Photo d'Albert CamusAlbert Camus

(1913-1960)

Dossier

Le roman selon Albert Camus

Le roman selon Albert Camus, par Jonathan Livernois, 7 décembre 2010

La lecture des essais d'Albert Camus et d'une série de textes circonstanciels (critiques journalistiques, entretiens, etc.) nous incite à considérer ses réflexions sur le roman comme autant de jalons du parcours philosophique qui va du Mythe de Sisyphe à L'Homme révolté. Le roman doit investir l'absurde (premier cycle du parcours) et est consubstantiel à l'esprit de révolte (second cycle du parcours) avec lequel il partage l'impérieux besoin d'unité qui fige le réel dans une forme artistique. Mais les considérations sur le roman ne font pas que « servir » le propos de Camus : ce dernier dénonce souvent la littérature engagée et critique ces romans (cf. sa critique de La Nausée dans Alger Républicain, 20 octobre 1938) dont le message déborde le style. Il semble y avoir une distance entre cette prise de position théorique et le contenu des oeuvres romanesques de Camus. L'étendue de ce décalage reste à découvrir.

En outre, le roman n'a pas, pour Camus, de statut particulier. L'art du roman ne se distingue pas des autres arts. Les styles se valent bien, sont des outils à la portée du romancier. Comme le soulignait Yvon Rivard, cette façon d'envisager l'art correspond plutôt bien à la pensée de ces « auteurs » (plutôt que romanciers) pluridisciplinaires du milieu du vingtième siècle (ex : Sartre) dont on ne peut faire l'économie, comme le notait François Ricard. Mais étudier de tels auteurs demeure un peu frustrant : le chercheur glane davantage de considérations sur l'art en général que sur le roman, même si celui-ci demeure très présent dans un essai comme L'Homme révolté. Celui qui s'intéresse aux arts du roman chez Camus ne dispose pas non plus d'une pléthore d'écrits théoriques, comme ont pu en produire, par exemple, les nouveaux romanciers. Gardons-nous néanmoins d'affirmations péremptoires : les réflexions de Camus interrogent nos catégories, interpellent la pensée des romanciers « patentés ». Il faudrait d'abord rappeler ses considérations sur la vitesse (l'on pourrait confronter ses idées à celles de Morand et à celles des nouveaux romanciers), que Camus considère être l'une des causes de la « crise » (il n'emploie pas ce terme) du roman des années cinquante. On pourrait aussi se demander si sa conception du personnage romanesque, rappelant l'ego expérimental de Milan Kundera, ne fait pas vaciller les propres frontières génériques de son oeuvre. Camus note en effet, dans ses Carnets, que ses personnages sont des « êtres sans mensonges, donc non réels », et qu'il crée des mythes plutôt que des romans. Cette prégnance mythologique est très intéressante. D'autres ont déjà évoqué cet « au-delà » ou « en deçà » du roman que tend à atteindre Camus. Est-ce que cela signifie une sorte de retour au mythe, au monde plein et entier de l'épopée (Lukács), au destin qui borne le réel dans l'oeuvre d'art (cf. L'Homme révolté)? Camus cherche-t-il un monde stable? On pourrait ici relire le chapitre « L'apocalypse dostoïevskienne » dans Mensonge romantique et Vérité romanesque de René Girard. Bref, cette question de la part mythique du personnage romanesque comme façon d'investir l'en deçà du roman me semble riche.

Bibliographie

Ouvrages cités

Essais :

L'Homme révolté, dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965 [1951].

Introduction aux « Maximes » de Chamfort, dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

Le Mythe de Sisyphe, dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,1965.

Articles et entrevues :

« Dossier “Alger républicain” et “Le Soir républicain” », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

« Essais critiques : textes complémentaires », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

« Lettres à un ami allemand : textes complémentaires », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

« Le Mythe de Sisyphe : textes complémentaires », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

« Noces : textes complémentaires d'Albert Camus », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

« Roger Martin du Gard », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

Carnets :

Carnets. Mai 1935 - février 1942, Paris, Gallimard, 1962.

