Photo des frères GoncourtEdmond et Jules de Goncourt

(1822-1896); (1830-1870)

Dossier

Le roman selon les frères Goncourt

L'art du vrai : Les frères Goncourt et le roman, par Étienne Poirier, 14 septembre 2020

L'histoire littéraire a principalement retenu la préface de Germinie Lacerteux pour situer la pensée du roman des frères Edmond et Jules de Goncourt. Publié en 1865 et considéré comme le premier ouvrage du mouvement naturaliste, le roman ne reçut toutefois que deux critiques élogieuses dans la presse, dont celle du jeune Émile Zola dans Le Salut public. Le futur romancier y écrit : « [l'oeuvre] contient, je l'avoue, des pages d'une vérité effrayante, les plus remarquables peut-être comme éclat et comme vigueur; elle a une franchise brutale qui blessera les lecteurs délicats. Pour moi, j'ai déjà dit combien je me sentais attiré par ce roman, malgré ses crudités, et je voudrais pouvoir le défendre contre les critiques qui se produiront certainement [1] ». Ce souci de vérité que relève Zola et dont se réclament les Goncourt dans la préface : « ce roman est un roman vrai [2] » est précisément à la base de toute leur réflexion sur la pratique du roman, et ce, pour l'ensemble de leur oeuvre.

La carrière littéraire des frères Goncourt couvre d'abord tout le Second Empire. Ils publient leur premier roman, En 18…, le 5 décembre 1851, trois jours seulement après le coup d'État de Napoléon III, et Jules de Goncourt, le cadet, meurt le 20 juin 1870, quelques semaines à peine avant la déclaration de guerre de la France à la Prusse qui provoquera la chute du régime impérial. Au cours de cette période, les deux frères auront produit, toujours à quatre mains, sept romans, deux pièces de théâtre, de nombreux ouvrages sur l'art pictural et sur l'histoire, en plus d'avoir rédigé leur Journal, véritable témoignage de la société littéraire française sous le Second Empire. Après la mort de Jules, Edmond reprend d'abord la rédaction du Journal, puis publie quelques ouvrages seul, dont quatre romans. Le dernier, Chérie, paraît en 1884 et l'ainé s'éteint à son tour en 1896. Il n'interrompt l'écriture du Journal qu'à la fin de l'année 1895.

C'est donc effectivement presque toute la seconde moitié du XIXe siècle qui est couverte par les frères Goncourt, période de production littéraire assez longue où l'on constate une certaine stabilité quant à leur conception du roman. Les deux frères ne cachent pas certains doutes qui les habitent au cours de la rédaction, la période d'angoisse la plus importante étant la pause d'écriture romanesque d'Edmond à la suite de la mort de son frère qui prend fin avec la parution de La fille Élisa, en 1877, mais on ne pourrait parler de changement majeur au niveau de leur rapport au roman. C'est d'ailleurs cette relative continuité qui rend possible l'étude de la pensée partagée par les deux frères et qui permet d'y lier les réflexions d'Edmond après la mort de Jules. Bien que leurs réflexions se complexifient quelque peu en prenant compte de leurs liens avec les écoles naturalistes et réalistes, de leurs commentaires sur leur pratique personnelle de romanciers et de certaines nuances entre leurs discours préfaciels et celui tenu dans le Journal – principaux ouvrages analysés ici – il faut d'abord reconnaître l'importance capitale accordée à la représentation de la vie de façon véridique dans le roman.

Le roman « vrai ».

En 1889, soit près de vingt-cinq ans après la parution de Germinie Lacerteux, Edmond de Goncourt écrit dans son Journal, à propos du plus récent roman de Guy de Maupassant :

Oui, c'est positif : le roman, et un roman tel que Fort comme la mort, à l'heure actuelle n'a plus d'intérêt pour moi. Je n'aime plus que les livres qui contiennent des morceaux de vie vraiment vraie, et sans préoccupation de dénouement, et non arrangée à l'usage du lecteur bête que demandent les grandes ventes. Non, je ne suis plus intéressé que par les dévoilements d'âme d'un être réel, et non de l'être chimérique qu'est toujours un héros de roman, par son amalgame avec la convention et le mensonge. [3]

Voici à quoi semble mener cette quête inlassable de la « vie vraiment vraie » dans le roman : au rejet du genre dans son ensemble. Si la conclusion est radicale, elle révèle plutôt l'importance de cette quête qui devient presque une obsession pour les frères. Dans la préface à leur premier roman qu'Edmond rédige en 1884 pour une réédition, il défend y trouver le même manque de rigueur que celui reproché à Maupassant : « au fond, la grande faiblesse du livre, veut-on la savoir? la voici : quand nous l'avons écrit, nous n'avions pas encore la vision directe de l'humanité, la vision sans souvenirs et réminiscences aucunes d'une humanité apprise dans les livres. Et cette vision directe, c'est ce qui fait pour moi le romancier original [4] ».

La meilleure façon pour accéder à cette vision semble être ce que les Goncourt appellent « l'étude d'après nature [5] ». Ils présentent Renée Mauperin comme « l'analyse psychologique » de la jeunesse contemporaine [6] et défendent, à propos de Germinie Lacerteux que « l'étude qui suit est la clinique de l'Amour [7] », associant leur travail à une forme de science : « aujourd'hui que le roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante de l'étude littéraire et de l'enquête sociale, qu'il devient par l'analyse et la recherche psychologique l'Histoire morale contemporaine, aujourd'hui que le roman s'est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises [8] ». Centrale à leur quête du « vrai » en littérature, cette pratique de l'étude ne leur néglige pas toute forme de subjectivité : « la science du romancier n'est pas de tout écrire, mais de tout choisir [9] ». Leurs oeuvres doivent cependant s'ancrer très clairement dans le réel. Ils vont « à la recherche du document humain [10] » pour écrire leurs romans et observent les lieux où ils souhaitent les situer, dans le but d'en donner la représentation la plus fidèle. Ils écrivent : « car il nous faut faire pour notre roman de Soeur Philomène, des études à l'hôpital, sur le vrai, sur le vif, sur le saignant [11] », faisant ici le lien entre leur méthode de travail et leurs objectifs. Cette démarche d'enquête trouve son apogée avec la rédaction de Chérie, dernier roman d'Edmond, pour lequel il avait demandé, dans la préface du roman précédent, La Faustin, que lui soient envoyés des témoignages pour l'aider dans sa rédaction : « je veux faire un roman qui sera simplement une étude psychologique et physiologique de jeune fille, grandie et élevée dans la serre chaude d'une capitale, un roman bâti sur des documents humains [12] ».

À ce rapport quasi-scientifique au roman se conjugue une forme de rejet de l'aventure, que les frères associent à la frivolité et à un public qu'ils estiment peu :

Il m'a été impossible parfois de ne pas parler comme un médecin, comme un savant, comme un historien. Il serait vraiment injurieux pour nous, la jeune et sérieuse école du roman moderne, de nous défendre de penser, d'analyser, de décrire tout ce qu'il est permis aux autres de mettre dans un volume qui porte sur sa couverture : Étude ou tout autre intitulé grave. On ne peut, à l'heure qu'il est, vraiment plus condamner le genre à être l'amusement des jeunes demoiselles en chemin de fer. [13]

La méthode dont ils se réclament ne peut donc pas s'associer aux romans de gare plus légers et truffés de péripéties. Ce rejet de l'aventure culmine avec le désir de faire un roman qui soit de la « pure analyse » mais qui devrait porter, par le fait même, une autre dénomination que celle de « roman [14] ». Cela explique également, selon Edmond, pourquoi il leur est impossible de produire de nombreux romans :

Pour faire ces romans tout unis, ces romans de science humaine, sans plus de gros drame, qu'il y en a dans la vie, il ne faut pas en pondre un tous les ans… […] Oui, des romans comme cela, un romancier ne peut en fabriquer qu'une douzaine, dans sa longue vie, tandis qu'un de ces romans, qu'on fait avec le désir d'une aventure, amplifiée, augmentée, chargée, dramatisée, on peut l'écrire en trois mois, ainsi que le fait Feuillet et beaucoup d'autres. [15]


Ce rapport à l'analyse ne peut qu'évoquer la méthode expérimentale théorisée par Zola et, plus largement, l'ensemble du mouvement naturaliste auquel semblent appartenir les frères Goncourt. Ils défendent plutôt avoir été naturalistes avant la lettre et avoir cessé de l'être avant son apogée. Ils accordent en effet moins d'importance à la description du laid et du vulgaire dans leurs romans que ne le laisse penser la préface de Germinie Lacerteux : « nous nous sommes demandés s'il y avait encore, pour l'écrivain et pour le lecteur, en ces années d'égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d'une terreur trop peu noble [16] ». À peine un an avant que ne soit publié Le Roman expérimental de Zola, Edmond écrit, dans la préface aux Frères Zemganno, que « le Réalisme, pour user du mot bête, du mot drapeau, n'a pas en effet l'unique mission de décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue [17] », mais devrait aussi procéder à « une étude appliquée, rigoureuse et non conventionnelle et non imaginative de la beauté, une étude pareille à celle que la nouvelle école vient de faire, en ces dernières années, de la laideur [18] ». Tout comme l'absence de péripéties peut déplaire au public, la description de la laideur risque d'avoir les mêmes effets. Ils écrivent : « le peuple n'aime ni le vrai ni le simple : il aime le roman et le charlatan [19] » et critiquent sa sensibilité : « au diable ce public, auquel il faut cacher le vrai et le cru de tout! Quelle petite-maîtresse est-il donc, et quel droit a-t-il à ce que le roman lui mente toujours…lui voile éternellement tout le laid de la vie? [20] » Derrière cette défense de la représentation de la laideur dans le roman surgit une fois de plus le désir d'y représenter le vrai. Au-delà du type d'histoire racontée, qu'elle provienne des « basses classes [21] » ou non, l'enjeu principal du roman demeure le même pour les frères.

On voit ainsi que cette conception de la vérité se rattache plutôt à la méthode d'analyse privilégiée, bien plus qu'au type de sujet traité dans les romans ou au désir d'exposer ce qui aurait été négligé, comme le suggère la préface de Germinie Lacerteux. Cette quête résiste à tous les mouvements littéraires, les Goncourt se considérant toujours novateurs à ce niveau. À la fin de sa vie, Jules fait remarquer à son frère que « Germinie Lacerteux est le livre-type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis nous, sous le nom de réalisme, naturalisme, etc. [22] », les situant à l'avant-garde de ces mouvements. Edmond reprend une posture semblable lorsqu'il défend, au moment de la publication de La Faustin, de façon quelque peu paradoxale, se détacher du réalisme pour s'approcher de la vérité : « [mes confrères] ne me semblent pas se douter, qu'il y a dans ces pages une introduction toute neuve de poésie et de fantastique dans l'écriture du vrai, et que j'ai tenté de faire faire un pas au réalisme, et de le doter certaines qualités de demi-teinte et de clair-obscur littéraire, qu'il n'avait pas [23] ». La remarque qui suit, « il ne serait pas impossible qu'il se créât dans une vingtaine d'années, une école autour de La Faustin, comme il y en a aujourd'hui une, autour de Germinie Lacerteux [24] », démontre une fois de plus cette position d'avant-garde dont se réclament les Goncourt et qui les détache des écoles qui se créent, selon eux, dans leur sillage. Quand on lui demande pourquoi faire du neuf, Edmond, vieillissant, répond : « parce que la littérature se renouvelle comme toutes les choses de la terre…et parce qu'il n'y a que les gens qui sont à la tête de ces renouvellements, qui survivent… [25] ».

