Photo de Paul BourgetPaul Bourget

(1852-1935)

Dossier

Le roman selon Paul Bourget

Le roman selon Paul Bourget, par Agnès Domanski, 6 janvier 2014

Aujourd'hui relégué aux étagères obscures des bibliothèques où les reliures de ses livres, se désintégrant tranquillement, laissent une poussière rouge sous les ongles des rares lecteurs qui viennent les consulter, Paul Bourget a été l'un des grands romanciers et essayistes influents de son temps. Si ses idées, caractérisées par un fort conservatisme autant sur les plans moral et politique que du point de vue de l'art romanesque, peuvent paraître périmées au lecteur contemporain, en revanche la lecture de ses textes, grâce à la clarté de son propos et l'équilibre entre la fermeté de ses convictions et le nuancement de ses analyses, n'est pas désagréable. A travers des textes écrits sur une période de quarante ans se dresse le double portrait d'un lecteur passionné, et qui attribue aux romans un pouvoir d'ensorcellement comparable à celui de l'opium, à côté de celui du froid théoricien qui traite d'un ton clinique d'un roman strictement réaliste, à vocation avant tout scientifique et morale.

La vocation scientifique et morale du roman.

La pensée de Bourget sur le roman, outre un certain resserrement et un léger infléchissement dans le sens de son idéologie de plus en plus conservatrice, demeure considérablement cohérente au fil de sa longue carrière d'essayiste. La clé de voûte de cette pensée est l'idée de la vocation avant tout analytique et, ce qui pour Bourget en suit logiquement, morale du roman. La langue quasi médicale des Essais de psychologie contemporaine (1924), premier recueil critique de l'écrivain, reflète bien cette attitude vis à vis du roman. S'y posant comme psychologue, l'écrivain dresse les « physionomies » des plus grands écrivains du Second Empire dans le cadre d'une « enquête sur les maladies morales de la France » (p. xii). Il établit à sa critique une visée explicitement morale : « la psychologie est à l'éthique ce que l'anatomie est à la thérapeutique » (p. xii); et s'il ne prétend pas proposer de remède, dégager les symptômes de la maladie et poser un diagnostic se fait avec le but implicite de servir à un éventuel processus thérapeutique. L'axiome « la littérature est une psychologie vivante » (p. xi), formule qu'il reprend à Taine et qu'il citera à maintes reprises, non seulement sert de fondement à sa réflexion critique, mais exprime aussi sa philosophie du roman :

Dans l'arrière-fonds de toute belle oeuvre littéraire se cache l'affirmation d'une grande vérité psychologique, comme dans […] toute belle oeuvre de peinture ou de sculpture […] l'affirmation d'une grande vérité anatomique. La portée de la vérité ainsi entrevue par l'artiste fait la portée de son génie. (« Gustave Flaubert », [1886], Essais de psychologie contemporaine, p. 152)

S'il est généralement accepté que les grandes oeuvres littéraires révèlent des vérités sur l'expérience humaine, pour Bourget ces vérités ne sont pas à trouver a posteriori par le lecteur, mais à chercher activement dans l'écriture romanesque. Celle ci est traitée comme un outil d'enquête psychologique et morale aussi précis, mais plus puissant que la science. En effet, « [l]'ardeur imaginative », ce « trait qui distingue le roman de l'observation strictement scientifique », permet à l'artiste une liberté dont le savant ne jouit pas, celle de pousser « jusqu'au terme de leur logique, tels ou tels types, telles ou telles idées, qui ne sont pas allés, qui n'iront peut-être jamais jusque-là. » (Préface, Le Démon de midi, 1914, p. iii-iv) Afin de ne pas fausser les procédés, le ton de l'enquête doit, lui aussi, « tenir du laboratoire et de la clinique. » (« Note sur le roman français en 1921 », Nouvelles pages de critique et de doctrine, t. 1, p. 126)

Si le roman est un outil quasi scientifique, Bourget ne prétend pourtant pas qu'il soit objectif. Au contraire, l'objectivité est impossible, et prétendre s'en rapprocher, comme le font les romanciers naturalistes, est fallacieux : « même la description du paysage la plus résolument plastique n'est elle pas une transcription d'un état de l'âme, et […] le drame le plus emmêlé d'aventures ne comporte-t-il pas […] des sentiments et des sensations? » (Préface, La Terre promise, 1892, p. iii-iv) Outre l'impossibilité d'écrire sans y mettre de soi, c'est par la sélection même du sujet et par l'agencement de l'intrigue que les romanciers révèlent, qu'ils le veuillent ou non, leur point de vue :

Les romanciers d'observation se comparent volontiers aux cliniciens. […] [Or] lui non plus, le clinicien, n'admet pas que l'on tire d'un cas particulier une loi générale. Il conclut pourtant, et c'est là proprement en quoi consiste le diagnostic. Par quoi? Par une hypothèse de cause […]. Pareillement, le romancier d'observation, par cela seul qu'il pense les données qui lui sont fournies par la vie, doit les classer, c'est-à-dire les subordonner les unes aux autres. […] Malgré lui, une hypothèse de cause se détache donc de cette ordonnance. […] Les marquer, c'est conclure. Ce n'est plus uniquement représenter la vie, c'est la juger. (« Un roman de M. Léon Daudet » [1906], Pages de critique et de doctrine, p. 126-128)

Loin de considérer cette subjectivité du roman comme une faiblesse, Bourget considère qu'elle fait justement sa force. La crédibilité, vertu essentielle d'une grande oeuvre , n'a rien à voir avec un regard objectif, ni avec la vraisemblance des faits racontés : par exemple, alors que l'intrigue des Trois mousquetaires est « invraisemblable dans dix-neuf épisodes sur vingt », en revanche « la crédibilité de la fable est souveraine. » (« Note sur le roman français en 1921 », Nouvelles pages de critique et de doctrine, p.121) La crédibilité d'un roman, semble-t-il, est établie par la conviction qui transparaît dans le propos du romancier. Bourget s'émeut, à plusieurs reprises, de l'intensité avec laquelle Balzac se serait identifié avec ses personnages, jusqu'à ce qu'ils deviennent pour lui plus réels que la vie. Il remarque, à cette occasion, sur « […] la nécessité d'un poète d'être ému, s'il veut émouvoir » et affirme que « notre adhésion à la réalité d'un récit dépend bien moins de la vraisemblance de ce récit que des sentiments éprouvés par le conteur. » (« L'art du roman chez Balzac », [1926], Quelques témoignages, p. 35-6)

Outre cette impression que le romancier croit en ce qu'il écrit, la crédibilité d'un roman est aussi assurée par l'abondance du détail. Puisque le roman est avant tout « l'imagination d'une expérience humaine » (« Un dramaturge et un historien » [1907], Pages de critique et de doctrine, p. 166), c'est l'énumération minutieuse des circonstances physiques et sociales des personnages et de leurs états intérieurs qui donne la « sensation du réel » (« Un roman de M. Maurice Barrès » [1909], Pages de critique et de doctrine, p. 146). Dans « Un roman de Barrès », Bourget fait l'éloge de Colette Baudoche, roman qu'il considère comme l'un des plus réussis de Barrès par la véridicité de ses descriptions : les scènes montrant l'héroïne, une servante, se consacrant à des tâches de ménage, ou celles qui dépeignent le héros buvant de la bière, sont celles qui font la force du roman, puisque d'elles se « dégage une impression de crédibilité qui, des gens et des choses, va s'étendre aux idées. » (Ibid., p. 146)

Le roman à idées.

Cette insistance sur le détail est la pierre angulaire de l'idéal bourgetien du roman à idées : un roman qui réussit à provoquer chez le lecteur une réflexion sur un sujet donné, sans toutefois lui imposer les conclusions. Bourget souligne à plusieurs reprises cette différence cruciale entre son roman à idées et la littérature à thèse, à laquelle il est souvent assimilé :

La littérature à idées est celle qui dégage de la vie humaine, considérée dans sa vérité, les grandes lois qui la dominent. Son premier caractère est le réalisme de la peinture. Son but n'est pas de prouver telle ou telle théorie. Elle constate, puis elle conclut. La littérature à thèses subordonne au contraire la vérité de la peinture à une démonstration posée a priori dans l'esprit de l'auteur. Elle est idéaliste dans le sens mauvais du mot. Elle vient amender la réalité. Elle l'altère en vue d'un effet total à produire, qui sera la supériorité de tel ou tel principe sur tel autre. (Ibid., p. 143)

Ainsi, Victor Hugo, avec ses personnages tout en « contrastes vigoureux d'ombre et de lumière », aurait été un romancier à thèse, ne soulignant que ces détails qui renforçaient l'impression qu'il voulait donner d'un personnage. Le romancier à idées, quant à lui, doit fournir le plus de renseignements possible, puisque c'est en laissant le moindre nombre de taches blanches qu'il assure la solidité de ses hypothèses :

Pourquoi, […] dans le Ménage de garçon de Balzac, dans la Madame Bovary de Flaubert, les conclusions s'imposent-elles avec une évidence quasi mathématique? C'est que l'un et l'autre romancier ramasse dans son récit une masse énorme de ces petits faits humains […]. L'abondance des renseignements fait ici certitude. […] Non seulement cette analyse est si forte, si précise, que vous croyez à la réalité de ces deux créatures comme à celle des hommes et des femmes que vous connaissez, mais encore cette force de réalité emporte avec elle cette conséquence et tout dans ce récit vous semble inévitable. Les grandes causes génératrices qui gouvernent les esprits et les coeurs sont mises à nu. Il n'y a plus rien d'arbitraire ni dans le fils de la bourgeoise Agathe Rouget, ni dans la fille du fermier Rouault; par suite, il n'y a rien d'arbitraire dans les réflexions que l'auteur vous contraint de faire à leur sujet. (« Réflexions sur Octave Feuillet » [1886], Pages de critique et de doctrine, p. 116-117)

Une telle méthode permet à Bourget de concilier la subjectivité du roman avec sa valeur analytique : bien qu'il s'impose sur le récit à travers le choix des faits racontés et la langue, en peignant l'image la plus complète des évènements l'auteur se contraint à suivre ces faits jusqu'à leurs fins logiques et inévitables. Le lecteur assiste donc à une expérience, dont il voit le résultat de ses propres yeux, plutôt qu'à une démonstration. Si cette définition semble un peu spécieuse, elle le devient encore plus à mesure que Bourget se fait plus doctrinaire. Dans sa « Note sur le roman français en 1921 », il souligne le devoir d'éducation de la littérature et déplore que les romanciers contemporains ne pratiquent pas plus le roman à idées :

Ce dont la France actuelle a le plus besoin, c'est d'éducateurs de sa pensée, je n'ai pas dit de sermonneurs. La prédication n'a rien à voir avec la littérature d'imagination. Mais cette littérature […] a le droit, disons mieux, le devoir, de suggérer des hypothèses sur les faits humains qu'elle a enregistrés. Ces hypothèses elles-mêmes sont des suggestions pour le lecteur à qui elles apprennent à mieux se comprendre et à mieux comprendre son pays. Voilà notre service à nous. (p. 130)

Il est difficile de voir comment un roman qui suggère des hypothèses se distingue d'un roman à thèse. En fait, le terme « roman à idée » n'est pas tout à fait fixé chez Bourget, qui suggérera aussi « roman d'analyse » et « roman psychologique » comme termes alternatifs (mais refusera toujours le « roman à thèse ».) La citation ci-dessus suggère que, surtout à mesure que l'aspect instructif du roman devient plus important pour Bourget, l'insistance sur la distinction entre le roman à idées et le roman à thèse en vient plutôt à relever de questions d'esthétique : le roman à idées ferait de manière plus subtile ce que le roman à thèse ferait de manière voyante, distinguant ainsi les propres oeuvres de Bourget des romans qu'il considère comme naïfs dans leur représentation de la réalité, comme ceux de Victor Hugo ou de George Sand. Plus subtile mais aussi plus crédible, plus convaincant.

