Photo Émile ZolaÉmile Zola

(1840-1902)

Dossier

Bibliographie

Ouvrages consultés

Cette bibliographie est le fruit d'une revue systématique des écrits d'Émile Zola. Le classement des titres  est chronologique et la périodisation est fidèle à celle qui a été établie par l'édition des oeuvres complètes d'Émile Zola, aux Éditions Nouveau Monde (2002). S'il a été possible d'identifier la source originale des textes, elle a été inscrite entre parenthèses dans les titres bibliographiques.

LES DÉBUTS (1858-1863)

« Variétés (Le Journal populaire de Lille, 20-23 décembre 1863) », dans Œuvres complètes, t. 1, Les Débuts : 1858-1863, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Du progrès dans les sciences et la poésie (Le Journal populaire de Lille, 16 avril 1864) », dans Œuvres complètes, t. 1, Les Débuts : 1858-1863, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Aurélien, par M. Gaston Lavalley (L'Écho du Nord, 19 juillet 1864) », dans Œuvres complètes, t. 1, Les Débuts : 1858-1863, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

LES HAINES

Mes haines. Causeries littéraires et artistiques, Paris, G. Charpentier, 1879.

LE FEUILLETONNISTE (1866-1867)

« Deux définitions du roman », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Ponsard (L'Événement, 15 juillet 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Les Travailleurs de la mer (L'Événement, 13-14 mars 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Idées et Sensations (Le Salut public, 7 mai 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« La Rue (L'Événement, 26 juin 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« L'Affaire Clémenceau (L'Événement, 29 juin 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Correspondance littéraire (Le Salut public, 3 juillet 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Correspondance littéraire (Le Salut public, 7 juillet 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Essai de critique et d'histoire (L'Événement, 25 juillet 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Poésie (L'Événement, 25 août 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Correspondance littéraire (Le Salut public, 17 décembre 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« Causeries littéraires (Le Figaro, 18 décembre 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.

« M. Gustave Flaubert (L'Événement, 25 août 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau Monde éditeur, 2002.

LA NAISSANCE DU NATURALISME (1868-1870)

« La société de l'avenir (L'Événement illustré, 25 mai 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Livres d'aujourd'hui et de demain (Le Figaro, 31 janvier 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Le nouvel immortel (L'Événement illustré, 11 mai 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Un homme heureux (L'Événement illustré, 18 mai 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« MM. Edmond et Jules de Goncourt (Le Gaulois, 22 septembre 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Causerie (La Tribune, 29 novembre 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Livres d'aujourd'hui et de demain (Le Gaulois, 3 février 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Livres d'aujourd'hui et de demain (Le Gaulois, 8 février 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003

« “Madame Gervaisais ” de MM. de Goncourt (Le Gaulois, 9 mars 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« L'Homme qui rit (Le Gaulois, 20 avril 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Livres d'aujourd'hui et de demain (Le Gaulois, 31 juillet 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Livres d'aujourd'hui et de demain (Le Gaulois, 31 août 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Causerie (La Tribune, 31 octobre 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Causerie (La Tribune, 28 novembre 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Balzac (Le Rappel, 13 mai 1870) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Jules de Goncourt (La Cloche, 6 juillet 1870) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

THIERS AU POUVOIR (1871-1873)

« Balzac (La Cloche, 1er décembre 1871) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Hector Malot (La Cloche, 23 mai 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Balzac juge d'Hernani (La Cloche, 15 juin 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Histoire d'un prêtre (La Cloche, 28 juin 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Alexandre Dumas fils (La Cloche, 18 juillet 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« La littérature et le journalisme (La Cloche, 21 août 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« La morale littéraire (La Cloche, 15 septembre 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« George Sand (La Cloche, 30 octobre 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Auguste Vacquerie (La Cloche, 8 novembre 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Causerie du dimanche (Le Corsaire, 3 décembre 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

L'ORDRE MORAL (1873-1874)

« Préface de Thérèse Raquin. Drame en quatre actes » , dans Œuvres complètes, t. 6, L'ordre moral : 1873-1874, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Lettres de Paris (Le Sémaphore de Marseille, 24 février 1874) », dans Œuvres complètes, t. 6, L'ordre moral : 1873-1874, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Causeries dramatiques et littéraires [Les “machines” dramatiques] (L'Avenir national, 25 février 1873) », dans Œuvres complètes, t. 6, L'ordre moral : 1873-1874, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

LA RÉPUBLIQUE EN MARCHE (1875-1876)

« Notes parisiennes [Le Goncourt] (Le Sémaphore de Marseille, 14 juillet 1876) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Critique littéraire et Revue artistique [Le Salon de 1875] (Le Messager de l'Europe, juin 1875) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Critique littéraire et Revue dramatique [La scène dramatique à Paris] (Le Messager de l'Europe, décembre 1875) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Critique littéraire et Revue dramatique [Madame Carverlet] (Le Messager de l'Europe, avril 1876) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Critique littéraire et Revue dramatique [Revue dramatique] (Le Bien public, 4 septembre 1876) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Édouard Béliard, 5 avril 1875) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Marius Topin, 27 août 1875) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Camille Allary, 28 mai 1876) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Albert Millaud, 9 septembre 1876) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

LE SCANDALE DE L'ASSOMMOIR (1877-1879)

« Préface de L'Assommoir » , dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Chroniques [Maladie d'Émile Littré et d'Henri Monnier] (Le Sémaphore de Marseille, vendredi 5 janvier 1877) » , dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Chroniques [La mort d'Henri Monnier] (Le Sémaphore de Marseille, dimanche 7 et lundi 8 janvier 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Chroniques [Eugénie Lamour de Marius Roux] (Le Sémaphore de Marseille, jeudi 29 mars 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Chroniques [La reprise de Mauprat de George Sand] (Le Sémaphore de Marseille, jeudi 26 avril 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Yves Guyot, 10 février 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Auguste Dumont, 16 mars 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Henry Céard, 16 juillet 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Edmond de Goncourt, 23 juillet 1877)», dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Joris-Karl Huysmans, 3 août 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Yves Guyot, début janvier 1878) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Léon Hennique, 20 août 1878) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (À Louis Boussès de Fourcand, 11 mai 1879) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance (Destinataire inconnu, 26 novembre 1879)», dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

NANA (1880)

« Revue dramatique et littéraire [A. Daudet et P. Elzéar : Le Nabab M. Fournier, J. Lermina et Delacour : Turenne] (Le Voltaire, 3 février 1880) », dans Œuvres complètes, t. 9, Nana : 1880, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

LE ROMAN EXPÉRIMENTAL (1880)

Le Roman expérimental, Paris, Garnier-Flammarion, 1971.

LA CRITIQUE NATURALISTE (1881)

Le naturalisme au théâtre, dans Œuvres complètes, t. 10, La critique naturaliste : 1881, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

Nos auteurs dramatiques, dans Œuvres complètes, t. 10, La critique naturaliste : 1881, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

Les romanciers naturalistes, dans Œuvres complètes, t. 10, La critique naturaliste : 1881, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

LA FORTUNE D'OCTAVE MOURET (1882-1883)

« Une Campagne [Préface] (15 janvier 1882) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne » [Un homme très fort] (Le Figaro, 20 septembre 1880), dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [L'encre et le sang] (Le Figaro, 11 octobre 1880) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Victor Hugo] (Le Figaro, 2 novembre 1880) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Un bourgeois] (Le Figaro, 29 novembre 1880) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Une statue pour Balzac] (Le Figaro, 6 décembre 1880) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Le naturalisme] (Le Figaro, 17 janvier 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Le divorce et la littérature] (Le Figaro, 14 février 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Céard et Huysmans] (Le Figaro, 11 avril 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Protestantisme] (Le Figaro, 17 mai 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Hugo et Littré] (Le Figaro, 13 juin 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Alexis et Maupassant] (Le Figaro, 11 juillet 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Pluie de couronnes] (Le Figaro, 15 août 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [La démocratie] (Le Figaro, 5 septembre 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Alphonse Daudet] (Le Figaro, 13 septembre 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Une campagne [Adieux] (Le Figaro, 22 septembre 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À Élie Cyon] (29 janvier 1882) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À Louis Desprez] (4 septembre 1882) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003

SOUFFRANCE ET RÉVOLTE (1884-1885)

« Préface de Germinal au théâtre », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [Chronique : La censure] (Le Figaro, 7 novembre 1885) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À Louis Desprez] (9 février 1884) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À Abraham Dreyfus] (fin mars 1884) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À Georges Renard] (10 mai 1884) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À Joris-Karl Huysmans] (20 mai 1884) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À Louis Desprez] (24 mai 1884) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À Georges Montorgueil] (8 mars 1885) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À Jules Lemaître] (14 mars 1885) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À Henry Céard] (22 mars 1885) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Correspondance [À David Dautresme] (11 décembre 1885) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

NATURALISME PAS MORT ! (1886-1888)

« Articles et entretiens [À Médan, chez l'auteur de Germinal] (Le Gaulois, 29 janvier 1886) », dans Œuvres complètes, t. 13, “Naturalisme pas mort !” : 1886-1888, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [Le sixième tableau du Ventre de Paris] (Le Figaro, 19 février 1887) », dans Œuvres complètes, t. 13, “Naturalisme pas mort !” : 1886-1888, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [La Terre et Émile Zola] (Le Figaro 16 novembre 1887)», dans Œuvres complètes, t. 13, “Naturalisme pas mort !” : 1886-1888, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [Zola et le “Cinq”] », dans Œuvres complètes, t. 13, “Naturalisme pas mort !” : 1886-1888, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [Préface à Père, d'August Strindberg] (14 décembre 1887) », dans Œuvres complètes, t. 13, “Naturalisme pas mort !” : 1886-1888, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.

LE SANG ET L'ARGENT (1889-1891)

« Articles et entretiens [Un nouveau livre d'Émile Zola] (L'Événement, 8 mars 1889)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [Une après-midi à Médan] (Le Figaro, 14 septembre 1889)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [Chez Émile Zola. Les poursuites contre Sous-Offs] (Le Figaro, 16 décembre 1889)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [Zola et les décadents] (Le Siècle, 14 février 1890)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [Les trois derniers livres des Rougon-Macquart] (Le Figaro, 2 avril 1890)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [Zola prophète] (Le Gaulois, 25 avril 1890)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [La critique aujourd'hui] (Le Gaulois, 30 décembre 1890)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.

« Articles et entretiens [Autour des théâtres] (Le Rappel, 18 juin 1891)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.

MÉLANGES, PRÉFACES ET DISCOURS

« Polémiques et études [Germinal] (Le Figaro, 25 avril 1888) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Préfaces [Thérèse Raquin] », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Préfaces [Le Papillon de Narcisse Oller] (1885) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Préfaces [La Vie parisienne de Parisis (Émile Blavet)] (1888) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Préfaces [L'Argent et le travail de Tolstoï] (1891) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Discours [Obsèques de Léon Cladel] (2 juillet 1892) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Discours [Au Banquet de l'Association générale des étudiants] (18 mai 1893) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Discours [Obsèques de Guy de Maupassant] (7 juillet 1893) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Discours [Obsèques d'Edmond de Goncourt] (21 juillet 1896) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Discours [Inauguration du monument de Guy de Maupassant au Parc Monceau] (24 octobre 1897) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Discours [Obsèques d'Alphonse Daudet] (20 décembre 1897) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

Citations

« Variétés (Le Journal populaire de Lille, 20-23 décembre 1863) », dans Œuvres complètes, t. 1, Les Débuts : 1858-1863, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Cette question m'a souvent occupée : savoir quels sont les véritables domaines du peintre et du poète, et où s'arrête pour chacun d'eux la puissance de rendre des idées et des spectacles ? Je sais que cette puissance a des bornes, que jamais le poète n'immobilisera parfaitement son sujet, que jamais le peintre ne fera penser et agir ses personnages.
[…] De peintre à poète, la distance est grande encore ; de dessinateur à romancier, elle s'amoindrit et l'étreinte est plus fraternelle. Le romancier écrit son oeuvre ; il dit ce qu'il a vu, de cette seconde vue qui est préférable à la première. Le dessinateur vient ensuite ; il revoit, à la lecture, les mêmes tableaux et, ces tableaux le captivant, il les fixe à son tour sur le papier, selon le mode de son art. Véritable création d'ailleurs. Il y a là même sujet, mais oeuvres différentes, qui ont chacune leur originalité. On appelle cela illustrer un ouvrage : moi, je prétends que c'est le refaire. Au lieu d'un chef-d'oeuvre, l'esprit humain en compte deux. […] C'est ce qui vient d'arriver pour Cervantès et Gustave Doré. Don Quichotte était écrit ; maintenant il est dessiné. C'est là le miracle. […]
Je sais que le romancier dit n'avoir pris la plume que pour écrire contre les romans de chevalerie. Mais de bonne foi, pouvons-nous voir que cela dans l'oeuvre, en nos jours où les chevaliers errants n'ont que faire d'être raillés, et si vraiment le livre n'avait d'autre mérite que d'être la satire réussie d'un état de chose qui n'existe plus, trouverions-nous encore tant d'intérêt à le lire ? Ce qui nous attache à cette lecture, c'est ce je-ne-sais-quoi de profondément humain qui fait vivre une oeuvre dans les siècles. Un livre, né de la préoccupation, des besoins d'une époque, meurt avec elle ; celui qui se transmet d'âge en âge est le livre où l'homme se reconnaît dans tous les temps, où les grands traits généraux de l'humanité se résument en portraits éternels de vérité. […]
L'oeuvre [Don Quichotte] est un cri du bon sens révolté contre les écarts de l'imagination, laissée à terre comme morte, s'est réveillée le lendemain et, depuis ce temps, court le monde de plus belle. Le roman ne peut être pris à la lettre, il raille, en le rendant ridicule, l'élément le plus divin qui est en nous. Je préfère supprimer le dénouement et croire toujours Don Quichotte et Sancho perdus dans les montagnes, se livrant à une discussion éternelle et marchant côte à côte, comme deux frères. Voilà la grande vérité humaine qui pour moi sort de ce livre. » (p. 356-365)
« Du progrès dans les sciences et la poésie (Le Journal populaire de Lille, 16 avril 1864) », dans Œuvres complètes, t. 1, Les Débuts : 1858-1863, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Pourquoi, lorsque les sciences grandissent, la poésie ne grandit-elle pas, suivant une marche lente et continue ? […]
Le savant s'appuie sur des travaux de ses devanciers, apporte sa pierre à l'édifice, lutte au nom de la vérité, et surtout ne craint pas, pour que la lumière se fasse, de substituer aux anciennes croyances de nouvelles hypothèses plus propres à expliquer le système de l'univers. Le poète, au contraire, est seul ; son oeuvre est un effort isolé ; ses hypothèses sont vieilles de six mille ans, et il assure qu'il mourra le jour où il sera forcé de chanter le monde tel qu'il est. Il n'est poète, selon l'esprit de nos temps, qu'à la condition de caresser les fables antiques et de donner une interprétation éternellement fausse des phénomènes du monde extérieur. […]
Je n'ai donc pas voulu chercher de lois du progrès dans la poésie, puisque ce progrès, à proprement parler, n'existe pas ; mais seulement interroger l'avenir et lui demander, je le répète, quels pourront être les chants du poète de demain. Ne dit-on pas que la poésie est morte, et ne devons-nous pas, en réponse à cette demi-vérité, chercher sous quelles formes elle va renaître ? Oui, la poésie est morte, en ce sens qu'il vient une heure où une forme s'épuise, où un mode d'être poète s'use et ne peut plus servir. Qui fera des odes de nos jours après Hugo et Lamartine, qui osera toucher à l'élégie et au conte après Musset ? Celui qui commettra cette maladresse, imitera ses maîtres, sans même en avoir conscience, et, tout en apportant sa note personnelle, ne sera jamais qu'un disciple. Il y a de grandes personnalités qui emplissent ainsi toute une époque ; pour un temps elles s'identifient les genres qu'elles ont choisis, et, pendant de longues années, on ne peut prendre ces genres, sans prendre aussi leur façon d'être.
L'heure est venue pour nous où la forme des Hugo, des Lamartine et des Musset est épuisée. Il faut nous séparer violemment de l'école lyrique de 1830, ou du moins la renouveler, la faire nôtre par une nouvelle inspiration. […]
J'expliquerai donc modestement ce que je ferais, si j'en avais la puissance. Je dirais adieu aux beaux mensonges des mythologies ; j'enterrerais avec respect la dernière naïade et la dernière sylphide ; je rejetterais les mythes et n'aurais plus d'amour que pour les vérités. Plus de peurs avec les cascades, de soupirs avec les ruisseaux ; une réalité large et puissante, et non le souci des jolis riens d'ici-bas. Alors, dans les cieux dépeuplés, je montrerais le dieu infini et les lois immuables qui découlent de son être et régissent les mondes. La terre, dépouillée de ses ajustements coquets, ne serait plus pour moi qu'un tout harmonieux où circule le flot de vie, sans jamais se perdre et tendant au but mystérieux. Faut-il le dire ? Je serais savant, j'emprunterais aux sciences leurs grands horizons, leurs hypothèses si admirables qu'elles sont peut-être des vérités. » (p. 370-372)
« Aurélien, par M. Gaston Lavalley (L'Écho du Nord, 19 juillet 1864) », dans Œuvres complètes, t. 1, Les Débuts : 1858-1863, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Je voudrais, dans ma curiosité d'artiste, lire un roman ainsi conçu : une étude pure, une histoire des souffrances de ce prêtre écrite sans parti pris par un écrivain insoucieux de conclure, un livre où l'auteur se serait seulement inquiété du drame, dédaigneux d'attaquer ou de défendre le célibat des membres du clergé. La simple analyse des passions et des déchirements d'un héros, placé dans des circonstances si particulières, donnerait au livre, ce me semble, une vie intense, un intérêt humain saisissant que l'examen d'une thèse sociale n'accroîtrait certainement pas. Mais il est difficile au romancier d'interroger à froid l'âme qu'il étudie ; il ne peut toujours se défendre de pitié à la vue des plaies qu'il découvre ; il lui prend des envies de guérir, des besoins de rendre meilleur, qui lui font oublier l'égoïsme curieux de l'artiste pour la tendresse rude du moraliste. Certains écrivains, Stendhal, entre autres, ont eu cette curiosité froide de l'anatomiste qui taille en plein corps humain, émerveillé d'apprendre et songeant peu à s'apitoyer ; ce ne sont pas là les moins grands. D'autres, George Sand, par exemple, n'ont pu toucher à cet éternel malade qu'on nomme le coeur, sans chercher à le soulager dans ses souffrances ; il y a en eux plus de charité et de miséricorde que de curiosité ; ils mettent à nu les plaies pour les panser, et trouvent une leçon dans chaque souffrance. » (p. 374-375)
Mes haines. Causeries littéraires et artistiques, Paris, G. Charpentier, 1879.
« Moi, je vois autrement. Je n'ai guère souci de beauté ni de perfection. Je me moque des grands siècles. Je n'ai souci que de vie, de lutte, de fièvre. Je suis à l'aise parmi notre génération. Il semble que l'artiste ne peut souhaiter un autre milieu, une autre époque. Il n'y a plus de maîtres, plus d'écoles. Nous sommes en pleine anarchie, et chacun de nous est un rebelle qui pense pour lui, qui crée et se bat pour lui. »  (p. 7)

« Que les aveugles nient nos efforts, qu'ils voient dans nos luttes les convulsions de l'agonie, lorsque ces luttes sont les premiers bégayements de la naissance. Ce sont des aveugles. Je les hais. » (p. 8)

« Et voilà pourquoi je hais les gens bêtement graves et les gens bêtement gais, les artistes et les critiques qui veulent sottement faire de la vérité d'hier la vérité d'aujourd'hui. Ils ne comprennent pas que nous marchons et que les paysages changent. Je les hais. » (p. 9)

« Imaginez des volumes lourds et mal agencés, faits de conversations plates et interminables, de dissertations historiques ou philosophiques coupées maladroitement dans quelque vieil ouvrage ; imaginez des épisodes niais, une intrigue invraisemblable qu'un élève de troisième ne commettrait pas. Il sort des pages une senteur épaisse de médiocrité. L'abbé***, chaque fois qu'il commence une oeuvre nouvelle, toujours la même d'ailleurs, prend pour thème une des vieilles accusations adressées au catholicisme ; il invente péniblement un conte à dormir debout, mêle la thèse religieuse à ce conte avec une inhabilité remarquable et habille le tout de sa prose. […] Le dégoût vous monte aux lèvres à la lecture de ses romans pataugeant en pleine fange, aussi vulgaires par la forme que par la pensée, et destinés à contenter les appétits grossiers de la foule. » (p. 16)

« Moi, je pose en principe que l'oeuvre ne vit que par l'originalité. Il faut que je retrouve un homme dans chaque oeuvre, ou l'oeuvre me laisse froid. Je sacrifie carrément l'humanité à l'artiste. Ma définition d'une oeuvre d'art serait, si je la formulais : Une oeuvre d'art est un coin de la création vu à travers un tempérament. Que m'importe le reste. Je suis artiste, et je vous donne ma chair et mon sang, mon coeur et ma pensée. » (p. 25)

« S'il y a l'art des nations, l'expression des époques, il y a aussi l'expression des individualités, l'art des âmes. Un peuple a pu créer des architectures, mais combien je me sens plus remué devant un poème ou un tableau, oeuvres individuelles, où je me retrouve avec toutes mes joies et toutes mes tristesses. D'ailleurs, je ne nie pas l'influence du milieu et du moment sur l'artiste, mais je n'ai pas même à m'en inquiéter. J'accepte l'artiste tel qu'il me vient. » (p. 26)

« En un mot, je suis diamétralement opposé à Proudhon : il veut que l'art soit le produit de la nation, j'exige qu'il soit le produit de l'individu. » (p. 30)

« Nous, au contraire, nous montons d'un bond à la perfection ; dans notre rêve, nous atteignons l'état idéal. Dès lors, on comprend le peu de souci que nous prenons de la terre. Nous sommes en plein ciel et nous ne descendons pas. C'est ce qui explique pourquoi tous les misérables de ce monde nous tendent les bras et se jettent à nous, s'écartant des moralistes. » (p. 40)

« Lorsqu'on a à discuter, à l'aide du roman, des problèmes philosophiques et religieux, le premier soin de l'écrivain devrait être de se placer dans un milieu réel ; il ne lui est pas permis de sortir de son temps pour résoudre une question contemporaine, de sortir de l'humanité pour résoudre une question humaine. J'ai dit qu'Un prêtre marié était un plaidoyer maladroit en faveur du célibat des prêtres, justement à cause du peu de vérité de l'oeuvre. Un homme raisonnable ne saurait s'arrêter à cette création bizarre qui s'agite dans un monde qui n'existe pas. Si vous êtes catholique et que vous vouliez défendre vos croyances, prenez le monde moderne corps à corps, luttez avec lui sur son propre terrain, en plein Paris ; mais n'allez pas opposer un savant à plusieurs centaines de Normands ignorants ; en un mot, heurtez le présent contre le présent. » (p. 47)

« Ce que l'on se plaît à appeler réalisme, l'étude patiente de la réalité, l'ensemble obtenu par l'observation des détails, a produit des oeuvres si remarquables, dans ces derniers temps, que le procès devrait être jugé aujourd'hui. Eh oui ! bonnes gens, l'artiste a le droit de fouiller en pleine nature humaine, de ne rien voiler du cadavre humain, de s'intéresser à nos plus petites particularités, de peindre les horizons dans leurs minuties et de les mettre de moitié dans nos joies et dans nos douleurs. Par grâce, laissez-le créer comme bon lui semble ; il ne vous donnera jamais la création telle qu'elle est ; il vous la donnera toujours vue à travers son tempérament. Que lui demandez-vous donc, je vous prie ? Qu'il obéisse à des règles, et non à sa nature, qu'il soit un autre, et non lui ? Mais cela est absurde. Vous tuez de gaieté de coeur l'initiative créatrice, vous mettez des bornes à l'intelligence, et vous n'en connaissez pas les limites. » (p. 80)

« Lorsqu'on sera persuadé que le véritable artiste vit solitaire, lorsqu'on cherchera avant tout un homme dans un livre, on ne s'inquiètera plus des différentes écoles, on considérera chaque oeuvre comme le langage particulier d'une âme, comme le produit unique d'une intelligence. » (p. 81)

« Un roman n'est-il pas la peinture de la vie, et ce pauvre corps est-il damnable pour qu'on ne s'occupe pas de lui ? Il joue un tel rôle dans les affaires de ce monde, qu'on peut bien lui donner quelque attention, surtout lorsqu'il mène une âme à sa perte, lorsqu'il est le noeud même du drame. » (p. 82-83)

« C'est dire que l'esprit humain est infini dans ses créations et que nous ne pouvons le réglementer ; certes, je ne crois pas qu'il y ait progrès, mais je crois qu'il y a enfantement perpétuel et dissemblance profonde entre les oeuvres enfantées. La création qui se continue en nous change l'humanité à chaque heure ; les sociétés sont autres, les artistes voient et pensent différemment. C'est ainsi que l'art marche dans les siècles, toujours mis en oeuvre par des hommes nouveaux, ayant toujours des expressions nouvelles au milieu de nouvelles sociétés. » (p. 98-99)

« […] vous [critiques] devez accepter toutes les manifestations artistiques avec un égal amour, comme le médecin accepte toutes les maladies, car dans chacune de ces manifestations vous trouverez un sujet à analyse et à étude physiologique et psychologique. Le grand intérêt n'est pas telle oeuvre ou tel auteur ; il s'agit, avant tout, de la vérité humaine, il s'agit de pénétrer la vie et la chair, de reconstruire dans sa vérité un homme aux facultés particulières et puissantes. » (p. 99)

« Nos mondes, à nous poètes et romanciers, sont toujours des mondes de création humaine ; il y a sans cesse un voile entre les objets et nos yeux, si mince soit-il, et nous ne peignons les objets que vus à travers ce voile. C'est même en cela que consiste la personnalité, l'art tout entier. » (p. 103-104)

« Il [M. de Lanoye] est savant tout juste assez pour ne pas être romancier. » (p. 122)

« Le monde d'Erckmann-Chatrian est un monde simple et naïf, réel jusqu'à la minutie, faux jusqu'à l'optimisme. Ce qui le caractérise, c'est tout à la fois une grande vérité dans les détails purement physiques et matériels, et un mensonge éternel dans les peintures de l'âme, systématiquement adoucies. Je m'explique. Erckmann-Chatrian n'a pas écrit de romans, si on entend par ce mot une étude franche et hardie du coeur humain […] Mais jamais l'auteur n'étudie la créature pour elle-même, jamais il ne va jusqu'à son âme, afin d'en analyser les désespoirs et les espérances. Lorsqu'il risque l'étude d'un coeur, il semble perdre tout à coup la finesse d'observation qu'il possède à l'égard des détails extérieurs ; il est poussé fatalement à faire une peinture fade et doucereuse, d'une grande bonhomie, si l'on veut, mais radicalement fausse dans sa généralité. » (p. 181-182)

« Chaque livre est une idée ; les personnages ne sont que les différents arguments qui se combattent, et la victoire est toujours la victoire du bien. C'est ce qui explique la faiblesse de l'élément romanesque ; l'écrivain est d'une gaucherie remarquable lorsqu'il touche aux passions ; il ne sait rien imaginer de mieux qu'un amour frais et souriant, délicat, il est vrai, mais d'une douceur trop égale. » (p. 184)

« […] de pareils portraits ne peuvent être que des curiosités d'artiste, et, lorsqu'ils emplissent onze volumes, ils ennuient par leur monotonie ; on regrette l'entêtement mis par l'écrivain à ne nous montrer qu'un petit coin d'une société, lorsqu'il pourrait nous montrer cette société tout entière […] Balzac a résumé les passions en fortes individualités. Erckmann-Chatrian a délayé deux ou trois sentiments en plusieurs douzaines de poupées coulées dans le même moule. » (p. 186-187)

« Je puis affirmer maintenant qu'Erckmann-Chatrian connaît et aime tous les grands sentiments de notre âge, mais qu'il ignore et dédaigne l'homme moderne. Il est seulement à l'aise avec les géants d'autrefois ou les habitants naïfs d'une province perdue ; il ne saurait toucher à notre monde parisien. S'il lui arrive, par malheur, de mettre en scène un de nos frères, il ne sait ni le comprendre ni le peindre. En un mot, il est l'homme de la légende, il refuse le roman contemporain. » (p. 192)

« Chaque grand artiste qui naît vient ajouter son mot à la phrase divine qu'écrit l'humanité ; il n'imite ni ne répète, il crée, tirant tout de lui et de son temps, augmentant d'une page le grand poème ; il exprime, dans un langage personnel, une des nouvelles phases des peuples et de l'individu. L'artiste doit donc marcher devant lui, ne consulter que son coeur et que son époque ; il n'a pas mission de prendre au passé, çà et là dans les âges, des traits épars de beauté, et d'en créer un type idéal, impersonnel et placé hors de l'humanité ; il a mission de vivre, d'agrandir l'art, d'ajouter des chefs-d'oeuvre nouveaux aux chefs-d'oeuvre anciens, de faire oeuvre de créateur, de nous donner un des côtés ignorés du beau. L'histoire du passé ne sera plus pour lui qu'un encouragement, qu'un enseignement de sa véritable mission. Il emploiera le métier acquis à l'expression de son individualité […] Une telle vérité, je le sais, est le renversement des écoles […] Une école n'est jamais qu'une halte dans la marche de l'art […] Chaque grand artiste groupe autour de lui toute une générations d'imitateurs, de tempéraments semblables, mais affaiblis […] Les siècles passeront, il restera seul debout ; tout son entourage s'effacera, la mémoire ne gardera que lui, qui est la plus puissante manifestation d'un certain génie. » (p. 214-215)

« Une oeuvre, pour moi, est un homme ; je veux retrouver dans cette oeuvre un tempérament, un accent particulier et unique. Plus elle sera personnelle, plus je me sentirai attiré et retenu. » (p. 225)

« Pour les oeuvres collectives, le système de M. Taine fonctionne assez de régularité ; là, en effet, l'oeuvre est évidemment le produit de la race, du milieu, du moment historique ; il n'y a pas d'éléments individuels qui viennent déranger les rouages de la machine. Mais dès qu'on introduit la personnalité, l'élan humain libre et déréglé, tous les ressorts crient et le mécanisme se détraque. Pour que l'ordre ne fût pas troublé, il faudrait que M. Taine prouvât que l'individualité est soumise à des lois, qu'elle se produit selon certaines règles, qui ont une relation absolue avec la race, le milieu, le moment historique. Je crois qu'il n'osera jamais aller jusque là. » (p. 226-227)

« Je n'ai pas de parallèle à établir entre eux [Courbet et Manet], j'obéis à ma façon de voir en ne mesurant pas les artistes d'après un idéal absolu et en n'acceptant que les individualités uniques, celles qui s'affirment dans la vérité et dans la puissance. » (p. 297)

« Seulement, voici ce qu'il arrive en nos temps d'analyse psychologique et physiologique. Le vent est à la science ; nous sommes poussées, malgré nous, vers l'étude exacte des faits et des choses. Aussi, toutes les fortes individualités qui se révèlent, s'affirment-elles dans le sens de la vérité. Le mouvement de l'époque est certainement réaliste, ou plutôt positiviste. Je suis donc forcé d'admirer des hommes qui paraissent avoir quelque parenté entre eux, la parenté de l'heure à laquelle ils vivent. Mais qu'il naisse demain un génie autre, un esprit qui réagira, qui nous donnera avec puissance une terre nouvelle, la sienne, je lui promets mes applaudissements. Je ne saurais trop le répéter, je cherche des hommes et non des mannequins, des hommes de chaire et d'os, se confessant à nous, et non des menteurs qui n'ont que du son dans le ventre […] Je crois que chaque génie naît indépendant et qu'il ne laisse pas de disciples. » (p. 300-301)

« J'ai voulu simplement, je le répète, faire comprendre que je ne me parque dans aucune école, et que je demande uniquement à l'artiste d'être personnel et puissant […] [J]e n'accepte que les individualités vraiment individuelles et nettement accusées. Tout école me déplaît, car une école est la négation même de la liberté de création humaine. Dans une école il y a un homme, le maître ; les disciples sont forcément des imitateurs. Donc pas plus de réalisme que d'autre chose. De la vérité, si l'on veut, de la vie, mais surtout des chairs et des coeurs différents interprétant différemment la nature. La définition d'une oeuvre d'art ne saurait être autre chose que celle-ci : Une oeuvre d'art est un coin de la création vu à travers un tempérament. » (p. 306-307)
« Deux définitions du roman », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Il est bien difficile, sinon impossible, de définir exactement une production quelconque de l'esprit humain. Nos oeuvres sont filles de la vie, et la vie de l'humanité s'élargit dans les âges, toujours changeante, toujours nouvelle. Il n'y a pas de cadre assez vaste pour embrasser, dans ses mille manifestations, le génie de l'homme en enfantement ; chaque société, chaque époque historique amène sa littérature, et, en ne considérant même qu'un genre particulier, il faudrait formuler autant de définitions qu'il y a eu de groupes d'écrivains soumis aux influences des civilisations. […]
Je ne puis donc donner, dès le début, une définition absolue du roman, et même celle que j'essaierai de formuler en terminant ne sera ni exacte ni complète. Le passé et le présent seuls m'appartiennent. S'il m'est permis, en interrogeant l'histoire, de dire ce que le roman a été jusqu'à nos jours, je n'oserai arrêter à notre époque l'enfantement humain : la formule ne sera ni exacte, ni complète, car les romanciers de demain apporteront, à coup sûr, des éléments dont je n'ai pas conscience et qui feront éclater le cadre que je vais tracer. […]
J'ai le seul et modeste désir d'indiquer à larges traits les caractères du roman dans l'Antiquité et dans les Temps Modernes. […] L'art n'est autre chose que la vie elle-même, et c'est en étudiant la vie, qu'on peut expliquer et comprendre les créations de l'humanité.
1. Le roman dans l'Antiquité et dans les premiers temps du christianisme […]
Le roman naquit tard en Grèce, et encore fut-il sans doute apporté de l'Orient. L'abaissement dans lequel vivaient les femmes, l'absence de foyer domestique, les moeurs, la constitution même, surtout le rêve ardent qui poussait les imaginations aux merveilleuses allégories d'une religion de poètes, maintinrent à un rang secondaire un genre de littérature qui vit de l'observation exacte des faits et du détail de la vie intime. D'ailleurs, parmi les oeuvres humaines, il n'y a pas de hiérarchie ; toutes sont soeurs, toutes sont grandes, lorsqu'elles naissent dans le milieu qui leur convient. C'est ainsi que nous sommes faits pour le roman, comme les Grecs étaient faits pour l'épopée.

Ils chantèrent des épopées et ne composèrent jamais un véritable roman. Au point de vue moderne, leurs oeuvres romanesques sont de simples fictions, des contes banals et absurdes, pour la plupart. […]

Il faut appuyer, selon moi, sur la filiation directe qu'il y a dans la littérature grecque, entre les poèmes et les romans. Évidemment, ceux-ci sont nés de ceux-là, les romans sont fils des poèmes ; ce sont encore des épopées, mais des épopées de décadence, retombées sur la terre, devenues vulgaires et étroites. C'est ainsi que L'Odyssée a certainement servi de patron infini à un nombre infini de contes. Les romanciers grecs, tout en glissant à la banalité et à la barbarie, restèrent poètes, par leurs instincts, par la nature même de leur talent ; ils parlèrent de l'homme et de la nature, sans prendre seulement la peine de regarder autour d'eux, puisant les personnages et les événements au fond de leur imagination, ou les empruntant aux fables déjà créées.
De là le caractère du roman grec. La fiction y règne souveraine ; ce se sont que mensonges, que faits merveilleux, qu'intrigues embrouillées et incroyables. Les conteurs n'y ont presque jamais mis un détail juste et observé ; les mille petits incidents de la vie intime y font défaut, et ces romans qui devraient peindre la société telle qu'elle est, nous emportent dans un monde fabuleux, au milieu d'aventures mensongères et de personnages extravagants. On sent que le roman n'a jamais été pour les Grecs une peinture de la vie réelle, encadrée dans une action vraisemblable ; il a été uniquement pour eux un poème vulgaire, un conte merveilleux qui charmait leur vive imagination, un entassement de fables d'autant plus attrayantes qu'elles étaient plus compliquées, un simple ragoût largement épicé de luxure qui réveillait le palais blasé des lecteurs de la décadence. […]
Pour trouver de véritables oeuvres romanesques, il faut attendre le quatrième siècle.[…]
Je puis cependant conclure en répétant que les Grecs étaient poètes d'instincts, et qu'ils se trouvaient poussés vers l'épopée par leur nature et par les influences de leur milieu ; leur génie étaient mort, lorsqu'ils tombèrent jusqu'à écrire des contes et ce furent encore des poèmes qu'ils écrivirent, mais des poèmes vulgaires et amoindris.
Si maintenant, j'interroge la littérature latine, je ne trouve guère chez les Romains que deux romanciers, Apulée et Pétrone. Ce dernier fut un véritable romancier, un observateur clairvoyant, un peintre fin et spirituel. Il nous a donné, dans le Satiricon, un tableau de la société romaine sous Claude et sous Néron. L'affabulation se ressent encore des contes grecs ; c'est toujours le récit d'un voyage accompli par le héros et amenant les diverses situations. Mais ici ce voyage est une simple prétexte pour faire défiler sous nos yeux les scènes que l'écrivain a observées. Le héros, Enclope, est un intrigant, un chevalier d'industrie qui fuit devant se créanciers et qui, en contant ses diverses aventures étale les hontes et les misères des moeurs de son temps. Voilà enfin des personnages réels, toute une collection d'individus vivants. Sans doute, c'est là une satire, mais une satire vécue, pour ainsi dire ; on sent que le romancier connaît les gens dont il parle, et qu'il a vu les scènes qu'il décrit.
L'Âne d'or, d'Apulée, est aux romans grecs ce que Don Quichotte est aux romans de chevalerie. Apulée a pris le vieux cadre des conteurs ; mais il semble que ce soit pour railler ses devanciers, gens crédules et superstitieux. Il raconte la métamorphose d'un libertin changé en âne, en punition de sa lubricité ; il promène cet âne au milieu d'aventures merveilleuses et termine en le faisant initier aux mystères d'Isis. Cette longue allégorie est certainement une satire dirigée contre les vices et les ridicules de l'époque. Elle paraît d'ailleurs être une Milésienne qu'Apulée aurait empruntée à la Grèce et qu'il aurait approprié à l'usage satirique qu'il voulait en faire. L'épisode de Psyché est à coup sûr un conte grec, délicat et charmant.
Pour achever le tableau rapide et incomplet dont je viens d'indiquer les grandes lignes, il faudrait maintenant joindre, anneau par anneau, les deux bouts de la chaîne qui va des romans grecs, de L'Histoire d'Apollonius de Tyr par exemple, aux romans français du dix-septième siècle. Toute cette période est occupée par les romans de chevalerie dont le cadre ressemble singulièrement à celui des contes grecs ; ce sont les mêmes aventures placées dans une autre civilisation. Même invraisemblance, mêmes amours puériles promenées au milieu de mille obstacles, même pauvreté d'invention. Au dix-septième siècle, les romanciers en étaient encore à l'imitation des Amours de Théagène et de Chariclée.
D'ailleurs, le tableau ne serait pas encore complet, si l'on s'arrêtait là. Il faudrait interroger les littératures étrangères, aller jusque dans l'Inde et dans la Chine. L'esprit humain s'est comporté partout à peu près de la même façon, et il serait curieux de présenter, dans son vaste ensemble, le mouvement qui a mené peu à peu l'humanité à descendre du rêve de la fiction épique jusqu'à la réalité du roman.
Je ne puis tenter aujourd'hui un pareil travail. J'ai voulu simplement demander à l'histoire une définition du roman dans l'Antiquité et dans les premiers temps du christianisme, et il m'est permis maintenant de formuler cette définition pour les oeuvres romanesques qui vont des Milésiennes aux romans de chevalerie. Je mets cependant à part le Satiricon, car cette satire est une oeuvre d'analyse qui par son allure, appartient presque aux Temps Modernes.
À coup sûr, si j'avais demandé à un conteur grec de me définir le roman, il m'aurait répondu : “ Le roman est un mensonge agréable, un tissu d'aventures merveilleuses, le récit d'un amour contrarié et finalement récompensé. Il a pour but de recréer le lecteur, en l'étonnant, en le transportant dans un monde de fantaisie, qui ne ressemble en rien à la terre, et en lui faisant lier connaissance avec des personnages qui ne ressemblent en rien aux hommes. ”