Résistant à cette évolution des mouvements littéraires, la recherche du vrai s'approche plutôt d'une méthode d'analyse ou d'une posture face à l'écriture. À la différence des naturalistes dont la méthode se réclame des sciences naturelles et de la médecine, c'est plutôt dans la conception de l'histoire des Goncourt que se précise cette méthode. Ayant pratiqué les deux types d'écriture, historique et romanesque, en parallèle, c'est par leur comparaison que l'on perçoit certaines spécificités du roman. Les frères en résument souvent les différences à quelques formules figées : « l'histoire est un roman qui a été; le roman est une histoire qui aurait pu être [26] »; « un romancier […] n'est au fond qu'un historien des gens qui n'ont pas d'histoire [27] »; « un des caractères particuliers de nos romans, ce sera d'être les romans les plus historiques de ce temps-ci, les romans qui fourniront le plus de faits et de vérités vraies à l'histoire morale de ce siècle [28] », qui révèlent cependant une conception du roman qui le place une fois de plus dans le champ de la vérité. La comparaison est aussi l'exposé d'une méthode, celle de l'historien, qui regroupe les faits et les documents pour les mettre en récit, que les romanciers doivent également adopter pour rendre compte du réel : « le roman depuis Balzac n'a plus rien de commun avec ce que nos pères entendaient par roman. Le roman actuel se fait avec des documents racontés, ou relevés d'après nature, comme l'histoire se fait avec des documents écrits [29] ». Le roman est en quelque sorte l'histoire du temps présent et semble fonctionner selon les mêmes mécanismes.

Les frères Goncourt reconnaissent cependant certaines particularités au roman qui échappent à l'écriture de l'histoire. Le roman semble plus vivant : « quand je faisais des romans, que je créais des personnages, ma création me tenait compagnie, faisait ma société, peuplait ma solitude; je vivais avec les bonshommes et les bonnes femmes de mon bouquin. L'Histoire avec ses personnages défunts, ne vous donne pas cette illusion, cette hallucination, si vous voulez [30] ». Edmond écrit toujours, après avoir terminé la réédition de La du Barry : « me voilà aujourd'hui libéré du travail de l'histoire, de ce travail qui prend tout votre temps, et qui vous ne vous absorbe pas, ne vous enlève pas à vous-même. Je vais enfin m'appartenir, et me donner, pour les années qui me restent à vivre, à l'imagination, au style, à la poésie [31] ». La conception de la pratique du romancier se complexifie quelque peu ici : si toujours on répète que l'enjeu principal du roman soit de décrire le « vrai », on ne peut réduire la méthode employé à celle de l'historien. Contrairement à ce que laissent souvent présager leurs préfaces, les Goncourt reconnaissent à leur travail une part artistique non négligeable, qui nuance leur rapport à cette représentation véridique de la réalité.

Le travail des créateurs.

Les frères Goncourt écrivent à un moment dans leur Journal, à la blague : « notre talent! qui sait? c'est peut-être l'alliance d'une maladie de coeur et d'une maladie de foie [32] ». Si la réponse est triviale, la question soulevée est beaucoup plus importante : qu'est-ce qui fait d'eux des romanciers, et non pas seulement des « raconteurs du présent [33] »? Ils en suggèrent une réponse, plus sérieuse cette fois : « personne n'a encore caractérisé notre talent de romanciers. Il se compose du mélange bizarre et presque unique qui fait de nous à la fois des physiologistes et des poètes[34] ». Si la part de physiologistes, liée à leur désir de représenter le réel dans leurs romans, apparaît assez claire, celle de poètes est plus effacée de leurs préfaces, ne se révélant plus précisément que dans leur Journal.

On aurait tort, en effet, de diminuer l'aspect créatif qui préoccupe les deux frères. Ils écrivent :

On ne fait pas les livres qu'on veut. Il y a une fatalité dans le premier hasard qui vous en dicte l'idée. Puis c'est une force inconnue, une volonté supérieure, une sorte de nécessité d'écrire qui vous commandent l'oeuvre et vous mènent la plume; si bien que quelquefois le livre qui vous sort des mains, ne vous semble pas sorti de vous-même : il vous étonne comme quelque chose qui était en vous et dont vous n'aviez pas conscience. C'est l'impression que j'éprouve devant Soeur Philomène. [35]

Malgré les études sur nature et malgré les objectifs clairs que se fixent les romanciers, leur travail n'échappe pas à cette part d'imprévisible qui fait émerger le roman, ou le « livre d'imagination [36] », expression maintes fois répétée dans le Journal. Les romanciers se positionnent en effet d'abord comme des créateurs. Edmond écrit : « il y a chez moi une faculté tyrannique : l'enfantement continu, perpétuel, d'une conception portant le cachet de ma personnalité. Si, comme dans ce moment-ci, ce n'est pas un livre que je roule dans ma tête, ma pensée s'amuse, jour et nuit, de la plantation d'un jardin, de la formation d'un coin de verdure et de feuillée particulier [37] ». Un danger semble demeurer, cependant : il ne faudrait pas négliger, dans la création, cette quête du vrai. Ils écrivent : « le défectueux de l'imagination, c'est que ses créations sont rigoureusement logiques. La vérité ne l'est pas [38] ».

L'aspect artistique de leur conception du roman peut paraître contradictoire avec les objectifs de représentation du réel que se sont fixés les frères Goncourt. Or les commentaires sur la reprise de certaines de leurs histoires personnelles dans leurs ouvrages permettent de cerner plus précisément où se situe la création dans leur pratique. En effet, « en littérature on ne fait bien que ce qu'on a vu ou souffert [39] », et la part artistique semble venir de cette singularisation de leur oeuvre par leur unicité et leur originalité. La création romanesque est une « espèce de travail incessant, qu'on fait sur soi, sur ses sensations, sur les mouvements de son coeur, cette autopsie perpétuelle et journalière de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates à les faire jouer de la façon la plus tressaillante [40] ». Ce travail sur soi, plutôt que de s'opposer à leur pratique « physiologique », pour reprendre leur terme, vient plutôt la compléter en l'alimentant de réflexions originales. Il n'est d'ailleurs pas rare que leur expérience vécue se mêle à leurs romans : Germinie Lacerteux est inspirée de la vie de leur bonne et Les Homme de lettres, rebaptisé Charles Demailly dans une édition subséquente, s'inspire de leur milieu littéraire. Pour Les Frères Zemganno, Edmond admet s'être inspiré de soi pour écrire : « cette année, je me suis trouvé dans une de ces heures de la vie, vieillissantes, maladives, lâches devant le travail poignant et angoisseux de mes autres livres, en un état de l'âme où la vérité trop vraie m'était antipathique à moi aussi! – et j'ai fait cette fois de l'imagination dans du rêve mêlé à du souvenir [41] ». C'est peut-être là que réside leur singularité : « en littérature, on commence à chercher son originalité laborieusement chez les autres, et très loin de soi…plus tard on la trouve naturellement en soi…et tout près de soi [42] ».

Les commentaires sur les aspects stylistiques et formels du roman, relayés à l'arrière-plan de leurs réflexions, contribuent à cerner les marques de leur singularité, au point où l'on distingue même par moments le style de chacun des frères. À propos de leur premier roman, Edmond écrit : « il est composé de deux styles disparates : d'un style alors amoureux de Janin, celui du frère cadet, d'un style alors amoureux de Théophile Gautier, celui du frère aîné; - et ces deux styles ne se sont point fondus, amalgamés en un style personnel [43] ». La remarque fait écho aux réflexions placées à la toute fin du Journal : « mon frère, je l'avoue, était un styliste plus exercé, plus maître de sa phrase, enfin plus écrivain que moi, qui alors, n'avait guère l'avantage sur lui, que d'être un meilleur voyant autour de nous, et dans le commun des choses et des êtres, non encore mis en lumière, de ce qui pouvait devenir la matière à de la littérature, à des romans, à des nouvelles, à des pièces de théâtre [44] ». Ces quelques remarques sur le style sont d'ailleurs les seules véritables distinctions effectuées entre les deux frères à propos de leur pratique de romanciers. En fait, ce qui est beaucoup plus frappant, c'est que leur originalité ne se situe pas pour autant dans leurs styles respectifs, mais bien dans l'union de ces deux approches : « dans cette suite de travaux, se faisait la fusion, l'amalgame de nos deux styles, qui s'unissaient dans la facture d'un seul style, bien personnel, bien Goncourt… [45] ».

Cette singularisation, essentielle à leur démarche créative, n'est pas causée principalement par leurs choix stylistiques, mais plutôt par le type de regard porté sur la vie. Edmond décrit le phénomène :

À l'heure qu'il est, en littérature, le tout n'est pas de créer des personnages, que le public ne salue pas comme de vieilles connaissances, le tout n'est pas de découvrir une forme originale de style, le tout est d'inventer une lorgnette avec laquelle vous faites voir les êtres et les choses de travers des verres qui n'ont point encore servi, vous montrez des tableaux sous un angle de jour inconnu jusqu'alors, vous créez une optique nouvelle.