Le roman de moeurs, le roman de caractères et le roman idéal.

L'autre point essentiel de la pensée bourgetienne du roman est le classement qu'il opère entre les romans de moeurs et les romans de caractères. Ce classement prend racine dans l'idée, développée à partir d'une notion de Tourgéniev, que les romanciers ont à leur disposition trois types de personnages, et que la couche sociale que dépeint un écrivain détermine le type d'analyse auquel se prêtera son oeuvre. Au premier plan se trouvent les personnages exceptionnels, « les créatures très distinguées, exemplaires complètement réussis, et, par conséquent, typiques, de toute une espèce sociale », tels Julien Sorel ou Eugène de Rastignac (« Stendhal » [1882], Essais de psychologie contemporaine, p. 304). Au deuxième plan on trouve les personnages moyens, tels que « la nature et la société en fournissent à foison », et au troisième, « les grotesques et les avortés, inévitable déchet de la cruelle expérience » (Ibid., p. 304). Les écrivains qui ne se soucient que de la classe des avortés ne méritent pas le nom de romanciers : leur oeuvre tronquée ne pouvant pas représenter la réalité, il sont « les satiriques et les caricaturistes ». Les romanciers qui représentent la « classe moyenne » font des romans de moeurs. Leur but étant de saisir le portrait de tout un groupe, ils ont intérêt à éviter les personnages exceptionnels :

Si l'écrivain a pour ambition d'exécuter un roman de moeurs, ses personnages se trouveront devoir représenter une classe entière, et par conséquent ils devront rester moyens, ils ne seront ni trop réussis ni trop avortés; car ni l'extrême intensité, ni l'excessive dépression ne sont la règle commune. […] Il est très évident qu'un bon roman sur les avocats ne saurait avoir comme héros un Berryer ou un Gambetta, pas plus qu'un bon roman sur l'armée ne saurait incarner l'officier dans Napoléon. […] Le romancier de moeurs est donc amené à copier dans un groupe social quelconque l'homme ordinaire et à l'entourer d'événements ordinaires. […] On peut considérer, même aujourd'hui, l'Éducation sentimentale de Flaubert comme le modèle le plus définitif de cette sorte de romans. C'est bien la jeunesse du temps de Louis-Philippe qui revit toute dans cette oeuvre, représentée par des personnages tels qu'il a dû s'en rencontrer beaucoup aux environs de 1845. D'innombrables échantillons ont évidemment existé, en tout pareils à ceux que le botaniste psychologique a catalogués et desséchés dans son herbier. (« Réflexions sur l'art du roman », Etudes et portraits I, p. 270-271)

Finalement, les écrivains qui représentent des personnages exceptionnels, que ceux-ci soient bons ou mauvais, font des romans de caractères. Leur but est plutôt de faire une étude approfondie de certains traits ou phénomènes présents dans la société (mais qui n'en constituent pas la moyenne) et pour ce faire, ils recherchent des personnages emblématiques de ces traits. Ainsi, le caractère exceptionnellement féroce de Tartuffe en fait un mauvais représentant de la grande classe sociale dévots, mais un excellent exemple de l'individu hypocrite (Ibid., p. 172). Stendhal, selon Bourget, se serait « à peu près condamné à ne peindre […] que des créatures supérieures » (« Stendhal » [1890], Essais de psychologie contemporaine, p. 306), et son Julien Sorel, mauvais représentant de la classe des paysans dont l'instruction leur donne l'ambition d'améliorer leur position, serait un exemple exquis d'un « monstre social » de convoitise et de haine.

Cette analyse permet à Bourget de poser un diagnostic sur le roman naturaliste : les romanciers de cette école, peut-être par souci erroné d'observation pure et objective, se sont cantonnés au roman de moeurs. Or, comme le roman de moeurs analyse les phénomènes extérieurs, mais c'en est au roman de caractères d'étudier les phénomènes intérieurs, le naturalisme fait économie de toute une partie fondamentale de l'expérience humaine. Bourget ne nie pas que « l'école de l'observation » ait accomplit une tâche de « très réelle valeur », ni qu'un roman de moeurs puisse réussir à dégager des vérités sur l'âme. En fait, il propose qu'aux paysages intérieur et extérieur correspondent deux « groupes d'images » et « deux sortes d'imagination » (« Gustave Flaubert », Essais de psychologie contemporaine, p. 168), et que la plupart des individus en possède un en très grande prépondérance sur l'autre; Flaubert, toutefois, bien qu'il eût été doué surtout de l'imagination extérieure, serait parvenu à refléter le paysage intérieur dans ses romans de moeurs, et c'est ce qui fait sa grandeur. Mais les romanciers qui prétendent suivre dans sa trace ne réussissent pas ce tour de force et leurs oeuvres, se bornant à la notation de circonstances extérieures, montrent une humanité « à la fois très réelle et très mutilée » (Ibid., p. 169). En plus d'être scientifiquement inexacte, cette incarnation tardive du roman d'observation est une aberration; un extrémisme d'une certaine manière déshumanisant, puisqu'il étudie l'âme

non plus comme l'auteur de Phèdre, pour tirer de cette étude un effet de pitié attendrissante, non plus comme le comique des Précieuses pour aboutir à un enseignement de sagesse, mais seulement pour le plaisir de constater et de décrire une réalité à la manière d'un naturaliste qui considère les moeurs d'une espèce animale ou le développement d'une fleur, — c'est là un point de vue nouveau et qui paraît plus particulière ment propre à notre âge d'analyse sans métaphysique. (« Réflexions sur l'art du roman », Etudes et portraits I, p. 265)

Ce modèle de roman constitue le contraire exact de ce qui, pour Bourget, représente l'intérêt du genre : l'enquête sur les phénomènes psychologiques et moraux dans un but édifiant. Les romanciers d'observations, en s'évertuant à décrire les circonstances physiques, représentent des personnages dénués de toute volonté, dont le destin est formé uniquement par des facteurs indépendants d'eux-mêmes. C'est donc un fatalisme déprimant qui se dégage de ces livres, une image triste de la vie humaine qui, chez les frères de Goncourt par exemple, « se réduit presque à une série d'attaques d'épilepsie entre deux néants. » (« MM. Edmond et Jules de Goncourt », [1886], Nouveaux essais de psychologie contemporaine, p. 179)

Le problème moral du naturalisme a sa contrepartie dans une problématique formelle ou esthétique. A force de rechercher les personnages les plus ordinaires et les circonstances les plus communes, le roman de moeurs en arrive à une « médiocrité des héros, [une] diminution systématique de l'intrigue, [une] suppression presque complète des faits dramatiques [et une] multiplicité du détail presque insignifiant » (« Réflexions sur l'art du roman », Etudes et portraits I, p. 271). Le résultat en est un roman essoufflé et doublement dépourvu d'intérêt, puisque « qui dit exactitude absolue dit absence de style, et qui parle de style suppose une part nécessaire d'inexactitude » (« MM. Edmond et Jules de Goncourt », p. 195). En fait, si le roman est un outil quasi scientifique, la part de l'imagination est néanmoins indispensable à sa légitimité : c'est la faculté imaginative de l'écrivain qui lui permet d'inventer des scénarios et des personnages captivants, qui assure le caractère exploratoire du roman et le rend intéressant. D'autre part, comme on le verra dans la discussion de cette notion ci-dessous, le « style » ne désigne pas, chez Bourget, une beauté formelle superficielle, mais une saveur unique donnée au roman par l'expression de la voix intime de l'écrivain. C'est cette voix, qui représente le point de vue de l'auteur, qui interpelle le lecteur à s'engager dans le courant du récit. Un roman de la pure observation pèche donc doublement : moralement, dans la mesure où, réduisant le roman à de la science pure il ne stimule pas de réflexion, et formellement, parce que, dépourvu de style, il n'élicite pas l'intérêt du lecteur.

Quelle est donc la forme du roman idéal, selon Bourget? Alors qu'il n'offre pas de réponse définitive à la question de la forme que devrait prendre le roman à son époque, c'est Balzac qui prend la palme du romancier le plus accompli qui ait vécu et ce, parce qu'il aurait atteint l'équilibre parfait entre les deux types de romans :

peut-être l'effort suprême consisterait-il à reproduire à la fois les moeurs et les caractères. […] En définitive, [Balzac] est demeuré le seul capable de cette double vision du monde social et du monde individuel, grâce à une puissance de génie créateur qui le met à part de toutes les théories. (« Réflexions sur l'art du roman », Etudes et portraits I, p. 272-273)

Dans la « Note sur le roman français en 1895 », alors qu'il constate le « fléchissement » de l'école de l'observation, Bourget affirme que ce dont le roman français a besoin, c'est « la venue d'un écrivain qui soit à Balzac ce qu'un de ces grands peintres [de la Renaissance italienne] fut à Giotto » (« Note sur le roman français en 1895 », Nouvelles pages de critique et de doctrine, p. 120) , c'est-à-dire quelqu'un qui suivrait dans ses pas tout en renouvelant sa vision pour l'adapter aux circonstances contemporaines. Bourget ne prétend pas être ce « Balzac du vingtième siècle », mais il propose tout de même une voie pour le roman : un « renouveau » du roman de caractères (« Réflexions sur l'art du roman », Etudes et portraits I, p. 278). C'est ce qu'il tente d'accomplir avec son roman d'analyse psychologique, défini dans la Préface de La Terre promise :

Une forme d'art […] pour reproduire les milles tragédies taciturnes et secrètes du coeur […], la genèse, l'éclosion et la décadence de certains sentiments inexprimés, pour reconnaître et pour raconter les situations d'exception, les caractères singuliers, enfin tout un détail, inatteignable par le roman de moeurs […]. Ce dernier roman est à l'autre ce que la fresque est au portrait. (« Préface », La Terre promise, p. x)

Il n'est pas tout à fait clair en quoi repose la nouveauté théorique de ce roman, qui unit les principes attribués par Bourget au roman à idées à ceux du roman de caractères. Bourget affirme ici préférer le terme « roman d'analyse » au « roman à idées », entre autres parce qu'il rattache ce type de roman à ses homologues dans les autres genres littéraires : le théâtre d'analyse (représenté, entre autres, par Racine et Marivaux), une poésie d'analyse (Sainte-Beuve, Baudelaire) et des mémoires d'analyse (saint Augustin, Renan). Il nomme également des précurseurs romanesques : La Princesse de Clèves, Robinson Crusoe, Les Liaisons dangereuses, Le Lys dans la vallée, Mademoiselle Maupin et d'autres. Ce qui unit toutes ces oeuvres, c'est leur enquête sur les « petits faits de conscience, dont l'ensemble se manifeste au dehors sous l'aspect de passions complètes, de volontés déterminées, d'actions définies. » (Ibid., p. v)

La contribution de ce roman d'analyse renouvelé serait, semble-t-il, son application de la méthode du roman de caractères aux circonstances historiques et sociales contemporaines, et dans sa bonification de l'analyse des données de la psychologie, science à laquelle Bourget s'intéresse vivement. Elle serait aussi dans la pratique plus délibérée de l'inscription de réflexions dans le texte : « le roman de caractères supporte, au contraire, il exige même que l'auteur accompagne son analyse de réflexions et de commentaires. » (« Note sur le roman français en 1895 », Nouvelles pages de critique et de doctrine, p. 118) Sans revenir sur le problème de la possibilité de suggérer au lecteur une réflexion sans en influencer les résultats, ce point, très important pour Bourget, pose un problème de poétique, que celui-ci formule de la manière suivante : « [l]es adversaires [de ce roman] paraissent surtout persuadés que les diverses qualités qui donnent à un récit imaginaire la couleur de la vie sont inconciliables avec l'analyse poussée un peu loin ». (« Préface », La Terre promise, p. vii) C'est dire que, dans la mesure où la vie comporte une part d'inexpliqué et d'ombre, la volonté d'éclairer, à l'aide d'une analyse, jusqu'aux recoins les plus obscurs des motivations humaines finit par affaiblir le réalisme du récit. Toutefois, la réflexion demeure pour Bourget l'aspect le plus important du roman : il répond à ses adversaires que puisque toute narration n'est jamais que la transcription d'une impression de l'auteur, autant la poser de manière explicite et édifiante. (Ibid., p. viii-x)

Le mystère du style.

