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(1943-...)

Dossier

Le roman selon Leslie Kaplan

Le roman comme outil : Poétique romanesque de Leslie Kaplan, par Guillaume Ménard, 1 juin 2017

On pense avec des livres, des films, des tableaux, des musiques, on pense ce qui vous arrive, ce qui se passe, l'Histoire et son histoire, le monde et la vie,
et cet avec signe une forme particulière de pensée qui tient compte de la rencontre, d'une rencontre entre un sujet et une oeuvre, à un moment donné de la vie de ce sujet et de cette oeuvre
c'est en ce sens, avec, qu'il est dans ce livre question d'outils
d'outils pour penser. (Kaplan, 2003, 9)

Le roman, chez Leslie Kaplan, est à positionner bien plus dans l'Histoire du XXe siècle que dans l'histoire, plus restreinte, de la littérature. C'est peut-être la raison pour laquelle Kaplan, au contraire d'un grand nombre de romanciers, ne cherche pas tant à proposer une conception du genre romanesque qui serait à comprendre dans une opposition interne à sa propre histoire, à l'histoire de ses formes, de ses représentations et de ses écoles, mais plutôt de façon externe dans les relations qu'il tisse avec la littérature, le cinéma et même la psychanalyse. À cet égard, même si elle est l'auteure de plus d'une dizaine de romans, Kaplan n'emploie presque jamais cette indication générique, plus encline à parler de littérature ou d'art. Le roman (Dostoïevski, Kafka, Roth, Faulkner, Antelme), le cinéma (Cassavetes, Rivette, Godard, Buñuel, Chaplin), la philosophie (Blanchot, Arendt) et la psychanalyse (Freud, Lacan) participent, sans nette hiérarchie d'importance, de sa pensée du roman. L'idée qu'elle se fait du roman est profondément rattachée au politique et, pour Kaplan, « penser la politique pour un écrivain c'est penser comment une conception politique intervient DANS SON TRAVAIL D'ÉCRIVAIN ». (Kaplan, 2003, p. 27)

En ce sens, la poétique romanesque de Leslie Kaplan se rapproche de la représentation moderne de l'art, qui associait entre elles la révolution esthétique et la révolution sociale. Or, s'il est évident que Kaplan ne fait pas preuve d'un tel degré d'idéalisme, il n'en demeure pas moins qu'elle établit un rapport d'indissociabilité entre les catégories de l'esthétique et de l'éthique. Dans l'article « Roman et réalité », l'auteure propose une définition du genre somme toute assez commune :

le roman a cette particularité d'être polymorphe, d'intégrer, à sa façon, par sa liberté, les découvertes de la modernité. Le roman a intégré les outils du cinéma, le montage, le découpage, comme il a intégré l'art moderne depuis Cézanne, la musique contemporaine, le rock et le jazz, et les découvertes de la psychanalyse, le travail sur le langage, la méthode de l'association libre et l'attention flottante. (Kaplan, [en ligne])

Cependant, cette capacité d'intégration et cette liberté formelle qui font du roman le genre dont la particularité est d'accueillir tous les autres genres (de la poésie au théâtre) et même des objets extralittéraires (du traité de philosophie à la recette de cuisine), n'est pas, pour Kaplan, une finalité en soi. Comme l'indique le titre de son recueil d'essais à propos du roman et des arts, le genre romanesque est pour elle un outil. Dans cet ordre d'idées, Kaplan explique dans « Words, words, words » que les « choix qui concernent le personnage, la narration, l'enjeu de l'oeuvre […] construisent une éthique de la représentation ». (Kaplan, 2003, 164) Le roman est un outil pour penser le monde en ce qu'il permet, par l'invention de personnages, de types de narrations et de formes grammaticales diverses, de réfléchir le rapport à soi et au monde. Du même souffle, l'écrivaine affirme, dans « Art et citoyenneté » que « transmettre des éléments inhérents à l'art et à la littérature a à voir avec la pratique de la citoyenneté ». (Kaplan, 2003, 165)

Plus spécifiquement, une conception politique des formes romanesques s'inscrit dans la réflexion de Leslie Kaplan par l'entremise d'une célèbre citation de Franz Kafka : « La phrase la plus politique pour moi en tant qu'écrivain : celle de Franz Kafka, Journal, 27 Janvier 1922, qui parle de la littérature comme un “bond hors du rang des meurtriers”. » (Kaplan, 2003, 26) Un des principaux enjeux de la poétique de Kaplan se joue dans l'opposition entre la « pensée vivante » et « l'idée ». (Kaplan, 2003, 94) Si la première est liée au mouvement, à la découverte et à la pensée, la seconde correspond plutôt à l'immobilité, au conservatisme des formes (de langage, de pensée, d'organisation sociale et politique) et elle place les sociétés devant le risque du totalitarisme. L'assassin se trouve du côté de l'idée, c'est-à-dire celui de la réification de la pensée en savoir, celui du déplacement de la complexité et de l'inconnu de la pensée vers des formes de savoir connues. On comprend comment le roman, dans la souplesse formelle qui le caractérise, est intrinsèquement lié, pour Kaplan au moins, à des enjeux éthiques.

Discutant d'un roman de Faulkner, Le Bruit et la Fureur, Kaplan pose la question de l'utilité de la littérature et offre une réponse, ou plutôt des lignes de force, des indications, en trois temps :

Ce qui se passe, et qui est bien sûr une réponse à la question À quoi sert la littérature : Jason Compson est justement un personnage, pris dans un récit, une histoire, c'est Le Bruit et la Fureur, et Faulkner, puisqu'il s'agit ici de lui, invente des FORMES qui permettent de PENSER, de penser comme pense la littérature, en faisant L'EXPÉRIENCE D'UN POSSIBLE. (Kaplan, 2003, 16)

Ces trois composantes de la conception de la littérature, la pensée, les formes et l'expérience d'un possible formeront l'itinéraire de ce travail. Des notions liées au roman comme le personnage et la narration, de même que les rapports entre littérature et psychanalyse, roman et sociologie, seront abordés. Ils permettront de déployer la poétique romanesque de Leslie Kaplan.

Penser la pensée.

C'est à travers une formule en apparence tautologique que Leslie Kaplan expose sa représentation de la pensée : « la pensée on ne l'a pas. On la pense. » (Kaplan, 2003, 113) La pensée est un acte, elle ne s'acquiert pas comme l'on peut acquérir un savoir, que Kaplan oppose pour cette raison à la pensée. Dans ses articles, l'auteure construit toute une série d'oppositions qui rejoue cette distinction initiale entre la pensée et le savoir, notamment la vie et la mort, dont la seconde doit être soigneusement séparée de la première. Kaplan explique que « le mélange de la vie et de la mort est ce qui menace le plus l'art, comme ce qui menace le plus la parole est d'enfermer l'autre dans des catégories, de le figer, le chosifier – de le tuer –, au lieu de reconnaître qu'on s'adresse, toujours, déjà, à lui ». (Kaplan, 2003, 126) On retrouve ici la fameuse citation de Kafka qui fait de la littérature un bond hors du rang des assassins. Pour Kaplan, l'assassin est celui qui valorise le maintien de l'ordre par sa tentative de circonscrire et d'expliquer les événements et les individus, c'est celui qui, au fond, croit savoir. Par le fait même, l'assassin nie l'altérité, car il comble le fossé qui le sépare de l'Autre en lui imposant ses propres catégories de pensée. Il ramène, en d'autres mots, l'inconnu au connu. Dans l'art, le « connu réconfortant » (Kaplan, 2003, 126) dont parle Kaplan, efface l'Autre, et « sans paranoïa excessive, on peut [lui] attribuer, par simple constat, le rôle de maintenir le public, consentant, dans l'état comateux de mort-vivant, requis, de façon générale, par le système ». (Kaplan, 2003, 126) Ce constat sans réplique est poussé dans ses conséquences les plus désastreuses par Kaplan, qui s'appuie dans sa réflexion sur Hannah Arendt : « l'impuissance, la passivité, et le ressentiment, font partie des éléments qui “dans une société non totalitaire préparent l'avènement d'une société totalitaire” […]. » (Kaplan, 2003, 1991)

Le roman comme pensée correspond à une mise en mouvement et s'oppose radicalement, pour Leslie Kaplan, à la sociologie, qu'elle n'hésite pas à positionner dans le rang des assassins. Dans « Le style de Daney », elle fait siennes les analyses de Serge Daney, qui critique l'aspect sociologisant du film Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée :

