la rescousse d'une littérature en péril.

Roger Nimier est né à Paris le 31 octobre 1925 et est mort au volant de son Aston-Martin le 28 septembre 1962 à La-Celle-Saint-Cloud, accident qui a immortalisé son image de « hussard » furieux de vivre et passionné par la vitesse. C'est l'article de Bernard Frank « Grognards et Hussards », paru aux Temps modernes en 1952, mais aussi l'attitude désinvolte et impertinente de Nimier qui lui ont valu sa réputation d'enfant terrible du monde littéraire et l'ont désigné comme le chef de file de la droite littéraire d'après-guerre. Or, comme le souligne Olivier Frébourg dans Roger Nimier, trafiquant d'insolences, cette légende est née d'un malentendu créé par la confusion entre le romancier et les personnages de ses romans, tous suicidaires, férus de jeunesse et de l'uniforme. Frébourg remarque en effet que « Nimier n'abusa ni de l'excentricité, ni de la débauche romantique […] il détestait le pathétique et les confessions déplacées. Nimier fut un écrivain consciencieux, fasciné par la Vie de Rancé. Les intellectuels l'insupportaient, il se donna un air dégagé, se moqua du dandysme et de la préciosité. » (p. 27)

Écrivain précoce, Nimier publie entre l'âge de 23 et 28 ans six romans : Les Épées (1948), Perfide et Le Hussard bleu (1950), Les Enfants tristes (1951), Amour et néant et Histoire d'un amour (1953). Il fait par la suite un voeu de silence pendant dix ans, silence malheureusement prolongé indéfiniment par son accident de voiture en 1962. D'Artagnan amoureux, ou cinq ans avant, roman sur lequel il travaillait au moment de l'accident sera publié deux mois après sa mort. Nimier a collaboré à de nombreuses revues : il a été rédacteur en chef de la revue Opéra, a collaboré à la revue Arts et il a fondé La Parisienne. En 1954, il est devenu le directeur littéraire du Nouveau Fémina, et de 1956 jusqu'à sa mort, conseiller littéraire aux Éditions Gallimard.

La publication d'un essai mi-politique, mi-littéraire, Le Grand d'Espagne (qu'il dédie à Bernanos), fait de Nimier non seulement le porte-parole de la génération « qui a eu 20 ans en 1945 », mais aussi l'incarnation d'une jeunesse mélancolique, frustrée et insoumise, qui s'affirme en s'opposant haut et fort à l'existentialisme :

L'humanisme est toujours très prudent dans ses principes, très impératif dans ses mandements. Il nous défend clairement de tuer nos semblables, sans nous expliquer pourquoi les autres sont nos semblables. On me répondra que ces choses-là “se sentent”. Ce n'est pas impossible. Mais dans le domaine des sensations, l'humeur est dominante, chaque instant est un argument nouveau et enfin, il n'est pas juré que tous les habitants de la terre sortent du même atelier, puisque aussi bien il n'y a plus de sculpteur. Tout à coup, si nos voisins nous apparaissent comme des insectes ou de purs étrangers, rien ne nous empêchera d'en supprimer quelques-uns. Les moustiques tués, les résistants fusillés, les fascistes abattus, ces choses-là ne se comptent plus. C'est une affaire d'impatience ou de colère. (Le Grand d'Espagne, p. 75-76)

Fasciste, gaulliste, maurrassien, « ou tout simplement baroque » (Frébourg, p. 26), Nimier choque et surprend par ses prises de position politiques que Marc Dambre, dans Roger Nimier, Hussard du demi-siècle voit comme autant d'appels à une réformation complète de la civilisation. « Pour une génération qui avait le jeune âge de Roger Nimier, le bonheur était une idée neuve, dont le caractère fragile et menacé accentuait l'attrait » écrit Dambre (p. 12), selon qui Nimier est avant tout un révolutionnaire nostalgique des « anciens Ordres humains » (p. 13) : la Monarchie, l'Armée et la Littérature. Sa vie durant, Nimier se fera alors le défenseur du plus important de ces trois Ordres, la Littérature, dont le destin est pour lui intrinsèquement lié à celui de la civilisation toute entière . La virulence avec laquelle Nimier s'oppose à la littérature « d'avant-garde » ne doit donc pas seulement être perçue comme un acte politique, mais aussi comme une prise de position esthétique. Or, l'heure est grave, car les écrivains, enivrés par le progrès et la facilité, ne voient pas que le roman court à sa perte :

C'est que le roman est devenu confortable, depuis Melmoth ou Le Vengeur. Il a rejoint la tragédie du XVIIIe. Conséquence inquiétante, Jean Paulhan l'a remarquée, les romans ne sont plus romanesques. Ainsi des tragédies, après Racine, qui n'étaient plus tragiques. Au fait, nous sommes après Balzac. Il s'ensuit une ressemblance commode entre les écrivains. Les spécialistes disparaissent ; du même coups les spécialités pharmaceutiques se répandent : le roman selon Mauriac, pour prévenir la nostalgie, l'adultère et le retour d'âge. Selon Montherlant, à l'usage des filles qui se sentent un grand vide dans le coeur. Le public français n'est pas tellement excité. Il sait ordonner ses rêves. Il n'ignore pas qui lui plaira, non plus qu'il n'ignore ce qui l'aidera à mieux dormir (ou à mieux vivre, si on préfère employer les grands mots) : histoires d'amour, héroïsme, vague à l'âme. Chacun se soigne à domicile, les critiques littéraires signant les ordonnances. (Les écrivains sont-ils bêtes?, p. 13)

C'est en fait l'industrie littéraire toute entière que Nimier pointe du doigt. « Les choses seraient moins graves si la littérature n'était pas devenue force sociale, valeur d'exportation », dénonce Nimier. Cynique, il ajoute dans son article « Le prix de a réflexion » (1960) :

Tout serait plus simple, si des sujets clairs étaient proposés aux romanciers. Les prix ne devraient pas se nommer Goncourt, Fémina, Monthyon, mais plutôt Prix du Bon Jeune Homme (Une enfance, des boutons, une inquiétude, un printemps, un amour, sera-t-elle mienne ?), Prix du Monde Moderne (On est quoi ? On n'est rien. Un whisky, vieux ? Et ta crise spirituelle ? Soyons lucides. Non, une gauloise, s'il te plaît), Prix de la Vie Sociale (Un avocat. Il sait parler. Bel homme. Son cousin médecin. Son neveu révolté. Son frère officier en Algérie. Le monde est petit. Le monde est le monde). Mais ces épreuves intéressantes, qui existent d'une certaine façon, ne sont pas avouées comme il le faudrait. De sorte que les journaux ne peuvent célébrer officiellement le Génie de l'Adultère, de l'Objet, de la Scène champêtre, du Couple, génies qui existent cependant, pour l'ornement d'une grande industrie : l'édition.

Cet état de crise du monde littéraire n'est pas uniquement le résultat d'une convergence malheureuse de l'économie, de la littérature et de la politique, il est surtout lié à l'aveuglement des écrivains qui se laissent bercer par leurs illusions sur l'Art, illusions dont la plus navrante est celle d'une littérature d'après-guerre novatrice et capable de transformer le monde.

Il fut entendu, en 1945, qu'on entrait dans une grande époque. Ce lotissement nocturne [St-Germain] prétendait à deux ressources bien faites pour attirer l'amateur : la fille facile et la littérature compliquée. Le bon sens est revenu et le garçon facile, beaucoup plus joli, voisine aujourd'hui avec l'écrivain qui est toujours une jeune femme et toujours raconte sa vie avec un pathétique calme. Saint-Germain ne doit pas imaginer, pour autant, avoir inventé la pédérastie ou le roman naturaliste. Ces formes honorables et surannées de l'art littéraire existaient depuis longtemps, bien avant que l'existentialisme, devenant un humanisme, se précipitât dans toutes les traditions éprouvées : l'inquiétude de la jeunesse, choisir son destin, assumer la condition féminine, penser son temps et même avec ses mains, autant de problèmes paroissiaux dont le Révérends Pères Gide, Bourget, etc., nous entretenaient souvent pendant le carême. Cet aspect traditionnel est si profond que les écrivains du Montana ou du Village y ont trouvé le meilleur d'eux-mêmes… Les drames sociaux de Sartre, les enquêtes sociologiques de Simone de Beauvoir, les romans poétiques d'Albert Vidalie, les beaux poèmes classiques de Jean Genet, l'exotisme fiévreux d'Albert Cossery – inévitablement dès qu'on prononce ces noms de grand talent on se retrouve en 1900. Ce n'est pas un tort. D'autres écrivains sont beaucoup plus anciens. Le gentil La Varende se croyait bien du XVIIe siècle, Montherlant penche pour le XVIe et Jacques Chardonne a situé, sans embarras, le centre de gravité de son oeuvre en 1880. (Les écrivains sont-ils bêtes?, p. 122.)

Romans intelligents, romans soporifiques.

En vérité, constate Nimier, la littérature dite « moderne » est profondément ennuyeuse. Tout comme ces écrivains à la mode du Faubourg Saint-Germain, les écrivains ayant oublié que le roman doit avant tout être romanesque le tuent à force de le rendre trop complexe et intellectualisé. Faulkner, le bien-aimé des Modernes français (mais qui n'est aimé d'eux que parce que Proust, trop ancien, semble futile et désuet), est ainsi durement malmené par Nimier :

C'est ici le moment d'étudier, à propos du Hameau et à propos de Faulkner, comment ce grand écrivain peut être aussi ennuyeux. Ce que les critiques nomment obscurité par pudeur possède en effet son vrai nom. Et cet ennui considérable, d'une si riche et si parfaite étendue, mérite toute notre attention. L'ennui peut naître dans des familles très éloignées, tenir à sept ou huit causes. Par exemple, à la fadeur naturelle d'un esprit qui s'épanche niaisement ; ou à la fureur ingénue d'une grande âme qui brame et raconte sa destinée, sans choisir et en soufflant très fort ; ou à la sécheresse mécanique ; ou à la médiocrité du langage ; ou encore aux miasmes qui se dégagent d'un sujet, mais cela est plus rare – car on ne s'ennuie pas en lisant Les Petits Bourgeois et Bouvard et Pécuchet réconforte à l'occasion. Il est évident que Faulkner ne doit rien à ces catégories. Il ne s'extasie pas comme Steinbeck, il ne s'abandonne pas comme Thomas Wolfe, il ricane peu et, même de Le Hameau, il n'abuse pas des conventions naturalistes. C'est autre chose, qui tient d'abord à la confusion voulue du récit. Loin de déconcerter, les changements de temps et de personnages entraînent la monotonie. Cette confusion entretenue veut faire entrer, en désordre, des péripéties nombreuses dans le même panier. Elle s'accroît d'un langage biblique et torturé, où l'entrechoquement des mots vise à un effet de simultanéité. On n'est pas devant ceci ou cela, ce geste, ce souvenir, cette intention, mais tout à la fois, comme une réalité grinçante, faite de membres enchevêtrés. (Journées de lecture II, p. 94)

Si le plaisir ou l'ennui qui naît de la lecture est ce qui distingue les bons romans des mauvais, la cause profonde de cette sélection naturelle par le lecteur n'est pas tributaire de ses goûts subjectifs. L'ennui à la lecture d'un roman est au contraire la preuve irréfutable qu'un grave péché a été commis, péché auquel beaucoup trop d'écrivains modernes succombent : celui de céder aux attraits de l'intelligence.