Cette lorgnette, nous l'avions inventée, mon frère et moi, aujourd'hui je vois tous les jeunes s'en servir, avec la candeur désarmante de gens, qui en auraient dans leurs poches, le brevet d'invention. [46]

L'originalité des romanciers passe principalement par cette perspective unique, gage d'originalité. Cette remarque rejoint d'ailleurs les réflexions sur le rôle de la description, qui ne peut être considérée comme un simple procédé stylistique : « la description matérielle des choses et des lieux n'est point dans le roman, telle que nous la comprenons, la description pour la description. Elle est le moyen de transporter le lecteur dans un certain milieu favorable à l'émotion morale qui doit jaillir de ces choses et de ces lieux [47] ». De même, dans la préface de Chérie, Edmond décrit le style comme moyen pour le romancier d'exprimer sa subjectivité :

Quoi! nous les romanciers, les ouvriers du genre littéraire triomphant au XIXe siècle, nous renoncerions à tout ce qui a été la marque de fabrique de tous les vrais écrivains de tous les temps et de tous les pays, nous perdions l'ambition d'avoir une langue rendant nos idées, nos sensations, nos figurations des hommes et des choses, d'une façon distincte de celui-ci ou de celui-là, une langue personnelle, une langue portant notre signature, et nous descendrions à parler le langage omnibus des faits-divers! [48]

Cette originalité n'est acquise qu'à la condition d'un travail important et souvent difficile sur l'oeuvre. La citation précédente, qui compare les romanciers à des ouvriers, fait écho à cette conception de l'artiste comme d'un travailleur acharné, image qui revient sans cesse dans leurs écrits. Ce rapport au travail dans la conception d'un roman n'est sans doute pas unique aux frères Goncourt, mais contribue néanmoins, selon eux, à singulariser leur oeuvre : « nos livres à nous, nous semblent bien écrits avec cela, mais encore avec ceci, - et c'est leur originalité, – avec nos nerfs et nos souffrances; en sorte que chez nous chaque volume a été une déperdition nerveuse, une dépense de sensibilité en même temps que de pensée [49] ». Le travail est synonyme de douleur pour les romanciers, qui comparent d'ailleurs fréquemment l'écriture à l'enfantement. La longue description de l'ébauche de Renée Mauperin dans le Journal fait preuve de ce rapport : « la peine, le supplice, la torture de la vie littéraire : c'est l'enfantement. Concevoir, créer : il y a dans ses deux mots pour l'homme de lettres un monde d'efforts douloureux et d'angoisses [50] ». Souffrant, le travail sur l'oeuvre en est un de réflexion, de gestation qui pousse à aller au fond de soi :

Oh! tâtonner ainsi, dans la nuit de l'imagination, l'âme d'un livre, et ne rien trouver, ronger ses heures à tourner autour, descendre en soi et n'en rien rapporter, se trouver entre le dernier livre qu'on a mis au monde, dont le cordon est coupé qui ne vous est plus rien, et le livre auquel vous ne pouvez donner le sang et la chair, être en gestation du néant : ce sont les jours horribles de l'homme de pensée et d'imagination. [51]

Il ne semble pas y avoir autre moyen de créer que par l'angoisse qui habite les romanciers. À propos de l'écriture des Frères Zemganno, Edmond écrit : « les lecteurs se plaignent des dures émotions que les écrivains contemporains leur apportent avec leur réalité brutale; ils ne se doutent guère que ceux qui fabriquent cette réalité en souffrent bien autrement qu'eux, et que quelquefois ils restent malades nerveusement pendant plusieurs semaines, du livre péniblement et douloureusement enfanté [52] ». Le romancier doit ainsi passer par un travail douloureux pour créer une oeuvre originale.

Cette souffrance se lie également à la posture de romanciers qu'ils adoptent, où leur unicité est également la cause de l'incompréhension générale de leur oeuvre. Une fois le travail terminé, les frères s'en détachent rapidement : « c'est singulier, en littérature, la chose faite ne vous tient plus aux entrailles. L'oeuvre que vous ne portez plus, que vous ne nourrissez plus, vous devient pour ainsi dire étrangère. Il vous prend de votre livre une indifférence, un ennui, presque un dégoût [53] ». Ce détachement est de courte durée, cependant, et le doute resurgit assez rapidement. Toutefois, il ne s'agit pas d'un doute sur leur talent ou sur leur capacité à créer comme ce pouvait l'être lors de l'écriture, mais plutôt sur la capacité à être reconnus comme talentueux : « ces désespérances, ces doutes, non de nous, ni de nos ambitions, mais du moment et des moyens, au lieu de nous abaisser vers les concessions, font en nous, plus entière, plus intraitable, plus hérissée, la conscience littéraire [54] ». En fait, mis à part le moment où Edmond reprend la plume seul : « j'ai peur… d'une oeuvre que je ne commence plus avec la confiance que j'avais, quand lui, il travaillait avec moi [55] », les angoisses qu'expriment les frères se lient plutôt à leur désir de reconnaissance.

Les deux frères se positionnent fréquemment comme deux incompris. Du peuple, mais aussi des critiques et de leurs pairs : « je porte donc mes livres, ici et là, à quelques-uns qui les couperont à moitié, à d'autres qui en parleront sans les lire, à d'autres qui en feront de quoi dîner chez un bouquiniste [56] ». Ce sentiment est en partie justifié : leur succès n'est pas arrivé dès leurs premiers ouvrages, et ils se font poursuivre à leurs débuts pour un texte paru dans le journal Paris. Or ce rapport conflictuel vient confirmer chez eux la valeur artistique de leur travail, comme si cette incompréhension de leur art lui donnait une valeur ajoutée. Ils écrivent : « il est vraiment curieux que ce soient les quatre hommes les plus purs de tout métier et de tout industrialisme, les quatre plume les plus entièrement vouées à l'art, qui aient été traduits sur les bancs de la police correctionnelle : Baudelaire, Flaubert et nous [57] ». Cette posture d'incompris leur permet donc de confirmer leur statut d'artiste, en se comparant aux romanciers qu'ils disent admirer : « oui, j'ose le dire, je n'admire que les modernes [58] », parmi lesquels Balzac et Flaubert tiennent le haut du pavé. Tout le souci d'atteindre la postérité peut également se lier à ce désir d'affirmer leur talent d'artistes. Après s'être fait honoré pour son oeuvre, Edmond écrit : « longuement, j'analyse le crucifiement de l'homme qui fait un livre, qui n'est pas le livre de tout le monde, parce qu'il est bon, je crois, qu'on sache le menu et le détail des souffrances qu'il a eu à endurer, et combien peut-être un peu de gloire posthume est payé du vivant de l'auteur [59] ». D'ailleurs, à partir de La Fille Élisa, publié en 1877, Edmond songe à sa sortie du monde littéraire : « aujourd'hui que mon livre de La Fille Élisa est presque terminé, commence à apparaître et à se dessiner vaguement dans mon esprit le roman, avec lequel je rêve de faire mes adieux à l'imagination [60] ».

La douleur du travail créatif et la difficulté à atteindre la reconnaissance confirment en quelque sorte l'unicité et l'originalité des romans des frères Goncourt. On constate alors qu'au-delà de cette quête du vrai, c'est l'aspect créatif qui les préoccupe le plus : « l'homme qui s'enfonce et s'abîme dans la création littéraire, n'a pas besoin d'affection, de femmes, d'enfants. Son coeur n'existe plus, il n'est plus que cervelle [61] ». C'est toutefois ce qui les comble le plus entièrement : « nous ferions volontiers ce pacte avec Dieu : ne nous laisser qu'un cerveau pour créer, nos yeux pour voir, et une main avec une plume au bout, et prendre tout le reste de nos sens et les misères de nos corps, pour que nous ne jouissions plus en ce monde que de l'étude de l'humanité et de l'amour de notre art [62] ». Si la question de l'étude revient, elle est indissociable maintenant de l'aspect artistique de la pratique du roman. Ils écrivent : « au fond, dans le roman, la grande difficulté pour les écrivains amoureux de leur art, c'est le dosage juste de la littérature et de la vie [63] ».

Cette réconciliation entre ces deux aspects principaux de leur pensée du roman, la représentation vraie de la vie et la création originale et unique s'effectue le plus clairement lors de l'ébauche de leurs personnages. Ils écrivent, à propos de Madame Gervaisais : « nous pensons aux secrets de la naissance et de la formation de ce vrai enfant de vous-même, une création de la pensée, véritablement pareille, en son miracle et son mystère, à la création de la vie d'un être [64] ». Si l'on y retrouve une fois de plus la métaphore de l'enfantement, il ne s'agit plus seulement de mettre un roman au monde, mais de créer la vie. Le travail n'est pas moins douloureux, comme l'écrit Edmond : « quand maintenant j'ai travaillé le soir, qu'il y eu la veille, échauffement de la cervelle, je suis sûr d'avoir le lendemain la migraine. Et cela a lieu fatalement, toutes les fois qu'il y a dans mon travail, la création de personnages [65] ». Seulement, c'est là que se trouve la part la plus riche de tout le travail de création.


On arrive au point où la vie n'est plus seulement ce qui est observée par les romanciers, mais ce qui leur est possible de créer par l'art. La quête de vérité se confond en quelque sorte avec cette quête d'originalité, et la démarche créatrice parvient à réconcilier la subjectivité des romanciers et leur méthode d'observation. Les frères Goncourt écrivent, à propos de l'homme de lettres : « dans ce peu de choses qu'il est, il a comme la conscience d'une divinité créatrice. Dieu crée des existences, l'homme d'imagination crée des vies fictives, qui quelquefois, dans la mémoire du monde, laissent un souvenir plus profond, pour ainsi dire, plus vécu [66] ». Des années plus tard, Edmond reprend la même idée, en faisant référence à Flaubert : « le grand talent en littérature était de créer, sur le papier, des êtres qui prenaient place dans la mémoire du monde, comme des êtres créés par Dieu, et comme ayant eu une vraie vie sur terre. C'est cette création qui fait l'immortalité du livre ancien ou moderne [67] ». Cette création qui traverse le temps et qui atteint un statut si proche de la réalité, voilà l'idéal du roman chez les Goncourt : « c'est de donner avec l'art, la plus vive impression du vrai humain, quel qu'il soit [68] ».

[1] Émile Zola, « Germinie Lacerteux », dans Edmond et Jules de Goncourt, Germinie Lacerteux, édité par Nadine Satiat, Paris Garnier-Flammarion, 1990, p. 285.

[2] Edmond et Jules de Goncourt, « Préface » dans Germinie Lacerteux, Paris, Charpentier, 1864, p. v.

[3] Id., Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome huitième, 1889-1891, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1895, p. 56.

[4] Edmond de Goncourt, « Préface » dans E. et J. de Goncourt, En 18…, Paris, Charpentier, 1885, p. x.

[5] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome neuvième, 1892-1895, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1896, p. 157.

[6] E. de Goncourt, « Préface » dans Edmond et Jules de Goncourt, Renée Mauperin, édité par Nadine Satiat, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 281.

[7] E. et J. de Goncourt, « Préface » dans Germinie Lacerteux, p. vi.

[8] Ibid., p. vii.

[9] Id., Journal, Troisième volume, 1866-1870, Paris, Charpentier, 1888, p. 245.

[10] Ibid., Cinquième volume, 1872-1877, Paris, Charpentier, 1891, p. 222.

[11] Ibid., Tome premier, 1851-1861, Paris, Charpentier, 1887, p. 350.

[12] E. de Goncourt, « Préface » dans La Faustin, Paris, Charpentier, 1882, p. ii.

[13] Id., « Préface » dans La Fille Élisa, Paris, Charpentier, 1877, p. vi.

[14] Id., « Préface » dans Chérie, Paris, Charpentier, 1884, p. iv.

[15] E. et J. de Goncourt, Journal des Goncourt, Tome V, p. 62.

[16] E. et J. de Goncourt., « Préface » dans Germinie Lacerteux, p. vi-vii.

[17] E. de Goncourt, « Préface » dans Les Frères Zemganno, Paris, Charpentier, 1879, p. viii.

[18]Ibid.

[19] E. et J. de Goncourt, Journal des Goncourt, Tome I, p. 369.

[20] Ibid., Deuxième volume, 1862-1865, Paris, Charpentier, 1887, p. 223.

[21] Id., « Préface » dans Germinie Lacerteux, p. vi.

[22] E. de Goncourt, « Préface » dans Chérie, p. xiv.