La vérité est du côté du personnage, pas du cas. Le cas réduit, transforme en objet, « on ne s'intéresse pas à un cas, on se penche sur lui », et ajoute Daney, qui enfonce le clou du sadisme contenu dans un regard soi-disant scientifique, « désintéressé » – il a sous-titré son texte, « la drogue tue, la sociologie aussi » –, « on se penche d'autant plus qu'on est bien sûr de ne jamais tomber ». (Kaplan, 2003, 96)

La sociologie tue, au sens où elle classifie, réifie, explique un – les – cas. Le reproche fait au film est de cantonner le personnage dans une explication sociologique, en partie déterministe. Pour Kaplan, « considérer un personnage du point de vue d'une explication, quelle qu'elle soit, traumatique, psychologique, sociologique, [lui] paraît enfermant, rassurant et enfermant ». (Kaplan, 2003, 29) Au contraire, « penser c'est lier, mettre en rapport des choses apparemment sans rapport, créer la surprise, l'étonnement, ouvrir, et non expliquer, enfermer dans des catégories […] Un personnage est une forme que peut prendre à un moment donné une question ». (Kaplan, 2003, 29) En palimpseste, c'est la formule de Maurice Blanchot, affirmant que la littérature commence quand elle pose une question, qui se dessine. S'il le personnage demeure une question, c'est que Kaplan se méfie, comme « Kafka, Freud, Arendt, Chaplin » « de la vieille conception d'une nature humaine donnée ». (Kaplan, 2003, 28) 

La psychanalyse présente pour Leslie Kaplan des correspondances avec le roman et la littérature, du moins tel que l'écrivaine les conçoit. La psychanalyse comme méthode, plus que les contenus qu'elle met à notre disposition (« le sexuel », « l'infantile » sont aux yeux de Kaplan des « savoirs morts ») (Kaplan, 2003, 61), permet d'envisager le personnage de roman de manière à ne jamais le confiner à des catégories psychologiques et sociologiques, rejetées par Kaplan :

On trouve peu ce personnage du psychanalyste dans la littérature, il est pourtant tout à fait contemporain, la psychanalyse est dans la culture depuis cent ans. Mais on s'est surtout intéressé aux CONTENUS de la découverte freudienne, la sexualité infantile, le refoulement, le rôle de la famille, etc. Tout cela est en effet absolument passionnant, et les explications psychanalytiques sont devenues monnaie courante, dans la littérature comme au cinéma. Pourtant il me semble qu'on a laissé de côté ce qui concerne la MÉTHODE, et qui est le fondement de l'éthique freudienne. Le psychanalyste cherche à entendre le caractère VIVANT du langage, il tient compte du double caractère du langage : le langage est ADRESSÉ à quelqu'un, même à l'insu de celui qui parle, et le langage est POLYSÉMIQUE, il se déploie sur plusieurs dimensions, il comporte par sa matière même la possibilité de jouer avec le son et le sens des mots. C'est la méthode inventée par Freud qui permet au psychanalyste de tenir compte dans son écoute de ce double caractère du langage. Le psychanalyste m'intéresse EN TANT QU'ÉCRIVAIN parce qu'il y a dans la méthode freudienne des correspondances avec ce que je cherche à faire COMME ÉCRIVAIN. Cette méthode, je le rappelle dans mon livre, est, du côté de l'analyste, le pendant de la règle de la libre association pour le patient, « Dites tout ce qui vous vient à l'esprit ». Il faut, dit Freud, que le psychanalyste n'attache d'importance particulière à rien de ce qu'il entend, et il doit prêter à tout la même attention « flottante ». Cette disponibilité à TOUT ce qui peut ADVENIR, en restant en même temps rigoureux par rapport à ce qui EST, c'est certainement ce que je cherche. (Kaplan, 2003, 32)

C'est dans le langage que Kaplan noue des relations entre littérature et psychanalyse et élabore à partir de l'éthique freudienne une éthique de la littérature, ce qu'elle fait en relevant une double nature du langage : son caractère polysémique ainsi que son aspect dialogique. Ces deux pans du langage, qui font que ses niveaux de significations sont multiples et qu'il comporte une dimension intersubjective, forcent l'écrivain et le psychanalyste à l'attention flottante, à la disponibilité. L'éthique dont parle Kaplan, tant dans l'écriture que dans la lecture, est une position d'humilité : le jugement est suspendu et les savoirs préalables délaissés. Le langage vivant est à saisir dans son devenir plutôt que dans les catégories préexistantes au mouvement de la pensée qui court dans une parole ou une écriture particulière. Ce rapport au langage que Kaplan découvre dans la méthode psychanalytique donne une inflexion au regard qu'elle pose sur le personnage :

la psychanalyse est à l'opposé d'une position romantique que l'on peut aussi trouver dans la littérature, quand la littérature, idéalisée, se veut en dehors de la vie, du monde, ou dressée seule contre la vie, le monde, etc. Au contraire, l'éthique de la psychanalyse et l'éthique de la littérature se rejoignent pour moi en ceci que et la psychanalyse et la littérature refusent le naturalisme et le romantisme, et cherchent, chacune à partir de sa pratique spécifique, à tenir compte du postulat moderne : il n'y a pas de nature humaine donnée. (Kaplan, 2003, 37)

Ni naturalisme (l'individu serait conditionné par son environnement social) ni romantisme (l'individu existerait de façon complètement indépendante et idéalisée en dehors de la société), Kaplan refuse de penser l'humain dans ses représentations extrêmes, lui refusant toute nature. Le personnage, comme l'individu, existe dans des relations diverses, complexes et inconnues qui parcourent son intérieur, son langage et le dehors, c'est-à-dire le monde.

Formes ou une éthique de la virgule.

Pour Kaplan, la forme est absolument indissociable d'une éthique. Dans un article sur Maurice Blanchot, dont le travail d'écrivain-philosophe est d'une importance cruciale pour l'oeuvre de Kaplan, celle-ci commente le statut éthique de toute parole d'écrivain :

Quel langage, quelle parole – quelle écriture – faut-il pour que l'autre soit. Cette interrogation est au coeur même de l'acte de parler, ce n'est pas une question de morale, où il faudrait se conformer à une obligation, mais d'éthique, qui définit la position du sujet parlant, écrivant, dans le monde, sa façon particulière de répondre au réel. Ce que l'on lit à travers le travail de Blanchot, c'est comment l'éthique d'un auteur est toujours à chaque fois à l'oeuvre dans les formes, dans le mouvement de la pensée, le style. (Kaplan, 2003, 88)

De la même manière, une pensée est à l'oeuvre dans le style de Kaplan. L'élément formel le plus minimal d'une parole, d'une écriture ou d'une oeuvre donne des indications sur le mouvement propre à un auteur. Le simple usage des signes de ponctuation tel que le point d'interrogation, le point d'exclamation ou la virgule, comme Kaplan l'explique dans un entretien avec Rolande Causse intitulé « La virgule comme mouvement de pensée chez Leslie Kaplan », se donne à lire comme de la pensée :

Je ne pense pas d'emblée en termes de ponctuation mais en termes de coupures. J'aime les virgules parce qu'elles sont une façon de découper le réel, de marquer ses différents aspects. Ce qui m'intéresse, ce que j'appelle saisir le réel, c'est l'attraper, l'écrire par tous les côtés à la fois, et la virgule me paraît un moyen pour saisir, attraper les différents points de vue. Elle est liée aussi à un certain rapport à l'oralité. Elle permet de suivre les mouvements de pensées… (Causse, 1998, 175)

L'usage singulier de la virgule opéré par Kaplan, et que souligne Causse, installe déjà Kaplan comme sujet parlant, mais il y a plus : cette marque de ponctuation organise une pensée. L'écrivaine établit d'abord une relation entre la virgule et le réel, la première servant à diviser le second. Comme il est possible de le faire avec le point, la virgule crée chez Kaplan des effets de juxtapositions, de surprise, d'inconnu : « ce qui fait le mystère, c'est le lien entre les mots, entre les pensées. Il y a un lien, on le perçoit, enfin, j'espère, mais quel est-il ? Il n'est pas explicité, j'aimerais que le lecteur le cherche. » (Causse, 1998, 176) Cette découpe du réel, chez Kaplan, implique le lecteur. Le mystère, grammatical, syntaxique et logique force une attention accrue au texte et, ultimement, au réel, transformé par la lecture du roman. Dans le même entretien, Rolande Causse insiste sur un cas spécifique dans lequel Kaplan emploie la virgule : « Dans Depuis maintenant ou Miss Nobody Knows, vous utilisez fréquemment une virgule suivie d'une majuscule pour introduire un dialogue. […] Pourquoi ? » (Causse, 1998, 175) L'écrivaine explique :

