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(1940-...)

Dossier

Le roman selon Annie Ernaux

Le roman selon Annie Ernaux, par Thomas Mainguy, 19 avril 2010

Dans un entretien avec Annie Ernaux, Isabelle Charpentier rapporte à l'écrivaine qu'une de ses lectrices fidèles, enseignante de surcroît, lui avait confié : « Annie Ernaux, c'est Bourdieu en roman. » Ernaux de répondre : « Évidemment, le terme “roman” ne va pas, mais je pense qu'elle voulait dire “en littérature”, “dans une forme littéraire”… » (Ernaux, 2005, p. 172) Ce petit extrait me permet de formuler trois remarques. La première concerne la réception de l'écrivaine, puisqu'une lectrice loyale et renseignée parle d'elle comme d'une romancière. Évidemment, son commentaire n'est peut-être pas savamment réfléchi, or il demeure que l'on assimile encore parfois Ernaux au genre du roman. La réaction de l'auteure indique toutefois qu'elle refuse l'étiquette de romancière. Ma deuxième remarque consiste à préciser qu'en raison de ce refus, elle ne s'est jamais attardée à définir un art romanesque. Compte tenu qu'Ernaux représente un cas limite, j'espérais mettre à profit l'ambiguïté générique de son oeuvre pour éclairer la pratique actuelle du roman. Il semble bien que de nombreuses figures majeures de la littérature contemporaine aient pris leurs distances par rapport à lui, qu'il s'agisse de Richard Millet, Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Pascal Quignard, mais aussi de quelques prédécesseurs comme Julien Gracq et Louis-René des Forêts. Le cas d'Ernaux est aussi particulier en ce que la majeure partie de sa réflexion sur l'écriture est incorporée dans ses livres où critique et création participent d'un seul et même mouvement. Étant donné que les travaux du TSAR visent à interroger le discours des romanciers sur le roman en dehors de leurs oeuvres narratives, j'ai donc eu principalement accès à la pensée littéraire de l'écrivaine dans des entretiens. Ma troisième remarque concerne le parallèle établi avec Bourdieu. Il met en lumière la forte influence de la sociologie sur l'oeuvre d'Ernaux, ce qu'elle assume sans gêne, alors qu'elle éprouve « une résistance à la comparaison »  (Ernaux, 2004, p. 10) lorsqu'il est question d'autres écrivains. A priori, la sociologie et la littérature sont opposées en ce que la première tend vers le général et la seconde vers le singulier. Et l'effort scientifique de la sociologie me paraît plutôt incompatible avec la charge de mystère qui fonde l'aspect poétique de la littérature et que toute oeuvre, à sa manière, cherche à révéler. Or, tout l'effort d'Ernaux tient à la conjugaison de la littérature, de la sociologie et de l'histoire, ce qui peut rappeler l'angle romanesque d'écrivains comme Balzac, Zola, Proust et Romains. L'entreprise narrative d'Ernaux est du reste extrêmement différente de celles de ces romanciers.

Ouvrages cités :

  • Annie Ernaux, « La littérature est une arme de combat... », entretien avec Isabelle Charpentier, dans Gérard Mauger (éd.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Broissieux, Éditions du Croquant, 2005, p. 159-175.
  • Annie Ernaux, « Préface », dans Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux, une oeuvre de l'entre-deux, Arras, Artois Presses Université, 2004, p. 9-10.

Bibliographie

Ouvrages cités

Cette bibliographie rassemble des entretiens et des préfaces où Annie Ernaux témoigne de son parcours d'écrivain. Ayant délaissé le roman au profit de formes non fictives dès la fin des années 1970, ses propos sur l'autobiographie, la voix objective dans le récit et le refus de la fiction au profit de la vérité du langage permettent de réfléchir le romanesque par la négative aussi bien que par la résistance qu'ils lui opposent.

Entretiens :

« Entretien avec Annie Ernaux », dans Elise Hugueny-Léger, Annie Ernaux, une poétique de la transgression, Berne, Peter Lang, coll. « Modern french identities », 2009, p. 207-225.

L'écriture comme un couteau, entretien avec Frédéric-Yves Janet, Paris, Stock, 2003.

« La littérature est une arme de combat... », entretien avec Isabelle Charpentier, dans Gérard Mauger (éd.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Broissieux, Éditions du Croquant, 2005, p. 159-175.