[23] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome sixième, 1878-1884, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892, p. 180.

[24] Ibid.

[25] Ibid., Tome VIII, p. 122.

[26] Ibid., Tome I, p. 393.

[27] E. de Goncourt, « Préface » dans La Faustin, p. i.

[28] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome I, p. 361-362.

[29] Ibid., Tome II, p. 229.

[30] Ibid., Tome septième, 1885-1888, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1894, p. 46.

[31] Ibid., Tome VI, p. 28..

[32] Ibid., Tome III, p. 199.

[33] Ibid., Tome II, p. 229.

[34] Ibid., Tome III, p. 268.

[35] Ibid., Tome I, p. 364.

[36] Ibid., Tome V, p. 214, entre autres.

[37] Ibid., Tome quatrième, 1870-1871, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892, p. 241.

[38] Ibid., Tome II, p. 219.

[39] Ibid., p. 214.

[40] Ibid., p. 15-16.

[41] E. de Goncourt, « Préface » dans Les Frères Zemganno, p. xii.

[42] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome II, p. 187.

[43] E. de Goncourt, « Préface » dans En 18…, p. ix-x.

[44] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome IX, p. 378.

[45] Ibid., p. 379.

[46] Ibid., Tome V, p. 121.

[47] Ibid., Tome II, p. 281.

[48] E. de Goncourt, « Préface » dans Chérie, p. v-vi.

[49] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome III, p. 297.

[50] Ibid., Tome II, p. 35.

[51] Ibid., p. 36.

[52] E. de Goncourt, « Préface » dans Les Frères Zemganno, p. xi-xii.

[53] E. et J. de Goncourt, Journal, Tome I, p. 267-268.

[54] Ibid., p. 147.

[55] Ibid., Tome V, p. 214.

[56] Ibid., Tome II, p. 67.

[57] Ibid., Tome I, p. 358.

[58] Ibid., Tome VII, p. 31.

[59] Ibid., Tome VI, p. 313

[60] Ibid., Tome V, p. 302.

[61] Ibid., p. 317.

[62] Ibid., Tome III, p. 279.

[63] Ibid., Tome VII, p. 202.

[64] Ibid., Tome III, p. 263.

[65] Ibid., Tome V, p. 260.

[66] Ibid., Tome III, p. 190.

[67] Ibid., Tome VIII, p. 274.

[68] Ibid., Tome III, p. 237-238.

Bibliographie

Ouvrages cités

Nous n'avons retenu que les préfaces des romans des frères Goncourt et des extraits de leur Journal.

L'édition originale du Journal a été utilisée.

Compte tenu de leur pratique à quatre mains, nous n'avons pas fait de distinction, dans ce dossier, entre les écrits d'Edmond sur le roman de ceux écrits avec son frère.

Préfaces :

Goncourt, Edmond et Jules de, « Préface » de Germinie Lacerteux, Paris, Charpentier, 1864.

Goncourt, Edmond de, « Préface » de Renée Mauperin, Paris, Garnier-Flammarion, 1990 [1875].

———, « Préface » de La Fille Élisa, Paris, Charpentier, 1877.

———, « Préface » de Les Frères Zemganno, Paris, Charpentier, 1879.

———, « Préface » de La Faustin, Paris, Charpentier, 1882.

———, « Préface » de Chérie, Paris, Charpentier, 1884.

Journal :

Goncourt, Edmond et Jules de. Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Premier volume, 1851-1861, Paris, Charpentier, 1887.

———, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Deuxième volume, 1862-1865, Paris, Charpentier, 1887.

———, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Troisième volume, 1866-1870, Paris, Charpentier, 1888.

———, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome quatrième, 1870-1871, Paris, Charpentier, 1890.

———, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome cinquième, 1872-1877, Paris, Charpentier, 1890.

———, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome sixième, 1878-1884, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892.

———, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome septième, 1885-1888, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1894.

———, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome huitième, 1889-1891, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1895.

———, Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome neuvième, 1892-1895, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1896.

Citations

« Préface » de Germinie Lacerteux, Paris, Charpentier, 1864.

[...]

Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai.

Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde : ce livre vient de la rue.

Il aime les petites oeuvres polissonnes, les mémoires de filles, les confessions confessions d'alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des libraires : ce qu'il va lire est sévère et pur. Qu'il ne s'attende point à la photographie décolletée du Plaisir : l'étude qui suit est la clinique de l'Amour.

[...]

Vivant au XIXe siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu'on appelle « les basses classes » n'avait pas droit au Roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l'interdit littéraire et des dédains d'auteurs, qui ont fait jusqu'ici le silence sur l'âme et le coeur qu'il peut avoir. Nous nous sommes demandé s'il y avait encore pour l'écrivain et pour le lecteur, en ces années d'égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d'une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d'une littérature oubliée et d'une société disparue, la Tragédie, était définitivement morte ; si dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l'intérêt, à l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches ; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas, pourraient faire pleurer comme celles qu'on pleure en haut.

[...]

Maintenant, que ce livre soit calomnié : peu lui importe. Aujourd'hui que le Roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la forme sérieuse, passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de l'enquête sociale, qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psychologique, l'Histoire morale contemporaine ; aujourd'hui que le Roman s'est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. Et qu'il cherche l'Art et la Vérité ; qu'il montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier aux heureux de Paris ; qu'il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de charité ont le courage de voir, ce que les Reines autrefois faisaient toucher de l'oeil à leurs enfants dans les hospices : la souffrance humaine, présente et toute vive, qui apprend la charité ; que le Roman ait cette religion que le siècle passé appelait de ce vaste et large nom : Humanité ; — il lui suffit de cette conscience : son droit est là.
« Préface » de Renée Mauperin, Paris, Garnier-Flammarion, 1990 [1875].

Et, il m'est donné seulement aujourd'hui, de prévenir le lecteur que l'affabulation d'un roman à l'instar de tous les romans, n'est que secondaire dans cette oeuvre.

Ses auteurs, en effet, ont, préférablement à tout, cherché à peindre, avec le moins d'imagination possible, la jeune fille moderne, telle que l'éducation artistique et garçonnière des trente dernières années l'ont faite. Les auteurs se sont préoccupés, avant tout, de montrer le jeune homme moderne ; tel que le font au sortir du collège, depuis l'avènement du roi Louis-Philippe, la fortune des doctrinaires, le règne du parlementarisme.

« Préface » de La Fille Élisa, Paris, Charpentier, 1877.

[...] Ce livre, j'ai la conscience de l'avoir fait austère et chaste, sans que jamais la page échappée à la nature délicate et brûlante de mon sujet, apporte autre chose à l'esprit de mon lecteur qu'une méditation triste. Mais il m'a été impossible parfois de ne pas parler comme un médecin, comme un savant, comme un historien. Il serait vraiment injurieux pour nous, la jeune et sérieuse école du roman moderne, de nous défendre de penser, d'analyser, de décrire tout ce qu'il est permis aux autres de mettre dans un volume qui porte sur sa couverture : Étude ou tout autre intitulé grave. On ne peut, à l'heure qu'il est, vraiment plus condamner le genre à être l'amusement des jeunes demoiselles en chemin de fer. Nous avons acquis depuis le commencement du siècle, il me semble, le droit d'écrire pour les hommes faits, sinon s'imposerait à nous la douloureuse nécessité de recourir aux presses étrangères, et d'avoir comme sous Louis XIV et sous Louis XV, en plein régime républicain de la France, nos éditeurs de Hollande.

Les romans, à l'heure présente, sont remplis des faits et gestes de la prostitution clandestine, graciés et pardonnés dans une prose galante et parfois polissonne. Il n'est question dans les volumes florissant aux étalages que des amours vénales de dames aux Camélias, de lorettes, de filles d'amour en contravention et en rupture de ban avec la police des moeurs, et il y aurait un danger à dessiner une sévère monographie de la prostituée non clandestine, et l'immoralité de l'auteur, remarquez-le, grandirait en raison de l'abaissement du tarif du vice ? Non, je ne puis le croire !

[...]

Ici, je ne me cache pas d'avoir, au moyen du plaidoyer permis du roman, tenté de toucher, de remuer, de donner à réfléchir.

[...]

« Préface » de Les Frères Zemganno, Paris, Charpentier, 1879.
On peut publier des Assommoir et des Germinie Lacerteux, et agiter et remuer et passionner une partie du public. Oui ! mais, pour moi, les succès de ces livres ne sont que de brillants combats d'avant-garde, et la grande bataille qui décidera de la victoire du réalisme, du naturalisme, de l'étude d'après nature en littérature, ne se livrera pas sur le terrain que les auteurs de ces deux romans ont choisi. Le jour où cruelle que mon ami, M. Zola, et peut-être moi-même, avons apportée dans le peinture du bas de la société, sera reprise par un écrivain de talent, et employée à la reproduction des hommes et des femmes du monde, dans des milieux d'éducation et de distinction, — ce jour là seulement, le classicisme et sa queue seront tués.

[...]

Le Réalisme, pour user du mot bête, du mot drapeau, n'a pas en effet l'unique mission de décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue ; il est venu au monde aussi, lui, pour définir, dans de l'écriture artiste, ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent bon, et encore pour donner les aspects et les profils des êtres raffinés et des choses riches : mais cela, en une étude appliquée, rigoureuse et non conventionnelle et non imaginative de la beauté, une étude pareille à celle que la nouvelle école vient de faire, en ces dernières années, de la laideur.

[...]

Ce projet de roman qui devait se passer dans le grand monde, dans le monde le plus quintessencié, et dont nous rassemblions lentement et minutieusement les éléments délicats et fugaces, je l'abandonnais après la mort de mon frère, convaincu de l'impossibilité de le réussir tout seul… puis je le reprenais… et ce sera le premier roman que je veux publier. Mais le ferai-je maintenant à mon âge ? c'est peu probable… et cette préface a pour but de dire aux jeunes que le succès du réalisme est là, seulement là, et non plus dans le canaille littéraire, épuisé à l'heure qu'il est, par leurs devanciers.

Quant aux Frères Zemganno, le roman que je publie aujourd'hui : c'est une tentative dans une réalité poétique.

[...]

Eh bien ! cette année, je me suis trouvé dans une de ces heures de la vie, vieillissantes, maladives, lâches devant le travail poignant et angoisseux de mes autres livres, en un état de l'âme où la vérité trop vraie m'était antipathique à moi aussi ! — et j'ai fait cette fois de l'imagination dans du rêve mêlé à du souvenir.
« Préface » de La Faustin, Paris, Charpentier, 1882.

Aujourd'hui, lorsqu'un historien se prépare à écrire un livre sur une femme du passé, il fait appel à tous les détenteurs de l'intime de la vie de cette femme, à tous les possesseurs de petits morceaux de papier, où se trouve raconté un peu de l'histoire de l'âme de la morte.