Pour être en phase avec le mouvement, avec quelque chose de proche du mouvement de la pensée. La virgule suivie d'une majuscule est plus rapide que le tiret, on va avec le personnage, c'est un rapprochement. On peut dire des mots énormes en ne les soulignant pas comme dans un dialogue avec tirets ou guillemets, les mots ne sont pas séparés du personnage qui les dit. Ils ont ainsi une forme de réalité particulière, une matérialité. « Elle m'avait dit, J'ai tellement peur » : on reste à l'intérieur du personnage, la phrase prononcée, « J'ai tellement peur », fait encore partie du personnage. La phrase a autant de matérialité que la couleur des cheveux, la forme des corps. Pour moi, c'est important, les mots ont une existence, la pensée aussi, c'est pourquoi je parle de « réel de pensée ». Par exemple, quand le personnage de Miss Noobdy Knows est au café, elle parle en captant quelque chose qui est dans l'air, et ce qu'elle dit est comme un bloc matériel, réel. (Causse, 1998, 175-176)

À la dimension du réel découpé par la virgule s'en ajoute une deuxième : l'oralité. La virgule n'est pas simplement une façon d'organiser singulièrement la phrase, elle est aussi et surtout une prise en compte de la parole des personnages. Autrement dit, la virgule trouve ici une valeur éthique, car elle matérialise la voix des personnages dans le texte. Plus encore, une autre conséquence découle de ce type de ponctuation. La parole des personnages et la narration sont contemporains l'un de l'autre. Le narrateur ne distribue pas par avance un savoir sur le personnage, car il suit le mouvement de sa parole : « En ce sens tout est au présent, l'identité de chacun se construit dans et par le récit qu'il en fait. Tout est depuis maintenant : c'est le titre que j'ai donné à un de mes livres et qui inaugure une série. » (Kaplan, 2003, 34) Kaplan élabore :

Ce qui m'intéresse en tant qu'écrivain c'est une narration qui ne soit pas naturaliste, qui ne soit pas fondée sur un savoir préalable, qui ne vise pas à ramener à du déjà connu. Le point de vue du narrateur omniscient, non. Mais qu'il y ait le maximum d'égalité entre le narrateur et les personnages : ce que sait le narrateur, les personnages le savent aussi, ils ne sont pas en dessous de lui, sinon on tombe dans une complicité, une connivence avec le lecteur sur le dos du personnage. (Kaplan, 2003, 33) 

Dans la perspective d'une éthique littéraire fondée sur une éthique de la psychanalyse, tous, écrivain, personnages et lecteur ont la même information. Pas d'ubiquité, ni de savoir préalable et « en ce sens, affirme Kaplan, la narration est proche de celle de Dostoïevski, et différente de celle de Flaubert qui, lui, écrit du point de vue de celui qui sait ce que ses personnages ne savent pas ». (Kaplan, 2003, 177) Voici toute la différence entre un narrateur dieu qui sait tout de ses personnages et un narrateur psychanalyste qui ne sait rien du dieu intérieur de ses personnages.

Le saut ou l'expérience des possibles.

Le roman comme expérience des possibles est à comprendre dans son rapport à la fiction, qui doit être, pour Kaplan, ce qu'elle appelle un « saut » :

La fiction, l'invention par les mots, la liberté que donne l'écriture, toutes les possibilités infinies de “sauter” ce n'est pas n'importe-quoi, c'est une façon à la fois de prendre la réalité au sérieux et d'expérimenter sa non-nécessité. Au lieu de s'aplatir devant la réalité, de dire “c'est comme ça”, c'est une façon de répondre, de transformer. (Kaplan, 2003, 22)

Sauter doit s'entendre comme le saut hors du rang des assassins dont parle Kafka dans son journal. En ce sens, « prendre la réalité au sérieux » c'est considérer son caractère contingent : cet état du réel pourrait ne pas être. Les conséquences que ce regard posé sur la réalité engage sont importantes : elles confèrent à la fiction une force de transformation. Cependant, il ne s'agit pas de transformer l'ensemble du monde. Kaplan conçoit bien qu'il existe un écart entre le roman et le réel, de là l'importance de la notion de saut : « Le saut est un acte de la pensée, une rupture qui permet de quitter le ressassement, la continuité, le face à face avec le réel. Il crée une distance, un espace, il met derrière, il permet de passer ailleurs. » (Kaplan, 2003, 22) Ce que transforme le roman par cet « acte de la pensée », c'est son lecteur. Le roman invente des formes langagières, des situations et des personnages singuliers et, en cela, modifie le rapport à soi et au monde de son lecteur. La fiction, en d'autres mots, est une expérience d'altérité.

Dans sa réflexion sur le roman et la littérature, Kaplan prend acte des travaux d'Hannah Arendt sur la condition de l'homme moderne – qui n'est pas sa nature –, qu'elle met en rapport avec la fiction :

Hannah Arendt dit que « les modernes n'ont pas été rejetés dans le monde (par la mort de Dieu, par la fin de la transcendance) : ils ont été rejetés en eux-mêmes ». La fiction, cette expérience du possible, est une des façons de sortir de l'aliénation, de l'enfermement, de ce ressassement malheureux et misérable qu'est le seul souci de soi. (Kaplan, 2003, 25)

La fiction aurait comme fonction de soulager l'individu du « souci de soi ». Un peu paradoxalement, les romanciers avec lesquels Kaplan construit une filiation (en particulier Dostoïevski et Kafka) font de cette misérable expérience de soi le sujet même de leurs oeuvres. Plus encore, ce que le roman met en scène n'est pas seulement la conscience de soi comme excès, mais la conscience de sa propre pensée. Ici, la forme du roman (pensée mouvante) rejoint le sujet (la pensée de ses personnages). Il s'agit d'une pensée toute-puissante, c'est-à-dire infinie, mais en cela angoissante, car il est impossible de prévoir où elle nous mènera, à la folie peut-être :

La violence de Dieu qui constitue Job en l'obligeant à quitter une position de revendication et à assumer sa solitude d'homme agissant parmi les hommes, cette violence du réel qui parle et qui dit seulement, Je suis, Dostoïevski lui donne une figure nouvelle et « absolument moderne » : on peut voir l'homme du sous-sol comme une réincarnation de Job avec cette différence que Dieu est maintenant « à l'intérieur », le Tout-puissant est devenu la pensée. « On peut tout penser », « toutes les idées sont possibles », voilà ce dont l'homme du sous-sol fait l'expérience. L'une des figures du réel est la pensée : violence, force, inhumanité de la pensée, la pensée inclut l'impensable. (Kaplan, 2003, 49)

La pensée se transforme au tournant du XXe siècle et occupe un espace si important qu'elle se matérialise. Pour Kaplan, c'est ce que le roman moderne manifeste. Comme dans Les notes du sous-sol, les personnages de ces romans s'adonnent à de longs monologues dans lesquels ils repoussent sans cesse les limites de la pensée, jusqu'à l'incompréhension ou à la folie (c'est la même chose). Dans les romans de Kaplan, les personnages bavardent entre eux jusqu'à vider de sens le contenu de leurs paroles. Dans Mathias et la Révolution, par exemple, les personnages s'interrogent sur la Révolution française, son sens, sa fortune dans les idées sociales et politiques, jusqu'à perdre le sens initial de leurs propres questionnements.

Pourtant, selon Leslie Kaplan, « la pensée se reconnait dans le bavardage. L'homme du sous-sol s'écrie douloureusement que la “destinée unique de l'homme intelligent est de bavarder, c'est-à-dire, de parler pour ne rien dire” […] ». (Kaplan, 2003, 47) Elle développe son point de vue dans un commentaire de l'oeuvre du cinéaste Cassavetes, qui met pour elle en jeu cette contradiction entre l'infinie puissance de la pensée et le risque de s'y perdre :

Les personnages de Cassavetes, comme ceux de Dostoïevski, vivent cette contradiction jusqu'au bout, ils sont « excessifs », ils parlent tout le temps, ils explorent par la parole toutes les possibilités, amoureux ou ivres, heureux, désespérés ou inquiets, ils ont les comportements les plus extrêmes, et en même temps ils sont conscients, même à leur insu, qu'une certaine limite, si elle est dépassée, peut les renvoyer à la « vraie » folie, à une parole qui tourne à vide. Quelque chose plane qui peut à tout moment ruiner la parole. Cela peut être le meurtre. Le meurtre isole, radicalement. Raskolnikov en fait l'expérience, quand il a le pressentiment qu'il pourrait ne plus jamais parler à personne. Cosmo aussi, quand, meurtrier et blessé, il va voir la mère de son amie noire, il lui parle de n'importe quoi – en fait : de son père –, et elle le renvoie, elle ne veut pas l'écouter. Quand l'impossible est accompli, on ne peut que parler « autour ». « Il n'y a plus de rapport », comme dit Eliot, « there isn't any joint ». I knew a man once did a girl in... / He didn't know if he was alive / and the girl was dead / He didn't know if the girl was alive / and he was dead / He didn't know if they both were alive / or both were dead / There wasn't any joint... / For when you're alone like he was alone... Une situation-limite, un meurtre, rend sensible, en creux, ce qui empêche la parole de tourner à vide : la présence d'un autre toujours déjà-là, le fait que toute parole est adressée. (Kaplan, 2003, 120-121)