Comme alors [la Révolution de 1789] nous avons trois ordres – le peuple, une bourgeoisie et des intellectuels. Ces derniers sont dans le camp de la sueur et des ampoules, façon polie de préciser qu'ils sont hors du jeu. Parasites dans le monde du fer et du pétrole, ils ne comprennent pas qu'ils sont aussi condamnés par une bourgeoisie qui rêve la nuit à Poincaré, et un prolétariat qui a du vague à l'âme en pensant à Maurice Thorez. (Les écrivains sont-ils bêtes? p. 12.)

Selon Nimier, une littérature créée par le « troisième ordre », celui des intellectuels, ne peut que finir « au sanatorium ». En effet, le roman est avant tout un jeu, une invention et l'intelligence est « incapable d'inventer les choses ou de jouer avec elles, il faut qu'elle les démonte.» (Les écrivains sont-ils bêtes?, p.14.) Ce qui donne, aux yeux de Nimier, de la crédibilité à un romancier, est donc sa bêtise. L'écrivain ne doit pas tâcher de comprendre ce qu'il fait (« ce serait trop facile de créer en sachant ce qu'on a créé.»), mais il lui faut plutôt accepter l'aventure du roman qui, comme toute aventure, est fondée « sur l'erreur, la précipitation, la témérité.»

Un écrivain intelligent est donc, comme Faulkner, condamné à être ennuyeux. Plus encore, l'exemple de Maurice Blanchot montre l'ampleur de l'échec vers lequel se destine celui qui veut faire de la littérature à partir d'idées :

Tous les écrivains ne sont pas aussi bêtes qu'ils en ont l'air. Quelques-uns sont intelligents. Maurice Blanchot est un des plus intelligents. On ne saurait l'accuser d'avoir le coeur sec, car il sait s'exprimer, quand il veut, par de belles métaphores qui prouvent un don poétique intéressant. Avec tout cela, il n'écrit pas seulement des livres distingués et tristes, mais ce qu'on peut imaginer de plus délirant et de plus fade à la fois, de plus insipide dans le genre insignifiant. À côté d'eux, les traités philosophiques de Gabriel Marcel paraissent croustillants, les pièces de Maurice Clavel ont du naturel et les essais de Georges Duhamel ont du mordant.

On répondra très justement que Maurice Blanchot n'a jamais voulu écrire Les Trois Mousquetaires et qu'il faut le juger d'après son dessein, même si ce dessein paraît absurde. […]
Si on a beaucoup comparé Giraudoux à un pêcheur de perles, qui ramenait d'ailleurs de jolis coquillages, Blanchot, lui, ne circule qu'en scaphandre. Un jour il découvrit qu'il y avait mieux encore et qu'il suffisait de trancher le tuyau qui le reliait au monde extérieur. Le voilà, asphyxié dans son armure, immobile au milieu des fonds sous-marins ; c'est la paix des profondeurs : Maurice Blanchot jouit de la meilleure réputation dans les milieux intellectuels.(Journées de lecture II, p. 41 et 43.)

Pour une émancipation du romancier.

Si Nimier s'oppose à la gauche - autant politique que littéraire - qui selon lui sclérose la société française, cela ne fait pas pour autant de lui le défenseur d'une littérature véhiculant les valeurs de la droite. Par-delà ses assauts impertinents et boutades de toutes sortes à l'encontre de la gauche « bien-pensante » de l'après-guerre, Nimier développe un discours sur le roman qui s'écarte de toute affiliation politique. Plus encore, il s'avère que les nombreuses récriminations à l'encontre de la vision sartrienne de la littérature ne vise pas un enjeu proprement politique mais plutôt celui, a priori non politisé, d'un enjeu esthétique. Autrement dit, ce que Nimier reproche à la gauche littéraire, ce n'est pas tant son « existentialisme humaniste » que la manière dont elle asservit la littérature à des fins politiques, la dépouillant ainsi de son but véritable. Ainsi, devant « l'échec regrettable » de l'existentialisme, incapable de renouveler le roman, Nimier propose, dans son article « Existe-t-il une nouvelle littérature ? », paru dans la revue Opéra le 10 octobre 1951, un programme pour une nouvelle littérature :

Le premier point du programme est celui-ci : la politique est morte. Nous venons au milieu de grands bouleversements de l'histoire. Il est évident que nos livres profiteront de ces bouleversements, mais la pensée partisane en sera absente. On ne cherchera plus à démontrer un univers socialiste ou fasciste. […] Il ne s'agira pas là d'impartialité. L'homme moderne s'est tellement intégré à la politique qu'elle est devenue constituante de son être. On décrira un communiste comme on dit d'une personne qu'elle a les yeux bleus. […]Ici, les fameuses théories de l'engagement et de la tour d'ivoire sont dépassées. L'écrivain avance dans le monde, entre dans les pièges tendus par l'époque, mais en sort indemne. (Les écrivains sont-ils bêtes?, p. 47.)

Cette figure de l'écrivain, qui avance dans le monde sans pourtant se laisser contaminer idéologiquement par les discours de son époque est, selon Nimier, incarnée par l'auteur du Docteur Jivago, Pasternak. Ce romancier a en effet le mérite d'avoir refusé le prix Nobel, le jugeant « “immérité” en raison de sa signification politique ». Pour Nimier, dans l'article « Mourir pour Nobel », ce refus du Prix Nobel (décrit comme étant « un prix littéraire intermédiaire entre le prix de bonne camaraderie et le prix de récitation »), est un de ces actes courageux qui donnent espoir en la pérennité de la littérature. Pasternak n'est cependant pas digne de l'admiration de Nimier seulement à cause de son mépris pour la reconnaissance institutionnelle : son roman, par sa facture, est lui-même emblématique de ce que Nimier décrit comme étant le travail d'un véritable romancier :

On a lu çà et là, et on l'a déploré gravement, que Pasternak ignorait les techniques modernes – phrase qu'on croirait trouvée dans la bouche d'un de ses personnages, à la veille de la guerre de 14. Le critique de la Pravda, lui non plus, n'est pas content de cette oeuvre qu'il juge démodée. En France comme en U.R.S.S., il semble qu'on veuille la juger suivant des critères politiques. Précisément, Le Docteur Jivago condamne une politique pour des motifs littéraires. Ce qu'il hait parmi les chefs bolcheviks, ce qui lui permet de reconnaître qu'ils ont tort, c'est leur phraséologie. Il voit le mensonge dans les proclamations affichées sur les murs, à leur style même. […] Tant de lourdeur et de nervosité caractérisent l'homme nouveau de la révolution, dont le Docteur Jivago s'éloigne de tout son coeur. (Les écrivains sont-ils bêtes?, p. 117-118.)

Le rôle du romancier n'est pas de proclamer à travers ses personnages son allégeance à l'une ou l'autre des grandes idéologies de son temps, mais à l'inverse de toujours se placer d'un point de vue littéraire. La littérature, bien que décrivant le monde, ne doit être au service que d'elle-même. Cependant, par son rapport même au monde qu'il décrit, le roman a un impact sur le lecteur, sur sa perception du monde. Nimier ne fait qu'une courte allusion au « rôle » que devrait avoir le romancier et ce, dans l'essai « Les écrivain sont-ils bêtes ? » écrit en 1947 :

Le rôle de ces hommes peu communs [les écrivains] n'est-il pas de remettre en scène quelques terribles évidences ? Il faut donc remercier ceux qui nous empoignent pour nous coller les yeux sur nous-mêmes : ils nous précipitent à l'eau. Ensuite, à nous de nous sauver. Michaux nous jette sur notre culpabilité. Bernanos sur notre lâcheté. Malraux sur l'héroïsme et sa surprenante naissance. Pour cette tâche, ils ont besoin de violence, de colère, d'exigence.

L'écrivain idéal, plus particulièrement le romancier, tout en refusant de s'engager politiquement, aurait donc un rôle social, puisque le roman dévoile certaines vérités au lecteur, qui se voit à cause d'elles obligé d'agir pour « se sauver ». Mais, à la différence de ces romanciers trop intelligents que Nimier abhorre, l'action du romancier idéal ne doit pas se situer dans la sphère publique et politique, mais bien dans une sphère moins bien définie : l'intimité du lecteur. Or, c'est en faisant appel au lecteur et à sa capacité à se « laisser précipiter dans l'eau » que le romancier parvient à créer un espace proprement littéraire, un espace où ce ne sont pas les idées, mais bien un élan purement émotif qui guide le récit. Cet espace qui donne au roman tout son romanesque, c'est celui du rêve : « Entre la perception – qui est voir – et l'imaginaire – qui est revoir – il y a le savoir. […] Ce qui importe n'est pas de voir ou d'avoir vu, mais de croire. » (Les écrivains sont-ils bêtes?, p.16.) Le rêve ne s'oppose pas à la réalité, il est en quelque sorte un surcroît de réalité, une réalité qui, bénéficiant du contact avec l'imaginaire, deviendrait une forme de savoir. Cependant, le rêve n'est nullement une réalité embellie, car Nimier admire par-dessus tout ces écrivains « lyriques » qui, tel Céline, savent torturer « les phrases pour leur faire pousser de beaux cris » (Journées de lecture II, p. 63) et qui exploitent sans pudeur « la sensibilité moderne, sa veulerie, sa bonne volonté, ses terreurs, ses coups de sang » (Journées de lectures II, p. 84).