2. Le roman au dix-neuvième siècle

J'ai quitté Athènes, la patrie des dieux morts, et me voici dans Paris, la cité moderne, fiévreuse et savante. […] Chaque maison est devenue un petit monde, les passions se sont enfermées entre quatre murs ; l'homme moderne ne vit pas librement et simplement au soleil, il s'est cloîtré dans ses souffrances et dans ses joies, cherchant l'ombre et le silence. […]
D'ailleurs le rêve est mort et la science vient de naître. Cet homme ne s'égare plus sur les hauteurs des montagnes divines ; un élan d'ignorance sublime ne l'emporte plus au fond de cieux imaginaires. Il y a eu affaissement : lorsque l'humanité, lasse de s'élancer dans le vide, s'est assise et a regardé autour d'elle, elle a vu qu'elle était sur la terre, clouée au sol à jamais. Alors, à la folie généreuse d'atteindre la lumière d'un bond a succédé l'âpre désir de démonter la machine du monde, pièce à pièce, pour en arracher la vérité. Peu à peu l'enquête universelle s'est établie, le travail s'est distribué, et, aujourd'hui l'humanité n'est plus qu'un vaste atelier d'ouvriers, qui patiemment, interrogent la nature et apportent chacun leur pierre à l'édifice de la science.
Dans une telle civilisation, lorsque le ciel a été dépeuplé, lorsque la science a tué les fantômes du rêve et ouvert à l'intelligence des larges horizons de l'observation et de la méthode, lorsque l'homme s'est replié sur lui-même, lorsque le drame de la vie s'est compliqué et déroulé de façon diverse à chaque foyer domestique, il est forcément arrivé que l'épopée, que le roman des dieux et des héros a dû disparaître pour faire place au roman des hommes. J'entends parfois certaines personnes réclamer le poème épique français qui n'existe pas, disent-elles. Certes, il n'existera jamais pour elles si elles attendent une nouvelle Iliade, si elles veulent que l'humanité retourne en arrière, dans les matinées et dans les rêveries lumineuses de son adolescence. Nous ne pouvons, nous les esprits savants et inquiets, causer face à face avec les dieux et croire aux beaux mensonges de l'imagination. Mais, pour les penseurs qui ont interrogé l'histoire et qui savent comment se comportent les forces créatrices de l'intelligence, l'épopée moderne est créée en France. Elle a pour titre La Comédie humaine, et pour auteur Honoré de Balzac.
L'épopée, lorsque le génie de la Grèce a décliné, est devenue le conte ; le conte sous les tendances scientifiques et méthodiques des Temps modernes, s'est transformé de nouveau et s'est changé en roman d'observation et d'analyse. La filiation est évidente ; on peut suivre, en s'appuyant sur l'histoire, le large mouvement qui a conduit l'esprit humain à l'étude de l'homme vivant et de la nature réelle. Du dix-septième siècle jusqu'à nos jours, ce mouvement est très marqué ; entre la Clélie de Mlle de Scudéry, et La Femme de trente ans de Balzac, il y a une série d'oeuvres qui mènent insensiblement du récit merveilleux et invraisemblable à la peinture exacte de la nature humaine. Je me contente d'indiquer cette série, ne pouvant entrer dans le détail. Il me suffit de constater que nous en sommes aujourd'hui au roman analytique qui a pour but de peindre la nature telle qu'elle est et les hommes tels qu'ils sont.
Je mets à part les oeuvres indignes, ces denrées littéraires dont on fait commerce. Je parle des romanciers de génie qui ont créé l'épopée moderne. D'ailleurs je ne veux nommer aucun d'eux, je préfère rester dans la généralité, ce qui me permettra de tracer une rapide esquisse du romancier analyste.
Il est, avant tout, un savant, un savant de l'ordre moral. J'aime à me le représenter comme l'anatomiste de l'âme et de la chair. Il dissèque l'homme, étudie le jeu des passions, interroge chaque fibre, fait l'analyse de l'organisme entier. Comme le chirurgien, il n'a ni honte ni répugnance, lorsqu'il fouille les plaies humaines. Il n'a souci que de vérité, et étale devant nous le cadavre de notre coeur. Les sciences modernes lui ont donné pour instrument l'analyse et la méthode expérimentale. Il procède comme nos chimistes et nos mathématiciens ; il décompose les actions, en détermine les causes, en explique les résultats ; il opère selon des équations fixes, ramenant les faits à l'étude de l'influence des milieux sur les individualités. Le nom qui lui convient est celui de docteur ès sciences morales.
Le cadre du roman lui-même a changé. Il ne s'agit plus d'inventer une histoire compliquée d'une invraisemblance dramatique qui étonne le lecteur ; il s'agit uniquement d'enregistrer des faits humains, de montrer à nu le mécanisme du corps et de l'âme. L'affabulation se simplifie ; le premier homme qui passe est un héros suffisant ; fouillez en lui et vous trouverez certainement un drame simple qui met en jeu tous les rouages des sentiments et des passions. Autant d'hommes, et autant de sujets, car, sous l'impulsion d'un même ressort, chaque organisme moral se comporte différemment. Vous n'aurez plus qu'à grouper quelques êtres, à les heurter, et à étudier les chocs qui se produiront. Si l'analyse exacte est vivante, l'intérêt de votre étude sera poignant, parce que chacun des cris que vous aurez notés, trouvera un écho dans la poitrine du lecteur. C'est ainsi que l'imagination est réglée par la vérité ; elle a pour inventer le vaste champ des réalités humaines, et elle puise des événements vraisemblables dans l'inépuisable matière que lui offre les mille aspects de l'homme et de la nature.
Si j'avais demandé à Balzac de me définir le roman, il m'aurait certainement répondu : “ Le roman est un traité d'anatomie morale, une compilation de faits humains, une philosophie expérimentale des passions. Il a pour but, à l'aide d'une action vraisemblable, de peindre les hommes et la nature dans leur vérité. ”
Rapprochez cette définition et celle que j'ai mise dans la bouche d'un conteur grec, et jugez s'il est prudent de définir un fait qui marche toujours, je veux dire l'enfantement du génie humain. Moi je n'ose arrêter l'épanouissement de nos créations, et je laisse à nos enfants le soin de modifier encore la formule de Balzac.
Qu'il me soit permis en terminant de tirer une conclusion des quelques pages que je viens d'écrire. Je me suis efforcé de montrer le mouvement qui a mené l'esprit humain de l'épopée au conte et du conte au roman d'analyse, sous l'influence des civilisations. Je crois fermement qu'on pourrait faire l'étude complète des diverses transformations que les créations de l'intelligence ont subies à la suite de circonstances déterminées. On aurait ainsi l'histoire large et entière de la pensée écrite, dans toutes les formes qu'elle a prises pour se manifester. On briserait la classification sèche et absolue des rhéteurs, souvent embarrassante et inexacte ; ce qu'ils ont nommés les caractères des genres littéraires ne serait plus que des formes temporaires, amenées par les sociétés et continuellement modifiées par les milieux. Alors, du haut des âges jusqu'à nos jours, s'étendrait notre création, dont chaque phase dépendrait de la phase précédente, et dont chaque nouvel aspect trouverait son explication dans l'histoire. Pour mieux me faire entendre, je compare la pensée écrite à un torrent qui s'élargirait au milieu d'une vallée ; à la source le torrent coule dans un seul lit ; puis les accidents de terrain le divisent, il se sépare en plusieurs bras qui eux-mêmes se ramifient. La pensée écrite s'est ainsi ramifiée, et les annales de l'humanité nous permettent de savoir quelles causes ont déterminé les directions nouvelles que la pensée a suivies. Je résumerai cette façon de voir en énonçant scientifiquement le théorème suivant : les caractères des divers genres littéraires ne sont que les transformations de la pensée écrite soumise aux influences des civilisations. Telle est la formule qui servira de base à un ouvrage que j'espère écrire un jour sous ce titre “ essais de rhétorique historique ”. […] » (p. 503-512)
« Ponsard (L'Événement, 15 juillet 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« […] chaque époque, chaque société a sa littérature distincte qui naît naturellement des nouvelles moeurs et des nouvelles intelligences.
Toute l'histoire littéraire est là pour prouver l'entière liberté des manifestations humaines et l'éternel changement des formes du beau. Il n'y a pas de cadre à imposer à l'artiste, pas de règles, pas de méthode. Les oeuvres vraiment grandes, vraiment vivantes, se produisent d'une façon toute naïve, sans que l'écrivain ait songé à telle ou telle manière d'être ; car l'oeuvre d'art est toujours le produit d'un certain homme mis dans un certain milieu. » (p. 545)
« Les Travailleurs de la mer (L'Événement, 13-14 mars 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« […] Les Travailleurs de la mer sont la lutte de l'homme contre les éléments, de même que Les Misérables sont la lutte de l'homme contre les lois, de même que Notre-Dame de Paris est la lutte de l'homme contre un dogme.
Moi, je préfère peut-être le spectacle du héros qui triomphe des éléments. Ici le poète a le coeur et l'imagination libres. Il ne prêche, il ne discute plus. Il est simplement le grand peintre des forces de l'homme et des forces de la nature. Il est purement artiste, et je n'ai plus à m'inquiéter de ses théories sociales ni de ses croyances philosophiques.
La langue même qu'il emploie est moins étrange, plus naturelle et plus accessible. Nous en sommes aux Feuilles d'automne, lorsque le maître se contentait de rêver et de décrire. Nous assistons au songe grandiose de cet esprit puissant qui met aux prises l'homme et l'immensité. L'homme triomphe de l'immensité. Mais il suffit ensuite d'un souffle pour terrasser l'homme, d'un souffle léger sorti d'une bouche rose.
Sans doute, il y a toujours dans l'oeuvre les grondements du philosophe et du politique. Mais ils fausseront le sens du livre, ceux qui voudront y voir trop d'allusions. Le poète a été surtout poète. N'est-il pas bon que l'arbre produise parfois ses fruits ?
Je crois à un grand succès, à un succès légitime. Nous ne somme plus ici devant Les Misérables ni devant Les Chansons des rues et des bois. Victor Hugo n'a pas voulu faire un procès à la société ; il n'a pas embouché son grand clairon de guerre pour chanter les carrefours et les vallons. Il a seulement pris, dans la réalité, une mer irritée, un garçon crédule et fort, une fille douce et cruelle, et il a heurté ces trois êtres.
De là le drame poignant qui m'a empli d'angoisse. » (p. 526-527)
« Idées et Sensations (Le Salut public, 7 mai 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Je me sens plus à l'aise avec des artistes de tempérament et de métier, qui se contentent de fouiller la nature vraie et de disséquer devant nos yeux le cadavre humain.
Certes, la sympathie très marquée que j'éprouve pour MM. de Goncourt ne me rend pas aveugle. Je vois parfaitement toute leur sensiblerie nerveuse et tout leur maniérisme élégant. Je sais qu'ils ont une certaine façon à eux de dire la vérité : ils ont leur rhétorique, ces révoltés, ils ne touchent à la nature qu'avec un tas de petites minauderies, d'oeillades et de courts évanouissements. Ce sont de jolies femmes légèrement hystériques qui mettent des gants blancs pour toucher à la chair nue.
Mais s'ils ont leurs délicatesses, ils ont aussi leurs vérités. On ne peut les lire sans voir qu'ils travaillent sérieusement le corps humain. Au-delà de leurs mièvreries, au-delà de leurs grimaces délicieuses de femmes coquettes, on aperçoit les grandes vérités du coeur et du corps. Je ne puis feuilleter leurs oeuvres, sans le sentir profondément troublé des mots vrais et poignants qu'elles contiennent. J'ignore si leur art lui-même, cet art fiévreux et inquiet, n'est pas pour beaucoup dans les frissons qui m'agitent. Leur langage est celui d'un moribond qui, du seuil de la mort, voit distinctement la vie et la juge avec tous les effrois de la tombe. » (p. 533-534)
« La Rue (L'Événement, 26 juin 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« J'ai annoncé La Rue que M. Jules Vallès publie chez Achille Faure, et je regrette de n'avoir pas ici la place d'écrire, à cette occasion, une étude détaillée et complète sur le talent de cet écrivain.
Ce talent me paraît surtout fait de verve et d'énergie. Il a pour base des convictions sociales très avancées et très arrêtées. C'est le seul terrain vraiment solide sur lequel l'auteur bâtit ses oeuvres.
Je crois que ses croyances artistiques sont au contraire très vacillantes. M. Jules Vallès a admiré le Convoi du Pauvre, de Vigneron, et la Curée, de Courbet. Je n'ai pu m'expliquer jusqu'à présent comment il concilie ces deux admirations-là.
Considéré comme créateur, il explique un petit coin du monde, non point tout à fait inconnu, mais étrange et curieux, digne en tous points d'être complètement découvert ; il y porte d'ailleurs un façon de voir originale et vive, il a de la hardiesse de l'éclat, de la passion et de la force.
J'ai pour règle de ne demander à l'artiste que son coeur et sa chair. Je me contente donc parfaitement de l'unique note personnelle que M. Jules Vallès paraît avoir à son service, et je le remercie même de la monotonie qui affirme son individualité. Il a souffert, et il parle de la souffrance ; il a vécu une vie d'amertume, et il pleure, il crie, il s'indigne. » (p. 534)
« L'Affaire Clémenceau (L'Événement, 29 juin 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
[À propos de L'Affaire Clémenceau] « Tel est le drame. Il est l'oeuvre d'un anatomiste impitoyable qui fouille courageusement en pleine fange humaine. J'ai adouci autant que possible certains détails d'une crudité voulue. M. Dumas fils a mis en présence deux natures tarées, deux êtres qui ont en eux le vice à l'état natif, et il n'a reculé devant aucune plaie, il a mis à nu toutes les hontes et toutes les misères.
Le roman n'est pas autre chose que l'étude exacte d'Iza et de Pierre, de deux créatures jetées dans le mal par le sang et par le milieu social. Des thèses se cachent sous les faits, et je regrette même que l'auteur ait cru devoir les discuter dans des chapitres spéciaux. Pierre Clémenceau, dans l'émotion de ses hontes et de ses angoisses, ne peut moraliser en toute tranquillité. Le livre est ainsi un plaidoyer contre certain état de choses accepté par la société. Au point de vue de la transmission des vices, il me paraît très discutable.
Mais je ne veux le considérer que comme une oeuvre d'art, car je puis ici admirer à mon aise. M. Dumas fils a une vigueur d'analyse qui donne à ses personnages un relief étonnant. Pierre et Iza sont deux créations qui resteront ; elles vivent ; elles sont complètes, elles se dressent dans leur réalité, et la pensée ne saurait les oublier.
Le talent de l'auteur est un talent froid et sobre, emportant le morceau. L'écrivain est un chirurgien qui, pour aller jusqu'au coeur, coupe dans la chair d'une main paisible et ferme, sans fièvre aucune. Il garde son sang-froid tant que dure l'opération. Il scie et taille avec un plaisir tranquille. Il n'a d'ailleurs ni dégoût ni enthousiasme, et il semble remuer toute cette pourriture humaine avec le calme du médecin qui connaît la toute-puissance de la mort. » (p. 538-539)
« Correspondance littéraire (Le Salut public, 3 juillet 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Ce que j'ai cherché vainement chez M. Vallès, ce sont les idées premières et fondamentales. M. Vallès admire Gustave Planche, dont il est l'antipode ; il attaque Victor Hugo, auquel il a pris toute sa défroque de rhétoricien. Il ignore donc lui-même qu'il n'est que le très humble disciple de l'auteur des Misérables ; il ne se doute donc pas que si Gustave Planche vivait et qu'il daignât lui consacrer une étude, jamais on n'aurait vu pareil éreintement.
Je suis encore bien jeune, et l'expérience m'a cependant appris déjà que l'esprit le plus puissant a besoin de convictions hautes et inébranlables pour se développer d'une façon régulière et complète. Il faut croire à quelque chose en art, il faut avoir une foi artistique, n'importe laquelle, si l'on ne veut crier dans le vide et dépenser une force herculéenne à des jeux puérils. Les phrases sont des phrases, si colorées et si pittoresques qu'elles soient. Lorsqu'on les jette au hasard, selon le caprice du jour, on ressemble à cet homme dont le génie s'use à appeler la foule dans sa baraque pour lui faire admirer des tours de force.
M. Jules Vallès a, il est vrai, des convictions sociales, comme je l'ai dit ailleurs, mais je crains bien que ces convictions ne soient que des convictions d'opposition. La négation éternelle est aisée ; je préfère un créateur d'utopies qui affirme le moindre bout de croyance.
J'aurais peut-être mieux fait de ne pas dire tout cela, car ma pensée doit rester forcément incomplète. D'ailleurs, j'engage vivement mes lecteurs à lire La Rue. Ils y trouveront un tempérament vigoureux qui ne peut écrire rien de banal. Il y a dans l'oeuvre des pages fort remarquables, et je voudrais que tout le monde le connût, car les lignes que je viens d'écrire seraient alors mieux comprises. » (p. 539-540)
« Correspondance littéraire (Le Salut public, 7 juillet 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Il faut que je fasse un aveu dès le début. J'ai ouvert le roman de M. Dumas fils, L'Affaire Clémenceau, avec la ferme croyance de trouver en lui une oeuvre ordinaire, fille de notre âge, où le talent n'est le plus souvent qu'une affaire de mode. Je me défiais de tout le bruit que des amis complaisants avaient fait autour du nouveau-né, avant même qu'il n'ait vu le jour. Je me disais qu'il était difficile de porter une réputation alourdie à plaisir, j'avais enfin la certitude que l'ouvrage ne tiendrait pas les promesses qu'on semblait nous faire.
Aujourd'hui, je déclare que je me suis trompé. Le roman restera, je crois, comme l'oeuvre maîtresse de l'écrivain. Il n'est pas fils du romancier qui a écrit Trois Hommes forts ; il est fils de l'auteur dramatique auquel nous devons certaines scènes vigoureuses et vraies. Je veux dire que les romans précédents de l'écrivain ne pouvaient nous faire prévoir celui qu'il nous donne aujourd'hui, et que cette dernière oeuvre se trouvait plutôt en germe dans L'Ami des femmes et dans Le Demi-monde.
L'Affaire Clémenceau me paraît impossible à la scène, à moins de profonds remaniements ; mais si le livre ne contient pas l'action nécessaire, il est solidement bâti par un homme qui sait observer sur le vif et créer ensuite des personnages vivants. Ici, je le répète, il y a plutôt travail d'analyste, d'anatomiste, de mécanicien donnant la vie à des automates, que travail de romancier promenant des poupées dans une action. L'oeuvre se réduit à quelques personnages, à des sortes de types, que l'auteur a amoureusement dressés dans un certain sens ; il a taillé en pleine nature humaine, il a disséqué le coeur et la chair, il a étudier tous les rouages de la machine, puis, sachant comment nous étions faits, il a créé ses hommes et ses femmes, avec nos vices et nos misères, avec nos passions et nos hontes.[…]
M. Dumas fils n'est pas un simple anatomiste. S'il fouille la pourriture humaine, s'il découvre les plaies, c'est pour pouvoir dire : voilà ce que j'ai vu, voilà le mal ; je demande qu'on cherche le remède.
Je veux dire qu'un moraliste se cache sous le romancier. L'Affaire Clémenceau pose une demi-douzaine de problèmes : celui de la transmission des vices, celui des enfants naturels, celui du suicide et les autres. J'ajouterai même que la forme donnée au roman aurait dû lui empêcher de traiter ces différentes questions dans des chapitres spéciaux. Pierre, dans le mémoire qu'il adresse à son avocat, ne peut guère se mettre à résoudre certains problèmes. D'ailleurs, les quelques solutions qu'il indique en passant me paraissent très discutables.
Heureusement que le moraliste avait besoin d'un anatomiste. J'admire pleinement l'anatomiste. Je pense que toute dissection, pure et simple, faite sans réflexions, porte en elle un enseignement. C'est pour cela que je demande seulement à l'artiste beaucoup de vérité et beaucoup d'énergie. Tout drame, tout roman est un fait mis sous nos yeux ; il suffit d'exprimer ce fait dans sa puissance.
M. Dumas fils a l'énergie nécessaire. Ce n'est pas un analyste passionné, comme MM. de Goncourt ; c'est un homme froid qui accomplit tranquillement sa besogne. Il y a quelque chose de sec, il y a même quelque chose d'étroit dans sa façon de procéder. Il fouille jusqu'au coeur, mais il taille la chair en petits morceaux, méthodiquement, sans se presser. Il a des audaces calmes, il étale les misères humaines en avocat et en chirurgien. » (p. 540-544)
« Essai de critique et d'histoire (L'Événement, 25 juillet 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Je me reconnais comme l'humble disciple de M. Taine, — s'il veut bien accepter comme disciple un garçon aussi peu discipliné que moi. Je crois qu'il a formulé la seule méthode possible en critique. Il y a introduit l'exactitude de la science, avec toute la liberté de l'artiste personnel et vivant. En un mot, il a définitivement posé des lois larges et formelles qui n'ont plus besoin que d'être vulgarisées.
Je crois bien de dire rapidement quelles sont ces lois, malgré la certitude où je suis que mes lecteurs les connaissent déjà.
M. Taine affirme qu'une oeuvre d'art n'est pas un fait isolé, indépendant, mais qu'elle est le produit d'un artiste dont on peut étudier le génie d'après certaines données fixes.
Selon cette façon de voir, un artiste est le résultat de la race à laquelle il appartient, du moment et du milieu dans lesquels il vit. Il faut l'étudier dans sa nation, dans son pays, dans son époque. […]
On accusait M. Taine de nier la personnalité ! Moi-même, je lui ai reproché ailleurs de changer l'homme en une machine, tournant, selon la fatalité, dans un sens ou dans l'autre.[…]
Il se défend avec habileté et énergie. Il dit qu'il n'a jamais nié l'individualité forte et agissante, et il prouve que ses adversaires ont été dupes des mots.
Un génie est fait d'un des traits de la race, d'une des particularités du milieu et du moment. Ces différents éléments que l'on peut analyser séparément, forment par leur ensemble une intelligence unique, ayant ses qualités propres.[…]
La personnalité sera ce je ne sais quoi qui est la vie. Je crois d'ailleurs, comme M. Taine, qu'elle est faite d'éléments que l'on doit étudier à part.[…]
Sa méthode est le résultat de ses vues d'ensemble. Il l'a appliquée à la littérature, il pouvait aussi bien l'appliquer à la politique, à toutes les formes que prennent les manifestations humaines.
Il est le naturaliste du monde moral. Il croit qu'on peut arriver à classer les faits de la vie intellectuelle comme on classe les faits de la vie physique.[…]
J'aurais mieux fait peut-être de ne pas toucher à un sujet que je savais ne pouvoir traiter tout au long. Mais j'éprouvais trop vivement le désir de recommander à mes lecteurs l'examen d'une méthode qui élargira les créations des artistes et les jugements des critiques.
Je l'aime cette méthode parce qu'elle apporte la vérité.
Elle renverse les ridicules philosophies de l'art, elle nie les règles absolues, elle rejette l'idéal, cette commune mesure étroite et fausse.
Elle dit hautement que l'oeuvre est d'autant plus grande qu'elle est plus vivante ; elle laisse à tous la liberté de produire selon sa nature, ne voyant dans une oeuvre ni qualités ni défauts, mais simplement une manifestation du génie humain. » (p. 546-548)
« Poésie (L'Événement, 25 août 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Je néglige les poètes. Hélas ! leurs livres ne sont pas les livres d'aujourd'hui, et ils seront encore moins ceux de demain.
Dieu me garde de dédaigner la poésie ; mais je dédaigne les poètes, j'entends les pauvres gens qui se mettent l'esprit à la torture pour clouer des mots dans le cadre étroit du vers. […]
En somme, je distingue trois groupes parmi les rimeurs : les prosateurs de demain, ceux qui exercent leur intelligence, et qui ont le seul tort de montrer parfois leurs essais ; les entêtés de la médiocrité, les pauvres diables qui poétisent quand même, et sur la blessure desquels je voudrais poser un fer rouge pour les guérir ; enfin les vrais poètes, ceux dont le vers est l'outil naturel, et qui ont la rare faculté de pouvoir, dans une pièce rimée, exprimer entièrement et librement leur personnalité douce et puissante. » (p. 553)
« Correspondance littéraire (Le Salut public, 17 décembre 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Les romans d'un mérite réel sont rares en ces jours d'industrie et d'oeuvres commerciales. Le feuilleton, avec ses exigences d'intérêt haletant et de monstruosités émouvantes, a créé tout un genre de littérature bête et féroce ; lorsque les absurdes récits des conteurs en vogue passent du journal dans le livre, il arrive qu'ils deviennent complètement idiots et malsains.
Je goûte une véritable joie quand je puis découvrir une perle dans ce ruisseau nauséabond qui traverse notre littérature depuis plus de trente ans, mais qui n'a jamais coulé aussi trouble qu'aujourd'hui. Aussi ai-je lu Les Victimes d'amour, de M. Hector Malot, avec une volupté exquise. Songez que mon métier me condamne à lire toutes les turpitudes qu'il plaît à mes contemporains de commettre, et que j'éprouve souvent le besoin de me reposer dans une oeuvre consciencieuse. […] Imaginez une histoire toute simple se déroulant avec lenteur, une étude psychologique et physiologique de la passion, une sorte de traité d'analyse humaine, et vous comprendrez que les abonnés du Constitutionnel n'avaient pas tort de se plaindre, à leur point de vue de lecteurs à la fois blasés et pudibonds.
En deux mots, voici le sujet du roman. M. Hector Malot a voulu étudier les effets de la passion dans l'organisme et dans la vie d'un homme de nos jours. […]
La leçon est amère et forte. D'ailleurs, nous n'avons point affaire ici à un moraliste. L'auteur ne prêche ni ne s'irrite. Il expose ce qui est, à l'aide d'une analyse minutieuse et exacte. Il n'a souci que de vérité, et il monte jusqu'au vrai en donnant un à un les petits faits qu'il a observés dans la nature humaine. La vie est composée d'ordinaire d'un ensemble d'actes fugitifs qui énoncés un à un dans l'ordre où ils se présentent, reproduisent le drame du coeur et de la chair. M. Hector Malot a fait sur ses héros le travail d'un anatomiste moral ; il a disséqué sensation par sensation, pensée par pensée, chacun de ses personnages, et il a consigné dans son oeuvre les mille remarques que ce travail lui a fournies. Le procès-verbal achevé, l'analyse est devenue synthèse ; tous les petits faits rassemblés ont formés un tout, et ce tout est la vie elle-même avec ses détails infinis et ses libres manifestations.
Les belles pages ! et combien elles sont vraies ! Il faut avoir aimé et pleuré pour en sentir l'exactitude profonde. Ce n'est point ici un romancier faisant danser des pantins dont les sanglots grotesques font sourire. On sent le coeur battre et souffrir dans la poitrine du personnage. Ces personnages sont des créatures vivantes qui éprouvent nos joies et nos douleurs. Je les ai suivis dans le drame avec un intérêt poignant, car il me semblait que je sanglotais et que je riais comme eux.
Je veux appuyer sur le mérite de l'oeuvre, parce que, selon moi la méthode analytique est celle que doivent adopter tous les jeunes romanciers. La science moderne nous dit ce que nous devons faire, nous littérateurs, si nous ne voulons pas être écrasés par les lourdes machines du progrès. Les conteurs sont morts ou agonisent, et les plus beaux mensonges du monde ne sont plus que des mensonges dont on se moque. Suivons les savants et revenons à l'étude exacte de la nature ; basons notre code littéraire sur l'observation rigoureuse de la réalité ; prenons des forces dans la vérité inépuisable ; devenons des analystes moraux, des savants en science humaine, des anatomistes de la vie. Là est le salut, là est le seul moyen de donner à notre littérature une impulsion énergique et durable. L'imagination humaine se calmera en se reposant, et nous ne travaillerons plus que sur une matière saine et toujours nouvelle. À coup sûr, tout notre monde littéraire est emporté dans la voie de l'observation pure, nos oeuvres deviennent des sortes de mémoires dressées à l'appui de certaines expériences.
Les Victimes d'amour sont, par exemple, le procès-verbal d'un savant qui a fait l'anatomie d'un coeur lâche que la passion a empli jusqu'à l'étouffement. » (p. 568-570)
« Causeries littéraires (Le Figaro, 18 décembre 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde éditions, 2002.
« Le romancier analyste, par exemple M. Hector Malot, un fils indépendant de Balzac, passe le tablier blanc de l'anatomiste et dissèque fibre par fibre la bête humaine étendue toute nue sur la dalle de l'amphithéâtre. Et ici la bête humaine est vivante ; ce ne sont pas les organes morts qu'interroge le savant, c'est la vie elle-même, ce sont l'âme et la chair dans leur activité. Sur la dalle, au lieu du cadavre troué par le scalpel, est couché un homme chaud et palpitant de passion, livrant les secrets de son être par chacun de ses gestes et chacune de ses paroles.
Le romancier analyste, debout et attentif, note les plus minces détails. Il se produit sous ses yeux une suite de faits qu'il enregistre avec soin, dans l'ordre où ces faits se présentent ; à tel moment, la bête humaine a poussé tel cri, éprouvé telle secousse ; et, peu à peu, l'observateur réunit un ensemble considérable de petites remarques qui toutes sont dépendantes les unes des autres ; cet ensemble est le procès-verbal même de la vie, il contient tout un traité de psychologie et de physiologie expérimentales.
Pour qui a tenté cette analyse patiente de l'âme et de la chair, la science de l'homme se simplifie bientôt. L'étude d'un sujet devient l'étude d'un certain organisme, d'une certaine personnalité, placée dans de certaines circonstances.
On a dès lors une méthode d'observation basée sur l'expérience même. On prend une bête humaine, n'importe laquelle, on l'étudie dans ses instincts et dans la liberté d'action que lui laisse son milieu ; on place, par exemple, comme M. Hector Malot, un être faible et passionné, lâche et aimant, au beau milieu de la société contemporaine, et l'on dresse en toute conscience le procès-verbal exact des faits qui vont se produire dans cet être et autour de cet être.
Notre âge – je parle surtout de notre monde parisien – est secoué par un frisson nerveux qui a exalté et détraqué les facultés aimantes. La passion, chez nous, est une crise bête et folle. Nous n'avons plus l'amour tranquille et épais du sang ; ce sont nos nerfs qui aiment et qui se brisent par la tension énorme que leur donnent nos fièvres chaudes. Nous vivons trop vite, et pas assez en brutes, quoi qu'on en dise. Pour retrouver un pareil état d'esprit, il faut rétrograder jusqu'aux temps fiévreux du mysticisme. Par une logique étrange, la science nous trouble comme la foi a troublé nos pères.
Mettez dans un homme cette passion, faites lui subir la crise nerveuse dont je viens de parler, changez-le en une exquise machine à sensations, donnez-lui un coeur faible, avide de joie, lâche devant la souffrance, et vous aurez la bête humaine que M. Hector Malot a choisie.
Ce n'est pas tout. Donnez, au début de la vie, une maîtresse blasée à cet homme, et étudiez-le comme amant.
Puis, au sortir des bras de cette femme, encore tout chaud d'un amour malsain, jetez-le dans les bras d'une jeune fille simple et douce, et alors étudiez-le comme époux.
Enfin, lorsque, n'ayant plus de sang ni de coeur, il aura pesé sur les êtres qui l'entourent, du poids de son égoïsme et de sa lâcheté, regardez-le avili et infâme en face de ses enfants, et terminez l'analyse navrante en l'étudiant comme père.
Vous aurez dans son entier le sombre drame qu'a écrit l'auteur des Victimes d'amour. Il y a trois actes, trois volumes. C'est une sorte de traité complet de la passion moderne, avec ses fièvres voluptueuses et ses effroyables chutes, et ce n'est pas ici une simple crise, c'est une succession de secousses qui détraquent un être à chaque heure de sa vie. L'observateur a soumis cet être à une analyse minutieuse, dès les premières folies de son coeur, et il l'a suivi ensuite pas à pas, montrant que l'ébranlement a persisté et que l'existence entière n'a plus été qu'une lutte et qu'une maladie éternelles.
L'oeuvre est ainsi devenue le procès-verbal d'une leçon d'anatomie morale que résume scientifiquement en ces termes : étudier les effets de la passion dans l'organisme d'un homme de nos jours, et constater quels vont être les faits qui se produiront en lui et autour de lui, en le considérant successivement comme amant, comme mari et comme père.[…]
On peut remarquer que, dans les deux premiers volumes, l'affabulation est presque nulle. Le romancier analyste ne s'est point inquiété d'inventer des événements plus ou moins singuliers et piquants.
Il a mis ses héros dans des situations ordinaires qui se sont déroulées naturellement ; ces quelques situations lui ont suffi, car il n'avait pas charge d'étonner ses lecteurs par des coups de théâtre invraisemblables et bêtes, il voulait uniquement étudier l'homme aux prises avec la passion. Son oeuvre, je le répète, est un simple procès-verbal écrit au jour le jour, détail par détail ; le puissant intérêt de l'ouvrage est de nous donner la vie dans sa réalité, de nous montrer comment fonctionne la machine humaine dans des circonstances déterminées.
Et voyez ce qu'il arrive, lorsque le romancier analyste s'égare. Il croit avoir besoin, en écrivant Les Enfants, de situations particulières et dramatiques, difficiles à obtenir dans la vie de tous les jours, et le voilà cherchant et trouvant une fable presque invraisemblable qui le force à exagérer ses effets et à sortir de la vérité. Combien est préférable l'étude patiente du cours naturel des choses ! Jusque-là, il me semblait que je lisais la vie du premier venu, de vous ou de moi, et cette vie me touchait d'autant plus qu'elle me paraissait plus vraie et plus ordinaire.
Je croyais feuilleter l'intéressant mémoire d'un anatomiste qui m'expliquait ce qu'est ma passion et de quelle manière se comportent ma chair et mon coeur. Et, brusquement, en continuant l'histoire, je trouve un dramaturge, un homme qui doit mentir et qui me conte des choses dont je ne puis croire un mot.
Ah ! pourquoi avez-vous gâté votre beau travail de savant, en consentant à devenir un romancier dramatique ? Il ne fallait pas permettre à Maurice de simuler un suicide, ni faire marier à Palerme Armande et Martel. Je sais bien que ces mensonges banals étaient nécessaires, si vous vouliez charpenter dramatiquement votre récit. Mais je vous assure que je n'avais pas besoin de cette intrigue embrouillée pour être intéressé et pour admirer votre talent.
Ce qui m'attache en vous, c'est la fidélité de votre analyse, ce sont les mille renseignements que vous me donnez sur la vie, c'est le spectacle réel de ce qui est et de ce qui agit.
En somme, j'ose dire que Les Victimes d'amour sont une des oeuvres les plus remarquables de ces dernières années.
L'ouvrage, comme dit M. Taine en parlant des romans de Balzac, est un “ grand magasin de documents sur la nature humaine ”.
Rien ne m'écoeure comme la sottise de ces amuseurs publics qui font métier d'invraisemblance. Ils trafiquent de l'erreur et de la duperie. Ils inventent des histoires à dormir debout, et leurs personnages sont des pantins grotesques dont ils tirent maladroitement les ficelles. Ils entassent les inepties, ils font parler les hommes comme des marionnettes, ils s'imaginent que plus ils s'éloigneront de la vie de tous les jours, plus ils monteront dans la curiosité et l'intérêt de la foule. Il leur faut des fables absurdes, des événements monstrueux, et ils ne se doutent même pas que le premier homme venu qui les coudoie dans la rue est mille fois plus intéressant à étudier que leurs pantins de convention.
Peignez la vie toute nue, la vie banale, telle qu'elle est ; analysez-la avec conscience, et vous verrez le public intelligent se pencher sur votre oeuvre, pris d'un intérêt poignant. Il nous faut des oeuvres de vérité, en cet âge de science. Les conteurs meurent à la peine ; les analystes seront à coup sûr les romanciers de demain. » (p. 570-574)
« M. Gustave Flaubert (L'Événement, 25 août 1866) », dans Œuvres complètes, t.2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau Monde éditeur, 2002.
« J'imagine qu'un académicien vienne à mourir – je ne nomme personne, ils sont tous mortels – et que M. Flaubert, pris d'une fièvre subite, pose sa candidature. Le plus galant homme est sujet à des défaillances soudaines, à des appétits malsains et immodérés.
M. Flaubert fait sa tournée de rigueur. M. Guizot lui demande un acte de foi, M. Villemain le plaisante gravement, M. de Lamartine lui prend les mains et se met à pleurer, M. Viennet ne veut même pas le reconnaître.
Il se rend alors chez M. Désiré Nisard. Là, il se fait annoncer, attend un grand quart d'heure et pénètre enfin dans le cabinet de l'illustre critique.
M. Nisard, long et maigre, peigné avec soin et vêtu d'une aristocratique robe de chambre, se lève galamment et le questionne du regard. À vrai dire, M. Flaubert cause une impression désagréable sur ses nerfs délicats ; cette face haute en couleur et comme couturée, ces yeux ronds et saillants, cette moustache rude, toute cette allure épaisse et presque commune lui fait croire un instant qu'il a devant lui un riche maquignon de Normandie.
“ Monsieur, dit le visiteur, je suis M. Gustave Flaubert, je désire entrer à l'Académie, et je viens solliciter votre suffrage. ”
Le front de M. Nisard se rembrunit visiblement. Il fait le geste d'un homme qui se résigne, et, d'une voix froide et polie :
“ Fort bien, répond-il, veuillez vous asseoir. ”
M. Nisard. – Quels sont vos titres, je vous prie ?
M. Flaubert. – Mes titres ?... Je suis romancier, j'ai publié deux ouvrages.
M. Nisard, dédaigneux. – Romancier, dites-vous… Et comment se nomment vos petites histoires ?
M. Flaubert. – Mes petites histoires se nomment Madame Bovary et Salammbô.
M. Nisard. – Ah ! oui, je crois me souvenir… C'est de la littérature facile, cela.
M. Flaubert. – Pardon, j'ai consacré à chaque volume dix ans d'étude et de travail.
M. Nisard. – N'importe, c'est ce que j'ai nommé de la littérature facile… parlez-moi un peu de vous.
M. Flaubert. – J'ai quarante-cinq ans, j'appartiens à une famille de médecins distingués, et j'ai moi-même commencé par étudier la médecine. Plus tard, le lyrisme m'a pris aux cheveux ; Byron et Hugo ont failli me perdre. Mais, plus sage que mon ami Louis Bouilhet, j'ai su me dérober à temps aux caresses de la Muse, lui laissant seulement entre les mains un pan de mon manteau. Je n'ai eu dès lors pour maîtresse que l'âpre Réalité.
M. Nisard. – Vos paroles sont trop imagées. Vos romans ne doivent pas avoir la hauteur calme et sereine des oeuvres classiques.
M. Flaubert, impatienté. – Je vous ai fait entendre, monsieur, que j'étais de mon âge. J'en ai les fièvres et les hontes, la sensibilité maladive et l'insatiable curiosité. J'ai étudier les faits amoureusement, un à un, dans leurs minuties ; j'ai mis de certaines personnalités dans certains milieux, et mon seul souci a été de constater quels chocs allaient se produire entre les choses et les êtres. Madame Bovary, dans ma pensée, n'est que l'étude d'un tempérament particulier de femme se développant dans les solitudes bêtes de la province.
M. Nisard. – Je ne comprends pas… Quels sont vos autres titres ?
M. Flaubert, sans l'entendre. – D'ailleurs, je ne prétends pas vous le cacher, Salammbô n'est autre que Madame Bovary costumée en Carthaginoise. Des civilisations différentes amènent des vices différents. Mettez Salammbô entre le pharmacien Homais et le pauvre médecin de campagne, Charles Bovary, et au lieu de se rendre dans la tente de Mâtho, le chef des mercenaires, elle ira dans la chambre de Léon, le clerc d'avoué. Je suis un simple anatomiste qui dissèque les gens et les faits ; les chairs sont souvent les mêmes, et je me suis plu seulement à les vêtir d'étoffes diverses.
M. Nisard. – Quels sont vos titres ?
M. Flaubert. – Mes autres titres ?... Vous tenez à ce que j'aie d'autres titres ?... Je suis savant, très savant. J'ai fait d'excellentes études classiques. Plus tard, j'ai acquis toute la science d'un archéologue ; je suis allé en Afrique dans le simple but de visiter et d'étudier les ruines de Carthage.
M. Nisard, d'une voix douce. – Et vous avez écrit un bon gros ouvrage, bien épais et bien illisible… Vous êtes des nôtres.
M. Flaubert. – Pas du tout ; j'ai écrit Salammbô. On a vivement attaqué ma science, dans la revue contemporaine, et je l'ai défendue plus vivement encore… Cela ne vous suffit pas ? Sachez alors qu'on a failli condamner Madame Bovary à être brûlé, pour cause de moralité publique. Je sais que l'Académie aime les persécutés. Malheureusement, je n'ai pas eu à faire un mois de prison, comme M. Prévost-Paradol.
M. Nisard, glacial. – Alors, monsieur…
M. Flaubert. – Attendez. je travaille en ce moment à un livre – hélas ! c'est un roman encore – dans lequel j'étudie la société contemporaine. J'en suis à la moitié environ. Je me trouvais à Chartres dernièrement, pour y voir de mes yeux l'endroit où j'ai placé une des scènes de mon drame. Je ne donne jamais un détail à la légère ; je rédige lentement, décrivant tout sur nature, en homme qui n'est point pressé et qui peut se passer de l'argent des éditeurs. Je suis une nature contemplative, un nomade, vivant ici et là, à Rouen et ailleurs, rarement à Paris. Je mets, s'il le faut, une semaine pour écrire une page, car je n'ai souci que de justesse et de réalité.
M. Nisard. – Tout cela est bel et bon, mais je ne vois pas…

Tandis que M. Flaubert, toujours poussé par sa fièvre maligne, se débat contre la froideur de M. Nisard, la Vérité, cachée dans un coin du cabinet, dit tout haut ce que le candidat ne peut même dire tout bas.

