Photo d'Antoine de Saint-ExupéryAntoine de Saint-Exupéry

 (1900-1944)

Dossier

Le roman selon Antoine de Saint-Exupéry

« Vivre, sans doute, c’est autre chose » : Saint-Exupéry et l’impraticable théorie du roman, par Marianne Ducharme, 2020

Au travers ses différents écrits, Antoine de Saint-Exupéry présente une réflexion éparse sur la littérature et le langage. Il ne s’y restreint pas, loin de là : celui que l’on connaît d’abord et avant tout comme étant l’auteur du Petit prince, pour le meilleur et pour le pire, fait preuve d’une étonnante érudition, qui peut déconcerter le lecteur ou la lectrice cherchant à retrouver en d’autres termes, temps ou lieux, l’esprit attendrissant du conte dont le succès (entre autres commercial) continue de se réverbérer aujourd’hui. Dans ses correspondances, ses carnets, ses essais, l’écrivain-aviateur – pour ne pas dire l’aviauteur – s’éloigne de cette simplicité d’apparence associée à l’enfant aux cheveux d’or, sa rose et son renard, pour embrasser avec savoir et amplitude des thèmes aussi variés que la psychanalyse, la philosophie, la sémiotique, la foi catholique, la physique et la mécanique, cette dernière discipline via l’étude des trois lois de la thermodynamique. Derrière une telle variété de connaissances se cachent de nombreuses lectures, et, surtout, une amitié prédominante pour ce qui ne relève pas du roman : « Je voyage toujours avec un certain nombre de livres dont j’hésite ici à donner les titres, car, avouer que les œuvres de Pascal, Descartes, et de philosophes, mathématiciens et biologistes contemporains vous suivent partout peut sembler prétentieux, prévu pour faire de l’effet » (VSÉ, 46)[1] , prononçait Saint-Exupéry en 1941, dans le cadre d’une conférence. Ces révélations sur sa préférence de la littérature aux Belles-lettres – pour emprunter aux registres dix-septièmiste ou dix-huitièmiste – se trouvent nuancées par ce qui suit : sur sa table de chevet, nous dit-il, trône également l’œuvre poétique de Baudelaire, ainsi qu’un roman, Les Cahiers de Malte Laurids Bridge de Rainer Maria Rilke. Le caractère représentatif de ces lignes n’est pas à négliger : le roman est d’abord une forme du langage. S’il l’écarte, s’il ne le place qu’à la suite d’autres genres ou disciplines, qu’elles relèvent de la littérature ou non, ce n’est pas parce qu’il le rejette, c’est parce qu’il n’arrive pas à exprimer par son entremise ce qui, invisible pour les yeux, ne peut être vu qu’avec le cœur : l’essentiel, c’est-à-dire ce qui « donnerait à boire » (VSÉ, 770).

Après une présentation sommaire des textes à l’étude et du cas particulier de Citadelle, l’exploration de la pensée d’Antoine de Saint-Exupéry sur le roman se fera en deux grands axes. En premier lieu, j’exposerai ce qu’une lecture de ses correspondances et de ses carnets permet de tirer en conclusions sur son rapport « énoncé » au genre romanesque. Cette approche me conduira à analyser ses lectures et les critiques qu’il peut en faire, ainsi que la relation qu’il entretient avec les genres littéraires que sont la poésie et le théâtre. En deuxième lieu, je survolerai son œuvre « visible » en fonction de ce qui est roman et ce qui ne l’est pas, de façon à explorer la pratique concrète de l’auteur, sur laquelle il ne s’étend, du reste, que très peu. Dans un aller-retour entre le dicible, l’indicible et la facture générique d’une œuvre (roman, roman composite, récit, conte, essai), on verra se profiler une crise du langage qui s’aggrave avec le temps, et qui porte en échec toute concrétisation d’une théorie articulée.

Présentation de l’œuvre : le cas de Citadelle.

En abordant le corpus extérieur à l’œuvre canonique exupérienne, composée des sept publications commandées par Gallimard, soit Courrier Sud (1929), Vol de nuit (1931), Terre des hommes (1939), Pilote de guerre (1942), Le petit prince (1943), Lettre à un otage (1943) et Citadelle (posthume, 1948), au prisme du genre romanesque, que ce soit dans sa théorie ou sa pratique, on remarque que la place qui lui est réservée occupe une part somme toute mineure dans la vaste réflexion de l’auteur. Dans ses correspondances privées et ses carnets, qui, bien que publiés, n’étaient pas destinés à de telles fins, il est effectivement difficile de percevoir une tendance dominante qui puisse se rapporter à une théorie « organisée » du roman, comme elle peut être formulée chez d’autres auteur.e.s. Si l’on rajoute à ces écrits Citadelle, œuvre restée inachevée dont la facture générique est aussi confuse que son propos, on se retrouve devant un charabia sur le langage où une chose est affirmée, puis son envers, dans un jargon cryptique qui enchaînent les grands concepts sans quelque définition préalable :

J’étudierai donc les livres des princes, les ordonnances édictées aux empires, les rites des religions diverses, les cérémonials des funérailles, des mariages et des naissances, ceux de mon peuple et ceux des autres peuples, ceux du présent et ceux du passé, cherchant à lire des rapports simples entre les hommes dans la qualité de leur âme et les lois qui furent édictées pour les fonder, régir et perpétuer, et je ne sus point les découvrir. (CI, 312)

Ce n’est pas que l’œuvre est impertinente au regard d’une problématique axée sur le roman, bien au contraire : ayant le langage comme sujet principal, Citadelle initie, comme on le voit, des questions qui intègre par la force des choses une pensée plus précise du roman. C’est plutôt que le désordre y est tel qu’il la situe dans une sorte de no man’s land, où les questions de forme romanesque, de fiction et de référentialité sont désamorcées, inopérantes. Aussi pertinente que puisse apparaître à certains moments le raisonnement de l’auteur dans cette œuvre finale, elle ne peut être prise en compte dans le corpus « qui informe », puisque son fonctionnement par paraboles est à la fois extérieur au roman et à l’essai.

Toutefois, avant d’écarter Citadelle, je noterai qu’elle n’est pas sans faire écho à une des grandes conceptions (ou métaphores) du renouvellement romanesque au XXe siècle. Il s’agit de la cathédrale, que l’on doit, bien entendu, à l’auteur de La recherche du temps perdu. Ainsi, lorsque dans Le temps retrouvé « Marcel » entrevoie son œuvre, il la rapproche de ces grandes églises inachevées. Chez Saint-Exupéry, le lien est sinon évoqué, du moins présent par association, via le « cérémonial de la poussière », qui fait reposer l’œuvre sur un simple grain de pierre, un peu comme, chez Proust, tient sur une « gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir » (56) :

Car exactement comme la cathédrale est un certain arrangement de pierres toutes semblables mais distribuées selon des lignes de force dont la structure parle à l’esprit, exactement de même qu’il est un cérémonial de mes pierres et la cathédrale est plus ou moins belle. Car tu n’as rien à attendre d’une cathédrale sans architecture, d’une année sans fêtes, d’un visage sans proportions, d’une armée sans règlements, ni d’une patrie sans coutumes. Tu ne sauras quoi faire de tes matériaux en vrac. […] J’ai dénommé pierre un certain cérémonial de la poussière dont elle est composée. (CI, 281)

Bien entendu, la filiation n’est pas directe, encore moins explicitement établie. Et en aucun cas on ne peut dire de Citadelle qu’il s’agit d’un roman semblable à ce que l’on observe chez Proust. Or, la similitude entre les métaphores laisse entrevoir une analogie en parallèle, sans qu’il y ait nécessairement croisement dans la forme. Cette parenté permet d’esquisser, de façon plus générale, un aperçu de quelques-unes des caractéristiques desquelles l’auteur dote le genre romanesque, qu’on verra surgir via d’autres canaux : l’imaginaire du matériau et l’importance d’une structure, d’une parole habitée. 

Saint-Exupéry, lecteur de romans.