Préfaces :

« Écrivaine devant ses critiques », dans Sergio Villani (dir.), Annie Ernaux, perspectives critiques, New York — Ottawa — Toronto, Legas, 2009, p. 9-10.

« Préface », dans Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux, une oeuvre de l'entre-deux, Arras, Artois Presses Université, 2004, p. 7-10.

Citations

« Entretien avec Annie Ernaux », dans Elise Hugueny-Léger, Annie Ernaux, une poétique de la transgression, Berne, Peter Lang, coll. « Modern french identities », 2009, p. 207-225.
« Je pense qu'à cette époque là [celle de Les Armoires vides] j'avais besoin de la violence de l'écriture, d'une écriture violente qui utilise beaucoup de la syntaxe populaire, des mots, je pense que j'avais vraiment besoin de ça. [...] Oui, il me semble que ce n'était pas possible autrement. C'est toujours essayer de trouver un accord entre — de façon générale, que les choses soient violentes ou pas — entre la sensation que procure le souvenir d'une chose, ou la vision récente d'une chose, et la transcription écrite. Ce rapport, c'est difficile de dire en quoi il est bon, il est juste. C'est simplement qu'au moment de l'écriture... Je le sens, oui, et surtout je sens quand il n'y est pas, que la chose écrite, ce n'est pas ça. » (p. 212-213)

« Quand je fais des commentaires à l'intérieur du texte sur l'écriture, je suis en plein dans la pratique, au moment où la chose se passe. Donc j'ai l'impression de saisir la vérité, comme ça comme pour le reste. » (p. 224)
L'écriture comme un couteau, entretien avec Frédéric-Yves Janet, Paris, Stock, 2003.
« Mais le terme de "récit autobiographique" ne me satisfait pas, parce qu'il est insuffisant. Il souligne un aspect certes fondamental, une posture d'écriture et de lecture radicalement opposée à celle du romancier, mais il ne dit rien sur la visée du texte, sa construction. Plus grave, il impose une image réductrice : "l'auteur parle de lui". Or, La PlaceUne femmeLa Honte et en partie L'Événement, sont moins autobiographiques que auto-socio-biographiques. » (p. 21)

« D'une manière générale, les textes de cette seconde période sont avant tout des "explorations", où il s'agit moins de dire le "moi" ou de le "retrouver" que de le perdre dans une réalité plus vaste, une culture, une condition, une douleur, etc. Par rapport à la forme du roman de mes débuts, j'ai l'impression d'une immense et, naturellement, terrible liberté. Un horizon s'est dégagé en même temps que je refusais la fiction, toutes les possibilités de forme se sont ouvertes. » (p. 21-22)

« Dans le mot roman, je mettais la littérature. La littérature, à ce moment-là, est représentée pour moi par le seul roman et celui-ci suppose une transfiguration de la réalité. Cette idée de transfigurer la réalité, donc de "faire de la littérature", comptait beaucoup plus à mes yeux que la possibilité offerte par la fiction de se protéger, de se masquer en disant "j'ai tout inventé". » (p. 26)

« Mais puisque je me plaçais dans l'intentionnalité d'un roman, je me suis octroyé le droit, sans même me poser de questions, de modifier non seulement les noms, mais de créer des personnages avec plusieurs êtres réels, la copine Monette par exemple, de changer les lieux. » (p. 27)

« [...] la conception [de Ce qu'ils disent ou rien] relève encore plus de la fiction, puisque le schéma n'est plus, comme dans le premier livre, celui d'une quête, mais la remémoration des événements d'un été. Pour moi, c'est vraiment un roman parce que j'ai eu le sentiment en l'écrivant [...] de m'irréaliser dans une histoire, de (re)devenir cette adolescente, en combinant des choses de mon adolescence à moi avec l'expérience que j'avais des adolescents en tant que prof. » (p. 28)

« Il y a pas mal de récits autobiographiques qui donnent une insupportable impression de manquer la vérité. Et des textes dits romans qui l'atteignent. Cela dit, la fameuse phrase de Gide dans son Journal, sur le roman qui atteindrait "peut-être davantage la vérité" est pur opinion, qui n'a pas empêché son auteur d'écrire nombre d'oeuvres autobiographiques, d'ailleurs, mais que brandissent comme un dogme tous ceux qui sont hostiles à ce genre d'écrits. » (p. 29-30)