“ Celui-là, dit-elle, est un des esprits les plus puissants de notre âge. Il a su trouver l'art du siècle. Son génie d'analyste et de peintre lui a permis de fouiller jusqu'au fond la nature humaine et de nous en montrer les secrets rouages.
“ Il appartient à la famille des illustres savants qui ont poussé l'humanité dans une voix nouvelle. Il est descendu des hauteurs banales des généralités, et il nous a donné la vérité vivante et individuelle. C'est un chimiste poète, un mécanicien peintre, qui s'est contenté d'analyser les faits moraux et physiques, et d'expliquer le jeu des tempéraments et des milieux.
“ Venu après Balzac, il a pris une place haute et particulière. S'il n'a point créé tout un monde, il a serré le réel de plus près. Balzac, comme Shakespeare, a rêvé la vérité, une vérité agrandie par la fièvre de l'imagination ; Flaubert est resté les yeux ouverts devant le vrai disant fortement et complètement ce qu'il voyait.
“ Aussi, chacun de ces ouvrages est-il un événement. On rit et on se moque ; mais on est pris comme par un poignet de fer qui vous fait crier d'angoisse.
“ Ses titres à l'admiration sont ceux du génie personnel et libre.
“ M'entendez-vous M. Nisard ? ”
M. Nisard se garde même d'écouter. Il répète, de plus en plus froidement :
“ Quels sont vos titres ? Quels sont vos titres ? ”
Et M. Flaubert, poussé à bout :
“ J'oubliais, finit-il par dire, je viens d'être décoré. ”
M. Nisard se lève, reconduit le visiteur et le congédie en lui disant :
“ Inutile de continuer vos visites, monsieur. Mes collègues sont bien décidés à ne plus accepter ceux que l'on récompense ailleurs : M. Prévost-Paradol n'a pas la croix. ”

Je souhaite que cette scène imaginaire devienne le cauchemar de M. Flaubert, s'il a jamais une véritable fièvre académique. » (p. 584-587)
« La société de l'avenir (L'Événement illustré, 25 mai 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« J'apprends qu'il s'est fondé ces jours-ci, sous le nom de Société de l'avenir, une société d'écrivains et d'artistes qui se donnent pour mission de venir en aide aux débutants de la littérature et de l'art. […]
Certes, le but est trop louable pour que je cherche à plaisanter. D'ailleurs, je trouve parmi les noms des membres du comité ceux de MM. Taine, Littré et Sainte-Beuve, ce qui me prouve que je n'ai pas affaire à une réunion de bohèmes créant une agence d'admiration mutuelle.
Mais les fondateurs ont-ils bien songé aux difficultés énormes qu'ils vont avoir à vaincre pour obtenir de bons résultats, et croient-ils sérieusement que la littérature et l'art peuvent être encouragés comme l'agriculture et l'élevage des bestiaux ?[…]
Je ne voudrais pas dramatiser la question plus que de raison, mais je désirerais faire comprendre que la lutte avec la misère et l'obscurité est parfois moins terrible que la lutte avec le succès, dans certaines conditions. Pour ma part, jamais je n'aurais accepté qu'une société fît de moi sa chose, qu'elle me conseillât et cherchât à me pousser dans le bon chemin. On doit combattre seul : les forts survivent, les faibles meurent, et c'est justice.
La société de l'avenir pourra inventer un groupe d'écrivains modestes et médiocres, ayant les tendances et les pensées de tout le monde ; mais elle ne fera pas pousser un seul homme d'un talent primesautier et personnel.[…]
Tout protectorat déplaît aux esprits libres et fiers […]. » (p. 439-440)
« Livres d'aujourd'hui et de demain (Le Figaro, 31 janvier 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Vous avez émis, monsieur [inconnu], une étrange théorie qui inaugure une esthétique toute nouvelle. Vous prétendez que si un personnage de roman ne peut être mis au théâtre, ce personnage est monstrueux, impossible, en dehors du vrai. Je prends note de cette incroyable façon de juger deux genres de littérature si différents ; le roman, cadre souple, s'élargissant pour toutes les vérités et toutes les audaces, et la pièce de théâtre qui vit surtout de conventions et de restrictions.
Certes non, on ne pourrait mettre Germinie Lacerteux sur les planches où gambade Mlle Schneider. […]
Sans plaisanter davantage, monsieur, comment n'avez-vous pas compris que notre théâtre se meurt, que la scène française tend à devenir un tremplin pour les paillasses et les sauteuses ? Et vous voulez, avant d'accepter et d'admirer les personnages d'un roman, les faire rebondir sur ce tremplin et savoir s'ils exécutent la cabriole des poupées applaudies ! Mais ne voyez-vous pas qu'en France on ne va au théâtre que pour digérer en paix. Demandez aux auteurs dramatiques de quelque talent les rages qu'ils ont parfois contre ce public pudibond et borné, qui ne veut absolument que des pantins, qui refuse les vérités âpres de la vie. Nos foules demandent de beaux mensonges, des sentiments tout faits, des situations clichées ; elles descendent souvent jusqu'aux indécences, mais elles ne montent jamais jusqu'aux réalités.
Lisez l'Histoire de la littérature anglaise de M. Taine, et vous verrez ce qu'on peut oser sur la scène chez un peuple auquel son tempérament permet d'assister au spectacle réel de nos passions. Wycherley et Swift n'auraient pas hésité à mettre Germinie au théâtre. Nous autres, nous préférons les vaudevillistes gais ou funèbres : Scribe sera toujours le maître de la scène française.
Ah ! monsieur, si le théâtre se meurt, laissez vivre le roman. Ne mettez pas le romancier sous le joug du public. Accordez-lui le droit de fouiller l'humanité à son aise, et ne déclarez pas ses créations monstrueuses, parce que les spectateurs, qui ont lu Les Mémoires d'une femme de chambre, se prétendent révoltés par le spectacle d'une vérité humaine qui passe.[…]
Ainsi, monsieur, il ne vous déplairait pas trop que Germaine Lacerteux fût en maillot, pourvu qu'elle eût les jambes bien faites. […] Toutes les femmes ne sont pas “ plastiques ”.
Vous restez à fleur de peau, monsieur, tandis que les romanciers analystes ne craignent pas de pénétrer dans les chairs. C'est moins voluptueux, et moins agréable, je le sais ; les tableaux vivants, les apothéoses de féerie sont excellents pour provoquer des rêves amoureux : la vue d'une salle d'amphithéâtre est au contraire écoeurante pour ceux qui n'ont pas l'amour austère de la vérité. Je crains bien que nous ne nous entendions pas. Je trouve fort indécente l'exhibition de certaines actrices, et je n'éprouve qu'une douleur émue en face des plaies intérieures du corps humain.
S'il est possible, ayez un instant la curiosité du mécanisme de la vie, oubliez l'épiderme satiné de telle ou telle dame, demandez-vous quel tas de boue est caché au fond de cette peau rose dont le spectacle contente vos faciles désirs. Vous comprendrez alors qu'il a pu se rencontrer des écrivains qui ont fouillé courageusement la fange humaine. La vérité, comme le feu, purifie tout. Il y a des gens qui emmènent le soir des filles et qui les renvoient le lendemain matin après s'être assurés si elles ont la taille mince et les bras forts ; il y en a d'autres qui préfèrent étudier les drames intérieurs de la femme, qui ne touchent à la chair que pour expliquer les fatalités.
D'ailleurs, monsieur, je vous l'accorde, on doit fouiller la boue aussi peu que possible. J'aime comme vous les oeuvres simples et propres, lorsqu'elles sont fortes et vraies en même temps. Mais je comprends tout, je fais la part de la fièvre, je m'attache surtout dans un roman à la marche logique des faits, à la vie des personnages ; j'admire Germinie Lacerteux, moins dans les pages brutales du livre que dans l'analyse exacte des personnages et des faits. Vous déclarez l'oeuvre putride parce que certains tableaux vous ont choqué ; c'est là de l'intolérance.
Passez outre, et dites-moi si les auteurs n'ont pas créé des personnes vivantes, au lieu des poupées mécaniques que l'on rencontre dans le romans de M. Feuillet par exemple.
Je vous averti que je suis de l'avis de Stendhal. Je crois qu'un romancier doit d'abord écrire ses oeuvres pour lui : le souci du public vient ensuite.
Le roman n'est pas comme l'auteur dramatique, il ne dépend point de la foule. Si vous voulez, nous appellerons Germinie Lacerteux un traité de physiologie, nous le mettrons dans une bibliothèque médicale, nous recommanderons aux jeunes filles et aux gens délicats de ne jamais le lire. Tout cela n'empêchera pas que Germinie Lacerteux ne soit un livre des plus remarquables.
Vous dites qu'il est facile de travailler dans l'horrible. Oui et non. Il est facile – et vous l'avez prouver – d'écrire une page violente, sans y mettre autre chose que de la violence ; mais il n'est plus aussi facile d'avoir une fièvre toute personnelle, et d'employer l'activité que vous donne cette fièvre, à observer et à sentir la vie. Demandez à M. Claretie s'il renie ses premiers livres, comme vous paraissez le dire. Quant à moi, je ne pense pas qu'il renonce à l'étude de la vie moderne, et je crois qu'il y reviendra tôt ou tard avec un égal amour pour la réalité.
Les Derniers Montagnards, un beau livre que je viens de lire, ne sont qu'une ode en l'honneur de l'héroïsme et de l'amour patriotique. Au-dessous de ses folies généreuses, la nature humaine a ses misères de tous les jours, qui sont moins consolantes, mais aussi intéressantes à étudier.
D'ailleurs, ne tremblez pas, monsieur. La “ littérature putride ” ne nourrit pas ses auteurs. Le public n'aime pas les vérités, il veut des mensonges pour son argent. Vous accusez presque MM. de Goncourt d'être “ trivialistes ” uniquement pour être lus. Eh ! bon Dieu ! vous ne savez donc pas qu'on a vendu trente mille exemplaires de Monsieur de Camors, et que Germinie Lacerteux n'en est qu'à sa seconde édition.
Croyez-moi, monsieur, laissez en paix les romanciers consciencieux. S'il vous faut dévorer quelqu'un, dévorez nos petits musiciens, nos petits faiseurs de parade, ceux qui font vivre le public de platitudes.
Un dernier mot. J'ai évité de parler de moi. Permettez-moi pourtant de vous dire que, si j'ai été parfois intolérant, comme vous me le reprochez, jamais je n'ai écrit un article qui pût écoeurer et faire rougir mes lectrices. Je vous défie de trouver dans la collection de L'Événement, une seule phrase signée de mon nom que vous ne puissiez mettre sous les yeux d'une jeune fille.
Quand j'écris un livre, j'écris pour moi comme je l'entends ; mais, quand j'écris dans un journal, je le fais de façon à pouvoir être lu de tout le monde. Si j'avais une fille, monsieur, après avoir jeté un coup d'oeil sur le numéro du Figaro où se trouve votre lettre, j'aurais brûlé ce numéro. » (p. 551-555)
« Le nouvel immortel (L'Événement illustré, 11 mai 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Le parfait académicien est l'homme sage qui a l'amour platonique des belles-lettres. Il doit y avoir en lui une pointe de l'amateur, de l'écrivain riche, cultivant à loisir la poésie ou la prose. Sa personnalité effacée vit sans bruit, sans succès éclatant, dans la politesse exquise et le demi-sourire des salons. Toutes les fois que l'Académie peut mettre la main sur un pareil homme, il est bien naturel qu'elle le reconnaisse pour un des siens, puisqu'elle est essentiellement composée d'hommes semblables. » (p. 561)
« Un homme heureux (L'Événement illustré, 18 mai 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« [Le] talent [d'Arsène Houssaye] est comme la fleur jeune et fraîche de cette vie de succès. Né en plein romantisme, dans ces heures où la violence gothique, le sang et les pleurs étaient de mode, il a compris que le moment était venu de tenter une réaction, de revenir à la pastorale attendrie et aux élégances amoureuses des salons. Il s'est fait exquis, en voyant que les autres se faisaient farouches. Et il a appelé à lui tous les amants de ce monde, qui sont venus se reposer au fond des charmilles discrètes et voluptueuses qu'il leur ouvrait.[…]
Le poète n'a pas vieilli, mais les temps ont marché, nous en sommes à l'époque des petites et des grandes dames. Il a senti que le succès était là, dans le portrait de ces soeurs jumelles et ennemies, qui ont les mêmes tailleurs et les mêmes amants. Et il a publié Mademoiselle Cléopâtre et Le Roman de la duchesse. Et il va publier Les Grandes Dames.
En lisant hier, dans ce journal, le fragment que l'on a donné de ce dernier roman, j'étais ravi de la souplesse, de l'habileté aisée et aristocratique de l'écrivain. La scène d'amour, dans la chambre, est des plus scabreuses ; mais, bon Dieu ! que cela est conté légèrement. Certains réalistes de ma connaissance auraient appuyé d'une façon maladroite, et, du coup, se seraient fait un ennemi du public, qui aime seulement les passions des riches, celles qui vautrent leur infamie dans la soie.
C'est après avoir lu cette scène que j'ai été persuadé que M. Arsène Houssaye est vraiment un homme heureux. » (p. 564-565)
« MM. Edmond et Jules de Goncourt (Le Gaulois, 22 septembre 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je me les imagine [MM. de Goncourt] insensibles au gain, je veux dire travaillant uniquement pour contenter leur ambition littéraire, et ne songeant au profit qu'il tireront d'une oeuvre que lorsque cette oeuvre est achevée. Ils se sont ainsi créé une place à part dans le mouvement commercial de la littérature et du temps. Ils peuvent à l'aise fouiller une idée et la rendre dans un style savamment ouvragé ; ils ont devant eux des jours, des mois, des années de loisir, et, s'il est nécessaire, ils n'écriront que dix lignes par semaine, ils travailleront leurs livres comme des lapidaires habiles et minutieux. Dans leur liberté absolue, ils peuvent avoir les fiertés, les paresses fécondes, la conscience artistique des véritables écrivains.
[…] La fortune les a pris par la main et les promène à l'aise dans le domaine de l'art.

La fortune n'est qu'un moyen, et je connais des millionnaires qui sont de parfaits imbéciles. MM. des Goncourt ont trouvé dans leur aisance une sorte de milieu tiède et voluptueux qui a dû développer leur genre de talent. Imaginez-les dans la misère et demandez-vous ce qu'ils auraient fait.

Pour grandir, il leur fallait, je crois, les flâneries de l'amateur, les caprices satisfaits du collectionneur et de la jolie femme. Leurs oeuvres entraînent une idée de luxe et de liberté. Ces oeuvres seraient devenues âpres et heurtées entre les mains d'un affamé ; entre leurs mains, elles sont restées élégantes, raffinées, pleines de délicatesses aristocratiques.

C'est là le trait distinctif de leur talent. Ils ne peuvent fouiller la pourriture humaine sans mettre des gants et sans se parfumer les mains. Il y a en eux des observations impitoyables qui descendent en pleine boue, et des petits-maîtres qui attifent et pomponnent les phrases dont ils se servent pour décrire les plaies les plus ignobles. Germinie Lacerteux est un exemple de cette clinique de l'amour profanée en gants blancs. On sent qu'ils abordent la réalité en gens courageux qui, par raisonnement, ne craignent pas les puanteurs, mais qui, par instinct, aiment les senteurs douces.

Donnez à un misérable le sujet de Germinie Lacerteux, dites-lui d'écrire l'histoire de cette servante que sa nature et les circonstances poussent à la honte et à la mort, et vous verrez quel pamphlet écrira cet homme. Vous entendrez dans son oeuvre les cris de sa faim, les sanglots de ses luttes. Chez MM. de Goncourt, rien de cela ; on sent qu'ils ne sont point trop irrités contre la société, qu'ils en acceptent les plaies avec un amour d'artiste, et qu'ils étudient ces plaies, curieusement, comme des potiches intéressantes qu'il auraient achetées chez un brocanteur. Ils y emploient le même style qu'ils ont employé pour parler des maîtresses de Louis XV, un style adorable et tourmenté, plein de puérilité et de force.

Ce style est leur chair et leur sang. Il leur appartient en propre et les explique en entier. Avant tout, c'est un style d'artistes, d'hommes qui ont le culte de la forme et l'amour du pittoresque ; ensuite c'est un style de garçons riches et libres auxquels il est permis de faire du dilettantisme et qui n'ont aucune haine à satisfaire contre le sort : on peut en outre y lire le tempérament maladif et délicat des écrivains, leur goût prononcé pour les bibelots, leur curiosité ardente pour tout ce qui est exceptionnel et rare.

Dieu me pardonne ! s'ils aiment la boue, c'est que tout le monde n'y met pas le nez. Leur style est là qui nous confesse une recherche incessante de l'imprévu, de l'inconnu, de ce que personne ne sait et ne dit. J'ai affirmé plus haut que MM. de Goncourt aimaient par instinct les senteurs douces et par raisonnement les puanteurs ; il serait plus vrai de dire qu'ils préfèrent un mélange étrange d'odeurs âpres et de parfums légers, une sorte de ragoût épicé et parfumé, fait uniquement pour les sens de lecteurs énervés, curieux d'éprouver des sensations nouvelles. Ils sont artistes à la façon des fumeurs d'opium ; ils vivent dans un monde d'impressions bizarres, entre la douleur et la volupté, dans le ruisseau et sur les fleurs, élégants et corrompus, goûtant des joies singulières à goûter des délicatesses au milieu d'une salle de dissection, et ne disséquant que les cadavres déjà murs, horriblement tordus par quelque mal rare, d'une analyse difficile qui tente leur scalpel.

Les ennemis littéraires de MM. de Goncourt leur reprochent leur recherche exclusive du style, de l'effet plastique. Ces écrivains, disent-ils, ont introduit en littérature les procédés de la peinture ; ils possèdent un talent essentiellement descriptif, ils peignent plus qu'ils n'écrivent. Au lieu de se servir de la forme comme d'une mousseline, simple et claire, qui habille la pensée sans l'étouffer, ils chargent les moindres bouts d'idée de vêtements bizarres et splendides.

Tout cela est vrai. Seulement, il faudrait faire remarquer que MM. de Goncourt ont une façon de peindre qui leur appartient. Ils voient par masse, largement, et ils procèdent par taches éclatantes ; on aura une connaissance complète de leur manière en lisant une description de Paris qui se trouve au début de Manette Salomon. Leurs meilleurs tableaux sont des esquisses jetés lestement, toutes grouillantes de notes aiguës, faites en quelques coups de pinceau, sans trop de dessin, mais vivantes et empoignantes par leur tapage de couleurs.

Je sais que l'analyse humaine doit être la seule besogne des véritables romanciers ; Balzac est un génie tout en étant un écrivain souvent incorrect et diffus. Je sais également que MM. de Goncourt sont avant tout des stylistes et que l'analyse est pour eux un moyen d'aiguiser leurs phrases. Ils ont réussi plus par la forme que par le fond. Mais il faut les regarder comme des artistes en toutes choses, et non comme des romanciers, des critiques ou des historiens.

Dès lors, on ne pourra leur refuser un sens artistique des plus développés ; on leur accordera qu'ils se sont créé une place à part dans l'art contemporain, et même qu'ils ont inventé un art qui leur est personnel. Cet art possède des charmes pénétrants ; il a la grâce de ces enfants précoces et malades que l'on écoute parler avec une sorte de volupté douloureuse. J'avoue que je n'ai jamais pu lire une page de MM. de Goncourt sans être profondément secoué. Affaire de nerfs sans doute. Je les aime de toutes mes sympathies, comme j'aimais, étant petit garçon, les fruits mûrs d'un côté et verts de l'autre.

[…] Manette Salomon, leur dernière oeuvre, les montre tels que j'ai essayé de les représenter, hardis et raffinés, peignant du bout de leur plume de petits chapitres qui sont autant de tableaux, vrais jusqu'à la crudité, exquis jusqu'à la mièvrerie. » (p. 571-574)
« Causerie (La Tribune, 29 novembre 1868) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« J'ai publié dernièrement dans un journal un roman, La Honte, qui portera en librairie le titre de Madeleine Férat. Un passage de ce roman, lors de sa publication en feuilletons, a éveillé l'attention du parquet. […]
La question est nettement posée. Eh bien ! je refuse absolument d'ôter un seul mot à mon livre, et je porte le débat devant le public pour qu'il juge souverainement si j'ai tort ou raison. Je refuse pour deux causes.
La première est que les quelques lignes qu'on voudrait me faire enlever contiennent toute la thèse du livre. J'ai pris cette thèse dans Michelet et dans le docteur Lucas ; je l'ai dramatisée d'une façon austère et convaincue ; je n'entends pas convenir que j'ai pu blesser les bonnes moeurs en écrivant une étude médicale, dont le but est, selon moi, d'une haute moralité humaine. Cette étude tend à accepter les liens du mariage comme éternels, au point de vue physiologique. La religion, la morale disent à l'homme : “ Tu vivras avec une seule femme ” ; et la science vient lui dire à son tour : “ Ta première épouse sera ton épouse éternelle.” J'ai simplement mis en oeuvre cette théorie scientifique. Je crois avoir écrit un livre utile, honnête.
La seconde cause de mon refus, la plus puissante, est que je regarde cette affaire comme une question de droit. […] Je me refuse à croire un instant que le parquet puisse songer à me poursuivre, lorsqu'il a déjà fait grâce au journal qui a publié mon oeuvre.
[…]
Les Mémoires d'une femme de chambre ont circulé librement, et Madame Bovary a été poursuivie. Toute la façon dont le parquet entend la moralité en littérature est dans cet exemple. On tolère les petites histoires graveleuses, les indiscrétions d'alcôves, pourvu qu'elles soient écrites en patois et qu'elles soient parfumées d'eau de lavande et de poudre de riz. Les grandes sévérités, les réquisitoires foudroyants du ministère public sont réservés pour les oeuvres de courage, de science et de talent. C'est là une singulière interprétation de la loi. Si j'avais l'honneur d'être procureur impérial, je comprendrais tout autrement mon mandat. Je serais sans pitié pour ces biographies de femmes, ornées d'un portrait provoquant, au bas duquel il ne manque que l'adresse de la dame ; je frapperais les platitudes indécentes, le trafic honteux de ces gens qui spéculent sur les curiosités malsaines du public. Ces publications seules menacent les bonnes moeurs ; elles se débitent à un nombre considérable, elles s'adressent directement à la foule des désoeuvrés qui les lisent sans fatigue. C'est comme la monnaie courante du vice. Les ouvrages graves, au contraire, ceux qui étudient sévèrement les passions humaines, et que le parquet croit devoir désigner à l'indignation des honnêtes gens, sont de véritables traités scientifiques, qui ne vont pas entre les mains de tous. Si leur influence devait être mauvaise, cette influence serait singulièrement restreinte, car ils découragent les esprits futiles par leur allure sérieuse. Mais je voudrais que tout le monde eût le courage de les lire. Ils sont pleins d'enseignements âpres ; s'ils consentent à descendre en pleine boue sociale et humaine, c'est avec le dévouement du médecin qui passe sa vie dans l'étude des misères du corps, pour guérir et pour élargir la science. Que le parquet se dise, chaque fois qu'il voudra sévir : “ Les niaiseries indécentes tuent parfois une société, les vérités nues, jamais. ”
S'il nous fallait une excuse, nous la trouverions dans les misères du temps que nous traversons. On nous accuse de lever les voiles ; mais l'heure n'a-t-elle pas sonné de tout étudier et de tout dire ? Quand une société se putréfie, quand la machine sociale se détraque, le rôle de l'observateur et du penseur est de noter chaque plaie nouvelle, chaque secousse inattendue. Notre âge est nerveux ; les nerfs ont dominé et nous poussent à l'inconnu. Il faut que cet inconnu, Il faut que l'avenir soit large, empli d'un souffle de liberté. En attendant, nous vivons sur les ruines d'un monde. Notre devoir est d'étudier ces ruines, de les étudier avec franchise, sans peur ni mensonge, pour en tirer les éléments du monde futur. La science nous guide ; elle se fait universelle, elle a depuis un demi-siècle envahi la littérature, et y a renouvelé l'histoire, la critique, le roman. Pourquoi voudrait-on nous empêcher de connaître les réalités humaines ? On ne saurait aller trop loin dans la connaissance de l'homme. Si nous remuons, au fond des coeurs, beaucoup de laides choses, qu'on s'épouvante et qu'on se corrige. Allons, debout ! voici le mal, faites le bien !
Certes, il serait plus doux d'écrire pour la foule, pour le peuple, des livres sains enseignant le devoir et prêchant la fraternité. Qu'un comité d'hommes de talent s'institue, qu'ils publient une série d'oeuvres populaires, et demain, s'ils veulent bien me confier un sujet, je travaillerai avec eux. Seul, je recule. J'ai choisi les moyens violents et je garde mon fouet à la main. » (p. 574-578)
« Livres d'aujourd'hui et de demain (Le Gaulois, 3 février 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Le prêtre amoureux de la créature, se débattant dans les fièvres chaudes de la passion, sentant son coeur se gonfler et faire éclater les voeux qui le lient, est un héros dont les luttes poignantes et profondément humaines ont tenté bien des romanciers contemporains. À vrai dire, cette grande figure de la chair révoltée et combattue a été jusqu'ici pauvrement traitée. Les écrivains qui l'ont mise en oeuvre en ont fait une arme pour ou contre le catholicisme ; selon moi, il faudrait l'étudier, l'analyser sans parti pris, comme un cas humain d'un curieux intérêt ; je ne suis pas pour les romans qui prêchent, mais pour les romans qui voient et qui disent simplement ce qui est.
M. Ernest Daudet publie chez Charpentier un roman, Le Missionnaire, dans lequel il a voulu décrire ces tempêtes terribles que l'amour d'une femme peut soulever au fond d'un coeur de prêtre. Il l'a fait avec une grande délicatesse, un véritable talent d'analyste ; mais il n'a pas su fouiller les entrailles de son héros en observateur désintéressé, il a exalté le sacrifice chrétien et a ainsi perdu en vérité ce qu'il a gagné en élan héroïque.
D'ailleurs M. Ernest Daudet a le sens des réalités physiologiques et psychologiques. Son héros, l'abbé Vergniaud, est fils d'une femme légère, d'une actrice qui n'a pu résisté aux fièvres de son coeur. Ainsi quand il tombe amoureux de Léa, l'esprit fort qu'il veut amener à Dieu, sent-on couler dans ses veines le sang ardent de sa mère. Il meurt sans avoir succombé. La logique humaine voudrait qu'il en fût autrement. Mais, je l'ai dit, l'auteur tient à avoir pour dénouement le triomphe de la foi.
L'abbé Vergniaud, qui allait partir en mission, lorsque le désir de sauver Léa l'a retenu à Saint-Tropez, repose dans le cimetière de cette ville, sous une pierre blanche où une main pieuse a gravé ces mots : Missionnaire mort pour la foi. Toute l'idée du livre est dans cette épitaphe. Au lieu d'aller catéchiser des sauvages et de tomber sous leur flèches, le saint jeune homme a voulu travailler au salut d'une femme, et il est mort, tué par le regard tendre et le souffle tiède de cette femme.
Je crois au succès de ce livre, qui, pour moi, n'a pas l'audace de son sujet. D'ailleurs, M. Ernest Daudet est un écrivain de talent, un esprit énergique à ses heures, dont le dernier ouvrage, Marthe Varades, est d'une très grande hardiesse d'analyse. » (p. 586)
« Livres d'aujourd'hui et de demain (Le Gaulois, 8 février 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je n'ai ni la place, ni le désir de juger Balzac. Tout a été dit sur lui, ou du moins ce qu'il reste à dire ne saurait s'improviser dans un journal.
D'ailleurs, j'ai mieux à offrir que mon propre jugement. En lisant le troisième volume des oeuvres complètes de Baudelaire, que publie la librairie Michel Lévy, j'ai trouvé une page dans laquelle l'auteur des Fleurs du mal dit son opinion sur l'auteur de La Comédie humaine. Cette page me paraît curieuse à citer. Elle résume assez bien le génie de Balzac.
La voici :
“ Si Balzac a fait ce genre de roturier [le roman de moeurs] une chose admirable, toujours curieuse et souvent sublime, c'est parce qu'il y a jeté tout son être. J'ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m'avait toujours semblé que son principal mérite était d'être visionnaire, et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l'ardeur vitale dont il était animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves. Depuis les sommets de l'aristocratie jusqu'aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et plus rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous le montre. Bref, chacun, chez Balzac, même les portières, a du génie. Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu'à la gueule. C'est bien Balzac lui-même.
Et comme tous les êtres du monde extérieur s'offraient à l'oeil de son esprit, avec un relief puissant et une grimace saisissante, il a fait se convulser les figures ; il a noirci leurs ombres et illuminé leurs lumières. Son goût prodigieux du détail, qui tient à une ambition immodérée de tout voir, de tout deviner, de tout faire deviner, l'obligeait d'ailleurs à marquer avec plus de force les lignes principales, pour sauver la perspective de l'ensemble. Il me fait quelques fois penser à ces aquafortistes qui ne sont jamais content de la morsure et qui transforment en ravines les écorchures principales de la planche. De cette étonnante disposition naturelle sont résultées des merveilles. Mais cette disposition se définit généralement : les défauts de Balzac. Pour mieux parler, c'est justement là ses qualités. ”
Baudelaire a mis le doigt sur la vérité, ce qui ne lui arrivait que rarement ; si l'oeuvre de Balzac est grande, c'est que cette puissante personnalité s'y est jetée tout entière.[…]
À quoi bon aller chercher si loin, lorsqu'en parlant de Balzac, il avait trouvé la vérité unique : une oeuvre n'est que le produit d'une individualité. » (p. 591)
« “ Madame Gervaisais ” de MM. de Goncourt (Le Gaulois, 9 mars 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je l'ai dit en annonçant l'oeuvre, Madame Gervaisais est l'histoire d'une âme.
Et, dans cette histoire, les auteurs ont choisi particulièrement un épisode, l'épanouissement d'une âme de femme, longtemps connue et dévoyée, et qui, sous l'influence de certaines circonstances déterminées, se développe logiquement dans le sens de ses instincts primordiaux.
Je veux considérer le livre comme un simple problème psychologique. Comment Mme Gervaisais, partie des négations de la philosophie, en est-elle arrivée à l'extase de sainte Thérèse ? C'est là ce que je vais étudier avec MM. de Goncourt, phase à phase. Assez de critiques parleront de l'art exquis des auteurs. Il est bon de montrer que ces artistes savent où ils vont et qu'une suprême logique préside à leurs compositions les plus délicatement ouvragées.[…]
Mme Gervaisais va où elle doit aller, sous l'influence de certaines circonstances déterminées. Le problème est profond. Son exaltation d'extatique est pour moi, une réaction de ses instincts de femme sur son instruction première d'homme et de philosophe ; réaction d'autant plus violente qu'elle a comprimé plus longtemps les élans de sa nature nerveuse. […] C'est là tout le livre : un cas psychologique, compliqué d'un cas physiologique.
Si j'ajoute que cette donnée humaine a pour cadre les misères et les splendeurs de Rome, j'aurai résumé l'oeuvre entière. On reproche à MM. de Goncourt l'abus des descriptions. Chez eux, la nature mange l'humanité. Mais quel art exquis ! J'ai tâché de faire comprendre avec quelle habileté ils ont distribué l'élément descriptif. Chaque coin de nature décrit est là pour réagir sur Mme Gervaisais. Dès lors, les paysages deviennent une nécessité. Ils arrivent, chacun à son heure, pour aider, combattre, modifier, déterminer un état d'âme. […] La nature se mêle intimement à l'humanité, elle en est ainsi le cadre ingénieux et nécessaire.
L'oeuvre est plutôt une biographie qu'un roman. À côté de Mme Gervaisais, il n'y a que son fils Pierre-Charles. À peine, au deuxième plan, voit-on passer quelques types romains ; la vie italienne sonne ça et là comme une note claire et heureuse, d'une justesse exquise ; mais ce n'est qu'une note discrète, qu'on entend ainsi qu'un tintement de triangle au milieu d'un orchestre. Pierre-Charles marche donc seul au côté de sa mère. Il ne parle pas, il sourit parfois. C'est un monstre, mais un monstre d'une beauté surhumaine, un idiot qui a les traits fins et purs d'un ange. Ce pauvre être est un véritable animal, un animal aimant, un petit chien qui se frotte aux jupes de Mme Gervaisais, qui a des jappements de joie quand il la retrouve, qui aime l'attouchement chatouilleux de ses caresses. MM. de Goncourt ont évité, par répugnance d'artiste que je comprends, d'appuyer sur le côté purement charnel de cette étrange création. Et cependant ils n'ont pu s'empêcher de montrer le triomphe précoce de la chair dans cet être au cerveau endolori. Pierre-Charles est tout sens. Il n'a qu'une intelligence, celle de la musique. […] Il a pour ami, pour frère, un chien, une bête comme lui. Compagnon bizarre, être d'amour d'une beauté muette. Mme Gervaisais le traîne partout et toujours derrière elle, et il visite ainsi la Rome antique et la Rome des papes, sur ses talons, sans rien voir, pareil à un épagneul familier. Est-ce le symbole de la chair suivant pas à pas la conversion d'une âme et affirmant les droits de l'humanité et de la famille par ce grand cri du dénouement : “ Ma mère ! ”
J'ai dit ce qu'était l'oeuvre. Je l'aime, je ne la juge pas. » (p. 596-602)
« L'Homme qui rit (Le Gaulois, 20 avril 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Le livre paraît aujourd'hui, et il est bon que les lecteur du Gaulois sachent tout ce qu'il contient, dès ce soir.
Sur les quatre volumes, le premier seul va être mis entre les mains du public. Les trois autres seront publiés dans huit jours. Pour juger un pareil ouvrage, il faut l'avoir en entier sous les yeux. Je ne ferai donc pas oeuvre de critique. Le temps, d'ailleurs, me manquerait. Je préfère raconter les quelques chapitres que je viens de lire, et les raconter par des extraits choisis ça et là.
Toutefois, je ne puis m'empêcher de jeter le premier cri d'admiration. Jamais Victor Hugo n'a été plus puissant. Ce volume, qui ouvre l'oeuvre, n'est rien et comprend tout. Pas d'action, à peine l'indication du drame, rien que des tableaux, mais des tableaux d'une ampleur magistrale. Le roman débute comme une épopée familière et terrible.[…]
L'oeuvre débute sur deux chapitres préliminaires : Ursus et Les Comprachicos.
Je vais d'abord vous faire lier connaissance avec Ursus, un bateleur, un philosophe qui court les foires en compagnie d'Homo, un loup son frère. Cet Ursus me paraît devoir être le Gringoire de L'Homme qui rit.
[…]
Et le portrait continue ainsi, d'une richesse merveilleuse de détails. Le poète crée son type avec sa science, son coeur et son imagination. Rien de plus étrangement tendre que l'affection d'Ursus et d'Homo, de l'homme et du loup, qui vivent en commun dans une cahute roulante, l'un traînant l'autre, à tour de rôle. Et cette cahute est elle-même tout un monde. Victor Hugo la décrit avec l'amour qu'Homère met à compter les clous du bouclier d'un de ses héros.[…]
Comme vous voyez, Ursus est un philosophe d'esprit triste. Quand le poète l'a posé debout, dans son étrangeté ; quand il nous a présenté Homo et fait visiter la maison roulante, il laisse l'homme et le loup s'en aller le long des routes, et nous parle longuement des comprachicos, ces croque-mitaines réels et terribles du dix-septième siècle.[…]
Après les deux chapitres préliminaires, le roman commence par une scène d'une simplicité large et dramatique. […] la longue scène qui suit est navrante ; la course du pauvre petit dans les ténèbres est tout un poème de souffrance et de désespoir, une de ces admirables pages d'attendrissement épouvanté, telles que sait les écrire le créateur du type douloureux et charmant de Cosette.[…]
La description du pendu continue ainsi pendant une dizaine de pages, d'une largeur incomparable. […]
À cette description succède la peinture des sensations de l'enfant en face du pendu : un chapitre étrange et profond. Puis le vent se lève, le pendu s'agite, une nuée de corbeau fond sur la potence, et la page qui termine l'épisode est effroyable. […]
C'est là un cauchemar, mais un cauchemar singulièrement grandiose. Le génie seul atteint cette grandeur dans l'horrible.
Je dois me borner. […]
Je laisse aux lecteurs toute la virginité de cet épisode ; mais je ne puis m'empêcher de citer une description de la tempête de neige, qui est une des pages les plus étonnantes du livre.[…]
Et l'Homme qui rit ?
Jusqu'ici vous ne voyez guère la raison du titre, n'est-ce pas ? L'Homme qui rit, sachez-le donc, ne sera autre que ce pauvre être, abandonné par les comprachicos et que Victor Hugo nomme simplement “ l'enfant ” pendant tout le premier volume.[…]
Quel usage dramatique Victor Hugo fera-t-il de son petit monstre ? Que deviendra l'enfant ramassée dans la neige ? Où retrouverons-nous notre ami Ursus et son frère Homo ? Les trois volumes suivants répondront seuls à ces questions, car le premier volume ne permet pas la moindre supposition.
On le voit, les éléments de ce volume sont d'une simplicité extrême, et j'espère avoir donné une idée des effets superbes que le poète a su tirer d'un bateleur voyageant avec un loup, d'une barque sombrant en mer, d'un enfant perdu dans les ténèbres. Et encore n'ai-je citer que des lambeaux. Il faut lire chaque page, suivre le grand souffle qui monte, dans les moindres épisodes du réel à l'épopée. Tout mon désir a été de communiquer aux lecteur le besoin de lire ce prologue et de connaître la suite du drame.
Plus tard, je jugerai. » (p. 602-607)
Livres d'aujourd'hui et de demain (Le Gaulois, 31 juillet 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Malgré toute mon admiration, j'ai cependant grande envie de chercher querelle à M. Sainte-Beuve. Comme il a peu aimé et peu compris notre grand Balzac ! Je regarde son entêtement comme un crime de lèse-génie. Quelque part, il a écrit ceci, en parlant de l'illustre romancier : “ Il a tout l'air d'être occupé à finir comme il a commencé, par cent volumes que personne ne lira. ” Et cela lorsque Balzac avait sur le chantier ses plus admirables romans. Cette sévérité, j'oserai presque dire cet aveuglement volontaire, fait tache au milieu des jugements de M. Sainte-Beuve, si clairvoyants et si justifiés d'ordinaire.
À sa place, je ne voudrais pas briser ma plume de critique, avant d'avoir rendu hommage à un des esprits les plus étonnants de ce siècle, à un écrivain que M. Taine a comparé à Shakespeare, comme puissance de création. Eh quoi ! quand nos petits-neveux interrogeront le monde de portraits laissés par M. Sainte-Beuve, ils trouveront celui de Balzac relégué dans un coin, mal éclairé, traité étroitement comme à plaisir lorsque tant de grandes toiles, consacrées à des médiocrités, encombreront la galerie. Que la victime songe au trou noir que cela produira dans son oeuvre.
Et remarquez qu'il a aujourd'hui l'occasion de nous dire son jugement définitif sur Balzac. Son propre éditeur, Michel Lévy, continue activement la publication des Œuvres complètes du grand romancier, que j'ai déjà annoncée ici à plusieurs reprises. Le sixième volume vient de paraître, Il contient ses deux admirables études sur les célibataires : Le Curé de Tours et La Rambouilleuse. Ce dernier roman, selon moi, est une des oeuvres les plus étonnantes de Balzac. Il sert de cadre à une figure colossale, à ce Philippe Bridau qui est la plus belle brute, le tempérament lâché le plus librement dans la vie, qu'un écrivain ait jamais osé créer. Une pareille création en dit plus long sur l'humanité que toute la philosophie et toute la science. C'est là où Balzac est le frère de Shakespeare.[…]
Je sens bien à quel point diffèrent les natures du romancier et du critique. Balzac, avec sa grosse gaieté, ses allures brutales de dogue, doit agacer et troubler singulièrement M. Sainte-Beuve, qui a un peu de la grâce féline du chat, et qui aime à ronronner voluptueusement, d'un ronron grave et adouci. […] » (p. 608-609)
« Livres d'aujourd'hui et de demain (Le Gaulois, 31 août 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Mme Claude Vignon n'est pas seulement un sculpteur de mérite, elle est, de plus, romancier. Elle a le ciseau et la plume, outils peu faits pour les doigts blancs d'une femme, mais dont elle se sert souvent avec un charme exquis.
En art, j'ai des goûts particuliers qui me mènent à certains jugements radicaux que j'ai pris le parti pris de porter tout bas. On ne persuade personne, et, à la longue, il y aurait du mauvais goût à faire chaque jour des barricades dans un journal. Mais si je me tais sur le talent de Mme Claude Vignon comme sculpteur, je déclare très volontiers que je viens de lire avec le plus vif intérêt son dernier roman, publié chez Michel Lévy : Un naufrage parisien.
Parmi les études modernes, celle des tempêtes intimes de Paris, des sinistres ignorés qui y engloutissent des familles riches et enviées, a peut-être tenté le plus grand nombre d'écrivains. Chacun a rêvé de descendre dans le gouffre parisien, et d'en revenir avec une oeuvre toute chaude d'actualité. Et pourtant je ne connaissais pas un seul livre qui eût décrit en toute énergie ce naufrage de la richesse et de l'honneur, que Mme Claude Vignon nous conte à son tour avec un réel talent. C'est qu'il fallait sans doute une main de femme pour sonder les plaies douloureuses et cachées des naufragés de la grande ville.
L'auteur a pris pour cadre l'éternelle histoire de l'adultère. Seulement ici, c'est le mari qui est le bourreau détesté, et la femme, la victime sympathique. […]
J'ai si peu de place, que je dois me contenter d'une brève analyse. […]
D'ailleurs, je préfère ne pas tout dire, et laisser la curiosité du lecteur en éveil. Il me suffit d'avoir donné à l'oeuvre les éloges qu'elle mérite. Mme Claude Vignon est un esprit très fin et très viril à la fois, qui paraît connaître admirablement la mer houleuse de Paris, et qui en conte les naufrages avec une vigueur d'homme et une émotion de femme. » (p. 609-610)
« Causerie (La Tribune, 31 octobre 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Il n'est pas un grand esprit qui n'ait obéi au large mouvement démocratique de l'âge moderne. Depuis le commencement du siècle, nos plus illustres écrivains se sont rangés du côté su peuple ; ils ont, par leurs écrits, achevé de tuer le passé et de révéler l'avenir ; ils ont chacun apporté leur pierre à l'édifice de la société future. Spectacle unique : beaucoup d'entre eux étaient les fils directs de l'ancienne royauté, et ils ont passé à la démocratie d'une façon ouverte et éclatante ; d'autres, par un cas plus singulier et plus significatif encore, ont cru travailler à réédifier les règnes morts, et ils l'ont fait de telle sorte, qu'ils leur ont porté le dernier coup. Ceux-ci, les démocrates sans le savoir, sont bien les plus curieux aveux que l'on puisse entendre de l'avènement logique et définitif du peuple.
Il y aurait une excellent étude à faire sur ce grands esprits qui ont cru prêcher un retour au passé et qui n'ont, en réalité, que hâté l'avenir. Le siècle était en eux, à leur insu. Et quand leur oeuvre a été achevée, il s'est dégagé de cette oeuvre un esprit de liberté, un amour profond des petites gens, une contestation continuelle des faits accomplis, tout un élan inconscient vers le vingtième siècle, qui les range, malgré leurs efforts, parmi les soldats les plus actifs de la libre-pensée. Le triomphe de la Révolution est complet. Non seulement elle a été acclamée par ses fidèles, mais ses adversaires eux-mêmes ont écrit pour elle, sans s'en douter, tellement le souffle révolutionnaire a pénétré au fond de toutes les âmes.
Je faisais ces réflexions en feuilletant, ces jours-ci, la splendide édition des Œuvres complètes de Balzac, que publie la librairie Michel Lévy. Cette édition, qui comptera vingt-cinq volumes, n'en n'est guère encore qu'au tiers de sa publication. Mais les volumes publiés suffisent déjà à dresser Balzac dans toute la hauteur de son étrange génie. L'édition a été revue et complétée sur les notes laissées par l'auteur lui-même. On pourra donc avoir bientôt sous les yeux un monument élevé d'une façon définitive et digne enfin de l'illustre romancier.
Le cas est curieux. Voilà un homme qui, pendant les trente années d'une production incessante, s'est incliné chaque jour devant la royauté et le catholicisme. Voilà un homme qui a peut-être cru en mourant qu'il laissait un magnifique plaidoyer en faveur des rois et des prêtres. Et aujourd'hui, quand nous lisons les milliers de pages qu'il a écrites, nous n'y sentons plus souffler qu'un large souffle révolutionnaire. Son agenouillement devant les trônes et les autels nous semblent une manie que nous lui pardonnons. À genoux, il brûle ce qu'il adore, sans même paraître s'en apercevoir. Il fait ses dévotions en homme dont chaque prière devient un blasphème. Lorsqu'il a affiché solennellement une profession de foi catholique et monarchique, le voilà qui écrit une oeuvre purement démocratique, dont la lecture conclut contre son Credo. Pure naïveté du génie. L'esprit emporte ce démocrate sans le savoir où il ne veut pas aller. L'ivresse de ses hautes facultés lui arrache la vérité, comme le vin fait parler les ivrognes. Et lui, d'ailleurs, ne sait pas qu'il a un secret au fond du coeur ; il dit tout, en croyant n'avoir rien à dire ; il laisse aux générations un Balzac qu'il ne connaît pas, un Balzac historien de la démocratie sous le premier Empire, la Restauration et Louis-Philippe.[…]
Dans bien des pages, Balzac a pleuré sur l'ancienne noblesse. Il la trouve grande, légitime, utile. Il est un adversaire déclaré du morcellement des vastes propriétés. Tout était bien, il déclare qu'on a tout gâté. Le droit d'aînesse a surtout ses sympathies. Et c'est cet esprit qui a écrit Le Cabinet des Antiques. Je ne connais pas de satire plus violente contre l'ancienne noblesse. […] Il faut lire jusqu'au bout le roman, qui semble n'avoir d'autre but que de condamner en bloc la noblesse. […]
Certes la grande figure de ce roman, ce n'est ni le marquis, ni Victurnien ; ce n'est pas même la tante du jeune drôle, cette demoiselle Armande qui renonce pour lui à sa part d'héritage. Selon moi, c'est le notaire Chesnel qui domine tous les autres personnages, ce brave fils du peuple qui a grandi avec son temps, qui a gagné une fortune et qui la donne à un vaurien envers lequel il n'est tenu d'aucun dévouement. Je ne sais quelle a été la vraie intention de Balzac. Mais je crois volontiers qu'il a voulu surtout montrer comment pouvait tomber une grande maison dans ces maudits temps modernes. S'il n'approuve pas Victurnien, il paraît accuser la Révolution d'avoir bouleversé les grandes fortunes territoriales au point de réduire un d'Esgrignon à commettre des faux. Sentant combien ces momies d'une autre époque sont ridicules dans la nôtre, il tâche de relever son marquis par une grande noblesse et sa mademoiselle Armande par un dévouement de soeur grise. Mais, malgré lui, c'est le fils de l'ancien valet qui grandit dans son oeuvre. Il a obéi à l'impulsion secrète ; d'un personnage secondaire, il a fait un géant. Chesnel, c'est le peuple qui connaît sa force, qui a reconquit l'intelligence, l'activité, la vie ; c'est le peuple qui est appelé à renouveler la société et à prendre le pas sur ses anciens maîtres ; c'est le peuple qui prendra en sa main toute la richesse, toute la dignité, toute la souveraineté du pays. Et voilà le catholique, le monarchique Balzac qui défie le peuple. Bien plus, il lui fait jeter une dernière aumône à la noblesse expirante ; il lui donne la douceur du coeur, après lui avoir déjà donné la fermeté et la justesse de l'intelligence.
J'aurais pu prendre tout autre roman que Le Cabinet des Antiques. Il est peu d'oeuvres parmi celles de Balzac qui n'aillent ainsi contre les opinions politiques et religieuses de l'auteur. Les Rastignac, les de Marsay, les Maximes de Trailles, tous ces débris ironiques et pourris de la noblesse font la plus honteuse mine du monde devant le flot sourd du peuple qu'on entend gronder au fond de La Comédie humaine. Balzac semble avoir continué La Fin du monde, de Diderot. Il nous fait assister à l'agonie de l'ancienne France, railleur et satirique par instinct, tout en déclarant à chaque ligne son amour pour cette France moribonde. Amour platonique que le sien. Ses sympathies inavouées sont pour les martyrs obscurs de la bourgeoisie, pour les Birotteau, pour les Popinot et les autres petites gens qui se haussent à la fortune et aux honneurs par la seule puissance de leurs poignets. Balzac aimait trop la vigueur, les énergies herculéennes, pour ne pas admirer les forces vives de l'humanité. Lui, le géant littéraire qui a remué un monde, il ne pouvait rester mensonger devant le labeur colossal de ce siècle. Aussi, à chacune de ses pages, percent ses admirations pour les travailleurs qui montent d'un bond l'échelle sociale, pour ces manants en train de devenir seigneurs de la terre. S'il jette ses doléances sur la tombe de la noblesse, il est entraîné à saluer d'un cri de surprise et de joie la société nouvelle, qui se fait faire place à grands coups de cognée.
Il faut aller au fond de cet esprit, pour avoir le mot de ses apparentes contradictions. Balzac, en littérature, était un autocrate ; il l'était par tempérament, par génie. Il voulait régner, sans conteste, sur les écrivains, et il entendait aussi faire manoeuvrer les personnages du monde qu'il avait créé, comme d'humbles sujets, dociles sous sa main. Sanguin, de nature riche et puissante, il aimait la volonté, la domination, l'ordre obtenu par le commandement d'un seul, le despotisme raisonné et utilisé. Aussi avait-il accepté la monarchie et le catholicisme comme deux excellents systèmes de gouvernement absolu. Dans sa pensée, pour gouverner les hommes, des prêtres et des rois étaient nécessaires, de même qu'il pouvait seul mener à leurs vraies destinées ses nombreux sujets de La Comédie humaine. Tout écrivain de sa taille doit avoir un dogme politique et religieux, sous peine de s'égarer et de se contredire. Il avait choisi ses dogmes selon ses besoins, dogmes commodes, auxquels d'ailleurs il ne croit pas toujours et qu'il se contente souvent d'exposer comme de simples arrêtés de police humaine. Tel est le Balzac monarchique et catholique. L'autre Balzac, celui qui a étudié avec amour les misères des manants, qui a donné droit de cité en littérature au peuple et à la bourgeoisie, est bien le même homme, seulement le même homme enlevé à ses dogmes par le rayon fulgurant de la réalité. Son intelligence est trop haute pour faire de lui un fanatique. Quand le peuple passe et qu'il le voit dans son superbe élan, il se récrie d'admiration, il le montre grand, naïvement, parce que cela est et qu'il est un peintre de la réalité. Au diable ses croyances ! Il les renie, ou plutôt il les garde pour sa commodité, il s'en enveloppe comme d'un vêtement de tous les jours, d'un usage pratique, qu'il déchire sans cesse et qu'il essaie sans cesse de recoudre.
S'il est regrettable qu'un esprit de cette trempe n'ait pas travaillé franchement à la Révolution, il y a une grande consolation à penser qu'il était avec nous quand même. Sur son drapeau, où il a écrit : Royauté, catholicisme, nos enfants liront le mot : République. Toute son oeuvre est là pour crier : “ Ne l'écoutez pas, il se ment à lui-même, il a travaillé pour l'avenir, il a raconté les premiers bégaiements de la démocratie universelle. ” » (p. 612-616)
« Causerie (La Tribune, 28 novembre 1869) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Il est certaines oeuvres dont la publication est un événement parisien qui appartient à la chronique. C'est à ce titre que je m'empare de L'Éducation sentimentale, de Gustave Flaubert, ce livre jeté entre deux orages politiques : les élections d'hier et les séances législatives de demain.
J'ai des scrupules que je dois avouer avant tout. Je n'ai mis qu'une journée à lire ce livre qui a coûté à l'auteur six ans de travail et de soins. J'ai bien reçu une impression vive, une sensation générale ; mais, à coup sûr, je n'ai pas pénétré toutes les intentions de l'oeuvre, je n'ai pu en étudier ni l'équilibre ni la portée. Gustave Flaubert est un artiste consciencieux qui ne se contente pas de construire solidement son oeuvre, pierre à pierre ; quand les pierres sont cimentées, il les sculpte, et il faut voir alors de quelles broderies il les fouille ; un livre de lui est tout un monde de détails, une nef ouvragée avec des finesses de ciseau merveilleuses. En fermant le second volume de L'Éducation sentimentale, j'étais en plein éblouissement. Les cinquante ou soixante personnages de l'ouvrage dansaient, les épisodes si nombreux se mêlaient dans ma tête. Je confesse qu'aujourd'hui encore le calme ne s'est pas fait en moi. Et quand je songe aux six années laborieuses de l'auteur, je me sens pris d'une certaine honte à vouloir juger un tel effort en quelques heures. Je n'entends donc pas faire oeuvre de juge. Je m'en sens incapable pour le moment, et je crois qu'on ne dira la vérité vraie sur le livre que l'année prochaine. Je veux seulement en parler en lecteur sympathique. De cette façon, ma conscience me laissera en paix.
J'entends, d'ailleurs, m'occuper beaucoup plus du talent de Gustave Flaubert que de son dernier roman. Il y a chez lui une étonnante dualité qui constitue tout son caractère d'écrivain, sa personnalité. Il est, par tempérament, attiré vers l'épopée. On le sent toujours prêt à bondir d'un élan lyrique, à se perdre dans les yeux agrandies de la poésie. Et il reste à terre ; sa raison d'homme, sa volonté d'analyste exact l'attache à l'étude des infiniment petits. C'est un titan, plein d'haleines énormes, qui raconte les moeurs d'une fourmilière, en faisant des efforts pour ne pas céder à l'envie de souffler des chants héroïques dans sa grande trompette de bronze. Un poète changé en naturaliste, Homère devenu Cuvier, reconstruisant les êtres avec des fragments d'os, au lieu de les évoquer et de les créer de toutes pièces ; tel est Gustave Flaubert, l'esprit double qui a produit des oeuvres d'une réalité à la fois si minutieuse et si épique.
Il me serait aisé d'accumuler les exemples. On n'a qu'à relire Madame Bovary. Rien qui ne soit pris sur nature, et rien qui ne soit fatalement traversé d'un grand souffle. Les personnages, certes, vivent de la vie de tout le monde ; mais dans leurs paroles, dans leurs gestes, si soigneusement étudiés, il y a, par moments, de rapides frissons qui révèlent tout d'un coup des sensations, une existence nerveuse qu'aucun romancier n'avait noté jusqu'ici. Je ne parle pas de Salammbô, oeuvre entièrement lyrique, qui montre combien Gustave Flaubert est un grand poète. Je me contente de ses oeuvres de pure analyse, des oeuvres où il a voulu faire général, étudier la foule, la bêtise commune, et où, malgré lui, il a tiré de la réalité une singulière musique, douce et gutturale, toute vibrante de ses propres nervosités.
Chaque écrivain apporte ainsi sa musique, que les lecteurs délicats entendent parfaitement sonner, de la première à la dernière page d'un livre. La musique de Gustave Flaubert est une sorte de basse continue, sur laquelle chantent, comme un sifflement aigu de petite flûte, des gammes soudaines de notes nerveuses. Un réaliste, soit ! mais un réaliste qui tire du réel d'étranges concerts. Chez lui, tout s'anime d'une vie particulière. D'un mot il fait vivre un arbre, une maison, un bout de ciel. Il met dans un simple rire de ses personnages des profondeurs incroyables de bêtise ou d'esprit ; il ne leur fait pas remuer le petit doigt, sans que ce mouvement ne prenne une immense signification. Et toujours il ouvre ainsi sur la vie des trous inconnus, des échappées neuves. Ses romans, je le répète, sont comme une notation nouvelle de l'existence, notation des mille petits riens de la journée, qui paraît banale et qui finit par constituer un tout d'une étonnante vitalité. C'est qu'il a étudié ou deviné chaque être et chaque objet avec ses nerfs de poète, et qu'il nous donne la réalité vivante de l'intense vie nerveuse dont il l'anime.
Qu'on ne s'y trompe pas, là est son talent, son génie particulier. D'autres regarderont les infiniment petits avec des loupes grossissantes, étudieront le réel de plus près ; d'autres auront une patience égale, une vue aussi nette, une méthode aussi puissante. Mais ce qui lui appartient, ce qui est lui, c'est cette pénétration nerveuse des moindres faits, cette notation à la fois méticuleuse et vivante de la vie. Nous ne reverrons sans doute pas un poète analyste, un lyrique qui consente à piquer dans un cadre les insectes humains. Là est le miracle. Lorsque j'entends la critique reprocher à Gustave Flaubert de ne rien apporter, de ne rien pénétrer, je suis tenté de crier à mes confrères : “ Tant pis pour vous, si les sens manquent. Ce que l'auteur apporte, ce sont les profondeurs inconnues de l'être, les sourds désirs, les violences, les lâchetés, toutes les impuissances et toutes les énergies traduites par les niaiseries de la vie journalière. Et ce n'est pas un simple greffier. C'est un musicien doué dont les poèmes sont faits des oreilles sympathiques. Si vous n'entendez pas, c'est que le sang ou la bile vous étouffent. Soyez nerveux, vous comprendrez. ”
Pour moi, L'Éducation sentimentale, comme Madame Bovary, est une pure symphonie. N'oubliez pas que je n'ai point voulu juger l'oeuvre et j'en cause ici en simple artiste ; je conte mes sensations, rien de plus. Dans son nouveau roman, Gustave Flaubert a élargi son thème ; mais les variations sont aussi nombreuses et aussi délicatement travaillées. Son intention première a été certainement de résumer tout un âge, les années troubles allant de 1840 à 1851, et il a pris pour motif principal l'agonie lente et inquiète de la monarchie, coupée par les coups de feu de février, de juin et de décembre. Dans ce cadre, il a fait revivre la génération du temps, pour laquelle l'histoire aura de grandes sévérités ! Son héros, Frédéric, est un impuissant ambitieux, un esprit indécis et faible qui a d'immenses appétits et qui est incapable de les satisfaire. Quatre femmes travaillent à son éducation sentimentale : une femme honnête qu'il n'aime pas assez pour en faire la force de sa vie ; une grande dame, un rêve de vanité dont il se réveille avec dégoût et mépris ; une provinciale, une petite sauvage précoce, la fantaisie du livre, qu'un de ses amis lui prend presque dans les bras. Et quand les quatre amours, le vrai, le sensuel, le vaniteux, le naïf, ont essayé de faire de lui un homme, il se trouve un soir, vieilli, assis au coin de son feu avec son camarade d'enfance Deslauriers, qui a ambitionné le pouvoir, sans plus le conquérir que lui n'a conquis une tendresse heureuse, et tous deux ils pleurent leur jeunesse envolée, ils se souviennent, comme du meilleur de leur jours, d'un après-midi où, partis pour voir des filles, ils n'ont point osé passer le seuil de la porte. Le regret du désir et des pudeurs de la seizième année : telle est la morale, la dernière note du poème.
Tout un monde, d'ailleurs, s'agite autour de Frédéric et de Deslauriers. Je ne puis même marquer d'un trait chaque personnage. Et les scènes sont si multipliées : soirées dans le grand monde et dans le demi-monde, déjeuners d'amis, un duel, une promenade aux courses, un club de 1848, les barricades, la lutte dans les rues, etc. L'auteur a fait tenir l'âge entier dans son oeuvre, avec son art, sa politique, ses moeurs, ses plaisirs, ses hontes et ses grandeurs. Tous ses efforts ont tendu à s'effacer, à écrire le livre comme un procès-verbal exact et complet. Il a essayé même de se désintéresser plus encore que dans Madame Bovary. Mais il a eu beau faire, ce n'est pas là la vérité nue, c'est toujours la vie interprétée par le poète que vous savez.
Moi, j'entends le chant large qui monte de L'Éducation sentimentale. Lisez avec soin, vous saisirez toutes les harmonies des quatre amours de Frédéric. La chair et l'esprit ont leurs phrases musicales. Et, en dessous, entendez le grondement social qui ronfle comme une voix d'ophicléide. À chaque chapitre, les motifs se détachent, s'opposent avec un relief magistral : c'est Frédéric allant causer d'amour avec sa maîtresse sous les futaies de Fontainebleau, tandis que l'insurrection hurle à Paris ; c'est la continuelle tension des volontés échouant misérablement contre les moindres obstacles. Tout, dans l'oeuvre, est une floraison de l'art, bien que l'auteur ne peigne que le vrai. Avec une habileté immense, il reste à terre et donne à chacun des mots qu'il emploie une telle vibration, qu'ils semblent tomber d'une trompette du ciel.
On accuse Gustave Flaubert d'abuser des paysages. Eh ! oui, il les prodigue ; j'avoue même que ses livres ne sont faits que de paysages. Mais il faut s'entendre. Sa méthode est essentiellement descriptive ; il n'admet que le fait, la parole et le geste ; ses personnages se font connaître eux-mêmes en parlant et en agissant ; point d'analyse raisonnée comme dans Balzac ; mais une série de courtes scènes mettant en jeu les caractères et les tempéraments. De là forcément des descriptions, puisque c'est par le dehors qu'il nous fait connaître le dedans. Il veut nous donner, dans ses romans, la vie telle qu'elle est ; il cherche à disparaître ; il ne prend point le scalpel pour nous faire assister à une séance d'anatomie morale ; il ne dissèque pas devant nous la cervelle ou le coeur du patient, comptant sur le patient lui-même pour réveiller son être par une parole, par un acte. Dès qu'il a poussé sur la scène un personnage, il lui laisse le soin de se présenter au public, de vivre au grand jour, naturellement, et il évite de jamais montrer ses doigts d'auteur qui tiennent les ficelles. Méthode excellente, seule manière d'être exact, de reproduire la vie jusque dans son cadre naturel.
Et, d'ailleurs, les paysages proprement dits, dans Gustave Flaubert, ne sont-ils pas nécessaires aux personnages ? Si l'on veut faire connaître un homme, il faut le montrer dans l'air qu'il respire. Les milieux font les êtres, les choses ajoutent à la vie humaine. Le romancier poète l'a bien compris ; toujours, chez lui, la nature accompagne l'humanité, toujours elle est là, triste ou joyeuse, ajoutant à la joie des hommes ou coupant leurs sanglots de ses rires. Les moindres objets prennent ainsi des voix ; ils vivent, ils parlent et se meuvent presque. Il y a dans Madame Bovary un exemple bien curieux de cette vie donnée aux choses. Léon, le clerc amoureux, fait, le soir, chez M. Homais, une cour muette à la femme du médecin. Il regarde la robe d'Emma, traînant à terre autour de son siège. Et l'auteur ajoute : “ Quand Léon, parfois, sentait la semelle de sa botte poser dessus, il s'écartait, comme s'il eût marcher sur quelqu'un. ” C'est là une de ces notations de la vie nerveuse qui constituent, selon moi, un des traits, le plus remarquable sans doute, du talent de Gustave Flaubert. La robe d'Emma vit pour son amoureux. Tout l'art moderne, si secoué, si curieux de physiologie, est dans cette ligne. » (p. 616-620)
« Balzac (Le Rappel, 13 mai 1870) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je relis la très belle et très complète édition que publie en ce moment la librairie Michel Lévy, cette étrange Comédie humaine, ce drame vivant, ce procès-verbal à la fois si exact et si colossal, qui n'a son pareil dans aucune littérature.
C'est comme une tour de Babel que la main de l'architecte n'a pas eu et n'aurait jamais eu le temps de terminé. Des pans de murailles se sont déjà écroulés de vétusté, jonchant le sol de leurs débris énormes. L'ouvrier a employé tous les matériaux qui lui sont tombés sous la main, le plâtre, la pierre, le ciment, le marbre, jusqu'au sable et à la boue des fossés. Et, de ses bras rudes, avec ces matières prises au hasard, il a dressé son édifice, sa tour gigantesque, sans se soucier de l'harmonie des lignes, des proportions équilibrées de son oeuvre.
Il semble qu'on l'entend souffler dans son chantier, taillant les blocs à grands coups de marteau, se moquant de la grâce et de la finesse des arêtes, faisant maladroitement sauter des éclats. Il semble qu'on le voit monter pesamment sur ses échafaudages, maçonnant ici une grande muraille nue et rugueuse, alignant plus loin des colonnades d'une majesté sereine, perçant les portiques et les baies à sa guise, oubliant parfois des tronçons entiers d'escaliers, mêlant avec une inconscience et une énergie aveugle le grandiose et le vulgaire, le barbare et l'exquis, l'excellent et le pire.
Aujourd'hui, l'édifice est là, découronné, profilant sur le ciel clair sa masse monstrueuse. C'est un entassement de palais et de bouges, un de ces monuments cyclopéens comme on en rêve, plein de salles splendides et de réduits honteux, coupé par de larges avenues et par des corridors étroits où l'on ne passe qu'en rampant ; les étages se succèdent, élevés, écrasés, de style différents ; parfois, on se trouve dans une chambre, et l'on ne sait comment on y est monté, et l'on ignore comment on en descendra ; on va toujours, on se perd vingt fois, et sans cesse se présentent de nouvelles splendeurs et de nouvelles misères. Est-ce un mauvais lieu ? Est-ce un temple ? On ne peut le dire. C'est un monde, un monde de créations humaines, superbe et mesquin, bâti par un maçon prodigieux qui était un artiste à ses heures.
Du dehors, je l'ai dit, c'est Babel, la tour aux milles architectures, la tour de plâtre et de marbre que l'orgueil d'un homme voulait élever jusqu'au ciel, et dont des murs entiers couvrent déjà le sol. Il y a des trous noirs dans cette série d'étages superposés sans ordre ; çà et là, une encoignure a disparu, les pluies d'un hiver ont suffi pour ronger le plâtre que la main pressée et brutale de l'employé a trop souvent employé. Mais tout le marbre est resté debout, toutes les colonnades, toutes les corniches sont là intactes, à peine noircies par le temps. Et l'ouvrier a élevé sa grande tour avec un tel instinct du grandiose et de l'éternel, que la carcasse de l'édifice semble devoir demeurer à jamais entière ; les pans de murailles ont beau s'écrouler, les planchers s'effondrer, les escaliers se rompre, les assises de pierres résistent, la tour se dresse aussi droite, aussi haute, appuyée sur les larges pieds de ses colonnes géantes ; peu à peu, tout ce qui est boue et sable s'en ira, et alors le squelette de marbre du monument apparaîtra encore sur l'horizon, comme le profil bizarre, déchiqueté, d'une ville.
Même, dans l'avenir lointain, si quelque vent terrible, en emportant notre langue et notre civilisation, jetait à terre la carcasse même de l'édifice, ces colonnes si fières et si puissantes, les décombre de la grande tour feraient sur le sol une telle montagne, qu'aucun peuple ne pourrait passer devant cet amas, sans dire : “ Là dorment les ruines d'un monde. ”
Je l'ai dit ailleurs, je veux le répéter ici, plus hautement: Balzac est à nous ; Balzac, le royaliste et le catholique, a travaillé pour la République, pour les sociétés et les religions libres de l'avenir.
Depuis le commencement de ce siècle, il n'est pas un homme de grand talent qui ne se soit voué à la cause du peuple. Je défie nos adversaires de citer dans leurs rangs un de ces esprits illustres qui sont la gloire d'une époque. Et l'ouvrier herculéen de La Comédie humaine, cet homme qui a rêvé la construction de la Babel moderne, ne nous appartiendrait pas ! Il faudrait le compter parmi les aveugles, les peureux, les impuissants qui se lamentent, en regardant en arrière ! Cela n'est pas, cela ne peut être. Le souffle de la Révolution a passé sur notre monde avec une si généreuse violence, qu'il a emporté en avant toutes les grandes âmes et toutes les grandes intelligences. Aucune n'a résisté à cette haleine énorme de la liberté, et si quelques-unes d'entre elles ont paru échapper à l'action de ce courant sublime, il suffit d'étudier leurs oeuvres de près pour voir qu'elles sont quand même toutes vibrantes de foi démocratique.
Il y a eu, au commencement de ce siècle, des conversions éclatantes. Nous aussi nous avons nos saints Paul. L'éclair de la vérité est allé frapper dans le camp ennemi les hommes de talent et de génie, pour les faire nôtres, pour leur confier la grande tâche révolutionnaire. Et c'est même ainsi que tout le génie de la nation est venu à la cause du peuple. Plus tard, quand l'histoire nommera Victor Hugo, George Sand, Michelet, on verra clairement combien, à notre époque, l'intelligence française entière était républicaine ; ils resteront debout, au-dessus des ruines du passé ; ils témoigneront par leur vie éternelle qu'ils ont bien été notre chair et notre sang, notre coeur et notre âme.
Mais il ne seront point seul. J'ose mettre Balzac à côté d'eux, Balzac qui a prétendu nier ce qu'ils venaient affirmer. Le cas psychologique de l'illustre romancier est étrange. Cet esprit a été le jouet de ce souffle auquel se sont abandonnées tant de belles intelligences. Lui, il a protesté, il a voulu attacher ses pieds à la terre, il a cru avoir vaincu le souffle. Et le souffle l'avait emporté, avait fait de lui un homme de l'avenir, un révolutionnaire, qu'il jurait encore ses grands dieux que rien ne le ferait bouger de place et qu'il défendrait le trône et l'autel jusqu'à son dernier soupir.