Pour en revenir au sujet principal de ce texte, je débuterai par l’étude des lectures de l’auteur. C’est lorsqu’il se fait critique, du bon ou du mauvais, que Saint-Exupéry formule ce qui m’apparaît comme le plus explicite (ou évident) de sa pensée originale sur le roman. Cela dit, gardons en tête que ces exposés restent somme toute rares. Dans la conférence citée un peu plus haut, il mentionne quelques romanciers qui l’ont accompagné dans sa jeunesse : les œuvres de Verne, de Dostoïevski et de Balzac, découvertes lors de son adolescence, forment son premier répertoire littéraire, qui continue de l’influencer lorsqu’il se met à l’écriture. Ainsi, « l’atmosphère fantastique » des Indes noires de Verne a inspiré Vol de nuit, une « exploration des ténèbres » (VSÉ, 447) nous dit-t-il. Fidèle à ce penchant qui est en quelque sorte son propre mythe originel de la littérature, auquel il intègre également les Contes d’Andersen ainsi que les Mille et une nuits, Saint-Exupéry revient périodiquement à la « majesté » et au « mystère », au « secret », à « l’essentiel » ou à la « vérité » dans son discours.

L’influence de sa première approche de la littérature ne se restreint pas à des préférences énoncées ici et là. Cette période de sa vie, sa jeunesse, qu’il rapproche du genre romanesque est l’objet d’un glissement ou d’un renversement, dans la mesure où elle mute en un critère d’appréciation de ses lectures. De sorte qu’il se retrouve à chercher dans les romans le moment où il leur a été initié. Adulte, il écrit à sa sœur :

Je suis en train de lire Poussière, je pense que nous aimons tous ça, comme La Nymphe au cœur fidèle parce que nous nous reconnaissons. Nous aussi nous formions tribu. Et ce monde des souvenirs d’enfants de notre langage et des jeux que nous inventions me semblera toujours désespérément plus vrai que l’autre. (VSÉ, 38)

De même, lorsqu’il découvre l’œuvre de Giraudoux, il dit apprécier l’importance que l’auteur accorde aux questionnements de l’enfance :

La lecture de L’École des indifférents et de Simon le Pathétique m’enchanta, car j’avais l’impression qu’il y avait là un homme occupé des seules choses essentielles. Je me souviens par exemple, dans Simon le Pathétique, qu’il était d’une importance vitale pour Simon de savoir si son lit était appuyé ou non contre le mur. Il est vrai que pour un enfant cette question est très grave ; l’espace obscur et désert qui vous sépare du mur est un pays mystérieux qui est à vous seul… (VSÉ, 447)

Le souvenir prend ainsi les traits d’un pan du roman pour Saint-Exupéry. La périphérie de sa lecture en devient le centre, à l’instar du narrateur proustien qui, retournant à François le Champi au terme de sa quête, substitue à son expérience contemporaine de l’œuvre les premières soirées de découverte avec sa mère. La jeunesse y restera liée, comme on le remarque dans Courrier Sud, lorsqu’il écrit : « Et Bernis sourit : les pilotes jeunes sont romanesques. Un rocher passe, en jet de fronde, et l’assassine. Un enfant court, mais une main l’arrête au front et le renverse… » (CS, 283)

Ce rapport sentimental ou émotionnel au roman, on le voit apparaître sous une autre forme, qui dénote par la bande la promiscuité que ce genre littéraire entretient avec le vécu chez Saint-Exupéry. Dans une lettre à sa mère, il se trouve à raconter et ses expériences de pilote et ce qu’il advient de son premier roman en construction :

Ce sont des pannes en campagne près de petits patelins inconnus où le maire ému et patriote invite à dîner les aviateurs… et des aventures de conte de fées. Elles sont presque toutes inventées sur place mais tout le monde s’émerveille et quand on décolle à son tour, on est romanesque et plein d’espérance. Mais il n’arrive rien… et l’on s’en console à l’atterrissage par un porto, ou en racontant : "Mon moteur chauffait, mon vieux, j’ai eu peur…" Il chauffait si peu ce pauvre moteur… La moitié de mon roman, maman, est faite. Je crois vraiment qu’il est neuf et concis. (VSÉ, 119)

Cet extrait est particulièrement évocateur, à mon sens, parce qu’il fait voir un double mouvement de distanciation et de rapprochement entre la vie et l’œuvre. D’une part, l’auteur évoque ce monde de la littérature, d’histoires, « des aventures de conte de fées », qui dépend du romanesque de l’aviation, du danger de la profession. Or, ce monde appartient à la fiction, pour ne pas dire au roman, et non au réel : le moteur n’a pas chauffé. Il faut inventer, il faut romaniser l’existence pour lui rendre sa matière propice à l’émerveillement. Mais cette première mise à distance est en quelque sorte annihilée par ce qui suit, qui révèle l’interrelation entre le roman et la vie là où on ne l’attend peut-être pas : pour fortuite que soit l’absence de transition dans la lettre entre les deux sujets que l’auteur aborde, elle a pour effet de rapprocher l’un de l’autre, sur la base des fils dévoilés de l’illusion. Et ce rapport à l’illusion – à ce qui distingue le nom de pays du pays tel qu’il est réellement –, on le retrouve exprimé dans Courrier Sud, le roman que mentionne Saint-Exupéry à sa mère, sous la forme d’une lettre que le narrateur adresse à Jacques Bernis, le protagoniste :

Mais j’imagine que, pour toi, aimer c’est naître […] L’amour est, pour toi, cette couleur des yeux que tu voyais parfois en elle et qu’il sera facile d’alimenter comme une lampe. Et c’est vrai qu’à certaines minutes les mots les plus simples paraissent chargés d’un tel pouvoir et qu’il est facile de nourrir l’amour… Vivre, sans doute, c’est autre chose. (CS, 306)

« Vivre, sans doute, c’est autre chose » : le vécu et l’imaginé ne se rejoignent pas. Il en va de l’existence. Car si Bernis constate que « les pilotes jeunes sont romanesques », c’est précisément parce que les pilotes expérimentés ne le sont plus – parce qu’ils ont cessé de l’être. Le pilote romanesque meurt, « un rocher passe et l’assassine », comme l’enfant se fait renverser par la main. Mais la mort n’est pas un jeu d’enfant. Les pilotes qui survivent seraient donc ceux qui, lucides, existent hors de l’illusion, qui peuvent y porter un regard extérieur. Dans l’absence de transition notable dans sa lettre, Saint-Exupéry révèle-t-il que le roman n’a pas – n’a plus –, à l’instar du pilote expérimenté, à être romanesque ?

Il semblerait que le Saint-Exupéry adulte, hors de l’enfance, puisse abonder en ce sens, puisqu’il entretient un rapport tout autre à ses lectures. On voit apparaître dans ses correspondances un lecteur sévère, qui reproche à plusieurs de ses contemporains ne pas savoir faire preuve d’authenticité, ne pas aller à l’essentiel. Les critiques que l’auteur de Vol de nuit formulent ne sont donc pas toutes positives, loin de là. Les œuvres de Paul Morand, d’Henry Bordeaux et d’André Gide sont durement attaquées par l’écrivain-aviateur, qui déplore, en ces termes imagés, leur manque de profondeur : « Cela fait l’effet d’une pharmacie dont on connaît les étiquettes. On connaît déjà ce que l’on va boire. On n’a plus soif. » (VSÉ, 499) Pour le Voyage au Congo de ce dernier, c’est, en plus du style vide et du propos factice, l’ethos de l’auteur dans l’œuvre qu’il vilipende :

Comme je me fous d’André Gide exilé sur les mers d’Afrique, constatant que s’en va à droite une hirondelle qui venait de gauche. Comme je me fous de l’instantané qu’il me donne de lui en notant avec le plus grand soin le détail le plus indifférent, le plus banal, le moins chargé d’image, de sens. Et ensuite ? Je sais bien qu’il pissait aussi, monsieur André Gide, en Afrique. Si ce qu’il écrivait avait un sens, ça me restituerait plus son attitude. Mais son attitude – je m’en fous. (VSÉ, 224)

Pour celui qui déclare à son éditeur au début des années 1940 qu’« [o]n "est" dans un bouquin […] [et qu’il] [s]’agit d’être proprement » (VSÉ, 794), faisant apparaître, du coup, une dimension éthique au profil de l’écrivain, la présence de l’auteur dans l’œuvre, comme son style, doit se conjuguer à son effacement. On pourrait penser que Saint-Exupéry se contredit lorsqu’il écrit à sa mère, réintégrant la figure auctoriale à l’œuvre, « il faut me chercher tel que je suis dans ce que j’écris et qui est le résultat scrupuleux et réfléchi de ce que je pense et vois » (VSÉ, 123). Or, c’est tout le contraire ; il exemplifie sa pensée. En effet, l’écrivain, comme une mince pellicule transparente, doit, non pas s’y manifester, mais simplement exister dans son propos. C’est ce qu’échoue à faire André Gide, contrairement à un Montherlant, au sujet duquel il dit aimer « ce style dépouillé aussi, sans images, dont l’auteur s’efface » (VSÉ, 121). L’éloge de l’œuvre romanesque de Léon Werth, à qui est dédicacé Le petit prince, que l’on retrouve exprimée dans ses Écrits de guerre, est d’ailleurs présentée en des termes similaires :