Carnets II. Janvier 1942 - mars 1951, Paris, Gallimard, 1964.

Carnets III. Mars 1951 – décembre 1959, Paris, Gallimard, 1989.

VIALLANEIX, Paul. Le Premier Camus suivi de Écrits de jeunesse d'Albert Camus, Paris, Gallimard, 1973, « Cahiers Albert Camus 2 ».

Citations

L'Homme révolté, dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965 [1951].
« … l'art qui se propose, précisément, d'entrer dans le devenir pour lui donner le style qui lui manque : le roman. » (p. 662)

« Il est possible de séparer la littérature de consentement qui coïncide, en gros, avec les siècles anciens et les siècles classiques, et la littérature de dissidence qui commence avec les temps modernes. On remarquera alors la rareté du roman dans la première. Quand il existe, sauf rares exceptions, il ne concerne pas l'histoire, mais la fantaisie (Théagène et Chariclée, ou l'Astrée). Ce sont des contes, non des romans. Avec la seconde, au contraire, se développe vraiment le genre romanesque qui n'a pas cessé de s'enrichir et de s'étendre jusqu'à nos jours, en même temps que le mouvement critique et révolutionnaire. Le roman naît en même temps que l'esprit de révolte et il traduit, sur le plan esthétique, la même ambition. » (p. 662)

« Qu'est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l'action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n'est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l'homme. Car il s'agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge et l'amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n'est ni plus beau ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, du moins, courent jusqu'au bout de leur destin et il n'est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu'à l'extrémité de leur passion, Kirilov et Stavroguine, Mme Graslin, Julien Sorel ou le prince de Clèves. C'est ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous n'achevons jamais. »  (p. 666)

« Une analyse détaillée des romans les plus célèbres montrerait, dans des perspectives chaque fois différentes, que l'essence du roman est dans cette correction perpétuelle, toujours dirigée dans le même sens, que l'artiste effectue sur son expérience. »  (p. 668)

« Le roman américain prétend trouver son unité en réduisant l'homme, soit à l'élémentaire, soit à ses réactions extérieures et à son comportement. Il ne choisit pas un sentiment ou une passion dont il donnera une image privilégiée, comme dans nos romans classiques. Il refuse l'analyse, la recherche d'un ressort psychologique fondamental qui expliquerait et résumerait la conduite d'un personnage. »  (p. 668)

« Quant à Proust, son effort a été de créer à partir de la réalité, obstinément contemplée, un monde fermé, irremplaçable, qui n'appartînt qu'à lui et marquât sa victoire sur la fuite des choses et sur la mort. »  (p. 669)

« La vraie création romanesque, au contraire, utilise le réel et n'utilise que lui, avec sa chaleur et son sang, ses passions ou ses cris. Simplement, elle y ajoute quelque chose qui le transfigure. »  (p. 673)

« Réduire l'unité du monde romanesque à la totalité du réel ne peut se faire qu'à la faveur d'un jugement a priori qui élimine du réel ce qui ne convient pas à la doctrine. Le réalisme dit socialiste est alors voué, par la logique même de son nihilisme, à cumuler les avantages du roman édifiant et de la littérature de propagande. »  (p. 673)
Introduction aux « Maximes » de Chamfort, dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.
« Nos plus grands moralistes ne sont pas des faiseurs de maximes, ce sont des romanciers. Qu'est-ce qu'un moraliste en effet ? Disons seulement que c'est un homme qui a la passion du coeur humain. » (p. 1099)

« C'est que le roman seul est fidèle au particulier. Son objet n'est pas les conclusions de la vie mais son déroulement même. En un mot, il est plus modeste, c'est en cela qu'il est classique. »  (p. 1100)