Avec une conception du roman aussi cérébrale et presque, par moments, utilitaire, il ne serait pas surprenant que Bourget accepte de sacrifier la forme au contenu. En effet, il admet volontiers l'insuffisance de tel ou tel auteur sur le plan esthétique, tout en continuant d'affirmer sa grandeur s'il a réussi à dégager des hypothèses importantes. Tel est le cas de Stendhal : « les critiques lui ont reproché de négliger sa forme. C'est à peu près comme si on reprochait à un mathématicien les abréviations de ses polynômes. » (« Stendhal », Essais de psychologie contemporaine, p. 283) Aussi, il est d'autant plus surprenant de rencontrer dans ses écrits des affirmations comme la suivante, tirée de la préface du Démon de midi :

Vous vous êtes, vous-même [René Bazin], trop enchanté à cet art du roman, enivrant et décevant comme un songe d'opium, pour ne pas savoir qu'une fois engagé dans ses imaginations, le conteur oublie bien vite et son point de départ et son point d'arrivée. Il ne voit plus que ses héros et leur caractère. Un demi-délire presque hallucinatoire l'envahit. Il a voulu faire oeuvre de docteur ès sciences sociales […], il n'est plus que le témoin passionné des drames qu'il invente et auxquels il participe, comme s'ils étaient réellement vécus devant lui par d'autres. […] Nous ne racontons pas nos romans. Ils se racontent en nous par un travail qui, après coup, nous étonne quelquefois nous-même. (« Préface », Le Démon de midi, p. iii)

Ce « demi-délire », il le prête aussi à l'expérience de la lecture, remarquant notamment le pouvoir ensorcelant du Rouge et du Noir, ou encore celui de la Comédie humaine, « où toutes les passions, tous les besoins de la réalité apparaissent, mais amplifiés jusqu'à la fantasmagorie, ainsi que dans les cauchemars du laudanum et du haschisch. » (« Préface », Répertoire de la comédie humaine, p. xii) Il admire même Victor Hugo, dont il avait jugé la réflexion faussée, pour son « pouvoir d'expression » inégalé, et Barbey d'Aurevilly dont il loue les livres bien que « la rêverie en soit très intense, la rhétorique très violente, et l'impression si souvent étrange ». (« Barbey d'Aurevilly », Etudes et portraits I, p. 181)

Bien que l'analyse soit la première vocation du roman, c'est quelque chose d'autre qui donne à cette analyse sa force : le style. Bourget explique son admiration pour Barbey de la manière suivante : « pour cet écrivain, comme pour tous ceux qui ont un style, les mots existent d'une existence de créatures. […] En un certain sens, écrire est une incarnation, et l'esprit d'un grand prosateur habite ses phrases. » (Ibid., p. 182) Le style, qui n'a pas forcément à voir avec les tournures de phrases ou le vocabulaire recherché, a tout à voir avec cette idée de l'incarnation de l'écrivain dans son texte. Il s'agit, de nouveau, de cette notion de conviction dans son propos, qui donne crédibilité à un texte :

Un artiste littéraire est toujours récompensé de sa bonne foi, même lorsqu'il se trompe. C'est ainsi qu'avec ces simplifications inacceptables, ces partialités violentes, et, il faut avoir le courage de le dire, ces surprenantes ignorances, l'auteur des Misérables a pourtant réussi, parce qu'il était sincère dans sa conception du roman, à composer un livre qui restera […] le monument de la plus étonnante vigueur d'imagination. (« Victor Hugo romancier » [1902], Etudes et portraits III, p. 212.)

C'est à force de croire sincèrement en ce qu'il écrit que le romancier réussit à produire un texte convaincant; mais c'est en quelque sorte la révélation d'une partie de soi, de quelque chose de tout à fait personnel, qui se porte garante de cette sincérité. Ce quelque chose, c'est la vision unique et inimitable de l'artiste, ce monde, ces personnages et ces objets qui « ressuscitent » en lui lorsqu'il ferme les yeux, ainsi que les sentiments qu'il éprouve devant ces images :

par les mots, par les formes, par les accords, par les couleurs, [l'] artiste raconte son mirage de l'univers, sa tendre et amère façon de goûter la vie, de désirer le bonheur, de subir la douleur, et ce que nous appelons le talent réside dans le je ne sais quoi d'indéfinissable qui est la personne même. (« Gustave Flaubert », Etudes et portraits I, p. 136)

L'aspect analytique du roman, qui constitue sa visée principale, vient donc se doubler d'une part non moins essentielle d'émotion, puisque l'intérêt du roman, pour le lecteur, dépend du lien affectif qui se crée entre lui et l'écrivain, si ce dernier s'exprime de manière sincère. La compassion – de l'écrivain envers ses personnages et du lecteur envers l'écrivain – rend possible l'analyse.

Ainsi, ce que Bourget admire chez Hugo ou Barbey, c'est le manque d'artifice de leur écriture; car il ne voit pas dans leurs phrases composées et colorées de l'artifice, mais bien l'expression de leur vision personnelle sincère. A l'inverse, Bourget reproche à Flaubert de s'être acharné à étouffer son style. En voulant créer un roman de l'observation pure, Flaubert se serait « bandé à ne pas raconter son coeur [et aurait] reporté sur une idole d'abstraction, l'oeuvre, le culte que tout artiste doit avoir pour cette réalité suprême : l'esprit. » (Ibid., p. 137) Cette automutilation aurait pour résultat une oeuvre de laquelle émanent l'artifice et la tristesse, et à laquelle il manque « ce jaillissement, ce parfait naturel qui, chez Balzac, se traduit en verve, chez Scott en bonhomie. » (« Taine romancier », Pages de critique et de doctrine, p. 27) Toutefois, Bourget reste fidèle au principe de la compassion, et Flaubert, comme Hugo, est récompensé de sa bonne foi :

Par quel charme, en effet, nous séduisent-ils, ces romans amers? […] Sans doute, la parfaite exactitude d'observation s'y trouve; mais ce qui donne à ces livres leur saveur de vie profonde, c'est qu'une âme d'homme y apparaît, meurtrie et nostalgique, tourmentée et vaincue, inassouvie et violente. […]Nous nous prenons à rêver pour ce courageux écrivain une fortune meilleure. Nous l'imaginons, délivré des entraves qu'il s'était imposées à lui-même, développant toute la portion positive et large de son génie, affranchi du moins des tortures de son esthétique. (« Gustave Flaubert », Etudes et portraits I, p. 138)

Ainsi, dans les oeuvres de Flaubert, c'est justement dans la lutte contre lui-même que l'auteur révèle son esprit, et la souffrance même qu'il s'inflige en défendant à son âme de prendre expansion dans son texte interpelle le lecteur à compatir avec cette âme.

L'innovation formelle.

Si Bourget affirme que « la technique d'un grand artiste [n'est] autre chose que son esprit en action » (« L'art du roman chez Balzac », Quelques témoignages, p. 22), cela ne veut pas pour autant dire que toutes les formes d'esprits sont acceptables. En effet, bien qu'il veuille voir l'âme de l'artiste à l'oeuvre dans son roman, c'est pourvu que cette âme ne déroge pas trop d'une composition ordonnée, d'une langue qui garde la « saveur du terroir » (« M. Eugène-Melchior de Vogüé » [1903], Etudes et portraits III, p. 321) et d'une prose intelligible, sans trop de fioritures. Ce conservatisme s'explique sans doute en partie par cette vocation de la vérité que Bourget attribue au roman, puisqu'une prose trop apprêtée pourrait nuire au sens. Mais sa résistance au changement semble aussi s'expliquer par ce qui est, d'un côté, un manque d'intérêt et d'un autre, surtout plus tardivement, un reflet de son nationalisme croissant. En fait, Bourget considère que les Français sont déjà les maîtres de la prose; tout comme les Anglais dominent la poésie, les Allemands la musique et les « gens du Midi » les arts plastiques. Puisque leur excellence est assurée par leur don de la « composition », autre vertu cardinale d'un grand roman, il n'y a pas lieu d'en déroger :

Il y a, outre l'élément de vérité, un élément de beauté dans cet art si complexe du roman. Cet élément de beauté, c'est à mon sens la composition. […] Une Eugénie Grandet, une Colomba, une Madame Bovary, un Germinal, un François le champi […] sont remarquables par cette netteté dans le dessin, que vous ne trouverez ni dans Wilhelm Meister, ni dans David Copperfield, ni dans Anna Karénine […] [,] Don quichotte [ou] Robinson. Pourquoi ne pas reconnaître que l'insuffisance de ces puissants récits est justement dans ce défaut d'ordonnance? Nous l'admirons, cette claire ordonnance, dans tous nos classiques... C'est une vertu nationale, à ne jamais sacrifier. (« Note sur le roman français en 1921 », Nouvelles pages de critique et de doctrine, p. 126-7)

Il n'est donc pas impossible qu'un roman qui manque de composition soit bon, mais la clarté de l'intrigue et la netteté de l'écriture la limpidité de l'analyse et des sentiments; pourquoi donc rechercher un autre genre d'écriture? Bourget offre une défense assez paradoxale de cette position, puisqu'il critique l'innovation formelle justement par le biais de la notion du style personnel du romancier :

Flaubert et Tolstoï justifiaient ce système des épisodes juxtaposés sans unité centrale, en prétendant que la réalité se présente ainsi. Ce sophisme est facile à réfuter. Oui, la réalité se présente par fragments successifs, mais elle ne peut être peinte que si elle est connue. Elle n'est connue que si elle a un témoin, et ce témoin lui donne une unité par le seul fait qu'il ne saurait la constater sans se placer à un point de vue, celui de son esprit. La composition dans le roman n'est que cela : un point de vue. Composer, c'est donc pour l'écrivain se conformer à la marche même de la vie. Ne pas composer, c'est se placer dans l'artificiel, puisque c'est fausser cette marche et peindre ce qui n'a pu être connu. (Ibid., p. 127-128)

L'essayiste suppose donc que le romancier qui raconte une histoire autrement que de manière conventionnelle ne se rapproche pas de la réalité, mais qu'au contraire, en prétendant la reproduire plus fidèlement, il fausse les pistes. De plus, l'expérimentation formelle s'oppose au principe de la nécessité du réalisme strict du récit : Bourget critique, entre autres, les passages de Madame Bovary qui reproduisent les rêveries orientales d'Emma, accusant Flaubert de s'être laissé emporter par ses propres imaginations, alors qu'une fille de fermier aurait été incapable d'employer un tel langage. Ces sections travaillées au point de ressembler à des poèmes en prose diminuent donc la crédibilité du récit. C'est dire que le seul point de vue acceptable est celui de la réflexion qui suit les évènements observés ou imaginés, comme si c'était la seule manière dont on pouvait faire l'expérience du monde.