Werth guidait vers la pulpe des choses. […] L’essentiel de Werth c’est la direction de son effort. C’est la qualité de son regard, de sa préoccupation et de sa recherche. C’est la rectitude de sa démarche. Si sa phrase est solide, c’est qu’elle est un outil. Elle sert. Werth est si dense et sa démarche est si féconde que l’on peut, si l’on a lu Werth, faire de lui, en son absence, un véritable compagnon. […] Werth enseigne à vivre. (VSÉ, 1208)

Au contraire du Saint-Exupéry nostalgique qui se rappelle l’atmosphère des lectures de son enfance, le versant adulte et contemporain de l’auteur entrevoit le roman par ce qui se rapporte à une démarche, à une présence dans l’œuvre. À l’illusion qu’il recherchait autrefois, il préfère désormais une vérité et un enseignement en adéquation avec le réel.

Rédigés tout au long de sa courte vie interrompue dans les cieux tourmentés de 1944 par un pilote allemand, ces différents écrits en parallèle de son œuvre publiée offrent ainsi à la lecture un aperçu des problématiques qu’on retrouvera concrètement dans les romans de l’auteur. Deux aspects peuvent en être dégagés : d’abord, l’influence de ses souvenirs de jeunesse, qui induisent une association entre le roman et l’adolescence, conformément aux observations d’Agnès Domanski, ancienne tsariste, sur le renouvellement romanesque au XXe siècle, soit dit en passant. Ensuite, une certaine teneur auctoriale, une matière fidèle à la réalité, qui donnent à la forme romanesque un aspect quelque peu transparent et poreux dans son rapport au réel. Dans les deux cas, le roman reste proche du ressenti pour l’auteur, comme on le remarque dans la nostalgie qu’il exprime, aussi bien que dans son envolée lyrique quasi-haineuse envers Gide. N’est-ce pas, au final, un certain regret, une certaine tristesse de ne pas avoir trouvé là matière à s’émouvoir, qui émane de sa critique ?

Le roman comme outil.

Quoi qu’il en soit, il faut prendre avec des pincettes ces premières observations, qui font paraître l’auteur comme tourné vers une certaine idylle de la littérature, que ce soit dans l’ambiance magique de ses premières lectures ou bien dans ce compagnonnage qu’offrent les livres « réussis » – c’est ce qu’il laisse entendre. L’attention qu’il porte aux œuvres peut aussi être éminemment structuraliste, voire pragmatique. « Si sa phrase est solide, c’est qu’elle est un outil », disait-il à propos de Werth. À ce sujet, des romans de Dostoïevski, il retient entre autres la construction, le fonctionnement interne, tel qu’il en rend compte dans ses carnets :

L’esprit analytique peut maintenant s’exercer et chercher à rendre compte du mécanisme intérieur. Il me faut beaucoup d’efforts pour démonter ainsi un monologue de Dostoïevski, et rendre compte de la logique ou plus exactement de l’unité des contradictions apparentes. Si elle me paraît valable c’est dans la mesure où je possède la caution de la réussite de Dostoïevksi. (C, 128)

Son regard est presque celui d’un mécanicien, qui descend dans le moteur de l’œuvre bien huilée. La glose pour la glose n’a pas sa place – pas plus que la théorisation à seule fin de définir, placer et ordonner, puisque l’ordre, comme le plan, vient après-coup[2]. Et s’il a pu s’attarder à Raskolnikov, de Crimes et châtiments, c’est que la pérennité du personnage, sa propension à sortir de l’œuvre, se rapporte davantage à une pensée philosophique qu’à une vie extérieure dont l’être de fiction serait doté : « [À] peine condamné à mort, l’autre se calme. À peine refusé, l’autre pleure et s’apaise "dans son angoisse…". À peine ayant avoué, Raskolnikov retrouve sa joie de vivre. » (VSÉ, 798) On retrouve ici le Saint-Exupéry érudit, l’auteur de Citadelle, qui exprime pour lui-même davantage que pour un lectorat précis une idée ou une réflexion, qu’il ne sait, du reste, pas toujours rendre accessible.

Pour faire suite à ces observations, c’est l’idée de l’outil qu’il m’apparaît pertinent de creuser. Car le roman se comprend aussi dans son rapport avec les genres littéraires de la poésie et du théâtre, auxquels Saint-Exupéry entrevoit des objectifs tout autres. Ils sont, comme nous le verrons un peu plus loin, d’abord et avant tout des moyens de l’expression. La poésie lui est ainsi une pratique formatrice, par laquelle il fait son entrée en littérature :

Je pense à mes poésies : j’aimerais beaucoup mieux en faire paraître quelques-unes dans des revues – mais des revues intéressantes (hebdomadaires par exemple) et n’éditer qu’une fois en France : je veux m’occuper moi-même de mon bouquin, je serais malheureux s’il n’était pas conforme à mes manies. Mon premier bouquin… (VSÉ, 87)

Si la lecture de romans peut être associée à une période de formation de l’identité, lorsqu’il est temps de se mettre au travail, les vers précèdent le discours prosaïque, dont l’élaboration est plus exigeante pour l’auteur. Il y a donc inversion entre la lecture et la pratique. D’ailleurs, à la liste des écrits secondaires mentionnés plus haut, des poèmes de jeunesse s’ajoutent, lesquels, sans nous informer plus qu’il n’en faut de la pensée théorique de Saint-Exupéry, évoquent, en une seule et unique occurrence, un élément du rapport qu’il entretient au genre romanesque :

Aussi pardonne-moi si ma bouche est avare

Tu n’es pour moi qu’un rayon de soleil furtif

Je rêve par-delà notre baiser passif

Un roman beau comme un poème… et m’y prépare. (VSÉ, 166)

En comparant le roman au poème dans ce vers, sur la base de la beauté du second, il fait ressortir la spécificité de l’un et, par contraste, les particularités de l’autre. Le roman ne viserait donc pas a priori à servir la « beauté ». Si sa visée n’est pas esthétique, quelle serait-elle ? En procédant à une analyse similaire des propos de l’auteur sur le théâtre, on arrive à dégager quelque aspect supplémentaire :

J’essaierai certainement de faire du théâtre, ça me passionne, c’est un genre de littérature remarquable au point de vue de la puissance d’émotion qu’on peut y condenser. C’est moins propre à la complexité des idées qui doivent être évidemment assez générales pour être prêtées à cette structure. (VSÉ, 62)

Le roman, comme le négatif photographique de ces propos, apparaît ains en tant qu’élément muet de la comparaison, celui, précisément, qui se réclame de la complexité des idées. L’effet, en somme, est double : d’une part, en le mettant en relation avec les autres modes de l’expression artistique, Saint-Exupéry fait ressortir ce qu’il en pense, tout en s’opposant à une omnipotence du genre romanesque, lequel ne peut donc pas tout dire, tout illustrer. La visée esthétique se rapporte à la poésie, la puissance d’émotion, au théâtre, faisant du roman, en creux, un terrain propice à l’élaboration de points de vue complexes, d’idées et de concepts développées. D’autre part, en précisant ce qu’il attend de ces deux « structures », il construit son rapport à elles en fonction de leur capacité à porter son propos, redoublant, de fait, cette idée de l’outil, d’une certaine pragmatique de la composition littéraire.

Une théorie du processus.

Les propos relevés jusqu’à maintenant ont permis d’organiser la pensée éparse et sommaire d’Antoine de Saint-Exupéry d’après quelques axes, qui se rapportent principalement à ses impressions de lecture. Toutefois, son œuvre réelle, bien qu’elle ait pu être brièvement abordée ou mentionnée, reste globalement exclue du portrait qui se dessine peu à peu. On ne sait pas encore ce qu’il pense concrètement de ses romans, ni comment ceux-ci se positionnent par rapport à l’aspect plus théorique de sa pratique de romancier. La seconde partie de ce texte cherche donc à explorer l’œuvre romanesque et essayistique de Saint-Exupéry, en dialogue avec ce qui a pu être exposé de prime abord.

