Georges Simenon
(1903-1989)
Dossier
Le roman selon Georges Simenon
« J'aimerais sculpter mon roman dans un morceau de bois » : Georges Simenon, l'artisan du roman, par Jolianne Gaudreault-Bourgeois, 2 mai 2019 |
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Introduction. Apprendre à « brasser de la pâte humaine ». Éviter à tout prix d'être trop littéraire ; c'est le conseil déterminant qu'aurait reçu Georges Simenon dans sa carrière – une gracieuseté de l'écrivaine Colette, alors directrice littéraire du Matin où le jeune Simenon, à la plume trop lyrique, souhaitait faire paraître ses contes et nouvelles. Le romancier place volontiers toute son oeuvre romanesque à venir sous l'égide de cet avis précieux et explique rétroactivement ce qu'il a pu signifier pour lui, c'est-à-dire apprendre à « raconter une histoire, d'abord, simplement, avec l'application de l'ébéniste à son établi » (Simenon 1980, p. 87). Dans la concrétude de l'écriture romanesque, cet apprentissage s'est bien sûr traduit par une série de choix : de style, de registre ; choix des mots, car, toujours, il lui fallut travailler à épurer ses textes, à couper tous « [l]es adjectifs, [l]es adverbes qui ne sont là que pour faire de l'effet » (Ibid., p. 107). « Chaque phrase qui n'est là que pour la phrase, coupez la », conseille-t-il à son tour aux jeunes romanciers en herbe. Or il faut bien voir que celui-là même qui se dit ici partisan d'une certaine économie des mots et des moyens est en même temps l'un des romanciers les plus prolifiques de toute la littérature européenne : 196 romans et des dizaines de nouvelles publiées sous son nom. En effet, l'oeuvre romanesque de Georges Simenon est gigantesque, abondante, foisonnante – il donne vie à plus de 9000 personnages, ses romans convoquent 1800 lieux à travers le monde, 187 films sont basés sur ses romans –, alors que son auteur ne semble en rien affecté par la crise continuelle qui plane sur le genre du roman au XXe siècle. Cet étonnant romancier belge est né à Liège en 1903 est très rapidement intégré à la littérature française. Il fait ses débuts à travers le journalisme de faits divers à la Gazette de Liège, où il apprend à « brasser de la pâte humaine » (Simenon 1980, p. 81), ce qui devait assurément lui servir pour ses futurs romans. Après cette entrée dans l'écriture par la porte du reportage, Simenon débarque à Paris en 1922 où s'amorce une longue carrière de romancier qui se laisse décliner en quatre moments. Il écrit d'abord de nombreux romans populaires commerciaux (principalement des romans d'aventures, mais aussi quelques romans harlequin) et ceux-ci sont publiés sous de multiples pseudonymes. À partir des années 1930, après avoir déclaré à son éditeur vouloir passer du côté du roman « semi-littéraire » – c'est-à-dire du côté du roman qui n'est plus simple littérature commerciale, sans être proprement « littéraire » –, il inaugure la longue série des enquêtes du commissaire Maigret, laquelle s'échelonnera sur 103 titres. Connue par des milliers de lecteurs dans le monde, cette série le campe résolument du côté du roman policier et ce, malgré l'évolution de sa pratique romanesque. C'est le début, moins d'une reconnaissance littéraire que d'une popularité immense (500 millions de livres vendus et des traductions dans 55 langues) laquelle peut paraître bien suspecte au pays de Gide et Mallarmé. Dans les années 1940 et 1950, pendant lesquelles Simenon vit principalement en Amérique, continent qui le transforme et le fascine, il s'adonne au roman tout court, entretenant le rêve d'un « roman pur », un idéal peut-être jamais atteint, mais qui constitue néanmoins le coeur de toute son esthétique romanesque, et ce, sans toutefois abandonner complètement son Maigret. « Quand on est sur l'établi, on ne voit que l'établi et c'est mon cas ». Ce qui frappe d'emblée lorsqu'on s'intéresse au discours que tient Georges Simenon sur le genre romanesque, c'est la posture d'humilité qu'il arbore à travers un – prétendu – « non-savoir » sur le roman. Si le romancier se dit « totalement incapable » de « parler du roman » (Simenon 1980, p. 76) à l'intérieur d'un discours critique cohérent, c'est justement qu'il ne peut s'exprimer qu'à travers la forme romanesque, « la seule qui [lui] soit familière, car [il est] malhabile à préciser [s]es idées » (Ibid., p. 9). En outre, tout ce qu'il a eu à exprimer sur le roman « se trouve [déjà] dans ses romans » et il « voi[t] mal ce qu[‘il] pourrai[t] y ajouter » (Simenon 1991, p. 226). Ainsi, dans chacune de ses interventions, Simenon se présente résolument comme un praticien, c'est-à-dire l'exact opposé de « l'homme de lettres », une étiquette qu'on continue néanmoins de lui accoler. Alors que l'homme de lettres possède des connaissances tangibles sur la littérature, sur son histoire, et est appelé à prendre position dans les débats les plus contemporains, le romancier n'a, aux dires de Simenon, guerre besoin d'intelligence pour assurer pleinement sa fonction : Un romancier, voyez-vous, n'est pas nécessairement un homme intelligent. Il y en a qui le sont, certes. […] Mais il y en a qui ne le sont pas. Et ceci n'est nullement un paradoxe. Il existe ce que j'appellerais le romancier pur, l'homme qui bâtit des romans comme d'autres sculptent la pierre ou d'autres peignent des tableaux […] (Ibid., p. 76). C'est pourquoi, en ce qui le concerne, au terme même de « romancier », Simenon dit préférer celui « d'artisan du roman » (Simenon 1980, p. 15), ou encore celui d'« ouvrier » – il utilise en fait les deux termes sans distinction, car c'est précisément la posture du fabricant qu'il revendique –, puisqu'une telle désignation lui permet d'esquiver toutes questions relatives aux idées et à l'abstraction : « je ne suis qu'un ouvrier des lettres. Imaginez-vous le maçon vous parlant d'architecture ? Il apporte sa pierre. Il la pose, il la scelle. On ne lui demande pas davantage qu'un travail bien fait » (Simenon 1980, p. 77). Simenon déclare donc ne pouvoir s'exprimer ni sur le roman « en général » – « C'est quoi au fait ? C'est trop vaste pour moi. Et je ne vous dirais que des bêtises ou des banalités. Quand on est sur