« Et sans doute Chamfort n'a pas écrit de roman parce que, peut-être, ce n'était pas l'usage. Mais, on le voit bien, c'est surtout parce qu'il n'aimait ni les hommes ni lui-même. On imagine mal un romancier qui n'aime aucun de ses personnages. Et pas un seul de nos grands romans ne se comprend sans une passion profonde pour l'homme. L'exemple de Chamfort, unique dans notre littérature, peut nous en persuader. »  (p. 1107)
Le Mythe de Sisyphe, dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,1965.
« Créer, c'est vivre deux fois. La recherche tâtonnante et anxieuse d'un Proust, sa méticuleuse collection de fleurs, de tapisseries et d'angoisses ne signifient rien d'autre. » (p. 173)

« Il n'y a pas de frontières entre les disciplines que l'homme se propose pour comprendre et aimer. Elles s'interpénètrent et la même angoisse les confond. » (p. 176)

« Les grands romanciers sont des romanciers philosophes, c'est-à-dire le contraire d'écrivains à thèse. Ainsi Balzac, Sade, Melville, Stendhal, Dostoïevski, Proust, Malraux, Kafka, pour n'en citer que quelques-uns. »  (p. 178)

« Mais justement le choix qu'ils [les romanciers susnommés] ont fait d'écrire en images plutôt qu'en raisonnements est révélateur d'une certaine pensée qui leur est commune, persuadée de l'inutilité de tout principe d'explication et convaincue du message enseignant de l'apparence sensible. Ils considèrent l'oeuvre à la fois comme une fin et un commencement. Elle est l'aboutissement d'une philosophie souvent inexprimée, son illustration et son couronnement. Mais elle n'est complète que par les sous-entendus de cette philosophie. Elle légitime enfin cette variante d'un thème ancien qu'un peu de pensée éloigne de la vie, mais que beaucoup y ramène. Incapable de sublimer le réel, la pensée s'arrête à le mimer. Le roman dont il est question est l'instrument de cette connaissance à la fois relative et inépuisable, si semblable à celle de l'amour. De l'amour, la création romanesque a l'émerveillement initial et la rumination féconde. »  (p. 179)

« Je pourrais, au moins dans l'ordre de la création, dénombrer quelques oeuvres vraiment absurdes . »  (p. 189)
« Dossier “Alger républicain” et “Le Soir républicain” », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

« “La conspiration” de Paul Nizan ».

« Et quand il s'agit d'un écrivain, c'est sur son oeuvre que l'on peut juger des effets de l'adhésion.
Malraux, qui adhère, est un grand écrivain. On aimerait pouvoir en dire autant d'Aragon. Et d'un autre côté, M. Henry Bordeaux n'a jamais songé à l'adhésion, ce qui n'ajoute rien à son talent, qui reste médiocre. Montherlant, qui se refuse à tout enrégimentement, demeure un des plus étonnants prosateurs du siècle. Nizan enfin, partisan et partisan provocant, est un écrivain de race et le prouve, des Chiens de garde à La Conspiration. » (p. 1396-1397 - Alger républicain, 11 novembre 1938)

« “La galère” d'André Chamson ».

« Le roman historique – qui n'est pas l'histoire romancée – est un genre difficile. Et plus encore peut-être le roman d'actualité. Voilà pourquoi j'ai parlé de réussite. Car l'actualité n'offre une matière au créateur que dans la mesure où elle suscite des problèmes “inactuels” qui lui donnent son sens. »  (p. 1400. - Alger républicain, 23 mai 1939)

« Essais critiques : textes complémentaires », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

« Réponses à Jean-Claude Brisville ».

À la question « Du récit, de l'essai ou du théâtre, quelle est celle de ces techniques, en tant que créateur, qui vous donne le plus de satisfaction? », Camus répond :

« L'alliance de toutes ces techniques au service d'une même oeuvre. » (p. 1922)

« Dernière interview d'Albert Camus (20 décembre 1959) ».