Si l’œuvre réelle de Saint-Exupéry n’a été abordée qu’en surface, c’est, en fait, parce qu’elle est généralement absente de la question. De sorte qu’on assiste à une rupture entre théorie et pratique, qui rend difficile la coordination en un tout organisé et intuitif. D’un côté, l’énoncé est souvent clair et bien formulé lorsqu’il s’agit, pour l’auteur, de se confronter à des œuvres, alors que, de l’autre, la confusion règne lorsqu’il est temps de définir ce qu’est pour lui son exercice de la littérature. Pour aborder ses écrits en construction, Saint-Exupéry préfère à l’étiquette générique de roman des désignations neutres, centrées sur l’objet livresque, comme en témoigne cette lettre adressée à sa mère, où il dit, au sujet de ce qui deviendra Courrier Sud : « Je lis un peu et me suis décidé à écrire un livre. J’ai déjà une centaine de pages et suis assez empêtré dans sa construction. J’y veux faire entrer beaucoup trop de choses et de points de vue différents. » (VSÉ, 231) C’est comme s’il manifestait d’entrée de jeu un refus d’asseoir un constat définitif sur son travail, qu’évoque par la bande ce problème de démultiplication des points de vue dans la composition de son premier livre. La relative anonymisation générique de ses œuvres à laquelle on assiste connaît cependant quelques exceptions réservées à Courrier Sud et Vol de nuit, qu’il appellera ici et là ses romans. Aussi anodine que cette tendance puisse être, elle révèle en creux un aspect central à l’œuvre, celui d’une mise à distance de tout ce qui s’apparente à une catégorisation trop rigide. Saint-Exupéry n’est pas de ces auteurs qui construisent l’œuvre en aval. La pensée, au contraire, se développe au fur et à mesure, entraînant dans son sillon la structure de l’œuvre, qui se moule à son propos :

Le plan dans l'œuvre littéraire fait partie de l'illusion des logiciens, des historiens et des critiques. […] Si, avant d’écrire, j’énonce en gros quelques mouvements de mon œuvre […] ce n’est point ce plan-là qui conditionne mon œuvre. Il n’est que l’expression de ce que j’ai une œuvre à écrire. Car évidemment l’essentiel se présente d’abord en tant que structure. Mais comme mon travail est précisément, essentiellement de découvrir et de dégager cette structure qui seule importe, il est un peu absurde de penser qu’elle est schéma rigide qui va gouverner et contenir l’œuvre. Et ce que je modifierai perpétuellement jusqu’à ce que le verbal « ressemble » à l’essentiel non verbal, ce sera précisément le plan. (C, 323)

La forme ou le genre du roman est secondaire à « l’essentiel », qu’on peut comprendre en fonction de l’importance accordée au processus. La finalité, lorsqu’elle lui est préférée, risque d’estomper, ou, pire, « tuer » le mouvement, selon ses dires :

Je ne suis ni vieux ni jeune. Je suis celui qui passe de la jeunesse à la vieillesse. Je suis quelque chose qui se forme. Je suis un vieillissement. Une rose n’est pas quelque chose qui éclot, s’ouvre et se fane. Ça, c’est une description pédagogique. Une analyse qui tue la rose. Une rose, ce n’est pas des états successifs. Une rose, c’est une fête un peu mélancolique. (VSÉ, 750)

Ainsi, lui qui « ne sai[t] ni distinguer le moyen du but […] ni l’attaque de la défense » (C, 23), comme il le laisse savoir dans ses carnets, pourrait très bien substituer au couple signifiant/signifié, ou, plus simplement, forme/fond, cette dualité entre la machine et sa destination. La distinction étant d’abord « un ordre pédagogique » (C, 23), il conclut à quelques reprises que « la méthode et le but se confondent » (C, 120). L’avion est un outil – c’est tout le propos de Terre des hommes –, le langage est un outil – c’est tout le propos de Citadelle –, le roman – ses romans –, de façon similaire, voire équivalente, ne saurait être autre chose qu’un moyen de rendre compte d’une matière ou d’une réalité particulière.

N’est-ce pas, au fond, une invitation à lire l’œuvre telle qu’elle se joue réellement qui se dessine par-là ? Le processus ne peut être ramené à « des états successifs », nous dit l’auteur, encore moins à une organisation, au risque d’étouffer l’« essentiel ». Dégager de la périphérie de l’œuvre une théorie du roman revient à observer le produit final de l’extérieur – la rose éclot, s’ouvre et se fane. Il faut apprivoiser la rose pour goûter à la fête mélancolique qu’elle porte – de même pour l’œuvre. Prenons donc ces observations sur le genre romanesque comme un angle d’approche de l’ensemble continu que forment les différentes publications de Saint-Exupéry, de 1929 à 1948. Pour limpide que soit cet aspect de la « théorie » du roman qui unit l’auteur à son œuvre, il n’est pas sans exclure une grande difficulté dans la pratique. En fait, il semble que cette difficulté exhume un aspect du rapport au genre romanesque de l’écrivain. Un survol de l’œuvre exupérienne d’un point de vue générique révèle une opposition entre ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas, où le second se présente sous d’autres traits que ceux du roman.

Le roman ou le dicible.

Si Courrier Sud et Vol de nuit sont considérés unanimement comme des romans, le portrait se floue par la suite, à mesure que le rapport au langage de l’auteur se complique. Ces deux premières publications, sans illustrer dans toute son ampleur la crise langagière à laquelle on assiste dans les œuvres subséquentes, la préfigurent comme thème, à commencer par Courrier Sud. En exemplifiant la préséance de l’objectif (la livraison du courrier) sur le moyen (le pilote), l’œuvre infère un douloureux décalage entre la communication et la valeur d’une vie, réduite à néant. L’histoire se ferme sur une image des plus acerbes, alors que la mort du protagoniste Jacques Bernis, annoncée par télégramme, côtoie platement le sort de l’avion et du courrier qu’il porte : « Pilote tué avion brisé courrier intact » (CS, 348) Le télégramme qui suit, sur lequel se clôt le texte, marque avec encore plus d’insistance le peu d’importance que l’« institution » accorde à la vie, en l’évacuant complètement de son message : « De Dakar pour Toulouse : courrier bien arrivé Dakar. Stop. » (CS, 349) Par ce silence autour du pilote, c’est comme si la mort devenait double. Elle résonne amèrement, en négatif, dans la disparition rendue muette de l’homme. Ce traitement de la vie et de ce qui n’en est pas dit, on le verra sous un autre angle dans Vol de nuit. Le roman lauréat du prix Femina de 1931 le reprend à rebours, via le commandant Rivière, qui témoigne d’une profonde empathie pour ses pilotes : « Rivière pensait aux télégrammes qui touchent les familles sous les lampes du soir, puis au malheur qui, pendant des secondes presque éternelles, reste un secret dans le visage du père. » (VN, 453) Pour l’auteur, « Rivière cherche à créer des hommes dans le livre » (VSÉ, 514) et, en ce sens, le personnage se pose comme une réponse aux lignes désensibilisées sur lesquelles se ferment Courrier Sud : « Et Rivière luttera aussi contre la mort, lorsqu’il rendra aux télégrammes leur plein sens, leur inquiétude aux équipes de veille et aux pilots leur but dramatique. » (VN, 483) Cette fois, la disparition du pilote, Fabien, n’est pas ignorée, mais elle n’est pas plus accueillie par des mots. La camaraderie pallie leur insuffisance, qui, toutefois, n’a (encore) rien de négatif : « [De la disparition de Fabien] [i]ls en parlèrent peu. Une grande fraternité les dispensait de phrase. » (VN, 488)

L'unité de sens, d'action et de narration qui s'étendent sur les vingt et quelques chapitres les constituant font de Courrier Sud et Vol de nuit les romans les plus « conventionnels » de Saint-Exupéry. Les problématiques liées à l’expression apparaissent sur le mode de la mimesis : exposées ou illustrées, elles ne s’arriment pas concrètement à la structure du texte. Le portrait change par la suite. Terre des hommes, paru en 1939, s’éloigne d’une expression commune du genre : la construction de l’œuvre correspond à ce que d’aucuns appellent sa forme « composite », c’est-à-dire qu’une suite de récits, articles, essais indépendants, réunis par un même titre, constituent un tout qui vaut plus que la somme de ses parties prises individuellement. L’œuvre s’ouvre sur un constat qui la place d’emblée sous le signe de l’irréalisable : « La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres » (TH, 613). Contrairement à Proust, pour qui « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » (2284), Saint-Exupéry fait du vécu la plus-value du langage. Concrètement, l’effet est quelque peu abrasif à la lecture : en venant raconter dans les chapitres qui suivent ce qu’il a appris de son expérience sur la terre, l’auteur n’avoue-t-il pas qu’il s’attèle à l’impossible ? Ne rend-il pas sa tâche en quelque sorte vaine puisqu’elle ne peut égaler, encore moins dépasser, ce que l’expérience du monde lui a offert ? Ces deux premières questions en suscitent deux autres, au rayonnement plus vaste : Faut-il voir le roman comme un moyen par dépit de rendre compte de l’expérience humaine ? À défaut de pouvoir faire mieux, d’avoir un meilleur choix, Saint-Exupéry s’est-il en fait rabattu sur ce mode de l’expression, qui reste, comme il le révélera plus tard, une « contrainte, mais invisible » (CI, 311) ?