l'établi, on ne voit que l'établi, et c'est mon cas » (Ibid., p. 78) – ni sur les autres romanciers : « Je ne les connais pas ou je les connais mal ; il ne m'appartient donc pas de parler d'eux » (idem). Mais il faut voir que celui qui affirme ne détenir aucun savoir sur le roman en connaît néanmoins quelque chose et bien qu'il sache d'avance qu'il n'expliquera « rien du tout » (ibid., p. 67), il lui arrive néanmoins de céder, « lorsqu'on [l']y invite, au désir enfantin de [s]'expliquer sur le roman » (idem). Cependant le romancier ne le fait jamais sur la base de généralités ou de discours englobants, mais plutôt à partir du seul romancier qu'il connaisse véritablement, c'est-à-dire lui-même. En fait, Simenon engage, dès 1936, une réflexion soutenue et étoffée sur le genre romanesque, tout en ayant toujours pour point de départ sa propre oeuvre. Ajoutons qu'il s'agit, la plupart du temps, de textes destinés à une présentation à l'oral : lectures publiques, conférences, entretiens, commandes pour émission de télévision. Le présent travail a eu pour point de départ l'ouvrage Le roman de l'homme qui rassemble les plus importants écrits de Simenon sur le roman. Le recueil Portrait-souvenir de Balzac s'est avérée une autre ressource également digne d'intérêt, dans la mesure où Balzac est non seulement une de ses principales références littéraires – il est tout à la fois « le plus grand et le plus pathétique des créateurs » (Simenon 1991, p. 21) –, mais, comme le fait remarquer Francis Lacassin, ce qu'il en dit s'applique souvent fort bien à Simenon lui-même (Lacassin 1991, p. 13). À cela s'ajoute sa très belle correspondance avec André Gide, l'homme de lettres par excellence, sorte de Goethe français aux yeux de Simenon. Les deux hommes, qui se sont lié d'amitié à la fin des années 1930, ont entretenu une longue correspondance, parfois très rigoureuse, parfois plus espacée, jusqu'à la mort d'André Gide en 1951. Grand lecteur de Simenon, ce dernier était fasciné au plus haut point par les mécanismes de création de son ami : « Je tiens Simenon pour un grand romancier : le plus grand peut-être et le plus vraiment romancier que nous ayons eu en littérature française aujourd'hui » (Gide, Les cahiers du Nord). Il se présente comme son lecteur « le plus attentif et le plus épris » (Gide, Lettre du 13 décembre 1938, p. 23), comme son lecteur compulsif, souvent atteint d'une « simenonite aiguë » (Gide, Lettre du 12 à 16 février 1948, p. 121), mais également comme son lecteur-critique : « je ne vous lis plus qu'en prenant des notes » (Gide, Lettre du 6 juillet 1945, p. 82). Et par-dessus tout, il aspire à faire connaître Simenon auprès de ses différents cercles littéraires. En retour, le romancier belge se livre entièrement à son « Cher Maître » – c'est ainsi que commence chacune de ses lettres – et Sans trop de pudeur sur cet état second que constitue pour lui la création romanesque, au point où cette correspondance a fini par devenir la source la plus importante de ce travail. Simenon questionne souvent Gide sur la qualité de ses derniers romans parus ; il lui fait parvenir systématiquement une copie d'à peu près tous ses titres, comme si l'avis de son destinataire constituait la reconnaissance littéraire la plus précieuse. Vivre pour la raconter – horizontalement et verticalement. Simenon n'a jamais caché avoir fait fortune dans le roman commercial, au point d'avoir pu acquérir de nombreuses résidences et d'avoir fait plusieurs tours du monde. Cette espèce de « self-made-man » de l'écriture romanesque, qui présente volontiers ses débuts sous le signe de l'argent, explique qu'il a définitivement pu entrer en domaine romanesque lorsqu'un matin, il pénétra dans un petit kiosque de journaux pour y acheter tous les types de de romans populaires qui s'y trouvaient, précisément dans le but d'apprendre à en maîtriser les codes. Simenon évoque à maintes reprises cette question du salaire et des différents taux horaires qu'il peut atteindre en fonction des milliers de lignes produites, car à l'époque où il oeuvrait dans le roman populaire, il écrivait « à la cadence d'un [roman] par trois jours » (Gide, Lettre de mi-janvier 1939, p. 29). Et de la même façon que cette relation entre le roman et les sommes qu'il rapporte n'est jamais taboue pour lui, c'est aussi l'un des aspects qui le fascine le plus chez l'auteur de La Comédie humaine. En effet, dans son Portrait-souvenir, Simenon revient sans cesse sur le motif de la dette et de la dépense qui caractérisa la vie Balzac, celui-ci ayant d'abord écrit pour se sauver d'une faillite perpétuelle, ce qui donna en fait une oeuvre magistrale. Sans cette pression financière, nous dit Simenon, Balzac n'aurait sans doute pas trouvé toute l'énergie nécessaire à une telle entreprise (Simenon 1991, p. 34). Mais plus que tout, ce qu'aura permis l'enrichissement personnel de Simenon grâce à la pratique du roman commercial c'est avant tout de vivre, et partant, d'écrire, car pour raconter, nous dit-il, il faut d'abord avoir vécu, à la fois « horizontalement » et « verticalement » :
Puisque l'écriture mobilise directement la vie, il faut donc avoir beaucoup vécu pour écrire. Mais il s'agit, dans cette logique, de vivre non pas tellement pour raconter directement sa propre vie, mais au contraire pour raconter celle des autres ; raconter d'autres vies possibles, en étant confronté au maximum de manières d'être, et ce, principalement, par une exposition à l'immense variété des professions humaines. En effet, toujours chez Simenon cette notion des « vies possibles » est étroitement liée à la question des métiers, des professions, car celle-ci caractérise le personnage romanesque :
Ainsi, Georges Simenon frise le naturalisme en cherchant toujours à camper son personnage dans une profession, dans un métier, car ce gagne-pain est une des – sinon la – premières choses qui le définit, dans sa concrétude. C'est pourquoi il est assez fier d'avoir eu