Quelle puissance a donc la Révolution pour avoir plié à son service un pareil homme, sans qu'il l'ait voulu, sans que même il s'en soit aperçu ? Ainsi, voilà un homme d'une énergie prodigieuse qui pendant trente années de travail acharné met toutes ses forces vives à défendre la monarchie et le catholicisme ; il a entassé cinquante volumes dans lesquels il s'imagine avoir prouvé l'absolue nécessité des prêtres et des rois ; il meurt convaincu que ses oeuvres ramèneront des milliers de lecteurs au culte du passé, heureux peut-être de cette conviction. Et voilà qu'aujourd'hui ses oeuvres elles-mêmes le démentent, font une besogne tout opposée à celle qu'il espérait, jettent les lecteurs dans l'amour et dans le désir de l'avenir. Le royaliste est un démocrate, le catholique est un libre penseur. Qui dit cela ? La Comédie humaine. Il me semble que j'entends cette admirable série de romans élever la voix et s'adresser à celui qui est aujourd'hui dans la tombe : “ Dors maintenant, nous faisons notre oeuvre, nous accomplissons notre tâche. Ce que tu as mis en nous, ce n'est pas la mort, c'est la vie. Tu nous avais envoyés prêcher la servitude, et nous prêchons la foi nouvelle, nous obéissons au grand souffle. Demande à Dieu son secret, dors en paix. ”

Pour accomplir ce prodige, une haleine a suffi. Balzac, ce démocrate sans le savoir, comme ce maudit de la légende dont les blasphèmes se changeaient en prières suaves, a réclamé la liberté du peuple en croyant demander des cordes pour le garrotter.

À mesure que je relis La Comédie humaine, je suis de plus en plus persuadé de ces vérités. J'assiste au singulier spectacle d'un avocat qui plaide toujours la cause de la partie adversaire.

Je ne puis ici prendre les romans un a un et montrer combien ils sont tous pleins de l'esprit du siècle. D'ailleurs il suffit de rappeler les personnages, le monde de Balzac, présent à toutes les mémoires. Dans ce monde, la bourgeoisie et l'aristocratie seules sont représentées. Le peuple, l'ouvrier, n'apparaît presque jamais. Mais comme on entend au loin la voix du grand absent, comme on sent, sous toutes les ruines amassées, la sourde poussée du peuple qui va jaillir à la vie politique, à la souveraineté !