Pourquoi, à l'heure actuelle, un romancier (qui n'est au fond qu'un historien des gens qui n'ont pas d'histoire), pourquoi ne se servirait-il pas de cette méthode, en ne recourant plus à d'incomplets fragments de lettres et de journaux, mais en s'adressant à des souvenirs vivants, peut-être tout prêts à venir à lui ?

[...]

Eh bien, au moment de me mettre à ce travail, je trouve que les livres écrits sur les femmes par les hommes, manquent, manquent… de la collaboration féminine, — et je serais désireux de l'avoir, cette collaboration, et non pas d'une seule femme, mais d'un très grand nombre. Oui, j'aurais l'ambition de composer mon roman, avec un rien de l'aide et de la confiance des femmes, qui me font l'honneur de me lire.

[...]

« Préface » de Chérie, Paris, Charpentier, 1884.

[...]

Ce roman de Chérie a été écrit avec les recherches qu'on met à la composition d'un livre d'histoire, et je crois pouvoir avancer qu'il est peu de livres sur la femme, sur l'intime féminilité de son être depuis l'enfance jusqu'à ses vingt ans, peu de livres fabriqués avec autant de causeries, de confidences, de confessions féminines : bonnes fortunes littéraires arrivant, hélas ! aux romanciers qui ont soixante ans sonnés.

[...]

S'il m'était donné de redevenir plus jeune de quelques années, je voudrais faire des romans sans plus de complications que la plupart des drames intimes de l'existence, des amours finissant sans plus de suicides que les amours que nous avons tous traversés ; et la mort, cette mort que j'emploie volontiers pour le dénouement de mes romans, de celui-ci comme des autres, quoiqu'un peu plus comme il faut que le mariage, je la rejetterais de mes livres, ainsi qu'un moyen théâtral d'un emploi méprisable dans de la haute littérature. Oui, je crois, — et ici, je parle pour moi bien tout seul, — je crois que l'aventure, la machination livresque a été épuisée par Soulié, par Sue, par les grands imaginateurs du commencement du siècle, et ma pensée est que la dernière évolution du roman, pour arriver à devenir tout à fait le grand livre des temps modernes, c'est de se faire un livre de pure analyse : livre pour lequel — je l'ai cherchée sans réussite — un jeune trouvera peut-être, quelque jour, une nouvelle dénomination, une dénomination autre que celle de roman.

Et à propos du roman sans péripéties, sans intrigue, sans bas amusement, tranchons le mot, qu'on ne me jette pas à la tête le goût du public ! Le public… trois ou quatre hommes, pas plus, tous les trente ans, lui retournent ses catéchismes du beau, lui changent, du tout au tout, ses goûts de littérature et d'art, et font adorer à la génération qui s'élève ce que la génération précédente réputait exécrable .

[...]

Quoi ! nous les romanciers, les ouvriers du genre littéraire triomphant au XIXe siècle, nous renoncerions à ce qui a été la marque de fabrique de tous les vrais écrivains de tous les temps et de tous les pays, nous perdrions l'ambition d'avoir une langue rendant nos idées, nos sensations, nos figurations des hommes et des choses, d'une façon distincte de celui-ci ou de celui-là, une langue personnelle, une langue portant notre signature, et nous descendrions à parler le langage omnibus des faits divers !

Non, le romancier, qui a le désir de se survivre, continuera à s'efforcer de mettre dans sa prose de la poésie, continuera à vouloir un rythme et une cadence pour ses périodes, continuera à rechercher l'image peinte, continuera à courir après l'épithète rare, continuera, selon la rédaction d'un délicat styliste de ce siècle, à combiner dans une expression le trop et l'assez, continuera à ne pas se refuser un tour pouvant faire de la peine aux ombres de MM. Noël et Chapsal, mais lui paraissant apporter de la vie à sa phrase, continuera à ne pas rejeter un vocable comblant un trou parmi les rares mots{28} admis à monter dans les carrosses de l'Académie, commettra enfin, mon Dieu, oui ! un néologisme, — et cela, dans la grande indignation de critiques ignorant absolument que : suer à grosses gouttes, prendre à tâche, tourner la cervelle, chercher chicane, avoir l'air consterné, etc., etc., et presque toutes les locutions qu'ils emploient journellement, étaient d'abominables néologismes en l'année 1750.

[...]

Répétons-le, le jour où n'existera plus chez le lettré l'effort d'écrire, et l'effort d'écrire personnellement, on peut être sûr d'avance que le reportage aura succédé en France à la littérature.

[...]

Que mon lecteur me permette aujourd'hui d'être un peu plus long que d'habitude, cette préface étant la préface de mon dernier livre, une sorte de testament littéraire.

[...]

Je crois aussi qu'il ne faut pas s'attarder dans la littérature d'imagination, au delà de certaines années, et qu'il est sage de prématurément choisir son heure pour en sortir.

[...]

Maintenant toi, petite Chérie, toi, pauvre dernier volume du dernier des Goncourt, va où sont allés tous tes aînés, depuis Les Hommes de lettres jusqu'à La Faustin, va t'exposer aux mépris, aux dédains, aux ironies, aux injures, aux insultes, dont le labeur obstiné de ton auteur, sa vieillesse, les tristesses de sa vie solitaire ne le défendaient pas encore hier, et qui cependant lui laissent entière, malgré tout et tous, une confiance à la Stendhal dans le siècle qui va venir.

[...]

Tout à coup brusquement mon frère s'arrêta, et me dit : « Ça ne fait rien, vois-tu, on nous niera tant qu'on voudra… il faudra bien reconnaître un jour que nous avons fait Germinie Lacerteux… et que « Germinie Lacerteux » est le livre-type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis nous, sous le nom de réalisme, naturalisme, etc. Et d'un !

[...]

« Or la recherche du vrai en littérature, la résurrection de l'art du XVIIIe siècle, la victoire du japonisme : ce sont, sais-tu, — ajouta-t-il après un silence, et avec un réveil de la vie intelligente dans l'oeil, — ce sont les trois grands mouvements littéraires et artistiques de la seconde moitié du XIXe siècle… et nous les aurons menés, ces trois mouvements… nous pauvres obscurs. Eh bien ! quand on a fait cela… c'est vraiment difficile de n'être pas quelqu'un dans l'avenir. »

[...]

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Premier volume, 1851-1861, Paris, Charpentier, 1887.

Et nous restons sans lire, les yeux charmés, sur ces vilaines lettres de journal, où votre nom semble imprimé en quelque chose qui vous caresse le regard, comme jamais le plus bel objet d'art ne le caressera.
C'est une joie pleine la poitrine, une de ces joies de première communion littéraire, une de ces joies qu'on ne retrouve pas plus que les joies du premier amour. Tout ce jour-là, nous ne marchons pas, nous courrons... (4)

Il reste à exprimer en littérature la mélancolie française contemporaine, une mélancolie non suicidante, non blasphématrice, non désespérée, mais la mélancolie humoristique : une tristesse qui n'est pas sans douceur et où rit un coin d'ironie. Les mélancolies d'Hamlet, de Lara, de Werther, de René même, sont des mélancolies de peuples plus septentrionaux que nous. (97)

Ces désespérances, ces doutes, non de nous, ni de nos ambitions, mais du moment et des moyens, au lieu de nous abaisser vers les concessions, font en nous, plus entière, plus intraitable, plus hérissée, la conscience littéraire. Et, un instant, nous agitons si nous ne devrions pas penser et écrire absolument pour nous, laissant à d'autres le bruit, l'éditeur, le public. (147)

Relu Les Paysans de Balzac. Personne n'a dit Balzac homme d'État, et c'est peut-être le plus grand homme d'État de notre temps, le seul qui ait plongé au fond de notre malaise, le seul qui ait vu d'en haut le déséquilibrement de la France depuis 1789, les moeurs sous les lois, les faits sous les mots, l'anarchie des intérêts débridés sous l'ordre apparent, les abus remplacés par les influences, l'égalité devant la loi annihilée par l'inégalité devant le juge, enfin le mensonge de ce programme de 89 qui a remplacé le nom par la pièce de cent sous, fait des marquis de banquiers – rien de plus. Et c'est un romancier qui s'est aperçu de cela. (209)

Relu Le Neveu de Rameau. Quel homme, Diderot! quel fleuve, comme dit Mercier!... Et Voltaire et immortel et Diderot n'est que célèbre. Pourquoi? Voltaire a enterré le poème épique, le conte, le petit vers, la tragédie. Diderot a inauguré le roman moderne, le drame et la critique d'art. L'un est le dernier esprit de l'ancienne France, l'autre est le premier génie de la France nouvelle. (234)

Aujourd'hui, nous avons changé cela : ce sont les lettres qui ont pris cette libre misanthropie de l'art. (249)

C'est singulier, en littérature, la chose faite ne vous tient plus aux entrailles. L'oeuvre que vous ne portez plus, que vous ne nourrissez plus, vous devient pour ainsi dire étrangère. Il vous prend de votre livre une indifférence, un ennui, presque un dégoût. Ç'a été notre impression de tous ces jours-ci. (267-268)

Peut-être, un jour, ces lignes que nous écrivons froidement, sans désespérance, apprendront-elles le courage à des travailleurs d'un autre siècle. Qu'ils sachent donc qu'après dix ans de travail, la publication de 15 volumes, tant de veilles, une si persévérante conscience, des succès même, une oeuvre historique qui a déjà une place en Europe, après ce roman même, dans lequel nos ennemis mêmes reconnaissent « une force magistrale », il n'y a pas une gazette, une revue petite ou grande qui soit venue à nous, et nous nous demandons si le prochain roman que nous publierons, nous ne serons pas encore obligés de le publier à nos frais; - et cela quand les plus petits fureteurs d'érudition et les plus minces écrivailleurs de nouvelles, sont édités, rémunérés, réimprimés. (316-317)

Tous ces temps-ci, travaillé à notre roman de Soeur Philomène. Quand vous avez travaillé toute la journée, quand votre pensée s'est échauffée le jour entier, sur le papier, sans le contact et le rafraîchissement de l'air extérieur et des distractions, votre tête que vous sentez, dans la journée, lourde de la crasse d'une cervelle, vous semble à la nuit, pleine d'un gaz, léger, spirituel, capiteux. (347)

Car il nous faut faire pour notre roman de Soeur Philomène, des études à l'hôpital, sur le vrai, sur le vif, sur le saignant. (350)

Il est vraiment curieux que ce soient les quatre hommes les plus purs de tout métier et de tout industrialisme, les quatre plumes les plus entièrement vouées à l'art, qui aient été traduits sur les bancs de la police correctionnelle : Baudelaire, Flaubert et nous. (358)

Un des caractères particuliers de nos romans, ce sera d'être les romans les plus historiques de ce temps-ci, les romans qui fourniront le plus de faits et de vérités vraies à l'histoire morale de ce siècle. (361-362)

On ne fait pas les livres qu'on veut. Il y a une fatalité dans le premier hasard qui vous en dicte l'idée. Puis c'est une force inconnue, une volonté supérieure, une sorte de nécessité d'écrire qui vous commandent l'oeuvre et vous mènent la plume ; si bien que quelquefois le livre qui vous sort des mains, ne vous semble pas sorti de vous-même : il vous étonne comme quelque chose qui était en vous et dont vous n'aviez pas conscience. C'est l'impression que j'éprouve devant Soeur Philomène. (364)

En rentrant à la maison, nous trouvons notre manuscrit de Soeur Philomène que nous retrouve Lévy, avec une lettre de regret, s'excusant sur le lugubre et l'horreur du sujet. Et nous pensons que si notre oeuvre était l'oeuvre de tout le monde, une oeuvre moutonnière et plate, le roman que chacun fait, et que le public a déjà lu, notre volume serait accepté d'emblée. Oh ! vouloir fait du neuf, ça se paye. (367)

Le peuple n'aime ni le vrai ni le simple : il aime le roman et le charlatan. (369)

L'histoire est un roman qui a été ; le roman est de l'histoire qui aurait pu être. (393)

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Deuxième volume, 1862-1865, Paris, Charpentier, 1887.