Aucun de ces deux arguments n'est très convaincant, même à l'intérieur du système bourgetien du roman, suggérant que cette intransigeance sur la conventionalité du style a une cause tout autre : pour Bourget, l'intérêt du roman est dans l'intrigue et dans la réflexion qu'elle suscite, et l'expérimentation stylistique ne l'intéresse tout simplement pas. Il affirme d'ailleurs ouvertement que cette dernière n'a pas sa place dans le roman : « la question se pose de savoir si certaines qualités de prose, poursuivies par de grands écrivains comme Flaubert, conviennent à la technique du roman. J'ose répondre franchement que non. » (« L'art du roman chez Balzac », Quelques témoignages, p. 37) Au final, le roman, pour Bourget, c'est des personnages bien définis, des circonstances épineuses, des délibérations morales et la voix du narrateur qui s'émeut; ce « n'est pas de la vie représentée [,] c'est de la vie racontée. » (« Taine romancier », Pages de critique et de doctrine, p. 25)

Ouvrages cités :

  • Bourget, Paul. Essais de psychologie contemporaine, Paris, Plon-Nourrit, 1924 [1883], 355 p.
  • --. Etudes et portraits I, Paris, Alphonse Lemerre, 1889, 368 p.
  • --. Etudes et portraits III : sociologie et littérature, Paris, Plon-Nourrit, 1906, 380 p.
  • --. « Introduction », Répertoire de la Comédie humaine de H. de Balzac, Anatole Cerfberr et Jules Christophe (aut.), Paris, Calmann Lévy Éditeur, 1887, p. i-xiii.
  • --. Nouveaux essais de psychologie contemporaine, Paris, Alphonse Lemerre, 1894 [1886], 306 p.
  • --. Nouvelles pages de critique et de doctrine, t. 1. Paris, Plon-Nourrit, 1922, 286 p.
  • --. Pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1912, 330 p.
  • --. « Préface », Le Démon de midi, Paris, Plon-Nourrit, 1914, 2 vol.
  • --. « Préface », La Terre promise, Paris, Alphonse Lemerre, 1892, 420 p.
  • --. Quelques témoignages. Paris, Plon-Nourrit, 1928, 265 p.

Bibliographie

Ouvrages cités

« Gustave Flaubert » [1886], Essais de psychologie contemporaine, Paris, Plon-Nourrit, 1924 [1883], p. 127-174.

« Stendhal » [1890], Essais de psychologie contemporaine, Paris, Plon-Nourrit, 1924 [1883], p. 275-355.

« MM. Edmond et Jules de Goncourt », Nouveaux essais de psychologie contemporaine, Paris, Alphonse Lemerre, 1894 [1886], p. 135-198.

« Ivan Tourgéniev », Nouveaux essais de psychologie contemporaine, Paris, Alphonse Lemerre, 1894 [1886], p. 199 - 250.

« Introduction » , Répertoire de la Comédie humaine de H. de Balzac, Anatole Cerfberr et Jules Christophe (aut.), Paris, Calmann Lévy Éditeur, 1887, p. i-xiii.

« Victor Hugo » [1883], Etudes et portraits I, Paris, Alphonse Lemerre, 1889, p. 111-124.

« Barbey d'Aurevilly », Etudes et portraits I, Paris, Alphonse Lemerre, 1889, p. 171-186.

« Gustave Flaubert », Etudes et portraits I, Paris, Alphonse Lemerre, 1889, p. 125-138.

« Réflexions sur l'art du roman », Etudes et portraits I, Paris, Alphonse Lemerre, 1889, p. 261-279.

« Préface », La Terre promise, Paris, Alphonse Lemerre, 1892, p. i-xv.

« Victor Hugo romancier » [1902], Etudes et portraits III : sociologie et littérature, Paris, Plon-Nourrit, 1906, p. 205-215.

« M. Eugène-Melchior de Vogüé », [1903] Etudes et portraits III : sociologie et littérature, Paris, Plon-Nourrit, 1906, p. 320-331.

« M. Taine romancier » [1909], Pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1912, p. 3-29.

« Un dramaturge et un historien » [1907], Pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1912, p. 151-187.

« Réflexions sur Octave Feuillet » [1886], Pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1912, p. 112-124.

« Un roman de M. Maurice Barrès » [1909], Pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1912, p. 140-150.

« Préface », Le Démon de midi, Paris, Plon-Nourrit, 1914, 2 vol., p. i-vii.

« Note sur le roman français en 1921 » [1921], Nouvelles pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1922, p. 121-130.

« L'art du roman chez Balzac » [1926], Quelques témoignages, Paris, Plon-Nourrit, 1928, p. 17-40.

Citations

« Gustave Flaubert » [1886], Essais de psychologie contemporaine, Paris, Plon-Nourrit, 1924 [1883], p. 127-174.

« Tout ouvrage d'imagination est une autobiographie. » (p. 130)

« Une des marques propres de l'esprit de Flaubert aura été l'horreur de la facilité. Les bonnes fortunes de l'improvisation lui ont toujours été un objet de mépris. Il rêvait d'un art volontaire et calculateur où pas un trait ne fût donné au hasard. […] Il eut peu d'imaginations, mais ces imaginations, il les porta, il les roula en lui toute sa vie. […] De tels écrivains ont une puissance souveraine. Pourtant il leur manque toujours on ne saurait dire exactement quoi… On ferme leurs livres et on a comme besoin d'air, besoin de reprendre les oeuvres de quelque grand incorrect de génie, un Balzac, un Shakespeare, qui ait moins compté avec ses propres facultés, qui les ait laissées se développer pour son plaisir, et sans un tel souci de l'effet à produire, de l'oeuvre à réaliser. Même cette admirable prose de Flaubert finit par donner une impression de métal, et l'on rêve malgré soi d'une phrase plus légère, qui frémisse aisément […]. La plupart des écrivains pèchent par un excès de confiance dans l'infaillibilité de leur génie. Flaubert aura péché par un excès de défiance envers le sien propre. Noble et fier défaut après tout, car il dérive du plus magnifique des tourments qu'il soit donné à l'homme d'éprouver : -- le mal de la perfection. » (p. 183-184)

« À lire ces lettres on comprend pourquoi le mot peu élégant de ‘gueuloir' revenait sans cesse dans la conversation de Flaubert, lorsqu'il parlait de littérature. Dans l'imagination de cet écrivain, tout naturellement la phrase se criait, comme chez l'Alfred de Vigny de la Maison du berger elle se soupire, comme chez le Lamartine des Harmonies elle se chante. Il est probable que c'est là, dans la notation continue et involontaire de notre parole intérieure, que repose le secret de cette magie encore inexpliquée : le Style. » (187)

« Stendhal » [1890], Essais de psychologie contemporaine, Paris, Plon-Nourrit, 1924 [1883], p. 275-355.

« Les critiques lui ont reproché de négliger sa forme. C'est à peu près comme si on reprochait à un mathématicien les abréviations de ses polynômes. » (p. 283)

« La première question à se poser sur un auteur est celle-ci : quelles images ressuscitent dans la chambre noire de son cerveau, lorsqu'il ferme les yeux? C'est l'élément premier de son talent. C'est son esprit même. Le reste n'est que de la mise en oeuvre. Et toute l'habileté du plus savant joaillier va-t-elle jusqu'à changer un saphir en une émeraude? » (p. 291)

« J'entendais un jour le plus fameux des conteurs russes, Tourgéniev, développer cette doctrine qu'un récit romanesque doit, afin de reproduire les couches diverses de la société, se distribuer pour ainsi dire, en trois plans superposés. Au premier de ces trois plans appartiennent […] les créatures très distinguées, exemplaires complètement réussis, et, par conséquent, typiques, de toute une espèce sociale. Au second plan se trouvent les créatures moyennes, telles que la nature et la société en fournissent à foison ; au troisième plan, les grotesques et les avortés, inévitable déchet de la cruelle expérience. Cette ingénieuse théorie […] peut être généralisée et servir au classement de ces faiseurs d'âmes qui sont les romanciers, les dramaturges et les historiens. Selon qu'ils se montrent capables de peindre ou un seul, ou deux d'entre ces trois groupes de personnages, ou bien tous les trois, ils présentent un tableau ou incomplet ou total de la vie humaine, et ils occupent un rang différent dans l'échelle des esprits. Nous reconnaîtrons ainsi une première classe d'observateurs, capables uniquement de voir et de montrer les grotesques et les avortés. C'est le propre des écoles dites bien à tort réalistes, car la réalité touffue et opulente, pas plus dans la vie morale que dans la vie physique, n'a pour règle unique l'avortement. Les observateurs de cette classe sont les satiriques et les caricaturistes. […] Au dessus de ces aquafortistes de la laideur et de la trivialité, apparaît la classe des moralistes qui voient nettement et peignent de même les personnages moyens. On aura, dans l'Education sentimentale, de Flaubert, un modèle achevé de cette psychologie à hauteur d'appui, à laquelle Molière et La Bruyère, pour citer deux noms fameux ont été fidèles. Ces écrivains, qui sont particulièrement dans notre tradition française, concluraient volontiers, comme Candide, que la sagesse suprême se réduit à ‘cultiver son jardin'. Ils viennent, me semble-t-il, exactement au-dessous des tout grands connaisseurs en passions qui, comme Shakespeare, comme Goethe, comme Balzac, ne se contentent pas d'esquisser avec une énergie incomparable les déformations sociales, ni de mettre sur pied avec une justesse accomplie des êtres moyens, mais sont encore assez puissants pour créer des hommes supérieurs. Chez ces derniers, l'art est vraiment le rival de la nature. […] Grâce à une anomalie qui s'explique par les spécialités de son caractère et les intentions de son esthétique, Stendhal s'est à peu près condamné à ne peindre, lui, que des créatures, supérieures. […] [Ses personnages] n'en sont pas moins réels pour cela, mais d'une réalité qui n'est pas plus commune que la sensibilité de leur père spirituel. » (p. 304-306)

« Sa puissance d'analyse, sa sensibilité frémissante, la multiplicité de ses expériences, le conduisaient à concevoir et à exprimer quelques vérités profondes sur la France du XIXe siècle. Le Rouge et le Noir renferme l'énoncé le plus complet de ces vérités, livre extraordinaire et que j'ai vu produire sur certains cerveaux de jeunes gens l'effet d'une intoxication inguérissable. Quand ce roman ne révolte pas, il ensorcelle. C'est une possession comparable à celle de la Comédie humaine. Mais Balzac a eu besoin de 40 volumes pour mettre sur pied le peuple de ses personnages. […] Le Rouge et le Noir n'a pas cinq cents pages. C'est une eau-forte, d'un détail infini, et dans la courte dimension de cette eau-forte un univers tient tout entier. » (p. 320)

« MM. Edmond et Jules de Goncourt », Nouveaux essais de psychologie contemporaine, Paris, Alphonse Lemerre, 1894 [1886], p. 135-198.