Contre le réalisme : le roman comme espace du rêve, du jeu et de l'aventure.

Marcel Aymé est pour Roger Nimier l'un des rares écrivains de son temps qui sache rêver. Or, c'est justement le rêve qui donne à l'oeuvre d'Aymé son caractère essentiel :

Dans la perspective de Marcel Aymé, il ne subsiste rien de ces délices du songe que les romantiques décrivaient à grand renfort de bleu pâle et de rose. Ici, le rêve est promené en laisse par une réalité imposante, qui prend volontiers les traits d'une mère de famille. […]
[Le rêve] n'est pas une révélation, il est d'un usage constant. Ce qui était projet, ambition, vision éthérée chez les romantiques, se limite au rôle d'une nourriture quotidienne. On ne saurait dire non plus que le rêve, comme il en était chez Proust, soit un sorte de glu, destinée à capturer les objets, un jour. Ce sont des rêves à fleur de terre, d'un souffle pauvre. Ils s'intercalent parmi les heures de notre vie, docilement, malgré leur apparente liberté. (Journées de lecture, p. 36.)

Le rêve dont parle Nimier ne relève pas d'une réalité fantasmagorique permettant au personnage, voire au romancier, de fuir les contraintes du monde réel. Le rêve relève plutôt d'un rapport unique à la réalité, qui, de donnée stable, unidimensionnelle et facilement descriptible, devient une projection avec laquelle il est possible de jouer. C'est pourquoi le «vrai » roman, selon Nimier, n'est pas le roman réaliste qui se contente de montrer en mille pages « une société normale où toutes les tables ont quatre pieds, tous les hommes un seul coeur » (Journées de lecture II, p. 178.) mais un roman qui s'articulerait autour de la réalité vue telle qu'elle est. « Mais comment est-elle ? » se demande Nimier. « Rectifions : voir la réalité telle qu'elle est la plus forte. » (Les écrivains sont-ils bêtes?, p. 15.) De nouveau, l'idée que le matériau premier de l'écrivain n'est pas son intelligence mais bien sa perception du monde réel (donc la perception qui pour lui est la plus forte) semble au coeur des préoccupations de Nimier. C'est ainsi que le romancier peut, au moyen de techniques déjà employées par le passé, créer, en réinventant la réalité, une réalité plus « réelle » que ne le ferait une simple description. Ce pouvoir du roman, de toujours se renouveler à partir d'une même réalité est, selon Nimier, un pouvoir qu'il ne partage pas avec son grand concurrent, le cinéma. Les cinéastes tombent en effet dans le piège réaliste duquel le roman a su se sortir :

Tout se passe en effet comme si les metteurs en scène et les scénaristes ignoraient que la littérature, par exemple, existe depuis longtemps. Loin de préserver leur fraîcheur d'âme, cette ignorance les perd. Ils veulent refaire, image par image, ce qui a été fait mot par mot. La rapidité d'une action, les différentes dimensions du monde, le hasard et l'esprit, tout cela leur déplaît au plus haut point. Leur idéal est une action plate mais embrouillée. C'est ainsi que le cinéma, en 1954, date, au mieux de 1884. Nos metteurs en scène défendent un réalisme gratuit et stérile (leur réalisme, par un contradiction imbécile, est devenu de l'art pour l'art), qui leur fait composer fans les meilleurs cas, des films que nous avons l'impression de connaître par coeur. (Variétés: l'air du temps, p. 45-46)

La réalité que travaille le romancier, cet « espace du rêve », n'est pas une réalité complètement intériorisée, subjectivée : la réalité reste toujours pour Nimier une donnée extérieure au romancier et à ses personnages. C'est ce qui donne au roman sa valeur ludique, valeur essentielle pour l'éclosion du romanesque. Prenant de nouveau à partie Maurice Blanchot, son souffre-douleur, Nimier constate l'effet asphyxiant d'une réalité qui aurait perdu sa qualité première : exister hors de l'être.

Il y eut un temps où les romanciers croyaient à l'existence d'un monde extérieur devant lequel était placé leur héros. Ces primitifs se nommaient Dickens ou Fielding. Puis, l'univers a basculé dans la conscience du héros ; nous n'avons plus vu les choses qu'à travers celui-ci. La distinction des deux ordres ne fut pas abandonné pour autant : nous eûmes, d'un côté, des éléments intellectuels et sociaux, de l'autre, un monologue intérieur bourbeux où l'inconscient intervenait régulièrement pour qu'on ne risque pas de l'oublier. Ces renversements, très bien illustrés par les oeuvres de Joyce ou de Virginia Woolf, n'ont pas suffi. Avec les livres de Maurice Blanchot, nous sommes à l'extrême pointe de cette recherche. Il place le lecteur de l'autre côté des choses : le roman a lieu derrière un mur. Nous n'en voyons rien et nous n'en entendons guère plus. Nous n'avons que l'espoir d'en reconstituer deux ou trois minces fragments avec beaucoup de patience et d'humilité. Si, par hasard, au détour d'une phrase, nous franchissions ce mur, nous découvririons immédiatement qu'il n'était qu'une première enceinte : tout se passait beaucoup plus loin dans un vide irrespirable. (Journées de lecture II, p. 42.)

L'Aventure contre l'Héroïsme : les influences d'Alain et de Balzac.

Dans le roman idéal, les personnages n'évoluent donc pas dans une réalité faite d'idées, mais bien dans un décor avec lequel le romancier joue pour y développer son espace créatif. Pour Nimier, Balzac est le romancier idéal : il a compris que le personnage n'était pas le reflet d'une psychologie complexe, mais bien de l'espace dans lequel il évolue :

Les romanciers modernes varient les points de vue, changent les perspectives. Balzac travaille plus : il déplace les décors, construit un nouveau théâtre s'il le faut. Ainsi Marsay n'est-il plus le même d'un roman à l'autre. Ce n'est pas l'âge qui détermine son aspect, c'est l'existence d'un nouvel univers qui tient ses personnages serrés les uns contre les autres. (Les écrivains sont-ils bêtes?, p. 159-160.)

Cette découverte que fait Nimier de cet espace romanesque – non pas placé au sein de la psychologie du personnage mais bien à l'extérieur, en dehors du personnage, sur les lieux mêmes à travers lesquels il se construit – est tributaire de la pensée du philosophe Alain, sur qui Nimier a écrit plusieurs essais. En effet, Alain, lecteur que Nimier admire particulièrement, a su apprécier le roman pour ses qualités essentielles. Le roman, avant d'être une oeuvre de réflexion et de compréhension du monde, est un art du divertissement. Ainsi, chez Alain,

l'action y est célébrée comme le vrai bonheur humain. La création du regard est continuée. “Il arrive continuellement quelque chose de neuf par la richesse extérieure.” Et encore : “ Il faut que le temps mène le jeu, et que l'homme suive. Années d'apprentissage.” Voici donc une philosophie du divertissement innocent, un art de courir après la balle, qui se poursuivra en courant après les héros de roman. L'univers romanesque apporte un mélange de repos et d'énergie aussi salubre que l'air de la mer. […] Enfin, voici un monde créé, où le rêve est canalisé et ne risque plus de se répandre en pensées furieuses. (Journées de lecture II, p. 26.)

Le roman est d'abord et avant tout un art du récit. C'est pourquoi tous les romans de Balzac sont de « vrais » romans car, selon Alain (et Nimier à sa suite) : « ils ne sont que peintures de pensées, et pour mieux dire, rêveries des personnages ; au lieu que l'âme du roman est dure sans égard, sans pitié, l'aventure va vite et écrase les pensées. » (Journées de lecture II, p. 17.)

« Un roman est une aventure », affirme Nimier (Les écrivains sont-ils bêtes?, p. 15), mais une aventure où ce n'est pas le héros qui mène, mais le défilement continu des décors et paysages dans lesquels le place le romancier. L'aventure que prône Nimier n'en est donc pas une célébrant l'héroïsme. Plus simplement, c'est une aventure où le personnage, tout comme le lecteur, est appelé à courir après la balle. Le roman conclut donc un pacte avec le lecteur, lui garantissant un plaisir pur, quelquefois des vérités crues qui lui permettront de se remettre en question, mais jamais un programme de vie ou de société : « Écrire un roman comme s'il allait empêcher la guerre d'éclater, parce que le héros s'y montre plein de bonne volonté, est une duperie dans un système fermé comme celui du monde moderne, qui n'a certainement pas emprunté au christianisme le principe de la réciprocité des prières. » (Les écrivains sont-ils bêtes?, p. 48)

Le roman comme « création romanesque continuée, d'ailleurs au grand galop » (Journées de lecture II, p. 16), ou comme divertissement pur qui ne mène ni à la rédemption du héros ni à celle du lecteur, n'est cependant pas un genre complètement ouvert, désordonné. À la puissance du récit, du romanesque pur, Nimier oppose la nécessité d'un ordre, d'une forme classique venant réguler et rendre intelligible l'action du récit. De cette tension entre forme et contenu naît le roman :

Un roman est une aventure. Une aventure à la recherche d'un ordre, c'est entendu ; mais enfin, il faut partir. Et l'intelligence est éternellement arrivée ; elle regarde. Elle ne s'inquiète pas. […] L'aventure finie, l'ordre se met de lui-même dans les choses. La dernière page, on s'en aperçoit tout à coup, était déjà dans la première. Il y a cette unité dans l'éparpillement, ce chant décidé à travers les rumeurs et cette sorte d'inflexible fidélité, la vie. (Les écrivains sont-ils bêtes? p. 15-16)

Faulkner, bête noire « favorite » de Nimier, incarne parfaitement la figure du romancier incapable de reconnaître le besoin d'ordre d'un roman:

[…] les grands romans de Faulkner laissent dans le souvenir des répliques ou des scènes admirables. Oui, cela fut, et, à travers le marmonnement des nourrices, à travers les racontars des vieilles filles, la légende du Sud revit. Il n'es est pas moins vrai que l'ensemble de cette oeuvre donne, techniquement, l'impression d'un immense brouillon. Un bric-à-brac purement décoratif alourdit cette construction. Nous traversons, à la suite de la caméra, trop de pièces vides ; nous étudions trop de sentiments conservés dans l'alcool comme des foetus, et puis, soudain, nous rentrons dans la vérité des choses qui est leur ordre. […] Dans l'incohérence, nous goûterons les plaisirs et les difficultés de la découverte. Mais pourquoi donc Faulkner rédige-t-il des romans, quand il était si simple d'écrire des vers ? Et pourquoi raconter l'histoire du Sud quand il suffisait d'écrire le Nouveau Testament – une superproduction, cette fois-ci en chrétiens, en scope et en couleurs ? » (Journées de lecture II, p. 97)

En bref, on ne peut que remarquer l'étonnant classicisme de la vision du roman du hussard tapageur et iconoclaste qu'était censé être Nimier. Son art du roman n'est pas à proprement parler la vision artistique d'un romancier, mais plutôt celle d'un lecteur voulant écrire. Les recherches formelles, intellectuelles et esthétiques de son époque ne touchent pas et impressionnent encore moins cet « esprit vivant volontiers parmi les âmes du XVIIe siècle », pour qui le divertissement n'est pas une forme de dissipation, mais une recherche presque métaphysique. En guise de conclusion, voici quelques lignes du seul texte de Nimier commentant concrètement sa pratique comme écrivain, pratique elle aussi vécue comme une aventure, celle de la découverte de l'écriture par l'oubli de soi.