C'est donc ce contact avec d'autres vies que la sienne, à travers les autres professions que celle d'écrivain, qui lui permet par ailleurs d'être romancier. Fait important, ce contact ne doit pas se réaliser dans l'observation – et sur ce point il s'éloigne catégoriquement de Balzac et du naturalisme –, mais plutôt dans l'expérimentation, dans l'essai, comme il le signifie ici dans cette lettre à André Gide de 1939, très proche du manifeste esthétique ou de l'autopoétique :
Si son destinataire incarne l'écrivain qui se retient de vivre pour mieux rester disponible à son oeuvre, Simenon est plutôt celui qui, au contraire, plonge sans retenue dans la vie et qui, par là même, se consacre entièrement au roman. Un romancier romanesque. Cela devient d'ores et déjà évident : une grande part du discours que Simenon tient sur le roman consiste en une présentation – voire une « représentation », en raison de l'importance de la mise en scène et de la construction posturale – du « travail » de romancier et de sa trajectoire personnelle en tant que romancier. Cette trajectoire, pour le moins « romanesque », commence par un épisode parisien qui convoque à lui seul de puissants topos littéraires :
Si Georges Simenon entre finalement très peu dans des questions d'histoire littéraire et d'histoire du roman, il est frappant de constater qu'il renoue avec une certaine « tradition » à partir de la construction de sa figure auctoriale. À cette bohème parisienne et cette vie de besoins, grandement formatrice pour l'écriture, s'ajoute en effet le topos de la malédiction littéraire, car Simenon est romancier malgré lui, l'écriture n'ayant jamais été un libre choix, mais une véritable puissance qui l'asservit – une nécessité tellement forte, qu'il soutient qu'il écrirait « certainement » même s'il n'avait aucun lecteur (Simenon 1980, p. 111) : « Écrire est considéré comme une profession et je ne crois pas que ce soit une profession. Je crois que tous ceux qui n'ont pas besoin d'être écrivains, qui pensent pouvoir faire autre chose, devraient faire autre chose. Écrire n'est pas une profession, mais une vocation pour le malheur. Je ne crois pas qu'un artiste ne puisse jamais être heureux »(Simenon 1980, p. 108). Il le réitère ici : « Le roman n'est pas seulement un art, encore moins une profession. C'est avant tout une passion qui vous prend entièrement, qui vous asservit. […] Le roman n'est pas que tout cela, il est encore, pour celui qui l'écrit, une délivrance » (p. 103). S'il en parle aussi en termes d'un soulagement c'est que l'écriture romanesque est une sorte de pharmakon, c'est-à-dire à la fois un poison et son plus grand remède. En effet, l'écriture d'un roman le guérit toujours, même quand il va mal « physiquement » : Quand je ne suis pas bien portant, je dis à mon médecin que je ne me sens pas bien, que j'ai telle ou telle chose. Mon médecin me répond : « Quand commencez-vous à écrire un roman ? » Je lui dis dans huit jours.” Il me répond : « Alors ça va ». C'est un peu comme s'il me prescrivait une ordonnance : « Faire un roman le plus tôt possible» . C'est ma thérapeutique, celle qui me convient le mieux (Simenon 1991, p. 180). Sans surprise, cette dramatisation du travail du romancier va souvent de pair avec son esthétisation. Simenon évoque ses retraites d'écriture à la campagne dans des grandes demeures isolées, comme celle « dans un vieux château d'Alsace où pendant un mois [il] vien[t] de vivre tout replié, tout tassé derrière des murs de deux mètres d'épaisseur à écrire un nouveau roman » (Simenon, Lettre d'avril 1939). Il décrit longuement sa table de travail et présente ses différents rituels d'écriture, comme quand il évoque « un travail » auquel il se « livr[e] avec amour » : « nettoyer ma machine à écrire jusque dans ses plus petits rouages, la huiler, l'orner d'un ruban neuf, la faire belle et rapide comme pour une compétition » (Simenon 1980, p. 102). Cette insistance sur la rapidité n'est pas anodine, car toujours chez Simenon il est question du rythme de l'écriture et de sa progression : « Demain, je m'éveillerai avant le jour et à jeun, mal débarrassé des nuages de la nuit, je viendrai à ma table, où je suis sûr de retrouver mes personnages fidèles au poste. Deux heures plus tard, il y aura un chapitre d'écrit, un chapitre de vingt pages très exactement, car je me suis remonté pour vingt pages. C'est une mesure que je connais bien» (idem). La vitesse, le tempo soutenu, se font eux-mêmes rituels d'écriture. Et encore une fois, à travers cet éloge de la rapidité, Simenon se rapproche de la figure de Balzac et de son abondance, ce bourreau de travail qui, comme le dit Simenon, abattait le plus souvent ses quarante pages en une nuit » (Ibid., p. 99). L'A B C de la création romanesque : roman et sculpture. À cette insistance sur l'abondance de la production – qui par ailleurs le rapproche de la figure l'ouvrier, qu'il revendique lui-même – répond un discours sur l'aspect artisanal de l'écriture romanesque. À ce titre, la principale métaphore utilisée pour décrire le travail de romancier est celle du sculpteur-ébéniste. D'abord l'écriture-sculpture est pour lui une façon de revendiquer la dimension concrète et matérielle de l'écrit, car celui qui « crain[t] les grands mots autant que les idées » (Simenon 1980, p. 100) dit n'employer que des « mots matières » (Ibid., p. 96). Mais il faut voir que Simenon revendique tout particulièrement ce travail du bois réalisé sur l'établi pour discourir sur le personnage romanesque : «Je suis un artisan ; j'ai besoin de travailler de mes mains. J'aimerais sculpter mon roman dans un morceau de bois. Mes personnages, j'aimerais les rendre plus lourds, plus tridimensionnels. Et j'aimerais créer un homme dans lequel chacun, en le regardant, trouverait son propre problème » (Ibid., p. 123). Parler du personnage en termes d'une sculpture, c'est mettre de l'avant le travail en « trois dimensions » de l'écriture romanesque. Mais qu'entend exactement par là Georges Simenon ? Il n'y a que dans sa fameuse lettre de 1939 que le romancier s'explique véritablement, bien que de manière très succincte, sur cette problématique esthétique qui semble pourtant fondamentale à toute son oeuvre : « j'étais déjà hanté par un problème que je poursuis toujours : les trois dimensions – le passé, le présent et l'avenir se nouant étroitement dans une