Enfin, le roman selon Leslie Kaplan doit être compris d'abord et avant comme outil de pensée, qui met en jeu des formes et l'expérience de possibles. Ce qui occupe la réflexion de l'auteure de Mathias et la Révolution, ce sont d'abord des préoccupations éthiques et politiques, c'est-à-dire individuelles et collectives. C'est pourquoi, semble-t-il, Kaplan ne ressent pas le besoin de s'opposer clairement à d'autres romanciers pour illustrer et défendre sa poétique, alors que, d'un autre côté, elle s'attaque farouchement à la sociologie et ancre son discours dans la méthode psychanalytique. En ce sens, ce n'est pas un hasard si les romanciers les plus cités par Kaplan sont deux auteurs dont on a reconnu la réussite de leur travail quant à la psyché de leurs personnages. N'est-ce pas Nietzsche, après tout, qui affirmait que Dostoïevski était la seule personne à lui avoir appris quelque chose dans le domaine de la psychologie ?

Pour sa part, Kaplan ne fait pas tant du roman un art de l'exploration des profondeurs de la psychologie humaine que l'espace d'une expérience des possibles : formels, de la pensée et de l'individu. À l'encontre d'une conception sociologique de l'humain et d'un discours qui prétendrait exposer la nature humaine, les romans de Leslie Kaplan donnent à lire et à entendre des personnages (individus) en devenir, bavards et ouverts à l'inconnu. Dans cette logique de l'advenir, la narration dans les romans de Kaplan ne conclue pas : le « déroulement » (Kaplan, 2003, 166) prime effectivement sur le « dénouement ». (Kaplan, 2003, 166) Le saut, entre la réalité et la fiction qui donne à penser des formes possibles de l'existence, confirme le roman dans sa fonction d'outil :

Mais en même temps que la possibilité et le plaisir de penser, ces aller et retour entre fiction et réalité créent une extraordinaire émotion. D'où vient cette émotion ? Elle vient de ce que nous avons saisi par ces mouvements d'aller et de retour, par ces textes, que nous sommes tous dans le même monde, nous humains et nos oeuvres, dans le même monde, il n'y en a pas d'autre, voir un film, lire un livre, est une expérience, elle est précaire, et nécessaire, et unique, et urgente, nous sommes tous mortels. (Kaplan, 2003, 105)

Ouvrages cités :

  • CAUSSE, Rolande. La langue française fait signe(s): Lettres, accents, ponctuations, Paris, Seuil, 1998.
  • KAPLAN, LESLIE. Les Outils, Paris, P.O.L., 2003.
  • KAPLAN, LESLIE. « Roman et réalité », dans Leslie Kaplan - Les outils[en ligne], page consultée le 2 janvier 2017.

Bibliographie

Ouvrages cités

Ce dossier sur Leslie Kaplan, introduit par un court article dont l'objectif est de mettre en évidence les grands énoncés, les orientations majeures et les thématiques principales de la poétique romanesque de l'auteure, n'est pas un travail exhaustif. Il concerne principalement les articles et les entretiens que Kaplan a rassemblés dans le recueil Les outils, publié chez l'éditeur P.O.L. en 2002, mais pas uniquement. Pour découvrir encore plus de matériel sur le discours de Kaplan sur sa pratique d'écrivaine, il est possible de consulter son site internet, dans lequel elle publie articles et entretiens.

« À quoi sert la littérature », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003. 

« Qui a peur de la fiction », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« La phrase la plus politique pour moi en tant qu'écrivain », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Littérature et psychanalyse », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Le refus du cas », dans Leslie Kaplan - Les outils, [en ligne], page consultée le 3 janvier 2017.

« L'expérience du meurtre », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Kafka », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Penser la mort », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Maurice Blanchot », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Style de Daney », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Translating is sexy », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Cassevetes, Dostoïevskiet et le meurtre », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

Citations

« À quoi sert la littérature », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Le personnage m'implique, comment ? Comment suis-je impliquée par ce type horrible à qui bien sûr je n'adresserais pas la parole une seconde dans la réalité ? » (p. 17)

« Quand je suis impliquée ce n'est pas du tout pour me dire, “moi aussi je suis comme lui”, introspection, aveu, nous humains nous avons tous des mauvaises pensées, nous sommes tous mauvais, culpabilité mortifiante qui revient à banaliser, à nier le tranchant des actes, à surtout éviter de penser. » (p. 17)

« Mais c'est un possible, une fiction : j'aurais pu être comme lui [le personnage], comme n'importe quel être humain. Autrement dit : c'est un type horrible, ce n'est pas un monstre, il n'est pas en dehors de l'humain. L'inhumain fait partie de l'humain, c'est sa limite toujours possible. Mais un meurtre est un meurtre. La bonne distance : le lecteur a la place, et le temps, pour penser, pour questionner : comment est-ce possible, qui est-il, et, suspense, que va-t-il faire. » (p. 17)

« Cette façon de penser n'est pas démontrer, elle ne donne pas de certitude, elle ne ramène pas l'inconnu au connu, mais elle met en rapport ce qui semblait sans rapport, elle s'appuie sur la réalité, sur les faits, mais elle y crée du jeu, elle ouvre. » (p.17-18)

« Comment est créée cette bonne distance ? Essayer d'analyser comment l'écrivain Faulkner s'y prend, les formes qu'il invente, quelques-unes d'entre elles, ce n'est pas un exercice académique : c'est analyser une pensée en acte – un style – qui est une façon de répondre au monde. » (p. 18)

[À propos de Jason Compson, personne du roman The Sound and the Fury de Faukner]: « Jason termine comme il a commencé, mais le lecteur, lui, ce lecteur qui l'a accompagné, a pu penser, “sauter en dehors de la rangée des assassins” (Kafka), et dans le monde des hommes qu'il n'a évidemment jamais quitté – le monde de la fiction n'est pas un ailleurs, on ne s'évade pas par la littérature comme il est dit parfois –, dans ce monde, qui est le même, des hommes et de leurs oeuvres, le lecteur est modifié. » (p. 19)

« Modifié, comment ? La littérature n'apporte pas un savoir, ce n'est pas une pédagogie, mais elle est une façon de penser. Dans ce monde, le nôtre, où la guerre est aussi un fait divers, le lecteur a pu faire l'expérience de ce que c'est, quelqu'un qui est dans la haine, mais il n'est pas quitte avec ça, ce n'est pas un acquis, de la culture à consommer ou à garder dans une cave ou une bibliothèque : il continuera à être travaillé par ces mots qu'il a lus, qu'est-ce que c'est ce personnage, qu'est-ce qu'il représente pour lui, qu'est-ce que, lui, lecteur, PENSE de ça. C'est-à-dire, et c'est encore l'expérience et le risque d'un possible : si lui, le lecteur, ne pense pas comme Jason Compson, il pense en fait quoi. » (p. 19-20)

« Qui a peur de la fiction », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Pourquoi cette négation de la fiction ? La fiction n'est pas seulement un DROIT, le droit de penser, c'est-à-dire : toutes les pensées sont possibles, on peut TOUT penser, RIEN n'est interdit à la pensée, c'est aussi un MOYEN, justement un moyen de penser. » (p. 22)

« Pour définir la fiction Kafka parle d'un saut : “écrire, c'est sauter en dehors de la rangée des assassins”. Le saut est un acte de la pensée, une rupture qui permet de quitter le ressassement, la continuité, le face à face avec le réel. Il crée une distance, un espace, il met derrière, il permet de passer ailleurs. Les assassins dont parle Kafka sont, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu'elle est. Ils assassinent quoi ? justement le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer. » (p. 22)

« Pour sauter il faut un appui : quand on écrit, les mots sont cet appui. La fiction, l'invention par les mots, la liberté que donne l'écriture, toutes les possibilités infinies de “sauter” ce n'est pas n'importe-quoi, c'est une façon à la fois de prendre la réalité au sérieux et d'expérimenter sa non-nécessité. Au lieu de s'aplatir devant la réalité, de dire “c'est comme ça”, c'est une façon de répondre, de transformer. » (p. 22)