« Faulkner reste pour moi notre grand créateur vivant. Je viens de lire A fable. Depuis Melville, personne chez vous n'a parlé comme Faulkner de la souffrance. » (p. 1927 - Venture, printemps-été 1960)

À propos du nouveau roman : « Le goût des histoires ne mourra qu'avec l'homme lui-même – Ça n'empêche pas de chercher toujours de nouvelles manières de raconter, et les romanciers dont vous parlez ont raison de défricher de nouveaux chemins. Personnellement, toutes les techniques m'intéressent et aucune ne m'intéresse en elle-même. Si, par exemple, l'oeuvre que je veux écrire l'exigeait, je n'hésiterais pas à utiliser l'une ou l'autre des techniques dont vous parlez, ou les deux ensemble. L'erreur de l'art moderne est presque toujours de faire passer le moyen avant la fin, la forme avant le fond, la technique avant le sujet. Si les techniques d'art me passionnent et si je cherche à les posséder toutes c'est que je veux pouvoir m'en servir librement, les réduire au rang d'outils. » (p. 1927 - Venture, printemps-été 1960)

« Lettres à un ami allemand : textes complémentaires », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

« “La vallée heureuse” de Jules Roy ».

« Les écrivains d'aujourd'hui parlent de ce qui leur arrive. Tolstoï a centré La Guerre et la Paix autour de la retraite de Russie, qu'il n'avait pas vécue. De nos jours, il ne recevrait l'estime de nos contemporains que s'il remplaçait le premier Napoléon par le troisième et s'il précipitait le prince André dans le siège de Sébastopol, où lui, Tolstoï, s'était bien battu (sans jamais avoir pu, cependant, y dominer la peur qu'il avait des rats).
Il y a des raisons à cela, et qui sont complexes. Mais, en tout état de cause, très peu de nos écrivains semblent pourvus de cette innocence qui permet de faire vivre des personnages imaginaires, de s'en détacher assez pour les aimer vraiment et, partant, les faire aimer. C'est, après tout, que le temps manque et l'avenir, et qu'il faut se hâter de créer entre une guerre et la révolution. On va donc au plus pressé, qui est de rapporter ce qu'on a fait ou ce qu'on a vu. Et il est vrai que toute grande oeuvre est, d'une certaine manière, le reportage d'une aventure spirituelle. Mais, en général, ce reportage est sous-entendu ou transfiguré. Aujourd'hui, on s'arrête au reportage, au document, à la “tranche de vie”, comme disaient ignoblement les naturalistes. Un minimum de préparation, quelques bardes de lard, deux ou trois fleurs de papier sulfurisé, et la viande est servie crue.
Les cuisiniers se font donc rares ; il y a une manière qui est en train de se perdre ou, du moins, de s'oublier, et, finalement, le mieux est d'accepter ce que nous sommes. Mais cela ne doit pas nous empêcher d'être clairvoyants et de constater que ce nouveau goût de l'étal conduit à la perte de ce qui a été longtemps la force, quelquefois explosive, de notre littérature, je veux dire la pudeur. » (p. 1482-1483 - L'Arche, février 1947)

« Le Mythe de Sisyphe : textes complémentaires », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

« “La nausée” de Jean-Paul Sartre ».

« Un roman n'est jamais qu'une philosophie mise en images. Et dans un bon roman, toute la philosophie est passée dans les images. Mais il suffit qu'elle déborde les personnages et les actions, qu'elle apparaisse comme une étiquette sur l'oeuvre, pour que l'intrigue perde son authenticité et le roman sa vie. » (p. 1417 - Alger républicain, 20 octobre 1938)

« Extraits d'interviews : non, je ne suis pas existentialiste… ».

« … la technique romanesque américaine me paraît aboutir à une impasse. Je l'ai utilisée dans l'Étranger, c'est vrai. Mais c'est qu'elle convenait à mon propos qui était de décrire un homme sans conscience apparente. En généralisant ce procédé, on aboutirait à un univers d'automates et d'instincts. Ce serait un appauvrissement considérable. C'est pourquoi, tout en rendant au roman américain ce qui lui revient, je donnerais cent Hemingway pour un Stendhal ou un Benjamin Constant. Et je regrette l'influence de cette littérature sur beaucoup de jeunes auteurs. » (p. 1426 - Les Nouvelles littéraires, 15 novembre 1945)