seule action – avec une densité d'atmosphère et de vie complète que je n'atteignais pas et que je n'ai pas atteinte encore » (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 30). À ce titre Nicolaï Gogol, et beaucoup plus que Balzac, lui sert de modèle, car le romancier russe, dit Simenon, « créait des personnages qui sont comme les gens de tous les jours, mais qui ont, en même temps […] la troisième dimension que je recherche. Ils ont tous ce rayonnement poétique. Chaque personnage a le poids d'une sculpture tant il est lourd et dense » (Simenon 1980, p. 124). Simenon utilise la même métaphore pour parler de ses propres personnages : « Mes personnages ont une profession, ont des caractéristiques ; on connaît leur âge, leur situation de famille et tout. Mais je tente de rendre ces personnages lourds comme une statue, et frère de tous les hommes de la terre » (Simenon 1980, p. 123). Mais comment conférer cette densité au personnage romanesque le rapprochant d'une sculpture ? Pour répondre à cette question, il faut voir comment, concrètement, Simenon écrit ses romans, grande question qui intéresse tant André Gide. D'abord, mentionnons que le prolifique romancier dit toujours avoir quelques thèmes romanesques en réserve dans sa tête. Ainsi la « phase de gestation » d'un roman comporte deux aspects : le choix d'un de ces thèmes, qui est au fond toujours un problème avec lequel l'être humain est pris, et le choix d'une « atmosphère » dans laquelle il campera son récit. Deux jours avant le début de l'écriture, le romancier doit s'assurer d'avoir en main un certain matériel « de base » et dont la fonction est de remplacer le traditionnel « plan » qu'utilisent la plupart de ses collègues. Simenon doit se munir de son annuaire téléphonique, ou encore d'un dictionnaire des noms propres, dans le but de « chercher des noms » (Simenon 1991, p. 177) ainsi que d'une carte de la ville (ou un plan de la contrée) où a lieu l'action du roman « pour voir exactement où les choses se passent » (Simenon 1980, p. 114). Celle-ci demeurera accrochée au mur de son bureau tout le temps que dure l'écriture. Il lui faut aussi quelques enveloppes, car la journée où débute l'écriture du roman, tout partira d'une de ces enveloppes : « Sur l'enveloppe, je mets seulement les noms des personnages, leurs âges, leurs familles. Je ne connais absolument rien des événements qui se produiront plus tard (Ibid., p. 114). S'ajoute à cela, bien souvent, un dessin très schématique de l'intérieur de l'appartement ou de la maison dans lequel vivent ses personnages : « je dois savoir si les portes s'ouvrent à gauche ou à droite, si le soleil entre par telle fenêtre ou telle autre. Tout cela est nécessaire ; il faut que je puisse évoluer dans cette maison comme si j'étais chez moi. C'est cela mon plan, et rien d'autre » (Simenon 1991, p. 177). Et enfin, un horaire des chemins de fer est nécessaire, surtout pour ses romans européens, « car on prend le train dans les romans comme dans la vie et il faut prendre de vrais trains » (Simenon 1980, p. 102). Notons au passage que nous retrouvons encore une fois au plus près de la figure de Balzac, dans une version remaniée de la fameuse concurrence avec l'état civil. Ensuite, une fois l'écriture véritablement lancée, il faut accepter une énorme part de non-maîtrise ; ne pas savoir où l'on s'en va, bref accepter d'être livré au roman et d'entrer pleinement dans l'aventure de l'écriture, car, insiste Simenon, « non, non. Je ne sais rien des événements avant de commencer le roman » (Ibid., p. 114). Ainsi, d'un côté, nous l'avons vu, le romancier insiste sur l'importance qu'a eue pour lui l'apprentissage de la fabrication d'histoires ; d'un autre – et voilà encore un de ses paradoxes –, il dit pouvoir totalement se passer de raconter une histoire, car ce sont eux, les personnages, qui l'écrivent cette histoire :
Ce fameux « coup de pouce », c'est l'événement qui bouleverse leur existence. Celui-ci peut être bien banal : un accident de voiture, une fugue, une crise cardiaque. L'important est que ce soit un petit quelque chose qui « modifie tout à coup le cours de la vie du personnage » (Simenon 1980, p. 177). Il poursuit : « Cet incident est un prétexte qui révèle ou qui démontre quelque chose de sous-jacent » (Idem) et donc qui fera plonger le personnage dans le romanesque et qui introduira de l'aventure dans une vie où, a priori, il n'y en a pas du tout. Enfin, plus qu'une « Chambre à soi », il faut, pour écrire un roman, avoir du temps devant soi, c'est-à-dire être complètement disponible, avoir la possibilité d'être entièrement présent, de corps et d'esprit. Il lui faut donc s'assurer de pouvoir soutenir le rythme de l'écriture :
C'est pourquoi Simenon affirme très sérieusement que le meilleur complice du romancier est le médecin, car s'il tombe malade au milieu d'un roman et s'il doit l'interrompe, celui-ci doit n'a plus qu'à être jeté aux ordures :« […] ceci vous semblera peut-être absurde, mais c'est la vérité – généralement quelques jours avant le début d'un roman, je m'arrange pour ne pas avoir de rendez-vous pendant onze jours. Puis j'appelle le médecin. Il prend ma tension artérielle, me fait un examen général. Et il me dit “Okay” ! […] Parce qu'il faut que je sois sûr de pouvoir tenir les onze jours suivants » (Simenon 1980, p. 115). Cette écriture produite en un seul jet n'admet aucun retour en arrière possible, aucune retouche ni révision : « Après [l'écriture du roman], il m'est impossible de changer une page. On me l'a assez reproché. J'aurais voulu moi aussi être capable de fignoler. Mais comme je ne sais pas comment c'est fait, je sais encore moins comment ça peut se réparer », confie-t-il à André Gide qui fait encore une fois figure de contre-pied (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 37). C'est donc cette façon de se donner entièrement, de s'oublier totalement, pour mieux entrer dans la peau de son personnage et pour vivre sa vie, au sens presque littéral, qui fait que ce personnage est pleinement réussi et atteint la densité de la sculpture : « Avant d'écrire un roman, au moment où je dois me mettre dans ce que j'appelle l'état