Pour paradoxal que soit l’incipit de Terre des hommes au regard de son contenu, il ne crée pas de disjonction notable, et l’œuvre conserve au fil de son enchaînement une relative unité. L’auteur garde effectivement foi en son message, tel qu’il l’écrit en parallèle de l’œuvre : « J’ai écrit avec passion Terre des hommes pour dire à ma génération : "vous êtes habitants d’une même planète, passagers d’un même navire !" » (VSÉ, 950). On peut ainsi lire l’incipit comme une invitation à vivre pleinement, qui ne tient pas compte de son possible envers défaitiste. Le commentaire sur la valeur de l’œuvre en ouverture dénote tout de même ce qui prendra de l’ampleur dans les œuvres subséquentes : l’échec du langage et l’impossibilité nouvelle à rendre compte du monde. C’est avec Pilote de guerre (1942) que Saint-Exupéry cesse d’aborder cette crise en devenir de façon évocatoire pour la faire voir dans toute son ampleur, dans le fond comme dans la forme : « Notre vocabulaire semblait presque intact, mais nos morts, qui s’étaient vidés de substance réelle, nous conduisaient, si nous prétendions en user, vers des contradictions sans issues. » (PG, 933) Le décalage, ici, est limpide entre le langage est la « substance » qu’il porte. En parallèle, ce « récit » limitrophe, qui emprunte tour à tour à l’autobiographique, le romanesque et l’essayistique – où matière et genre se confondent –, rompt avec la forme romanesque, pourrait-on dire, puisque l’auteur n’y reviendra plus à sa suite. Ce divorce semble indissociable du rapport conflictuel qu’il entretient avec le « bouquin » – terme qu’il emploie dans une lettre à son éditeur – prolongeant, dans le « réel » ces contradictions sans issues qu’il dénotait dans l’œuvre. À son sujet, il partage à une amie toute l’amertume que sa rédaction a engendrée : « Je n’en pense aucun bien – crois-le. Je l’ai écrit dans le désordre intérieur. Je n’ai pas réussi à dire ce que je voulais. » (VSÉ, 799) L’œuvre, dans sa construction aussi plurielle qu’instable, témoigne d’une crise du langage à laquelle se heurte le narrateur-auteur. Incapable de traduire son propos par la voie du roman, il change de ton dans les derniers chapitres, pour adopter une manière plus essayistique, « à sauts et à gambades », réitérant de plusieurs façons et à plusieurs reprises l’échec du langage, avant d’appeler à l’action. Cette crise s’apparente à ce que, chez Freud, on connaît comme étant l’inanalysable, c’est-à-dire ce qu’il reste au-delà du dicible, ce qui ne peut être saisi dans et par le langage : « Mais quand il s’agit de parler de l’Homme, le langage devient incommode. […] L’unité de l’être n’est pas transportable par les mots. » (PG, 930) Pilote de guerre apparaît, en somme, comme une œuvre confuse qui ne cesse de chercher sa cohérence, à une époque où, justement, elle fait plus que jamais défaut[3] .

Les deux années qui font suite à la publication du récit, les dernières de l’auteur, ne verront pas la situation se résorber. Au contraire, la crise s’accentue, pour culminer dans Citadelle. Le petit prince – un conte pour enfant –, est le lieu d’une réflexion marquée sur l’insuffisance du langage, bien qu’on ne l’aborde pas sous cet angle : « J’ai ainsi vécu seul, sans personne avec qui parler véritablement, jusqu’à une panne dans le désert du Sahara, il y a six ans » (PP, 1090, je souligne). Avant même cet aveu en ouverture du deuxième chapitre, le thème de l’incompréhension était traduit dès les premières lignes par le dessin numéro un du serpent boa fermé, que les « grandes personnes » méprennent, comme on le sait, pour un chapeau. Avec Lettre à un otage, publié la même année, le courant de la communication est certes rétabli en partie, mais c’est au détriment du langage, en parallèle du langage, que cette réunification s’opère :

C’est le contenu qui comptait. La pâte humaine. […] [C]et accord était si plein, si solidement établi en profondeur, il portait sur une bible si évidente dans sa substance, bien qu’informulable par les mots, que nous eussions volontiers accepté de fortifier ce pavillon, d’y soutenir un siège, et d’y mourir derrière des mitrailleuses pour sauver cette substance-là. Quelle substance ?... C’est bien ici qu’il est difficile de s’exprimer! Je risque de ne capturer que des reflets, non l’essentiel. Les mots insuffisants laisseront fuir ma vérité. (LO, 1199)

On trouve dans cet extrait les grandes lignes observées ici et là en sous-texte, désormais visible à la surface. Citadelle, donc, au terme de l’œuvre perd de son aridité : ses contradictions, son incertitude générale, la fragilité de sa charpente deviennent, lorsqu’on prend le temps de parcourir l’œuvre dans son ensemble, une illustration on ne peut plus juste de l’indicibilité.

De là à conclure à une tendance intentionnelle ou assumée par l’auteur, un pas ne sera pas franchi. Avant qu’elle soit totale, encore moins annoncée, la rupture avec le genre romanesque se manifeste de publication en publication, prenant les traits d’un mouvement, d’un processus qui se dénoue peu à peu. À mesure que le temps avance et – surtout – que les conflits politiques dégénèrent, une corrélation de plus en plus marquée se tisse entre la forme adoptée et l’incapacité grandissante de l’auteur à nommer, décrire, énoncer, et, concomitamment, à se faire comprendre. À tel point que l’indicible devient un leitmotiv chez Saint-Exupéry, visible dans les correspondances bien avant qu’il soit abordé de front dans l’œuvre : « Ce n’est pas l’homme, c’est le langage qui ne va pas » (VSÉ, 510) ; « Pour saisir le monde d’aujourd’hui, nous usons d’un langage qui fut établi pour le monde d’hier. Et la vie du passé nous semble mieux répondre à notre nature, pour la seule raison qu’elle répond mieux à notre langage. » (598) ; « Je sais très bien ce que je veux dire, mais il faudra que je réfléchisse pour être clair » (750) ; « Je pourrais écrire, j’ai le temps, mais je ne sais pas encore écrire, mon livre n’est pas mûr en moi. » (756) Cette structure de l’expression – ce mouvement d’une certaine pensée – qu’est le roman, adopté par l’auteur pour ses deux premières œuvres, semble donc de moins en moins adéquate à cerner la complexité du monde. Citadelle finit de nous l’apprendre : « La vérité loge au-delà. Les paroles l’habillent mal et chacune d’elles est critiquable. L’infirmité de mon langage m’a souvent fait me contredire. […] Mes paroles sont maladroites et d’apparence incohérente : non moi au centre. Je suis, tout simplement. » (CI, 412)

Conclusion.

Que retenir de ce parcours des écrits, canoniques ou non, d’Antoine de Saint-Exupéry ? D’abord, que l’auteur se refuse à énoncer une théorie précise et définie sur le roman. Il faut tirer de certaines mentions trouvées ici et là des conclusions sur une vision qui cible ce genre en particulier en quelques occasions. Ensuite, que cette vision qui n’est pas à l’abri des paradoxes, ni des contradictions. Sa jeunesse, par exemple, a donné lieu à la découverte d’œuvres romanesques qui ont continué de l’influencer, la maturité atteinte, en devenant un critère d’appréciation de ses lectures. Ses critiques contemporaines ont, quant à elle, mis en lumière le versant opposé de son approche du roman : l’ethos de l’auteur dans l’œuvre et la recherche de transparence coïncident avec un rejet de l’illusion, du romanesque. Entraînant dans son sillon une perspective pragmatique ou structurale, les observations de Saint-Exupéry sur les œuvres de Gide et Werth (parmi d’autres) a consolidé une approche du roman comme outil, dans le rapport qu’il entretient avec la poésie et le théâtre.