Balzac châtie l'aristocratie jusqu'au sang. Il la montre à chaque page, impuissante, à l'agonie, tombant en pourriture. Il n'y trouve guère que des grotesques ou des bandits. M. de Mortsauf est un fou méchant, le jeune d'Esgrignon, un faussaire, Lucien de Rubempré, un escroc qui vit entre une fille et un forçat ; les imbéciles sont nombreux, et les misérables, les Rastignac, les de Marsay, les La Palférine, se comptent par douzaines. Et c'est sur ces dignes soutient du trône et de l'autel que Balzac tombe à coups de verge. Il fait cela tout naïvement, parce que l'esprit de vérité le pousse et l'emporte. Il ne paraît pas se douter un instant des paroles qui nous montent aux lèvres. Ne nous force-t-il pas à lui dire : “ Comment ! vous fouaillez ces gens avec tant de verdeur, et vous demandez encore que l'on groupe une noblesse autour d'une monarchie ! Mais ces impuissants n'ont plus que de l'eau ou de la boue dans les veines ; c'est vous qui le dites, c'est vous qui vous en indignez magnifiquement. Alors vous êtes avec nous, vous devez être d'avis qu'il faut chercher ailleurs les forces vives de la nation, et laisser agoniser cette aristocratie gâtée jusqu'aux moelles. ”
L'auteur de La Comédie humaine n'est guère plus doux pour la bourgeoisie. S'il y a pris un Birotteau, un Goriot, ces martyrs de la probité commerciale et de l'amour paternel, il a montré à cent reprises l'esprit étroit et borné de cette classe, il a donné à entendre qu'à elle seule, elle était incapable de fonder quelque chose de durable. Tous les bourgeois de Balzac, à deux ou trois exceptions près, sont des égoïstes, des ambitieux, des bêtes patientes et âpres à la curée. Avec lui on descend chez ce peuple sombre de trafiquants, de gens d'affaire, de juges vendus, de petits rentiers louches, qui pourrit dans une milieu sans air. Certes, l'esprit libre et vivant de la nation ne peut être enfermé là. Balzac serait mal venu, après avoir décrit ce monde, d'y mettre toute la force du pays. La bourgeoisie, en France, est trop marchande, trop enfoncée dans sa graisse. C'est le romancier qui le dit dans chacune de ses oeuvres, c'est encore lui qui conclut contre ses clients.
Ainsi, satire de l'aristocratie et de la bourgeoisie, spectacle de la mêlée contemporaine, exposition dramatique de la situation présente, entre un passé à jamais fermé et un avenir qui s'ouvre : telle est La Comédie humaine. Au fond, dans une gloire, il me semble apercevoir la République. La République est fatale, elle découle de l'oeuvre entière, elle est le produit des hontes de l'aristocratie et des impuissances de la bourgeoisie. Quand on a cherché dans quelle classe Balzac a mis les forces vives de la nation, on découvre qu'il les a placées dans le grand absent, dans le peuple. Et il n'a pu les mettre que là. Il avait un esprit trop haut, un trop vif amour de la vérité pour ne pas frapper sur le coquins et sur les impuissants. Malgré son royalisme et son catholicisme, il a habillé de telle sorte les gentilshommes et les bourgeois, qu'il les a tués du coup sous le ridicule et l'indignation. Il a fait place nette. Son oeuvre est comme une grande route semée de ruines qui conduit au peuple. Elle y va droit, renversant les trônes et les autels, s'ouvrant une large voie, au milieu de la société purgée et respirant enfin à pleins poumons.
La Révolution n'a pas seulement fait de Balzac un démocrate inconscient, elle en a encore fait un voyant, un prophète du lendemain.
De son temps, on l'accusait de mettre trop d'infamie dans un seul homme, de charger ses histoires de trop de honte et de trop de crimes. Il salissait tout ce qu'il touchait, disait-on : il rêvait des monstruosités, jamais une société n'avait été la proie de pareilles bêtes fauves. Ce n'était plus de la comédie, de la réalité ; c'était de la satire, une vision du mal, un cauchemar raconté par un esprit enfiévré et sans mesure.
Et voilà que, quinze ou vingt ans plus tard, le second Empire a réalisé les monstres de Balzac. L'imagination du Juvénal moderne a même été dépassée par la réalité. Toutes les hontes qu'il avait rêvées se sont largement étalées. Ces créatures gâtées, ces types de l'infamie que l'écrivain, avec son enflure, avait grandis hors de toute proportion, nous les avons vus se dresser, plus grands et plus éhontés encore. La boue s'est faite l'homme, l'impossible s'est fait le réel. À ceux qui criaient au satirique : “ Non, on ne rencontre pas de pareils coquins, on ne se heurte pas à de pareils crimes ; vous êtes un esprit faux qui travaillez par tempérament dans l'horrible ”, l'histoire de ces vingt dernières années a répondu : “ Eh ! si, les coquins existent, les crimes sont là ; Balzac a été un voyant ; il n'a fait que deviner la curée du coup d'État ! ”
Est-il besoin d'insister ? On sait ce que je veux dire. Tous les appétits ont été lâchés. Ils se sont rués à la jouissance avec un emportement de bête, à la jouissance immédiate, brutale, aiguë jusqu'à la folie furieuse. Ces grandes fortunes que Balzac maniait si complaisamment, elles ont poussé sous nos yeux, décuplées, scandaleuses. On lui reprochait de trop entassé les millions, on trouvait que ses personnages gagnaient trop d'argent. C'est que ces messieurs appartenaient à notre âge. Ils seraient mêmes aujourd'hui d'assez petits sires avec leurs quelques pauvres millions volés. On empoche maintenant les millions à la douzaine. Il faut bien vivre, et vivre c'est se jeter à tous les assouvissements. De nos jours, on rencontre Nucingen au détour de chaque rue ; le loup-cervier est devenu légion ; il a vécu de l'Empire et il soutient l'Empire. Dans ses rêves de fortune colossale, lorsque Balzac plongeait fiévreusement ses mains dans l'or, n'a-t-il pas eu la prescience des aventures financières de notre époque ? Certes, s'il avait vécu, s'il avait assisté à ce pillage de la richesse publique, s'il avait vu ses fortunes nées en une nuit, comme des végétations honteuses, et emportées le lendemain par la furie du luxe, il aurait écrit : “ Le règne de mes coquins est arrivé ; ils sont encore plus vils et plus goulus que je ne l'ai dit. ”
Et les aventuriers de la politique, de Marsay, Rastignac, la Palférine, et les autres, ces gentilshommes pourris, ces misérables gantés de blanc, souples comme des femmes, élégants et corrompus comme des marquis de la Régence, ne les connaissez-vous pas, ne les avez-vous pas aperçus, au fond d'un carrosse, la poitrine chamarrée de croix, avec le visage blafard, le sourire vague des viveurs épuisés ? Ils ont spéculé vingt fois sur leurs maîtresses, ils en ont tiré tout le plaisir et tout l'argent qu'ils ont pu ; puis, quand un saut de pitre les a jeté dans la politique, ils ont traité la France comme une fille, comme une de ces femmes auxquelles ils faisaient payer leurs dettes. Nos pères avaient de rudes mots que je ne puis leur jeter à la face, à ces hommes femelles, grandis dans les jupons des dames, si doux et si polis qu'ils en sont terrifiants.
Balzac, n'est-ce pas ? les avait peints en entier, vingt ans à l'avance. Ils aiment les arts, ils sont charmants ; ils viennent on ne sait d'où, mais on sait qu'ils vont au plaisir ; pourvu qu'on les laisse jouir en paix, ce sont d'excellents compagnons ; seulement, si l'on barre le chemin à leurs appétits, ils tuent. En politique, je l'ai dit, ils se conduisent comme en amour. Ils vendent et ils achètent. Ils abattent parfois, sachant que certaines femmes ne détestent pas les coups. Ils comptent, d'ailleurs, sur la fascination de chat qui leur a valu tant de bonnes fortunes. Et c'est pourquoi ils ont entrepris de séduire la France. Ils croient l'avoir séduite ; ils la tiennent à leur merci comme une pauvre fille trompée. Cependant, si on les chassait à coups de pieds, ils n'en seraient pas trop étonnés. Cela leur semblerait même naturel. La Palférine a bu les dernières hontes, de Marsay et Rastignac sont prêts à tous les soufflets.
Je n'ai pas voulu écrire une étude sur La Comédie humaine, mais simplement dire tout haut les réflexions qui me sont venues en relisant cet admirable drame.
Ce qu'il ne faut pas, c'est que la réaction, le parti du passé, s'empare de nos grands hommes et les confisque à son profit. Souvent j'ai entendu citer Balzac par des gens intéressés, à l'appui des vieilles servitudes. Dans le parti démocratique lui-même, on se défie de lui, on fait le silence sur son nom. Eh bien ! quant à moi, je suis convaincu que nous devons réclamer Balzac hautement, comme un des nôtres. Il suffit de lire son oeuvre et de traduire l'impression qu'elle laisse. On ne doit pas s'en tenir à la lettre, mais interroger l'esprit. Qu'importe si le romancier a choisi pour système social et religieux la monarchie aidée du catholicisme ! Il le déclare quelque part, à ses yeux, “ ce système complet de répression des tendances dépravées de l'homme est le plus grand élément d'ordre social ”. Ce n'est donc, pour lui-même, qu'une question de simple police humaine. D'ailleurs, il s'est démenti à chaque page, il a toujours plaidé contre les croyances qu'il s'imposait. On dirait que ses opinions, en matière sociale et religieuse, sont de simples règles littéraires, comme la fameuse règle des trois unités dans la tragédie ; il devait croire que cela l'aidait à mettre de l'ordre dans le monde qu'il créait. Faisons nos restrictions, regrettons qu'un tel esprit n'ait pas combattu ouvertement pour la liberté ; mais reconnaissons qu'il a beaucoup fait pour elle, à son insu, et que son oeuvre, cette oeuvre maintenant démocratique, est une des preuves les plus éclatantes de la puissance de l'idée révolutionnaire.
La vérité vraie est celle-ci. Aucun homme n'a laissé une peinture plus effroyable de la vieille société qui achève de pourrir ; par les plaies qu'il a montrées, il a demandé une renaissance, il a fait un appel au peuple. Et je doute que jamais homme, pour peindre l'Empire, trouve les créations réelles et monstrueuses qu'il a inventées dans sa prescience ; nous qui avons vu, nous qui avons touché du doigt, nous ne l'égalerons peut-être pas, dans ses terribles vérités, lui qui n'a fait que deviner.
Au début, j'appelais son oeuvre la Babel moderne. N'est-il pas vrai, maintenant, que le vent peut souffler et que les ruines de la tour géante seront éternelles ? Elle a été bâtie au seuil de l'avenir ; elle est comme la borne gigantesque qui marque la fin d'un monde. » (p. 625-631)
« Jules de Goncourt (La Cloche, 6 juillet 1870) », dans Œuvres complètes, t. 3, La naissance du naturalisme : 1868-1870, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« J'ai voulu attendre, pour parler de lui, que les chroniqueurs eussent fini de conter leurs anecdotes. Il me déplaisait de satisfaire, sur sa tombe encore tiède, les curiosités du public. Maintenant qu'il est entré dans les regrets silencieux de ses amis, il est temps de lui adresser un dernier adieu.
Je le regarderai comme auteur seul des livres qu'il nous laisse. Certes, à cette heure suprême, son frère ne m'en voudra pas si je donne sa part de travail, sa part de talent, au pauvre mort.
Ses livres me tombèrent tard entre les mains. Le premier que je lus fut cette terrible Germinie Lacerteux qui effaroucha tant les critiques vertueux. L'oeuvre qui était un ardent plaidoyer contre les vices d'en bas, un appel au mariage, à la sainte vie de famille, fut si peu comprise, qu'elle est restée comme un épouvantail.
Je fus charmé de l'art exquis de l'artiste. C'était un art tout nouveau, une notation nouvelle de la vie. Le romancier ne procédait plus par le récit simple des faits. Il allait au-delà, dans les profondeurs des êtres. Il ne regardait pas comme tout le monde avec ses yeux, mais pour ainsi dire avec ses nerfs surexcités, avec un sens intime, d'une acuité extrême, qui donnait aux objets une intensité d'éclat extraordinaire.
L'oeuvre produite avait une saveur particulièrement originale. Elle était faite d'une suite d'observations aiguës, pareilles à celles qu'un malade ferait dans la fièvre. La vérité nue souffrait un peu de cette manière de comprendre le roman, l'art y gagnait.
Et je devinais alors pourquoi une pareille oeuvre révoltait le public. Certes, ce n'était pas le sujet. Je nommerais vingt romans, qui ont fait les délices des famille et qui roulent sur d'autres hontes. C'était la façon dont l'artiste sentait.
Là est le grand crime. On doit sentir comme tout le monde. Dès qu'on apporte une sensation à soi, on devient suspect. Et, d'ailleurs, les lecteurs sont dans leurs droits. Il faut, aux écrivains comme Jules de Goncourt, un public particulier de gens nerveux qui puissent se substituer à l'artiste, se mettre dans la situation d'âme où il était en écrivant, et saisir les développements étranges qu'il a donnés à sa pensée.
Quand on comprend l'art de la sorte, on finit par en mourir. Jules de Goncourt en est mort.
Il a vécu ses oeuvres, et il a souffert en elles de leur succès contesté. À chaque nouveau volume, il croyait livrer une bataille décisive. Il se mettait tout entier dans un livre, il espérait prendre enfin le public aux entrailles, et il éprouvait une grande douleur en voyant que le public ne comprenait pas, et que l'effort était à recommencer.
Je l'ai entendu, un an avant sa mort, me parler de sa dernière oeuvre, de Madame Gervaisais. Il comptait fermement sur elle. Il l'avait travaillée avec des tendresses d'amant. “ Cette fois, me disait-il, je veux un grand succès. ” Le livre parut, la foule ne tourna pas la tête.
L'histoire était trop simple, trop nue, trop profondément humaine. Et, d'ailleurs, les lecteurs se souciaient peu d'une sainte Thérèse moderne. Ils ne sentirent pas les délicatesses de cette étude, le cadre splendide dans lequel le romancier l'avait placée, ils déclarèrent l'oeuvre ennuyeuse, et la cause fut jugée.
Pour moi, c'est là ce qui a tué Jules de Goncourt. On a parlé d'Henriette Maréchal. Mais une chute bruyante fouette le courage d'un écrivain et ne l'assassine pas. Ce qui tue, c'est l'indifférence, la sotte indifférence qui regarde, ne comprend pas et s'en va.
Certes, je ne veux point chercher querelle à la foule. Elle juge, j'en suis persuadé, dans la naïveté de son coeur. Elle ne met pas le moindre parti pris à applaudir ou à siffler. Elle décide : “ Ceci me plaît, ceci ne me plaît pas ”, avec son tempérament de foule, qui est, en France, de s'en tenir à une honnête moyenne en toutes choses.
Tant pis pour les excessifs ! Ce sont eux qui ont tort. Aussi, lorsqu'il en meurt un, de lassitude, la foule se sent-elle la conscience bien nette.
Et pourtant, quand j'ai appris la mort de l'auteur de Germinie Lacerteux, j'ai senti une colère monter en moi. J'ai peur qu'il n'ait quitté la vie désespéré, découragé, doutant de lui et des autres. Il s'en est allé en pleine indifférence, il a peut-être emporté l'idée qu'il s'était trompé et que l'art mentait.
Ah ! comme je voudrais pouvoir lui crier aujourd'hui qu'il était dans le vrai, et que s'il avait à recommencer la vie, il devrait reprendre l'art là où il l'a laissé ! Il faut donner son sang, et s'attendre à travailler dans le silence. Vivre ses oeuvres, les souffrir, produire les fruits qui font rire ou qui épouvantent les hommes, se condamner à passer solitaire, c'est l'histoire éternelle des maîtres, des grandes intelligences et des grands coeurs.
C'est avec un orgueil souverain que Jules de Goncourt aurait dû entrer dans la mort. À notre époque bâtarde, au milieu de ce tas de romanciers, qui vendent des lignes comme on vend des chandelles, il était un des rares artistes qui se tiennent debout. Il a créé un art. Il a laissé des oeuvres qui suffiraient à caractériser une époque. Tout notre siècle nerveux est dans ces pages curieusement ouvragées, où la sensation s'aiguise, se raffine, devient aiguë comme la pointe d'un scalpel qui fouillerait le coeur humain.
Eh ! qu'importerait l'indifférence, s'il n'avait eu un de ces esprits tendres, un de ces coeurs souffrants, que tue la sottise. Il est bon d'être loin de la foule. Un jour, quand vous n'allez pas à elle, elle vient à vous, elle vous grandit brusquement.
Son frère reste. C'est une grande douleur. La mort aurait dû avoir pitié, et les emporter tous les deux. Sans doute ils avaient parfois fait ce rêve : s'en aller ensemble, mourir comme ils avaient vécu, la main dans la main.
Je les aimais, sans leur demander la couleur de leur drapeau, en artiste charmé. Et je suis tout mal à l'aise, aujourd'hui, de n'avoir plus à en n'aimer qu'un seul.
Ils travaillaient, lorsque la mort est venue, à une Vie de Gavarni. À quelle page fatale leur collaboration a-t-elle cessée, et de quel signe, de quelle croix lamentable le travailleur resté debout marquera-t-il la dernière phrase du travailleur lassé, qui est parti avant d'avoir achevé sa tâche ?[…]
Dans les derniers temps de sa vie, il était devenu d'une inquiétude nerveuse extrême. Le moindre bruit lui causait des soubresauts, des douleurs intolérables. Le bruit d'une voiture, le chant d'un orgue, le claquement d'une porte, jusqu'au bourdonnement d'une mouche le désespéraient.
Et, avec cette idée fixe de l'artiste qui se met tout entier dans ses oeuvres, et qui note jusqu'à ses sanglots, il avait bâti sur son état d'irritation maladive tout un petit roman. Il ne l'aurait sans doute jamais écrit. Mais il aimait à le raconter.
Il avait imaginé un amant du silence que des bruits terribles poursuivaient partout. C'était une course folle. Pour échapper au tapage qui lui brisait le crâne, le pauvre homme cherchait un refuge dans les endroits les plus écartés et les plus bizarres. Mais, en tout lieu, à toute heure, le tapage renaissait, assourdissant.
Enfin – et c'est cette idée qui plaisait à l'auteur par son étrangeté – l'amant du silence, fou de douleur, avide de paix éternelle, se tuait, pour dormir enfin d'un bon sommeil dans sa bière. Et, il n'était pas couché, allongé dans la fosse, qu'une bande de vers accourait, en ronflant doucement, l'éveiller, le rejeter à ses souffrances…
Idée d'artiste malade, poème atroce dont le souvenir vient de me glacer ! » (p. 635-638)
« Balzac (La Cloche, 1er décembre 1871) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Les essais analytiques ne sont pas la partie la moins curieuse du volume [20e volume des Œuvres complètes de Balzac chez Michel Lévy]. Il y avait un philosophe et un savant chez Balzac, philosophe gâté de littérature, savant dont le romancier faisait un fantaisiste ; mais tous deux fort intéressants au point de vue de la prodigieuse activité de l'écrivain, de sa rage de tout savoir et de tout remuer. […]
Il me semble voir Balzac, à ses heures premières, ne sachant où jeter le trop-plein de sa puissance, s'amusant à des niaiseries qu'il rêvait de rendre colossales.
Certes, le vingtième volume de ses Œuvres complètes n'ajoutera rien à sa gloire. Mais il l'explique et le complète. Jamais un homme, dans une littérature, n'eut une fortune plus étonnante. Jamais un écrivain ne s'éleva d'un pareil bond de la médiocrité au génie. Et, dans le volume dont je parle, on le saisit au milieu de ce bond.
Il y est déjà tumultueux, fort, excessif. Il y met son sang large, sa phrase forgée à grands coups de marteau, sa coulée de style gigantesque. Si ce n'est pas encore le créateur qui trouve les cris du baron Hulot et du père Grandet, c'est l'ouvrier qui martèle sa phrase et qui rompt les cadres convenus pour faire entrer son monde à lui dans la littérature de l'époque. Il est insouciant de la belle ordonnance classique et du pittoresque romantique ; il déblaie un large terrain, et là il bâtit à sa guise, il bâtit sa Babel, sa tour, à laquelle il ajoute sans cesse des étages, des tourelles, des constructions attenantes et superposées, quitte à ne jamais poser le toit. » (p. 916-917)
« Hector Malot (La Cloche, 23 mai 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je me défie particulièrement des écrivains qui battent monnaie avec l'actualité, et qui font du livre une queue du journal. Il y a là une spéculation des curiosités de la foule qui trahit, chez un auteur, le besoin d'un succès immédiat, acheté au prix de la stricte vérité et de la perspective exacte nécessaire à toute oeuvre. Il faut un certain recul pour voir nettement les événements, et il faut aussi qu'un apaisement se fasse dans l'intelligence. Ce n'est pas au sortir d'une crise affreuse qu'on peut la juger et en mettre toutes les phases en leur place.
Je ne tolère guère, en cette matière, que les récits personnels. Ils gardent toute la fièvre de la lutte, s'ils sont écrits au lendemain même des faits. Faux souvent, ayant mal vu et racontant mal, tirant des conséquences qui ne se vérifient point, ils ont le grand mérite de vivre ce qu'ils racontent et de rester des documents pour les historiens qui viendront. Ce sont des journaux racontant la vie au jour le jour, bons à consulter dans quelques années, quand un romancier de talent sera désireux de noter avec justesse, dans une oeuvre d'imagination, le cri d'agonie de la France. […]
Et c'est pourquoi j'ai eu la curiosité de lire les deux volumes que M. Hector Malot vient de publier sous le titre général de Souvenirs d'un blessé. M. Malot est un romancier de grand talent. Il y a du Stendhal et du Balzac dans son cas. Peu bruyant, amoureux du vrai, esprit net et alerte, il a débuté par de chaudes études de la passion et de la misère humaines.
Un tel esprit égaré dans cette galère de l'invasion allemande, m'intéressait. J'étais certain que celui-là n'avait pas battu la grosse caisse sur notre chauvinisme meurtri. C'est un artiste incapable d'obéir à toute autre poussée que son caprice d'artiste, son émotion littéraire, son besoin de vie moderne. Il n'avait certainement dans la guerre qu'une étude de la réalité poignante à tenter. Tout écrivain a la curiosité des batailles ; il sent que les récits officiels, classiques, sont faux ; il veut dire comment meurent les hommes. M. Malot a céder à l'envie de renouveler la tentative de Stendhal, dans son récit de la bataille de Waterloo, et il y a cédé un peu tôt peut-être.
 J'ai donc lu les deux épisodes : Suzanne et Miss Clifton. C'est certainement la seule oeuvre d'imagination de quelque valeur qu'on ait écrite jusqu'à présent sur la campagne de France. L'auteur a imaginé une fable des plus simple. […]
J'avoue être peu sensible au côté sournoisement philosophique de ce long récit. Il y a sans doute, au fond de l'affabulation, un sens allégorique que je passerais volontiers sous silence. Ce jeune “ crevé ” qu'une demoiselle Benoîton envoie se battre, dont la souffrance fait un homme, qui perd un bras, et qui épouse, au dénouement, une femme pratique et bonne, ne serait-ce pas un symbole de la France bête jusqu'à se battre pour l'Empire, perdue par lui, mûrie par les désastres, amputée de deux provinces, et épousant au dénouement M. Thiers, un mariage de raison qui devient un mariage d'amour ? Sûrement, M. Malot est coupable de cette belle imagination. Mais heureusement qu'il n'a point trop appuyé et qu'on peut ne voir que les qualités de son esprit d'analyse.
Ce qui m'a ravi, dans les Souvenirs d'un blessé, c'est la méthode littéraire. L'auteur s'était imposé un cadre immense. Il entendait promener son héros sur tous les points de la France pillée et brûlée, afin de donner un tableau complet de l'invasion. L'itinéraire de Louis d'Arondel n'est point trop invraisemblable, quoiqu'il fasse beaucoup de choses et qu'il s'échappe des mains des Prussiens un peu trop souvent et un peu trop aisément. La difficulté était de condenser les faits, de rendre les moindre épisodes typiques, de peindre d'un mot une situation, un homme, un combat. Louis d'Arondel ne peut raconter les batailles ; à peine les traverse-t-il. Il ne peut venir à Paris ; à peine l'aperçoit-il, noir à l'horizon, par une nuit de décembre. Il ne peut suivre chaque général dans sa tactique ; à peine, de loin en loin, rencontre-t-il un état-major galopant au milieu des cadavres. Il se contente d'être partout, dans sa course folle, et de dire sur tout un mot qui parfois éclaire de la lueur fulgurante de vrai un coin de nos défaites.
L'esprit de M. Malot se prêtait merveilleusement à cette résurrection d'un vaste ensemble par l'exactitude des petits détails. C'est, je le répète, le système employé par Stendhal dans son récit de la bataille de Waterloo. L'armée est on ne sait où ; on se bat quelque part ; à l'horizon, le canon gronde. Et, sans nous mettre au milieu de la bataille, l'écrivain fait passer sur nous un vent de mort, l'effarement de la défaite, l'écroulement de tout le monde, la débandade du troupeau humain.
M. Malot, qui n'a rien de didactique, qui hait le genre descriptif, qui n'accepte que la vie, a eu des rencontres très heureuses. Rien n'est d'un sentiment plus vrai que la reculade du régiment de Louis d'Arondel, de la frontière à Metz, au milieu de marches et de contremarches effarées. Ce garçon qui est venu pour se battre, qui entend toujours le canon à quelques lieues, en dit plus, en vingt pages, que tous les hommes compétents avec leurs explications stratégiques.
Je ne puis citer les épisodes ; chaque page des deux volumes en contient un nouveau. Le récit est mené grand train. Je n'indiquerai que la bataille de Sedan, où passe par moments un souffle de terreur épique ; mais ce qui m'a le plus frappé, ce sont certaines descriptions brèves, un seul mot parfois, qui ouvrent pour nos souvenirs des abîmes de tristesse et de haine. […]
Pour moi, M. Malot aurait fait une oeuvre durable, avec un peu plus de parti pris littéraire. Tout n'a pas la valeur des pages que je viens d'indiquer. Parfois, le récit tombe dans le bavardage. Le romancier s'est trop pressé, et je crains bien que, comme tant d'autres, il n'ait que fourni des documents au lieu d'arrêter en traits précis et voulus la triste épopée de nos désastres. » (p. 920-922)
« Balzac juge d'Hernani (La Cloche, 15 juin 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« [Balzac] s'est montré particulièrement dur pour Hernani. Les écrivains de mon âge ne connaissent sans doute pas cet “ éreintement ” qui a des aboiements de dogue. Il est très caractéristique ; il met en présence le romantisme et le naturalisme.
La grande révolte de Balzac est une révolte du romancier analyste contre les fantaisies dramatiques du poète. Il condamne surtout la pièce, parce qu'elle ne lui paraît pas assise dans une action logique ; il déshabille furieusement chaque personne, cherchant le corps, la charpente osseuse, et il jure qu'il n'a trouvé que des dentelles, des paillons, des pourpoints, toutes les défroques du Moyen Âge. Ce mot du Moyen Âge le fait bondir. Il était alors en pleine Comédie humaine, étudiants nos rues, créant son monde moderne, et il avait une haine féroce contre les armures bosselées et les palefrois fourbus.
La passion, je le répète, emporte le critique au-delà de toute mesure. Elle le rend injuste, elle lui fait porter un jugement que la postérité a déjà cassé. […]
Voilà qui est raide, pour nous, après la centième de Ruy Blas. Victor Hugo meilleur prosateur que poète, grand dieu ! Et je ne relève pas les autres choses prodigieuses entassées dans ces quelques lignes.
Mais je pardonne à Balzac, et je suis même heureux de ce débordement de colère qui l'aveugle.
Je ne puis l'accuser de basse jalousie. Il n'obéissait qu'à ses croyances, qu'à la poussée de son tempérament. Le vieux génie français, le sang de Rabelais, de Montaigne, de Molière, de Diderot, se révoltait en lui, sous les souffles allemands et saxons qui passaient alors dans notre littérature. Le Tourangeau exaspéré jetait des pierres à tous les rêveurs du Nord, aux fantômes des châtelaines, aux pages, aux sonneurs de cor, à cette résurrection fantastique dont le défilé carnavalesque le troublait dans son amour du vrai.[…]
Cet antagonisme de Balzac et de Victor Hugo n'a jamais dégénéré en lutte ouverte. À peine deux ou trois cris, échappés à la colère, comme celui dont je viens de parler, ont-ils montré la profonde antipathie de ces deux tempéraments d'écrivains. En 1830, il y avait encore quelque fraternité dans le monde des lettres. Il a fallu que la postérité vînt pour dresser les deux géants en face l'un de l'autre.
Aujourd'hui, on s'explique difficilement comment le heurt n'a pas été plus violent entre eux. Ils ont enfanté deux mondes différents. La besogne de Balzac qui n'avait pas l'éclat des strophes ailées de Victor Hugo, n'a grandi que plus tard, dans sa sévérité. L'auteur de la Comédie humaine a créé une formule. De lui est née toute la littérature contemporaine. Le poète restera comme une gloire, comme un phare isolé ; mais le romancier analyste aura déterminé le grand mouvement scientifique dont l'évolution s'accomplit encore dans notre littérature.
Je crois que lui-même était inconscient jusqu'à un certain point de cette révolution du vrai. Rien, dans son attitude, n'indique un chef d'école. Il n'a voulu ni régenter, ni faire l'époque à son image. Jamais il ne s'est posé en pasteur d'hommes, en despote qui plie les générations sur son patron. Et il est arrivé que nous sommes tous des enfants, et que les meilleurs d'entre nous sont ceux qui lui ressemblent le plus.
[…] Jusqu'ici, Balzac a été le maître absolu du roman, sans avoir voulu nettement cette dictature. » (p. 923-925)
« Histoire d'un prêtre (La Cloche, 28 juin 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je suis redevable à M. Hector Malot d'une de ces bonnes journées. J'ai parlé du conteur, de l'historien, en rendant compte de ses Souvenirs d'un blessé ; et je voulais retrouver en lui le romancier analyste, l'artiste consciencieux que je connais. Les deux derniers romans Un curé de province et Un miracle, qui sont une même histoire en deux chapitres, m'ont prouvé une fois de plus que l'étude du moindre caractère est préférable pour le talent d'un romancier au récit dramatisé des secousses d'un peuple.
Ce n'est plus la terre de France qui râle sous les pieds de l'étranger, ce n'est plus Paris investi, noir et silencieux à l'horizon comme un astre éteint ; c'est la simple histoire du curé Guillemittes, un prêtre qui emploie à bâtir une église sur le plateau d'Hannebault plus de ruse, plus de volonté et d'activité, qu'il n'en a fallu à M. de Bismarck pour nous battre.
M. Hector Malot est, avant tout, un naturaliste. Sûrement, il n'a pas pour les prêtres une grande tendresse. Mais il a le tact de ne point les manger au gros sel. Il se contente de les disséquer, ce qui est plus propre, moins dangereux pour lui, et d'une méthode scientifique et utile.
Il les déshabille donc tranquillement. Il ôte le chapeau, et montre que la tonsure n'est pas une auréole, mais une oeuvre de rasoir. Il ôte la soutane, et trouve dessous la chemise, la poitrine d'un homme, dont le coeur est à gauche, qui a un estomac comme vous et moi. Il ôte tout, et dresse devant nous l'éternel cadavre humain, la bête humaine rêvant de divinité, se masquant pour jouer la comédie du Ciel, finissant parfois par prendre son rôle au sérieux, jusqu'à l'heure de la culbute finale.
Excellente besogne, en somme. Les dieux s'en sont allés. Nous avons besoin de rester entre hommes et de mener bourgeoisement notre vie. Toutes les fois que le Ciel s'est mêlé de nos affaires, il les a gâtées. Besogne de romancier analyste, d'ailleurs. Le réalisme, dont on a fait gros mot, n'est qu'un amour fervent du vrai, et le réalisme le plus élevé est, à coup sûr, celui qui fait le jour dans la nuit des vieilles croyances, qui souffle les lampions des miracles, qui dit à l'homme : “ Tu n'es qu'un homme. Travaille et soit utile. ” […]
La collection est complète. L'intention de M. Hector Malot apparaît très clairement. Il a voulu, comme je l'ai dit plus haut, étudier l'homme dans le prêtre, mais l'homme déformé par la soutane. Il y a dans chacun de ses curés une déviation de la nature première, un rapetissement ou un grandissement qui met une grimace sur les visages. Ainsi l'abbé Guillemittes n'est qu'un homme de volonté pris dans la manie de bâtir ; mais, chez lui, les choses ne se passent pas comme dans la première cervelle bourgeoise venue ; il y emploie ses finasseries de séminaire, ses mines sourdes de sacristie, sa toute-puissance d'être à part, de confesseur et de rédempteur. […]
La façon dont sont traités les autres personnages, montre chez le romancier la même recherche de l'homme réel sous l'usure de l'éducation religieuse. On peut résumer l'oeuvre mathématiquement, en disant que M. Hector Malot, étant donné un groupe de prêtres, a voulu les décomposer, faire en eux la part de l'humanité et la part du milieu. La conclusion est que ce sont des hommes dont le milieu fait des innocents inutiles ou des comédiens dangereux.
L'auteur a dû ajouter un bout d'histoire amoureuse pour dénouer son oeuvre . Il fait épouser la riche Mlle Pinto-Soulas par le neveu de l'abbé Guillemittes, un architecte rêveur, le type de tous les jeunes premiers des romans. J'aime moins ce côté du livre. Il manque surtout de caractère. C'est d'une banalité courante. Puis, vraiment, cette Mlle Pinto-Soulas qui passe du spiritisme au mysticisme, qui va rôder à Fontainebleau avec un chevalier d'industrie et qui se laisse ensuite guérir par les os de sainte Rutilie, est une créature inquiétante dont je plains le mari. Il eût mieux valu peut-être laisser à l'oeuvre son austérité d'étude analytique.
Je sais que le dernier mot du roman est joli. M. Hector Malot a étudié, dans les crises nerveuses de son héroïne, ce besoin du mariage qui jette les filles sur le marbre des chapelles et qui leur fait baiser les saints de pierre comme s'ils avaient de la barbe. […] » (p. 925-928)
« Alexandre Dumas fils (La Cloche, 18 juillet 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Il se produit parfois d'étranges détraquements dans une cervelle. La fêlure n'est point brusque ; elle s'étend peu à peu, compromet le crâne entier ; ainsi voilà M. Dumas fils qui, d'écrivain, est passé moraliste, et qui de moraliste passe aujourd'hui à prophète. L'illuminisme est au bout de sa voie. Il mourra dans les extases de Swedenborg.
C'est une maladie d'orgueil. […]
M. Dumas se croit évidemment le premier écrivain de son temps. Il est Juvénal, il est Molière, il rêve d'être Moïse. Pour peu qu'on lui en laisse le temps, il conduira l'humanité dans la terre bienheureuse de Chanaan. Après avoir épelé le paroissien des filles, il en est arrivé à méditer la Bible. Il a retrouvé la Dame aux camélias dans la figure symbolique de Marie-Madeleine. La moindre de ses phrases indique nettement cette hypertrophie cérébrale de la vanité. J'ai dit qu'il allait à l'illuminisme, et il y va poussé par le grossissement déréglé de sa personnalité. S'il s'oublie encore quelques années dans les bras de sa gloire, elle l'achèvera ; il en sortira sans une goutte de sang. l'oeil mort et la lèvre abêtie. […]
M. Dumas, lui, vient d'inventer l'être parfait, l'Homme-Femme. On ne comprend pas bien d'abord, on croit à quelque audace physiologique, à une étude de l'hermaphrodisme. Nullement. Nous sommes en plein catéchisme. Dieu a pris à Adam une côte pour en créer la femme. M. Dumas veut charitablement remettre la côte à sa place et faire rentrer la Femme dans l'Homme. Alors ce sera exquis, on sera parfaitement heureux.
Remarquez qu'au fond tout cela est d'une affreuse banalité. La chanson recommande aux époux d'être unis “ dans les liens du mariage ”. Mais les choses ne vont pas de ce train-là avec M. Dumas. Sa gloire lui a jeté les bras autour du cou et lui a soufflé qu'il devait décrocher les étoiles. Et il parle du triangle formé par Dieu, l'Homme et la Femme. Ce triangle lui entre ses pointes dans le crâne, il prophétise, remue l'histoire de l'humanité, établit les classifications les plus surprenantes, accouche enfin, après des grimaces épouvantables, de vérités qui empêcheront la bourgeoisie terrifiée de goûter d'un mois les joies de l'hymen.
La pente est glissante. Je ne me hasarderai pas au bord du précipice où M. Dumas fait ses sauts périlleux. Au fond du gouffre j'aperçois Charenton. […]
Je n'aime point le talent de M. Dumas ; on le voit, de reste. Mais je suis vraiment attristé de ce délire à froid qui le jette dans des théories qu'il croit extraordinaires, et qui ne sont qu'odieusement bêtes, le plus souvent.
Il part toujours pour l'audace, pour les grosses vérités que sa bouche d'airain peut seule souffler sur le monde épouvanté. Lisez ceci : “ Méfiez-vous, monsieur, je vais vous dire des choses singulières, paradoxales pour ceux-ci, inconvenantes pour ceux-là, monstrueuses pour la plupart. Cependant il faut qu'elles soient dites par quelqu'un ; autant que ce soit moi qui les dise ; je suis habitué aux exclamations qu'on va pousser. ” N'est-ce pas tout M. Dumas en quelques lignes ? J'avais raison de l'appeler tout à l'heure la trompette d'airain. Il va souffler, attention !
Dûment averti. nous nous méfions. Nous nous aplatissons par terre. Et voilà qu'après un turlututu qui change la grande trompette en mirliton gigantesque, qu'après nous avoir expliqué qu'Adam, Ève et Caïn, que nous ne connaissions pas encore, qu'après avoir cassé les marbres d'Athènes et de Rome, à coups de crucifix, M. Dumas nous crie, d'une voix de croque-mitaine : “ Si ta femme te trompe, tue-là. ”
Le lire a été fait pour ce mot. L'affaire Dubourg a remué, dans la tête de M. Dumas, l'Olympe païen et le Ciel chrétien, le code et la morale ; et, dans un lointain de féerie, il a aperçu une apothéose, l'Homme-Femme-Dieu, le fameux triangle.
“ Tue-là ” cette bête. Ce “ tue-là ” a les yeux à fleur de tête de M. Prud'homme, des gros yeux qui vous regardent en face, et qui veulent avoir l'air terrible. Il a rêvé pendant deux cents pages ; il a ameuté les siècles, dérangé les dieux ; et, à la dernière ligne, il jette ce gros mot, comme un pavé, en écoutant le bruit qu'il fera en tombant dans le public. C'est un homme audacieux, diable ! Il vous dit de tuer, lui, sans toutes les sensibleries d'usage. Ah ! ce grand innocent, vous avez pesé votre pavé, vous l'avez taillé pendant deux mois, vous en avez calculé la chute, et vous ne pouvez pas même invoquer l'excuse du marquis de Molière qui crachait dans les puits ; il s'amusait au moins, lui !
Eh non ! vous n'êtes pas inconvenant ; vous êtes “ bébête ”, avec vos gros yeux.
De pareilles rêveries ne se discutent pas. L'humanité suit sa route. La question de la femme, l'éternelle lutte du féminin et du masculin, comme dit M. Dumas, n'a de solution que dans l'usage commun de la vie. On pardonne, on tue selon son tempérament, sans que les législateurs ni les moralistes puissent intervenir. C'est le drame humain.
Mais il y avait, vous devez le comprendre, un certain ragoût à conseiller le meurtre. Et c'est pour cela que nous avons eu la vision apocalyptique du triangle, au milieu duquel le féroce auteur a écrit : “ Tue-là ! ” Cela fait bien, accroché sur le boulevard, en face du public de M. Dumas. Ce philosophe qui tue est la coqueluche des bourgeois bien mis.
Mon jugement est sévère, je le sais. Ce n'est ni un penseur ni un écrivain original. Il a un style absolument factice, manquant de véritable haleine, empruntant une fausse chaleur à tout un système de phrases exclamatives. Comparez certaines pages de Michelet et même de Gustave Droz, aux pages les plus réussies de sa brochure, celles où il conte le mariage et la nuit de noce, vous sentirez toute la différence qu'il y a entre un écrivain né et un écrivain qui s'essouffle et qui se bat contre la phrase. On lui a fait dans la littérature contemporaine une place mensongère, où il ne tient que par le gonflement de toute sa personne, il en descendra vite, et sur la dalle de dissection, il ne restera de son talent qu'un cas curieux de Don Quichotte bourgeois, hardi jusqu'à transpercer les moulins à vent , et persuadé des grâces de sa gloire jusqu'à faire prendre cette dame [gloire] pour la plus belle princesse du monde.» (p. 928-930)
« La littérature et le journalisme (La Cloche, 21 août 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Moi, je me suis mis à l'ombre, et je relis Balzac.
C'est une lecture forte. Elle n'est pas bonne pour les poltrons de la vie. Elle a une senteur humaine qui fait aimer les forces actives de l'homme. C'est un monde louche et terrifiant, mais c'est un monde. La machine est si puissante, elle fonctionne avec un si large mouvement, qu'on oublie les mauvais labeurs, les chairs mordues par les engrenages, pour ne voir que le collossal travail de l'ensemble. […]
Balzac, bon an, mal an, gagnait de six à huit mille francs, et il les gagnait par un travail énorme, au milieu de déboires de toutes sortes. Cet homme qui restera une de nos gloires a usé son existence dans une éternelle lutte avec les huissiers et les recors.
Une des autres curiosités de ce vingt-deuxième volume est la collection complète des préfaces, que l'éditeur a cru devoir réunir et publier par ordre de dates. La logique aurait voulu que chaque roman fût précédé de ses préfaces. Mais rien n'est plus intéressant de les lire toutes à la file les unes des autres. Elles sont comme l'histoire même de l'enfantement lent et laborieux de La Comédie humaine. L'idée du vaste ensemble n'a poussé que sur le tard dans le cerveau de l'auteur. Aux premières oeuvres, on le voit hésitant, allant un peu à l'aventure ; puis, les fils nombreux se resserrent, la création d'un monde se décide, l'artiste arrête le plan de son gigantesque tableau.
Balzac n'était pas un esprit primesautier.
Il se faisait en lui toute une mise en train. Les premiers efforts étaient désespérés ; le jour ne pénétrait que peu à peu dans la forge noire où il battait le fer brut sans relâche. La mort l'a pris trop tôt ; il en était aux Parents pauvre : il avait grandi jusque-là, il aurait grandi encore.
Certes, je n'entends pas faire une étude sur Balzac. Mais, à le lire, dans le repos du moment, j'ai senti le besoin de parler de lui.
J'ai songé à nous. Ce géant gagnait huit mille francs, et j'ai vu, sous l'Empire, payer vingt-cinq mille francs par an des chroniqueurs, des plaisantins qui faisaient la culbute sur la corde raide de l'actualité. Ils empochaient l'argent, et ils avaient raison ; mais les imbéciles étaient ceux qui les payaient, qui s'émerveillaient en public de leurs sauts périlleux.
L'argent a tué le talent. J'ai vu des Lucien de Rubempré arriver de leur province. Ils étaient bon pour le travail, et peut-être auraient-ils écrit un livre, s'ils avaient vécu avec les deux cents francs de pension que leur faisait leur bonhomme de père. Mais le journalisme était là qui les débauchait. Il leur prenait leurs vingt ans, leur esprit, tout leur courage. D'ailleurs, il les entretenait royalement. Certes, quand on peut gagner quinze et vingt mille francs à écrire des bouts de chronique, entre une première et un souper fin, il serait vraiment plaisant de s'enfermer dans quelque affreuse chambre pour accoucher d'un livre.
L'histoire de toutes les filles de lettres est la même. Ils sont venus pour être vertueux ; un journal les a séduits, et ils ont roulé carrosse pendant dix ans, entretenus par tel ou tel parti ; puis, quand la vieillesse est arrivée, ils ont eu la ressource de se faire balayeur ou chiffonnier.
Les nouvelles conditions du journalisme ont profondément disloqué le monde littéraire. Depuis qu'il y a boutique ouverte d'esprit, les plus intelligents se vendent en menue monnaie. Le livre est trop long à mûrir ; il effraie. On en arrive même à avoir peur d'un article de trois cents lignes. Cent lignes suffisent. C'est tout l'effort dont notre génération est capable. Le pain est assuré, la plume nourrit son homme au jour le jour, on récolte sa moisson de notoriété chaque soir ; succès immédiat, gain quotidien, besogne forcée et qu'on finit par régler comme une horloge, voilà ce qu'il nous faut.
Lucien de Rubempré, qui était venu avec un livre dans le ventre, nous le donne page à page, depuis qu'il est reconnu que la littérature au détail est vingt fois plus payée que la littérature en gros.
C'est ainsi qu'il n'y a plus de romanciers. Le journal les a dévorés. Les meilleurs se sont jetés dans la politique, et je ne les félicite pas. Je nommerais plus d'un homme de talent qui a écrit d'excellents romans et qui fait à cette heure d'étranges articles sur les affaires publiques. Ceux-là sont les victimes honnêtes du journalisme. Ils ont eu le livre tué sous eux, et il a bien fallu qu'ils cédassent au torrent. Ils disent qu'ils reviendront à la littérature quand les temps seront moins mauvais, et qu'ils auront aidé à sauver la France. Qu'ils la sauvent donc tout de suite !
La vérité est que le roman agonise. Cette grande et large forme de la littérature moderne est tombée entre des mains indignes qui la déshonorent. […]
Je n'exagère pas. Je défie le lecteur de goût de lire les divers romans en cours de publication en ce moment dans la presse, et d'y trouver une oeuvre de quelque mérite. […] Avec une littérature pareille, on va tout droit au ramollissement.
Le talent est ordurier, cela est entendu et on livre les lecteurs à la sottise. Si la Cousine Bette paraissait en feuilletons, la morale se voilerait la face. Soyons bêtes, mais restons vierges. Et c'est ainsi que l'effroi des pères de famille a achevé d'égorger le roman. Quand le journal n'a pas tué tout à fait l'écrivain, il lui demande de la littérature qui soit d'une bêtise moyenne et courante. On parle beaucoup de faire des hommes aujourd'hui. Je trouve qu'on fait des imbéciles.
C'est bien, allons jusqu'au bout, assommons les derniers écrivains de courage, qui n'ont pas encore laissé toute leur virilité dans le mauvais lieu de la petite presse. Ce seront les garçons de bureau qui balaieront la salle et feront les feuilletons.
Moi, je me suis mis à l'ombre, et je relis Balzac. » (p. 931-933)
« La morale littéraire (La Cloche, 15 septembre 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« M. Nisard n'avait point tort, il y a assurément deux morales : la morale commune, avec laquelle il y a des accommodements, et la morale littéraire, pudique, personne condamnée aux robes montantes.
La morale commune, vous la connaissez ; c'est celle qui consiste, pour les commerçants, à payer leurs billets ; pour le huissiers, à vendre les quatre chemises d'un pauvre diable, selon les lois du code de procédure. C'est encore celle qui vit sur les mensonges de convenances, qui sourit en dessous de l'adultère, qui passe sur les petites infamies, pourvu qu'elles soient aimables et bien portées, qui ne se blesse, en un mot, que des gens brutaux assez mal élevés pour appeler les choses par leurs noms et vivre tels qu'ils sont au grand jour.
La moralité littéraire est d'une sévérité absolue. C'est la pudeur en habit noir et en cravate blanche. Dès qu'une chose est écrite, elle est comme si elle allait dans le monde ; gantée juste, boutonnée, rasée de près. Avant de laisser sortir sa phrase, un auteur comme il faut la regarde de tous côtés, examine si elle est débarbouillée et coiffée, si elle ne blesse pas l'honnêteté par aucun détail négligé de sa toilette. Puis, il la suit d'un oeil paternel, pendant qu'elle soulève l'admiration des dames […]. Mais que la phrase laisse passer un bout d'épaule, se débraille le moins du monde, et les dames, décolletées jusqu'aux reins, la traitent de fille, de créature perdue qu'on ne saurait fréquenter, et passent dans le dédain de leur nudité.
Ah ! l'éternelle comédie ! Ce qu'on peut dire ne peut s'écrire. La morale littéraire, c'est Cendrillon qui soigne le pot-au-feu, pendant que sa grande soeur, la belle morale commune, s'habille de soie et se laisse courtiser par les princes de passage. […]
Faites, mais n'écrivez pas. Quand vous aurez à conter une histoire graveleuse, dites-la à l'oreille des dames, elles riront comme des folles ; surtout ne l'imprimez jamais. La morale littéraire vous le défend. Et celle-là ne plaisante pas. […]
Mon coeur saigne, vraiment, de toute cette farce. Je ne puis penser tout haut, sans faire retourner la tête aux gens. Il faut que je rentre dans la conjuration du silence, dans cette duplicité des phrases.
J'ai causé souvent avec de grands artistes, et je sais leurs souffrances. Ils ont le tort de sentir plus vivement que les autres et de dire ce qu'ils sentent. Leurs oeuvres, dans lesquelles les veines battent, et qui sont des personnes vivantes, inquiètent les foules qu'elles traversent. Les foules ne sont pas habituées aux livres qui respirent. […] On veut des livres morts qui ne troublent personne, qui soient une récréation paisible comme le crochet ou la tapisserie. La vie est obscène, le talent est ordurier, la vérité mène à l'égoût.
J'ai eu tort d'écrire ces choses, car j'ai grand peur qu'elles ne soient déshonnêtes. » (p. 933-936)
« George Sand (La Cloche, 30 octobre 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je viens de lire Nanon, la dernière oeuvre de George Sand, et je crois sortir d'un grand pays tranquille, avec des eaux pures, de vastes feuillages toujours verts, un ciel de sérénité douce.
Les personnages que j'ai rencontrés avaient des voix profondes et sonores des gens qui causent au loin, les soirs d'été, sur un coteau. C'était un crépuscule, non un de ces couchers sanglants de soleil qui sabrent parfois l'horizon, mais un bercement universel, une ombre tiède tombant des hauteurs pâlissantes. […]
Ah ! l'éternel poète ! Rien n'est plus ingénieux que cette Nanon. C'est un poème en prose ; on le diviserait par strophes. La belle langue, les beaux sentiments, les beaux paysages y coulent à flot uniforme et facile. On dirait que, la première phrase écrite, toutes les autres s'en sont allées à la file, sans effort, allongeant leur ronde comme des filles tendres qui accouraient une à une se prendre la main.
Le poète y parle de la grande Révolution dans un cadre d'idylle. C'est toute la vieille France croulant. Sur les ruines pousse le printemps nouveau, les fleurs de la liberté. […]
Je me soucie peu du drame. Il est simple et se développe sans secousse au dénouement. Le poète n'a rêvé qu'un symbole. C'est une marche à deux, parmi les ruines du temps. C'est l'éternel couple de ce qui s'en va et de ce qui vient, foulant le passé, allant à l'avenir. Et la morale est sans doute qu'il y a, dans les vieux troncs pourris de la forêt, des tiges assez saines encore pour y greffer les arbrisseaux.
C'est tout un art d'espérance. Cela me ravit comme une musique généreuse. Tout est bon, tout est bien. […] De pareilles oeuvres sont des symphonies.
Le poète, dans sa jeunesse, tournait davantage aux phrases musicales de la passion, à l'âpreté du rythme. Mais il restait quand même un mélodiste, un joueur de harpe. Aujourd'hui l'âge est venu, la paix s'est faite en lui et il ne trouve plus que des chants apaisés. C'est la fin d'un beau soir.
Nous n'en sommes plus à cette harmonie large. La littérature est plus âpre. Balzac nous a tous pris. Quand un livre de George Sand tombe parmi nous, il rend un son limpide qui se perd dans notre tapage du vrai. Je songeais au grand succès que Nanon aurait eu il y a trente ans. Aujourd'hui le livre se vend sans doute, mais Paris ne tourne pas la tête. Il a d'autres goûts. […]
Il faut laisser tomber le jour. Les époques littéraires disparaissent à l'horizon avec des couchers d'astres. Le dix-septième siècle, le dix-huitième siècle se sont couchés superbement. Aujourd'hui nous assistons au crépuscule de 1830. George Sand est la voix du pâtre qui jette une dernière chanson au soleil mourant.
Nous ne somme point de ce temps, et nous devons, nous aussi, avoir notre journée. C'est pourquoi je n'ai pas de regret pour tout ce qui s'en va. C'est la loi commune. Il faut nous tailler une besogne, nous adresser à la science, à la vérité. Si nous n'avons pas la grâce des poètes, nous n'aurons pas leurs doux mensonges. Nous serons des chirurgiens impitoyables et nécessaires. Et c'est assis sur une pierre de l'amphithéâtre que nous relirons, pour nous consoler, les contes charmants de nos aînés. » (p. 939-941)
« Auguste Vacquerie (La Cloche, 8 novembre 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Le journalisme a tué la famille littéraire ; je parle de ce journalisme qui a jeté sur le pavé tout un pullulement de petits messieurs à tant la ligne. Il faut dire aussi que nous n'avons pas un grand nom pour nous grouper autour de lui. Nous travaillons seuls, méfiants, échangeant des saluts sur le trottoir, nous réfugiant, les uns dans leur orgueil meurtri, les autres dans l'entêtement de leur oeuvre. Il n'y a pas un salon à Paris où les écrivains de trente ans soient chez eux. C'est une solitude absolue. Chacun se bat pour son drapeau. De là cette bataille sourde, impitoyable, que tout homme qui arrive sent autour de lui, et qui, à tel jour, à telle heure, a fait pleurer les plus stoïques d'entre nous.
Il y a quelques groupes de jeunes gens, et c'est tout. En haut, on travaille à part. Ce n'est plus l'enthousiasme, l'élan d'une pensée commune, comme cet assaut romantique de 1830, que la jeunesse d'alors donnait en masse, sur les pas de Victor Hugo. C'est une recherche personnelle, des efforts individuels désespérés, une recherche d'originalité qui cloître l'écrivain dans son cabinet. Je ne me plains pas de cette république ; je ne demande point un dictateur de l'art qui mette le pied sur l'époque ; je suis heureux d'être libre, d'aller à la vérité comme bon me semble, et de me tromper même, si cela me fait plaisir. Je trouve seulement que cet âpre plaisir d'être seul et de penser à part est bien cher, quand on l'achète au prix de tout dévouement. » (p. 941-942)
« Causerie du dimanche (Le Corsaire, 3 décembre 1872) », dans Œuvres complètes, t. 5, Thiers au pouvoir : 1871-1873, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Dès qu'il y a crise politique, la littérature et l'art tombent à l'égout. On les balaie dans un coin. Ce sont des fleurs inutiles. Les esprits les plus larges chassent les poètes de leur république. Tant que dure la bataille des partis, les libraires et les marchands de tableaux peuvent fermer boutique. […]
Je veux parler des arts et des lettres aux lecteurs affolés par la bataille sociale. Il est faux que le peuple soit dédaigneux de ces choses, et qu'il refuse de les comprendre. Son éducation est à faire, et tout est là. Il ne connaît que l'art officiel, l'art permis, l'art tombé aux puérilités de l'image. Pour lui, l'art est le délassement des riches, le complice des prêtres, une religion dont il se méfie. Et il faut lui dire que l'art est la vérité.
Je n'aime point ce mot d'art, qui entraîne avec lui je ne sais quelle idée d'arrangement, de convention. Je ne connais que la vie. Une oeuvre artistique est un bijou ciselé par un ouvrier ingénieux. Une oeuvre vivante est une page humaine dans laquelle un homme a mis tout son être. Il y a ici une révolution pacifique à accomplir. Les philosophies sont mortes, les idées sociales se sont transformées, tout un monde a croulé, et l'art est resté dans son absolu, dans son attitude raidie de dieu hiératique. Chose très singulière, on rencontre une foule de gens qui ne croient pas à un Dieu, et qui se battent en désespérés pour la défense du beau esthétique, de cette absurdité qui découle évidemment du principe d'un être supérieur, éternellement parfait.
C'est une étrange histoire. On n'a pas compris encore que, le jour où l'on met en doute le Ciel, on place forcément l'art dans l'homme. Si les paradis sont vides, si l'homme nie la commune mesure de Dieu, il tue l'idéal, il n'a plus de point de comparaison, il en est réduit à la création individuelle, à l'enfantement humain. Là est l'école moderne du naturalisme, la seule qui soit d'accord avec l'abandon des fables anciennes. Cet art de mensonge qui vit de dogmes et de mystères indiscutables, agonise lentement devant le flot montant de la science ; et mon continuel étonnement est qu'il ait survécu si longtemps à l'esprit d'analyse de ces derniers cent ans.
Je ne voudrais pas être trop ennuyeux, dès le début ; mais j'ai besoin, avant d'entrer en campagne, de dire nettement quels sont mes principes de critique. Je trouve absolument grotesque l'invention d'un idéal, d'une perfection placée en dehors de l'homme. Il n'y a que les bambins auxquels les magisters de village donnent des modèles d'écriture à copier. […] Pour moi, la plus belle oeuvre sera la plus vivante, celle qui me parlera d'un homme et d'une nation, d'un tempérament d'artiste et d'une époque historique.
La large production humaine ne peut pas avoir d'étalon ; elle pousse sous les cieux clairs de la Grèce, dans les grands soleils de l'Italie et de l'Espagne, dans les brouillards tendres de la Flandre et de l'Angleterre, multiple, toujours nouvelle, suivant les étapes de l'humanité, en dehors de toutes conditions de cultures et de règles.
Nous savons où conduit l'école du beau en art. […] Quand un esprit libre arrive et donne une chiquenaude sur ce beau-là, c'est une consternation. On a outragé la dignité de l'art, les encensoirs des bénisseurs se mettent en branle, et il n'est question que de la profanation du temple.
En littérature, l'école du beau mène aux romans décents, aux études historiques arrangées pour la satisfaction des messieurs graves, à toutes les oeuvres lavées à grande eau et coiffées selon la mode du monde. Le beau coupe, taille, rogne ; il faut que rien d'humain ne dépasse. Balzac est indécent. On veut des livres qui puissent dormir sur les tables, sans parfum, comme des fleurs sèches. Si le livre n'est pas mort, si le livre est tiède du sang d'un coeur, on le prend avec des pincettes. C'est un polisson. Puis les dames boivent à petites gorgées l'eau sucrée d'un romancier bien ganté, où l'auteur, par un excès d'audace, a versé jusqu'à trois gouttes d'eau de fleurs d'oranger. […]
Le livre, le tableau, simples colifichets, bouts de ruban, choses sans conséquence, qui décorent un mur ou complètent une toilette. Le mieux est que cela soit de teinte neutre, pour ne pas déranger les ordures de la pièce ou les bijoux de la dame. […]
Une fenêtre ouverte sur le vrai trouerait désagréablement la muraille dans ce milieu faux ; une oeuvre forte suffoquerait la vertu que ces femmes et ces hommes ont passée avec leurs jupons et leurs habits. Je sais des salons où l'on reçoit d'une façon fort aimable cinq ou six femmes adultères, et où Mademoiselle de Maupin et Germinie Lacerteux font pousser des cris de dégoût. Quand un monsieur comme il faut a marché dans une oeuvre de talent, il s'essuie soigneusement les pieds sur les paillassons, à chaque étage, avant d'oser sonner.
Eh bien ! il faut leur dire tranquillement leur fait ; il faut leur défendre de châtrer l'art et de coller des feuilles de vignes à la littérature. J'aurais plaisir à remettre dans leurs boîtes à joujoux leurs artistes et leurs écrivains, des pantins aimables, aux ventres de son, et qui disent papa et maman comme des personnes naturelles. Et j'aurais plus de plaisir encore à baiser sur les deux joues les garçons inconvenants qui se permettent d'avoir du talent en dehors des mots d'ordre du monde, et qui poussent l'incongruité jusqu'à jeter au soleil des toiles et des livres nus, vivant de la vie moderne.
C'est là le grand crime. On ne tolère que les anatomistes qui fouillent les nations défuntes. Mais parler de l'âge actuel, et en parler en hommes résolus à tout dire, c'est trahir la conspiration tacite des hypocrites et répugner les délicats qui viennent se rincer les mains et les dents de leur dernière débauche.
L'art est éternelle floraison de l'humanité. Il pousse à toute heure, et en tout lieu, jusque dans les fentes du pavé des villes. Depuis le premier bégaiement, il est en nous ; il naît d'une création essentiellement individuelle. Une belle oeuvre ne doit être qu'un coin de la nature vu à travers une personnalité. Tout le reste, règles, convenances, est affaire de mode, d'école, de siècle, de pays. […] Nous devons trouver notre art, toute l'étude du passé n'est qu'un exercice, qu'une curiosité de savant ; c'est l'étude des langues mortes artistiques, que pas un artiste ne doit parler, et qu'on épelle dans son enfance que pour se rompre avec les difficultés de sa propre langue.
Quand un homme, dans la maturité de la trentaine, se trouve seul en face de son oeuvre, il doit laisser tomber à ses pieds ses langues d'écolier, n'écouter que sa chair, n'écouter que son coeur. Alors peut-être ajoutera-t-il son mot à l'éternelle phrase de la création humaine, que chaque génie allonge, et que les imbéciles seuls recommencent.
L'heure est bonne pour dire certaines vérités. Après chaque catastrophe sociale il y a comme une stupeur, un désir de retourner au vrai. La base fausse sur laquelle on vivait a croulé et l'on cherche un sol plus ferme pour bâtir solidement. Les grandes éclosions littéraires et artistiques ont eu lieu dans des époques de maturité complète ou après de violentes secousses. Et j'espère, je l'avoue, que de tout ce sang, de toute cette sottise va sortir un large courant lorsque la République aura pacifié la France. Ce seront les parias de la veille, les talents niés, ce groupe naturaliste de ces derniers temps, qui arrivera et qui continuera le mouvement scientifique du siècle.
L'analyse positive a déjà renouvelé les sciences pures ; l'histoire, la critique ; elle doit élargir l'art, le conduire dans de nouveaux domaines, faire découvrir des beaux inconnus, mettre en avant des personnalités ignorées. Et c'est là chose fatale. Jamais une nation n'est revenue à ses formes littéraires ou artistiques épuisées ; elle a poussé jusqu'au bout ses branches hautes, sa végétation du génie national.
Je compte si absolument sur ce printemps prochain de l'art, sur cette résurrection et ce flot de sève nouvelle, que je défie tout garçon fier de rester à la queue du romantisme, le dernier grand mouvement de notre littérature, qui se meurt aujourd'hui dans ses loques trouées. Il faut se montrer respectueux devant ce magnifique élan de 1830 qui a déblayé la route et préparé le passage au naturalisme. Aujourd'hui la route est assez large ; la réalité, cette réalité si grosse qui ne peut entrer dans les littératures sans les faire éclater, a des chances pour traverser la foule, en écrasant peut-être quelques ventres par-ci par-là. Et disons-nous que si le romantisme râle, c'est pour avoir habillé ses audaces du carnaval d'une époque morte.
J'ai quitté mes chenets et, ouvrant la fenêtre, j'ai regardé mon cher, mon grand Paris, affairé dans la cendre grise du crépuscule. C'est lui qui me parle de l'art nouveau, avec ses rues vivantes, ses horizons tachés d'enseignes et d'affiches, ses maisons terribles et douces où l'on aime et où l'on meurt. C'est son immense drame qui m'attache au drame moderne, à l'existence de ses bourgeois et de ses ouvriers, à toute sa cohue flottante dont je voudrais noter, chaque douleur et chaque joie. Il est mon frère, mon grand frère, dont les passions me touchent, et qui ne peut pleurer, sans me mettre des pleurs dans les yeux.
Je le sens secoué par l'immense labeur du siècle, je le vois gros d'un monde, et si j'avais quelque orgueil suprême, je rêverais de le jeter tout chaud et tout plein dans son travail géant, dans quelque oeuvre gigantesque. Et, quand je vois des poètes, des romanciers, des peintres, qui dédaignent cette cité de vie, pour aller demander une originalité grelottante à des pays ou à des âges étrangers, je suis pris d'un grand dédain.
Si vous voulez, quand le tableau, quand le livre me manquera, nous nous en irons dans Paris, à l'aventure, le long des rues, le long des quais, et nous le regarderons vivre. » (p. 944-948)
« Préface de Thérèse Raquin. Drame en quatre actes » , dans Œuvres complètes, t. 6, L'ordre moral : 1873-1874, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Certes, je n'ai point l'ambition de planter mon drame comme un drapeau. Il a de gros défauts, et je suis plus sévère pour lui que personne ; si j'en faisais la critique, il ne resterait qu'une chose debout, la volonté bien nette d'aider au théâtre le large mouvement de vérité et de science expérimentale, qui, depuis le siècle dernier, se propage et grandit dans tous les actes de l'intelligence humaine. Le branle a été donné par les nouvelles méthodes scientifiques. De là, le naturalisme a renouvelé la critique et l'histoire, en soumettant l'homme et ses oeuvres à une analyse exacte, soucieuse des circonstances, des milieux et des cas organiques. Puis, les arts et les lettres ont subi à leur tour l'influence de ce grand courant ; la peinture est devenue toute réelle, notre école de paysage a tué l'école historique ; le roman, cette étude sociale et individuelle, d'un cadre si souple et sans cesse élargi, a pris la place entière, absorbant peu à peu les genres littéraires classés par les rhétoriques d'autrefois. Ce sont là des faits que personne ne pourrait nier. Dans l'enfantement continu de l'humanité, nous en sommes à l'accouchement du vrai. Et là est la seule force du siècle. Tout marche de front dans une époque. Quiconque voudrait revenir en arrière ou s'échapper de côté, serait écrasé sous la pensée générale. C'est pourquoi je suis absolument convaincu de voir prochainement le mouvement naturaliste s'imposer au théâtre, et y apporter la puissance de la réalité, la vie nouvelle de l'art moderne. » (p. 313-314)
« Lettres de Paris (Le Sémaphore de Marseille, 24 février 1874) », dans Œuvres complètes, t. 6, L'ordre moral : 1873-1874, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Victor Hugo reste la cime du siècle, pour parler sa langue. Je veux dire qu'il attire à lui tout le soleil. Il a eu ce don, de ne pouvoir laisser tomber un mot, sans que la foule se retournât. Il a semé le bruit, et il récolte le vacarme. Il marche au milieu d'une acclamation continue. À soixante-douze ans, dans sa vieillesse de fer, il est le seul qui puisse donner au public une secousse de curiosité. Cela fait que jamais ses contemporains ne le jugeront sainement. On l'aura trop aimé et trop haï. Le siècle prochain pourra seul se prononcer sur lui. Je crois que dans ce fleuve roulant, s'il y aura beaucoup d'or, il s'y trouvera aussi beaucoup de gravier. Je ne le cache pas, je préfère Balzac. Celui-là ne fera que grandir. La vérité est de tous les temps ; tandis que le lyrisme, dans les choses de la vie, doit passer comme une tempête. Plus tard, quand on fait un bilan de ce siècle, Victor Hugo apparaît comme une énigme indéchiffrable. Il aura passé au milieu de nous, presque étranger. Il vit ailleurs, plus haut et plus loin. Ce voyant, malgré ce que disent ses fidèles, n'a jamais compris son temps ; il est l'homme d'un autre âge, il parle de notre monde des explosions, des images, des attitudes, qui déforment le réel. Même lorsqu'il se familiarise, il reste surhumain. Sa redingote vient le manteau d'Isaïe. En un mot, il n'a pas le sens moderne. Cela le condamne n'être qu'un grand poète lyrique, quoi qu'il écrive. Tel sera, je crois, le sentiment de la postérité. » (p. 566-567)
« Causeries dramatiques et littéraires [Les “machines” dramatiques] (L'Avenir national, 25 février 1873) », dans Œuvres complètes, t. 6, L'ordre moral : 1873-1874, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je n'ose dire quel serait le remède. Seulement, il me plaît de constater qu'un même mouvement depuis le commencement du siècle se manifeste dans toutes les productions de l'esprit humain. C'est le mouvement scientifique, le mouvement de l'analyse exacte. Après avoir transformé la science, il s'est accentué parallèlement dans les lettres et dans les arts. L'histoire a reçu un souffle nouveau, la critique s'est créée, la littérature est devenue tout expérimentale. Dans le roman surtout, Balzac est né, apportant une méthode chirurgicale, s'appuyant sur la science, aidant la science. Il semble ainsi que tout ce siècle marche d'un bloc à la découverte de la vérité. C'est comme une caravane de l'humanité créatrice partant pour la solution du grand problème. Je crois dès lors impossible que le théâtre n'entre pas, à un moment donné, dans ce large entraînement des intelligences. Il doit subir à son tour l'action immédiate de l'esprit scientifique de l'époque. Il tient trop au roman pour ne pas être bouleversé par les principes d'analyse que Balzac a formulés. Je ne sais quand se déclarera nettement cette crise que je crois fatale ; mais j'aurai certainement l'occasion de constater ici les premiers balbutiements qui annoncent la tentative sur les planches du drame humain, des personnages en chair et en os, intéressant le public par la seule vérité, et non plus par le développement ingénieux de certaines situations. » (p. 607)
« Notes parisiennes [Le Goncourt] (Le Sémaphore de Marseille, 14 juillet 1876) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« MM. de Goncourt ont apporté en littérature une sensation nouvelle de la nature. C'est là leur trait caractéristique. Ils ne sentent pas comme on a senti avant eux. Ils ont des nerfs, d'une délicatesse excessive, qui décuplent les moindres sensations. Ce qu'ils ont vu, ils le rendent en peinture, en musique, vibrant, éclatant, plein d'une vie personnelle. Un paysage n'est plus seulement une description ; sous les mots, les objets naissent ; tout se reconstruit. Il y a, entre les lignes, une continuelle évocation, un mariage qui lève devant le lecteur la réalité des images. Et même la réalité est ici dépassée, car la passion des deux écrivains la laisse frissonnante d'une fièvre d'art. Ils donnent à la vérité le frémissement de leur émotion nerveuse. Les moindres détails s'animent comme d'un tremblement intérieur. Les pages deviennent de véritables créatures, toutes pantelantes de leur outrance à vivre. La science d'écrire se trouve ainsi transposée ; les romanciers tiennent un pinceau, un ciseau, ou bien encore ils jouent de quelque instrument. Le but à atteindre, c'est de toucher du doigt toutes les matérialités du récit. On dirait la nature racontée par deux voyants, animée, exaltée, les cailloux ayant des sentiments d'être vivants, les personnages donnent de leur tristesse ou de leur joie aux horizons, l'oeuvre entière devenant une sorte de vaste névrose. C'est de la vérité exacte ressentie et peinte par des artistes malades de leur art. » (p. 555)