de grâce, je dois en sommes me vider de moi-même, me vider de tout ce qui fait ma personnalité pour être purement réceptif, c'est-à-dire pouvoir absorber d'autres personnages, d'autres impressions »(Simenon 1991, p. 175). C'est aussi ce qui marque la grande différence entre les différentes pratiques romanesques de Simenon : « Quand je faisais un roman commercial, je ne pensais à lui que durant les heures où je l'écrivais. Mais aujourd'hui, lorsque j'écris un roman, je ne vois personne, je ne parle à personne, je ne réponds pas au téléphone – je vis exactement comme un moine. Toute la journée, je suis l'un de mes personnages. Je ressens ce qu'il ressent » (Simenon 1980, p. 115). Il distingue donc son oeuvre « sérieuse » de son oeuvre « non-sérieuse » à partir de cette question de la densité du personnage qui réside toute entière dans le ressenti, dans sa capacité de vivre la vie du personnage, au moment de l'écriture du roman. Ainsi, le personnage de Maigret, qui rappelons-nous, appartient à ce qu'il appelle le roman « semi-littéraire », n'est observé que du point de vue de détective, c'est aussi pourquoi il était beaucoup moins dangereux pour sa « tension artérielle » que ses véritables personnages des romans (Ibid., p. 125). C'est pourquoi, il annonce à intervalle à André Gide, qui souhaiterait le voir abandonner pour de bon son célèbre inspecteur : « pour me reposer, je vais écrire un Maigret » (Simenon, Lettre du 16 juillet 1946, p. 156). Cet ancrage dans le corps est si fort chez Simenon, que c'est en ces termes qu'il dévoile les mécanismes de l'écriture romanesque à son correspondant, et à nouveau dans cette substantielle lettre de 1939 :
Mais comme on ne peut pas rester dans cet état fatiguant très longtemps, tous les romans de Georges Simenon sont assez courts, voire très courts : « après cinq ou six jours, c'est presque intolérable. C'est une des raisons pour lesquelles mes romans sont si courts ; après onze jours je ne peux…c'est impossible. Je dois…c'est physique. Je suis trop fatigué »(Simenon 1980, p. 115). Néanmoins, il dit souhaiter un jour, avec les années et l'expérience, parvenir à prolonger cet état de « transe » afin d'écrire un « grand roman » où il arriverait à vivre la vie de plusieurs personnages, principaux et secondaires, et jusqu'à « celles des moindres comparses » (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 35). L'amour des Petits hommes et La recherche de l'homme tout nu. Ainsi dans le mouvement de l'écriture tel que le conçoit Simenon, on part toujours de soi pour aller vers l'autre : « l'artiste ne doit pas seulement regarder en lui-même. Il doit aussi regarder à l'intérieur des autres avec l'expérience qu'il a de lui-même. Il écrit avec sympathie parce qu'il sait que l'autre lui ressemble » (Simenon 1980 p. 111). Or cette sympathie, Simenon semble l'adresser tout particulièrement aux personnes les plus banales de la société, celles qui, trop souvent, n'entrent pas dans les livres, bref aux Petits hommes, selon l'expression du titre d'une oeuvre autobiographique faisant partie des Dictées. En effet, si, nous l'avons vu, pour être romancier, il faut être à l'aise, comme chez soi, dans tous les milieux sociaux, vivre « verticalement », Simenon réaffirme très souvent son appartenance aux gens simples de Liège et celui qui est né fils du peuple tient à le rester, malgré son immense fortune accumulée... Choisir « pour raconter [s]es histoires, les gens les plus simples » (Ibid., p. 87) se traduit par une préférence pour les sujets avec d'humbles professions, les sujets qui sont les moins évolués possible, car ceux-ci lui permettent de créer des personnages bruts, directement pris dans les problèmes les plus concrets de la vie quotidienne, mais aussi enclins à se laisser entrainer dans une situation qui les dépasse et qui fait basculer leur quotidien. Bref, ces Petits hommes bien quelconques se laissent facilement entrainer par ce « petit coup de pouce qui les met en marche » (Simenon 180, p. 102) et qui donne naissance au romanesque chez Simenon : « Car un personnage de roman, c'est n'importe qui dans la rue, c'est un homme, une femme quelconque [...] Le personnage de roman, lui, ira jusqu'au maximum de lui-même et mon rôle à moi, romancier, est de le mettre dans une situation telle qu'il y soit forcé » (Simenon 1980, p. 101). En effet, plus proches de leurs instincts et de leurs émotions, ces sujets donnent naissance à des personnages qui sont privés de la médiation existentielle qu'exerce la grande conscience culturelle et philosophique. Ces personnages n'échappent pas à la situation dans laquelle ils sont placés pour entrer dans les méandres de la pensée. Ils n'ont aucun imaginaire littéraire et ils n'ont pas les moyens existentiels et philosophiques pour mettre en forme leur propre vie. Ils sont en quelque sorte l'envers des aristocrates gidiens, eux pris dans les grands drames de la culture. À son correspondant qui regrette ce choix pour le monde des petits employés de magasin, des concierges et des modestes retraités, Simenon répond qu'il n'y a là qu'une apparence de simplicité, que « le personnage compliqué » est « plus facile » à façonner que le personnage simple puisque l'écrivain est un être « a priori compliqué » et donc il « le sent et le comprend mieux que n'importe quel autre » (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 30). Cet intérêt pour les petites gens s'accompagne aussi d'une conception de l'histoire – « Je crois fermement, quant à moi, qu'après la période aristocratique, puis la période bourgeoise, il n'y aurait non pas la période ouvrière que 1936 laissait prévoir, mais la période des petites gens ce qui est fort différent […] » (Simenon, Lettre du 3 août 1941, p. 60) – et du désir avoué d'en écrire « l'épopée » : « Au fait tous les gros succès américains [Faulkner, Dos Passos, etc.] dont vous me parliez un jour ne sont-ils pas des livres sur les petites gens ? Dont je suis et dont je voudrais écrire l'épopée. On verra ce que ça donne » (idem). Plus que tout, l'intérêt de prendre de Petits hommes pour personnages principaux tient au fait que ceux-ci permettent d'atteindre plus directement ce qu'il appelle « l'homme tout nu », une des rares notions esthétiques et conceptuelles (avec celle des « trois dimensions » et celle de « roman pur ») qui revient de manière presque systémique chez Simenon :