« Pour revenir précisément au "je" : avant tout, c'est une voix, alors que le "il" et le "elle" sont, créent, des personnages. La voix peut avoir toutes sortes de tonalités, violente, hurlante, ironique, histrionne, tentatrice (textes érotiques), etc. Elle peut s'imposer, devenir spectacle, ou s'effacer devant les faits qu'elle raconte, jouer sur plusieurs registres ou rester dans la monodie. » (p. 30)

« En 1982, j'ai mené une réflexion difficile, qui a duré six mois environ, sur ma situation de narratrice issue du monde populaire, et qui écrit, comme disait Genet, dans la "langue de l'ennemi", qui utilise le savoir-écrire "volé" aux dominants. [...] Au terme de cette réflexion, je suis venue à ceci : le seul moyen juste d'évoquer une vie, en apparence insignifiante, celle de mon père, de ne pas trahir [...], était de reconstituer la réalité de cette vie à travers des faits précis, à travers les paroles entendues. [...] Il n'était plus question de roman, qui aurait déréalisé l'existence réelle de mon père. Plus possible non plus d'utiliser une écriture affective et violente, donnant au texte une coloration populiste ou misérabiliste, selon les moments. La seule écriture que je sentais "juste" était celle d'une distance objectivante, sans affects exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé [...] ». (p. 33-34)

« Avant d'écrire, pour moi, il n'y a rien, qu'une matière informe, souvenirs, visions, sentiments, etc. Tout l'enjeu consiste à trouver les mots et les phrases les plus justes, qui feront exister les choses, "voir", en oubliant les mots, à être dans ce que je sens être une écriture ru réel. » (p. 35)

« Ma méthode de travail est fondée essentiellement sur la mémoire qui m'apporte constamment des éléments en écrivant, mais aussi dans les moments où je n'écris pas, où je suis obsédée par mon livre en cours. J'ai écrit que la "mémoire est matérielle", peut-être ne l'est-elle pas pour tout le monde, pour moi, elle l'est à l'extrême, ramenant des choses vues, entendues [...], des gestes, des scènes, avec la plus grande précision. Ces "épiphanies" constantes sont le matériau de mes livres, les "preuves" aussi de la réalité. Je ne peux pas écrire sans "voir", ni "entendre", mais pour moi c'est "revoir" et "réentendre". [...] Il me faut la sensation (ou le souvenir de la sensation), il me faut ce moment où la sensation arrive, dépourvue de tout, nue. Seulement après, trouver les mots. Cela veut dire que la sensation est critère d'écriture, critère de vérité. » (p. 41)

« Je me considère très peu comme un être unique, au sens d'absolument singulier, mais comme une somme d'expériences, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent), le tout formant, oui, forcément, une subjectivité unique. Mais je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler des mécanismes ou des phénomènes plus généraux, collectifs. » (p. 43)

« Faut-il se déterminer toujours par rapport au "roman" ? Ce qu'on appelle roman ne fait plus partie de mon horizon. Il me semble que cette forme a moins de véritable action sur l'imaginaire et la vie des gens [...]. Les prix continuent de consacrer le roman à tour de bras — ce qui est moins une preuve de sa vitalité que de son caractère institutionnalisé — mais quelque chose d'autre est en train de s'élaborer, qui est à la fois en rupture et en continuité avec des oeuvres majeures de la première moitié du XXe siècle, celle de Proust, de Céline, les textes surréalistes. Je tiens Nadja pour le premier texte de notre modernité. » (p. 55-56)

« Dans les propos courants sur les livres, le mot "roman" circule avec un sens de plus en plus étendu. Il y a des défenseurs hystériques de la "fiction". Mais au bout du compte, le label, le genre, n'ont aucune importance, on le sait bien. Il y a seulement des livres qui bouleversent, ouvrent des pensées, des rêves ou des désirs, accompagnent, donnent envie d'écrire soi-même parfois. Les Confessions de Rousseau, Madame BovaryÀ la recherche du temps perduNadjaLe Procès de Kafka, Les Choses de Perec, ont perdu depuis longtemps leur étiquette, si tant est qu'ils en aient eu une. » (p. 56)

« En ce qui concerne mon travail, le refus surréaliste du roman a renforcé le mien. D'une manière générale, c'est la liberté formelle et la volonté d'agir sur la représentation du monde par le langage, beaucoup plus que des "modèles" de textes (même si Nadja m'envoûte toujours), que je retiens du Surréalisme. » (p. 72)

« Écrire est, selon moi, une activité politique, c'est-à-dire qui peut contribuer au dévoilement et au changement du monde ou au contraire conforter l'ordre social, moral, existant. » (p. 74)