« Or il me semble que ce statut fondamental, constituant, de la fiction est menacé non seulement par des diktats débiles religieux, politiques, judiciaires ou policiers qui déclinent l'interdit “il ne faut pas penser”, mais aussi par des formes de pensée, ou de non-pensée, naturalistes, qui sont réactionnaires en ce qu'elles nient le saut, le banalisent, le recouvrent, l'effacent. C'est ce qui se passe quand devant un acte, une oeuvre, un objet, on privilégie les explications, psychologiques, sociologiques, biographiques, etc., etc., quand on cherche à ramener l'inconnu au connu au lieu de le considérer, cet inconnu, dans sa nouveauté, sa rupture, de l'examiner, de le déployer. Il a écrit ça parce que... son père, sa mère, etc. » (p. 23-24)

« Au contraire, ce que dit Peter Brook : “Hamlet n'est pas comme 'moi', il n'est pas comme tout le monde, parce qu'il est unique...Dans l'histoire un homme comme Hamlet a existé, a vécu, respiré et parlé une seule fois. Et nous l'avons enregistré !” L'universel des questions de Hamlet n'est pas donné, pour les entendre, ces questions, pour les faire miennes, il faut effectuer un saut : je peux entendre ce personnage qui n'est pas moi en sautant en dehors de moi. » (p. 25)

« Hannah Arendt dit que “les modernes n'ont pas été rejetés dans le monde (par la mort de Dieu, par la fin de la transcendance) : ils ont été rejetés en eux-mêmes”. La fiction, cette expérience du possible, est une des façons de sortir de l'aliénation, de l'enfermement, de ce ressassement malheureux et misérable qu'est le seul souci de soi. » (p. 25)

« La phrase la plus politique pour moi en tant qu'écrivain », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« La phrase la plus politique pour moi en tant qu'écrivain : celle de Franz Kafka, Journal, 27 Janvier 1922, qui parle de la littérature comme un “bond hors du rang des meurtriers”. » (p. 26)

« Penser la politique pour un écrivain c'est penser comment une conception politique intervient DANS SON TRAVAIL D'ECRIVAIN. Quant à moi je trouve vital de m'interroger sur ce que c'est, concrètement, aller dans le sens du SAUT, de la séparation avec “le monde des assassins”, sortir du ressassement, de la répétition, créer un espace de pensée, de liberté. En ce sens il me semble qu'il y a des formes plus porteuses de liberté, et des formes plus réactionnaires. » (p. 27)

« Les formes plus porteuses de liberté tiennent compte du monde dans lequel nous vivons, LE MONDE ICI ET MAINTENANT, que bien sûr il faut définir, penser, mais qui n'est pas sans avoir été déjà pas mal défini, par des gens qui se sont SÉPARES du vieux monde, chacun à leur façon. Pour moi le monde ici et maintenant est UN, nullement au sens de la mondialisation et des clichés vétustes, mais avec (par exemple) Kafka, Freud, Arendt, Chaplin, même combat, qui ont essayé, chacun à leur façon, de penser en dehors de la vieille conception d'une nature humaine donnée. » (p. 27-28)

« Un récit, une narration, des personnages, une littérature, qui cherchent à tenir compte de ce monde, le nôtre, est pour moi éminemment politique. Et bien entendu il n'y a pas UNE façon d'en tenir compte, il y en a autant que d'écrivains. Mais NE PAS en tenir compte me semble aller dans le sens de formes réactionnaires, que je définirai comme : des formes qui maintiennent le ressassement, la répétition, qui vont dans le sens de : rester collé à l'horreur, aux assassins, qui ne permettent pas de sauter. Qui vont dans le sens de : tout est joué, déterminisme et mortification, et moralisme éventuel par-dessus. Ces formes-là sont héritières de conceptions pour moi anciennes, naturalistes, religieuses. Des littératures qui reposent sur du discours, de l'explication, ou sur de l'introspection, ne me conviennent pas, je les trouve réactionnaires. Par exemple, considérer un personnage du point de vue d'une explication, quelle qu'elle soit, traumatique, psychologique, sociologique, me paraît enfermant, rassurant et enfermant. Penser c'est lier, mettre en rapport des choses apparemment sans rapport, créer la surprise, l'étonnement, ouvrir, et non expliquer, enfermer dans des catégories : ah oui, il est comme ça parce que sa mère, son père, son milieu, etc. Un personnage est une forme que peut prendre à un moment donné une question. » (p. 29)

« De même l'aveu, la confession, l'introspection. Autre naturalisme. Croire que la vérité sera dite comme ça, si on “s'exprime”, et surtout si on se force (aveu, confession), si on est bousculé (talk-shows). Télévision et religion se retrouvent, croyance en une révélation. Et une vision romantique, moi au moins je m'exprime, je prends des “risques”, (mais lesquels ? quel est l'enjeu ?), moi je suis seul contre le monde, qui va avec la vision naturaliste. En ce sens “tout dire”, oui, bien sûr mais encore ? Il y a des pays où la liberté de tout dire n'est pas acquise, soutenir absolument et toujours la liberté d'expression, on a pris la Bastille pour elle, mais que ça ne fasse pas oublier que le monde dans son ensemble est comme toujours menacé par la banalisation et la bêtise, et ICI ET MAINTENANT cela veut dire, par la résistance à tout travail qui mette en cause la vieille conception de l'homme comme “être naturel”. Alors la question est plutôt : tout penser, essayer, et tout mettre dans un livre – comment. En somme pour moi la recherche d'une littérature qui va dans le sens de la liberté concerne la vérité, l'écart, et le rapport, entre un écrivain et le monde, pas l'exactitude ni la confidence, mais le travail de pensée, pas le sentimentalisme ni la compassion, mais le saut, la séparation avec l'horreur, trouver les mots et les formes pour ça. » (p. 29-30)

« Littérature et psychanalyse », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Le Psychanalyste est un roman, mon dixième livre, mais depuis que j'écris j'ai toujours voulu prendre en compte la dimension de l'inconscient dans la construction du récit et des personnages, et dans ce livre le personnage principal a précisément pour métier d'écouter l'inconscient et de le faire entendre à celui qui parle. » (p. 31)

« On trouve peu ce personnage du psychanalyste dans la littérature, il est pourtant tout à fait contemporain, la psychanalyse est dans la culture depuis cent ans. Mais on s'est surtout intéressé aux CONTENUS de la découverte freudienne, la sexualité infantile, le refoulement, le rôle de la famille, etc. Tout cela est en effet absolument passionnant, et les explications psychanalytiques sont devenues monnaie courante, dans la littérature comme au cinéma. Pourtant il me semble qu'on a laissé de côté ce qui concerne la MÉTHODE, et qui est le fondement de l'éthique freudienne. Le psychanalyste cherche à entendre le caractère VIVANT du langage, il tient compte du double caractère du langage : le langage est ADRESSÉ à quelqu'un, même à l'insu de celui qui parle, et le langage est POLYSÉMIQUE, il se déploie sur plusieurs dimensions, il comporte par sa matière même la possibilité de jouer avec le son et le sens des mots. C'est la méthode inventée par Freud qui permet au psychanalyste de tenir compte dans son écoute de ce double caractère du langage. Le psychanalyste m'intéresse EN TANT QU'ÉCRIVAIN parce qu'il y a dans la méthode freudienne des correspondances avec ce que je cherche à faire COMME ÉCRIVAIN. Cette méthode, je le rappelle dans mon livre, est, du côté de l'analyste, le pendant de la règle de la libre association pour le patient, “Dites tout ce qui vous vient à l'esprit”. Il faut, dit Freud, que le psychanalyste n'attache d'importance particulière à rien de ce qu'il entend, et il doit prêter à tout la même attention “flottante”. Cette disponibilité à TOUT ce qui peut ADVENIR, en restant en même temps rigoureux par rapport à ce qui EST, c'est certainement ce que je cherche. » (p. 32)

« Ce qui m'intéresse en tant qu'écrivain c'est une narration qui ne soit pas naturaliste, qui ne soit pas fondée sur un savoir préalable, qui ne vise pas à ramener à du déjà connu. Le point de vue du narrateur omniscient, non. Mais qu'il y ait le maximum d'égalité entre le narrateur et les personnages : ce que sait le narrateur, les personnages le savent aussi, ils ne sont pas en dessous de lui, sinon on tombe dans une complicité, une connivence avec le lecteur sur le dos du personnage. » (p. 33)