Mais qu'est-ce que cet « homme tout nu », exactement ? Posture praticienne obligeant, la teneur exacte de cette notion demeure imprécise et celle-ci se voit plutôt mise à profit dans le titre d'une oeuvre littéraire, le recueil de nouvelles À la recherche de l'homme tout nu qui aurait pu servir de maxime à son art du roman. En effet, cette idée d'« homme tout nu » donne lieu à une des seules définitions du genre romanesque que l'on retrouve chez Simenon : « Le roman, c'est l'homme, l'homme tout nu, comme je l'ai dit tout à l'heure et l'homme habillé, l'homme de tous les jours, c'est parfois le terrible drame de l'homme tout nu et l'homme habillé, entre l'homme éternel et l'homme d'une éducation, d'une caste ou d'un instant du monde, mais c'est surtout le drame de l'Homme aux prises avec son destin » (Simenon 1980, p. 97). Tout porte à croire que « l'homme tout nu » est en réalité une sorte de point de vue sur l'homme ; un point de vue intime, sans pudeur, qui n'a rien d'érotique pour autant – Simenon exclut, le plus souvent, toute intrigue amoureuse de ses romans –, et qui s'apparente plutôt à celui du médecin sur son patient. Romancier et médecin ont en effet beaucoup en commun aux yeux de Simenon ; ils partagent ce même regard sur l'homme, axé sur l'empathie et la vérité : « médecins et romanciers, nous avons les uns et les autres, vis-à-vis de l'homme, ce que j'appellerai un même angle de prises de vue et que nous cherchons en lui la même petite lueur de vérité » (Simenon 1991, p. 169). Le médecin et le romancier voient l'homme débarrassé de ses habits, c'est-à-dire des apparences et des conventions de la vie sociale. Un avocat et un caissier de magasin, tous deux malades sur un lit d'hôpital, habillés dans la même jaquette bleue, n'ont-ils pas les mêmes inquiétudes et ne se ressemblent-ils pas, au fond ? En ce sens, la Recherche de l'homme tout nu est aussi un moment de l'histoire du roman, soit son maintenant : « Alors qu'en quelque sorte l'écrivain étudiait l'homme habillé, n'en sommes-nous pas arrivés à l'homme tout nu, à l'homme en proie à lui-même et à ses fantômes ? On fouille les replis les plus intimes comme, en biologie, on s'efforce d'aller jusqu'au noyau premier de la matière vivante » (Simenon 1991, p. 228). Aussi cette notion « d'homme tout nu » rejoint son amour pour les petites gens dans la mesure où nous y retrouvons cette même volonté d'éloigner l'abstraction et la pensée pour embrasser le concret de la vie, c'est-à-dire, comme le dit Simenon, toucher « non pas tant [à] ce que pense, mais à ce que sent l'homme », à « ses moindres comportements » ; « savoir comment le fermier mange, comment il fait l'amour avec sa femme » (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 33). En outre, en montrant « l'homme tout nu », le roman entre dans le domaine de l'empathie, et non seulement du point de vue de l'auteur, mais également vis-à-vis du lecteur. En effet, nous en avons très peu parlé jusqu'à maintenant, mais Simenon accorde une importance capitale au lecteur de son oeuvre et absolument rien ne lui fait plus plaisir qu'un lecteur qui se reconnaît dans son personnage. Or, c'est précisément dans « l'homme tout nu » que le lecteur se reconnaît le plus, car il semble que ce point de vue permette de créer « une image totale de l'homme » (Lettre du 23 novembre 1950, p. 171) et, par là, la forme du roman atteint une certaine universalité. C'est aussi par là que le romancier arrive à fabriquer « des personnages réels » à qui « il faut leur accorder une entière réalité » (Simenon 1980, p. 102) Considérations sur un casque colonial en guise de conclusion : du roman d'aventure à l'idéal du « roman pur ». Des années 1920 aux années 1960, Georges Simenon semble endosser entièrement le romanesque, c'est-à-dire au moment même où celui-ci est pointé du doigt, mis à mal. Nous avons vu que le romancier croit fermement au personnage – celui-ci est bien « réel » et préservé de tout soupçon – et ne remet jamais en question le sens même de l'acte de raconter. On lui a aussi souvent reproché d'ignorer totalement les bouleversements de l'actualité politique européenne, à commencer par la Seconde Guerre mondiale. C'est pourquoi une question nous est restée en tête tout au long de l'écriture de ce travail : Georges Simenon est-il anachronique dans son siècle ? Cette courte phrase contenue dans une lettre à André Gide montre bien que Simenon arrive en quelque sorte à ce même constat : « Mon Dieu ! Que je me sens loin de la littérature ou comme la littérature est loin de moi ! » (Simenon, Lettre du 29 mars 1948, p. 134). Mais nous ne croyons pas que Simenon soit, pour autant, « en retard » sur son siècle, et encore moins qu'il soit réactionnaire, sur le plan des enjeux littéraires. Jamais il ne s'en prend à la nouveauté. Plutôt, il n'en parle pas. Il ne commente pas les grandes révolutions dans la forme romanesque. Il est simplement à côté de son temps, en retrait, ce qu'accentue – ou met en évidence – son éloignement géographique vis-à-vis des grands centres littéraires :