« [...] lorsque j'ai commencé d'écrire, à vingt ans, j'avais une vision solipsiste, antisociale, apolitique, de l'écriture. Il faut savoir qu'au début des années soixante, l'accent était mis sur l'aspect formel, la découverte de nouvelles techniques romanesques. Écrire avait donc pour moi le sens de faire quelque chose de beau, de nouveau, me procurant et procurant aux autres une jouissance supérieure à celle de la vie, mais ne servant rigoureusement à rien. [...] C'est une période que j'ai appelée ensuite celle de "la tache de lumière sur le mur", dans laquelle l'idéal consistait pour moi à exprimer dans la totalité d'un roman cette sensation que donne la contemplation d'une trace de soleil le soir sur le mur d'une chambre. » (p. 75)

« Il y a un aspect fondamental, qui a à voir énormément avec la politique, qui rend l'écriture plus ou moins "agissante", c'est la valeur collective du "je" autobiographique et des choses racontées. Je préfère cette expression, valeur collective, à "valeur universelle", car il n'y a rien d'universel. La valeur collective du "je", du monde du texte, c'est le dépassement de la singularité de l'expérience, des limites de la conscience individuelle qui sont les nôtres dans la vie, c'est la possibilité pour le lecteur de s'approprier le texte, de se poser des questions ou de se libérer. » (p. 80)

« En ce qui me concerne, la violence d'abord, exhibée, dans les premiers livres, puis retenue, comprimée à l'extrême, plonge dans mon enfance, je le sens. Je sais qu'il y a en moi la persistance d'une langue au code restreint, concrète, la langue originelle, dont je cherche à recréer la force au travers de la langue élaborée que j'ai acquise. Mon imaginaire des mots, je vous l'ai dit, c'est la pierre et le couteau. » (p. 89-90)

« Je n'ai jamais eu le sentiment que ce savoir [celui de la critique: Blanchot, Barthes, Goldmann, Starobinski, Butor] enlevait quoi que ce soit à l'oeuvre, "desséchait" mon goût du texte, et j'y ai gagné, dans mon écriture, une forme de liberté, de distanciation par rapport aux discours habituels, sur ce qu'est ou n'est pas la littérature, à l'espèce de terrorisme qu'exercent certains essais comme L'Art du roman de Kundera, ou d'autres, proposant une vision dévotieuse de la littérature. » (p. 91-92)

« Marguerite Duras fictionne sa vie, je m'attache au contraire au refus de toute fiction. Le traitement de l'espace et du temps est avant tout poétique chez elle et son écriture ressortit également à la poésie par l'incantation, la reprise, l'effusion. Nos écritures, par leur rythme, leur langage, diffèrent à l'extrême. Ce qui nous sépare peut-être le plus, c'est l'absence d'historicité et de réalisme social de ses textes. » (p. 94)

« Il m'est resté de cette fréquentation [du Nouveau roman], puis de la lecture de Claude Simon, Robbe-Grillet, Sarraute, Pinget, vers 1970-1971, la certitude — largement partagée, un cliché désormais — qu'on ne peut pas écrire après eux comme on l'aurait fait avant, et que l'écriture est recherche et recherche d'une forme, non reproduction. Donc pas non plus reproduction du Nouveau Roman... » (p. 97)

« D'un côté, la nécessité que j'éprouve, comme Leiris, d'une "corne de taureau", d'un danger dans l'exercice de l'écriture. Ce danger, dont je viens de sous-entendre précédemment la nature imaginaire mais qui me "dirige" réellement, je le trouve en disant "je" dans mes livres, un "je" renvoyant explicitement à ma personne, en refusant toute fictionnalisation. [...] Mais, d'un autre côté, je sens l'écriture comme une transsubstantiation, comme la transformation de ce qui appartient au vécu, au "moi", en quelque chose existant tout à fait en dehors de ma personne. Quelque chose d'un ordre immatériel et par là même assimilable, compréhensible, au sens le plus fort de la "préhension" par les autres. » (p. 111-112)