« [L'approche esthétique des frères Goncourt ] ramène [...] un art d'imagination [le roman] à une tentative de science exacte. Réunir par le moyen d'une intrigue inventée, et inventée d'une telle sorte "qu'elle aurait pu être", une quantité de menues remarques sur notre vie à tous; mettre autour de ces remarques une atmosphère et un jour qui les illumine; et ne se servir de cette intrigue et de cette mise au point que dans une vue de vérité stricte, -- voilà le programme que cette définition du roman se trouve envelopper. Tant valent les renseignements fournis, tant vaut le livre. [...] La poésie et le grandissement sont des principes de déformation. Nous rentrons dans le domaine de l'observation pure. Ce qu'il faut au romancier d'après ce programme, ce sont des facultés de critique beaucoup plus que de créateur; et le roman de constatation, d'analyse minutieuse, de nomenclature et de petits faits, est aussi celui qui convient le mieux à notre âge d'universel recensement. » (p. 160-161)

« Peut être l'art suprême consiste-t-il à égaler la richesse de la nature, laquelle produit en même temps des groupes entiers d'hommes semblables et des génies exceptionnels. Les Goncourt et leurs élèves ont uniquement visé les groupes. Ainsi s'explique la tendance marquée de toute l'école qui se réclame d'eux à choisir comme personnages principaux des hommes et des femmes d'une personnalité de plus en plus atténuée. Celui qui voudrait étudier chez ces auteurs des types d'âmes différents et curieux ne les rencontrerait pas dans leurs livres; en revanche, l'historien de l'avenir y trouvera tout réunis d'innombrables documents sur les habitudes de la vie quotidienne, sur les singularités de nos métiers, sur nos manières spéciales de nous amuser et de nous vêtir [...]. Ce n'est pas les passions du XIXe siècle, mais c'en est les moeurs, et les moeurs ne sont-elles pas le tout des hommes vulgaires, la moitié de ceux mêmes qui sont supérieurs ? » (p. 164)

« Aperçue sous cet angle de fatalisme absolu [l'angle du naturalisme], la vie humaine est une chose triste et dangereuse. Pour les frères de Goncourt, […] elle se réduit presque à une série d'attaque d'épilepsie entre deux néants. Il s'exhale de leurs livres, comme de ceux de leurs disciples, une pénétrante impression de mélancolie découragée, et en cela encore ils se rattachent au pessimisme général de notre civilisation française actuelle. » (p. 179)

« Qui dit exactitude absolue dit absence de style, et qui parle de style suppose une part nécessaire d'inexactitude » (p. 195)

« Ivan Tourgéniev », Nouveaux essais de psychologie contemporaine, Paris, Alphonse Lemerre, 1894 [1886], p. 199 - 250.

«Il serait intéressant de suivre à travers les romans contemporains les dégradations successives grâce auxquelles cette figure de l'homme ordinaire, choisie d'abord à dessein comme plus significative, est devenue parfaitement insignifiante et, chose étrange, presque aussi abstraite que celles des personnages de la mauvaise tragédie au XVIIIe siècle. À diminuer de plus en plus dans les créatures qu'ils étudiaient la part de l'exception et de la singularité, quelques romanciers en viennent à détruire en elles jusqu'au dernier élément d'une existence propre. » (p. 219)

« À travers toutes les analyses que nous venons de faire, comment se montre-t-elle à nous, cette âme du grand artiste [Tourgéniev]? Nous l'avons vu à l'extrémité de toutes ses idées rencontrer quoi? Le vague, l'indéfini abîme du rêve. C'est ce goût du rêve qui a inspiré à ce réaliste des nouvelles comme Apparitions et Comme le chant de l'amour triomphant, dont la mysticité rappelle la Ligéia ou la Morella d'Edgar Poe. C'est ce pouvoir de rêve qui lui fait apercevoir dans toute existence, même médiocre, une solitude et une poésie. C'est ce pouvoir de rêve qui l'a sauvé des misanthropies desséchantes du pessimisme. […] Ah! Le rêve ainsi compris n'a rien de commun avec les songeries heureuses de l'adolescent à qui ses désirs teintent la vie de couleur roses! C'est bien plutôt un frémissement tragique et douloureux, celui de l'homme qui sent que notre univers est un miracle continu, que toute réalité plonge dans une nuit ténébreuse. C'est, si l'on veut, la vision constante de ce que les Positivistes appellent l'Inconnaissable, aperçu comme source et come aboutissement de tout ce qui est. Une telle vision se retrouve à l'origine de toutes les races, mais l'oeuvre de la vie sociale est de nous en distraire. Eparse dans mille curiosités de détail, la pensée du civilisé se soucie peu que le monde soit ou non explicable en sa racine, et que tout vie humaine soit une comédie jouée sur le bord d'un gouffre de mystère. C'est en ce sens-là qu'on peut dire que l'esprit d'analyse est justement le contraire du rêve. Chez Tourgéniev, ces deux éléments se rencontrent cependant et se mêlent, et il arrive que le second, celui qui n'est pas acquis, transforme insensiblement le premier. » (p. 249-250)

« Introduction » , Répertoire de la Comédie humaine de H. de Balzac, Anatole Cerfberr et Jules Christophe (aut.), Paris, Calmann Lévy Éditeur, 1887, p. i-xiii.

« [Balzac] s'emparait des données de l'expérience et les jetait dans un creuset de rêveries. Grâce à une alchimie […], le plus petit détail lui permettait de reconstituer tout un tempérament, et un individu tout une classe ; mais, dans ce travail de reconstitution, ce qui le guidait, c'était toujours et partout ce travail habituel aux philosophes : la recherche et la vue des causes. C'est grâce à cette recherche que ce songeur a défini presque tous les grands principes des modifications psychologiques propres à notre temps. [...] Il me semble que ce même pouvoir de vision des causes , qui a fait la richesse d'idées de son oeuvre, en fait la magie. Tandis que les autres romanciers nous décrivent l'humanité par le dehors, il nous la montre, lui, à la fois par ce dehors et par le dedans. » (p. xi)

« Victor Hugo » [1883], Etudes et portraits I, Paris, Alphonse Lemerre, 1889, p. 111-124.

« [La] supériorité constante [de Victor Hugo] réside dans l'expression. D'autres poètes ont possédé à un degré plus rare le don de la mélodie céleste […]; d'autres le don de l'éloquence et du pathétique […] ; d'autres celui de la pensée […]. D'autres prosateurs ont fait de la langue un instrument de notation plus subtil et plus exact. Aucun n'égale le manieur de rythmes des Orientales et le conteur épique des Misérables dans l'art d'employer le mot qui fait saillie, qui grave l'idée avec une intensité d'eau-forte. Presque toute poésie paraît décolorée à côté de la sienne, presque toute prose adoucie. Ces strophes où la rime s'incruste comme une pierrerie qui renvoie la lumière, ces phrases aux cassures hardies qui semblent avoir des portions renflées et des portions creuses comme un métal repoussé, entrent dans l'oeil du lecteur par une magie presque physique. » (p. 112-113)

« Car ce pouvoir d'expression est lui-même un cas d'une faculté plus haute, qu'une analyse, même superficielle, découvre aussitôt chez Victor Hugo : le pouvoir de l'image. Les quelques confidences que nous avons sur ses procédés de travail nous permettent d'affirmer que la faculté de l'évocation intérieure était chez lui beaucoup plus forte que chez les autres personnes. […] Lorsque Hugo fermait les yeux et qu'il pensait à un objet, tout le contour physique de cet objet ressuscitait en lui d'une manière intégrale, et même avec un peu plus de rehaut que dans l'impression première. […] Pour tout dire, il semble avoir possédé d'une façon surprenante une imagination spéciale qui est celle du relief, et cette sorte d'imagination lui était à ce point essentielle qu'il l'appliquait aux phénomènes de la vie morale. Il concevait les caractères de ses personnages par antithèses, aussi naturellement qu'un écrivain d'imagination psychologique conçoit ceux des siens par nuances. Il lui fallait des contrastes vigoureux d'ombre et de lumière, qui lui donnassent l'impression de la saillie morale. Hernani, ce bandit plein d'honneur; Ruy-Blas, ce valet sublime; Marion Delorme, cette courtisane aimante ; Jean Valjean, ce forçat héroïque, sont construits ainsi. […] Aucun esprit plus que celui-là n'a conçu le monde comme le champ d'antagonisme de deux principes contradictoires, c'est-à-dire se faisant saillir l'un l'autre, le Bien et le Mal. » (p. 114-115)

« Barbey d'Aurevilly », Etudes et portraits I, Paris, Alphonse Lemerre, 1889, p. 171-186.

« C'est à cause de cela qu'il n'y a rien de moins factice que de tels livres, bien que la rêverie en soit très intense, la rhétorique très violente, et l'impression si souvent étrange. Quand cet homme vous raconte le détail des excessives passions de Ryno de Marigny […], ou qu'il évoque devant vos yeux la face cicatrisée du gigantesque abbé de la Croix-Jugan […], croyez qu'il ne se propose pas de vous étonner par l'inattendu de sa fantaisie. Vous êtes parfaitement absent de sa pensée, vous, le lecteur futur du roman, à l'heure de nuit où, fenêtres closes, bougies allumées, cet alchimiste élabore son grand oeuvre […]. Sésame, ouvre-toi! de l'imagination à peine prononcé, voici que la caverne magique dévoile ses enchantements. Le romancier voit Marigny, il voit Vellini la Malagaise, il voit Jéhoël de la Croix-Jugan, […] absorbé qu'il est dans ses personnages. Oui, ses personnages, au sens littéral du terme; car il les a projetés hors de son cerveau, — comme le Jupiter de la Fable la guerrière Minerve, — engendrés et nourris de la plus pure substance de son être. […] Pareillement, si chaque phrase de ces tragiques récits est chargée jusqu'à la gueule, comme un tromblon de giaour, avec tous les mots énergiques du dictionnaire; si l'expression est ici portée à son extrême degré de vigueur, ne croyez pas que ce soit là un artifice d'industrieux ouvrier de prose. L'auteur n'a point fait besogne de rhétorique. Cette furie du langage est, à sa manière, une furie d'action. Pour cet écrivain comme pour tous ceux qui ont un style, les mots existent d'une existence de créatures. […] En un certain sens, écrire est une incarnation, et l'esprit d'un grand prosateur habite ses phrases, comme le Dieu de Spinoza habite le monde, à la fois présent dans tout l'ensemble et présent dans chaque parcelle. » (p. 181-182)

« Gustave Flaubert », Etudes et portraits I, Paris, Alphonse Lemerre, 1889, p. 125-138.