« Le personnage est un sujet, il n'est pas un cas – ce n'est pas la maladie qui est constitutive de l'homme, c'est l'angoisse. La différence entre normal et pathologique passe à l'intérieur de chacun, et la définition de la santé mentale, d'après Freud, c'est : aimer, travailler. Le sens existe dans et par le détail, dans le lien qui se découvre entre les détails, et ce n'est pas LE sens, une vérité totale, c'est DU sens, la vérité d'un sujet unique à un moment donné. » (p. 33-34)

« Il n'y a pas de nature humaine, prendre les personnages en cours de route et essayer d'écrire du point de vue de ce qui advient. » (p. 34)

« En ce sens tout est au présent, l'identité de chacun se construit dans et par le récit qu'il en fait. Tout est depuis maintenant : c'est le titre que j'ai donné à un de mes livres et qui inaugure une série. » (p. 34)

« En ce sens la psychanalyse, la découverte freudienne, est un apprentissage de la capacité à s'étonner, et c'est sûrement pour moi un des aspects qui m'intéressent comme écrivain : je cherche une littérature, une narration, une construction de personnages, etc., qui tienne le lecteur éveillé, pas qui le conforte dans des certitudes, ou des soi-disant savoirs. » (p. 35-36)

« En ce sens, la psychanalyse est à l'opposé d'une position romantique que l'on peut aussi trouver dans la littérature, quand la littérature, idéalisée, se veut en dehors de la vie, du monde, ou dressée seule contre la vie, le monde, etc. Au contraire, l'éthique de la psychanalyse et l'éthique de la littérature se rejoignent pour moi en ceci que et la psychanalyse et la littérature refusent le naturalisme et le romantisme, et cherchent, chacune à partir de sa pratique spécifique, à tenir compte du postulat moderne : il n'y a pas de nature humaine donnée. » (p. 37)

« Le refus du cas », dans Leslie Kaplan - Les outils[en ligne], page consultée le 3 janvier 2017.

« En tant qu'écrivain, c'est le réel qui m'intéresse, ce qui fait irruption, qui pose la question, Et alors, quoi ? J'essaie de me placer en dehors d'un naturalisme, d'un déterminisme. Le personnage n'est pas un “cas”. Dans Le Psychanalyste les patients sont des “héros” : héros de la pensée, qui affrontent le conflit entre leur désir de vérité et leur passion pour l'ignorance (Lacan), comme Œdipe, et comme tout le monde. Le psychanalyste n'est pas celui qui sait tout, mais un homme ou une femme qui cherche, avec le patient. Et dans le livre, il y a le psychanalyste Simon Scop et ses patients, mais il y a aussi, c'est le deuxième personnage principal, Eva, qui vient de la banlieue, qui lit et qui interprète sa vie avec Kafka. »

« L'expérience du meurtre », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Si Les notes du sous-sol, ce récit dans un “souterrain” (1864) est un point de bascule de l'oeuvre de Dostoïevski et de la littérature moderne, c'est qu'un rapport y est construit, violemment et pourtant presqu'à l'insu du lecteur, entre pensée, parole, et meurtre. Le meurtrier désigné est double, c'est un homme quelconque, un homme ordinaire, un homme qui trahit la confiance d'une enfant, et en même temps, c'est “l'idée”, une méthode particulière, une façon d'appréhender le monde : et le texte se présente ainsi comme une condensation du projet poétique, éthique, de Dostoïevski, comme une métaphore de sa façon à lui de répondre au monde, notre éclatement. » (p. 44)

[à propos de Les Notes du sous-sol]: « Tout de suite on éprouve une tension, et on sent qu'elle est particulière, ce n'est pas une tension linéaire, l'attente d'un dénouement, c'est une tension qui vient plutôt d'une absence de lisibilité immédiate, la lecture s'étale dans tous les sens, on est en face d'un bloc, d'un bloc parlant. De quoi s'agit-il ? Oui, vraiment, de quoi ? » (p. 45)

« La chambre, on la voit, bien qu'il n'en dise presque rien. Vide, froide, lambeaux de meubles, du thé, un point seulement où le narrateur peut se poser et se débattre, un “ espace intérieur ouvert” (Bakhtine) comme il y en a dans tous les livres de Dostoïevski, chambres de Raskolnikov, de Chatov, de Kirilov, espaces traversés, ce serait aussi bien des escaliers, des couloirs, des rues, les personnages sont toujours ces “hommes du seuil” (encore Bakhtine), toujours en train de passer d'un endroit à l'autre, d'un moment à l'autre, d'une émotion, d'une pensée à l'autre. » (p. 45)

« Au contraire la pensée se reconnait dans le bavardage. L'homme du sous-sol s'écrie douloureusement que la “destinée unique de l'homme intelligent est de bavarder, c'est-à-dire, de parler pour ne rien dire”, et on entend déjà le rapprochement inquiétant, fait pour inquiéter, entre littérature et bavardage souligné par Blanchot : “Parler sans commencement ni fin, donner parole à ce mouvement neutre qui est comme le tout de la parole, est-ce faire oeuvre de bavardage, est-ce faire oeuvre de littérature ?” Et : “What do you read, my lord ? – Words, words, words.” » (p. 47)

« Mais si le désespoir qui en résulte, sa “force exténuante” (Blanchot), entraine le lecteur et le sidère à chaque instant, ce n'est pas seulement par le fait qu'il vise, en somme, tout. C'est qu'il se coule dans une forme étonnante. Le désespoir n'est pas représenté. Il est présenté, il se donne, il se tourne et se retourne, il s'adresse à lui-même et aux autres. On peut penser que l'homme du sous-sol s'exhibe. Sûrement : mais c'est que l'exhibition est ici une façon moins de prendre une distance pour se voir, et s'admirer, et se flageller, que de s'obliger à discuter avec lui-même comme avec les “messieurs”, imaginaires, auxquels le texte est destiné. Un désespoir présenté, soulevé, une excavation du désespoir. C'est pourquoi cette parole est si proche du poème, au sens où les personnages de Dostoïevski “parlent et c'est la parole même qui livre son secret” (George Steiner). » (p. 47-48)

« La leçon de Job, l'écrivain Dostoïevski la fera sienne : une position de plainte, d'amertume romantique, est une erreur, une faute. Le monde est un tout, imaginer un face-à-face de deux entités soi-disant distinctes, – le monde, l'individu – est complaisant et vain, les “fils d'Adam” sont entre eux tout comme le seront les personnages des livres : parties prenantes d'un monde qui vit en eux comme eux vivent en lui. » (p. 49)

« Mais, plus. La violence de Dieu qui constitue Job en l'obligeant à quitter une position de revendication et à assumer sa solitude d'homme agissant parmi les hommes, cette violence du réel qui parle et qui dit seulement, Je suis, Dostoïevski lui donne une figure nouvelle et “absolument moderne” : on peut voir l'homme du sous-sol comme une réincarnation de Job avec cette différence que Dieu est maintenant “à l'intérieur”, le Tout-puissant est devenu la pensée.” On peut tout penser”,” toutes les idées sont possibles”, voilà ce dont l'homme du sous-sol fait l'expérience. L'une des figures du réel est la pensée : violence, force, inhumanité de la pensée, la pensée inclut l'impensable. Comme l'Éternel persécutait Job, l'homme du sous-sol est persécuté par l'infini possible de sa pensée, qui ne le lâche pas, qui l'entraine, le pousse, le repousse, le suit pas-à-pas, saute d'un coup devant lui et le nargue. » (p. 49-50)

« Ce que l'homme du sous-sol présente de toute sa force, ce qu'il maintient avec acharnement, c'est que l'éclatement moderne – “tout est possible” – ouvre à un questionnement, et on ne peut rabattre la réponse ni dans un romantisme, une plainte, ni dans un naturalisme objectivant qu'il ridiculise dès la première phrase et pendant toute la suite : “Je suis un homme malade...Je suis un homme méchant...” Je suis, mais qu'est-ce que je suis, et d'ailleurs, est-ce une bonne question. La critique s'adressera aussi bien à “la science”, à “la raison”, à “l'utilitarisme” : mais toutes ces attaques n'apportent aucune solution : si l'homme n'est pas une “touche de piano”, “un rouage”, si “les lois de la nature” ne peuvent en rendre compte, alors, quoi ? » (p. 51-52)

« Au-delà d'une limite, les mots perdent leur sens, “tout est possible” devient “tout est équivalent et vain”. » (p. 53)