Donnons à cet homme enfermé [dans ses rêves] des cahiers et des crayons comme on ferait à un écolier. […] Il sera difficile à cet homme de ne pas écrire ce qu'il a conçu de lui-même et de sa triste condition. Il passera sur sa maladresse et sur l'ennui naturel de promener sans cesse une main sur du papier. Il saura qu'il se parle à soi-même, mais dans une oreille – qu'il se regarde, mais dans un miroir. L'image, le son, lui seront instruction et l'encourageront peut-être à suivre son récit. Sa solitude deviendra moins grande parce que celle de l'univers décrit occupera toute la place. Il reprendra désespoir – mais en lui-même cette fois-ci et non plus dans les murs qui lui sont imposés, comme des aide-mémoire qui guérissent de l'illusion. […] Je n'ai pas grand mal à comprendre tous les hommes et je ne m'entends avec aucun. Les hommes coupés en tranches – la tranche de la bonne humeur, celle de la faim, celle du courrier – je sais que c'est plus difficile. Je savais surtout que ce régime ne me convenait pas, je n'aurais aucun plaisir à en reconnaître les ravages chez les autres.

Beurrer du papier blanc avec le mot « moi », n'étais pas non plus un procédé idéal à mes yeux. C'est pourquoi j'ai tenté tout d'abord de me décrire à la troisième personne, assuré d'y prendre du plaisir et de la solidité. Jusqu'au bout, je n'ai pas su. J'avais envie de lever le doigt et de répondre à la place de mon personnage. C'est à quoi j'ai fini par consentir, jugeant que j'étais bien libre. […]
Car l'ennui de me tenir assis devant mes cahiers, cette cruelle épreuve que je m'imposais au milieu des épreuves, m'avait un peu mûri, me donnant parfois de l'orgueil, parfois aussi le goût de la vérité, parfois même l'appétit de me connaître.
Cet appétit, pourtant, je ne l'avais jamais eu plus d'une minute à la fois – minutes perdues dans un grand bonheur involontaire : celui de ne pas m'intéresser à moi . (Journées de lecture II, p. 190-192)
 

Liste des ouvrages cités :

  • Les écrivains sont-ils bêtes?, Paris, Rivages, 1990.
  • Journées de lecture, Paris, Gallimard, 1965.
  • Journées de lecture II: 1951-1962, Paris, Gallimard,1995.
  • Le Grand d'Espagne, Paris, Éditions de la table ronde, 1962.
  • Variétés: l'air du temps, 1945-1962, Paris, Arléa, 1999.
  • Correspondance 1950-1962 (avec Jacques Chardonne), Paris, Gallimard, 1984.

Bibliographie

Ouvrages cités

Les écrivains sont-ils bêtes?, Paris, Rivages, 1990.

Journées de lecture, Paris, Gallimard, 1965.

Journées de lecture II: 1951-1962, Paris, Gallimard,1995.

Le Grand d'Espagne, Paris, Éditions de la table ronde, 1962.

Variétés: l'air du temps, 1945-1962, Paris, Arléa, 1999.

Correspondance 1950-1962 (avec Jacques Chardonne), Paris, Gallimard, 1984.

Citations

Les écrivains sont-ils bêtes?, Paris, Rivages, 1990.

Note: Ce recueil d'essai a comporte une sélection faite de façon posthume par Marc Dambre à partir des essais et articles écrits par Roger Nimier pour divers journaux et revues. Sont indiqués le lieux et l'année de parution de chacun des textes présentés ici.

« Les écrivains sont-ils bêtes ?», La Condition humaine, “numéro manifeste pour conserver le titre”, juin 1947, p. 11-21.

« Comme alors [la Révolution de 1789] nous avons trois ordres – le peuple, une bourgeoisie et des intellectuels. Ces derniers sont dans le camp de la sueur et des ampoules, façon polie de préciser qu'ils sont hors du jeu. Parasites dans le monde du fer et du pétrole, ils ne comprennent pas qu'ils sont aussi condamnés par une bourgeoisie qui rêve la nuit à Poincaré, et un prolétariat qui a du vague à l'âme en pensant à Maurice Thorez. » (p. 12)

« C'est que le roman est devenu confortable, depuis Melmoth ou Le Vengeur. Il a rejoint la tragédie du XVIIIe. Conséquence inquiétante, Jean Paulhan l'a remarquée, les romans ne sont plus romanesques. Ainsi des tragédies, après Racine, qui n'étaient plus tragiques. Au fait, nous sommes après Balzac. Il s'ensuit une ressemblance commode entre les écrivains. Les spécialistes disparaissent ; du même coups les spécialités pharmaceutiques se répandent : le roman selon Mauriac, pour prévenir la nostalgie, l'adultère et le retour d'âge. Selon Montherlant, à l'usage des filles qui se sentent un grand vide dans le coeur. Le public français n'est pas tellement excité. Il sait ordonner ses rêves. Il n'ignore pas qui lui plaira, non plus qu'il n'ignore ce qui l'aidera à mieux dormir (ou à mieux vivre, si on préfère employer les grands mots) : histoires d'amour, héroïsme, vague à l'âme. Chacun se soigne à domicile, les critiques littéraires signant les ordonnances. » (p. 13)

[À propos de l'intelligence] : « Tout le monde sait que l'intelligence n'a pas d'idées saines et qu'elle finira au sanatorium. Incapable d'inventer les choses ou de jouer avec elles, il faut qu'elle les démonte. Ce serait trop facile de créer en sachant ce qu'on a créé. » (p. 14)

[À propos de l'intelligence] : « Elle préserve plus qu'elle ne donne, car le contraire de la bêtise, c'est la générosité. Pour la vérité, il suffit d'ouvrir les yeux et de voir – voir la réalité telle qu'elle est. Mais comment est-elle ? Rectifions : voir la réalité telle qu'elle est la plus forte. Désarmer les choses, voilà déjà tout un destin d'écrivain. » (p. 14-15)

« Comment les gens intelligents vivraient-ils des romans ? Ils ne se trompent pas et toutes les aventures sont fondées sur l'erreur, la précipitation, la témérité. » (p. 15)

« Un roman est une aventure. Une aventure à la recherche d'un ordre, c'est entendu ; mais enfin, il faut partir. Et l'intelligence est éternellement arrivée ; elle regarde. Elle ne s'inquiète pas. […] L'aventure finie, l'ordre se met de lui-même dans les choses. La dernière page, on s'en aperçoit tout à coup, était déjà dans la première. Il y a cette unité dans l'éparpillement, ce chant décidé à travers les rumeurs et cette sorte d'inflexible fidélité, la vie. » (p. 15-16)

« Entre la perception – qui est voir – et l'imaginaire – qui est revoir – il y a le savoir. […] Ce qui importe n'est pas de voir ou d'avoir vu, mais de croire. » (p. 16)

« Il est remarquable que le meilleurs romans se lisent comme s'ils allaient arriver : un passé dans l'avenir. » (p. 16)

« Des témoins sérieux sont venus de Bordeaux pour affirmer que François Mauriac possède de l'agrément dans la conversation ; dans un salon, il rappelle sans ennui Mme Verdurin. Ce qui explique sans doute la crasse de ses romans, honteux mélange d'eau bénite et d'eau de bidet, comme chacun sait. » (p. 18)

« Le rôle de ces hommes peu communs [les écrivains] n'est-il pas de remettre en scène quelques terribles évidences ? Il faut donc remercier ceux qui nous empoignent pour nous coller les yeux sur nous-mêmes : ils nous précipitent à l'eau. Ensuite, à nous de nous sauver. Michaux nous jette sur notre culpabilité. Bernanos sur notre lâcheté. Malraux sur l'héroïsme et sa surprenante naissance. Pour cette tâche, ils ont besoin de violence, de colère, d'exigence. » (p. 18)

« La littérature engagée, avec son air martial et ses bonnes résolutions, est sympathique dans le mesure où les fayots sont sympathiques dans un régiments de cavalerie. » (p. 19)

« Les choses seraient moins graves si la littérature n'était pas devenue force sociale, valeur d'exportation. » (p. 20)

« Influences (américaines) », vers 1952-1953, p. 27-35.

« Tout s'est donc passé de 45 à 50, en France, comme si nos Alliés, à peine libérés d'une occupation japonaise par nos troupes, s'étaient jetés sur Edouard Dujardin, Elémir Bourges, Alphonse de Chateaubriant et puis, bizarrement, Joseph Kessel et Saint-Exupéry. […] Mais à quelques années de distance, nous sommes amenés à nous demander si nous n'avions pas été choisir aux U.S.A. ce qui nous ressemblait le plus. Un grand nombre de nos écrivains étaient déconsidérés pour des raisons politiques ou morales. On n'avait plus le droit de lire Céline, mais il y avait Miller. On accusait Proust de futilité : il restait Faulkner. On n'aimait plus Montherlant – et on se pâmait sur le moindre ligne d'Hemingway. Je ne veux pas dire que nos cousins d'Amérique nous copiaient, mais seulement que nous possédions déjà leurs techniques, leurs goûts, depuis longtemps ; il n'y avait pas rupture d'un pays à l'autre, ce n'était pas deux civilisations si différentes. » (p. 34-35)

« La littérature à Luna-Park », La Table ronde, mars 1950, corrigé en 1952-1953, p. 37-40.