« … je n'imagine pas de littérature sans style. Je ne connais qu'une révolution en art, elle est de tous les temps, c'est l'exacte appropriation de la forme et du fond, du langage et du sujet. De ce point de vue, je n'aime, et profondément, que la grande littérature classique française. Il est vrai que j'y fais entrer Saint-Évremond et les ouvrages du marquis de Sade. Il est vrai aussi que j'en excepte certains académiciens, présents ou passés. » (p. 1426-1427 - Les Nouvelles littéraires, 15 novembre 1945)

« Noces : textes complémentaires d'Albert Camus », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.

« Rencontre avec Albert Camus ».

« Eh bien! c'est à l'artiste surtout qu'allait mon culte, au maître du classicisme moderne, disons au Gide des Prétextes. Connaissant bien l'anarchie de ma nature, j'ai besoin de me donner en art des barrières. Gide m'a appris à le faire. Sa conception du classicisme considéré comme un romantisme dompté est la mienne. » (p. 1340 - Les Nouvelles littéraires, 10 mai 1951)

« Si un peintre de l'Absurde a joué un rôle dans l'idée que je me fais de l'art littéraire, c'est l'auteur de l'admirable Moby Dick, l'Américain Melville… » (p. 1342 - Les Nouvelles littéraires, 10 mai 1951)

« Roger Martin du Gard », dans Essais, introduction par R. Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965.
« Lisez, dans Devenir !, le portrait du père Mazerelles et de sa femme. Dès son premier livre, Roger Martin du Gard réussit le portrait en épaisseur dont le secret semble avoir été perdu de nos jours. Cette troisième dimension, qui élargit son oeuvre, la rend un peu insolite dans la littérature contemporaine. Notre production pourrait en effet, lorsqu'elle est valable, se réclamer de Dostoïevski plutôt que de Tolstoï. Des ombres passionnées ou inspirées y tracent le commentaire gesticulant d'une réflexion sur la destinée. Sans doute, le relief et l'épaisseur se rencontrent aussi dans les figures de Dostoïevski ; mais il n'en fait pas, comme Tolstoï, la règle de sa création. Dostoïevski cherche d'abord le mouvement, Tolstoï la forme. Entre les jeunes femmes des Possédés et Natacha Rostov, il y a la même différence qu'entre un personnage cinématographique et un héros de théâtre : plus d'animation et moins de chair. Ces faiblesses d'un génie sont du reste compensées (et même justifiées), chez Dostoïevski, par l'introduction d'une dimension supplémentaire, spirituelle celle-là, qui prend racine dans le péché ou la sainteté. Mais, à quelques exceptions près, ces notions sont déclarées inactuelles par nos contemporains qui n'ont donc retenu de Dostoïevski qu'un héritage d'ombres. Combiné à l'influence de Kafka (chez qui le visionnaire l'emporte sur l'artiste), ou à la technique américaine du roman de comportement, assimilée par des artistes qui, nerveusement et intellectuellement, suivent avec toujours plus de peine l'accélération de l'histoire et, pour faire face à tout, n'approfondissent plus rien, cet exemple impérieux a provoqué chez nous une littérature excitante et décevante, dont les défaillances sont à la mesure de l'ambition, et dont nul ne peut dire encore si elle épuise une mode ou annonce un nouvel âge.
Roger Martin du Gard qui commence d'écrire au début du siècle est, au contraire, le seul littérateur de sa génération qu'on puisse placer dans la lignée de Tolstoï. Mais en même temps, il est peut-être le seul (et, dans un sens, plus que Gide ou Valéry) à annoncer la littérature d'aujourd'hui, à lui léguer les problèmes qui l'écrasent, à autoriser aussi quelques-uns de ses espoirs. » (p. 1131-1132)