« C'est la grande découverte de notre critique moderne que cette mise à jour de l'étroite parenté, disons mieux de l'identité qui existe […] entre l'oeuvre et l'artiste. Par les mots, par les formes, par les accords, par les couleurs, cet artiste raconte son mirage de l'univers, sa tendre et amère façon de goûter la vie, de désirer le bonheur, de subir la douleur, et ce que nous appelons le talent réside dans le je ne sais quoi d'indéfinissable qui est la personne même. La preuve en est que cette personne une fois disparue, cette nuance de talent aura, elle aussi, disparu pour toujours. Il n'y a pas deux feuilles tout à fait pareilles dans une forêt, ni deux âmes entièrement semblables parmi les âmes, et ce que nous adorons dans l'oeuvre des grands poètes de jadis, c'est l'empreinte, laissée sur une matière saisissable, de cette forme d'âme à jamais abolie; c'est la ligne charmante de la petite feuille d'une heure reproduite sur une pierre qui demeure, et qui nous permet de rêver indéfiniment. Telle est la vérité contre laquelle Flaubert s'est insurgé toute sa vie. Il s'est bandé à ne pas raconter son coeur. Il a reporté sur une idole d'abstraction, l'oeuvre, le culte que tout artiste doit avoir pour cette réalité suprême: l'esprit. Au lieu d'apercevoir dans le développement intime le fait solide et concret, dans la page écrite seulement un reflet, une image, il a conçu cette page comme le but unique et indépendant. Il peut être considéré, de ce point de vue, comme ayant exactement réalisé le contraire de ce qui fut l'idéal de Goethe. Ses oeuvres, au lieu d'être des moments heureux de sa pensée et les moyens de son perfectionnement intérieur, lui furent des supplices et des mutilations. » (p. 136-137)

« Par quel charme, en effet, nous séduisent-ils', ces romans amers ? […] Sans doute, la parfaite exactitude d'observation s'y trouve; mais ce qui donne à ces livres leur saveur de vie profonde, c'est qu'une âme d'homme y apparaît, meurtrie et nostalgique, tourmentée et vaincue, inassouvie et violente. […]Nous nous prenons à rêver pour ce courageux écrivain une fortune meilleure. Nous l'imaginons, délivré des entraves qu'il s'était imposées à lui-même, développant toute la portion positive et large de son génie, affranchi du moins des tortures de son esthétique […]. Mais […] aucune analyse ne saurait déterminer jusqu'à quel point les maladies morales d'un écrivain peuvent se séparer de son talent sens que ce talent y perde, et le Flaubert guéri que nous transformons ainsi en artiste heureux n'aurait sans doute pas composé ses chefs- d'oeuvre ! » (p. 138)

« Réflexions sur l'art du roman », Etudes et portraits I, Paris, Alphonse Lemerre, 1889, p. 261-279.

« Ce n'est certes pas le dix-neuvième siècle […] qui a inventé la littérature d'observation. La Bruyère et La Rochefoucauld, Molière et Racine sont là pour attester que l'âge classique a eu ses psychologues, et de premier ordre. Il semble cependant que de nos jours seulement ait été professée la théorie de l'observation pour l'observation, et sans aucun souci de beauté ou de moralité. Étudier l'âme humaine, non plus comme l'auteur de Phèdre, pour tirer de cette étude un effet de pitié attendrissante, non plus comme le comique des Précieuses pour aboutir à un enseignement de sagesse, mais seulement pour le plaisir de constater et de décrire une réalité, à la manière d'un naturaliste qui considère les moeurs d'une espèce animale ou le développement d'une fleur, — c'est là un point de vue nouveau et qui paraît plus particulière ment propre à notre âge d'analyse sans métaphysique. » (p. 265)

« Il en est cependant de cette doctrine [du naturalisme] comme de toutes les autres. La théorie semble toute simple, l'application est plus compliquée. Quand on a prononcé le mot d'observation, il semble qu'on ait tout dit, et, de fait, tout reste à dire. L'ensemble des phénomènes physiques et moraux qui constituent l'homme est à ce point touffu et confus, mouvant et changeant, que l'observateur doit, qu'il le veuille ou non, choisir parmi eux, et c'est de ce choix que dépend la direction finale de son oeuvre. Il est arrivé que Stendhal a choisi en effet un champ, et que nos romanciers contemporains en ont choisi un autre, et c'est pour cela qu'entre le Rouge et le Noir et Madame Bovary, par exemple, la relation est nulle. Un terme me semble marquer toute la différence. Beyle a écrit des romans de caractères, et nos romanciers, à la suite de Flaubert et de ses fervents, écrivent tous des romans de moeurs. C'est là une distinction si fondamentale, qu'elle domine et Stendhal et l'école nouvelle, et qu'elle touche à l'essence même de la littérature romanesque. » (p. 268)

« Ce que l'on appelle le caractère réside chez un homme, et par définition, dans les quelques traits profondément individuels qui le distinguent et font de lui un être à part des autres. Ce que l'on appelle les moeurs réside au contraire dans les quelques traits généraux qui conviennent à une classe entière de personnes, en sorte que deux habitants d'une même petite ville et de même condition, deux membres d'une même confrérie, pourront se ressembler beaucoup par les moeurs et différer totalement par le caractère. […] Le romancier qui se trouve en présence de cette vaste classe peut donc se proposer un double but : ou bien il tentera de saisir et de reproduire les ressemblances du groupe tout entier, ou bien il sera intéressé par l'originalité de tel ou tel membre du groupe, et il s'attachera de son mieux à peindre le personnage singulier dans son relief natif ou acquis. Dans le premier cas, il écrira un roman de moeurs ; dans le second, il composera un roman de caractères, et la divergence du but aura pour corollaire une divergence absolue de la méthode. » (p. 269)

« Si l'écrivain a pour ambition d'exécuter un roman de moeurs, ses personnages se trouveront devoir représenter une classe entière, et par conséquent ils devront rester moyens, ils ne seront ni trop réussis ni trop avortés; car ni l'extrême intensité, ni l'excessive dépression ne sont la règle commune. Mais c'est surtout le talent trop complet qui détruit la valeur de représentation générale d'un homme. Il est très évident qu'un bon roman sur les avocats ne saurait avoir comme héros un Berryer ou un Gambetta, pas plus qu'un bon roman sur l'armée ne saurait incarner l'officier dans Napoléon. […] Le romancier de moeurs est donc amené à copier dans un groupe social quelconque l'homme ordinaire et à l'entourer d'événements ordinaires. De là dérivent les traits principaux qui se reconnaissent dans tant de romans contemporains : médiocrité des héros, diminution systématique de l'intrigue, suppression presque complète des faits dramatiques, multiplicité du détail presque insignifiant, car il a une signification de vie commune, objet propre de la peinture. On peut considérer, même aujourd'hui, l'Éducation sentimentale de Flaubert comme le modèle le plus définitif de cette sorte de romans. C'est bien la jeunesse du temps de Louis-Philippe qui revit toute dans cette oeuvre, représentée par des personnages tels qu'il a dû s'en rencontrer beaucoup aux environs de 1845. D'innombrables échantillons ont évidemment existé, en tout pareils à ceux que le botaniste psychologique a catalogués et desséchés dans son herbier. » (p. 270-271)

« Si le romancier de moeurs cherche ainsi l'effacement et la moyenne, il est logique que le romancier de caractères cherche, lui, tout au contraire, la saillie et l'exception. Du point de vue de la représentation d'une classe sociale, l'individu typique est celui qui réunit en lui les qualités et les défauts ordinaires de cette classe, partant un personnage médiocre; en revanche, il semble que, dans l'ordre du caractère, l'individu typique est celui qui porte ce caractère à son plus haut degré d'intensité. Tartuffe ne s'offre pas comme un très bon représentant de la classe de ceux qui hantent les églises, car il constitue une exception par la noirceur de son mensonge, la férocité de son égoïsme, l'acharnée et sourde persévérance de ses en reprises; il est, par contre, un excellent exemplaire de l'hypocrite, car tous les traits de l'hypocrite sont ceux qui se retrouvent dans ce caractère, montrés sous la pleine lumière et avec un développement accompli. De même le Julien Sorel de Rouge et Noir n'est pas un bon représentant du plébéien instruit et pauvre qui veut se hisser jusqu'aux hautes sphères du monde. Sa haine invincible contre l'ordre établi, ses qualités formidables de résolution, l'ardeur folle de sa convoitise, l'isolent du reste de ses pareils et en font une sorte de monstre social. Il est, d'autre part, un excellent exemplaire de l'ambitieux, précisément parce que ces facultés exceptionnelles sont celles qui mettent un homme en guerre avec ses semblables et qui le précipitent à l'assaut de la fortune, en proie au plus sauvage désir de parvenir. » (p. 271-272)

« La littérature d'observation, suivant qu'elle s'oriente d'un côté ou de l'autre, change donc sa méthode en changeant son objet. Peut-être l'effort suprême consisterait-il à reproduire à la fois les moeurs et les caractères. Balzac l'a tenté. […] En définitive, il est demeuré le seul capable de cette double vision du monde social et du monde individuel, grâce à une puissance de génie créateur qui le met à part de toutes les théories. » (p. 272-273)

« L'école de l'observation — car ces réflexions s'appliquent à cette seule école et non pas à ceux de nos romanciers, et il en est d'un très beau talent, qui relèvent d'une esthétique différente – s'est donc cantonnée dans le roman de moeurs. Les excès qui ont pu être commis au nom de ce principe ne doivent pas empêcher la critique de reconnaître la très réelle valeur de la tâche accomplie. En achevant la lecture du livre de Stendhal qui a fourni prétexte à quelques notes, j'imagine pourtant qu'un renouveau du roman de caractères est possible à côté de cette efflorescence du roman de moeurs. Si les artistes à la suite de Balzac et de Flaubert ont été préoccupés par l'histoire, ils ne l'ont pas été au même degré par la psychologie. Cette science, qui s'est développée avec tant de force grâce aux magnifiques travaux de l'École anglaise, est demeurée presque sans influence aucune sur la conception de l'âme humaine telle que les romanciers d'observation nous la montrent. » (p. 277-278)

« Préface », La Terre promise, Paris, Alphonse Lemerre, 1892, p. i-xv.