« Eux seuls, à cette heure, ont ces dessous de phrases où persiste l'impression des objets. Ils peignent jusqu'aux plus fugitives tiédeurs qui courent sur la peau : ils notent d'une façon définitive, en trois coups de plume, les paysages les plus compliqués, une averse qui tombe, une rue encombrée de passants, un atelier de peintre plein de bibelots jusqu'aux solives. Tel est ce style vrai, amusant comme un album qu'on feuillette, tout chaud de la flamme qui court dans ses membres, et dont on peut dire qu'il est une nouvelle langue, inventée pour traduire un monde de sensations nouvelles. Cependant, à mon avis, ils ne doivent pas faire école. Ils sont surtout des mélodistes, ils n'ont pas la grande haleine créatrice qui enfante les disciples. Ils seraient rapetissés par leurs élèves, s'ils en conservaient. Je les préfère dans la chapelle dorée et peinte, sans descendance, pareils à des idoles de l'art tombées du ciel bleu, un beau matin. Poussée trop loin, et par des débutants forcés de renchérir, leur manière tournerait à la préciosité, au débordement des détails artistiques noyant les idées et les faits. Eux-mêmes, dans Madame Gervaisais, sont arrivés parfois à stériliser les documents humains que leur observation nette et si fine leur avait fournis. » (p. 556)
« Critique littéraire et Revue artistique [Le Salon de 1875] (Le Messager de l'Europe, juin 1875) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Il faut songer aussi que l'esprit humain subit une crise, que les anciennes formules sont mortes, que l'idéal change ; et cela explique l'effarement de nos artistes, leur recherche fiévreuse d'une interprétation nouvelle de la nature, qu'ils n'ont pas encore absolument réalisée. Tout a été bouleversé depuis le début du siècle par les méthodes positives, la science, la politique, l'histoire, le roman. À son tour, la peinture est emportée par cet irrésistible courant. Nos peintres font leur révolution. » (p. 578)
« Critique littéraire et Revue dramatique [La scène dramatique à Paris] (Le Messager de l'Europe, décembre 1875) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Il me paraît impossible que l'art dramatique ne se transforme pas et n'élargisse pas son cadre dans un avenir très proche. Je considère ce changement d'une manière purement scientifique. Je l'ai déjà dit ailleurs : la tendance irrésistible à la vérité et à la science expérimentale qui, depuis le siècle dernier, a sans cesse progressé et a atteint tous les secteurs de l'esprit humain, englobera fatalement le drame quand en sonnera l'heure. Il suffit d'observer la marche de la vérité, les victoires qu'elle a remportées. L'impulsion a été initialement donnée par de nouvelles méthodes d'analyse, orientées vers l'étude des faits. En partant de là, l'école naturaliste, après avoir établi une solide base scientifique, a renouvelé la critique et l'histoire, soumettant l'homme et son oeuvre à une analyse exacte qui rend compte avec beaucoup de vérité de toutes les circonstances, du milieu, des particularités de l'organisme. Puis ce fut au tour de l'art et de la littérature de subir l'influence de ce grand courant. La peinture est devenue tout à fait réaliste ; le paysage a tué chez nous l'école historique. Par ailleurs, le roman, cette étude générale, avec son cadre si fluctuant qui s'élargit sans cesse, a rempli toute la place, évinçant peu à peu les autres genres littéraires qui appartenaient aux anciennes rhétoriques. Ces faits évidents, personne ne peut les nier. L'infatigable pouvoir de création de l'homme est en ce moment occupé à faire naître la vérité. Toute la force du siècle est là. Tout avance de front à une époque donnée. Celui qui voudra retourner en arrière ou se mettre à l'écart sera infailliblement écrasé par le courant […] Toutes les formes de la pensée sont solidaires. L'évolution de l'une se reflète dans toutes. Le roman naturaliste conduira inévitablement au drame naturaliste. Voilà pourquoi, je le répète, je suis sûr de voir sous peu le mouvement naturaliste envahir le théâtre et lui apporter la force de la vérité, la vie nouvelle de l'art contemporain. » (p. 593-594)
« Critique littéraire et Revue dramatique [Madame Carverlet] (Le Messager de l'Europe, avril 1876) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Rien n'y a été fait ; la littérature dramatique reste encore à créer ; il faut la sortir des limites absurdes et conventionnelles où elle étouffe, et c'est d'autant plus tentant que toutes les autres sphères de la littérature sont prises. Le roman, par exemple, est exploité en ce moment par des écrivains qui menacent depuis longtemps de l'épuiser. Le théâtre, lui, représente un monde nouveau, un sol vierge et fécond qui appartiendra à celui qui le premier y plantera son drapeau. La société attend ce génie. » (p. 631)
« Critique littéraire et Revue dramatique [Revue dramatique] (Le Bien public, 4 septembre 1876) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« À notre époque, si le mouvement est moins net et moins bruyant, c'est qu'il n'est pas le fait d'un groupe d'écrivains, c'est qu'il ne vient pas de la fantaisie d'un tempérament. Le mouvement naturaliste est le mouvement même de toute la société contemporaine. Nous allons à la vérité par nos sciences, par nos arts, par notre intelligence entière. C'est un immense courant qui roule sur le monde, en entraînant chaque chose vers le but commun, avec une force lente et irrésistible. Il ne s'agit donc plus d'une escarmouche, d'un combat d'avant-poste, comme en 1830, pour déblayer le terrain et conquérir le droit de s'avancer en liberté dans le domaine de l'art. Nous obéissons, même à notre insu, à une poussée plus haute ; nous travaillons à l'enquête universelle sur le monde et sur l'homme. J'insiste sur ce caractère du mouvement actuel. Il n'est pas le fait d'une école, mais le résultat même de la marche générale des esprits. Il hésite et tâtonne, comme la science elle-même dont il procède. Il est fatal et inconscient, ce qui explique pourquoi on peut le signaler partout à la fois, sans le trouver encore nettement formulé nulle part. Ce que personne ne songe à nier, c'est que le besoin de réalité grandit chaque jour, et cet aveu suffit pour indiquer la voie dans laquelle s'avancent les sociétés modernes, artistes, savants, hommes d'études et hommes d'État. » (p. 680)
« Correspondance (À Édouard Béliard, 5 avril 1875) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je vous accorde très bien que j'appartiens à une école, ou plutôt à un groupe littéraire, qui tient d'ailleurs en ce moment le haut du pavé. Nous peignons, nous ne jugeons pas ; nous analysons, nous ne concluons pas ; nous ramassons simplement des documents humains et nous nous contentons de dresser le procès-verbal des faits auxquels nous assistons. Vous me direz que nous avons tort. C'est bien possible. Mais nous sommes comme cela ; nous laissons à d'autres le soin d'aider ouvertement au progrès. Je vous dirai même que l'idée de progrès ne m'est personnellement utile à rien. Il est possible que le progrès existe ; mais une foule de choses existent aussi, dont je ne me soucie aucunement, n'en ayant pas moins pour faire mon métier. Il est possible encore que le progrès m'aide sans que je le sache ; on a toujours une foule de collaborateurs inconnus. » (p. 713)
« Correspondance (À Marius Topin, 27 août 1875) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Peut-être vous confesserais-je aussi que la théorie scientifique, dans les Rougon-Macquart, n'a toujours été à mes yeux qu'un cadre, un lieu, une façon de lancer une série de volumes ; je ne la défends pas scientifiquement, je me contente de croire à la possibilité des cas que je présente, sans élever la chose à la hauteur d'une théorie. » (p. 719)
« Correspondance (À Camille Allary, 28 mai 1876) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Un naturaliste, un réaliste, — le gros mot est lâché — me semble grandir en vous. […] On devine jusque dans votre grâce une force, une puissance, qui s'affirment. Vous êtes un observateur et un peintre. Vous avez les nerfs d'un sensitif, ce qui est le don par excellence en ces temps d'analyse exacte et colorée. Demain, il faut quitter le conte pour le roman et apporter votre page, votre document, à l'universelle enquête que notre génération fait sur l'homme et sur le monde. » (p. 731)
« Correspondance (À Albert Millaud, 9 septembre 1876) », dans Œuvres complètes, t. 7, La République en marche : 1875-1876, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Quant à ma peinture d'une certaine classe ouvrière, elle est telle que je l'ai voulue, sans une ombre, sans un adoucissement. Je dis ce que je vois, je verbalise simplement, et je laisse aux moralistes le soin de tirer la leçon. J'ai mis à nu les plaies d'en haut, je n'irai certes pas cacher les plaies d'en bas. Mon oeuvre n'est pas une oeuvre de parti et de propagande ; elle est une oeuvre de vérité. Je me défends de conclure dans mes romans, parce que, selon moi, la conclusion échappe à l'artiste. Pourtant, si vous désirez connaître la leçon qui, d'elle-même, sortira de L'Assommoir, je la formulerai à peu près en ces termes : introduisez l'ouvrier pour le moraliser, dégagez-le de la misère où il vit, combattez l'entassement et la promiscuité des faubourgs où l'air s'épaissit et empeste, surtout empêchez l'ivrognerie qui décime le peuple en tuant l'intelligence et le corps. Mon roman est simple, il raconte la déchéance d'une famille ouvrière, gâtée par le milieu, tombant au ruisseau ; l'homme boit, la femme perd courage ; la honte et la mort sont au bout. Je ne suis pas un faiseur d'idylles, j'estime qu'on attaque bien le mal qu'avec un fer rouge. » (p. 735)
« Préface de L'Assommoir » , dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Lorsque L'Assommoir a paru dans un journal, il a été attaqué avec une brutalité sans exemple, dénoncé, chargé de tous les crimes. Est-il bien nécessaire d'expliquer ici, en quelques lignes, mes intentions d'écrivains ? J'ai voulu peindre la déchéance fatale d'une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l'ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l'oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénouement la honte et la mort. C'est de la morale en action, simplement. » (p. 21)

« L'Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent j'ai dû toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule a effaré. On s'est fâché contre les mots. Mon crime est d'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple. Ah ! la forme, là est le grand crime ! Des dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l'étudient et jouissent de sa verdeur, de l'imprévu et de la force de ses images. Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs. N'importe, personne n'a entrevu que ma volonté était de faire un travail purement philologique, que je crois d'un vif intérêt historique et social. » (p. 21)

« Je ne me défends pas, d'ailleurs. Mon oeuvre me défendra. C'est une oeuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple. Et il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. Seulement, il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant de porter les jugements tout faits, grotesques et odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes oeuvres. Ah ! si l'on savait combien mes amis s'égayent de la légende stupéfiante dont on amuse la foule ! Si l'on savait combien le buveur de sang, le romancier féroce, est un digne bourgeois, un homme d'étude et d'art, vivant sagement dans son coin, et dont l'unique ambition est de laisser une oeuvre aussi large et aussi vivante qu'il pourra ! Je ne démens aucun conte, je travaille, je m'en remets au temps et à la bonne foi publique pour me découvrir enfin sous l'amas des sottises entassées. » (p. 21)
«Chroniques [Maladie d'Émile Littré et d'Henri Monnier] (Le Sémaphore de Marseille, vendredi 5 janvier 1877) » , dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« On sera surpris alors de sa profonde observation, des qualités singulières de grammairien qu'il a montrées dans ses essais de style populaire, de la vérité de tous les types hardis qu'il a peints avec une ampleur magistrale. On a beaucoup parlé des romanciers réalistes, Henri Monnier est certainement un des premiers d'entre eux. » (p. 602)
« Chroniques [La mort d'Henri Monnier] (Le Sémaphore de Marseille, dimanche 7 et lundi 8 janvier 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Mais la gloire éternelle d'Henri Monnier sera d'avoir écrit les scènes réalistes qu'il a publiées en les réunissant sous divers titres généraux. Il y a saisi avec une science d'observation extraordinaires les formes baroques de langage, les sentiments, les tics du petit peuple, des bourgeois et de l'ouvrier. C'est là un véritable monument, comme il n'en existe certainement dans aucune littérature. » (p. 602)
« Chroniques [Eugénie Lamour de Marius Roux] (Le Sémaphore de Marseille, jeudi 29 mars 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Certes, je ne crois pas à l'art pour l'art. Je suis d'avis qu'il doit toujours y avoir une idée au fond d'un livre, à la condition pourtant que cette idée ne donne pas lieu à des dissertations, mais sorte naturellement du drame lui-même. Un romancier n'est plus qu'un greffier, dressant un procès-verbal sur l'humanité. Et ce qui me plaît dans Eugénie Lamour, c'est que M. Marius Roux n'y prêche jamais : il dit ce qui est, et cela suffit à la leçon. » (p. 621)
« Chroniques [La reprise de Mauprat de George Sand] (Le Sémaphore de Marseille, jeudi 26 avril 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je dois confesser pourtant que j'ai souri en relisant les cinquante dernières pages de Mauprat. Cela est trop loin de nous, dans les décors de carton, au milieu des poupées idéales du roman d'autrefois. D'ailleurs, comme on comprend aisément le succès d'une pareille oeuvre ! Quel mélange heureux de terreur et de douceur ! Tout y est, le manoir sinistre où des revenants se promènent la nuit, la tour en ruine habitée par un philosophe rustique, la scène de débauche que termine la victoire de l'innocence sur le vice, l'héroïne superbe et tendre, le héros violent et noble. On sent passer dans la forêt le souffle romantique de Walter Scott. Des clairs de lune blanchissent le perron du château. Un rossignol chante pendant les longues conversations des amants. Le lecteur entre dans le monde charmant du rêve […] Certes, aujourd'hui, nos romans n'ont plus le charme de Cendrillon et de Barbe-Bleue. Nous ne dressons plus que des procès-verbaux, et je comprends que nos aînés regrettent les contes dont on a bercé leur enfance. Il devait être si doux de s'endormir, loin des réalités de ce monde, en écoutant des histoires de bonnes femmes, pleines de brigands très noirs et d'amoureux tout blancs de lumière ! » (p. 632)
« Correspondance (À Yves Guyot, 10 février 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« J'affirme donc que j'ai fait une oeuvre utile en analysant un certain coin du peuple, dans L'Assommoir. J'ai fait ce qu'il y avait à faire ; j'ai montré des plaies, j'ai éclairé violemment des souffrances et des vices, que l'on peut guérir. Les politiques idéalistes jouent le rôle d'un médecin qui jetterait des fleurs sur l'agonie de ses clients. J'ai préféré étaler cette agonie. Voilà comment on vit et comment on meurt. Je ne suis qu'un greffier qui me défends de conclure. Mais je laisse aux moralistes et aux législateurs le soin de réfléchir et de trouver les remèdes. Si l'on voulait me forcer absolument à conclure, je dirais que tout L'Assommoir peut se résumer dans cette phrase : Fermez les cabarets, ouvrez les écoles. L'ivrognerie dévore le peuple. » (p. 805)

« Et j'arrive enfin à la singulière façon dont on a vu et jugé mes personnages. On pense qu'en un pareil sujet je n'ai pas agi à l'étourdi. Dans mon plan général, je me suis au contraire vivement préoccupé de présenter tous les types saillants d'ouvriers que j'avais observés. On m'accuse de ne pas composer mes romans ; la vérité est que je consacre à la composition des mois de travail. J'ai donc cherché et arrêté mes personnages de façon à incarner en eux les différentes variétés de l'ouvrier parisien. Et voilà que l'on écrit partout que mes personnages sont tous également ignobles, qu'ils se vautrent tous dans la paresse et dans l'ivrognerie. Vraiment, est-ce moi qui perds la tête, ou sont-ce les autres qui ne m'ont pas lu ? Examinons mes personnages. Il n'y en a qu'un qui soit un gredin, Lantier. Celui-là est malpropre, je le confesse. J'estime que j'ai le droit de mettre un personnage malpropre dans un roman, comme on met de l'ombre dans un tableau […] Certes, je n'insulte pas en lui la classe ouvrière, car il s'est placé de lui-même en dehors de cette classe […] J'arrive aux trois personnages qui sont le centre du roman, à Gervaise, à Coupeau et à Nana. Ici, je suis en plein dans mon drame, et je réclame toutes les libertés qu'on accorde aux dramaturges. Est-ce que Gervaise et Coupeau sont des fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Ils deviennent des fainéants et des ivrognes, ce qui est une tout autre affaire. Cela, d'ailleurs, est le roman lui-même ; si l'on supprime leur chute, le roman n'existe plus, et je ne pourrais l'écrire […] Quant à Nana, elle est un produit. J'ai voulu mon drame complet. Il fallait une enfant perdue dans le ménage. Elle est fille d'alcoolisés, elle subit la fatalité de la misère et du vice. Je dirais encore : consultez les statistiques, et vous verrez si j'ai menti […] Eh bien ! où voit-on que j'ai seulement des ivrognes et des fainéants comme personnages ? Tout le monde travaille, au contraire, dans L'Assommoir : il y a sept ou huit tableaux qui montrent les ouvriers au travail. Et, sauf les exceptions nécessaires à mon drame, personne ne boit. Me voilà loin de compte avec la critique qui m'accuse de n'avoir mis que des gredins en scène. On me lit bien mal. » (p. 805-807)

« Je ne m'arrêterai pas à la question du langage. J'ai fait parler les ouvriers de nos faubourgs comme parle la grande majorité d'entre eux. Il est puéril de me dire que ce n'est pas là la langue du peuple ; allez dans les quartiers populeux et écoutez, voilà ma seule réponse. » (p. 807)

« Aux républicains idéalistes qui m'accusent d'avoir insulté le peuple, je réponds en disant que je crois au contraire avoir fait une bonne action. J'ai dit la vérité, j'ai fourni des documents sur les misères et sur les chutes fatales de la classe ouvrière, je suis venu en aide aux politiques naturalistes qui sentent le besoin d'étudier les hommes avant de les servir. Sans la méthode, sans l'analyse, sans la vérité, il n'y a pas plus de politique que de littérature possible, aujourd'hui. Et, d'ailleurs, il est absolument faux que L'Assommoir soit un égout où ne grouillent que des êtres pourris et malfaisants. Je le nie de toute ma force. On est dépaysé par la forme vraie, on ne peut admettre un art qui ne ment pas ; de là les répugnances des lecteurs devant les détails qu'ils subissent cependant sans dégoût dans la vie de tous les jours. Je porte la vie dans mes livres ; il faut l'y accepter tout entière. La vie de ducs comme des zingueurs aurait des côtés qui pourraient blesser, mais que je croirais devoir mettre, par respect du réel. » (p. 807-808)
« Correspondance (À Auguste Dumont, 16 mars 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Jusqu'à présent on m'a accusé de mentir dans L'Assommoir : voilà maintenant qu'on va me foudroyer, parce qu'on s'aperçoit que je me suis appuyé sur les documents les plus sérieux. Tous mes romans sont écrits de la sorte ; je m'entoure d'une bibliothèque et d'une montagne de notes, avant de prendre la plume. Cherchez mes plagiats dans mes précédents ouvrages, Monsieur, et vous ferez de belles découvertes. » (p. 809)
« Correspondance (À Henry Céard, 16 juillet 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« J'ai commencé un roman qui aura pour titre, je crois, Une page d'amour. C'est ce que j'ai trouvé de mieux jusqu'ici. Le ton est bien différent de celui de L'Assommoir. Pour mon compte, je l'aime moins, car il est un peu gris. Je tâche de me rattraper sur les finesses. D'ailleurs, puisque j'ai voulu une opposition, il me faut bien accepter cette nuance cuisse de nymphe. » (p. 810)

« Que me dites-vous ? Huysmans a lâché son roman sur les brocheuses ! Qu'est-ce donc ? Un simple accès de paresse, n'est-ce pas ? une fainéantise causée par la chaleur ? Mais il faut qu'il travaille, dites-le-lui bien. Il est notre espoir, il n'a pas le droit de lâcher son roman, quand tout le groupe a besoin d'oeuvres. Et vous, que faites-vous ? Je vois bien que vous lancez d'anciennes pièces ; cela ne suffit pas, il faut en écrire de nouvelles, et des drames, et des comédies, et des romans. Nous devons d'ici à quelques années écraser le public sous notre fécondité. » (p. 810)
« Correspondance (À Edmond de Goncourt, 23 juillet 1877)», dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Outre mes travaux de mercenaire, j'ai mon roman que je vais pousser le plus possible, car il doit commencer à paraître dans Le Bien public le 15 novembre. J'en ai quatre chapitres terminés, dont je suis très content. C'est une note nouvelle, très douce, attendrie et simple, bien différente de celle de L'Assommoir. Cela fera opposition, et l'on va me classer parmi les romanciers honnêtes. Par parti pris, je travaille pour les pensionnaires, je me fais plat et gris. Ensuite, avec Nana, je rentrerai dans le féroce. » (p. 811)
« Correspondance (À Joris-Karl Huysmans, 3 août 1877) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je viens de terminer la première partie de mon roman qui en aura cinq. C'est un peu popote, un peu jeanjean ; mais cela se boira agréablement, je crois. Je veux étonner les lecteurs de L'Assommoir par un livre bonhomme. Je suis enchanté quand j'ai écrit une bonne petite page naïve, qui a l'air d'avoir seize ans. Pourtant, je n'affirme pas que, çà et là, un pet-en-l'air ne m'enlève pas dans des choses peu honnêtes. Mais c'est là l'exception. Je convoque les lecteurs à une fête de famille, où l'on rencontrera de bons coeurs. » (p. 812)
« Correspondance (À Yves Guyot, début janvier 1878) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Depuis 1868, je remplis le cadre que je m'étais imposé, l'arbre généalogique en marque pour moi les grandes lignes, sans me permettre d'aller ni à droite ni à gauche. Je dois le suivre strictement, il est en même temps ma force et mon régulateur. Chaque roman arrive à l'époque fixée. Les conclusions finales sont toutes prêtes. J'ajouterai que, dans ma pensée, le tableau ci-joint a été dressé par Pascal Rougon, un médecin, membre de la famille, et qu'il sera publié dans le dernier roman, dont ce médecin doit être le personnage central ; il l'éclairera alors et le complétera par ses commentaires de savant. Il serait trop long d'indiquer ici tous les livres de physiologie que j'ai consultés ; je citerai seulement l'ouvrage si remarquable du docteur Lucas, L'Hérédité naturelle, où les curieux pourront aller chercher des explications sur le système physiologique qui m'a surtout servi à établir l'arbre généalogique des Rougon-Macquart. » (p. 823)
« Correspondance (À Léon Hennique, 20 août 1878) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Me permettez-vous, à présent, de vous donner le conseil d'éviter à l'avenir les sujets exceptionnels, les aventures trop grosses. Faites général. La vie est simple. J'ai songé à votre sujet d'une femme de magistrat s'oubliant dans les aventures d'une ville de garnison : il est excellent. Si vous connaissez bien le double monde de la magistrature et de l'armée, vous écrirez certainement une page de notre histoire sociale. C'est à cela que nous devons tous mettre notre ambition. Vous avez l'outil, cela m'est prouvé à cette heure ; employez-le dans une bonne besogne d'analyse, sur le monde que vous coudoyez tous les jours. » (p. 829)
« Correspondance (À Louis Boussès de Fourcand, 11 mai 1879) », dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions.
« Surtout ne craignez pas pour moi le vertige philosophique. J'ai le dédain de tout ce qui ne m'est pas immédiatement utile dans mon travail. Si je m'occupe beaucoup des sciences naturelles en ce moment, si je lis beaucoup, c'est que j'ai besoin des sciences naturelles. Il est possible que je tâtonne encore ; mais laissez-moi développer ce que je sens, ce que je devine, si vous voulez, et vous verrez que j'ai eu raison d'ailler où mon instinct me conduit. » (p. 835)
« Correspondance (Destinataire inconnu, 26 novembre 1879)», dans Œuvres complètes, t. 8, Le scandale de L'Assommoir : 1877-1879, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Pourtant, il ne faudrait pas trop donner de rigidité scientifique à la formule expérimentale dans le roman. Cela est bon dans l'exposition de la méthode. Dans l'application, nous marchons encore en aveugles. C'est pourquoi je ne vais pas jusqu'à dire qu'il n'y a aucun dénouement possible pour chaque roman ; il y a plusieurs dénouements logiques, selon que le romancier dispose les documents dont il reste le maître, tant qu'il ne les a pas employés. » (p. 837)
« Revue dramatique et littéraire [A. Daudet et P. Elzéar : Le Nabab M. Fournier, J. Lermina et Delacour : Turenne] (Le Voltaire, 3 février 1880) », dans Œuvres complètes, t. 9, Nana : 1880, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« On a dit qu'il n'y avait pas de drame dans Le Nabab. Qu'est-ce donc, ce tragique effondrement d'un homme en lutte avec une ville ? C'est le drame le plus large qu'un observateur ait conçu depuis longtemps. Et quelle évocation de la société parisienne, quels merveilleux tableaux déroulant toute une époque ! Sans doue nous sommes bien loin des histoires imbéciles des conteurs, mais nous avons là un modèle de notre roman naturaliste, une idée profonde, une peinture exacte de notre société, une oeuvre d'art composée avec un soin extrême et écrite d'un style adorable. » (p. 517)

« Nous nous trouvons ici en face du triomphe certain du naturalisme. Le mouvement s'est d'abord opéré dans le roman. Aux romans d'aventures, aux romans romantiques, ont succédé les romans d'observation dont la victoire aujourd'hui est absolue et incontestable. Eh bien ! c'est ce mouvement qui s'est communiqué au théâtre et qui s'y accentue de plus en plus. Le succès du Nabab, après le succès du Club, de M. Gondinet, de L'Ami Fritz, d'Erckmann-Chatrian, et du répertoire entier de MM. Meilhac et Halévy, arrive comme un argument décisif. On ira plus loin, on élargira encore la formule. » (p. 519)

« En théorie, je n'aime pas les pièces tirées des romans ; et j'ai donné ailleurs mes raisons. Seulement, pour le triomphe des idées que je soutiens, je trouve que ces pièces m'apportent d'excellents arguments. Quand une comédie comme Le Nabab réussit, cela ne prouve-t-il pas le lien étroit qu'il y a entre le mouvement qui s'est accompli dans le roman et celui qui s'accomplit au théâtre ? Ce sont les mêmes tableaux, c'est la même analyse portée du livre sur les planches ; et le public applaudit, et il se passionne. Voilà notre bataille gagnée. Dira-t-on encore que les romanciers sont incapables d'écrire des pièces ? Déclarera-t-on que ce qui fait le succès d'un livre ne saurait faire celui d'une pièce ? Je le répète, les faits sont là, le public est avec nous, et c'est bien ce qui nous rend si forts. Donc, il est bon que des pièces tirées de romans réussissent. Cela est comme une preuve arithmétique. Au lieu d'additionner de haut en bas, on additionne de bas en haut, et le total est le même : grand succès, soixante éditions et cent représentations. »(p. 520)
Le Roman expérimental, Paris, Garnier-Flammarion, 1971.

« Ce sera donc qu'une compilation de textes ; car je compte, sur tous les points, me retrancher derrière Claude Bernard. Le plus souvent, il me suffira de remplacer le mot “médecin” par le mot “romancier”, pour rendre ma pensée claire et lui apporter la rigueur d'une vérité scientifique. Ce qui a déterminé mon choix et l'a arrêté sur l'Introduction, c'est que précisément la médecine, aux yeux d'un grand nombre, est encore un art, comme le roman. Claude Bernard a, toute sa vie, cherché et combattu pour faire entrer la médecine dans une voie scientifique. Nous assistons là aux balbutiements d'une science se dégageant peu à peu de l'empirisme pour se fixer dans la vérité, grâce à la méthode expérimentale. » (p. 59)

« Je vais tâcher de prouver à mon tour que, si la méthode expérimentale conduit à la connaissance de la vie physique, elle doit aussi conduire à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle. Ce n'est là qu'une question de degrés dans la même voie, de la chimie à la physiologie, puis de la physiologie à l'anthropologie et à la sociologie. Le roman expérimental est au bout. » (p. 60)

« […] [L]e romancier est fait d'un observateur et d'un expérimentateur. L'observateur chez lui donne les faits tels qu'il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l'expérimentateur paraît et institue l'expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l'exige le déterminisme des phénomènes mis à l'étude […] Le romancier part à la recherche d'une vérité […] En somme, toute l'opération consiste à prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme des faits, en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s'écarter des lois de la nature. Au bout, il y a la connaissance de l'homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale.» (p. 63-64)

« Souvent, dans cette étude, je rappellerai ainsi que le roman expérimental est plus jeune que la médecine expérimentale, laquelle pourtant est à peine née. Mais je n'entends pas constater les résultats acquis, je désire simplement exposer clairement une méthode. Si le romancier expérimental marche encore à tâtons dans la plus obscure et la plus complexe des sciences, cela n'empêche pas cette science d'exister. Il est indéniable que le roman naturaliste, tel que nous le comprenons à cette heure, est une expérience véritable que le romancier fait sur l'homme, en s'aidant de l'observation. » (p. 64-65)

« Je citerai encore cette image de Claude Bernard, qui m'a beaucoup frappé : “L'expérimentateur est le juge d'instruction de la nature.” Nous autres romanciers, nous sommes les juges d'instruction des hommes et de leurs passions. Mais voyez quelle première clarté jaillit, lorsqu'on se place à ce point de vue de la méthode expérimentale appliquée dans le roman, avec toute la rigueur scientifique que la matière supporte aujourd'hui. » (p. 65)

« Un reproche bête qu'on nous fait, à nous autres écrivains naturalistes, c'est de vouloir être uniquement des photographes. Nous avons beau déclarer que nous acceptons le tempérament, l'expression personnelle, on n'en continue pas moins à nous répondre par des arguments imbéciles sur l'impossibilité d'être strictement vrai, sur le besoin d'arranger les faits pour constituer une oeuvre d'art quelconque. Eh bien ! avec l'application de la méthode expérimentale au roman, toute querelle cesse. L'idée d'expérience entraîne avec elle l'idée de modification. Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base indestructible ; mais, pour montrer le mécanisme des faits, il fait que nous produisions et que nous dirigions les phénomènes ; c'est là notre part d'invention, de génie dans l'oeuvre. Ainsi, sans avoir à recourir aux questions de la forme, du style, que j'examinerai plus tard, je constate dès maintenant que nous devons modifier la nature, sans sortir de la nature, lorsque nous employons dans nos romans la méthode expérimentale. Si l'on se rapporte à cette définition : “L'observation montre, l'expérience instruit”, nous pouvons dès maintenant réclamer pour nos livres cette haute leçon de l'expérience. L'écrivain, loin d'être diminué, grandit ici singulièrement […] [A]u lieu d'enfermer le romancier dans des liens étroits, la méthode expérimentale le laisse à toute son intelligence de penseur et à tout son génie de créateur. Il lui faudra voir, comprendre, inventer. Un fait observé devra faire jaillir l'idée de l'expérience à instituer, du roman à écrire, pour arriver à la connaissance complète d'une vérité. Puis, lorsqu'il aura discuté et arrêté le plan de cette expérience, il en jugera à chaque minute les résultats avec la liberté d'esprit d'un homme qui accepte les seuls faits conformes au déterminisme des phénomènes. Il est parti du doute pour arriver à la connaissance absolue ; et il ne cesse de douter que lorsque le mécanisme de la passion, démontée et remontée par lui, fonctionne selon les lois fixées par la nature. » (p. 65-67)

« Je résume cette première partie en répétant que les romanciers naturalistes observent et expérimentent, et que toute leur besogne naît du doute où ils se placent en face des vérités mal connues, des phénomènes inexpliqués, jusqu'à ce qu'une idée expérimentale éveille brusquement un jour leur génie et les pousse à instituer une expérience, pour analyser les faits et s'en rendre les maîtres. » (p. 67)

« Quand on aura prouvé que le corps de l'homme est une machine, dont on pourra un jour démonter et remonter les rouages au gré de l'expérimentateur, il faudra bien passer aux actes passionnels et intellectuels de l'homme. Dès lors, nous entrerons dans le domaine qui, jusqu'à présent, appartenait à la philosophie et à la littérature ; ce sera la conquête décisive par la science des hypothèses des philosophes et des écrivains. On a la chimie et la physique expérimentales ; on aura la physiologie expérimentale ; plus tard encore, on aura le roman expérimental. C'est là une progression qui s'impose et dont le dernier terme est facile à prévoir dès aujourd'hui. Tout se tient, il fallait partir du déterminisme des corps bruts, pour arriver au déterminisme des corps vivants ; et, puisque des savants, comme Claude Bernard, démontrent maintenant que des lois fixes régissent le corps humain, on peut annoncer, sans crainte de se tromper, l'heure où les lois de la pensée et des passions seront formulées à leur tour. » (p. 70)

« Dès ce jour, la science entre donc dans notre domaine, à nous romanciers, qui sommes à cette heure des analystes de l'homme, dans son action individuelle et sociale. Nous continuons, par nos observations et nos expériences, la besogne du physiologiste, qui a continué celle du physicien et du chimiste. Nous faisons en quelque sorte de la psychologie scientifique, pour compléter la physiologie scientifique ; et nous n'avons, pour achever l'évolution, qu'à apporter dans nos études de la nature et de l'homme l'outil décisif de la méthode expérimentale. En un mot, nous devons opérer sur les caractères, sur les passions, sur les faits humains et sociaux, comme le chimiste et le physicien opèrent sur les corps bruts, comme le physiologiste opère sur les corps vivants. Le déterminisme domine tout. C'est l'investigation scientifique, c'est le raisonnement expérimental qui combat une à une les hypothèses des idéalistes, et qui remplace les romans de pure imagination par les romans d'observation et d'expérimentation. » (p. 70-71)

« Certes, je n'entends pas ici formuler des lois. Dans l'état actuel des sciences de l'homme, la confusion et l'obscurité sont encore trop grandes pour qu'on se risque à la moindre synthèse […] Donc si la physiologie se constitue aujourd'hui, il est naturel que le roman expérimental en soit seulement à ses premiers pas. On le prévoit comme une conséquence fatale de l'évolution scientifique du siècle ; mais il est impossible de le baser sur des lois certaines. » (p. 71)

« Sans me risquer à formuler des lois, j'estime que la question d'hérédité a une grande influence dans les manifestations intellectuelles et passionnelles de l'homme. Je donne aussi une importance considérable au milieu […] Nous venons de voir l'importance décisive donnée par Claude Bernard à l'étude du milieu intra-organique, dont on doit tenir compte, si l'on veut trouver le déterminisme des phénomènes chez les êtres vivants. Eh bien ! dans l'étude d'une famille, d'un groupe d'êtres vivants, je crois que le milieu social a également une importance capitale. Un jour, la physiologie nous expliquera sans doute le mécanisme de la pensée et des passions ; nous saurons comment fonctionne la machine individuelle de l'homme, comment il pense, comment il aime, comment il va de la raison à la passion et à la folie ; mais ces phénomènes, ces faits du mécanisme des organes agissant sous l'influence du milieu intérieur, ne se produisent pas au-dehors isolément et dans le vide. L'homme n'est pas seul, il vit dans une société, dans un milieu social, et dès lors pour nous, romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phénomènes. Même notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l'individu et de l'individu sur la société. » (p. 72)

« Et c'est là ce qui constitue le roman expérimental : posséder le mécanisme des phénomènes chez l'homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l'hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l'homme vivant dans le milieu social qu'il a produit lui-même, qu'il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue. Ainsi donc, nous nous appuyons sur la physiologie, nous prenons l'homme isolé des mains du physiologiste, pour continuer la solution du problème et résoudre scientifiquement la question de savoir comment se comportent les hommes, dès qu'ils sont en société. » (p. 73)

« Pour ne point s'égarer dans les spéculations philosophiques, pour remplacer les hypothèses idéalistes par la lente conquête de l'inconnu, [le roman expérimental] doit s'en tenir à la recherche du pourquoi des choses. C'est là son rôle exact, et c'est de là qu'il tire, comme nous allons le voir, sa raison d'être et sa morale. » (p. 74)

« J'en suis donc arrivé à ce point : le roman expérimental est une conséquence de l'évolution scientifique du siècle ; il continue et complète la physiologie, qui elle-même s'appuie sur la chimie et la physique ; il substitue à l'étude de l'homme abstrait, de l'homme métaphysique, l'étude de l'homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu ; il est en un mot la littérature de notre âge scientifique, comme la littérature classique et romantique a correspondu à un âge de scolastique et de théologie. » (p. 74)