« Il y a de grandes chances, en effet, pour que l'ambition réelle de nos écrivains soit, après avoir assimilé les Possédés, d'écrire un jour la Guerre et la Paix. Au bout d'une longue course à travers les guerres et les négations, ils gardent l'espoir, même s'ils ne l'avouent pas, de retrouver les secrets d'un art universel qui, à force d'humilité et de maîtrise, ressusciterait enfin les personnages dans leur chair et leur durée. Il est douteux que cette grande création soit possible, dans l'état actuel de la société, occidentale et orientale. Mais rien n'empêche d'espérer que ces deux sociétés, si elles ne se détruisent pas dans un suicide général, se fécondent mutuellement, et rendent la création à nouveau possible. Réservons aussi la chance du génie et qu'un nouvel artiste arrive, à force de supériorité ou de fraîcheur, à tout enregistrer des pressions qu'il subit, et à digérer l'essentiel de l'aventure contemporaine. Son vrai destin serait alors de fixer dans son oeuvre la préfiguration de ce qui sera et d'y faire coïncider, exceptionnellement, le pouvoir de prophétie et la puissance de la création vraie. Ces tâches inimaginables ne pourront se priver en tout cas des secrets de l'art du passé. » (p. 1132-1133)

« Les personnages de Martin du Gard, à la différence des nôtres, ont quelque chose à engager et à perdre dans les luttes historiques. La pression de l'actualité s'exerce, dans leur être même, contre des structures traditionnelles qu'elles soient de religion ou de culture. »  (p. 1142)

« Sans doute, un romancier se traduit et se trahit dans tous ses personnages en même temps : chacun représente une de ses tendances ou de ses tentations. »  (p. 1143)
Carnets. Mai 1935 - février 1942, Paris, Gallimard, 1962.
« On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans. » (p. 23)
Carnets II. Janvier 1942 - mars 1951, Paris, Gallimard, 1964.
« C'est dans la disproportion du ton et de l'histoire que Stendhal met son secret (à rapprocher de certains américains). » (p. 14)

« Il y a deux sortes de style : Mme de Lafayette et Balzac. Le premier est parfait dans le détail, l'autre travaille dans la masse et quatre chapitres suffisent à peine à donner l'idée de son souffle. Balzac écrit non pas malgré mais avec ses fautes de français. »  (p. 21)

« Par quoi la littérature du XIXe siècle et surtout du XXe siècle, se distingue-t-elle de celle des siècles classiques? Elle est moraliste elle aussi puisqu'elle est française. Mais la morale classique est une morale critique (exception faite pour Corneille) – négative. La morale du XXe, au contraire, est positive : elle définit des styles de vie. Voyez le héros romantique, Stendhal, (il est bien de son siècle mais c'est par là), Barrès, Montherlant, Malraux, Gide, etc. » (p. 28)

« Vous me prêtez l'ambition de faire réel. Le réalisme est un mot vide de sens (Mme Bovary et Les Possédés sont des romans réalistes et ils n'ont rien de commun). »  (p. 32)

« Littérature. Se méfier de ce mot. Ne pas le prononcer trop vite. Si l'on ôtait la littérature chez les grands écrivains on ôterait ce qui probablement leur est le plus personnel. Littérature = nostalgie. L'homme supérieur de Nietzsche, l'abîme de Dostoïevski, l'acte gratuit de Gide, etc., etc. » (p. 35)

« (Le roman français est psychologique parce qu'il se méfie de la métaphysique. Il se réfère constamment à l'humain par prudence.) Il faut avoir lu La Princesse de Clèves pour en tirer l'image du roman classique. Il est fort mal composé au contraire. »  (p. 90)

« À propos du roman américain : Il vise à l'universel. Comme le classicisme. Mais alors que le classicisme vise un universel éternel, la littérature contemporaine, du fait des circonstances (interpénétration des frontières) vise à un universel historique. Ce n'est pas l'homme de tous les temps, c'est l'homme de tous les espaces. »  (p. 114)

« Mon oeuvre pendant ces deux premiers cycles : des êtres sans mensonges, donc non réels. Ils ne sont pas au monde. C'est pourquoi sans doute et jusqu'ici je ne suis pas un romancier au sens où on l'entend. Mais plutôt un artiste qui crée des mythes à la mesure de sa passion et de son angoisse. C'est pourquoi aussi les êtres qui m'ont transporté en ce monde sont toujours ceux qui avaient la force et l'exclusivité de ces mythes. »  (p. 325)