[Critique ironique du Panorama de la Nouvelle Littérature française par Gaëtan Picon]

« Il est drôle de penser qu'aux yeux de Gaëtan Picon et du parti intellectuel qu'il représente, la littérature doit aller à l'objet, abandonner les phrases, être actuelle, etc. et que ses trois espoirs reconnus, ses favoris, les gens de lettres qu'il trouve vraiment corpuchics, sont Genet, Noël Devaulx, Julien Gracq, dont le seul point commun est l'usage d'une phrase longue, classique, nuancée, plus proche d'Esprit Fléchier que de Sartre. » (p. 39)

« Existe-t-il une nouvelle littérature ? », Opéra, 10 octobre 1951, p. 41-50.

[À propos d'un programme pour une nouvelle littérature] « Le premier pont du programme est celui-ci : la politique est morte. […] On ne cherchera plus à démontrer un univers socialiste ou fasciste. […] L'homme moderne s'est tellement intégré à la politique qu'elle est devenue constituante de son être. On décrira un communiste comme on dit d'une personne qu'elle a les yeux bleus. »

« Ici, les fameuses théories de l'engagement et de la tour d'ivoire sont dépassées. L'écrivain avance dans le monde, entre dans les pièges tendus par l'époque, mais en sort indemne. » (p. 47)

« Écrire un roman comme s'il allait empêcher la guerre d'éclater, parce que le héros s'y montre plein de bonne volonté, est une duperie dans un système fermé comme celui du monde moderne, qui n'a certainement pas emprunté au christianisme le principe de la réciprocité des prières. Donc, de ce côté-là, le champ est libre. » (p. 48)

« Le romantisme était né après la tourmente. Voici une littérature d'entre les tourmentes. Dans ce petit miroir qui s'appelle aujourd'hui, l'histoire des hommes se reflète parfaitement. Chaque romancier, désormais, ressemble à Marcel Proust : un malade qui veut recomposer, non plus sa vie, mais celle de tous les hommes. » (p. 48)

« On ira plus loin avec plus de vraisemblance quand on cessera de se spécialiser dans un genre littéraire. Telle est la conquête de la nouvelle littérature. On ne voit pas pourquoi un roman n'aurait pas droit, successivement ou simultanément, à la sentimentalité, aux « gros mots », à la pureté, même à la métaphysique ! Le problème sera de sauvegarder l'unité du monde à travers ces aspects violemment opposés. C'est un problème d'équilibre ou de composition musicale. Ici intervient le langage. […] Il serait temps de considérer les mots avec plus de simplicité, comme des instruments d'expression, qui font ce qu'ils peuvent (ou plutôt ce que nous pouvons) et non pas comme le fondement de la civilisation ou de la morale. » (p. 48-49)

« Il y eut, dans la littérature contemporaine, des sujets interdits. Ils ne concernaient pas tant le corps (largement exploité par Lawrence, Miller, Joyce) que l'âme. On craignait le ridicule, on montrait de la pudeur à l'égard de certaines vertus. Le roman moderne fut assez généralement pessimiste. Il redouta plus que tout la fadeur, la niaiserie. » (p. 49)

« Au jour du jugement dernier, chacun se présentera un livre sous le bras, pour sa justification. Mais comme le Seigneur, à l'avance fatigué, risque d'en choisir un au hasard afin d'asseoir son opinion, il convient que ces innombrables romans oublient l'individu au profit du monde, ou retrouvent le monde dans chaque individu. Attention : si le lecteur idéal est un juge, chaque mot va compter et il faudra savoir les grammaires secrètes du coeur humain comme un prévenu doit connaître son emploi du temps. » (p. 50)

« Le fondateur du blondinisme », La Parisienne, no 1, janvier 1953, p. 59-61.

[Nimier défend l'idée que] « l'écrivain n'est pas obligatoirement un prophète ou un fonctionnaire » (p. 60)

 « Donnez à Céline le Prix Nobel ! », Les Nouvelles littéraires, 18 octobre 1956.

« La sensibilité moderne, sa veulerie, sa bonne volonté, ses terreurs, ses coups de sang trouvent chez cet auteur [Céline] leur meilleure illustration, tant il est vrai qu'un solitaire en sait plus qu'un siècle entier. » (p. 89)

« De même que la couleur noie le dessin chez Claude Monet, l'émotion fait éclater les récits de Céline. Elle désarticule la phrase, lui imposant le rythme du coeur des surprises, des angoisses – brouillard où percent les jugements d'une incomparable lucidité. » (p. 90)

« Valery Larbaud », Paris-Presse L'Intransigeant, 7 février 1957, p. 93-96.

« Dans une époque où beaucoup braillaient, il a dominé dans l'exquis. » (p. 94)

« Céline au catéchisme », La Nouvelle N.R.F., juin 1957, p. 97-104.

[À propos du style de Céline :] « voici le fils d'une dentellière : très exact à placer les mots, en équilibre sur l'interjection, spécialiste du souffle et du poumon, interprète des battements de coeur. Ses phrases de trois mots ont incommodé certains lecteurs ceux-là se disent amoureux de Voltaire, ils n'en aiment que la virgule. On répondra que les phrases de Céline se portent bien, crient vigoureusement, venues à terme. Bien peu d'erreurs dans ces manuscrits qui réclament dix mille pages de brouillon. Céline, comme Valéry et pour les mêmes raisons, n'écrira jamais : « La marquise sortit à cinq heure. » (p. 103)

« Mourir pour Nobel ? », Arts, 5-11 novembre 1958, p. 113-118.

[À propos du Docteur Jivago de Pasternak] : « On a lu çà et là, et on l'a déploré gravement, que Pasternak ignorait les techniques modernes – phrase qu'on croirait trouvée dans la bouche d'un de ses personnages, à la veille de la guerre de 14. Le critique de la Pravda, lui non plus, n'est pas content de cette oeuvre qu'il juge démodée. En France comme en U.R.S.S., il semble qu'on veuille la juger suivant des critères politiques. Précisément, Le Docteur Jivago condamne une politique pour des motifs littéraires. Ce qu'il hait parmi les chefs bolcheviks, ce qui lui permet de reconnaître qu'ils ont tort, c'est leur phraséologie. Il voit le mensonge dans les proclamations affichées sur les murs, à leur style même. […] Tant de lourdeur et de nervosité caractérisent l'homme nouveau de la révolution, dont le Docteur Jivago s'éloigne de tout son coeur. » (p. 117-118)

« Certes, Pasternak est idéaliste et l'idéalisme est apprécié sur tous les continents, mais c'est un idéaliste qui ouvre les yeux et qui ne force pas la voix. Les auteurs modernes, en Amérique par exemple, s'émeuvent quand ils découvrent qu'un homme et une femme n'appartiennent pas au même sexe – et tout ce qui s'ensuit. Le héros de Pasternak dit des choses beaucoup plus inconvenantes. Prévoyant une crise cardiaque, il déclare à ses amis qu'il s'agit de la maladie des temps modernes, qu'elle tient à ce que ‘l'immense majorité d'entre nous est contrainte à une duplicité constante.' » (p. 118)

« Parce qu'il a écrit Le Docteur Jivago, Boris Pasternak n'a aucun besoin du Prix Nobel. Il n'humanise pas, il ne bêle pas, il ne construit pas, il ne juge même pas, il veut mourir dans son pays. C'est un petit-bourgeois, la Pravda a raison, c'est un artiste, il sait très bien parler tout seul. Plutôt que de mourir pour Alfred Nobel, Pasternak a choisi sa liberté. » (p. 118)

« Saint-Germain-des-Prés », Arts, 1-7 juillet 1959, p. 119-126.

« Il fut entendu, en 1945, qu'on entrait dans une grande époque. Ce lotissement nocturne prétendait à deux ressources bien faites pour attirer l'amateur : la fille facile et la littérature compliquée. Le bon sens est revenu et le garçon facile, beaucoup plus joli, voisine aujourd'hui avec l'écrivain qui est toujours une jeune femme et toujours raconte sa vie avec un pathétique calme. Saint-Germain ne doit pas imaginer, pour autant, avoir inventé la pédérastie ou le roman naturaliste. Ces formes honorables et surannées de l'art littéraire existaient depuis longtemps, bien avant que l'existentialisme, devenant un humanisme, se précipitât dans toutes les traditions éprouvées : l'inquiétude de la jeunesse, choisir son destin, assumer la condition féminine, penser son temps et même avec ses mains, autant de problèmes paroissiaux dont le Révérends Pères Gide, Bourget, etc., nous entretenaient souvent pendant le carême. Cet aspect traditionnel est si profond que les écrivains du Montana ou du Village y ont trouvé le meilleur d'eux-mêmes… Les drames sociaux de Sartre, les enquêtes sociologiques de Simone de Beauvoir, les romans poétiques d'Albert Vidalie, les beaux poèmes classiques de Jean Genet, l'exotisme fiévreux d'Albert Cossery – inévitablement dès qu'on prononce ces noms de grand talent on se retrouve en 1900. Ce n'est pas un tort. D'autres écrivains sont beaucoup plus anciens. Le gentil La Varende se croyait bien du XVIIe siècle, Montherlant penche pour le XVIe et Jacques Chardonne a situé, sans embarras, le centre de gravité de son oeuvre en 1880. » (p. 122)

« Le prix de la réflexion », Arts, 20-26 janvier 1960, 149-156.