« Notre but est le leur [celui du physiologiste et du médecin] ; nous voulons, nous aussi, êtres les maîtres des phénomènes des éléments intellectuels et personnels, pour pouvoir les diriger. Nous sommes, en un mot, des moralistes expérimentateurs, montrant par l'expérience de quelle façon se comporte une passion dans un milieu social. Le jour où nous tiendrons le mécanisme de cette passion, on pourra la traiter et la réduire, ou tout au moins la rendre la plus inoffensive possible. Et voilà où se trouve l'utilité pratique et la haute morale de nos oeuvres naturalistes, qui expérimentent sur l'homme, qui démontent et remontent pièce à pièce la machine humaine, pour la faire fonctionner sous l'influence des milieux. Quand les temps auront marché, quand on possédera les lois, il n'y aura plus qu'à agir sur les individus et sur les milieux, si l'on veut arriver au meilleur état social. C'est ainsi que nous faisons de la sociologie pratique et que notre besogne aide aux sciences politiques et économiques. Je ne sais pas, je le répète, de travail plus noble ni d'une application plus large. Être maître du bien et du mal, régler la vie, régler la société, résoudre à la longue tous les problèmes du socialisme, apporter surtout des bases solides à la justice en résolvant par l'expérience les questions de criminalité, n'est-ce pas là être les ouvriers les plus utiles et les plus moraux du travail humain ? » (p. 76)

« Que l'on compare un instant la besogne des romanciers idéalistes à la nôtre ; et ici ce mot d'idéalistes indique les écrivains qui sortent de l'observation et de l'expérience pour baser leurs oeuvres sur le surnaturel et l'irrationnel, qui admettent en un mot des forces mystérieuses, en dehors du déterminisme des phénomènes […] Notre vraie besogne est là, à nous romanciers expérimentateurs, aller du connu à l'inconnu, pour nous rendre maîtres de la nature ; tandis que les romanciers idéalistes restent de parti pris dans l'inconnu, par toutes sortes de préjugés religieux et philosophiques, sous le prétexte stupéfiant que l'inconnu est plus noble et plus beau que le connu. » (p. 76-77)

« Le circulus social est identique au circulus vital : dans la société comme dans le corps humain, il existe une solidarité qui lie les différents membres, les différents organes entre eux, de telle sorte que, si un organe se pourrit, beaucoup d'autres sont atteints, et qu'une maladie très complexe se déclare. Dès lors, dans nos romans, lorsque nous expérimentons sur une plaie grave qui empoisonne la société, nous procédons comme le médecin expérimentateur, nous tâchons de trouver le déterminisme simple initial, pour arriver ensuite au déterminisme complexe dont l'action a suivi. » (p. 78)

« Et j'arrive ainsi au gros reproche dont on croit accabler les romanciers naturalistes en les traitant de fatalistes. Que de fois on a voulu nous prouver que, du moment où nous n'acceptions pas le libre arbitre, du moment où l'homme n'était plus pour nous qu'une machine animale agissant sous l'influence de l'hérédité et des milieux, nous tombions à un fatalisme grossier, nous ravalions l'humanité au rang d'un troupeau marchant sous le bâton de la destinée ! Il faut préciser : nous ne sommes pas fatalistes, nous sommes déterministes, ce qui n'est point la même chose […] [N]ous sommes […] des déterministes qui, expérimentalement, cherchent à déterminer les conditions des phénomènes, sans jamais sortir, dans notre investigation, des lois de la nature. Comme le dit très bien Claude Bernard, du moment où nous pouvons agir, et où nous agissons sur le déterminisme des phénomènes, en modifiant les milieux par exemple, nous ne sommes pas des fatalistes. » (p. 78-79)

« Je résume notre rôle de moralistes expérimentateurs. Nous montrons le mécanisme de l'utile et du nuisible, nous dégageons le déterminisme des phénomènes humains et sociaux, pour qu'on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes. En un mot, nous travaillons avec tout le siècle à la grande oeuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l'homme décuplée. Et voyez, à côté de la nôtre, la besogne des écrivains idéalistes, qui s'appuient sur l'irrationnel et le surnaturel, et dont chaque élan est suivi d'une chute profonde dans le chaos métaphysique. C'est nous qui avons la force, c'est nous qui avons la morale. » (p. 80)

« On traite encore le médecin d'artiste, parce qu'il y a, en médecine, une place énorme laissée aux conjectures. Naturellement, le romancier méritera davantage ce nom d'artiste, puisqu'il se trouve plus enfoncé encore dans l'indéterminé. Si Claude Bernard confesse que la complexité des phénomènes empêchera longtemps de constituer la médecine à l'état scientifique, que sera-ce donc pour le roman expérimental, où les phénomènes sont plus complexes encore ? Mais cela n'empêchera pas le roman d'entrer dans la voie scientifique, d'obéir à l'évolution générale du siècle. » (p. 82)

« Du moment où le sentiment est le point de départ de la méthode expérimentale, où la raison intervient ensuite pour aboutir à l'expérience, et pour être contrôlée par elle, le génie de l'expérimentateur domine tout ; et c'est d'ailleurs ce qui fait que la méthode expérimentale, inerte en d'autres mains, est devenue un outil si puissant entre les mains de Claude Bernard. Je viens de dire le mot : la méthode n'est qu'un outil ; c'est l'ouvrier, c'est l'idée qu'il apporte qui fait le chef-d'oeuvre. J'ai déjà cité ces lignes : “C'est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l'originalité, l'invention ou le génie de chacun.” Voilà donc la part faite au génie, dans le roman expérimental. » (p. 83)

« Si vous restez dans l'idée a priori, et dans le sentiment, sans l'appuyer sur la raison et sans le vérifier par l'expérience, vous êtes un poète, vous risquez des hypothèses que rien ne prouve, vous vous débattez dans l'indéterminisme péniblement et sans utilité, d'une façon nuisible souvent […] Que devient donc le génie chez le romancier expérimental ? Il reste le génie, l'idée a priori, seulement il est contrôlé par l'expérience. Naturellement, l'expérience ne peut détruire le génie, elle le confirme, au contraire. Je prends un poète ; est-il nécessaire, pour qu'il ait du génie, que son sentiment, que son idée a priori soit fausse ? Non évidemment, car le génie d'un homme sera d'autant plus grand que l'expérience aura prouvé davantage la vérité de son idée personnelle. Il faut vraiment notre âge de lyrisme, notre maladie romantique, pour qu'on ait mesuré le génie d'un hommes à la qualité de sottises et de folies qu'il a mises en circulation. Je conclus en disant que, désormais, dans notre siècle de science, l'expérience doit faire la preuve du génie.» (p. 83-84)

« Notre querelle est là, avec les écrivains idéalistes. Ils partent toujours d'une source irrationnelle quelconque telle qu'une révélation, une tradition ou une autorité conventionnelle […] Nous, écrivains naturalistes, nous soumettons chaque fait à l'observation et à l'expérience ; tandis que les écrivains idéalistes admettent des influences mystérieuses échappant à l'analyse, et restent dès lors dans l'inconnu, en dehors des lois de la nature. Cette question de l'idéal, scientifiquement se réduit à la question de l'indéterminé et du déterminé. Tout ce que nous ne savons pas, tout ce qui nous échappe encore, c'est l'idéal, et le but de notre effort humain est chaque jour de réduire l'idéal, de conquérir la vérité sur l'inconnu. Nous sommes tous idéalistes, si l'on entend par-là que nous nous occupons tous de l'idéal. Seulement j'appelle idéalistes ceux qui se réfugient dans l'inconnu pour le plaisir d'y être, qui n'ont de goût que pour les hypothèses les plus risquées, qui dédaignent de les soumettre au contrôle de l'expérience, sous prétexte que la vérité est en eux et non dans les choses. Ceux-là, je le répète, font une besogne vaine et nuisible, tandis que l'observateur et l'expérimentateur sont les seuls qui travaillent à la puissance et au bonheur de l'homme, en le rendant peu à peu le maître de la nature. Il n'y a ni noblesse, ni dignité, ni beauté, ni moralité, à ne pas savoir, à mentir, à prétendre qu'on est d'autant plus grand qu'on se hausse davantage dans l'erreur et dans la confusion. Les seules oeuvres grandes et morales sont les oeuvres de vérité. » (p. 84-85)
« Nous ne sommes ni des chimistes, ni des physiciens, ni des physiologistes ; nous sommes simplement des romanciers qui nous appuyons sur les sciences. Certes, nos prétentions ne sont pas de faire des découvertes dans la physiologie, que nous ne pratiquons pas ; seulement, ayant à étudier l'homme, nous croyons ne pas pouvoir nous dispenser de tenir compte des vérités physiologiques nouvelles. Et j'ajouterai que les romanciers sont certainement les travailleurs qui s'appuient à la fois sur le plus grand nombre de sciences, car ils traitent de tout et il leur faut tout savoir, puisque le roman est devenu une enquête générale sur la nature et sur l'homme. Voilà comment nous avons été amenés à appliquer à notre besogne la méthode expérimentale, du jour où cette méthode est devenue l'outil le plus puissant de l'investigation. Nous résumons l'investigation, nous nous lançons dans la conquête de l'idéal, en employant toutes les connaissances humaines. » (p. 85-86)

« Pour un savant expérimentateur, l'idéal qu'il cherche à réduire, l'indéterminé, n'est jamais que dans le comment. Il laisse aux philosophes, l'autre idéal, celui du pourquoi, qu'il désespère de déterminer un jour. Je crois que les romanciers expérimentateurs doivent également ne pas se préoccuper de cet inconnu, s'ils ne veulent pas se perdre dans les folies des poètes et des philosophes. C'est déjà une besogne assez large, de chercher à connaître le mécanisme de la nature, sans s'inquiéter pour le moment de l'origine de ce mécanisme. Si l'on arrive un jour à le connaître, ce sera sans doute grâce à la méthode, et le mieux est donc de commencer par le commencement, par l'étude des phénomènes, au lieu d'espérer qu'une révélation subite nous livrera le secret du monde. Nous sommes des ouvriers, nous laissons aux spéculateurs cet inconnu du pourquoi où ils se battent vainement depuis des siècles, pour nous en tenir à l'inconnu du comment, qui chaque jour diminue devant notre investigation. Le seul idéal qui doive exister pour nous, romanciers expérimentateurs, c'est celui que nous pouvons conquérir. » (p. 86)

« “La méhode expérimentale peut seule faire sortir le roman des mensonges et des erreurs où il se traîne. Toute ma vie littéraire a été dirigée par cette conviction. Je suis sourd à la voix des critiques qui me demandent de formuler des lois de l'hérédité chez les personnages et celles de l'influence des milieux ; ceux qui me font ces objections négatives et décourageantes, ne me les adressent que par paresse d'esprit, par entêtement dans la tradition, par attachement plus ou moins conscients à des croyances philosophiques et religieuses… La direction expérimentale que prend le roman est aujourd'hui définitive. En effet, ce n'est point là le fait de l'influence éphémère d'un système personnel quelconque ; c'est le résultat de l'évolution scientifique, de l'étude de l'homme elle-même. Ce sont mes convictions à cet égard que je cherche à faire pénétrer dans l'esprit des jeunes écrivains qui me lisent, car j'estime qu'il faut avant tout leur inspirer l'esprit scientifique et les initier aux notions et aux tendances des sciences modernes.” » (p. 88)

« C'est ce que j'ai répondu moi-même, lorsqu'on a prétendu que je me posais en novateur, en chef d'école. J'ai dit que je n'apportais rien, que je tâchais simplement, dans mes romans et dans ma critique, d'appliquer la méthode scientifique, depuis longtemps en usage. Mais, naturellement, on a feint de ne pas m'entendre, et on a continué à parler de ma vanité et de mon ignorance […] [J]'ai dit tant de fois que le naturalisme n'était pas une école, que par exemple il ne s'incarnait pas dans le génie d'un homme ni dans le coup de folie d'un groupe, comme le romantisme, qu'il consistait simplement dans l'application de la méthode expérimentale à l'étude de la nature et de l'homme. Dès lors, il n'y a plus qu'une vaste évolution, qu'une marche en avant où tout le monde est ouvrier, selon son génie. Toutes les théories sont admises, et la théorie qui l'emporte est celle qui explique le plus de choses. Il ne paraît pas y avoir une voie littéraire et scientifique plus large ni plus droite. Tous, les grands et les petits, s'y meuvent librement, travaillant à l'investigation commune, chacun dans sa spécialité, et ne reconnaissant d'autre autorité que celle des faits, prouvée par l'expérience. Donc, dans le naturalisme, il ne saurait y avoir ni de novateurs ni de chefs d'école. Il y a simplement des travailleurs plus puissants les uns que les autres. » (p. 89-90)

« J'ai dit que, dans le roman expérimental, le mieux était de nous en tenir à ce point de vue strictement scientifique, si nous voulions baser nos études sur un terrain solide. Ne pas sortir du comment, ne pas s'attacher au pourquoi. Pourtant, il est bien certain que nous ne pouvons toujours échapper à ce besoin de notre intelligence, à cette curiosité inquiète qui nous porte à vouloir connaître l'essence des choses. J'estime qu'il nous faut alors accepter le système philosophique qui s'adapte le mieux à l'état actuel des sciences, mais simplement à un point de vue spéculatif. » (p. 91)

« J'ai négligé jusqu'ici la question de la forme chez l'écrivain naturaliste, parce que c'est elle justement qui spécialise la littérature. Non seulement le génie, pour l'écrivain, se trouve dans le sentiment, dans l'idée a priori, mais il est aussi dans la forme, dans le style. Seulement, la question de méthode et la question de rhétorique sont distinctes. Et le naturalisme, je le dis encore, consiste uniquement dans la méthode expérimentale, dans l'observation et l'expérience appliquées à la littérature. La rhétorique, pour le moment, n'a donc rien à voir ici. Fixons la méthode, qui doit être commune, puis acceptons dans les lettres toutes les rhétoriques qui se produiront ; regardons-les comme les expressions des tempéraments littéraires des écrivains. Si l'on veut avoir mon opinion bien nette, c'est qu'on donne aujourd'hui une prépondérance exagérée à la forme. J'aurais long à en dire sur ce sujet ; mais cela dépasserait les limites de cette étude. Au fond, j'estime que la méthode atteint la forme elle-même, qu'un langage n'est qu'une logique, une construction naturelle et scientifique. Celui qui écrira le mieux ne sera pas celui qui galopera le plus follement parmi les hypothèses, mais celui qui marchera droit au milieu des vérités. Nous sommes actuellement pourris de lyrisme, nous croyons bien à tort que le grand style est fait d'un effarement sublime, toujours près de culbuter dans la démence ; le grand style est fait de logique et de clarté. » (p. 92-93)

« Je ne sais de quelles lettres [Claude Bernard] veut parler, lorsqu'il définit une oeuvre littéraire : “Une création spontanée de l'esprit, qui n'a rien de commun avec la constatation des phénomènes naturels.” Sans doute, il songe à la poésie lyrique, car il n'aurait pas écrit la phrase en pensant au roman expérimental, aux oeuvres de Balzac et de Stendhal. Je ne puis répéter que ce que j'ai dit : si nous mettons la forme, le style à part, le romancier expérimentateur n'est plus qu'un savant spécial qui emploie l'outil des autres savants, l'observation et l'analyse. Notre domaine est le même que celui du physiologiste, si ce n'est qu'il est plus vaste. Nous opérons comme lui sur l'homme, car tout fait croire, et Claude Bernard le reconnaît lui-même, que les phénomènes cérébraux peuvent être déterminés comme les autres phénomènes. Il est vrai que Claude Bernard peut nous dire que nous flottons en pleine hypothèse ; mais il serait mal venu à conclure de là que nous n'arriverons jamais à la vérité, car il s'est battu toute sa vie pour faire une science de la médecine, que la très grande majorité de ses confrères regardent comme un art. » (p. 94)

« Définissons maintenant avec netteté le romancier expérimentateur. Claude Bernard donne de l'artiste la définition suivante : “Qu'est-ce qu'un artiste ? C'est un homme qui réalise dans une oeuvre d'art une idée ou un sentiment qui lui est personnel.” Je repousse absolument cette définition. Ainsi, dans le cas où je représenterais un homme qui marcherait la tête en bas, j'aurais fait une oeuvre d'art, si tel était mon sentiment personnel. Je serais un fou, pas davantage. Il faut donc ajouter que le sentiment personnel de l'artiste reste soumis au contrôle de la vérité. Nous arrivons ainsi à l'hypothèse. L'artiste part du même point que le savant ; il se place devant la nature, a une idée a priori et travaille d'après cette idée. Là seulement il se sépare du savant, s'il mène son idée jusqu'au bout, sans en vérifier l'exactitude par l'observation et l'expérience. » (p. 94)

« C'est ainsi que la science, à mesure qu'elle avance, nous fournit, à nous autres écrivains, un terrain solide, sur lequel nous devons nous appuyer pour nous élancer dans de nouvelles hypothèses. En un mot, tout phénomène déterminé détruit l'hypothèse qu'il remplace, et il faut dès lors transporter l'hypothèse plus loin, dans le nouvel inconnu qui se présente […] Voilà donc ce que doit être l'hypothèse, pour nous romanciers expérimentateurs ; il nous faut accepter strictement les faits déterminés, ne plus hasarder sur eux des sentiments personnels qui seraient ridicules, nous appuyer sur le terrain conquis par la science, jusqu'au bout ; puis, là seulement, devant l'inconnu, exercer notre intuition et précéder la science, quittes à nous tromper parfois, heureux si nous apportons des documents pour la solution des problèmes. […] Ainsi, dans notre roman expérimental, nous pourrons très bien risquer des hypothèses sur les questions d'hérédité et sur l'influence des milieux, après avoir respecté tout ce que la science sait aujourd'hui sur la matière. Nous préparerons les voies, nous fournirons des faits d'observation, des documents humains qui pourront devenir très utiles. » (p. 95-96)

« Je voulais en venir à cette conclusion : si je définissais le roman expérimental, je ne dirais pas comme Claude Bernard qu'une oeuvre littéraire est tout entière dans le sentiment personnel, car pour moi le sentiment personnel n'est que l'impulsion première. Ensuite la nature est là qui s'impose, tout au moins la partie de la nature dont la science nous a livré le secret, et sur laquelle nous n'avons plus le droit de mentir. Le romancier expérimentateur est donc celui qui accepte les faits prouvés, qui montre dans l'homme et dans la société le mécanisme des phénomènes dont la science est maîtresse, et qui ne fait intervenir son sentiment personnel que dans les phénomènes dont le déterminisme n'est point encore fixé, en tâchant de contrôler le plus qu'il le pourra ce sentiment personnel, cette idée a priori, par l'observation et par l'expérience. Je ne saurais entendre notre littérature naturaliste d'une autre façon. Je n'ai parlé que du roman expérimental, mais je suis fermement convaincu que la méthode, après avoir triomphé dans l'histoire et dans la critique, triomphera partout, au théâtre et même en poésie. C'est une évolution fatale. » (p. 96)

« Voilà ce que je vais tâcher de démontrer à la jeunesse. Je voudrais lui souffler la haine de la phrase et la méfiance des culbutes dans le bleu. Nous autres qui ne croyons qu'aux faits, qui reprenons tous les problèmes, à l'étude des documents nous sommes accusés d'ordure, nous nous entendons chaque jour traiter de corrupteurs. Il est temps de prouver à la génération nouvelle que les véritables corrupteurs sont les rhétoriciens, et qu'il y a une chute fatale dans la boue après chaque élan dans l'idéal. » (p. 103)

« Le romantisme, le lyrisme met tout dans les mots. Ce sont les mots gonflés, hypertrophiés, éclatant sous l'exagération baroque de l'idée. L'exemple [Ruy Blas] n'est-il pas frappant : dans les faits, de la démence et de l'ordure ; dans les mots, de la passion noble, de la vertu fière, de l'honnêteté supérieure. Tout cela ne pose plus sur rien ; c'est une construction de langue bâtie en l'air. Voilà le romantisme. » (p. 107)

« Aujourd'hui, quand on étudie le mouvement littéraire depuis le commencement du siècle, le romantisme apparaît comme le début logique de la grande évolution naturaliste. Ce n'est pas sans raison que des poètes lyriques se sont produits les premiers. Socialement, on expliquerait leur venue par les secousses de la Révolution et de l'Empire ; après ces massacres, les poètes se consolaient dans le rêve. Mais ils venaient surtout parce que, littérairement, ils avaient une besogne considérable à accomplir. Cette besogne, c'était le renouvellement de la langue. Il fallait jeter l'Ancien dictionnaire dans le creuset, refondre le langage, inventer des mots et des images, créer toute une nouvelle rhétorique pour exprimer la société nouvelle ; et seuls peut-être des poètes lyriques pouvaient mener à bien un pareil travail. Ils arrivaient avec la rébellion de la couleur, avec la passion de l'image, avec le souci dominant du rythme. C'étaient des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui poursuivaient avant tout le son, la forme, la lumière. Pour eux, l'idée ne venait qu'au second plan, et l'on se souvient de cette école de l'art pour l'art, qui était le triomphe absolu de la rhétorique. Tel est le caractère essentiel du lyrisme : un chant, la pensée humaine échappant à la méthode et s'envolant en mots sonores. Aussi peut-on constater quel éclat notre langue a pris en passant par cette flamme des poètes. Mettez au commencement du siècle une littérature de savants, pondérée, exacte, logique, et la langue, affaiblie par trois cents ans d'usage classique, restait un outil émoussé et sans vigueur. Il fallait, je le répète, une génération de poètes lyriques pour empanacher la langue, pour en faire un instrument large, souple et brillant. Ce Cantique des Cantiques du dictionnaire, ce coup de folie des mots hurlant et dansant sur l'idée, était sans doute nécessaire. Les romantiques venaient à leur heure, ils conquéraient la liberté de la forme, ils forgeaient l'outil dont le siècle devait se servir […] La rhétorique avait vaincu, l'idée pouvait passer et se formuler, grâce à la langue nouvelle. Il faut donc saluer dans Victor Hugo l'ouvrier puissant de cette langue […] Il a créé une langue, il tient le siècle, non par les idées, mais par les mots ; les idées du siècle, celles qui le conduisent, ce sont la méthode scientifique, l'analyse expérimentale, le naturalisme ; les mots, ce sont ces richesses nouvelles de termes exhumés ou inventés, ces images magnifiques, ces tournures superbes dont l'usage est devenu commun. Au début d'un mouvement, les mots écrasent toujours l'idée, parce qu'ils frappent davantage. Victor Hugo est royalement drapé depuis sa jeunesse dans le manteau qu'il s'est taillé en plein velours de la forme. À côté de lui, Balzac apporte l'idée du siècle, l'observation et l'analyse, et il semble nu, on le salue à peine. Heureusement, plus tard, l'idée se dégage de la rhétorique, s'affirme, règne avec une force souveraine. Nous en sommes là. » (p.108-110)

« La formule naturaliste en littérature, telle que je la poserai tout à l'heure, est identique à la formule naturaliste dans les sciences, et particulièrement en physiologie. C'est la même enquête, portée des faits vitaux dans les faits passionnels et sociaux ; l'esprit du siècle donne le branle à toutes les manifestations intellectuelles, le romancier qui étudie les moeurs complète le physiologiste qui étudie les organes. » (p. 120-121)

« Élargissez encore le rôle des sciences expérimentales, étendez-le jusqu'à l'étude des passions et à la peinture des moeurs ; vous obtenez nos romans qui recherchent les causes, qui les expliquent, qui amassent les documents humains, pour qu'on puisse être le maître du milieu et de l'homme, de façon à développer les bons éléments et à exterminer les mauvais. Nous faisons une besogne identique à celle des savants. Il est impossible de baser une législation quelconque sur les mensonges des idéalistes. Au contraire sur les documents vrais que les naturalistes apportent, on pourra sans doute un jour établir une société meilleure, qui vivra par la logique et par la méthode. » (p. 121)

« […] nous pardonnera-t-on nos quelques audaces à nous, romanciers naturalistes, qui, par amour du vrai, poursuivons parfois avec délices les détraquements que produit une passion dans un personnage gâté jusqu'aux moelles ? Nous reprochera-t-on nos charniers horribles, le sang que nous faisons couler, les sanglots que nous n'épargnons pas aux lecteurs ? C'est que de nos tristes réduits nous espérons faire sortir des vérités qui éblouiront ceux qui sauront les voir. » (p. 122)

« À notre époque, il n'y a plus qu'une question de tempérament ; les uns ont le cerveau ainsi bâti qu'ils trouvent plus large et plus sain de reprendre les antiques rêves, de voir le monde dans un affolement cérébral, dans la vision de leurs nerfs détraqués ; les autres estiment que le seul état de santé et de grandeur possible, pour un individu comme pour une nation, est de toucher enfin du doigt les réalités, d'asseoir notre intelligence et nos affaires humaines sur le terrain solide du vrai. Ceux-là sont les poètes lyriques, les romantiques ; ceux-ci sont les écrivains naturalistes. Et l'avenir dépendra du choix que les générations vont faire entre les deux voies. C'est à la jeunesse de décider. » (p. 124)

« Je me suis vainement efforcé, depuis trois ans, d'expliquer que je n'étais pas un novateur, que je n'avais pas dans la poche une invention. Mon seul rôle a été celui d'un critique qui étudie son âge et qui constate, avec preuves à l'appui, dans quel sens le siècle lui semble marcher. J'ai trouvé la formule naturaliste au dix-huitième siècle ; même, si l'on veut, elle part des premiers jours du monde. Je l'ai montrée magnifiquement appliquée, dans notre littérature nationale, par Stendhal et Balzac ; j'ai dit que notre roman actuel continuait les oeuvres de ces maîtres, et j'ai cité, au premier rang, MM. Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Daudet. Dès lors, où a-t-on pu voir que j'inventais une théorie à mon usage particulier ? Quels sots se sont imaginé de me présenter comme un orgueilleux qui veut imposer sa rhétorique, qui base sur une oeuvre à lui tout le passé et tout l'avenir de la littérature française ? » (p. 124)

« Encore un coup ce n'est pas moi, le naturalisme ; c'est tout écrivain qui, le voulant ou non, emploi la formule scientifique, reprend l'étude du monde par l'observation et l'analyse, en niant l'absolu, l'idéal révélé et irrationnel. Le naturalisme, c'est Diderot, Rousseau, Balzac, Stendhal, vingt autres encore. On fait de moi une caricature grotesque, en me présentant comme un pontife, comme un chef d'école. Nous n'avons pas de religion, donc personne ne pontifie chez nous. Quant à notre école, elle est trop large pour qu'elle obéisse à un chef. Elle n'est pas comme l'école romantique, qui s'incarne dans la fantaisie individuelle, dans le génie d'un poète. Elle ne vit pas par une rhétorique, elle existe au contraire par une formule ; et, à ce titre, le jour où nous prenons un chef, nous choisirons plutôt un savant, comme Claude Bernard. » (p. 125)

« Car c'est ici le comble de l'imbécillité, on a voulu, on veut encore que le naturalisme soit la rhétorique de l'ordure. J'ai eu beau protester, dire que mes tentatives personnelles n'engageaient que moi et laissaient la formule intacte, on n'en répète pas moins que le naturalisme est une invention que j'ai lancée pour poser L'Assommoir comme une Bible. Ces gens ne voient que la rhétorique. Toujours les mots, ils ne peuvent imaginer quelque chose derrière les mots. » (p. 126)

« Mais qui ne comprend aujourd'hui que le règne des rhétoriciens est fini ? À présent qu'ils nous ont donné l'outillage, ils disparaissent forcément. Et nous venons à notre heure faire notre besogne. Le terrain a été déblayé ; la question de langue ne nous arrête plus, nous avons toute liberté et toute facilité de procéder à la grande enquête. C'est l'heure de vision nette où l'idée se dégage de la forme : la forme, les romantiques nous en ont légué une qu'il nous faudra pondérer et ramener à la stricte logique, tout en essayant d'en garder les richesses ; l'idée, elle s'impose de plus en plus, elle est la formule scientifique appliquée en tout, aussi bien dans la politique que dans la littérature. » (p. 127)

« Donc, une fois encore, le naturalisme est purement une formule, la méthode analytique et expérimentale. Vous êtes naturaliste, si vous employez cette méthode, quelle que soit d'ailleurs votre rhétorique. Stendhal est un naturaliste, comme Balzac, et certes sa sécheresse de touche ne ressemble guère à la largeur parfois épique de Balzac ; mais tous les deux procèdent par l'analyse et par l'expérience. Je pourrais citer, de nos jours, des écrivains dont le tempérament littéraire paraît tout opposé, et qui se rencontrent et communient ensemble dans la formule naturaliste. Voilà pourquoi le naturalisme n'est pas une école, au sens étroit du mot, et voilà pourquoi il n'y a pas de chef distinct, parce qu'il laisse le champ libre à toutes les individualités. Comme le romantisme, il ne s'enferme pas dans la rhétorique d'un homme ni dans le coup de folie d'un groupe. Il est la littérature ouverte à tous les efforts personnels, il réside dans l'évolution de l'intelligence humaine à notre époque. On ne vous demande pas d'écrire d'une certaine façon, de copier tel maître ; on vous demande de chercher et de classer votre part de documents humains, de découvrir votre coin de vérité, grâce à la méthode. Ici, l'écrivain n'est encore qu'un homme de science. Sa personnalité d'artiste s'affirme ensuite par le style. C'est ce qui constitue l'art. On nous répète cet argument stupide que nous ne reproduisons jamais la nature dans son exactitude. Eh ! sans doute, nous y mêlerons toujours notre humanité, notre façon de rendre. Seulement, il y a un abîme entre l'écrivain naturaliste qui va du connu à l'inconnu, et l'écrivain idéaliste qui a la prétention d'aller de l'inconnu au connu. Si nous ne donnons jamais la nature tout entière, nous vous donnerons au moins la nature vraie, vue à travers notre humanité ; tandis que les autres compliquent les déviations de leur optique personnelle par les erreurs d'une nature imaginaire, qu'ils acceptent empiriquement comme étant la nature vraie. En somme, nous ne leur demandons que de reprendre l'étude du monde à l'analyse première, sans rien abandonner de leur tempérament d'écrivain. » (p. 127-128)

« Mais qu'on ne dise pas à la jeunesse : “Voilà le pain que vous devez manger pour devenir forts ; nourrissez-vous d'idéal et de rhétorique pour être grands.” C'est là un conseil désastreux, on meurt d'idéal et de rhétorique, on ne vit que de science. C'est la science qui fait reculer l'idéal devant elle, c'est la science qui prépare le vingtième siècle. » (p. 129)

« On nous accuse de manquer de morale, nous autres écrivains naturalistes, et certes oui, nous manquons de cette morale de pure rhétorique. Notre morale est celle que Claude Bernard a si nettement définie : “La morale moderne recherche les causes, veut les expliquer et agir sur elles ; elle veut, en un mot, dominer le bien et le mal, faire naître l'un et le développer, lutter avec l'autre pour l'extirper et le détruire.” Toute la haute et sévère philosophie de nos oeuvres naturaliste se trouvent admirablement résumée dans ces quelques lignes. Nous cherchons les causes du mal social ; nous faisons l'anatomie des classes et des individus pour expliquer les détraquements qui se produisent dans la société et dans l'homme. Cela nous oblige souvent à travailler sur des sujets gâtés, à descendre au milieu des misères et des folies humaines. Mais nous apportons les documents nécessaires pour qu'on puisse, en les connaissant, dominer le bien et le mal. » (p. 132-133)

« Notre vertu n'est plus dans les mots, mais dans les faits ; nous sommes les actifs ouvriers qui sondons l'édifice, indiquant les descellés, tous ces dégâts qu'on ne voit pas du dehors et qui peuvent entraîner la ruine du monument entier. N'est-ce pas là un travail plus vraiment utile, plus sérieux et plus digne que de se planter sur un rocher, une lyre au bras, et d'encourager les hommes par une fanfare sonore ? Et si j'établissais un parallèle entre les oeuvres romanesques et les oeuvres naturalistes ! L'idéal engendre toutes les rêveries dangereuses ; c'est l'idéal qui jette la jeune fille aux bras du passant, c'est l'idéal qui fait la femme adultère. Du moment où l'on quitte le terrain solide du vrai, on est lancé dans toutes les monstruosités. Prenez les romans et les drames romantiques, étudiez-les à ce point de vue ; vous y trouverez les raffinements les plus honteux de la débauche, les insanités les plus stupéfiantes de la chair et de l'esprit. Sans doute, ces ordures sont magnifiquement drapées ; ce sont des alcôves abominables dont on a tiré les rideaux de soie ; mais je soutiens que ces voiles, ces réticences, ces infamies cachées offrent un péril d'autant plus grand que le lecteur peut rêver à son aise, les élargir, s'y abandonner comme à une récréation délicieuse et permise. Avec les oeuvres naturalistes, cette hypocrisie du vice secrètement chatouillé est impossible. » (p. 133-134)

« Mais le mouvement est donné, la formule scientifique s'impose, beaucoup de jeunes gens l'acceptent déjà. C'est demain qui se prépare. Les enfants qui naissent aujourd'hui seront, ils ne doivent pas l'oublier, les hommes du vingtième siècle. Que les poètes idéalistes chantent l'inconnu, mais qu'ils nous laissent, nous autres écrivains naturalistes, reculer cet inconnu tant que nous le pourrons. Je ne pousse pas mon raisonnement, comme certains positivistes, jusqu'à prédire la fin prochaine de la poésie. J'assigne simplement à la poésie un rôle d'orchestre ; les poètes peuvent continuer à nous faire de la musique, pendant que nous travaillerons. » ( p. 134)

« Je finirai en disant quelles doivent être, selon moi, la situation et la besogne de la France dans l'Europe moderne […] Nous n'avons qu'à nous mettre résolument à l'école de la science. Plus de lyrisme, plus de grands mots vides, mais des faits, des documents. L'empire du monde va être à la nation qui aura l'observation la plus nette et l'analyse la plus puissante […] il ne s'agit point d'être maussade, de manquer d'esprit et de gaieté, de gâter nos conquêtes par le pédantisme et la raideur militaire ; nous serons d'autant plus forts, que nous aurons la science pour arme, que nous l'emploierons au triomphe de la liberté, avec la générosité de tempérament qui nous est propre. Que la jeunesse française m'entende, le patriotisme est là. C'est en appliquant la formule scientifique qu'elle reprendra un jour l'Alsace et la Loraine. » (p. 134-135)

« Ensuite, le naturalisme, assure-t-on, date des premières oeuvres écrites ; eh ! qui a jamais dit le contraire ? Cela prouve simplement qu'il vient des entrailles même de l'humanité. Toute la critique, ajoute-t-on, depuis Aristote jusqu'à Boileau, a posé ce principe qu'une oeuvre doit être basée sur le vrai. Voilà qui me ravit et qui me fournit de nouveaux arguments. L'école naturaliste, de l'aveu même de ceux qui la plaisantent et l'attaquent, se trouve donc assise sur des fondements indestructibles. Elle n'est pas le caprice d'un homme, le coup de folie d'un groupe ; elle est née du fond éternel des choses, de la nécessité où se trouve chaque écrivain de prendre pour base la nature. » (p. 139)

« Lorsque je me risque à prévoir où nous allons, c'est purement de ma part une spéculation, une conclusion logique. Par ce qui a été et par ce qui est, je crois pouvoir dire ce qui sera. Ma besogne est là tout entière. Il est ridicule de m'en prêter une autre, de me planter sur un rocher, pontifiant et prophétisant, me posant en chef d'école, tutoyant le bon Dieu. » (p. 140)

« Mon opinion personnelle est que le naturalisme date de la première ligne qu'un homme a écrite. Dès ce jour-là, la question de la vérité était posée. Si l'on conçoit l'humanité comme une armée en marche à travers les âges, lancée à la conquête du vrai au milieu de toutes les misères et de toutes les infirmités, on doit mettre au premier rang les savants et les écrivains. C'est à ce point de vue qu'il faudrait écrire une histoire littéraire universelle, et non au point de vue d'un idéal absolu, d'une commune mesure esthétique parfaitement ridicule. » (p. 140-141)

« Le naturalisme, c'est le retour à la nature, c'est cette opération que les savants ont faite le jour où ils se sont avisés de partir l'étude du corps et des phénomènes, de se baser sur l'expérience, de procéder par l'analyse. Le naturalisme, dans les lettres, c'est également le retour à la nature et à l'homme, l'observation directe, l'anatomie exacte, l'acceptation et la peinture de ce qui est. La besogne a été la même pour l'écrivain que pour le savant. L'un et l'autre ont dû remplacer les abstractions par des réalités, les formules empiriques par des analyses rigoureuses. Ainsi plus de personnages abstraits dans les oeuvres, plus d'inventions mensongères, plus d'absolu, mais des personnages réels, l'histoire vraie de chacun, le relatif de la vie quotidienne. Il s'agissait de tout recommencer, de connaître l'homme aux sources mêmes de son être, avant de conclure à la façon des idéalistes, qui inventent des types ; et les écrivains n'avaient désormais qu'à reprendre l'édifice par la base, en apportant le plus possible de documents humains, présentés dans leur ordre logique. C'est là le naturalisme, qui vient du premier cerveau pensant, si l'on veut, mais dont une des évolutions les plus larges, l'évolution définitive sans doute, a eu lieu au siècle dernier. » (p. 142-143)

« Le romantisme qui ne correspondait à rien de durable, qui était simplement le regret inquiet du vieux monde et le coup de clairon de la bataille, s'est effondré devant le naturalisme, revenu plus fort et maître tout-puissant, menant le siècle dont il est le souffle même […] Il renouvelle les arts, la sculpture et surtout la peinture, il élargit la critique et l'histoire, il s'affirme dans le roman ; et même c'est par le roman, par Balzac et Stendhal, qu'il remonte au-delà du romantisme, renouant ainsi visiblement la chaîne avec le dix-huitième siècle. Le roman est son domaine, son champ de bataille et de victoire. Il semble avoir pris le roman pour démontrer la puissance de la méthode, l'éclat du vrai, la nouveauté inépuisable des documents humains. » (p. 145)

« Les sources de notre roman contemporain se trouvent dans Balzac et dans Stendhal. C'est là qu'il faut les chercher et les consulter. Tous deux ont échappé au coup de folie du romantisme. Balzac malgré lui, Stendhal par un parti pris d'homme supérieur. Pendant qu'on acclamait le triomphe des lyriques, pendant que Victor Hugo était bruyamment sacré roi littéraire, tous deux mouraient à la peine, presque obscurément, au milieu du dédain et de la négation du public. Mais ils laissaient dans leurs oeuvres la formule naturaliste du siècle, et il devait arriver que toute une descendance allait pousser sur leurs tombes, tandis que l'école romantique se mourait d'anémie et ne serait plus incarnée que dans un vieillard illustre, auquel le respect empêcherait de dire la vérité. » (p. 147)

« Il est inutile d'insister sur la nouvelle formule que Balzac et Stendhal apportaient. Ils faisaient par le roman l'enquête que les savants faisaient par la science. Ils n'imaginaient plus, ils ne contaient plus. Leur besogne consistait à prendre l'homme, à le disséquer, à l'analyser dans sa chair et dans son cerveau. Stendhal restait surtout un psychologue. Balzac étudiait plus particulièrement les tempéraments, reconstituait les milieux, amassait les documents humains, en prenant lui-même le titre de docteur ès sciences sociales. Comparez Le Père Goriot ou La Cousine Bette aux romans précédents, à ceux du dix-septième siècle comme à ceux du dix-huitième, et vous vous rendrez compte de l'évolution naturaliste accomplie. Le mot roman seul a été conservé, ce qui est un tort, car il a perdu toute signification. » (p. 147-148)

« Avec M. Gustave Flaubert, la formule naturaliste passe aux mains d'un artiste parfait. Elle se solidifie, prend la dureté et le brillant du marbre. M. Gustave Flaubert a poussé en plein romantisme. Toutes ses tendresses sont pour le mouvement de 1830. Quand il lança Madame Bovary, c'était comme un défi jeté au réalisme d'alors, qui se piquait de mal écrire. Il entendait prouver qu'on pouvait parler de la petite bourgeoisie de province avec l'ampleur et la puissance qu'Homère a mises à parler des héros grecs. Mais, heureusement, l'oeuvre avait une autre portée. Que M. Gustave Flaubert l'ait voulu ou non, il venait d'apporter au naturalisme la dernière force qui lui manquait, celle de la forme parfaite et impérissable qui aide les oeuvres à vivre. Dès lors, la formule se trouvait fixée. Il n'y avait plus pour les nouveaux venus qu'à marcher dans cette large voie de la vérité par l'art. Les romanciers allaient continuer l'enquête de Balzac, avancer toujours plus avant dans l'analyse de l'homme soumis à l'action de son milieu ; seulement, ils seraient en même temps des artistes, ils auraient l'originalité et la science de la forme, ils donneraient au vrai la puissance d'une résurrection par la vie intense de leur style. » (p. 148)

« Si nous avons pris notre solidité, notre méthode exacte dans M. Gustave Flaubert, il faut ajouter que nous avons tous été remués par cette langue nouvelle de MM. De Goncourt, pénétrante comme une symphonie, donnant aux objets le frisson nerveux de notre âge, allant plus loin que la phrase écrite et ajoutant aux mots du dictionnaire une couleur, un son, un parfum. » (p. 149)

« Voilà donc les sources nettement indiquées. En haut, Balzac et Stendhal, un physiologue et un psychologue, dégagés de la rhétorique du romantisme, qui a été surtout une émeute de rhéteurs. Puis, entre nous et ces deux ancêtres, M. Gustave Flaubert d'une part, et de l'autre MM. Edmond et Jules de Goncourt, apportant la science du style, fixant la formule dans une rhétorique nouvelle. Le roman naturaliste est là. » ( p. 149)

« J'ai dit que le roman naturaliste était simplement une enquête sur la nature, les êtres et les choses. Il ne met donc plus son intérêt dans l'ingéniosité d'une fable bien inventée et développée selon certaines règles. L'imagination n'a plus d'emploi, l'intrigue importe peu au romancier, qui ne s'inquiète ni de l'exposition, ni du noeud, ni du dénouement ; j'entends qu'il n'intervient pas pour retrancher ou ajouter à la réalité, qu'il ne fabrique pas une charpente de toutes pièces selon les besoins d'une idée conçue à l'avance. On part de ce point que la nature suffit ; il faut l'accepter telle qu'elle est, sans la modifer ni la rogner en rien ; elle est assez belle, assez grande, pour apporter avec elle un commencement, un milieu et une fin. Au lieu d'imaginer une aventure, de la compliquer, de ménager des coups de théâtre qui, de scène en scène, la conduisent à une conclusion finale, on prend simplement dans la vie l'histoire d'un être ou d'un groupe d'êtres, dont on enregistre les actes fidèlement. L'oeuvre devient un procès-verbal, rien de plus ; elle n'a que le mérite de l'observation exacte, de la pénétration plus ou moins profonde de l'analyse, de l'enchaînement logique des faits. Même parfois ce n'est pas une existence entière, avec un commencement et une fin, que l'on relate ; c'est uniquement un lambeau d'existence, quelques années de la vie d'un homme ou d'une femme, une seule page d'histoire humaine, qui a tenté le romancier, de même que l'étude spéciale d'un corps a pu tenter un chimiste. Le roman n'a donc plus de cadre, il a envahi et dépossédé les autres genres. Comme la science, il est maître du monde. Il aborde tous les sujets, écrit l'histoire, traite de physiologie et de psychologie, monte jusqu'à la poésie la plus haute, étudie les questions les plus diverses, la politique, l'économie sociale, la religion, les moeurs. La nature entière est son domaine. Il s'y meut librement, adoptant la forme qui lui plaît, prenant le ton qu'il juge le meilleur, n'étant plus borné par aucune limite. Nous voilà loin du roman tel que l'entendaient nos pères, une oeuvre de pure imagination, dont le but se bornait à charmer et à distraire les lecteurs. Dans les anciennes rhétoriques, le roman était placé tout au bout, entre la fable et les poésies légères. Les hommes sérieux le dédaignaient, l'abandonnaient aux femmes, comme une récréation frivole et compromettante. Cette opinion persiste encore en province et dans certains milieux académiques. La vérité est que les chefs-d'oeuvre du roman contemporain en disent beaucoup plus long sur l'homme et sur la nature, que de graves ouvrages de philosophie, d'histoire et de critique. L'outil moderne est là. » (p. 149-150)