L’étude de la pratique commentée de l’auteur a exposé l’importance du processus, auquel la structure de l’œuvre vient se modeler. C’est comme une invitation à retourner au texte réel que les remarques de Saint-Exupéry doivent être prises, en ce que tout constat rigide ou catégorique est évité, au risque d’interrompre le mouvement. Le roman est une forme parmi tant d’autres du langage, un sous-aspect de l’expression. Il est secondaire au propos. Ainsi, pour rapide qu’elle fut, l’étude de son œuvre, depuis Courrier Sud jusqu’à Citadelle, a fait voir une rupture avec le genre romanesque, qui traduit l’« incohérence générale » et, surtout, les limites de cette forme. L’auteur le délaisse peu à peu à mesure que son rapport au langage se complexifie. La structure de « l’essentiel », pour le Saint-Exupéry des années 1940, n’est donc plus celle du roman.

Au final, ce voyage en terre exupérienne met de l’avant une disparité entre la théorie du roman que l’on peut trouver énoncée et sa pratique concrète. L’outil les unit, certes, mais il n’a pas la précision de certaines remarques sur Werth, ni le fendant d’une critique de Gide. Force est de le constater : écrire, comme vivre, c’est autre chose.

[1] Les extraits cités, mis à part ceux provenant des Carnets (C) et de Citadelle (CI), qu’ils proviennent de correspondances ou d’écrits divers, renvoient à l’intégral Du vent, du sable et des étoiles, que l’on retrouve indiqué par les initiales VSÉ entre parenthèses, suivies du numéro de page. Lorsque la citation provient d’une des sept œuvres de l’auteur, outre Citadelle, les initiales en italique de l’œuvre (PG, pour Pilote de guerre) sont préférées à celles de l’édition des œuvres complètes (VSÉ), bien qu’elles en proviennent également.

[2] Dans ses carnets : « "Il faut de l'ordre dans le discours" est une expression absurde. Un discours devient ordre une fois fait. Comme la grande destinée, comme l'arbre. Mais ils croient y trouver un truc pour conquérir et pour bâtir ! Et ils commencent par l'ordre avant la vie! » (C, 323)

[3] Le désordre politique, bien entendu, y est pour beaucoup. C’est en des termes similaires à ceux de Benjamin, traduisant dans Le Narrateur le désœuvrement des soldats « appauvris en expérience communicable » au retour de la Grande Guerre, que l’auteur de Pilote de guerre s’adresse aux Américains : « Vous faîtes partie de ceux qui se sont peu à peu forgés, depuis que la technique a cessé de faire d’une guerre une glorieuse promenade, où les émotions déjà valaient peut-être les quelques vies qu’elle coûtait, pour la changer en un charnier géant où la chair de l’homme est broyée par les engrenages des machines pour la changer en un concept nouveau qui s’élèverait comme une espérance merveilleuse sur le monde, celle de la stabilité des empires. » (VSÉ, 780) « Dans le champ d’action de courants mortels et d’explosions minuscules, le frêle corps humain », écrit Benjamin, résumant par-là toute la distance qui sépare désormais l’être humain et la machine, l’être humain et le monde qu’il habite. Pour Saint-Exupéry, ce problème de communication se comprend via des concepts similaires à ceux qu’énonce Benjamin. Ce décalage entre l’humain et la matière qui compose son univers, on le retrouve exposé dans ses correspondances : « Imaginez le physicien, auquel on apporterait en vrac, d’un seul coup, vingt décimales nouvelles des phénomènes connus, et mille phénomènes nouveaux : le problème le dépasserait. Il faudrait attendre des siècles celui qui, ayant lentement digéré, fonderait un langage nouveau, et qui ordonnerait le monde. Il n’y aurait plus d’ordre dans la physique mathématique. Tout ça est excessivement amer. Il n’y a plus de positions possibles : ou bien accepter d’être esclave de M. Hitler – ou de le refuser en gros, mais en prenant les risques du refus. » (VSÉ, 753) En ce sens, l’incertitude générique du récit de 1942 relève peut-être plus d’une prolifération des formes en son sein que d’une réelle indétermination, reprenant cette idée d’un trop-plein de décimales plutôt que d’une absence de données. Voir W. Benjamin, Le narrateur, p. 206.

Ouvrages cités :

  • BENJAMIN, Walter. « Le narrateur », Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1991, p. 205-229.
  • PROUST, Marcel. À la recherche du temps perdu, texte établi sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999.
  • SAINT-EXUPÉRY, Antoine de. Du vent, du sable et des étoiles. Œuvres, édition établie et présentée par Alban Cerisier, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2018.
  • ———. Carnets, avant-propos et notes de Nathalie des Vallières, introduction de Pierre Chevrier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999.
  • ———. Citadelle, édition abrégée, établie et préfacée par Michel Quesnel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000.

Bibliographie

Ouvrages cités

SAINT-EXUPÉRY, Antoine de. Du vent, du sable et des étoiles. Œuvres, édition établie et présentée par Alban Cerisier, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2018.

———. Carnets, avant-propos et notes de Nathalie des Vallières, introduction de Pierre Chevrier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999.

———. Citadelle, édition abrégée, établie et préfacée par Michel Quesnel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000.

Citations

Citadelle, édition établie, abrégée et préfacée par Michel Quesnel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000 [1948].
« Celui-là qui me vient avec son langage pour saisir et exprimer l’homme me paraît semblable à l’enfant qui s’installe au pied de l’Atlas avec son seau et sa pelle et forme le projet de saisir la montagne et de la transporter ailleurs. L’homme c’est ce qui est, non point ce qui s’exprime. Certes, le but de toute conscience est d’exprimer ce qui est, mais l’expression est œuvre difficile, lente et tortueuse, – et l’erreur est de croire que n’est pas ce qui ne peut d’abord s’énoncer. » (129)

« Moi je viens, et je suis votre terre et votre étable et votre signification. Je suis la grande convention du langage, et maison et cadre et armature. » (145)

« Ce n’est point au nom d’un plan que tu travailles, mais tu travailles pour l’obtenir. Mais eux qui disent à leurs élèves : "Voyez cette grande œuvre et l’ordre qu’elle montre. Fabriquez-moi d’abord un ordre, ainsi votre œuvre sera grande", quand l’œuvre alors sera squelette sans vie et détritus de musée. » (180)

« Si donc le langage par lequel tu me communiques tes raisons d’agir est autre chose que le poème qui me doit me charrier de toi une note profonde, s’il ne couvre rien d’informulable mais dont tu prétendes me charger, alors je te refuse. […] Car on ne meurt point pour le signe mais pour la caution du signe. Laquelle impose, si tu veux l’exprimer, ou commencer de l’exprimer, le poids des livres de toutes les bibliothèques de la terre. […] Pour que mon langage morde et puisse me devenir et te devenir opération, il faut bien qu’il accroche en toi quelque chose. » (210) « Car si je fonde l’homme, je délivre de lui des démarches d’homme, si je fonde le poète je délivre des poèmes, et si je fais de toi un archange je délivre des paroles ailées et des pas sûrs comme d’un danseur. » (233)

« Car exactement comme la cathédrale est un certain arrangement de pierres toutes semblables mais distribuées selon des lignes de force dont la structure parle à l’esprit, exactement de même qu’il est un cérémonial de mes pierres et la cathédrale est plus ou moins belle. […] Et je ne connais rien au monde qui ne soit d’abord cérémonial. Car tu n’as rien à attendre d’une cathédrale sans architecture, d’une année sans fêtes, d’un visage sans proportions, d’une armée sans règlements, ni d’une patrie sans coutumes. Tu ne sauras quoi faire de tes matériaux en vrac. […] J’ai dénommé pierre un certain cérémonial de la poussière dont elle est composée. » (281)

« N’oublie pas que ta phrase est un acte. Il ne s’agit point d’argumenter si tu désires me faire agir. Crois-tu que je m’en vais me déterminer pour des arguments ? J’en trouverais de meilleurs contre toi. » (297)

« Peu m’importent les erreurs que tu me reproches. La vérité loge au-delà. Les paroles l’habillent mal et chacune d’elles est critiquable. L’infirmité de mon langage m’a souvent fait me contredire. Mais je ne me suis point trompé. Je n’ai point confondu le piège et la capture. Elle est commune mesure des éléments du piège. Ce n’est point la logique qui noue les matériaux mais le même dieu qu’ils servent ensemble. Mes paroles sont maladroites et d’apparence incohérente : non moi au centre. Je suis, tout simplement. » (412)
Du vent, du sable et des étoiles. Œuvres, édition établie et présentée par Alban Cerisier, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2018.