« Faulkner. À la question : Que pensez-vous de la jeune génération d'écrivains, il répond : Elle ne laissera rien de valable. Elle n'a plus rien à dire. Pour écrire, il faut avoir enraciné en soi les grandes vérités premières et dirigé son oeuvre vers l'une d'elles ou toutes à la fois. Ceux qui ne savent pas parler de la fierté, de l'honneur, de la douleur sont des écrivains sans conséquence et leur oeuvre mourra avec eux ou avant eux. Goethe et Shakespeare ont résisté à tout parce qu'ils croyaient au coeur humain. Balzac et Flaubert aussi. Ils sont éternels.
Quelle est la raison de ce nihilisme qui a envahi la littérature?
La peur. Le jour où les hommes cesseront d'avoir peur, alors ils recommenceront à écrire des chefs-d'oeuvre, c'est-à-dire des oeuvres durables. » (p. 331)
Carnets III. Mars 1951 – décembre 1959, Paris, Gallimard, 1989.
À propos de François Mauriac :
« Preuve admirable de la puissance de sa religion : il arrive à la charité sans passer par la générosité. Il a tort de me renvoyer sans cesse à l'angoisse du Christ. Il me semble que j'en ai un plus grand respect que lui, ne m'étant jamais cru autorisé à exposer le supplice de mon sauveur, deux fois la semaine, à la première page d'un journal de banquiers. Il se dit écrivain d'humeur. En effet. Mais il a dans l'humeur une disposition invincible à se servir de la croix comme d'une arme de jet. Ce qui en fait un journaliste du premier ordre, et un écrivain du second. Dostoïevski de la Gironde. » (p. 29)

« La littérature des pays totalitaires ne meurt pas tant parce qu'elle est dirigée que parce qu'elle est coupée des autres littératures. Tout artiste qui, d'avance, n'est pas ouvert à la réalité entière est mutilé. »  (p. 130)

« Pour la première fois après lecture de Crime et Châtiment, doute absolu sur ma vocation. J'examine sérieusement la possibilité de renoncer. Ai toujours cru que la création était un dialogue. Mais avec qui? Notre société littéraire dont le principe est la méchanceté médiocre, où l'offense tient lieu de méthode critique? La société tout court? Un peuple qui ne nous lit pas, une classe bourgeoise qui, dans l'année, lit la presse et deux livres à la mode. En réalité le créateur d'aujourd'hui ne peut être qu'un prophète solitaire, habité, mangé par une création démesurée. Suis-je ce créateur? Je l'ai cru. Exactement j'ai cru que je pouvais l'être. J'en doute aujourd'hui et la tentation est forte de rejeter cet effort incessant qui me rend malheureux dans le bonheur lui-même, cette ascèse vide, cet appel qui me raidit vers je ne sais quoi. Je ferais du théâtre, j'écrirais au hasard des travaux dramatiques, sans me soucier, je serais libre peut-être. Qu'ai-je à faire d'un art estimable ou honnête? Et suis-je capable de ce dont je rêve? Si j'en suis pas capable, à quoi bon rêver? Me libérer de cela aussi et consentir à rien! D'autres l'ont fait qui étaient plus grands que moi. »  (p. 207-208)

« Musil : Un grand projet qui suppose tous les moyens de l'art, qu'il n'a pas. D'où cette oeuvre émouvante par ses échecs, non par ce qu'elle dit. Cet interminable monologue où le génie brille par endroits et que jamais l'art n'illumine en son entier. »  (p. 223)
VIALLANEIX, Paul. Le Premier Camus suivi de Écrits de jeunesse d'Albert Camus, Paris, Gallimard, 1973, « Cahiers Albert Camus 2 ».
« Ce qu'on peut gagner en lisant Stendhal : le mépris du paraître. » (p. 202)
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