Je m'aperçois tristement que la littérature, l'observation, au lieu d'émousser en moi la sensibilité, l'a étendue, raffinée, développée, mise à nu. Cette espèce de travail incessant, qu'on fait sur soi, sur ses sensations, sur les mouvements de son coeur, cette autopsie perpétuelle et journalière de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates, à les faire jouer de la façon la plus tressaillante. Mille ressources, mille secrets se découvrent en vous pour souffrir. (5)

La peine, le supplice, la torture de la vie littéraire : c'est l'enfantement. Concevoir, créer : il y a dans ces deux mots pour l'homme de lettres un monde d'efforts douloureux et d'angoisses. De ce rien, de cet embryon rudimentaire qui est la première idée d'un livre, faire sortir le punctum saliens, tirer un à un de sa tête les incidents d'une fabulation, les lignes des caractères, l'intrigue, le dénouement : la vie de tout ce petit monde animé de vous-même, jailli de vos entrailles et qui fait un roman. Quel travail ! C'est comme une feuille de papier blanc qu'on aurait dans la tête, et sur laquelle la pensée, non encore formée, griffonnerait de l'écriture vague et illisible… Et les lassitudes mornes et les désespoirs infinis, et les hontes de soi-même de se sentir impuissant dans son ambition de création. On tourne, on retourne sa cervelle, elle sonne creux. On se tâte, on passe la main sur quelque chose de mort qui est votre imagination…On se dit qu'on ne peut rien faire, qu'on ne fera plus rien. Il semble qu'on soit vidé.
L'idée est pourtant là, attirante et insaisissable, comme une belle et méchante fée dans un nuage. On remet sa pensée à coups de fouet sur la piste ; on recherche l'insomnie pour avoir les bonnes fortunes des fièvres de la nuit ; on tend à les rompre sur une concentration unique toutes les cordes de son cerveau. Quelque chose vous apparaît un moment, puis s'enfuit, et vous retombez plus las que d'un assaut qui vous a brisé…Oh ! tâtonner ainsi, dans la nuit de l'imagination, l'âme d'un livre, et ne rien trouver, ronger ses heures à tourner autour, descendre en soi et n'en rien rapporter, se trouver entre le dernier livre qu'on a mis au monde, dont le cordon est coupé, qui ne vous est plus rien, et le livre auquel vous ne pouvez donner le sang et la chair, être en gestation du néant : ce sont les jours horribles de l'homme de pensée et d'imagination.
Tous ces jours-ci, nous étions dans cet état anxieux. Enfin les premiers contours, le vague fusinage de notre roman, la jeune Bourgeoisie (Renée Mauperin) nous est apparu ce soir.
C'était en nous promenant derrière la maison, dans la ruelle étranglée entre de hauts murs de jardin. Un souffle passait comme un murmure dans la cime des grands peupliers. Le coucher du soleil glaçait, de je ne sais quelle vapeur de chaleur, les verdures au loin. À ma gauche, le massif des marronniers de la Vieille-Halle se détachait en noir, avec les contours des dernières feuilles digitées sur l'or pâlissant du soir, ainsi que le dessin d'une agate arborisée, et avec dans le sombre des arbres de petits jours, ressemblant à des étoiles.
C'était l'effet étrange de ce Soir du paysagiste Laberge qui est au Louvre, découpant la nuit des arbres, et collant leurs feuilles d'ébène sur un ciel d'une lumière infinie, d'une magnificence mourante. – Les livres ont leurs berceaux. (35)

En ces années, il ne suffit pas d'écrire un livre, il faut être le domestique de ce livre, faire les courses de son volume, devenir le laquais de son succès. Je porte donc mes livres, ici et là, à quelques-uns qui les couperont à moitié, à d'autres qui en parleront sans les lire, à d'autres qui en feront de quoi dîner chez un bouquiniste. (67)

C'est étonnant comme notre chemin littéraire se sera fait par le haut et pas du tout par le bas. On a vu comme Michelet vient de nous traiter dans la préface de la Régence. Hugo, me disait Busquet, était pris de la curiosité la plus sympathique à notre égard. C'est la grande critique qui nous a discutés, jugés, appréciés. (151)

Tous ces jours-ci, à propos de notre livre, tristesse, ennui, angoisse sourde, inquiétude, disposition à voir noir, supputation des mauvaises chances, travail d'écureuil de l'esprit dans le même cercle de pensées de doute, de défaillance, de désespérance. L'horrible vie que cette vie des lettres, où après avoir souffert du doute de l'oeuvre, on a encore à souffrir du doute de son succès. (181)

En littérature, on commence à chercher son originalité laborieusement chez les autres, et très loin de soi…plus tard on la trouve naturellement en soi…et tout près de soi. (187)

En littérature on ne fait bien que ce qu'on a vu ou souffert. (214)

Un livre n'est jamais un chef-d'oeuvre, il le devient. Le génie est le talent d'un homme mort. (214)

Voir des hommes, des femmes, des salons, des rues. Toujours étudier la vie des êtres et des choses – loin de l'imprimé : c'est la lecture de l'écrivain moderne. (219)

Le défectueux de l'imagination, c'est que ses créations sont rigoureusement logiques. La vérité ne l'est pas. (219)

Le roman depuis Balzac n'a plus rien de commun avec ce que nos pères entendaient par roman. Le roman actuel se fait avec des documents racontés, ou relevés d'après nature, comme l'histoire se fait avec des documents écrits.
Les historiens sont des raconteurs du passé, les romanciers des raconteurs du présent. (229)

Je pense que la meilleure éducation littéraire d'un écrivain, serait, depuis sa sortie du collège jusqu'à 25 ou 30 ans, la rédaction sans convention de ce qu'il verrait, de ce qu'il sentirait… rédaction dans laquelle il s'efforcerait d'oublier le plus possible ses lectures. (240)

La description matérielle des choses et des lieux n'est point dans le roman, telle que nous la comprenons, la description pour la description. Elle est le moyen de transporter le lecteur dans un certain milieu favorable à l'émotion morale qui doit jaillir de ces choses et de ces lieux. (281)

La province dépasse le Roman. Jamais le Roman n'inventera la femme d'un commandant de gendarmerie mettant en vers les sermons du vicaire. (312)

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Troisième volume, 1866-1870, Paris, Charpentier, 1888.

Au fond, en tant que littérateurs, nous ne pouvons nous débarrasser de deux suspicions auprès du public : la suspicion de la richesse et de la noblesse. Et cependant nous ne sommes pas riches du tout, et si peu nobles. (70-71)

Autrefois la province ne lisait pas, et n'avait nulle opinion sur les faiseurs de livres et sur les livres.
Aujourd'hui elle ne lit pas plus, mais elle a des opinions littéraires, pises dans le bas des petits journaux. Un déplorable progrès! (85)

Les belles choses en littérature sont celles qui font rêver au-delà de ce qu'elles disent. Par exemple dans une agonie, c'est un geste sans raison, un rien vague qui n'est pas logique, un rien qui est un symptôme inattendu d'humanité. (105)

Je vomis mes contemporains. C'est dans le monde actuel des lettres, et dans le plus haut, un aplatissement des jugements, un écroulement des opinions et des consciences. Les plus francs, les plus coléreux, les plus pléthoriques, dans la bassesse des événements, du ciel, des fortunes de ce temps, au contact du monde, au frottement des relations, au ramollissement des accommodements, dans l'air ambiant des lâchetés, perdent le sens de la révolte, et ont de la peine à ne pas trouver beau, tout ce qui réussit. (109)

Une des joies d'orgueil de l'homme de lettres – quand cet homme de lettres est un artiste, - c'est de sentir en lui la faculté de pouvoir immortaliser, à son gré, ce qu'il lui plaît d'immortaliser. Dans ce peu de choses qu'il est, il a comme la conscience d'une divinité créatrice. Dieu crée des existences, l'homme d'imagination crée des vies fictives, qui quelquefois, dans la mémoire du monde, laissent un souvenir plus profond, pour ainsi dire, plus vécu. (190)

Le sommeil dans le travail et la prise de la pensée par la création, une suspension taquine, un arrêt bête du cerveau. (193)

L'artiste peut prendre la nature au posé, l'écrivain est obligé de la saisir au vol et comme un voleur. (223)

L'idéal du roman : c'est de donner avec l'art, la plus vive impression du vrai humain, quel qu'il soit. (237-238)

En littérature, des délicatesses sont atteintes par des nerveux lymphatiques, que n'atteindront jamais les nerveux sanguins. (242)

La science du romancier n'est pas de tout écrire, mais de tout choisir. (245)

Personne n'a encore caractérisé notre talent de romanciers. Il se compose du mélange bizarre et presque unique qui fait de nous à la fois de physiologistes et des poètes. (268)

Nous, torturés de malaises continus, douloureux, presque mortels au travail et à la production spirituelle, nous ferions volontiers ce pacte avec Dieu : ne nous laisser qu'un cerveau pour créer, nos yeux pour voir, et une main avec une plume au bout, et prendre tout le reste de nos sens et les misères de nos corps, pour que nous ne jouissions plus en ce monde que l'étude de l'humanité et de l'amour de notre art. (279)

Il faut avoir la fièvre pour bien travailler, et c'est cela qui nous consume et nous tue. (292)

Quel heureux métier, le métier de peintre comparé au métier de l'homme de lettres ! chez le premier, une fonction heureuse de la main et de l'oeil, en regard du supplice du cerveau du second ; et chez l'un le travail qui est une jouissance et chez l'autre une peine. (295)

Nous trouvons les livres que nous lisons, écrits avec la plume, l'imagination, le cerveau des auteurs. Nos livres à nous, nous semblent bien écrits avec cela, mais encore avec ceci, - et c'est leur originalité, - avec nos nerfs et nos souffrances ; en sorte que chez nous chaque volume a été une déperdition nerveuse, une dépense de sensibilité en même temps que de pensée. (297)

À partir de 1870, Edmond continue la rédaction du Journal seul.