[À propos des prix littéraires] : « tout serait plus simple, si des sujets clairs étaient proposés aux romanciers. Les prix ne devraient pas se nommer Goncourt, Fémina, Monthyon, mais plutôt Prix du Bon Jeune Homme (Une enfance, des boutons, une inquiétude, un printemps, un amour, sera-t-elle mienne ?), Prix du Monde Moderne (On est quoi ? On n'est rien. Un whisky, vieux ? Et ta crise spirituelle ? Soyons lucides. Non, une gauloise, s'il te plaît), Prix de la Vie Sociale (Un avocat. Il sait parler. Bel homme. Son cousin médecin. Son neveu révolté. Son frère officier en Algérie. Le monde est petit. Le monde est le monde). Mais ces épreuves intéressantes, qui existent d'une certaine façon, ne sont pas avouées comme il le faudrait. De sorte que les journaux ne peuvent célébrer officiellement le Génie de l'Adultère, de l'Objet, de la Scène champêtre, du Couple, génies qui existent cependant, pour l'ornement d'une grande industrie : l'édition. » (p. 149-150)

« Cependant, un très grand public se précipite sur les écrivains originaux, qui cultivent eux-mêmes leur fleur bleue, leurs secrètes cactées. Le succès d'ouvrages comme Zazie, l'Homme sans qualités, Tristes Tropiques est sympathique. Il n'entraîne pourtant aucune révolution du goût littéraire, aucun changement dans l'organisation de la librairie. […] Parlons à peine de livres délectables, comme Les Fruits du Congo, d'Alexandre Vialatte ; Salut camarades, de Marc Bernard, ou Le Tout sur le tout, de Henri Calet. Ces exemples prouvent qu'il existe en France une littérature riche, variée, mal commode par là même, car on la résumerait difficilement. Par ses couleurs subtiles, elle échappe aux opérations de reconnaissance de la critique. Elle refuse aussi de pousser à l'ombre des chênes officiels. Elle réclame la liberté, en littérature, c'est la solitude ; et l'air, c'est le silence des caves d'éditeur. Heureusement, il y survient parfois une inondation. » (p. 152).

« Comment circuler en Balzacie », Arts, 3-9 février 1960, 157-162.

« Les romanciers modernes varient les points de vue, changent les perspectives. Balzac travailler plus : il déplace les décors, construit un nouveau théâtre s'il le faut. Ainsi Marsay n'est-il plus le même d'un roman à l'autre. Ce n'est pas l'âge qui détermine son aspect, c'est l'existence d'un nouvel univers qui tient ses personnages serrés les uns contre les autres. » (p. 159-160)

[À propos de Ferragus de Balzac :] « J'ouvrais ce livre chez un de mes plus anciens amis […]. C'est une réunion très animée, certainement, et les femmes qui s'y trouvent sont certainement plus intelligentes, complexes et bondissantes (comme le dit l'abonnée des Arts) que les héroïnes de Balzac. Aucune n'a d'ailleurs les yeux allumés par la fièvre et par l'amour. Tout cela vit. La vie n'en reste pas moins une entreprise inutile. Lire Balzac vaut mieux. » (p. 161)

Saint-John Perse, Arts, 14-20 septembre 1960, p. 182-188.

« Et à la lecture de cette oeuvre [celle de Saint-John Perse], on en vient à essayer de définir la littérature, à l'âge où nous la voyons : ou d'exaltation ou de dénigrement, ou Saint-John Perse ou Céline – mais toujours lyrique. » (p. 185-186)

« Comptable de l'univers, l'écrivain s'endort à la peine. Observateur de petits faits vrais, il étouffe de sarcasme, Stendhal en a fait l'expérience. Mais contemplateur de la totalité des choses, voyant et voyant toutes choses à la fois, il devient le plus utile des hommes. Il calme les méfaits du temps, et, par sa parole, il fait un jardin magnifique de la banlieue terrestre. Proust le savait bien qui fit une volière de ses salons, une forêt vierge de M. de Charlus et comme une odeur d'aubépine du regret de la vie. » (p. 186)

Beurrer du papier blanc, Livres de France, février 1962, 189-192.

[Note : cet essai commente le travail de l'écrivain, « homme enfermé dans ses rêves »]

« Donnons à cet homme enfermé des cahiers et des crayons comme on ferait à un écolier. […] Il sera difficile à cet homme de ne pas écrire ce qu'il a conçu de lui-même et de sa triste condition. Il passera sur sa maladresse et sur l'ennui naturel de promener sans cesse une main sur du papier. Il saura qu'il se parle à soi-même, mais dans une oreille – qu'il se regarde, mais dans un miroir. L'image, le son, lui seront instruction et l'encourageront peut-être à suivre son récit. Sa solitude deviendra moins grande parce que celle de l'univers décrit occupera toute la place. Il reprendra désespoir – mais en lui-même cette fois-ci et non plus dans les murs qui lui sont imposés, comme des aide-mémoire qui guérissent de l'illusion. » (p. 190)

« Je n'ai pas grand mal à comprendre tous les hommes et je ne m'entends avec aucun. Les hommes coupés en tranches – la tranche de la bonne humeur, celle de la faim, celle du courrier – je sais que c'est plus difficile. Je savais surtout que ce régime ne me convenais pas, je n'aurais aucun plaisir à en reconnaître les ravages chez les autres. 

« Beurrer du papier blanc avec le mot "moi", n'était pas non plus un procédé idéal à mes yeux. C'est pourquoi j'ai tenté tout d'abord de me décrire à la troisième personne, assuré d'y prendre du plaisir et de la solidité. Jusqu'au bout, je n'ai pas su. J'avais envie de lever le doigt et de répondre à la place de mon personnage. C'est à quoi j'ai fini par consentir, jugeant que j'étais bien libre. » (p. 191-192)

« Car l'ennui de me tenir assis devant mes cahiers, cette cruelle épreuve que je m'imposais au milieu des épreuves, m'avait un peu mûri, me donnant parfois de l'orgueil, parfois aussi le goût de la vérité, parfois même l'appétit de me connaître. Cet appétit, pourtant, je ne l'avais jamais eu plus d'une minute à la fois – minutes perdues dans un grand bonheur involontaire : celui de ne pas m'intéresser à moi. » (p. 192)

Journées de lecture, Paris, Gallimard, 1965.
Alain :

« […] chez nos romantiques, l'expérience est presque toujours romanesque – romanesque mais non boiteuse. C'est le monde inspiré par le sommeil, celui des bons rêves que les Dieux inspirent au guerrier, comme à l'enfant sage. » (p. 23)

« [L'admiration d'Alain] pour Claudel et Romain Rolland nous est moins utile. Il parle fort bien de L'otage, mais peut-être parce que Turelure est un personnage balzacien. Il cite fréquemment Jean-Christophe, mais sans doute parce que c'était la « recherche du temps perdu » de sa jeunesse. On n'a pas assez vu que le succès de Romain Rolland fut un enchantement vague, causé par le goût de la sensiblerie et des orages intérieurs, enchantement que Proust dissipa aisément. » (p. 23)

Marcel Aymé :

« Dans la perspective de Marcel Aymé, il ne subsiste rien de ces délices du songe que les romantiques décrivaient à grand renfort de bleu pâle et de rose. Ici, le rêve est promené en laisse par une réalité imposante, qui prend volontiers les traits d'une mère de famille. » (p. 36)

« Ces héros [des livres d'Aymé] ne sont pas brillants. La vie ne s'occupe pas de les régenter, elle ne les entraîne pas dans le plein de son cours : ils sont cahotés sur les rivages, ils échouent et ils s'enfoncent dans une terre molle qui leur paraît nourrissante – quand elle se nourrit d'eux-mêmes.Il ne s'agit guère de savoir si ces médiocres méritent leur sort. Ils sont ainsi et voilà tout. C'est un naturalisme sans grands mots, sans effet de noir – le gris suffit bien à sa tâche. » (p. 37)

« Enfin se précise ici un des caractères essentiels de l'oeuvre de Marcel Aymé : la place qu'y tient le rêve. Il n'est pas une révélation, il est d'un usage constant. Ce qui était projet, ambition, vision éthérée chez les romantiques, se limite au rôle d'une nourriture quotidienne. On ne saurait dire non plus que le rêve, comme il en était chez Proust, soit un sorte de glu, destinée à capturer les objets, un jour. Ce sont des rêves à fleur de terre, d'un souffle pauvre. Ils s'intercalent parmi les heures de notre vie, docilement, malgré leur apparente liberté. » (p. 38)

Journées de lecture II: 1951-1962, Paris, Gallimard, 1995.
Alain :

« Nombreux sont les écrivains qui s'interrogent pour savoir comment ils se comporteront à l'égard de leurs personnages, s'ils doivent observer le genou plutôt que le cerveau, la digestion plutôt que la pensée. Alain, notre lecteur, se conduit bien autrement. Il feint d'ignorer le langage des habitants de l'étoile Stendhal, de la constellation Balzac. […] Pour Alain, la création romanesque est une création continuée, d'ailleurs au grand galop. » (p. 15-16)

« Tandis qu'il bavarde [Alain], l'essentiel se produit. « Les romans de Balzac sont des récits, et c'est le récit qui manque dans presque tous les romans ; car ils ne sont que peintures de pensées, et pour mieux dire, rêveries des personnages ; au lieu que l'âme du roman est dure sans égard, sans pitié, l'aventure va vite et écrase les pensées.' » (p. 17)

« L'action y est célébrée comme le vrai bonheur humain. La création du regard est continuée. « Il arrive continuellement quelque chose de neuf par la richesse extérieure. » Et encore : « Il faut que le temps mène le jeu, et que l'homme suive. Années d'apprentissage. »

« Voici donc un philosophie du divertissement innocent, un art de courir après la balle, qui se poursuivra en courant après les héros de roman. L'univers romanesque apporte un mélange de repos et d'énergie aussi salubre que l'air de la mer. […] Enfin, voici un monde créé, où le rêve est canalisé et ne risque plus de se répandre en pensées furieuses. » (p. 26)

Honoré de Balzac :

«On sait avec quelle rapidité Balzac édifie et détruit les fortunes. Le temps balzacien est foncièrement hétérogène, ses petits rouages ont des griffes d'argent, il se compte par cent mille francs gagnés ou perdus. » (p. 29)

Maurice Blanchot :

« Tous les écrivains ne sont pas aussi bêtes qu'ils en ont l'air. Quelques-uns sont intelligents. Maurice Blanchot est un des plus intelligents. On ne saurait l'accuser d'avoir le coeur sec, car il sait s'exprimer, quand il veut, par de belles métaphores qui prouvent un don poétique intéressant. Avec tout cela, il n'écrit pas seulement des livres distingués et tristes, mais ce qu'on peut imaginer de plus délirant et de plus fade à la fois, de plus insipide dans le genre insignifiant. À côté d'eux, les traités philosophiques de Gabriel Marcel paraissent croustillants, les pièces de Maurice Clavel ont du naturel et les essais de Georges Duhamel ont du mordant. On répondra très justement que Maurice Blanchot n'a jamais voulu écrire Les Trois Mousquetaires et qu'il faut le juger d'après son dessein, même si ce dessein paraît absurde. » (p. 41)