« J'ai adopté, une fois de plus, pour traiter ce problème, cette forme de roman très ancienne dans la tradition française que nos pères appelaient le roman d'analyse, d'un terme très simple, très clair et très exact, auquel les contemporains ont substitué le nom beaucoup plus pédantesque et assez équivoque de psychologique. Je dis équivoque,  -- car cette appelation semble revendiquer l'étude de l'âme humaine au nom d'une école spéciale, tandis que cette étude est commune à la littérature toute entière que M. Taine a si profondément définie : une psychologie vivante. Même la description du paysage la plus résolument plastique n'est elle pas la transcription d'un état de l'âme, et, pareillement, le drame le plus emmêlé d'aventures ne comporte-t-il pas à un degré quelconque des sentiments et des sensations, par conséquent de l'âme encore? Balzac, dans des pages de critique trop peu connues [...] avait plus finement dénommé les romans d'analyse des romans d'idées, signifiant par là que leurs auteurs sont surtout préoccupés des phénomènes de la vie intérieure. Là encore pourtant l'équivoque apparait, car ce terme de roman d'idées convient également au livre à thèse, et c'est toujours la vieille formule [de roman d'analyse], celle dont se contentait Sainte-Beuve, qui me parait la plus juste, d'autant mieux qu'elle rattache cette sorte de livres à la série des oeuvres correspondantes parmi les autres espèces littéraires. » (p. iii-iv)

« Il y a en effet un théâtre d'analyse; dont Racine dans la tragédie et Marivaux dans la comédie [...]. Il y a une poésie d'analyse qu'on executée ce même Sainte-Beuve [...], Baudelaire, Sully Prudhomme. Il y a des mémoires d'analyse, dont les Confessions de saint Augustin [...] et les Souvenirs de M. Renan [...]. Toutes ces oeuvres offrent ce trait commun de s'appliquer surtout à la notation de petits faits de conscience, dont l'ensemble se manifeste au dehors sous l'aspect de passions complètes, de volontés déterminées, d'actions définies. Les intelligences très inégales et très diverses de ces écrivains apparaissent comme douées également d'une faculté de réflexion qui leur permet d'apercevoir, dans un détail extrêmement ténu, tout l'obscur travail caché des plus minuscules ressorts intimes. C'est la mise à nu de ces ressorts qui les intéresse plus peut-être que le résultat du mouvement de ces ressorts. La sonnerie de la pendule les préoccupe moins que l'agencement des pièces dont le jeu délicat aboutit à cette sonnerie. C'est à la décomposition des phénomènes de la vie morale ou sentimentale qu'ils s'ingénient – sans même le vouloir […]. Il était naturel que cet esprit d'analyse, inné à certains tempéraments comme la disposition dramatique l'est à d'autres, trouvât de quoi s'exercer dans le roman plus encore que dans la tragédie, la comédie ou le poème lyrique. Quelques-uns des chef-d'oeuvres de ce genre sont en effet de purs travaux d'analyse : la Princesse de Clève, Robinson Crusoe, Les Liaisons dangeureuses, Adolphe, Les Affinités électives, Le Rouge et le Noir, Volupté, Le Lys dans la vallée, Louis Lambert […]». (p. iv-vi)

« Cette liste, dressée au hasard du souvenir et qui comprend des oeuvres si diverses qu'elle semble incohérente, suffit à prouver la souplesse et la vitalité de cette forme d'art. La besogne d'observation qu'elle représente complète la besogne d'observation qu'accomplit le roman de moeurs. L'enquête sur la vie intérieure et morale doit fonctionner parallèlement à l'enquête sur la vie extérieure et sociale, -- l'une éclairant, approfondissant, corrigeant l'autre. Aussi était-il à prévoir qu'à côté de la grande et féconde poussée du roman de moeurs issue de Balzac à travers Flaubert, qui s'est appelée le naturalisme, une autre poussée se produirait dans le sens de ce roman d'analyse, d'autant plus que la science morale de l'esprit fournit aux curieux de l'anatomie mentale des documents et des méthodes d'une incomparable supériorité. » (p. vi)

« [Le roman d'analyse est la] forme d'art [...] pour reproduire les milles tragédies taciturnes et secrètes du coeur, pour étudier la genèse, l'éclosion et la décadence de certains sentiments inexprimés, pour reconnaître et pour raconter les situations d'exception, les caractères singuliers, enfin tout un détail, inatteignable par le roman de moeurs [c'est-à-dire le roman naturaliste] lequel doit, pour rester fidèle à son rôle, éviter précisément ce domaine de la nuance et poursuivre le type à travers les individualités, les vastes lois d'ensemble à travers les faits particuliers. Ce dernier roman est à l'autre ce que la fresque est au portrait. » (p. xii)

« Victor Hugo romancier » [1902], Etudes et portraits III : sociologie et littérature, Paris, Plon-Nourrit, 1906, p. 205-215.

« Si tout est démesuré dans un roman tel que le conçoit Victor Hugo, rien n'y est médiocre. Certes, les simplifications forcées des caractères risquent d'aboutir à d'étranges erreurs d'optique morale. » (p. 210)

« Un artiste littéraire est toujours récompensé de sa bonne foi, même lorsqu'il se trompe. C'est ainsi qu'avec ces simplifications inacceptables, ces partialités violentes, et, il faut avoir le courage de le dire, ces surprenantes ignorances, l'auteur des Misérables a pourtant réussi, parce qu'il était sincère dans sa conception du roman, à composer un livre qui restera, d'abord comme le monument de la plus étonnante vigueur d'imagination […] et, résultat bien inattendu, il restera aussi comme une oeuvre infiniment significative, et, au demeurant, documentaire au même degré que la Madame Bovary de Gustave Flaubert ou l'Assommoir d'Emile Zola, les deux romans peut-être où l'esthétique réaliste a trouvé, chez nous, sa formule la plus accomplie. » (p. 212)

« M. Eugène-Melchior de Vogüé », [1903] Etudes et portraits III : sociologie et littérature, Paris, Plon-Nourrit, 1906, p. 320-331.

« La qualité seule du style de M. de Vogüé est une preuve que cette dédicace dit vrai. Le connaisseur y discernera aussitôt cette saveur d'une langue de terroir qui suppose chez celui qui la parle de longues hérédités locales. Nous ne saurions pas que cette prose est celle du rejeton d'une race séculairement implantée dans notre province la plus peuplée d'autochtones, la plus défendue par la nature contre l'invasion de l'étranger, nous le discernerions à cette phrase si absolument, si intimement française, si fermement et nettement articulée, avec des mots toujours pris à même le filon de la grande veine nationale. Nous discernons aussi un Français de la pure tradition à l'ordre romain avec lequel cette prose est gouvernée. Jamais une confusion, un à peu près, une obscurité. L'auteur du Roman russe, de Vangkêli, de Jean d'Agrève a souvent exprimé des sentiments, très subtils. Il a réduit au verbe bien des nuances d'âme singulièrement exotiques et lointaines. Ce fut toujours à un verbe latin et avec cette lucidité distribuée, la vertu propre de notre génie. Si modernes qu'aient pu être les idées traduites par cette prose, le néologisme n'y a pas de place. C'est merveille, au contraire, de voir comme les vieux mots du patois cévenol s'y coulent naturellement. Cette prose a aussi l'allure, le mouvement le geste. Celui qui l'écrit n'est pas seulement un fils de terriens, enracinés pendant des générations sur un coin de leur montagne. Ceux dont il sort ont fait la guerre. » (p. 321-322)

« M. Taine romancier » [1909], Pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1912, p. 3-29.

« En regard de ces livres qui vont et viennent, qui bougent et qui respirent, comme des êtres, , ce chef-d'oeuvre de la formule objective […] semble un tableau de nature morte. Quel est le personnage le plus vivant de ce merveilleux et froid récit? Homais, celui que l'auteur portraiture avec la plus complaisante ironie et la plus personnelle, celui qu'il juge et qu'il raille, qu'il abomine et dont il se gausse. C'est qu'aussi bien la conception du roman, professée par M. Taine et par Flaubert, repose sur une analyse incomplète. Un roman n'est pas de la vie représentée. C'est de la vie racontée. Les deux définitions sont très différentes. La seconde est, seule, strictement conforme à la nature du genre. Si le roman est de la vie racontée, il suppose un narrateur. C'est, si l'on veut, un témoignage et qui implique deux choses : une réalité que l'on atteste et un témoin qui l'atteste. […] Il n'est pas un miroir impassible, il est un regard qui s'émeut, et l'expression même de ce regard fait partie intégrante de son témoignage. Elle en affirme la sincérité. » (p. 25-26)

« Sachant cela, les deux maîtres du roman au dix-neuvième siècle, Balzac, je viens de le dire, et, avant lui, le génial Walter Scott, ont toujours construit leurs livres avec ces deux éléments : une matière très importante, très solide, très significative, et, pour traiter cette matière, la mise en jeu de toutes leurs facultés. Ils se sont étalés dans leurs oeuvres, librement, abondamment. […] Ni l'un ni l'autre n'a cherché à effacer sa personnalité. Cet effort eût mutilé leur vision. […] Pour avoir, au contraire, sacrifié d'une manière systématique cet élément personnel à l'autre, les maîtres du genre objectif, Mérimée en tête, Tourgueniew ensuite et Flaubert, ont perdu cette aisance. Il y a de l'artifice, même dans leur simplicité. Colomba, Pères et Enfants, Madame Bovary sont des chefs-d'oeuvre aussi, mais trop nettoyés, trop calculés. Vous cherchez en vain ce jaillissement, ce parfait naturel qui, chez Balzac, se traduit en verve, chez Scott en bonhomie. Ces artistes tout objectifs sont tendus et bien près d'être desséchés. Un je ne sais quoi manque à leurs créations les plus réussies. Ce je ne sais quoi, c'est la libre expansion d'eux-mêmes. » (p. 26-27)

« Un dramaturge et un historien » [1907], Pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1912, p. 151-187.

« [Les historiens] enviaient au romancier son indépendance, ce droit d'aller jusqu'au bout de son impression, qui permet au Stendhal de la Chartreuse de raconter la bataille de Waterloo librement, et au Balzac d'Une Ténébreuse Affaire d'imaginer cet admirable conciliabule entre Talleyrand, Siéyès et Fouché avant Marengo. Que de fois je les ai entendus, l'un et l'autre, citer ces deux morceaux et toujours avec un même commentaire, sur les limitations de leur art, à eux! Et cependant de quelle rançon, le romancier ne paie-t-il pas sa liberté! Le roman, pour demeurer vraisemblable, doit s'interdire l'extraordinaire. Or c'est l'extraordinaire que l'historien rencontre sans cesse et qu'il n'a pas besoin de justifier, puisque le fait est là. Balzac a été bien audacieux dans l'invention de ses héros. En a-t-il créé un qui ne soit médiocre et banal auprès de Napoléon? Le roman n'est que de la petite histoire probable. L'histoire, c'est du grand roman vrai et porté sans cesse à sa suprême puissance. » (p. 177-178)

« Réflexions sur Octave Feuillet » [1886], Pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1912, p. 112-124.

« Ne reprochons donc pas à M. Octave Feuillet d'avoir dégagé à travers les incidents de la Morte quelques-unes de ses idées sur les maladies de l'âme à notre époque. Regrettons plutôt qu'il ne les ait pas précisées davantage. L'établissement d'une hypothèse psychologique est d'autant plus fort que les faits sur lesquels cette hypothèse s'appuie sont plus nombreux, plus caractérisés, mieux liés les uns aux autres. Pourquoi, par exemple, dans le Ménage de garçon de Balzac, dans la Madame Bovary de Flaubert, les conclusions s'imposent-elles avec une évidence quasi mathématique? C'est que l'un et l'autre romancier ramasse dans son récit une masse énorme de ces petits faits humains qui sont des nuances de caractère ou de détails de passion. L'abondance des renseignements fait ici certitude. Examinez par le menu le personnage de Philippe Bridau, celui d'Emma, vous trouverez que l'analyse éclaire ces deux êtres jusque dans leur plus intime repli. Par suite, tous les développements de leur nature vous apparaissent comme nécessaires. Non seulement cette analyse est si forte, si précise, que vous croyez à la réalité de ces deux créatures comme à celle des hommes et des femmes que vous connaissez, mais encore cette force de réalité emporte avec elle cette conséquence et tout dans ce récit vous semble inévitable. Les grandes causes génératrices qui gouvernent les esprits et les coeurs sont mises à nu. Il n'y a plus rien d'arbitraire ni dans le fils de la bourgeoise Agathe Rouget, ni dans la fille du fermier Rouault ; par suite, il n'y a rien d'arbitraire dans les réflexions que l'auteur vous contraint de faire à leur sujet. » (p. 116-117)

« Un roman de M. Maurice Barrès » [1909], Pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1912, p. 140-150.