« Le meurtrier : pas seulement les idéologies – le “scientisme”, “l'utilitarisme”, le “nihilisme” dénoncés par le narrateur –, et on aurait bien tort de se réjouir, résonnance actuelle, de la fin des idéologies. L'idéologie est toujours là, renaissante, c'est “ l'idée”, c'est le bruit de fond abrutissant, la rumeur perpétuelle, mortifère, du discours qui se déroule et s'étale et ne rencontre que lui-même, fermé et bouclé, satisfait. Satisfait de voir les autres, satisfait d'informer sur les autres. Mais inventer un espace – l'inventer : il ne va pas de soi, il ne va pas tout seul – où, étonné, on découvre l'autre – c'est “tout autre chose”. “Tout autre chose” : ce qui signe le non-naturalisme radical de l'oeuvre de Dostoïevski où l'auteur ne “garde pas un excédent de savoir par rapport à ses personnages”, où “tous les personnages savent tout les uns des autres” (Bakhtine), et où, à l'intérieur du livre lui-même, de ce livre toujours ouvert, surgit pour les personnages, comme pour l'auteur et le lecteur, la question : Et alors ? Dans Les notes du sous-sol, il y a, à l'état nu, extrême en quelque sorte, portée par un narrateur unique, une condensation de la poétique de Dostoïevski. L'homme du sous-sol “sait” tout de lui-même, et à l'inverse, il ne sait pas tout, d'ailleurs il ne sait rien - “même pas où il a mal”- : mais ce qu'il ne sait pas n'est pas un autre savoir dont l'auteur dispose, à sa place. C'est une question, qui revient, de l'intérieur, tarauder le personnage. C'est dire combien l'inconscient n'a jamais été pour Dostoïevski un autre ensemble de données psychologiques, même si, en ce qui concerne les pulsions, les ravages de l'inceste, le désir de parricide, il a une connaissance qui a stupéfié Freud. Mais cette part d'“ombre” (Gide) est bien plutôt une autre dimension, une autre façon de voir et d'entendre le réel de la parole. En ce sens il y a avec Dostoïevski le même malentendu qu'avec Freud : l'institution de la culture s'est emparée des contenus – le “sexuel”, l'“infantile”... pour Freud, le caractère dostoïevskien, ou les idées relieuses, orthodoxes, slavophiles, pour Dostoïevski –, et en a fait des savoirs morts, des explications, pour recouvrir le point de vue vivant : explorer jusqu'au bout la parole, reconnaitre qu'elle est toujours déjà adressée, traversée par une autre parole, et le soutenir : sans quoi ce ne sont que “formules”, nouvelles et toujours si vieilles manières d'enfermer l'autre, de le tuer. » (p. 60-61)

« Kafka », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« À interroger les mots, Kafka pose la question : qu'est-ce qui manque aux mots ? Et le fin mot du Procès : “La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre”. La logique du rêve, la logique des mots. Alors, le rêve ? la vie ? et qu'est-ce que c'est, vouloir vivre. On revient à la distance paradoxale. “Il a trouvé le point d'Archimède, mais il s'en est servi contre soi ; apparemment il n'a eu le droit de le trouver qu'à cette condition”. Le point d'Archimède, c'est le langage, grâce auquel l'homme peut soulever le monde... mais dont il est sujet. Désir forcené de se sauver par les mots, et lucidité sur ce fait incontournable : l'homme habite le langage, et le langage l'habite. La distance paradoxale est celle qui est en nous, qui nous divise et nous sépare de nous-même, car avant de pouvoir les utiliser à son tour, l'homme est littéralement fait, fabriqué, par les mots, et les mots sont la peau des rêves. » (p. 70-71)

« Penser la mort », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

[À propos de L'espèce humaine de Robert Antelme]

« Penser : maintenir ce qui doit être pensé, le maintenir à la bonne distance, et parfois la tête en bas, pour le penser, sans le rejeter, sans se détourner. Sans se détourner ni rejeter : c'est-à-dire sans être ni intimidé, ni collé, ni identifié. Mais en étant précis, le plus précis possible, sûrement violent, joueur “un peu”, et d'abord en mettant du jeu dans ce qui se présente comme massif, compact, total. Dans L'espèce humaine Robert Antelme fait le portrait le plus achevé de la pensée sous toutes ses formes, mais penser est toujours rompre la confusion, tenter de se séparer de l'horreur définie comme “obscurité, manque absolu de repères, solitude, oppression incessante, anéantissement lent”. Ce “manque absolu de repères”, où même dans le sommeil “je ne suis nulle part” – “Je ne suis ni ici, ni chez moi, ni devant la fosse, ni dans le sommeil, tous les lieux sont imaginaires. Je ne suis nulle part” –, c'est la confusion portée à son extrême, à son essence nue, la confusion de la vie et de la mort. Buchenwald : “La mort était ici de plein pied avec la vie, mais à toutes les secondes. La cheminée du crématoire fumait à côté de celle de la cuisine. Avant que nous soyons là, il y avait eu des os des morts dans la soupe des vivants”. Et quand la pensée n'arrive pas à penser, elle n'est que le reflet de l'Enfer. “L'Enfer”, dit Antelme, ce serait “le lieu où tout ce qui se dit, tout ce qui s'exprime est vomi à égalité comme dans un dégueuli d'ivrogne”. » (p. 73)

« “Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose”. La limite est là, pouvoir la penser. La pensée la plus forte est à l'image même de l'homme qui mange les épluchures et qui se sépare des épluchures qu'il mange, qui peut les manger sans devenir autre chose que ce qu'il est, un homme, et non un cochon ou une épluchure comme le croit le SS ou le kapo, qui croient ce qu'ils veulent croire, illusion, confusion et mélange, et qui restent collés à la merde tautologique qu'ils ont dans la tête, Moi, c'est moi, et toi, tais-toi. C'est en ce point extrême que Robert Antelme fait et transmet l'expérience de la pensée de la mort, qui est ainsi indissolublement nouée à la pensée de l'autre : une pensée qui tient compte de l'autre, de l'absolument non-moi, de ce qui est ma limite et qui, paradoxe, me fait être le plus moi-même si j'en tiens compte. Et qui en même temps saisit le caractère mortifère de la non-pensée, qui est ce que devient la pensée dès qu'elle recule devant sa limite. » (p. 77-78)

« Maurice Blanchot », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« C'est-à-dire : il y avait chez Blanchot une connaissance intime du malheur, ou le malheur éprouvé comme malheur intime : c'est ce qui a eu aussi un écho pour moi et qui est-il me semble la caractéristique du mouvement de Mai 68 : une contestation non pas à partir d'un savoir scientifique, d'un discours qui définissait des causes générales, exactes ou non, mais la tentative de trouver une action collective à partir de l'intime-universel. » (p. 85)

« Quel langage, quelle parole – quelle écriture – faut-il pour que l'autre soit. Cette interrogation est au coeur même de l'acte de parler, ce n'est pas une question de morale, où il faudrait se conformer à une obligation, mais d'éthique, qui définit la position du sujet parlant, écrivant, dans le monde, sa façon particulière de répondre au réel. Ce que l'on lit à travers le travail de Blanchot, c'est comment l'éthique d'un auteur est toujours à chaque fois à l'oeuvre dans les formes, dans le mouvement de la pensée, le style. » (p. 88)

>« Style de Daney », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

[Ces commentaires et réflexions de Leslie Kaplan portent sur le critique de cinéma Serge Daney.]

[à propos du film Le mépris de Fritz Lang] « En somme ce film, période américaine, “période de malheurs, de petits budgets et de séries de plus en plus B”, traite du sujet du siècle : l'idée, son caractère mortifère, sa pente totalitaire, quand elle commande à l'autre, qu'elle lui assigne une place définie une fois pour toutes, façon d'en finir avec lui, d'avoir le dernier mot sur lui, moi c'est moi et toi tais-toi, récurrente dérive du mépris et différence toujours à réinventer entre pensée vivante et idée, différence qui est à la fois une question dans la vie et dans l'art, dans l'Histoire et dans le cinéma. » (p. 94)

« Expliquer au sens de ramener de l'inconnu au connu ne l'intéresse pas, mais lier, oui, lier, mettre en rapport ce qui semblait sans rapport, “les mots et les choses”, tous les sourires et le sujet du film, la passion de l'idée totale et la machine-Lang, et comment vivre puisque c'est bien ce qui est associé à comment voir, comment vivre sans vouloir être “malin”, comment reconnaître la valeur du jeu et du plaisir, et comment, si on a été dupe, saisir qu'on y est pour quelque chose, que la vérité d'un sujet ou d'un personnage se donne dans ce qu'il dit, quand il parle sans savoir, dans le désordre, mais pourtant responsable, et comment, devant cette “invraisemblable vérité” qui est la vérité tragique des histoires dans lesquels les humains sont pris, arriver à transformer la colère en humour ou en “éclat de rire”. » (p. 95)