« Il y eut un temps où les romanciers croyaient à l'existence d'un monde extérieur devant lequel était placé leur héros. Ces primitifs se nommaient Dickens ou Fielding. Puis, l'univers a basculé dans la conscience du héros ; nous n'avons plus vu les choses qu'à travers celui-ci. La distinction des deux ordres ne fut pas abandonné pour autant : nous eûmes, d'un côté, des éléments intellectuels et sociaux, de l'autre, un monologue intérieur bourbeux où l'inconscient intervenait régulièrement pour qu'on ne risque pas de l'oublier. Ces renversements, très bien illustrés par les oeuvres de Joyce ou de Virginia Woolf, n'ont pas suffi. Avec les livres de Maurice Blanchot, nous sommes à l'extrême pointe de cette recherche. Il place le lecteur de l'autre côté des choses : le roman a lieu derrière un mur. Nous n'en voyons rien et nous n'en entendons guère plus. Nous n'avons que l'espoir d'en reconstituer deux ou trois minces fragments avec beaucoup de patience et d'humilité. Si, par hasard, au détour d'une phrase, nous franchissions ce mur, nous découvririons immédiatement qu'il n'était qu'une première enceinte : tout se passait beaucoup plus loin dans un vide irrespirable. » (p. 42)

« Si on a beaucoup comparé Giraudoux à un pêcheur de perles, qui ramenait d'ailleurs de jolis coquillages, Blanchot, lui, ne circule qu'en scaphandre. Un jour il découvrit qu'il y avait mieux encore et qu'il suffisait de trancher le tuyau qui le reliait au monde extérieur. Le voilà, asphyxié dans son armure, immobile au milieu des fonds sous-marins ; c'est la paix des profondeurs : Maurice Blanchot jouit de la meilleure réputation dans les milieux intellectuels. » (p. 43)

Hermann Broch :

« Chez Hermann Broch, le chaos n'est jamais gratuit. Ce n'est pas un débordement verbal fait d'humeurs et de hasard pâteux comme celui d'un Wolfe. Les rêve de Virgile sont aussi des apparitions, qui concernent l'espèce humaine et son destin. On a deviné qu'il ne s'agit pas d'histoire, encore moins d'histoire romancée. La Mort de Virgile est à placer au niveau des livres qui ont créé leur sujet et leur forme. » (p. 49)

Roland Cailleux :

« Bruno [le personnage du roman de Roland Cailleux, Une lecture] est touché par l'idéal, chez Proust, un climat intellectuel. Moi c'était bien le contraire : je ne l'entendais parler que de sensations, de couleurs neuves, d'intimité. Mais ne tombons pas dans le piège, n'avouons pas ces souvenirs honteux. Il faut vite prendre un air grave et déclarer : "La durée, chez Proust, a un caractère post-spatial et presque délirant." » (p. 55)

Louis-Ferdinand Céline :

« C'est en quoi Céline est unique, c'est en quoi – pas plus que celle de Proust – son influence n'est facile à digérer. Son rôle est beaucoup plus lointain que celui d'un maître, toujours obligé de se justifier, d'enseigner à ses disciples les mérites du demi-tour droite qui mène à l'Académie et du demi-tour gauche qui conduit au prix Nobel. Il est bien, en effet, le dénonciateur du roman et il a parfaitement réussi sa démonstration : ce roman qui s'est exténué pour devenir plus réaliste, plus intime, plus vraisemblable, n'a réussi qu'à s'aplatir et à s'immobiliser sous quelques aspects, d'intérêt inégal : l'affiche de métro (Visitez l'Italie ou le roman stendhalien. Mangez les bonnes pâtes Lustucru ou le roman humaniste. Allez frères ou le banc de métro engagé), l'oeuvre d'art (nous avons quelques jolis exemples en France), les spécialité pharmaceutiques (le roman pour adolescent, pour jeune ménage, pour indigne national, pour prix littéraire). » (p. 59)

« Enfin, Céline vint, qui tortura les phrases pour leur faire pousser de beaux cris. Mais – et le prestige de Voyage au bout de la nuit tient à cet aspect mêlé – il prit une habitude, celle de se livrer désespérément. Entre ‘tout dire' qui justifie la confession et ‘retenir le plus possible' qui explique le style, il partait pour un voyage plus grand encore – la chronique terrible de notre temps, avec un air de chanson, tout au loin, tout au fond des maux. » (p. 63)

William Faulkner :

« C'est ici le moment d'étudier, à propos du Hameau et à propos de Faulkner, comment ce grand écrivain peut être aussi ennuyeux. Ce que les critiques nomment obscurité par pudeur possède en effet son vrai nom. Et cet ennui considérable, d'une si riche et si parfaite étendue, mérite toute notre attention. L'ennui peut naître dans des familles très éloignés, tenir à sept ou huit causes. Par exemple, à la fadeur naturelle d'un esprit qui s'épanche niaisement ; ou à la fureur ingénue d'une grande âme qui brame et raconte sa destinée, sans choisir et en soufflant très fort ; ou à la sécheresse mécanique ; ou à la médiocrité du langage ; ou encore aux miasmes qui se dégagent d'un sujet, mais cela est plus rare – car on ne s'ennuie pas en lisant Les Petits Bourgeois et Bouvard et Pécuchet réconforte à l'occasion. Il est évident que Faulkner ne doit rien à ces catégories. Il ne s'extasie pas comme Steinbeck, il ne s'abandonne pas comme Thomas Wolfe, il ricane peu et, même de Le Hameau, il n'abuse pas des conventions naturalistes. C'est autre chose, qui tient d'abord à la confusion voulue du récit. Loin de déconcerter, les changements de temps et de personnages entraînent la monotonie. Cette confusion entretenue veut faire entrer, en désordre, des péripéties nombreuses dans le même panier. Elle s'accroît d'un langage biblique et torturé, où l'entrechoquement des mots vise à un effet de simultanéité. On n'est pas devant ceci ou cela, ce geste, ce souvenir, cette intention, mais tout à la fois, comme une réalité grinçante, faite de membres enchevêtrés. » (p. 94)

« On se demande si on ne pénètre pas plutôt, en lisant Faulkner, sur un plateau de cinéma. Auteur de scénarios, l'illustre romancier n'a-t-il pas découvert à Hollywood le secret de dénouer les situations les plus absurdes, ou bien d'en masquer l'indigence. » (p. 96)

« À quoi l'on répondra que les grands romans de Faulkner laissent dans le souvenir des répliques ou des scènes admirables. Oui, cela fut, et, à travers le marmonnement des nourrices, à travers les racontars des vieilles filles, la légende du Sud revit. Il n'es est pas moins vrai que l'ensemble de cette oeuvre donne, techniquement, l'impression d'un immense brouillon. Un bric-à-brac purement décoratif alourdit cette construction. Nous traversons, à la suite de la caméra, trop de pièces vides ; nous étudions trop de sentiments conservés dans l'alcool comme des foetus, et puis, soudain, nous rentrons dans la vérité des choses qui est leur ordre. […] Dans l'incohérence, nous goûterons les plaisirs et les difficultés de la découverte. Mais pourquoi donc Faulkner rédige-t-il des romans, quand il était si simple d'écrire des vers ? Et pourquoi raconter l'histoire du Sud quand il suffisait d'écrire le Nouveau Testament – une superproduction, cette fois-ci en chrétiens, en scope et en couleurs ? » (p. 97)

Julien Green :

« Cette objectivité n'est pas celle des anciens romans américains. Tandis que Dos Passos, Hemingway, forcent la brutalité et l'étrangeté des choses (on ajouterait volontiers « leur soudaineté »), Julien Green laisse à la vie son opacité naturelle. Ses personnages parlent, il ne nous renseigne pas sur leurs intentions, à peine sur leurs émotions. En revanche, les visages, leurs grimaces, nous sont présents et on connaît peu d'exemples de conversations aussi brûlantes. On penserait à Bernanos, s'il n'y avait une différence essentielle. Chez Green, tout, sauf quelques mots, est d'un aspect uniforme. » (p. 124)

Raymond Guérin :

« S'il parle de lui, c'est en romancier plutôt qu'en bon jeune homme. Il est déjà romancier négativement, tant il est mal fait pour l'expression des idées. Quand une thèse apparaît, dans un de ses livres, elle paraît bien fade au prix des créatures vivantes que nous voyons d'agiter. » (p. 127)

« Nous l'avons dit : il est romancier, il sait fabriquer un univers, et il est remarquable que son besoin de confession ne le gêne pas dans cette entreprise : le monde, tel qu'il le recrée, subsiste autour de lui. » (p. 128)

Guy de Maupassant :

« Il apparut comme l'illustrateur de la psychologie du comportement, celui qui le premier mettait en scène des héros, dont la temporale disait les passions, dont l'humidité de la paupière prouvait la concupiscence et dont l'attitude générale était d'une brute sensitive, surveillée par cinq ou six appareils de contrôle, judicieusement disposés par le romancier. L'homme cessant d'être un personnage de tragédie, devenait un animal au poil frisé, à la forme trapu, à l'oeil sanguin, râblé de partout et capable, cependant, de ressentir le malheur du monde. » (p. 175)

« Sans doute il aurait aimé à composer un roman comme Tolstoï en faisait. Ici, une différence surprenante intervient. Si Tolstoï navigue facilement dans le calme et la simplicité, c'est peut-être aussi parce qu'une âme ravagée, un caractère féroce font de l'apaisement un miracle. Déjà cruellement atteint par quelque idée fixe, Maupassant n'en croit pas moins que le monde existe réellement et qu'il est plus important que l'homme. Où Tolstoï prend la société pour refuge, Maupassant y voit une matière première dans laquelle on peut s'agiter à loisir. Un simple goûter, dans Anna Karénine, devient un événement très précieux, une halte, dont profitera le héros au coeur trouble. Chez Maupassant, ce ne sera plus qu'une des mille pages d'une société normale, où toutes les tables ont quatre pieds, tous les hommes un seul coeur. » (p. 178)

Paul Morand :

« D'autres auteurs, Jules Romains, Roger Martin du Gard, sont partis de la sociologie pour arriver au roman. Mais ils nous ont proposé leurs travaux comme un inventaire. L'adresse de Paul Morand est de présenter ses conclusions comme de simples remarques et de nous donner une loi générale à travers une métaphore cocasse. » (p. 205)

Jules Romains :

« Aujourd'hui, en relisant ces vingt-sept volumes, leur place réelle apparaît bien. Jules Romains fait suite à Balzac et à Zola. Mais, au lieu de les imiter et de peindre une société par pièces détachées, il a trouvé le moyen de nous donner l'impression d'un mouvement universel. […] Le problème était de nous présenter des héros nombreux, variés et de faire que nous pensions encore à tous les autres lorsqu'un seul est en scène. La très grande souplesse de cette oeuvre autorise ce tour de force. Comme le ferait une caméra, elle nous entraîne à gauche, nous ramène en arrière. Le prodige est qu'elle garde son équilibre. Nous n'avons jamais le sentiment que l'auteur en prend à son aise avec nous, qu'il cède à son caprice. Et, pourtant, il intervient, il n'hésite pas à comparer telle attitude d'un ouvrier avec celle d'une femme du monde […]. Il a un secret : il a bien calculé sa distance à l'égard du lecteur. » (p. 226-227)

Georges Simenon :

« Qui s'étonnerait de la banalité des romans de Simenon aurait tort. Simenon pose problèmes sérieux. Il est possible qu'il ne donne pas toujours la solution la plus élégante de l'équation, mais il la résout. Il est dans le vrai du XXe siècle, sans excès même de réalisme. Ses personnages peuvent rester face à face, ils ont une philosophie réelle à échanger. » (p. 237)

Le Grand d'Espagne, Paris, Éditions de la table ronde, 1962.