« Tout cela, à mon avis, explique aussi le délai qui se produit souvent entre les premières pages et la suite, car à partir du moment où j'ai commencé réellement d'écrire se pose, je dirais de façon matérielle, concrète, la question de la "forme". Flaubert dit quelque chose comme — je ne me souviens pas exactement de la citation — "Chaque livre contient en soi sa poétique, qu'il faut trouver". C'est ce qu'il me faut chercher, qui m'occupe quelque fois très longtemps, et que je définirais comme l'ajustement entre, d'une part d'un désir et d'un objet, de l'autre des techniques possibles de fiction (ce terme étant évidemment pris dans son sens de construction et de fabrication, non d'imagination). » (p. 139)

« Proust précise, "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature." J'insiste sur ces mots, la vie découverte et éclaircie, parce qu'ils me paraissent essentiels. Si j'avais une définition de ce qu'est l'écriture ce serait celle-ci : découvrir en écrivant ce qu'il est impossible de découvrir par tout autre moyen, parole, voyage, spectacle, etc. Ni la réflexion seule. Découvrir quelque chose qui n'est pas là avant l'écriture. C'est là la jouissance — et l'effroi — de l'écriture, ne pas savoir ce qu'elle fait arriver, advenir. » (p. 150)

« L'intime est encore et toujours social, parce qu'un moi pur, où les autres, les lois, l'histoire, ne seraient pas présents est inconcevable. Quand j'écris, tout est chose, matière devant moi, extériorité que ce soit mes sentiments, mon corps, mes pensées ou le comportement des gens de le RER. » (p. 152)

« Sans doute, il y a un mythe de l'écriture comme souffrance — Flaubert! —, de la quête prométhéenne — Rimbaud... — auquel on peut être tenté de se rattacher, dans une attitude, il faut l'admettre, parfois agaçante. Mais c'est vrai, j'envisage l'écriture comme un moyen de connaissance, et une espèce de mission, celle par laquelle je serais née, donc aller toujours le plus loin possible, sans savoir ce que cela signifie vraiment. » (p. 155)
« La littérature est une arme de combat... », entretien avec Isabelle Charpentier, dans Gérard Mauger (éd.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Broissieux, Éditions du Croquant, 2005, p. 159-175.
« Mais il y a une phrase de Bourdieu qui m'avait vraiment marquée, quand il parle du sentiment d'irréalité qu'éprouvent les transfuges [...], les étudiants boursiers, tout au long de leurs études supérieures. Et ça, c'est quelque chose que j'avais retenu, parce que je l'avais vraiment ressenti moi-même. [...] Cela rejoint sans doute d'autres choses très profondes pour moi, qui nourrissent mon écriture, ce sentiment de ressentir à nouveau et de rendre compte des choses réelles vécues dans le premier monde dominé. J'avais moi-même ressenti extrêmement fortement le passage par la culture, l'école, les études supérieures, comme extérieur, irréel, relevant de l'abstraction, je dirais même de l'effraction. C'est ce que je voudrai rendre ensuite dans l'écriture, une écriture très matérielle, où le corps va compter beaucoup. Dans Les armoires vides, c'est net! » (p. 161)

« Ce travail [celui de Bourdieu] validait scientifiquement ce qui était pour moi des souvenirs, des sensations diffuses, douloureuses. Il est certain que la sociologie va me servir à me renforcer, à me donner un langage même, même si elle ne peut pas se substituer à ce qui me fait écrire. [...] Je dirais que c'est une rampe pour moi... » (p. 164)

« Écrire dans la distance, objectiver, sans jugement de valeur, c'est devenu la seule position possible, la seule posture d'écriture possible. » (p. 168)

« Quand j'ai écrit Les Armoires vides avec une extrême violence, j'ai utilisé une langue qui charrie à la fois des mots normands, des mots très vulgaires, très grossiers, avec en plus la question de l'avortement... Je fais alors table rase de toute la culture académique, cette culture que je transmets en tant que professeur. [...] Il y a un jeu dont je n'ai pas du tout conscience à ce moment-là, sauf pour la langue de destruction que j'utilise pour le dire. Ce que je veux détruire, c'est aussi la littérature, sinon je n'écrirais pas! » (p. 168)

« Nathalie Sarraute avait dit une fois qu'elle avait des engagements politiques qui s'exprimaient au moment du vote, mais que l'écriture, c'était autre chose. Pour moi, c'est impossible! L'écriture a forcément un sens politique. Il y a toujours un sens politique à ce que j'écris, parfois même indépendamment de moi-même. Cela m'a été reproché parce que l'engagement politique des écrivains n'est plus si courant que cela à l'heure actuelle! C'est même presque incongru d'accoler les deux termes, "engagement" et "écrivain"... » (p. 174)
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