Mais Simenon n'est pas pour autant naïf. Il sait que « c'est impossible, absolument impossible » (Simenon 1980, p. 110) de croire que le roman peut retourner à l'esthétique du XIXe siècle. Et ce n'est pas ce qu'il souhaite. Il se montre également très critique de sa propre production romanesque et à quarante-deux ans, il déclarait n'avoirpas encore écrit son premier roman, alors qu'il en avait, en réalité, déjà produit des dizaines. C'est qu'il conçoit sa longue carrière comme un interminable apprentissage du roman qui débuta, nous l'avons vu, avec la maîtrise des codes du roman populaire d'aventures. Et on pourrait dire que c'est précisément ce rapport à l'aventure, qui évolue énormément à travers son oeuvre sur la tangente de la désillusion, qui, en dernière instance, le raccroche à son siècle et le fait soudainement moins paraître anachronique. D'une part, il est vrai qu'il y a chez Simenon une forte nostalgie de l'aventure, car au temps où il écrivait ses romans populaires, il pouvait, en imagination, vivre avec les « gazelles, antilopes, outardes, gangas, francolins, sans compter les zèbres, les lions […] » et donc de s'évader de la place des Vosges « sous la pluie du matin au soir » : « je vivais, moi, cinq ou six jours durant, dans un paysage merveilleux. Avec mes personnages, avec mon héroïne surtout, que les pièges attendaient à chaque pas […] » (Simenon 1991, p. 118-119). À cette époque, celle de l'évasion par excellence, il pouvait sans problème mettre en scène l'aventure, justement parce qu'il ne l'avait pas cherchée. D'autre part, lorsqu'il se met à chercher cette aventure dans le monde réel, par l'exploration et le voyage, il ne la trouve pas : « Depuis cette époque, j'ai voyagé presque sans interruption et exploré les contrées qui servent de cadre à ces romans. Jamais je n'ai connu, comme en les écrivant l'ivresse de l'aventure ! » (Simenon 1991, p. 117). Son rapport à l'aventure est celui d'une progressive désillusion, laquelle est toute contenue dans cette anecdote qu'il reprend dans plusieurs de ses textes puisqu'elle est essentielle à l'évolution de sa pratique romanesque. Simenon raconte que l'aventure, au sens littéral, se termine pour lui le jour où il est sur le point de partir pour une première fois en Afrique (après avoir tant écrit de romans prenant place dans ce continent), depuis le port de Marseille. Il entre, à la toute dernière minute chez un chapelier et se prend à essayer un casque colonial. Il perçoit alors, dans cet aspect de « conquérant », tout son ridicule : « Devant ma piteuse image, j'ai senti que je franchissais un nouveau cap […] » (Simenon 1980, p. 91). Il renchérit : « cette minute-là, pendant laquelle j'essayais le casque devant un miroir, a été, je crois bien, ma dernière minute de vraie vie aventureuse » (Simenon 1991, p. 119), un sentiment qui s'accentue dès que qu'on contrôle son billet. Le pragmatisme de la réalité le rattrape alors qu'il croyait partir pour l'aventure : « Après avoir façonné l'univers à ma fantaisie, j'allais l'arpenter à coups d'indicateurs, de tarifs, de règlement de pourboire. Le rêve, je l'avais laissé chez le chapelier de la rue Saint-Ferréol […] » (Simenon 1991, p. 120). La pente est fatale : en Afrique, il pensait voir des éléphants, mais n'en vis aucun, même si « [sa] voiture, en huit jours, a écrasé des milliers de monticules qui étaient autant de bouses d'éléphants sauvages » (Ibid., p. 121). De même, quand il se rend en Laponie quelques mois plus tard, son traineau est tiré non pas par des chiens, mais « par une grosse motocyclette américaine qui pétaradait comme un dimanche de course sur la place d'une petite ville » (Ibid., p. 122). Et ainsi de suite. Simenon n'en finit plus de raconter sa progressive désillusion, car toujours « l'aventure s'enfuit quand on s'en approche » (Simenon 1991, p. 140) et c'est pourquoi on peut, selon lui, difficilement écrire du roman d'aventures après avoir voyagé. Ainsi, si « l'aventure est morte » (Simenon 1991, p. 107), comme il le dit lui-même, Simenon n'écrira pas pour autant du « roman sans aventure », pour emprunter l'expression d'Isabelle Daunais. Il se produit plutôt un grand revirement dans sa conception du roman ; une illumination qui lui fait comprendre que la véritable aventure est dans l'homme, à même celui-ci. Et c'est la seule aventure qui soit digne d'être racontée. Elle se situe dans la vie des petites gens, lorsque quelque chose « arrive » ; elle est dans « l'homme tout nu ». Cette aventure intériorisée est, par-dessus tout, au coeur ce qu'il appelle « le roman pur », notion capitale chez Simenon, pourtant très peu définie : « Je ne sais pas ce que j'entends par roman pur. Je le sens. Je suis incapable de le définir » (Simenon 1980, p. 68). Mais encore une fois celui qui ne sait rien, sait néanmoins quelque chose :
Ce que l'on en sait, c'est que c'est un roman qui sera dense et petit, comme le sont d'ailleurs tous les opus de Simenon, car il doit pouvoir se lire d'un seul trait. C'est à la fois un moment de l'histoire du roman, son avenir, son âge d'or et l'idéal esthétique très personnel de Simenon. C'est un roman purifié qui ne revêt plus aucun aspect documentaire et qui laisse toute la place à l'homme :
C'est un roman qui met en scène des personnages qui vont au bout des possibilités humaines, même si ces possibilités sont limitées. C'est un roman qui laisse toute la place à l'action même s'il repose sur une grande trame événementielle minimale. Surtout, ce « roman pur » est appelé à prendre le relais de la tragédie, dans le rapport entre l'homme et son destin ; c'est la tragédie de « l'homme tout nu », à qui il faut s'efforcer de donner le poids et la densité d'une sculpture. |
Bibliographie
Ouvrages cités |
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SIMENON, Georges. Le roman de l'Homme, Lausanne, Éditions de l'Aire, 1980. GIDE, André et Georges SIMENON. Sans trop de pudeur, Paris, Omnibus, 1999. SIMENON, Georges. Portrait-souvenir de Balzac et autres textes sur la littérature, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1991. |
Citations
SIMENON, Georges. Le roman de l'Homme, Lausanne, Éditions de l'Aire, 1980. |
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« Il y a trente-huit ans, presque jour pour jour, j'écrivais mon premier roman, Au pont des Arches, ce qui n'a pas constitué, même à Liège, ma ville natale, un événement littéraire. Si j'en parle aujourd'hui, c'est que le roman a été suivi par d'autres, qu'en fait, depuis cette date, je n'ai cessé d'être un romancier, ou plutôt, pour employer un terme que je préfère, un artisan du roman » (p. 15). |
GIDE, André et Georges SIMENON. Sans trop de pudeur, Paris, Omnibus, 1999. |