« [Barrès] n'y a pas ajouté [au « capital cornélien de la France »] uniquement par le fond, par l'âme vivante et sentante de ce livre civique [le roman Colette Baudoche, sujet de cet essai]. Il y a aussi ajouté par la forme, par l'oeuvre d'art. C'est le point que je voudrais dégager. Corneille, dans notre poésie dramatique, n'est pas seulement le tragédien de l'héroïsme. Techniquement, il est le représentant le plus haut chez nous de la littérature à idées, confondue trop souvent avec la littérature à thèses. Dans notre période classique, cette dernière a pour représentant le Voltaire des tragédies. La littérature à idées est celle qui dégage de la vie humaine, considérée dans sa vérité, les grandes lois qui la dominent. Son premier caractère est le réalisme de la peinture. Son but n'est pas de prouver telle ou telle théorie. Elle constate, puis elle conclut. La littérature à thèses subordonne au contraire la vérité de la peinture à une démonstration posée a priori dans l'esprit de l'auteur. Elle est idéaliste dans le sens mauvais du mot. Elle vient amender la réalité. Elle l'altère en vue d'un effet total à produire, qui sera la supériorité de tel ou tel principe sur tel autre. » (p. 143)

« Considéré sous cet angle, le nouveau roman de Maurice Barres [Colette Baudoche] apparaît comme un des types les plus réussis qu'ait donnés, depuis bien longtemps, la littérature à idées. La jeune Messine et le jeune Allemand sont peints, tous les deux, du plus ferme pinceau, du plus véridique aussi. […] Rien de plus nettement, de plus minutieusement observé que ces figures. Le milieu où elles se meuvent est dessiné de même, dans cette manière un peu sèche et précise, mais si lucide, si judicieuse, qui rappelle le faire de Clouet. Tous les aspects de la ville et du paysage ont été pris sur place. Nous le reconnaissons à de petits détails très humbles, eux aussi. Comme ils donnent cette sensation du réel, première loi de l'art du roman! Des portraits et du décor se dégage une impression de crédibilité qui, des gens et des choses, va s'étendre aux idées. » (p. 145-146)

« Préface », Le Démon de midi, Paris, Plon-Nourrit, 1914, 2 vol., p. i-vii.

« Vous vous êtes, vous-même [René Bazin], trop enchanté à cet art du roman, enivrant et décevant comme un songe d'opium, pour ne pas savoir qu'une fois engagé dans ses imaginations, le conteur oublie bien vite et son point de départ et son point d'arrivée. Il ne voit plus que ses héros et leur caractère. Un demi-délire presque hallucinatoire l'envahit. Il a voulu faire oeuvre de docteur ès sciences sociales […], il n'est plus que le témoin passionné des drames qu'il invente et auxquels il participe, comme s'ils étaient réellement vécus devant lui par d'autres. […] Nous ne racontons pas nos romans. Ils se racontent en nous par un travail qui, après coup, nous étonne quelquefois nous-même. » (p. iii)

« Cette sorte d'ardeur imaginative est le trait qui distingue le roman de l'observation strictement scientifique. Quelqu'un l'a défini de l'histoire possible. Formule très profonde. Notre observation à nous ne consiste pas uniquement à noter des faits. Nous en induisons les conséquences, et nous poussons sans cesse, dans nos hypothèses, jusqu'au terme de leur logique, tels ou tels type, telles ou telles idées, qui ne sont pas allés, qui n'iront peut-être jamais jusque-là. C'est une liberté permise à l'artiste que n'aurait pas le pur savant. » (p. iii-iv)

« Note sur le roman français en 1921 » [1921], Nouvelles pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1922, p. 121-130.

« Un romancier professionnel [...] discerne les conditions de la crédibilité, cette première vertu du genre, et en quoi cette crédibilité se distingue de la vraisemblance et même de la vérité. Les Trois mousquetaires, d'Alexandre Dumas, [...] sont une illustration de cette loi singulière. L'histoire racontée est invraisemblable dans dix-neuf épisodes sur vingt, et la crédibilité de la fable est souveraine. » (p. 121)

« Le romancier professionnel se rend compte aussi de cette autre vertu non moins nécessaire au récit, la transcription du temps. La durée, c'est, pour le roman, l'équivalent de la perspective pour la peinture. Certains maîtres et très distingués, les Goncourt par exemple, manquent de durée dans leurs livres, et ce défaut enlève à ces réalistes précisément la réalité. » (p. 122)

« Le romancier se rend compte aussi devant le récit de ce qu'il vaut comme qualité typique. C'est une autre des vertus essentielles du roman : il faut qu'il mette en scène des caractères originaux et qu'il dégage dans ces caractères les traits qui les rangent dans des espèces psychologiques, lesquelles entrent elles-mêmes dans l'expérience du lecteur. » (p. 122)

« Le roman, on ne le dira jamais assez, est par définition un genre hybride. Il tient de la poésie. A suivre sa filiation à travers les âges, il semble bien qu'il représente l'évolution dernière de l'épopée. Mais il tient, en même temps, de la science par son souci, de plus en plus marqué, de l'exactitude et de la vérité. Or, cette hybridité n'est-elle pas aussi celle de l'homme moderne. […] Cette hybridité explique aussi qu'il existe un problème du style dans le roman. Ce problème ce pose à propos de Balzac, de Stendhal, de Mérimée. Ce sont de très grands écrivains de romans, mais leur langue ne pouvait pas, ne devait pas être celle de très corrects et très parfaits prosateurs. Les petits faits vrais qu'ils avaient à noter ne comportaient ni la ciselure, ni la mélodie, ni le choix minutieux des termes. Le style dans le roman ne saurait, sans fausser le genre, rappeler celui du poème en prose. Il doit tenir du laboratoire et de la clinique, comme l'observation elle-même qu'enregistre le romancier. » (p. 125-126)

« Pourtant il y a, outre l'élément de vérité, un élément de beauté dans cet art si complexe du roman. Cet élément de beauté, c'est à mon sens la composition. Si nous voulons que le roman français garde un rang à part, c'est la qualité que nous devons maintenir dans nos oeuvres. Une Eugénie Grandet, une Colomba, une Madame Bovary, un Germinal, un François le Champi […] sont remarquables par cette netteté dans le dessin, que vous ne trouverez ni dans Wilhelm Meister, ni dans David Copperfield, ni dans Anna Karénine ou Crime et Châtiment. […]. Nous ne trouvons pas davantage cette beauté de composition dans Don Quichotte ni dans Robinson. Pourquoi ne pas reconnaître que l'insuffisance de ces puissants récits est justement dans ce défaut d'ordonnance? Nous l'admirons, cette claire ordonnance, dans tous nos classiques... C'est une vertu nationale, à ne jamais sacrifier. Quand on examine les récits des romanciers nouveaux, on voit qu'ils se laissent volontiers tenter par l'impressionnisme. […] Certes, il existe de très grands livres qui se sont passés de composition : ainsi l'Education sentimentale de Flaubert, Guerre et paix de Tolstoï. Ayons le courage […] de déclarer que c'est là leur point faible. Flaubert et Tolstoï justifiaient ce système des épisodes juxtaposés sans unité centrale, en prétendant que la réalité se présente ainsi. Ce sophisme est facile à réfuter. Oui, la réalité se présente par fragments successifs, mais elle ne peut être peinte que si elle est connue. Elle n'est connue que si elle a un témoin, et ce témoin lui donne une unité par le seul fait qu'il ne saurait la constater sans se placer à un point de vue, celui de son esprit. La composition dans le roman n'est que cela : un point de vue. Composer, c'est donc pour l'écrivain se conformer à la marche même de la vie. Ne pas composer, c'est se placer dans l'artificiel, puisque c'est fausser cette marche et peindre ce qui n'a pu être connu. » (p. 126-127)

« Balzac n'a pas écrit un seul roman à thèse. Son oeuvre tout entière n'est qu'un immense roman à idées. La différence est radicale. Le romancier à thèse est celui qui part d'une conviction à priori et qui organise sa fable en vu d'une démonstration ; le romancier à idées est celui qui part de l'observation, et qui par delà les faits dégage les causes. […] C'est dire que tout grand roman devient par définition un roman social. L'analyse psychologique est le procédé par excellence pour ce dégagement de vérités profondes. On ne saurait trop désirer que les romanciers contemporains pratiquent ainsi leur art. Ce dont la France actuelle a le plus besoin, c'est d'éducateurs de sa pensée, je n'ai pas dit de sermonneurs. La prédication n'a rien à voir avec la littérature d'imagination. Mais cette littérature […] a le droit, disons mieux, le devoir, de suggérer des hypothèses sur les faits humains qu'elle a enregistrés. Ces hypothèses elles-mêmes sont des suggestions pour le lecteur à qui elles apprennent à mieux se comprendre et à mieux comprendre son pays. Voilà notre service à nous. » (p. 130)

« L'art du roman chez Balzac » [1926], Quelques témoignages, Paris, Plon-Nourrit, 1928, p. 17-40.

« La technique d'un grand artiste, qu'est-ce autre chose que son esprit en action ? » (p. 22)

« Qu'ils sont justes, ces vers d'Horace, sur la nécessité d'un poète d'être ému, s'il veut émouvoir ! Notre adhésion à la réalité d'un récit dépend bien moins de la vraisemblance de ce récit que des sentiments éprouvés par le conteur. » (p. 35)

« Un autre élément de crédibilité dans la Comédie humaine est le style. C'est, dans la critique, une opinion courante que Balzac écrit mal […]. Je concéderai, pour ma part, qu'il serait difficile […] d'emprunter à la Comédie humaine de ces phrases à mots bien choisis et à savantes cadences qui peuvent être donnés comme de beaux exemples de grammaire ou d'harmonie. La question se pose de savoir si certaines qualités de prose, poursuivies par de grands écrivains comme Flaubert, conviennent à la technique du roman. J'ose répondre franchement que non. J'en trouve une preuve, chez Flaubert lui-même, dans une page digne de Chateaubriand, où sont racontées les imaginations d'Emma Bovary et qui commence : "Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours, dans un pays nouveau d'où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler... Souvent, du haut d'une montagne, ils apercevaient, tout à coup, quelque cité splendide, avec des dômes, des ponts […]." Le défaut d'un pareil morceau, si parfait soit-il, c'est que ces phrases ne peuvent pas s'être prononcées dans le cerveau de la pauvre femme d'un petit praticien de province. Ce fragment de poème en prose révèle l'auteur lui-même et la crédibilité en est diminuée d'autant. Le romancier, me semble-t-il, doit s'appliquer à faire parler ses personnages dans leur langage propre et les situer dans un contexte en accord avec ce langage, autant dire avec leurs façons habituelles de sentir. Cette règle, Balzac s'y est toujours conformé et volontairement […]. Il s'est rendu compte que des virtuosités de plume étaient déplacées dans une oeuvre qui se voulait, avant tout, être vraie à la fois et impersonnelle. » (p. 37-38)

Back to top