Lettres :

« Je suis en train de lire Poussière, je pense que nous aimons tous ça, comme La Nymphe au cœur fidèle parce que nous nous reconnaissons. Nous aussi nous formions tribu. Et ce monde des souvenirs d’enfants de notre langage et des jeux que nous inventions me semblera toujours désespérément plus vrai que l’autre. » (38)

« J’essaierai certainement de faire du théâtre, ça me passionne, c’est un genre de littérature remarquable au point de vue de la puissance d’émotion qu’on peut y condenser. C’est moins propre à la complexité des idées qui doivent être évidemment assez générales pour être prêtées à cette structure. » (62)

« Ah! Je pense à mes poésies : j’aimerais beaucoup mieux en faire paraître quelques-unes dans des revues – mais des revues intéressantes (hebdomadaires par exemple) et n’éditer qu’une fois en France : je veux m’occuper moi-même de mon bouquin, je serais malheureux s’il n’était pas conforme à mes manies. Mon premier bouquin… » (87)

« Mon roman mûrit pages page par page. Je pense venir vers le début du mois prochain et vous le montrer : je le crois tout à fait neuf. Je viens d’écrire les pages que je crois les meilleures. […] Mon roman chôme un peu, mais je fais des progrès internes considérables par une observation de chaque seconde que je m’impose. J’emmagasine. » (121)

« J’ai écrit des bribes de mon roman. Je n’ai guère le temps ni de travailler ni de lire. […] [J]e lis Chant funèbre pour les morts de Verdun de Montherlant. J’aime beaucoup ce désir de dépouillement de la pensée et ce style dépouillé aussi, sans images, dont l’auteur s’efface. » (121 – à Charles Sallès)

« Il faut me chercher tel que je suis dans ce que j’écris et qui est le résultat scrupuleux et réfléchi de ce que je pense et vois. Alors dans la tranquillité de ma chambre ou d’un bistro, je peux me mettre bien face à face avec moi-même et éviter toute formule, truquage littéraire et m’exprimer avec effort. Je me sens alors honnête et consciencieux. Je ne peux plus souffrir ce qui est destiné à frapper et fausse l’angle visuel pour agir sur l’imagination. […] Je n’ai plus aucune coquetterie de la pensée qui fait qu’on s’interpose entre ce que l’on voit et écrit. » (123)

« J'ai lu le récit d'André Gide. J'ai toujours la même impression. D'abord une impression d'effort désespéré pour caractériser les choses, pour en donner un raccourci. Mais elles n'en surgissent jamais. À mesure qu'il les touche, il les empaille. Et ce n'est pas donner un raccourci que de supprimer verbes et articles. "Jour de pluie incessante, mer assez houleuse", "extraordinaire quiétude, beauté des arbres". Cette forme de journal m’agace. Il me semble qu’il emploie toujours cette forme de notation, ce moule, pour qu’une d’elles vienne s’y placer par miracle. Et qu’il s’efforce d’être le plus simple possible pour faire ces découvertes qui ne sont données qu’aux innocents. Il se place dans cette attitude, il pense humblement "toits rouges, herbe verte…", mais le Saint-Esprit ne descend jamais. […] Mais tout ça n’est rien : "Ce matin une hirondelle de mer contre la lisse. J’admire ses petites pattes palmées et son bec bizarre… Je la garde quelques instantes dans ma main ouverte, puis elle reprend son vol et se perd de l’autre côté du navire." C’est du truquage. Tu prends un héros. Tu l’exiles dans un coin perdu du vaste monde. Tu l’entoures d’anthropophages. Tu le menaces d’un boa et tu lui fais – peu – mal à un pied. "Toute sa conscience est abolie. Il ne pense plus qu’à son ongle incarné…" Ça, c’est épatant. Comment ! On peut être un héros perdu dans le vaste monde et entouré d’anthropophages et souffrir d’un ongle incarné. Comme le héros se définit, comme il est proche. Comme je me fous d’André Gide exilé sur les mers d’Afrique, constatant que s’en va à droite une hirondelle qui venait de gauche. Comme je me fous de l’instantané qu’il me donne de lui en notant avec le plus grand soin le détail le plus indifférent, le plus banal, le moins chargé d’image, de sens. Et ensuite ? Je sais bien qu’il pissait aussi, monsieur André Gide, en Afrique. Si ce qu’il écrivait avait un sens, ça me restituerait plus son attitude. Mais son attitude – je m’en fous. » (223-224)

« Je lis un peu et me suis décidé à écrire un livre. J’ai déjà une centaine de pages et suis assez empêtré dans sa construction. J’y veux faire entrer beaucoup trop de choses et de points de vue différents. » (238)

« Morand fait du Morand, ce qui est odieux, Giraudoux fait du Giraudoux (ce qui a d’ailleurs plus d’arrière-plan). Et on est certain, absolument certain, désespérément certain en ouvrant un Henry Bordeaux de lire quelque chose d’idiot. Cela fait l’effet d’une pharmacie dont on connaît les étiquettes. On connaît déjà ce que l’on va boire. On n’a plus soif. » (499)

« À part tout cela, il reste l’avion. Le tronçon sur lequel je pilote est d’environ 2000 kilomètres, que nous accomplissons en général la nuit. Comme il s’agit du courrier d’Amérique et que l’on fonce par tous les temps (c’est à Guillaumet et moi que ce secteur est confié), j’ai déjà connu quelques heures pires que celles de mon livre. Le néant parfait, entre les nuages et la brume et sans un feu dans ces nuits d’encre. Arriver, c’est vraiment parfois tirer le monde d’une sorte de chaos original. » (500)

« Je voudrais revenir un peu à mon Rivière. Je ne lui ai pas "fait un sort" C’était très important pour moi mais je sais maintenant que je me suis mal exprimé. Ce n’est pas l’homme, c’est le langage qui ne va pas. Il y a un tel fossé entre les spéculations théoriques sur l’homme et les nécessités pratiques, et l’action, que de plus en plus il me semble qu’il y a là deux plans aussi valables l’un que l’autre et parfaitement inconciliables. » (510, lettre à un critique)

« Rivière cherche à créer des hommes dans le livre, il conduit des hommes dans le film. Et sa dureté se justifie moins. » (514)

« Pour saisir le monde d’aujourd’hui, nous usons d’un langage qui fut établi pour le monde d’hier. Et la vie du passé nous semble mieux répondre à notre nature, pour la seule raison qu’elle répond mieux à notre langage. Chaque progrès nous a chassés un peu plus loin hors d’habitudes que nous avions à peine acquises, et nous sommes véritablement des émigrants qui n’ont pas fondé encore leur patrie. Nous sommes tous des peuples trop jeunes, sans langages, sans traditions. Il nous faudra vieillir un peu avant de former des chants populaires… » (598)

« Imaginez le physicien, auquel on apporterait en vrac, d’un seul coup, vingt décimales nouvelles des phénomènes connus, et mille phénomènes nouveaux : le problème le dépasserait. Il faudrait attendre des siècles celui qui, ayant lentement digéré, fonderait un langage nouveau, et qui ordonnerait le monde. Il n’y aurait plus d’ordre dans la physique mathématique. » (753)

« Je pourrais écrire, j’ai le temps, mais je ne sais pas encore écrire, mon livre n’est pas mûr en moi. Un livre qui "donnerait à boire". » (770)

« Si j’écris je dois me demander : Que pensera-t-on de mon texte ? Que deviendra-t-il dans dix années ? Et non : Qu’en pensera le 22 février un individu peut-être bigle et infantile, dont, de toute façon, je me fous éperdument. Ça m’est complètement égal, si j’écris un poème qui me plaît, qu’il ne soit lu ou entendu que quarante ans après ma mort. L’imagerie du poète incompris que l’injustice des hommes condamne à la misère pour ne le réhabiliter que cent ans plus tard, m’est toujours apparue comme étant de la plus niaise sensiblerie. Le poète a bien de la chance au contraire. Je ne vais pas m’attendrir sur le sort des anguilles qui vont pondre dans la mer des Sargasses et ne connaîtront jamais leur progéniture. Ou mon bouquin est bien et on le lira un jour – je me fous totalement de savoir quand –, ou bien il est zéro et ne peut bénéficier que d’un tumulte d’actualité – et je me fous complètement qu’on le lise. […] Je préfère que l’on vendre cent exemplaires d’un livre dont je ne rougis pas, que six millions d’exemplaires d’un navet. […] On "est" dans un bouquin. S’agit d’être proprement. C’est tout. » (794, lettre à Lewis Galantière)

« Ça ne réside pas dans le matériel, ni dans la surface de l’énoncé. Ça ne commence même d’exister que quand on ne voit plus pourquoi. Et je connais très bien les changements à faire. Ils portent sur quelque chose que je ne sais pas définir, qui est la "durée" de ce que je dis. Si Wind, Sand and Stars se vend encore, c’est parce que j’ai tout démoli en débarquant. » (Ibid.)