« C'est affreusement dangereux parce que je ne suis pas intelligent, que je me méfie, que je me garde de l'intelligence et qu'en dehors de mes romans je crois que j'ai tout intérêt à rester dans l'ombre » (p. 28) « Et depuis l'âge de dix-huit ans, je sais que je veux être un jour un romancier complet et je sais que l'oeuvre d'un romancier ne commence pas avant quarante ans au bas mot – je dis d'un romancier et non d'un poète » (p. 29) « Vous verrez que j'étais déjà hanté par un problème que je poursuis toujours : les trois dimensions – le passé, le présent et l'avenir se nouant étroitement dans une seule action – avec une densité d'atmosphère et de vie complète que je n'atteignais pas et que je n'ai pas atteinte encore » (p. 30). « Je vais écrire pour vivre, pour apprendre la vie, des romans semi-littéraires et j'écrirai mon premier roman à quarante ans » (p. 31). « Et surtout pour ne pas les avoir observés. J'ai horreur de l'observation. Il faut essayer. Sentir. Avoir boxé, menti, j'allais écrire volé. Avoir tout fait, non pas à fond, mais assez pour comprendre. Ce qui fait d'ailleurs que je suis médiocre, en jardinage comme en équitation, et nul thème en latin » (p. 32). « Je voudrais connaître tous les métiers, toutes les vies. […] Je peux vous avouer que c'est mon rêve et que c'est ce que j'ai réalisé en petit » (p. 33). « Il y a un mot qui nous est familier à ma femme et à moi : “me mettre en transe”. […] Plus de vie intérieure ni extérieur. Rien qu'une vie physique […]Une sorte d'abrutissement volontaire, intégral. Encore un mot du ménage : l'État de grâce. Y rester coûte que coûte. Si je suis parti sur un air de Bach, il faut qu'on me joue chaque jour à la même heure. Rien ne peut changer dans l'ordonnance des journées. Le moindre imprévu risque de flanquer tout par terre» (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 34). « Avec l'âge j'arriverai sans doute à tenir un mois – soit un grand roman. Et aussi, à vivre non seulement les deux ou trois – ou quatre vies des personnages principaux (au début il n'y en avait qu'une) mais celles des moindres comparses » (p. 35). « Après [l'écriture], il m'est impossible de changer une page. On ne l'a assez reproché. J'aurais voulu moi aussi être capable de fignoler. Mais comme je ne sais pas comment s'est fait, je sais encore moins comment ça peut se réparer » (p. 37) « La preuve c'est qu'un roman fini j'oublie jusqu'au nom des personnages et que je n'en garde que quelques visages – comme le lecteur sans doute » (p. 37) « L'intelligence m'a toujours fait horriblement peur. Il m'arrive de penser que c'est par vengeance que les dieux l'ont donnée à l'homme. Je m'en méfie, j'essaie de sentir plutôt que de penser » (p. 38) « Je ferais mieux de borner mon ambition à être un arbre à romans » (p. 47) « Je crois fermement, quant à moi, qu'après la période aristocratique, puis la période bourgeoise, il y aurait non pas la période ouvrière que 1936 laissait prévoir, mais la période des petites gens ce qui est fort différent. […] Au fait tous les gros succès américains [Faulkner, Dos Passos, etc.] dont vous me parliez un jour ne sont-ils pas des livres sur les petites gens ? Dont je suis et dont je voudrais écrire l'épopée. On verra ce que ça donne » (p. 60). « Après l'hiver passé dans les neiges, été au bord de l'océan, dans le Nouveau-Brunswick. Vie calme. J'ai écrit en cinq mois quatre romans et trois nouvelles. Je ne peux décidément pas vivre dans roman. Cela me déséquilibre. Même physiquement. Et surtout cela me donne une décourageante sensation de vide et d'inutilité. Et les gens qui se figurent que j'écris pour gagner ma vie ! Chaque fois que j'ai essayé de me reposer, j'ai frisé la neurasthénie. Même un Maigret me soulage » (p. 94). « Je ne cherche au fond que l'homme tout nu. […] si je prends des hommes très quelconques, c'est que pour moi ils représentent davantage l'homme qu'un normalien, un général, un dictateur, un savant, un génie quelconque. Et si mes personnages ratent, c'est que l'homme rate, fatalement. Il rate consciemment ou inconsciemment. C'est à mes yeux, le seul drame : la disproportion entre ce que l'homme voudrait, pourrait être, entre ses aspirations entre ce que l'homme voudrait, pourrait être, entre ses aspirations et ses possibilités » (p. 133). « Mon Dieu! Que je me sens loin de la littérature ou comme la littérature est loin de moi » (p. 134). « J'ai décidément perdu tout contact avec le monde extérieur et particulièrement avec celui de la littérature. J'habite une toute petite maison, en pleine solitude, au pied des montagnes, avec seulement des boeufs et des chevaux en liberté tout autour. Le cheval est devenu notre moyen ordinaire de locomotion et notre fils, à dix ans, pourrait presque, en Europe, donner une exhibition de cow-boy. Cela me paraît extravagant, d'ici, qu'il puisse exister des cafés littéraires, des salles de rédaction et des anti-chambres d'éditeurs. Il est vrai que ne les ai jamais fréquentés. Cette sauvagerie […] n'est pas voulue, mais […] a toujours été habituelle […]». (p. 146) « C'est d'ailleurs assez curieux qu'on ne me donne pas au romancier la même latitude qu'au peintre, à qui on permet de faire des oeuvres mineures et des oeuvres majeures, des études, des croquis, et aussi de reprendre certains sujets, certains thèmes. Or, plus j'avance et plus je voudrais travailler en artisan et, comme un peintre, m'essayer à donner de la vie aux sujets les moins importants. Peut-être que chez moi, est-ce une protestation instinctive contra la tendance qui m'irrite à la littérature engagée et tout un fatras philosophique dont les hebdomadaires de Paris m'apportent les échos. Cela me donne envie de raconter une histoire, simplement » (p. 156) « Depuis quatre mois que je suis ici, à cent miles de New York, je n'y ai mis les pieds que quelques heures. Ne suis allé ni au théâtre ni même au cinéma (je n'aime que les cinémas de province, où l'on joue n'importe quoi. Davantage pour l'ambiance que pour le film). En fait de cinéma, je lis surtout les journaux. Et ma vie est réglée comme celle d'un artisan des Temps de Jadis. Je ne connais rien en musique, ne suis même pas de loin le mouvement intellectuel. Il n'y a que l'homme qui m'intéresse – même pas ce qu'il pense, mais seulement ses réactions, son comportement » (p. 176). |
SIMENON, Georges. Portrait-souvenir de Balzac et autres textes sur la littérature, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1991. |
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