« La vérité est du côté du personnage, pas du cas. Le cas réduit, transforme en objet, “on ne s'intéresse pas à un cas, on se penche sur lui”, et ajoute Daney, qui enfonce le clou du sadisme contenu dans un regard soi-disant scientifique, “désintéressé” – il a sous-titré son texte, “la drogue tue, la sociologie aussi” –, “on se penche d'autant plus qu'on est bien sûr de ne jamais tomber”. » (p. 96)

« Jouer, c'est inventer, et inventer des dispositifs pour expérimenter, par exemple la bonne distance pour qu'on voit les metteurs en scène en action, en train de travailler, aux prises avec leur travail, comme des personnages dans une histoire, une histoire en train de se faire, au présent, ce qui fait qu'un film n'est jamais montré comme un produit, ou une chose achevée, point de vue académique, ou branché, ou branché-académique. Le travail : d'un sujet toujours singulier, qui pourrait toujours ne pas le faire, ou faire autrement, et qui est en même temps fait par ce qu'il fait, ses actes. À l'opposé du point de vue d'un critique qui “se pencherait sur”, qui considérerait le cinéaste ou le film comme un objet extérieur, qui le ramènerait à du connu, à un scénario préétabli. » (p. 98-99)

« Notons que le saut suppose l'invention à la fois d'un point d'appui, dans le cas d'un écrivain : les mots, et d'un espace. Dans un entretien où Daney parle de l'information pendant la Guerre du Golfe il dit : “Ce qui est humain, ce n'est pas de tout colmater avec du visuel (la télé occidentale), ce n'est pas non plus de basculer du côté de l'aveuglement volontaire (la rue arabe), c'est de toujours laisser libre la case vide qui permet de “monter”, comme le zéro permet de compter. Mais c'est surtout empêcher qu'une surimage occupe cette case pour de bon.” Cette question du vide vaut aussi à l'intérieur de l'écriture, c'est le creux, la place laissés pour que le lecteur, non gavé, puisse se mouvoir, se déplacer, penser. C'est ce qui se passe quand il y a du jeu, et du jeu entre, c'est ce qui se passe aussi par un mouvement que Daney appelle “l'irrégularité”, il s'agit de Mocky mais également de Renoir et de Bunuel : le fait d'inclure les idées “parasites”, les détails “inutiles”, les notations “en passant”, “lorsque la vie n'a pas encore trié et se refuse à trop vite signifier”. Pas de texte clos, des chutes étonnantes, surprenantes, mais pas de fins, des associations, des passages, de l'ouvert, du suspens.
Écrire, comme Cézanne disait vouloir peindre, “par tous les côtés en même temps”. » (p. 104) 

« Mais en même temps que la possibilité et le plaisir de penser, ces aller-retours entre fiction et réalité créent une extraordinaire émotion. D'où vient cette émotion ? Elle vient de ce que nous avons saisi par ces mouvements d'aller et de retour, par ces textes, que nous sommes tous dans le même monde, nous humains et nos oeuvres, dans le même monde, il n'y en a pas d'autre, voir un film, lire un livre, est une expérience, elle est précaire, et nécessaire, et unique, et urgente, nous sommes tous mortels. » (p. 105)

« Translating is sexy », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Mais la pensée on ne l'a pas. On la pense. » (p. 113)

« Cassevetes, Dostoïevskiet et le meurtre », dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

« Faire ressentir que “tout est possible”, cette formulation déjà dostoïevskienne de l'éclatement contemporain, est un des pôles de l'art de Cassavetes, mais l'infinité du possible va toujours de pair avec “tout autre chose” comme le dit “l'homme du sous-sol”, avec un désir très fort qui le limite, la recherche passionnée d'une butée qui ferait que “toutes les idées, tous les comportements sont possibles” ne devienne pas “tous les comportements sont équivalents et vains”. On peut tout penser, on peut tout dire, enthousiasme et joie de cette force, et tout de suite, angoisse, menace de se retrouver chacun enfermé dans une solitude absolue, c'est-à-dire : fou. L'émotion vient de cette contradiction exposée, ressentie, et renouvelée, explorée, reprise, toujours maintenue. Dans un film de Cassavetes comme dans un livre de Dostoïevski le spectateur, le lecteur est en quelque sorte tiré des deux côtés de la contradiction, il est tourné, retourné, pris et ouvert par elle – mais elle ne l'aplatit jamais par son poids, elle le porte au contraire comme la vie même, elle le porte en le débordant, comme le champagne dans les coupes du début du Bookmaker Chinois, ou comme les corps fabuleux des “filles” de Cosmo. » (p. 120)

« Les personnages de Cassavetes, comme ceux de Dostoïevski, vivent cette contradiction jusqu'au bout, ils sont “excessifs”, ils parlent tout le temps, ils explorent par la parole toutes les possibilités, amoureux ou ivres, heureux, désespérés ou inquiets, ils ont les comportements les plus extrêmes, et en même temps ils sont conscients, même à leur insu, qu'une certaine limite, si elle est dépassée, peut les renvoyer à la “vraie” folie, à une parole qui tourne à vide. Quelque chose plane qui peut à tout moment ruiner la parole. Cela peut être le meurtre. Le meurtre isole, radicalement. Raskolnikov en fait l'expérience, quand il a le pressentiment qu'il pourrait ne plus jamais parler à personne. Cosmo aussi, quand, meurtrier et blessé, il va voir la mère de son amie noire, il lui parle de n'importe quoi – en fait : de son père –, et elle le renvoie, elle ne veut pas l'écouter. Quand l'impossible est accompli, on ne peut que parler “autour”. “Il n'y a plus de rapport” […]. » (p. 120-121)

« Une situation-limite, un meurtre, rend sensible, en creux, ce qui empêche la parole de tourner à vide : la présence d'un autre toujours déjà-là, le fait que toute parole est adressée. » (p. 121)

« Pour Cassavetes comme pour Dostoïevski, au-delà des catégories explicatives et même contre elles, il s'agit d'une façon de se placer dans le monde, de cadrer le réel, d'une poétique au sens fort, d'un style. Pour eux la perception aiguë de l'éclatement contemporain va de pair avec la recherche passionnée d'un point d'appui, d'une réponse active à cet éclatement, et cette réponse est liée à l'exploration de la parole, de ses possibilités, de ses limites. » (p. 122)

« Dostoïevski, Cassavetes proposent au lecteur, au spectateur un récit non pas linéaire, mais étalé dans tous les sens, une narration ouverte, inachevée, suspendue. C'est-à-dire, ils mettent en acte d'abord pour eux-mêmes comme auteurs la recherche d'une parole “déjà là”, déjà adressée. L'auteur, comme Bakhtine le dit de Dostoïevski, ne garde par devers lui aucun “excédent interprétatif”, il n'est pas omniscient, il n'a pas la maîtrise de la narration. » (p. 123)

« Les personnages de Cassavetes sont “des hommes du seuil”, comme les héros dostoïevskiens (formule de Bakhtine). Ils sont toujours “sur le point de”, jamais figés dans un caractère, une catégorie définie. » (p. 124)

« Ou, Bakhtine : “la vérité est toujours entre” : entre deux paroles, dans l'adresse de l'une à l'autre. Laisser venir une parole, et une autre, son contraire - le fameux dialogue de Dostoïevski “avec les lobes de son cerveau”, comme le dit Malraux –, donner ces paroles multiples au lecteur comme on se les donne à soi-même, suivre attentivement chacune d'elles jusque dans ses moindres conséquences, les opposer, les peser, et les suivre. » (p. 125)

« Le héros fait partie du monde dans lequel il se débat, il n'est pas une entité distincte, fermée, solitaire et complaisante, un individu opposé à un monde lui aussi pris comme une entité fermée, indépendante de lui. » (p. 126)

« Nous baignons dans ce mélange, dans ces récits qui font appel au pathos et au connu réconfortant, images et récits où l'autre est effacé et auxquels, sans paranoïa excessive, on peut attribuer, par simple constat, le rôle de maintenir le public, consentant, dans l'état comateux de mort-vivant, requis, de façon générale, par le système. On peut d'ailleurs se demander pourquoi la position d'un homme comme Cassavetes a eu si peu d'écho, non pas même auprès d'un “public” assommé, gavé, mais auprès des gens “chargés” de la “culture” ? Réponse possible : si le morbide et le pathos peuvent être “dénoncés”, c'est la plupart du temps avec une attitude de clerc, au nom d'une “culture” morte, à l'encontre de la conception cassavetienne, ou dostoïevskienne, de l'art comme “vie vivante”. » (p. 126-127)

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