« Voilà mon livre [Pilote de guerre]. Je n’en pense aucun bien – crois-le. Je l’ai écrit dans le désordre intérieur. Je n’ai pas réussi à dire ce que je voulais. » (799) « Une fois encore, je n’ai pas d’autre vocabulaire, que religieux, pour m’exprimer. J’ai compris ça à relire mon Caïd [Citadelle]. Ça a un sens informulable, mais n’est pas hasard "véhicule, voie et charroi pour le conducteur des conducteurs". Je ne comprends rien, rien d’autre. Je ne comprends pas que "l’on me puisse mériter". Je ne suis pas récompense. Ni que je puisse "mériter". Je ne mérite rien. Et je ne sais pas penser autrement que je ne pense. D’ailleurs, j’en ai assez de moi. Avec mon langage tellement difficile sur toute chose. Je suis très en prison moi-même. […] Cette incommunicabilité de l’époque me touche plus que tout au monde. » (1231)

« Moi je ne sais pas faire les dessins. Il faut que j’en extraie un d’entre trois mille. Celui-là encore est raté. Si j’ai vaguement appris à écrire, c’est parce que je vois cruellement tous mes défauts. Aucune phrase n’est jamais sauvée. Elle n’est pas folle, ma vieille formule : je ne sais pas écrire, je ne sais que corriger. » (1233)

Conférence et autres textes :

« Le premier livre que j’ai vraiment aimé est un recueil de contes de fées de Hans Christian Andersen. Mais c’est, en fait, le second livre que j’ai lu. À quatre ans et demi, je brûlais du désir de lire un vrai livre. J’avais trouvé, au fond d’un vieux coffre en Bois rempli de catalogues et de prospectus jaunis, une brochure sur la fabrication du vin : et, tout incompréhensible qu’elle me fût, je la lus de la première à la dernière page : chaque mot me captivait. Ce fut là mon tout premier livre. Quelques années plus tard, j’ai découvert Jules Verne. Je devais être âgé de dix ans environ. Les Indes noires, l’un de ses livres les moins connus, et en général considéré comme quelque peu ennuyeux, m’apparaissait à moi plein de majesté et de mystère. J’en parle encore aujourd’hui, car cette œuvre était appelée à jouer un rôle important dans ma vie. L’action se passe dans des galeries souterraines creusées à des milliers de pieds sous la surface de la terre, là où la lumière ne pénètre jamais. Il est tout à fait possible que l’atmosphère fantastique de ce livre, qui s’est gravée dans ma mémoire, ait été à l’origine de mon propre Vol de nuit, qui est aussi une exploration des ténèbres. Je n’ai jamais eu un goût prononcé pour le roman, et j’en ai relativement peu lu. Les premiers romans qui m’ont attiré sont ceux de Balzac, Le père Goriot surtout. À quinze ans, j’ai découvert Dostoïevski, et ce fut une formidable révélation : j’ai tout de suite senti que j’étais entré en contact avec quelque chose d’énorme, et je me suis mis à lire tout ce qu’il avait écrit, un livre après l’autre, comme je l’avais fait avec Balzac. […] Le premier romancier contemporain qui me parut avoir de la valeur fut Jean Giraudoux. La lecture de L’École des indifférents et de Simon le Pathétique m’enchanta, car j’avais l’impression qu’il y avait là un homme occupé des seules choses essentielles. Je me souviens par exemple, dans Simon le Pathétique, qu’il était d’une importance vitale pour Simon de savoir si son lit était appuyé ou non contre le mur. Il est vrai que pour un enfant cette question est très grave ; l’espace obscur et désert qui vous sépare du mur est un pays mystérieux qui est à vous seul… » (46)

« Je voyage toujours avec un certain nombre de livres dont j’hésite ici à donner les titres, car, avouer que les œuvres de Pascal, Descartes, et de philosophes, mathématiciens et biologistes contemporains vous suivent partout peut sembler prétentieux, prévu pour faire de l’effet. Ces livres sont pourtant près de moi, sur ma table. Pendant la guerre, mes fidèles compagnons furent Pascal, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, de Rilke, et un volume fatigué des œuvres de Baudelaire… » (46, 1941)

« Rien encore n’avait été dit. Cependant tout était résolu. […] Le soins accordés au malade, l’accueil offert au proscrit, le pardon même ne valent que grâce au sourire qui éclaire la fête. Nous nous rejoignons dans le sourire au-dessus des langages, des castes, des partis. » (1202, Lettre à un otage)

« Il nous semblait d’ailleurs que la simplicité apparente de Werth était plus difficile à pénétrer que l’hermétisme d’un Mallarmé. Werth ne se disait jamais : "Là est ma trouvaille…" Il n’accusait pas ses découvertes par un rond de jambe de styliste. Il parlait comme ça, sans surprendre […]. Ce n’était rien d’abord qu’un récit remarquable. Mais à nous asseoir si souvent, en le lisant, auprès de lui, observer du point de vue choisi par lui, nous dépassions peu à peu le plan des images comme celui des jugements. L’écorce, ou la formule, ne nous retenait plus. Werth guidait vers la pulpe des choses. Et nous apprenions à nous nourrir. Werth est l’un des hommes qui se peuvent contredire en apparence, sans se démentir. Il ne se dément jamais. Ses énoncés recoupent tous la même réalité informulable et permanente sa civilisation intérieure. Une civilisation avant tout, c’est tel point de vue et non un autre. […] L’essentiel de Werth c’est la direction de son effort. C’est la qualité de son regard, de sa préoccupation et de sa recherche. C’est la rectitude de sa démarche. Si sa phrase est solide, c’est qu’elle est un outil. Elle sert. Werth est si dense et sa démarche est si féconde que l’on peut, si l’on a lu Werth, faire de lui, en son absence, un véritable compagnon. Si j’ai écrit une page, et si j’imagine que Werth la discute, je découvre aussitôt, dans ma page, certaines imperfections que je n’y eusse point découvertes. Werth enseigne à vivre. » (1208, Écrits de guerre)

Poème :

« Sonnet romantique
Aussi pardonne-moi si ma bouche est avare
Tu n’es pour moi qu’un rayon de soleil furtif
Je rêve par-delà notre baiser passif
Un roman beau comme un poème… et m’y prépare. » (166)

Carnets, avant-propos et notes de Nathalie des Vallières, introduction de Pierre Chevrier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999.
« Le plan dans l'œuvre littéraire fait partie de l'illusion des logiciens, des historiens et des critiques. Car les lignes de force s'ordonnent nécessairement autour du pôle fort. Le plan est une conséquence de l'existence forte et non sa cause. Et qui parle d'ailleurs du (préalable) plan des symphonies ou des sculptures qui se présentent une fois achevées comme parfaitement ordonnées? Si, avant d’écrire, j’énonce en gros quelques mouvements de mon œuvre (ici, ça monte, ici tel goût de souvenir ; ici, plus sombre…) ce n’est point ce plan-là qui conditionne mon œuvre. Il n’est que l’expression de ce que j’ai une œuvre à écrire. Car évidemment l’essentiel se présente d’abord en tant que structure. Mais comme mon travail est précisément, essentiellement de découvrir et de dégager cette structure qui seule importe, il est un peu absurde de penser qu’elle est schéma rigide qui va gouverner et contenir l’œuvre. Et ce que je modifierai perpétuellement jusqu’à ce que le verbal "ressemble" à l’essentiel non verbal, ce sera précisément le plan. » (322-323)
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