J'ai compris le secret de cette rage de travail, pendant les mois d'octobre et de novembre, et pourquoi je ne pouvais alors le faire lever de cette chaise, où, du matin à la nuit, sans relâche et repoussant le repos, la main à la plume, il peinait sur le dernier livre qu'il signerait.
Le littérateur se dépêchait, se hâtait, avec un entêtement obstiné de pressurer, sans en vouloir perdre une minute, les dernières heures d'une intelligence, d'un talent prêts à sombrer. (326)

Ce matin, il lui a été impossible de se rappeler un titre, un seul titre de ses romans, et cependant il possède encore deux facultés remarquables : la qualification pittoresque avec laquelle il caractérise un passant, l'épithète rare avec laquelle il peint un ciel. (341)

De quelle expiation sommes-nous donc victimes ? Je le demande, quand je remonte cette existence qui n'a plus que quelques heures, qui n'a eu de la littérature et de la recherche laborieuse de la gloire, que des mépris, des insultes, des sifflets, qui depuis cinq ans se débat dans de la souffrance quotidienne, qui se termine par cette agonie morale et physique, où partout et tout le temps, je trouve comme la poursuite d'une Fatalité assassine. (348-349)

À cette heure je maudis la littérature. Peut-être, sans moi, se serait-il fait peintre, et doué comme il l'était, il aurait fait son nom, sans s'arracher la cervelle…et il vivrait. (350)

M'interrogeant longuement, j'ai la conviction qu'il est mort du travail de la forme, à la peine du style. Je me rappelle maintenant, après les heures sans repos passées au remaniement, à la correction d'un morceau, après ces efforts et ces dépenses de cervelle, vers une perfection, cherchant à faire rendre à la langue française tout ce qu'elle pouvait rendre, et au-delà…après ces luttes obstinées, entêtées, où parfois entrait le dépit, la colère de l'impuissance, je me rappelle aujourd'hui l'étrange et infinie prostration, avec laquelle il se laissait tomber sur est divan, et la fumerie à la fois silencieuse et accablée, qui suivait. (359)

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome quatrième, 1870-1871, Paris, Charpentier, 1890.

Il y a chez moi une faculté tyrannique : l'enfantement continu, perpétuel, d'une conception portant le cachet de ma personnalité. Si, comme dans ce moment-ci, ce n'est pas un livre que je roule dans ma tête, ma pensée s'amuse, jour et nuit, de la plantation d'un jardin, de la formation d'un coin de verdure et de feuillée particulier. À défaut de la création d'une pièce, de l'arrangement et de l'ameublement d'une chambre, réalisés dans les conditions d'un idéal artistique, que d'autres achètent chez leur tapissier.
Et il en a été toujours ainsi, toute ma vie. Je me reposais de la composition d'un bouquin, par la composition originale d'une collection particulière, d'un meuble, d'une reliure. (241)

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome cinquième, 1872-1877, Paris, Charpentier, 1890.

Avec les années, le vide que m'a laissé la mort de mon frère, se fait plus grand. Rien ne repousse chez moi des goûts qui m'attachaient à la vie. La littérature ne me parle plus. J'ai un éloignement pour les hommes, pour la société. […] (43-44)

À l'heure qu'il est, en littérature, le tout n'est pas de créer des personnages, que le public ne salue pas comme de vieilles connaissances, le tout n'est pas de découvrir une forme originale de style, le tout est d'inventer une lorgnette avec laquelle vous faites voir les êtres et les choses à travers des verres qui n'ont point encore servi, vous montrez des tableaux sous un angle de jour inconnu jusqu'alors, vous créez une optique nouvelle.
Cette lorgnette, nous l'avions inventée, mon frère et moi, aujourd'hui je vois tous les jeunes s'en servir, avec la candeur désarmante de gens, qui en auraient dans leurs poches, le brevet d'invention. (121)

Aujourd'hui j'ai écrit, en grosses lettres, sur la première feuille d'un cahier blanc : La Fille Élisa.
Puis ce titre écrit, j'ai été pris d'une anxiété douloureuse, je me suis mis à douter de moi-même. Il m'a semblé en interrogeant mon triste cerveau, que je n'avais plus en moi la puissance, le talent de faire un livre d'imagination, et j'ai peur…d'une oeuvre que je ne commence plus avec la confiance que j'avais, quand lui, il travaillait avec moi. (214)

Aujourd'hui, je vais à la recherche du document humain, aux alentours de l'École militaire. On ne saura jamais notre timidité naturelle, notre malais0e au milieu de la plèbe, notre horreur de la canaille, et combien le vilain et laid document, avec lequel nous avons construit nos livres, nous a coûté. Ce métier d'agent de police consciencieux du roman populaire, est bien le plus abominable métier que puisse faire un homme d'essence aristocratique.
Mais l'attirant de ce monde neuf, qui a quelque chose de la séduction d'une terre non explorée, pour un voyageur, puis la tension des sens, la multiplicité des observations et des remarques, l'effort de la mémoire, le jeu des perceptions, le travail hâtif et courant d'un cerveau qui moucharde la vérité, grisent le sang-froid de l'observateur, et lui font oublier, dans une sorte de fièvre, les duretés et les dégoûts de son observation. (222-223)

Quand maintenant j'ai travaillé le soir, qu'il y a eu la veille, échauffement de la cervelle, je suis sûr d'avoir le lendemain la migraine. Et cela a lieu fatalement, toutes les fois qu'il y a dans mon travail, la création de personnages. (260)

Tout homme de lettres est toujours un individu biscornu, hanté par des originalités bizarre, et il n'y a pas besoin pour être ainsi, d'être un imaginateur, un poète, un romancier ; il suffit qu'on soit un homme, vivant de la vie des lettres. (279)

Il s'élève, à l'heure qu'il est, une génération de jeunes liseurs de bouquins, aux yeux ne connaissant que le noir de l'imprimé, une génération de petits lettrés, sans passion, sans tempérament, les yeux fermés aux femmes, aux fleurs, aux objets d'art, à tout le beau de la nature, et qui croient qu'ils feront des livres. Les livres, les livres de valeur, ne se font que du contre-coup de toutes les émotions produites par les beautés belles ou laides de la terre, chez une nature exaltée. (281)

Aujourd'hui que mon livre de La Fille Élisa est presque terminé, commence à apparaître et à se dessiner vaguement dans mon esprit le roman, avec lequel je rêve de faire mes adieux à l'imagination. (302

L'homme qui s'enfonce et s'abîme dans la création littéraire, n'a pas besoin d'affection, de femmes, d'enfants. Son coeur n'existe plus, il n'est plus que cervelle. Après tout, peut-être dis-je cela, parce qu'il y a en moi, la conscience que dans quelque affection, que je pourrais rencontrer dans l'avenir, l'affection compréhensive de ma pensée ne sera plus retrouvable. (317)

Il y a quelque chose de triste chez l'homme arrivé à la somme de notoriété, qu'un littérateur peut acquérir de son vivant. Il est comme désintéressé de sa carrière. Il sent qu'un nouveau livre le laisse où il est, ne le porte plus en avant. (339)

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome sixième, 1878-1884, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892.

En réfléchissant combien mon frère et moi, nous sommes nés différents des autres, combien notre manière de voir, de sentir, de juger était particulière, - et cela tout naturellement et sans affectation et sans pose – combien en un mot notre nous n'était pas une originalité acquise à la force du poignet, je ne puis m'empêcher de croire que l'oeuvre que nous avons produit, ne soit pas un oeuvre très différent de celui des autres. (27-28)

Me voilà aujourd'hui libéré du travail de l'histoire, de ce travail qui prend tout votre temps, et qui au fond ne vous absorbe pas, ne vous enlève pas à vous-même. Je vais enfin m'appartenir, et me donner, pour les années qui me restent à vivre, à l'imagination, au style, à la poésie. (28)

Ce n'est pas la quantité de temps, ainsi qu'on le croit généralement, qui fait la supériorité d'une oeuvre, c'est la qualité de la fièvre qu'on se donne pour la faire. Puis, qu'est-ce que fait une répétition ou une négligence de syntaxe, si la création est neuve, si la conception est originale, s'il y a, ici et là, une épithète ou un tour de phrase, qui vaille à lui seul, cent pages d'une prose impeccable, qualité ordinaire. (33)

Je me surprends, en construisant mes phrases maintenant, à faire de la main droite tenant la plume, des gestes d'un chef d'orchestre : si mes phrases ne sont pas musicales, je ne sais diantrement comment il faut s'y prendre. (50)

Quand on a mon âge, et qu'on est malingre comme moi, au milieu de la fabrication d'un bouquin, il entre en vous une terreur de mourir, avant que le livre soit terminé, - une terreur que l'éditeur n'en fasse remplir les blancs par un imbécile. (61-62)

Pas un de ces critiques ne semble s'apercevoir de l'originale chose essayée par moi dans ce livre, de la tentative faite pour émouvoir avec autre chose que l'amour, enfin de la substitution dans un roman d'un intérêt autre, que celui employé depuis le commencement du monde. (69)

La littérature, c'est ma femme légitime, les bibelots, c'est ma p… mais pour entretenir cette dernière, jamais, au grand jamais, ma femme légitime n'en souffrira. (107)

Oh! la difficulté de la composition maintenant! Il me faut douze heures de travail, pour en avoir trois de bonnes. D'abord une matinée paresseuse occupée par des cigarettes, la rédaction de lettres pressées, la correction d'épreuve, et au bout de cela le retournement de mon plan, que je fais danser sur la table. Après le second déjeuner et une longue fumerie, du papier couvert d'écriture imbécile, du travail qui n'aboutit pas, des enragements contre soi-même, de lâches envies d'abandonner la chose.
Enfin, vers quatre heures, l'entraînement obtenu, et des idées, et des images, et la vision des personnages, - et de la copie presque coulante jusqu'au dîner, jusqu'à sept heures. Mais cela à la condition que je ne sortirai pas, que je n'aurai pas la pensée dérangée, par la préoccupation de la toilette et de l'habillement.
Puis alors jusqu'à onze heures, ce morceau repris, raturé, rapetassé, amendé, corrigé, et enfumé d'un nombre infini de cigarettes. (147)

Ce livre de La Faustin, mes confrères ne s'aperçoivent pas que c'est un livre, autre que ceux que j'ai déjà publiés. Il ne me semblent pas se douter, qu'il y a dans ces pages une introduction toute neuve de poésie et de fantastique dans l'écriture du vrai, et que j'ai tenté de faire faire un pas au réalisme, et de le doter de certaines qualités de demi-teinte et de clair-obscur littéraire, qu'il n'avait pas. En effet, les choses de la nature ne sont-elles pas tout aussi vraies, vues dans le clair de lune, que dans un rayon de soleil de midi?
Oui, il y a quelque chose de neuf dans mon dernier bouquin, et il ne serait pas impossible qu'il se créât dans une vingtaine d'années, une école autour de La Faustin, comme il y en a aujourd'hui une, autour de Germinie Lacerteux. (180)

En littérature, il n'y a plus que les choses et les drames de l'âme qui m'intéressent : les faits divers les plus curieux de l'existence des gens, me semblent du domaine des romans des cabinets de lecture. (192)