« L'humanisme est toujours très prudent dans ses principes, très impératif dans ses mandements. Il nous défend clairement de tuer nos semblables, sans nous expliquer pourquoi les autres sont nos semblables. On me répondra que ces choses-là "se sentent". Ce n'est pas impossible. Mais dans le domaine des sensations, l'humeur est dominante, chaque instant est un argument nouveau et enfin. Il n'est pas juré que tous les habitants de la terre sortent du même atelier, puisque aussi bien il n'y a plus de sculpteur. Tout à coup, si nos voisins nous apparaissent comme des insectes ou de purs étrangers, rien ne nous empêchera d'en supprimer quelques-uns. Les moustiques tués, les résistants fusillés, les fascistes abattus, ces choses-là ne se comptent plus. C'est une affaire d'impatience ou de colère. » (p. 75-76)

« Ce que j'entends pas un retour au classicisme, ce sont des choses tellement simples qu'on a un peu honte de les dire. Il me semble que les écrivains de cette génération chercheront moins que leurs aînés à passer pour des ingénieurs, des généraux, des ‘producteurs' d'idées. Ils seront écrivains, ce qui est une façon naturelle et chanceuse de passer son temps sur la terre – à tel point que les officiers, les actrices, les politiciens en retraite l'ambitionnent et rédigent leurs Mémoires. » (p. 162)

Variétés: l'air du temps, 1945-1962, Paris, Arléa, 1999.

De quoi souffre le cinéma ? de bêtise.

« Tout se passe en effet comme si les metteurs en scène et les scénaristes ignoraient que la littérature, par exemple, existe depuis longtemps. Loin de préserver leur fraîcheur d'âme, cette ignorance les perd. Ils veulent refaire, image par image, ce qui a été fait mot par mot. La rapidité d'une action, les différentes dimensions du monde, le hasard et l'esprit, tout cela leur déplaît au plus haut point. Leur idéal est une action plate mais embrouillée. C'est ainsi que le cinéma, en 1954, date, au mieux de 1884. Nos metteurs en scène défendent un réalisme gratuit et stérile (leur réalisme, par un contradiction imbécile, est devenu de l'art pour l'art), qui leur fait composer fans les meilleurs cas, des films que nous avons l'impression de connaître par coeur. » (p. 45-46)

« Nous avons dit que les ambitions des uns et des autres [les cinéastes] étaient littéraires. Mais la littérature est plus simple dans ses moyens, et aussi plus générale. Elle déborde le métier d'écrivain. Un article de journal, les lettres d'une dame de province ou les mémoires d'un âne peuvent être les chefs-d'oeuvre d'une époque. » (p. 47-48)

Deux fantômes tendres :

« Stendhal vaut bien Molière. Ce sont les deux grands railleurs sentimentaux de notre littérature. […] Ce qui est intéressant à déceler, au cours des siècles précédents, c'est la lutte du romantisme et du bonheur – des airs penchés et de la bonne santé. Molière et Stendhal ont ceci de commun qu'ils ne montrent pas trop vite leur jeu. Ils affichent un idéal de simplicité, de bonne humeur, ils font semblant de très bien s'arranger avec l'existence. Il n'en est rien. On n'ignore plus à quel point Molière fut trompé, caractère romantique par excellence. Et Stendhal ! […] Son aventure intérieure semble bien s'être déroulée parmi ces beaux visages du XVIIIe qu'il imaginait charmants, parfaits, inventés pour le comprendre. Son avenir était en 1735 aussi sûrement qu'en 1935. » (p. 205)

Le tour de force est réussi :

« Chez Dostoïevski, fraternellement unis, coexistent un prophète horrifié du monde moderne, un mystique slave, un auteur de roman-feuilleton qui tirait à la ligne, un observateur comique et un dramaturge, intermédiaire entre Nietzsche et Alexandra Dumas fils. » (p. 266)

Correspondance 1950-1962 (avec Jacques Chardonne), Paris, Gallimard, 1984.

Note : Ne sont transcrites ici que les citations des lettres que Roger Nimier a envoyées à Jacques Chardonne.

Septembre 1950 :

« D'ailleurs, un bon écrivain ou plutôt une bonne littérature saurait très bien digérer le langage moderne, qui a sa grammaire, plutôt que ses gros mots. Chez Marcel Aymé, on trouve des réussites dans ce genre d'idée. En somme, il suffirait de prendre deux maître : Madame de La Fayette et Eugène Sue… » (p. 23)

« J'avoue ne pas aimer beaucoup ce qui plaît en nous, aux étrangers : ils pensent à l'intelligence mais aussi à la faiblesse (leur faiblesse, après tout, car nous la digérons mieux qu'ils ne savent le faire) ; à la luxure, aussi à la vulgarité. » (p. 23)

Jeudi 31 juillet 1952 :

[À propos de ses propres oeuvres] : « Les Épées, ça ne vaut pas un clou. Le reste non plus, d'ailleurs. Je m'en suis aperçu en feuilletant le Hussard, pour aider l'éditeur anglais. » (p. 70)

Vendredi 3 octobre 1952 :

« J'aurais aimé écrire quelques rares livres, sans mots inutiles, sans déclamation et sans malices. Vous m'en aviez donné le goût. Hélas, l'amour des jolies voitures et des jolies femmes me pousse vers le travail. » (p. 79)

Début novembre 1952 :

« Nourissier : pas lu. Mais le romancier moderne s'est fixé pour but de faire travailler son lecteur, de le placer devant des personnages, comme il l'est lui-même dans la vie. Différence : on a beaucoup plus de temps dans la vie. » (p. 82)

Mi-novembre 1952 :

« Et puis je suis tellement de votre avis sur les romans. Seuls ceux qui sont des oeuvres d'Art ou ceux qui ressemblent à des mémoires ont un intérêt : AdolpheLa Recherche du Temps perduRomanesques. Hors de là, point de salut, mais de l'amusement en lisant vos auteurs américains, Cecil Saint-Laurent, Dumas, etc… […] J'aimerais être dans un journal où Kléber Haedens parlerait des livres nouveaux et moi des anciens. » (p. 84)

Lundi 16 mars 1953 :

« Cocteau ne m'a jamais intéressé. Je n'ai aimé que des écrivains sérieux : Bernanos, Chardonne, Sartre. Il faut revenir à Sartre. On est injuste envers lui. Vous avez raison pour les héritiers de Giraudoux. Il aura eu plus de disciples que Proust. » (p. 95)

2 juin 1953 :

« Je jure de ne plus publier de romans avant dix ans – si la terre et Nimier durent 10 ans. D'autre part vous pouvez considérer que je n'ai publié jusqu'ici qu'un roman : Les Épées – le Hussard bleu, qui sont un seul livre. Perfide est un conte, Les Enfants tristes, une version très incomplète et très fautive d'un roman que je publierai plus tard (dans dix ans justement). » (p. 101)

Octobre 1953 :

« Je suis heureux que l'Histoire d'un amour vous ait plu. Pourtant, ça doit être un roman bien froid et je le sais très mal composé. Mon travail à Femina qui m'ennuiera un peu aura un avantage : il m'empêchera d'écrire d'autres romans. J'aurais d'ailleurs plus de plaisir à recommence ceux que j'ai publiés et qui sont nombreux. Les Lettres de Madame de Sévigné paraissent dans la Bibliothèqie de la Pléiade. C'est un ouvrage qui a bonne réputation. C'est mieux que Colette, dieu merci. Colette me semble être un de ces auteurs qu'on aime à découvrir (Marguerite Audoux, etc…) mais qui ne doivent pas s'élever trop haut. […] Le Voyage en Italie de Giono est très joli. Cependant, il est bavard. » (p. 114)

Vendredi 19 novembre 1954 :

« Je ne suis pas né avant terme. Cependant, mon père était ingénieur, ma mère violoniste. Tous deux admirables dans leur profession, dès quinze ans. C'est ce que j'ai traduit naturellement en littérature. Aucune importance : c'est du passé, ce que je j'ai fait rentre dans cette catégorie aimable, mais coupable : le passé. La suite, nous la verrons ensemble. » (p. 139)

« La critique est un art royal – en tout cas un art aristocratique, vous avez raison de la répéter. C'est l'intelligence, le goût, la civilisation, les coutumes, le plaisir, l'aveu, la colère ou l'amour qui parlent. Un écrivain qui se décide à être un grand critique, comme Sainte-Beuve, prend la route sacrée. Cependant Bainville a remarqué qu'il aurait fait un merveilleux historien. C'est de même une famille voisine. Ce serait mon métier véritable. Un jour, peut-être, je serai un grand historien. » (p. 139-140)

Mardi 3 juin 1958 :

« Je pensais justement à Chateaubriand ces jours derniers. Je ne partage pas le respect général pour les Mémoires d'outretombe. Cette terrible déclamation, que vous relevez justement chez Mauriac, cette main perpétuelle sur le coeur, gâche beaucoup de jolies phrases. […] Proust et le Temps perdu, que je relisais ces jours-ci, c'est beaucoup plus vrai en tout cas et plus touchant. L'écrivain, installé dans sa chaire ou se croyant général, ce ne sera jamais supportable. » (p. 227)

Back to top