Il est peut-être possible que quelques honnêtes gens n'aiment pas le vrai en littérature, mais on peut être certain que tous les malhonnêtes gens l'abominent. (225)

Je cherche dans la « Petite fille du maréchal » (Chérie) quelque chose ne ressemblant plus à un roman. Le manque d'intrigue ne me suffit plus. Je voudrais que la contexture fût différente, que ce livre eût le caractère de Mémoires d'une personne, écrits par une autre…Décidément le nom roman ne nomme plus les livres, que nous faisons. Je voudrais un titre nouveau, que je cherche sans le trouver, où il y aurait peut-être à introduire le mot : Histoires au pluriel, avec une épithète ad hoc, mais voilà le chiendent : c'est l'épithète… Non il faudrait pour dénommer le nouveau roman, un vocable unique. (250)

L'homme qui fait un roman ou une pièce de théâtre, où il met en scène des hommes et des femmes du passé, peut avoir la certitude que c'est une oeuvre destinée à la mort, - et quand même il aurait tout le talent possible. On ne fait une humanité défunte, qu'en lui mettant, sous sa chlamyde ou son pourpoint, un coeur et un cerveau modernes; et tout ce qu'on peut reconstituer, ce sont les milieux de cette humanité. (289-290)

Peut-être l'artistique dans la littérature, sera-t-il un appoint futur de succès, un appoint, apporté par l'éducation artiste des hommes et des femmes de ces années, par les conférences, par les promenades dans les Musées, par la diffusion de l'enseignement des arts plastiques, en un mot par la création de générations plus amoureuses et plus chercheuses d'art dans leurs lectures. (304)

Longuement, j'analyse le crucifiement de l'homme qui fait un livre, qui n'est pas le livre de tout le monde, parce qu'il est bon, je crois, qu'on sache le menu et le détail des souffrances qu'il a eu à endurer, et combien peut-être un peu de gloire posthume est payé du vivant de l'auteur. (313)

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome septième, 1885-1888, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1894.

Oui, j'ose le dire, je n'admire que les modernes. Et, envoyant promener mon éducation littéraire, je trouve Balzac, plus homme de génie que Shakespeare, et je déclare que son baron Hulot produit sur mon imagination, un effet plus intense que le scandinave Hamlet. Cette impression peut-être, beaucoup la ressentent, mais personne n'a le courage de l'avouer – de l'avouer même à soi-même. (31)

Je souffre peut-être pour la première fois, depuis la mort de mon frère, de me trouver seul. Quand je faisais des romans, que je créais des personnages, ma création me tenait compagnie, faisait ma société, peuplait ma solitude; je vivais avec les bonshommes et les bonnes femmes de mon bouquin. L'Histoire avec ses personnages défunts, ne vous donne pas cette illusion, cette hallucination, si vous voulez. (46)

Si quelqu'un fait un jour ma biographie, qu'il se persuade qu'il serait d'un grand intérêt pour l'histoire littéraire et la réconfortation des victimes de la critique des siècles futurs, de donner sur chacun de nos livres, les extraits les plus violents, les plus forcenés, les plus négateurs de notre talent. C'est bien dommage qu'un tel livre n'ait pas été fait pour tous les hommes de talent de ce siècle, à commencer par les éreintements sur Chateaubriand, à continuer par ceux sur Balzac, Hugo, Flaubert.
La chose que voit avant tout dans la littérature, un universitaire : c'est une fonction, un traitement, et c'est pour cela qu'en général un universitaire n'a pas de talent. La littérature doit être considérée comme une carrière qui ne vous nourrit, ni ne vous loge, ni ne vous chauffe, et où la rémunération est invraisemblable, et c'Est seulement quand on considère la littérature ainsi, et qu'on y entre, poussé par le diable au corps du sacrifice, du martyre, de l'amour du beau, qu'on peut avoir du talent.
Et aujourd'hui, que ce n'est plus un métier de meurt-de-faim, que les parents ne vous donnent plus votre malédiction comme homme de lettres, il n'y a plus, pour ainsi dire, de vraie vocation, et il se pourrait qu'avant peu de temps, il y ait plus de talent. (157-158)

Il n'y a plus qu'une chose qui me sorte de mon écoeurement de la vie, et qui m'y fait reprendre un peu d'intérêt : c'est la première épreuve d'un livre nouveau. (170)

Au fond, dans le roman, la grande difficulté pour les écrivains amoureux de leur art, c'est le dosage juste de la littérature et de la vie, - que la recherche excessive du style, il faut bien le reconnaître, fait moins vivante. Maintenant, pour mon compte, j'aimerai toujours mieux le roman trop écrit que celui qui ne l'est pas assez. (202-203)

Le beau en littérature est peut-être d'être un écrivain, sans qu'on sente l'écriture. (267)

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome huitième, 1889-1891, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1895.

Mon fait est vraiment tout exceptionnel. J'ai 67 ans, je suis tout près d'être septuagénaire. À cet âge, en littérature généralement les injures s'arrêtent, et il en est fini de la critique insultante. Moi, je suis vilipendé, honni, injurié comme un débutant, et j'ai lieu de croire que la critique s'adressant à un homme ayant mon âge et ma situation dans les lettres, est un fait unique dans la littérature de tous les temps et de tous les pays. (14)

Les décadents, quoiqu'ils descendent un peu de mon style, se sont tournés contre moi. Puis, il y a dans la présente jeunesse, ce côté curieux qui la différencie des jeunesses des autres époques; elle ne veut pas reconnaître de pères, de générateurs, et se considère, dès l'âge de vingt ans, et dans le balbutiement du talent, comme les trouveurs de tout. C'est une jeunesse à l'image de la République, elle raye le passé. (40-41)

Ils sont bons, les jeunes! Ils sont tout à la bataille des mots, et ne se doutent guère qu'à l'heure présente, il s'agit de bien autre chose : il s'agit d'un renouvellement complet de la forme pour les oeuvre d'imagination; d'une forme autre que le roman, qui est une forme vieille, poncive, éculée. (50)

Oui, c'est positif : le roman, et un roman tel que Fort comme la mort, à l'heure actuelle n'a plus d'intérêt pour moi. Je n'aime plus que les livres qui contiennent des morceaux de vie vraiment vraie, et sans préoccupation de dénouement, et non arrangée à l'usage du lecteur bête que demandent les grandes ventes. Non, je ne suis plus intéressé que par les dévoilements d'âme d'une être réel, et non de l'être chimérique qu'est toujours un héros de roman, par son amalgame avec la convention et le mensonge. (56)

Il y a chez moi un ennui produit par ceci : c'est que l'imagination, l'invention littéraire n'a point baissé chez moi, mais que je n'ai plus la puissance du long travail, la force physique avec laquelle on fait un volume écrit. (62-63)

C'est étonnant, comme toute ma vie, j'ai travaillé à une littérature spéciale : la littérature qui produit des embêtements. Ç'a été d'abord les romans naturistes que j'ai écrits, puis les pièces révolutionnaires que j'ai fait représenter, enfin en dernier lieu le Journal. Il y a tant de gens auxquels la littérature ne fait que rapporter des caresses pour leurs nerfs. (177)

En littérature, je crois qu'il est possible à un homme, non doué littérairement, d'acquérir un certain tact de la matière. (250)

Dans la bataille littéraire du moment, on n'a pas dit – ce que j'ai affirmé à propos de Flaubert – que le grand talent en littérature était de créer, sur le papier, des êtres qui prenaient place dans la mémoire du monde, comme des êtres créés par Dieu, et comme ayant eu une vraie vie sur la terre. C'est cette création qui fait l'immortalité du livre ancien ou moderne. Or les décadents, les symbolistes et les autres jeunes, peuvent avoir mis des sonorités dans leurs plaquettes, mais jamais, au grand jamais, n'ont déposé là-dedans, l'être dont je parle – et même un être de second, de troisième plan. (274)

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire. Tome neuvième, 1892-1895, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1896.

Oui, je le répète, à l'heure présente, la lecture d'un roman et d'un très bon roman, n'est plus pour moi, une lecture captivante, et il me faut un effort pour l'achever. Oui, maintenant j'ai une espèce d'horreur de l'oeuvre imaginée, je n'aime plus que la lecture de l'histoire, des mémoires, et je trouve même que dans le roman, bâti avec du vrai, la vérité est déformée par la composition. (33)

Dans leurs romans et leurs nouvelles, les tout jeunes romanciers, avec leur actuel mépris de l'étude d'après nature, ne créent plus des personnages humains, ils fabriquent des êtres métaphysiques. (157)

Or le jour, où, après avoir fait tous deux de la peinture, nous passions à la littérature, mon frère, je l'avoue, était un styliste plus exercé, plus maître de sa phrase, enfin plus écrivain que moi, qui alors, n'avais guère l'avantage sur lui, que d'être un meilleur voyant autour de nous, et dans le commun des choses et des êtres, non encore mis en lumière, de ce qui pouvait devenir de la matière à de la littérature, à des romans, à des nouvelles, à des pièces de théâtre.
Et voici que nous débutions, mon frère sous l'influence de Jules Janin, moi sous l'influence de Théophile Gautier, et l'on peut reconnaître dans EN 18.. ces deux inspirations mal mariées, et donnant à notre premier livre, le caractère d'une oeuvre à deux voix, à deux plumes.
[...]
Alors succédaient les biographies d'art et les livres historiques, écrits un peu sous ma pression, et la tendance naturelle de mon esprit vers la vérité du passé ou du présent : oeuvres, où il y avait peut-être un peu plus d'appoint de moi, que de mon frère. Dans cette suite de travaux, se faisait la fusion, l'amalgame de nos deux styles, qui s'unissaient dans la facture d'un seul style, bien personnel, bien Goncourt…
Dans cette concurrence fraternelle à bien écrire, il était arrivé que mon frère et moi, avions cherché à nous débarrasser de ce que nous devions à nos aînés : mon frère à rejeter le papillotage du style de Janin, moi la matérialité du style de Gautier. Et nous étions à la recherche, tout en le voulant très moderne, à la recherche d'un style mâle, concret, concis, à la carcasse latine, se rapprochant de la langue de Tacite, que nous lisions alors beaucoup. Et surtout, il nous venait une horreur des grosses colorations, auxquelles j'avais un peu trop sacrifié, et nous cherchions dans la peinture des choses matérielles, à les spiritualiser par des détails moraux.
[...]
Maintenant il arrivait, peu à peu, dans cette fabrication de nos volumes, que mon frère avait pris plus spécialement la direction du style, et moi la direction de la création de l'oeuvre. Il lui était venu une paresse un peu dédaigneuse à chercher, à retrouver, à inventer — tout en imaginant un détail plus distingué que moi, quand il voulait s'en donner la peine.
[...]
Et cet effort du style, jamais il ne s'y livra avec plus d'acharnement, que dans le dernier roman qu'il devait écrire, dans MADAME GERVAISAIS, où peut-être la maladie, qui était en train de le tuer, lui donnait, dans certains fragments, je le croirais, comme l'ivresse religieuse d'un ravissement. (378-382)

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