« Je passe à un autre caractère du roman naturaliste. Il est impersonnel, je veux dire que le romancier n'est plus qu'un greffier, qui se défend de juger et de conclure. Le rôle strict d'un savant est d'exposer les faits, d'aller jusqu'au bout de l'analyse, sans se risquer dans la synthèse ; les faits sont ceux-ci, l'expérience tentée dans de telles conditions donne de tels résultats ; et il s'en tient là, parce que s'il voulait s'avancer au-delà des phénomènes, il entrerait dans l'hypothèse ; ce serait des probabilités, ce ne serait pas de la science. Eh bien ! le romancier doit également s'en tenir aux faits observés, à l'étude scrupuleuse de la nature, s'il ne veut pas s'égarer dans des conclusions menteuses. Il disparaît donc, il garde pour lui son émotion, il expose simplement ce qu'il a vu. Voilà la réalité ; frissonnez ou riez devant elle, tirez-en une leçon quelconque, l'unique besogne de l'auteur a été de mettre sous vos yeux les documents vrais. Il y a, en outre, à cette impersonnalité morale de l'oeuvre, une raison d'art. L'intervention passionnée ou attendrie de l'écrivain rapetisse un roman, en brisant la netteté des lignes, en introduisant un élément étranger aux faits, qui détruit leur valeur scientifique. On ne s'imagine pas un chimiste se courrouçant contre l'azote, parce que ce corps est impropre à la vie, ou sympathisant tendrement avec l'oxygène pour la raison contraire. Un romancier qui éprouve le besoin de s'indigner contre le vice et d'applaudir à la vertu, gâte également les documents qu'il apporte, car son intervention est aussi gênante qu'inutile ; l'oeuvre perd de sa force, ce n'est plus une page de marbre tirée d'un bloc de la réalité, c'est une matière travaillée, repétrie par l'émotion de l'auteur, émotion qui est sujette à tous les préjugés et à toutes les erreurs. Une oeuvre
vraie sera éternelle, tandis qu'une oeuvre émue pourra ne chatouiller que le sentiment d'une époque. Ainsi, le romancier naturaliste n'intervient jamais, pas plus que le savant. Cette impersonnalité morale des oeuvres est capitale, car elle soulève la question de la moralité dans le roman. On nous reproche violemment d'être immoraux, parce que nous mettons en scène des coquins et des gens honnêtes sans les juger, pas plus les uns que les autres. Toute la querelle est là. Les coquins sont permis, mais il faudrait les punir au dénouement, ou du moins les écraser sous notre colère et notre dégoût. Quant aux gens honnêtes, ils mériteraient çà et là quelques lignes d'éloges et d'encouragement. Notre impassibilité, notre tranquillité d'analystes, devant le mal et devant le bien, sont tout à faits coupables. Et l'on finit par dire que nous mentons, lorsque nous devenons trop vrais. Quoi ! sans cesse des gredins, pas un personnage sympathique ! C'est ici que la théorie du personnage sympathique apparaît. Il faut des personnages sympathiques, quitte à donner un coup de pouce à la nature. On ne nous demande plus seulement d'avoir une préférence pour la vertu, on exige que nous embellissions la vertu et que nous la rendions aimable. Ainsi, dans un personnage, nous devrons faire un choix, prendre les bons sentiments, passer les mauvais sous silence ; même, nous serons plus recommandables encore, si nous inventons le personnage de toutes pièces, si nous le coulons dans le moule convenu du bon ton et de l'honneur. Il y a pour cela des types tout faits qu'on introduit dans une action sans aucune peine. Ce sont des personnages sympathiques, des conceptions idéales de l'homme et de la femme, destinées à compenser l'impression fâcheuse des personnages vrais, pris sur nature. Comme on le voit, notre seul tort, dans tout ceci, est de n'accepter que la nature, de ne pas vouloir corriger ce qui est par ce qui devrait être. L'honnêteté absolue n'existe pas plus que la santé parfaite. Il y a un fonds de bête humaine chez tous, comme il y a un fonds de maladie. Ainsi, ces jeunes filles si pures, ces jeunes hommes si loyaux de certains romans ne tiennent pas à la terre ; pour les y rattacher, il faudrait tout dire. Nous disons tout, nous ne faisons plus un choix, nous n'idéalisons pas ; et c'est pourquoi on nous accuse de nous plaire dans l'ordure. En somme, la question de la moralité dans le roman se réduit donc à ces deux opinions : les idéalistes prétendent qu'il est nécessaire de mentir pour être moral, les naturalistes affirment qu'on ne saurait être moral en dehors du vrai. Or, rien n'est dangereux comme le romanesque ; telle oeuvre, en peignant le monde de couleurs fausses, détraque les imaginations, les jette dans les aventures ; et je ne parle point des hypocrisies du comme il faut, des abominations qu'on rend aimables sous un lit de fleurs. Avec nous, ces périls disparaissent. Nous enseignons l'amère science de la vie, nous donnons la hautaine leçon du réel. Voilà ce qui existe, tâchez de vous en arranger. Nous ne sommes que des savants, des analystes, des anatomistes, je le dis une fois encore, et nos oeuvres ont la certitude, la solidité et les applications pratiques des ouvrages de science. Je ne connais pas d'école plus morale, plus austère. » (p. 160-152)

« L'histoire est donc la même au théâtre que dans le roman. À la suite de la crise nécessaire du romantisme, on voit la tradition du naturalisme reparaître, les idées de Diderot et de Mercier s'affirmer de plus en plus. » (p. 154)

« L'esprit du dix-neuvième siècle, avec son retour à la nature, avec son besoin d'enquête exacte, allait quitter la scène, où trop de conventions le gênaient, pour s'affirmer dans le roman, dont le cadre était sans limite. Et c'est ainsi que, scientifiquement, le roman est devenu la forme par excellence de notre siècle, la première voie où le naturalisme devait triompher. Aujourd'hui, ce sont les romanciers qui sont les princes littéraires du temps ; ils tiennent la langue, ils tiennent la méthode, ils marchent en avant, côte à côte avec la science. Si le dix-septième siècle est resté le siècle du théâtre, le dix-neuvième siècle sera le siècle du roman. » (p. 165)

« Pendant que les romans fouilleront toujours plus avant, apporteront des documents plus neufs et plus exacts, le théâtre pataugera davantage chaque jour au milieu de ses fictions romanesques, de ses intrigues usées, de ses habiletés de métier. La situation sera d'autant plus fâcheuse, que le public prendra certainement le goût des réalités, dans la lecture des romans. Le mouvement s'indique déjà, et avec force. Il viendra une heure où le public haussera les épaules et réclamera lui-même une rénovation. Ou le théâtre sera naturaliste, ou il ne sera pas, telle est la conclusion formelle. » (p. 166)

« Le roman, grâce à son cadre libre, restera peut-être l'outil par excellence du siècle, tandis que le théâtre ne fera que le suivre et en compléter l'action. Il ne faut point oublier la merveilleuse puissance du théâtre, son effet immédiat sur les spectateurs. Il n'existe pas de meilleur instrument de propagande. Si donc le roman se lit au coin du feu, en plusieurs fois, avec une patience qui tolère les plus longs détails, le dramaturge naturaliste devra se dire avant tout qu'il n'a point affaire à ce lecteur isolé, mais à une foule qui a des besoins de clarté et de concisions. Je ne vois pas que la formule naturaliste se refuse à cette concision et à cette clarté. Il s'agira simplement de changer la facture, la carcasse de l'oeuvre. Le roman analyse longuement, avec une minutie de détails où rien n'est oublié ; le théâtre analysera aussi brièvement qu'il le voudra, par les actions et les paroles. Un mot, un cri, dans Balzac, suffit souvent pour donner le personnage tout entier. Ce cri est du théâtre, et du meilleur. » (p. 169)

« Les romanciers naturalistes décrivent beaucoup, non pour le plaisir de décrire, comme on le leur reproche, mais parce qu'il entre dans leur formule de circonstancier et de compléter le personnage par le milieu. L'homme n'est plus pour eux une abstraction intellectuelle, tel qu'on le considérait au dix-septième siècle ; il est une bête pensante, qui fait partie de la grande nature et qui est soumise aux multiples influences du sol où elle a poussé et où elle vit. C'est pourquoi un climat, un pays, un horizon, une chambre, ont souvent une importance décisive. Le romancier ne sépare donc plus le personnage de l'air où il se meut ; il ne décrit pas par un besoin de rhétorique, comme les poètes didactiques, comme Delille par exemple ; il note simplement à chaque heure les conditions matérielles dans lesquelles agissent les êtres et se produisent les faits, pour être absolument complet, pour que son enquête porte sur l'ensemble du monde et évoque la réalité tout entière. » (p. 170)

« Les véritables stylistes de l'époque sont les romanciers, il faut chercher le style impeccable, vivant, original, chez M. Gustave Flaubert et chez MM. De Goncourt. Lorsqu'on compare la prose de M. Dumas à celle des grands prosateurs, elle n'a plus ni correction, ni couleur, ni mouvement. Ce que je voudrais voir au théâtre, ce serait un résumé de la langue parlée. » (p. 171)

« L'imagination n'est plus la qualité maîtresse du romancier. Alexandre Dumas, Eugène Sue, avaient de l'imagination. Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo a imaginé des personnages et une fable du plus vif intérêt ; dans Mauprat, George Sand a su passionner toute une génération par les amours imaginaires de ses héros. Mais personne ne s'est avisé d'accorder de l'imagination à Balzac et à Stendhal. On a parlé de leurs facultés puissantes d'observation et d'analyse ; ils sont grands parce qu'ils ont peint leur époque, et non parce qu'ils ont inventé des contes. Ce sont eux qui ont amené cette évolution, c'est à partir de leur oeuvre que l'imagination n'a plus compté dans le roman. Voyez nos grands romanciers contemporains, Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Daudet : leur talent ne leur vient pas de ce qu'ils imaginent, mais de ce qu'ils rendent la nature avec intensité. J'insiste sur cette déchéance de l'imagination, parce que j'y vois la caractéristique même du roman moderne. Tant que le roman a été une récréation de l'esprit, un amusement auquel on ne demandait que de la grâce et de la verve, on comprend que la grande qualité était avant tout d'y montrer une invention abondante. Même quand le roman historique et le roman à thèse sont venus, c'était encore l'imagination qui régnait toute-puissante, pour évoquer les temps disparus ou pour heurter comme des arguments des personnages bâtis selon les besoins du plaidoyer. Avec le roman naturaliste, le roman d'observation et d'analyse, les conditions changent aussitôt. Le romancier invente bien encore ; il invente un plan, un drame ; seulement, c'est un bout de drame, la première histoire venue, et que la vie quotidienne lui fournit toujours. Puis, dans l'économie de l'oeuvre, cela n'a plus qu'une importance très mince. Les faits ne sont là que comme les développements logiques des personnages. La grande affaire est de mettre debout des créatures vivantes, jouant devant les lecteurs la comédie humaine avec le plus de naturel possible. Tous les efforts de l'écrivain tendent à cacher l'imaginaire sous le réel. » (p. 213-214)

« Ce serait une curieuse étude que de dire comment travaillent nos grands romanciers contemporains. Ils établissent presque tous leurs oeuvres sur des notes, prise longuement. Quand ils ont étudié avec un soin scrupuleux le terrain où ils doivent marcher, quand ils se sont renseignés à toutes les sources et qu'ils tiennent en main les documents multiples dont ils ont besoin, alors seulement ils se décident à écrire. Le plan de l'oeuvre leur est apporté par ces documents eux-mêmes, car il arrive que les faits se classent logiquement, celui-ci avant celui-là ; une symétrie s'établit, l'histoire se compose de toutes les observations recueillies, de toutes les notes prises, l'une amenant l'autre, par l'enchaînement même de la vie des personnages, et le dénouement n'est plus qu'une conséquence naturelle et forcée. On voit, dans ce travail, combien l'imagination a peu de part. » (p. 214)

« Un de nos romanciers naturalistes veut écrire un roman sur le monde des théâtres. Il part de cette idée générale, sans avoir encore un fait ni un personnage. Son premier soin sera de rassembler dans des notes tout ce qu'il peut savoir sur ce monde qu'il veut peindre. Il a connu tel acteur, il a assisté à telle scène. Voilà déjà des documents, les meilleurs, ceux qui ont mûri en lui. Puis il se mettra en campagne, il fera causer les hommes les mieux renseignés sur la matière, il collectionnera les mots, les histoires, les portraits. Ce n'est pas tout : il ira ensuite aux documents écrits, lisant tout ce qui peut lui être utile. Enfin, il visitera les lieux, vivra quelques jours dans un théâtre pour en connaître les moindres recoins, passera ses soirées dans une loge d'actrice, s'imprégnera le plus possible de l'air ambiant. Et, une fois les documents complétés, son roman, comme je l'ai dit, s'établira lui-même. De tout ce qu'il aura entendu se dégagera le bout de drame, l'histoire dont il a besoin pour dresser la carcasse de ses chapitres. L'intérêt n'est plus dans l'étrangeté de cette histoire ; au contraire, plus elle sera banale et générale, plus elle deviendra typique. Faire mouvoir des personnages réels dans un milieu réel, donner au lecteur un lambeau de la vie humaine, tout le roman naturaliste est là. » (p. 214-215)

« Puisque l'imagination n'est plus la qualité maîtresse du romancier, qu'est-ce donc qui l'a remplacée ? Il faut toujours une qualité maîtresse. Aujourd'hui, la qualité maîtresse du romancier est le sens du réel […] Le sens du réel, c'est de sentir la nature et de la rendre telle qu'elle est. Il semble d'abord que tout le monde a deux yeux pour voir et que rien ne doit être plus commun que le sens du réel. Pourtant, rien est plus rare […] Que de romanciers croient voir la nature et ne l'aperçoivent qu'à travers toutes sortes de déformations ! Ils sont d'une bonne foi absolue, le plus souvent. Ils se persuadent qu'ils ont tout mis dans un tableau, que l'oeuvre est définitive et complète. Cela se sent à la conviction avec laquelle ils ont entassé les erreurs de couleurs et de formes. Leur nature est une monstruosité, qu'ils ont rapetissée ou grandie, en voulant soigner le tableau. Malgré leurs efforts, tout se délaie dans des teintes fausses, tout hurle et s'écrase. Ils pourront peut-être écrire des poèmes épiques, mais jamais ils ne mettront debout une oeuvre vraie, parce que la lésion de leurs yeux s'y oppose, parce que, lorsqu'on n'a pas le sens du réel, on ne saurait l'acquérir. » ( p. 215-216)

« Le sens du réel ne devient absolument nécessaire que lorsqu'on s'attaque aux peintures de la vie. Alors, dans les idées où nous sommes aujourd'hui, rien ne saurait le remplacer, ni un style passionnément travaillé, ni la vigueur de la touche, ni les tentatives les plus méritoires. Vous peignez la vie, voyez-la avant tout telle qu'elle est et donnez-en l'exacte impression. Si l'impression est baroque, si les tableaux sont mal d'aplomb, si l'oeuvre tourne à la caricature, qu'elle soit épique où simplement vulgaire, c'est une oeuvre mort-née, qui est condamnée à un oubli rapide. Elle n'est pas largement assise sur la vérité, elle n'a aucune raison d'être. » (p. 216)

« La vérité a un son auquel j'estime qu'on ne saurait se tromper. Les phrases, les alinéas, les pages, le livre tout entier doit sonner la vérité. On dira qu'il faut des oreilles délicates. Il faut des oreilles justes, pas davantage. » (p. 216)

« De même qu'on disait autrefois d'un romancier : “Il a de l'imagination”, je demande donc qu'on dise aujourd'hui : “Il a le sens du réel.” L'éloge sera plus grand et plus juste. Le don de voir est moins commun encore que le don de créer. » (p. 217)

« Cependant, voir n'est pas tout, il faut rendre. C'est pourquoi, après le sens du réel, il y a la personnalité de l'écrivain. Un grand romancier doit avoir le sens du réel et l'expression personnelle. » (p. 218)

« M. Alphonse Daudet a assisté à un spectacle, à une scène quelconque. Comme il possède le sens du réel, il reste frappé de cette scène, il en garde une image très intense. Les années peuvent passer, le cerveau conserve l'image, le temps ne fait souvent que l'enfoncer davantage. Elle finit par devenir une obsession, il faut que l'écrivain la communique, rende ce qu'il a vu et retenu. Alors a lieu tout un phénomène, la création d'une oeuvre originale. C'est d'abord une évocation. M. Alphonse Daudet se souvient de ce qu'il a vu, et il revoit les personnages avec leurs gestes, les horizons avec leurs lignes. Il lui faut rendre cela. Dès ce moment, il joue les personnages, il habite les milieux, il s'échauffe en confondant sa personnalité propre avec la personnalité des êtres et même des choses qu'il veut peindre. Il finit par ne plus faire qu'un avec son oeuvre, en ce sens qu'il s'absorbe en elle et qu'en même temps il la revit pour son compte. Dans cette union intime, la réalité de la scène et la personnalité du romancier ne sont plus distinctes. Quels sont les détails absolument vrais, quels sont les détails inventés ? C'est ce qu'il serait très difficile de dire. Ce qu'il y a de certain, c'est que la réalité a été le point de départ, la force d'impulsion qui a lancé puissamment le romancier ; il a continué ensuite la réalité, il a étendu la scène dans le même sens, en lui donnant une vie spéciale et qui lui est propre uniquement à lui, Alphonse Daudet. » (p. 220)

« Le pis, selon moi, est au contraire ce style propre, coulant d'une façon aisée et molle, ce déluge de lieux communs, d'images connues, qui fait porter au gros public ce jugement agaçant : “C'est bien écrit.” Eh ! non, c'est mal écrit, du moment où cela n'a pas une vie particulière, une saveur originale, même aux dépens de la correction et des convenances de la langue ! » (p. 222)

« Un grand romancier est, de nos jours, celui qui a le sens du réel et qui exprime avec originalité la nature, en la faisant vivante de sa vie propre. » (p. 223)

« Donc, pour me résumer, le romancier et le critique partent aujourd'hui du même point, le milieu exact et le document humain pris sur nature, et ils emploient ensuite la même méthode pour arriver à la connaissance et à l'explication, d'un côté de l'oeuvre écrite d'un homme, de l'autre des actes d'un personnage, l'oeuvre écrite et les actes étant considérés comme étant les produits de la machine humaine soumise à certaines influences. Dès lors, il est évident qu'un romancier naturaliste est un excellent critique. Il n'a qu'à porter dans l'étude d'un écrivain quelconque l'outil d'observation et d'analyse dont il s'est servi pour étudier les personnages qu'il a pris sur nature. On a tort de croire qu'on le diminue comme romancier, lorsqu'on dit légèrement de lui : “Ce n'est qu'un critique.” Toutes ces erreurs viennent de l'idée fausse qu'on continue à se faire du roman. Il est fâcheux d'abord que nous n'ayons pu changer ce mot “roman”, qui ne signifie plus rien, appliqué à nos oeuvres naturalistes. Ce mot entraîne une idée de conte, d'affabulation, de fantaisie, qui jure singulièrement avec les procès-verbaux que nous dressons. Il y a quinze à vingt ans déjà, on avait senti l'impropriété croissante du terme, et il fut un moment où l'on tenta de mettre sur les couvertures le mot “étude”. Mais cela restait trop vague, le mot “roman” se maintint quand même, et il faudrait aujourd'hui une heureuse trouvaille pour le remplacer. D'ailleurs, ces sortes de changements doivent se produire et s'imposer d'eux-mêmes. » (p. 227-228)

« Notre roman de chevalerie, notre roman d'aventures, notre roman romantique et idéaliste est donc devenu une véritable critique des moeurs, des passions, des actes du héros mis en scène, étudié dans son être propre et dans les influences que le milieu et les circonstances ont eues sur lui. Comme je l'ai écrit, au grand scandale de mes confrères, l'imagination ne joue plus un rôle dominant ; elle devient de la déduction, de l'intuition, elle opère sur les faits probables qu'on a pu observer directement, et sur les conséquences possibles des faits qu'on tâche d'établir logiquement d'après la méthode. C'est ce roman-là qui est une véritable page de critique, qui met le romancier devant un personnage dont il va étudier une passion, dans les conditions exactes où se trouve un critique devant un écrivain dont il veut démontrer le talent. » (p. 228)


« D'abord, ce mot description est devenu impropre. Il est aujourd'hui aussi mauvais que le mot roman, qui ne signifie plus rien, quand on l'applique à nos études naturalistes. Décrire n'est plus notre but ; nous voulons simplement compléter et déterminer. Par exemple, le zoologiste qui, en parlant d'un insecte particulier se trouverait forcé d'étudier longuement la plante sur laquelle vit cet insecte, dont il tire son être, jusqu'à sa forme et sa couleur, ferait bien une description ; mais cette description entrerait dans l'analyse même de l'insecte, il y aurait là une nécessité de savant, et non un exercice de peintre. Cela revient à dire que nous ne décrivons plus pour décrire, par un caprice et un plaisir de rhétoriciens. Nous estimons que l'homme ne peut être séparé de son milieu, qu'il est complété par son vêtement, par sa maison, par sa ville, par sa province ; et, dès lors, nous ne noterons pas un seul phénomène de son cerveau ou de son coeur, sans en chercher les causes ou le contrecoup dans le milieu. De là ce qu'on appelle nos éternelles descriptions. »  (p. 231-232)

« Je définirai donc la description : Un état du milieu qui détermine et complète l'homme. » (p. 232)

« […] dans un roman, dans une étude humaine, je blâme absolument toute description qui n'est pas, selon la définition donnée plus haut, un état du milieu qui détermine et complète l'homme. J'ai assez péché pour avoir le droit de reconnaître la vérité. » (p. 235)

« Notre roman contemporain se simplifie de plus en plus, par haine des intrigues compliquées et mensongères ; il y a là une revanche contre les aventures, le romanesque, les fables à dormir debout. Une page d'une vie humaine, et c'est assez pour l'intérêt, pour l'émotion profonde et durable. Le moindre document humain vous prend aux entrailles plus fortement que n'importe quelle combinaison imaginaire. On finira par donner de simples études, sans péripéties ni dénouement, l'analyse d'une année d'existence, l'histoire d'une passion, la biographie d'un personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées. » (p. 242-243)

« M. Huysmans a un style merveilleux de couleur et de relief. Il évoque les choses et les êtres avec une intensité de vie admirable. C'est même là sa qualité maîtresse. J'espère qu'on ne le traitera pas de photographe, bien que ses peintures soient très exactes. Les gens qui ont fait la naïve découverte que le naturalisme n'était autre chose que de la photographie, comprendront peut-être cette fois que, tout en nous piquant de réalité absolue, nous entendons souffler la vie à nos reproductions. De là le style personnel, qui est la vie des livres. Si nous refusons l'imagination, dans le sens d'invention surajoutée au vrai, nous mettons toutes nos forces créatrices à donner au vrai sa vie propre, et la besogne n'est pas si commode, puisqu'il y a si peu de romanciers qui aient ce don de la vie. » (p. 245-246)

« En ce moment, l'évolution qui se produit dans le roman semble le porter surtout à cette simplicité de la vie quotidienne, à l'étude de l'avortement humain, si magnifiquement analysé par Gustave Flaubert dans L'Éducation sentimentale. C'est une réaction fatale contre les exagérations passionnées du romantisme ; on se jette dans le train banal de l'existence, on montre le vide et le triste de toutes choses, pour protester contre les apothéoses creuses et les grands sentiments faux des vs romantiques. Cela est excellent, car c'est par-là que nous retournons à un art simple et vrai, à des sentiments humains et à une langue logique. Je parle ici de méthode, de voie bonne et mauvaise, en sous-entendant toujours la question de tempérament. » (p. 250-251)

« Depuis plus de dix ans, je répète les mêmes choses, et je dois vraiment m'exprimer bien mal, car ils sont encore rares ceux qui consentent à lire “blanc” quand j'ai écrit “blanc”. Quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent s'obstinent à lire “noir”. » (p. 253)

« Je reviens à l'imagination dans le roman. L'idée que le roman tend à devenir une simple monographie, une page d'existence, le récit d'un fait unique, a paru monstrueuse et révolutionnaire. Il faut en vérité que nos conteurs, avec les complications de leurs histoires à dormir debout, aient bien troublé les cervelles. » (p. 254)

« Et, par suite de cet étrange phénomène de la vue dont j'ai parlé, voilà qu'on a lu en toutes lettres dans mon article que je voulais supprimer l'imagination et faire de la banalité la règle des romans. Il faudrait s'entendre, avant tout, sur les mots d'imagination et de banalité. Certes, oui, je repousse l'imagination, si l'on entend par-là l'invention des faiseurs de romans-feuilletons, que ces faiseurs aient même le génie du genre, et qu'ils s'appellent Alexandre Dumas et Eugène Sue. Rien n'est plus monotone, en somme, que leurs aventures. Ils ont une ou deux douzaines de combinaisons dramatiques qui reviennent toujours. C'est un théâtre mécanique dont ils tournent la manivelle dans la coulisse ; les mêmes personnages reparaissent périodiquement, sous d'autres noms et sous d'autres costumes. Je ne parle pas du néant de tout cela. Au fond de ces longs récits, il n'y a que du vide. On les lit comme on joue au tonneau, pour tuer une heure. L'imagination, la faculté d'imaginer n'est pas toute là. Elle n'a là qu'un emploi très grossier. Inventer un conte de toutes pièces, le pousser jusqu'aux dernières limites de la vraisemblance, intéresser par des complications incroyables, rien de plus aisé, rien de plus à la portée de tout le monde. Prenez au contraire des faits vrais que vous avez observés autour de vous, classez-les d'après un ordre logique, comblez les trous par l'intuition, obtenez ce merveilleux résultat de donner la vie à des documents humains, une vie propre et complète, adaptée à un milieu, et vous aurez exercé dans un ordre supérieur vos facultés d'imaginer. Eh bien ! notre roman naturaliste est justement le produit de ce classement des notes et de l'intuition qui les complète. » (p. 255-256)

« On ne saurait mieux dire. J'ai exprimé ces idées cent fois. Je me suis exténué à répéter que le naturalisme était une formule, et non une rhétorique, qu'il ne consistait pas dans une certaine langue, mais dans la méthode scientifique appliquée aux milieux et aux personnages. Dès lors, il devient évident que le naturalisme ne tient pas au choix de ses sujets ; de même que le savant applique sa loupe d'observateur sur la rose comme sur l'ortie, le romancier naturaliste a pour champ d'observation la société entière, depuis le salon jusqu'au bouge. Les imbéciles seuls font du naturalisme la rhétorique de l'égout. M. Edmond de Goncourt exprime d'une façon excellente cette pensée très fine que, pour un certain public prévenu, léger, inintelligent si l'on veut, la formule naturaliste ne sera acceptée que lorsque ce public s'apercevra, par des exemples, qu'il s'agit d'une formule, d'une méthode générale, s'appliquant aussi bien aux duchesses qu'aux filles. » (p. 259-260)

« On affecte de ne voir que nos brutalités, on feint d'être convaincus que nous nous enfermons dans l'horrible, et c'est là une tactique d'adversaires de mauvaise foi. Nous voulons le monde entier, nous entendons soumettre à notre analyse la beauté comme la laideur. J'ajouterai que M. de Goncourt aurait pu être un peu moins modeste sur nous. Pourquoi semble-t-il laisser croire que nous avons peint uniquement la laideur ? Pourquoi ne nous montre-t-il pas menant la même besogne dans tous les milieux, dans toutes les classes à la fois ? Nos adversaires seuls jouent ce vilain jeu de ne parler que des Germinie Lacerteux et des Assommoirs, en faisant le silence sur nos autres oeuvres. Il faut protester, il faut montrer l'ensemble de nos efforts. » (p. 260)

« Quelle étude exquise et profonde que cette Renée Mauperin ! Nous ne sommes plus dans les rudesses et les sauvageries populaires. Nous montons dans la bourgeoisie, et le milieu se complique terriblement. Je sais bien que ce n'est pas encore l'aristocratie ; mais c'est en tout cas “un milieu d'éducation et de distinction”. À cette heure, les classes sont tellement mêlées, l'aristocratie pure tient une place si restreinte dans la machine sociale, que l'étude en est d'un intérêt assez médiocre. M. de Goncourt, lorsqu'il réclame “les aspects et les profils des êtres raffinés et des choses riches”, parle évidemment de ce monde parisien si bariolé, si élégant, si parisien, lorsqu'il a publié Renée Mauperin, il y a quatorze ans. On trouve là tout ce que sa modestie trop grande demande aux écrivains de talent qui viendront après lui. Pourquoi donc vouloir rester l'auteur de La Fille Elisa et de Germinie Lacerteux, lorsqu'on a écrit Renée Mauperin et Manette Salomon, cet autre chef-d'oeuvre de grâce nerveuse et fière ? » (p. 261)

« M. de Goncourt a laissé un point obscur, qu'il est nécessaire de bien établir. Il demande “une étude appliquée, rigoureuse, et non conventionnelle et non imaginative de la beauté” ; et plus loin il ajoute que les documents humains font seuls les bons livres, “les livres où il y a de la vraie humanité sur ses jambes” ; opinion que je défends depuis des années. Voilà l'outil, la formule naturaliste que nous appliquons à tous les milieux et à tous les personnages. Dès lors, le terrible est que nous arrivons tout de suite à la bête humaine, sous l'habit noir comme sous la blouse. Voyez Germinie Lacerteux, l'analyse y est cruelle, car elle met à nu des plaies affreuses. Mais portez la même analyse dans une classe élevée, dans des milieux d'éducation et de distinction ; si vous dites tout, si vous allez au-delà de l'épiderme, si vous exposez la nudité de l'homme et de la femme, votre analyse sera aussi cruelle là que dans le peuple, car il n'y aura qu'un changement de décor et des hypocrisies en plus. Lorsque M. de Goncourt voudra peindre un salon parisien et dire la vérité, il aura certainement de jolies descriptions à faire, des toilettes, des fleurs, des politesses, des finesses, des nuances à l'infini ; seulement, s'il déshabille ses personnages, s'il passe du salon à la chambre à coucher, s'il entre dans l'intimité, dans la vie privée et cachée de chaque jour, il lui faudra disséquer des monstruosités d'autant plus abominables qu'elles auront poussé dans un terreau plus cultivé. » (p. 261-262)

« Voilà donc ce qu'il faut constater : notre analyse reste toujours cruelle, parce que notre analyse va jusqu'au fond du cadavre humain. En haut, en bas, nous nous heurtons à la brute. Certes, il y a des voiles plus ou moins nombreux ; mais quand nous les avons décrits les uns après les autres, et que nous levons le dernier, on voit toujours derrière plus d'ordures que de fleurs. C'est pour cela que nos livres sont si noirs, si sévères. Nous ne cherchons pas ce qui est répugnant, nous le trouvons ; et si nous voulons le cacher, il faut mentir, ou tout au moins rester incomplet. » (p. 262)

« Une autre remarque de M. de Goncourt m'a beaucoup frappé. Il explique comment un homme du peuple est plus facile à étudier et à peindre qu'un gentilhomme. Cela est très juste. L'homme du peuple se livre tout de suite, tandis que le monsieur bien élevé se cache sous le masque épais de l'éducation. Puis, on peut marquer l'homme du peuple d'un trait plus fort ; cela est amusant comme métier, on obtient des silhouettes vigoureuses, de violentes oppositions de noir et de blanc. Mais je n'admets pas qu'il y ait plus de mérite à laisser un chef-d'oeuvre sur le peuple qu'un chef-d'oeuvre sur l'aristocratie. L'oeuvre ne se juge pas au sujet, mais au talent de l'écrivain. Quant à savoir si le modèle pose mieux ou offre plus de ressources, c'est là une question secondaire ; il faut simplement que le modèle soit rendu avec génie. M. de Goncourt parle de la difficulté qu'on éprouve à saisir dans sa vérité le Parisien et la Parisienne ; mais il y a une difficulté tout aussi grade à saisir le paysan. Je connais des livres très étudiés sur Paris, tandis qu'on trouve à peine çà et là quelques notes justes sur les campagnes. Tout est à étudier, voilà la vérité. » (p. 262-263)

« Je reprends la conclusion de M. de Goncourt et je dis aux jeunes romanciers que le succès de la formule n'est pas en effet dans l'imitation des procédés littéraires de leurs devanciers, mais dans l'application à tous les sujets de la méthode scientifique du siècle. J'ajoute qu'il n'y a pas de sujets épuisés, que les procédés littéraires seuls s'épuisent. M. de Goncourt, avec raison, ne veut pas d'élèves. Mais qu'il se rassure, il n'en aura pas ; je veux dire que les simples admirateurs mourront vite, tandis que les nouveaux venus, qui apportent un tempérament, se dégageront bientôt de quelques souvenirs fatals. Il ne faut pas juger définitivement des écrivains sur leurs débuts ; il est préférable de les aider à affirmer leur originalité, que la foule ne voit pas, mais qui souvent est très réelle. Nous ne voulons plus de maîtres, nous ne voulons plus d'écoles. Ce qui nous groupe, c'est une méthode commune d'observation et d'expérience. Je vais plus loin, je supplie les jeunes romanciers de faire une réaction contre nous. Qu'ils nous laissent patauger dans “l'écriture artiste”, selon l'heureuse expression de M. de Goncourt, et qu'ils tâchent d'avoir un style fort, solide, simple, humain. Tous nos marivaudages, toutes nos quintessences de forme ne valent pas un mot juste mis en place. Voilà ce que je sens, et voilà ce que je voudrais si je le pouvais. Mais j'ai grand-peur d'avoir trop trempé, pour ma part, dans la mixture romantique ; je suis né trop tôt. Si j'ai parfois des colères contre le romantisme, c'est que je le hais pour toute la fausse éducation littéraire qu'il m'a donnée. J'en suis, et j'en enrage. » (p. 264)

« Quant à moi, je ne souhaite plus qu'un triomphe pour le naturalisme, la réaction contre nos procédés littéraires. Quant on aura mis de côté nos phrases qui compromettent la formule scientifique, quand on appliquera cette formule à l'étude de tous les milieux et de tous les personnages, sans le tralala de notre queue romantique, on écrira des oeuvres vraies, solides et durables. » (p. 265)

« En un mot, en lisant Les Frères Zemganno, on entend tout de suite que l'oeuvre ne sonne pas la vérité exacte ; elle sonne la vérité transformée par l'imagination de l'auteur. Ce que je dis pour les deux principaux personnages, je pourrais le dire pour les personnages moins importants. Je le dirais aussi pour les milieux. Ces êtres et ces choses tiennent à la réalité par leur base, mais ils s'affinent ensuite ; ils entrent dans ce que M. de Goncourt a très heureusement nommé “une réalité poétique”. Il faut donc, je le répète encore, faire une différence profonde entre l'imagination des conteurs, qui bouleverse les faits, et l'imagination des romanciers naturalistes, qui part des faits. C'est là de la réalité poétique, c'est-à-dire de la réalité acceptée, puis traitée en poème. Certes, cette imagination-là, nous ne la condamnons pas. Elle est une échappée fatale, un délassement aux amertumes du vrai, un caprice d'écrivain que tourmentent les vérités qui lui échappent. Le naturalisme ne restreint pas l'horizon, comme on le dit faussement. Il est la nature et l'homme dans leur universalité, avec leur connu et leur inconnu. Le jour où il s'échappe de la formule scientifique, il ne fait que l'école buissonnière dans des réalités qui ne sont point démontrées. D'ailleurs, la question de méthode domine tout. Lorsque M. de Goncourt, lorsque d'autres romanciers naturalistes surajoutent leur fantaisie au vrai, ils gardent leur méthode d'analyse, ils prolongent leur observation au-delà de ce qui est. Cela devient un poème, mais cela reste une oeuvre logique. Ils avouent, en outre, que leurs pieds ne posent plus sur la terre ; ils n'entendent pas donner leur oeuvre comme une oeuvre de vérité ; au contraire, ils avertissent le public de l'instant précis où ils entrent dans le rêve, ce qui est tout au moins de la bonne foi. » (p. 268)

« […] savez-vous bien que les magistrats osent plus que nous, les romanciers. Ils entrent dans des détails vraiment scandaleux ; et la liberté de leurs questions est telle parfois, ils analysent l'ordure si à fond, qu'ils sont obligés de faire fermer les portes. Je sais bien que leur mission est de tout savoir et de juger. Mais la nôtre aussi est de tout savoir et de juger. Entre les magistrats et les écrivains, il n'y a qu'une différence, c'est que parfois les écrivains laissent des oeuvres de génie. Ainsi donc, mes amis, il faut confesser notre impuissance : nous n'irons jamais à ce degré de vérité dans l'atroce. Les journaux qui s'indignent de nos oeuvres et qui publient tout au long de pareilles histoires, estiment sans doute que nous tournons aux berquinades. Ajoutez qu'on est ici en plein scandale, qu'on traîne dans cette boue des personnes vivantes, connues de tous, qu'on se montrera, pendant des mois, le père et la fille accusés d'une idylle dans les cabinets d'aisance ; et vous reconnaîtrez combien nos romans sont plats, petits et naïfs, timides et incolores, de la bouillie pour les enfants au maillot. J'ai honte de cette eau pure. » (p. 274)

« Lorsque nous placerons un juron dans la bouche d'un homme bien mis ; lorsque nous noterons une conversation ordurière, chuchotée à quelques pas des dames, dans un salon ; lorsque nous ouvrirons l'alcôve et montrerons l'adultère vautré sur des dentelles ; lorsque nous retrouverons le laquais et la prostituée sous l'habit noir et la robe de velours : dira-t-on encore que nous mentons, haussera-t-on les épaules en affirmant que nous ne connaissons pas le monde, nous accusera-t-on de le diffamer et de le salir à plaisir ? Le monde, le voilà, quand une passion le secoue, quand un drame violent le jette en dehors de ses politesses et de ses conventions. L'ordure est au fond. Parfois, un procès vient crever à la surface, comme un abcès. On s'étonne, on semble croire le fait exceptionnel, parce que le plus grand nombre recule devant le scandale ; mais que de femmes séparées après des scènes de violence, que de brutalités et d'obscénités ensevelies ! Un procès, c'est simplement un roman expérimental qui se déroule devant le public. Deux tempéraments sont mis en présence, et l'expérience a lieu, sous l'influence des circonstances extérieures. Voilà la vérité, un drame vrai montre brusquement au grand jour le vrai mécanisme de la vie. » (p. 275)

« Ensuite, j'ai été légèrement agacé, en voyant la critique reprendre les vieilles accusations, me traiter de messie, de pontife, de chef d'école, m'accabler parce que je n'ai pas apporté une religion nouvelle dans ma poche, s'écrier que le naturalisme est vieux comme le monde et se fâcher ensuite contre lui en le traitant de nouveauté incongrue. J'avoue que je suis un peu las de répondre. J'ai eu beau répéter que j'étais simplement un greffier dressant le procès verbal du mouvement des esprits, j'ai eu beau crier bien haut qu'il n'y avait pas d'école, que je n'étais pas un chef, que j'avais horreur de toute révélation et de tout pontificat, les plaisanteries n'en continuent pas moins, la confusion reste complète, la lumière ne se fait pas sur mon compte, ni sur mon véritable rôle. » (p. 279)

« J'ai appelé naturalisme le retour à la nature, le mouvement scientifique du siècle ; j'ai montré la méthode expérimentale portée et appliquée dans toutes les manifestations de l'intelligence humaine ; j'ai tâché d'expliquer l'évolution évidente qui se produit dans notre littérature, en établissant que désormais le sujet d'étude, l'homme métaphysique, se trouve remplacé par l'homme physiologique. Tout cela est-il si difficile à comprendre, et pourquoi parler d'une religion nouvelle, lorsque précisément nous nous dégageons des religions ? » (p. 280)

« En vérité, les poètes auraient tort de nous refuser le désir d'immortalité. C'est là une noble fièvre dont brûlent tous les écrivains de talent, qu'ils écrivent en vers ou en prose. Il y a une injure à nous dire : “Vous ne rimez pas, donc vous n'êtes que des reporters.” Eh ! bon Dieu ! quel courage aurions-nous à la besogne, si les plus humbles d'entre nous ne se berçaient pas du rêve de vivre dans les siècles ? » (p. 284-285)

« Voilà donc la seule supériorité que je consente à reconnaître au poème sur le roman : il est plus court et il se retient avec plus de facilité, ce qui le fait choisir de préférence dans les écoles pour exercer la mémoire des élèves. Toute autre idée, surtout l'idée d'absolu, est une plaisanterie esthétique. Les oeuvres écrites sont des expressions sociales, pas davantage. La Grèce héroïque écrit des épopées, la France du dix-neuvième siècle écrit des romans : ce sont des phénomènes logiques de production qui se valent. Il n'y a pas de beauté particulière, et cette beauté ne consiste pas à aligner des mots dans un certain ordre ; il n'y a que des phénomènes humains, venant en leur temps et ayant la beauté de leur temps. En un mot, la vie seule est belle. » (p. 286)

« Pour moi, Pantagruel, les Essais, les Lettres persanesLes Provinciales sont des romans, je veux dire des études humaines. » (p. 287)

« Pour moi, l'erreur de M. Armand Silvestre est tout entière dans le sens restreint qu'il doit donner au mot roman. Il voit sans doute, dans le roman ce qui voyait mademoiselle de Scudéry et Le Sage, un simple amusement de l'esprit ; et encore Gil Blas se porte-t-il assez bien, après plus de cent cinquante ans. Depuis le dix-huitième siècle, le roman chez nous a brisé le cadre étroit où il était enfermé ; il est devenu l'histoire et la critique, je prouverais même aisément qu'il est devenu la poésie. Avec Balzac, il a absorbé tous les genres, je l'ai dit ailleurs et je le répète ici. Quiconque ne voit pas et ne comprend pas cette grande évolution littéraire, qu'une évolution sociale a déterminée, se trouve du coup jeté en dehors de son époque.» (p. 287)

« Maintenant, pour conclure, je dirai que l'immortalité est au génie. Peu importe la forme qu'il adopte. La forme est secondaire, elle est la création et ne vient qu'après le créateur. M. Armand Silvestre nous chasse de la postérité, nous autres romanciers qui croyons à la vie et qui nions l'absolu. Je serai plus large que lui, j'ouvrirai les siècles aux poètes. Montons tous ensemble, cela sera plus fraternel, car nos efforts sont les mêmes. Je n'admets pas qu'il m'accuse d'écrire sciemment sur du sable, lorsque je veux bien croire qu'il rime sur le bronze. » (p. 288)

« “C'est par le théâtre qu'il reste tant à faire et à traduire enfin – devant un public blasé qu'on réveillerait – les grandes idées courantes et remuées depuis cinquante ans.” Remarquez que cela a été écrit en avril 1843, il y a trente-six ans. Or, je ne dis pas autre chose aujourd'hui. Cependant, il s'est passé un fait que Sainte-Beuve n'avait pas prévu. Le réveil qu'il attendait par le théâtre est venu par le roman. C'est Balzac, ce Balzac dont il n'a jamais compris la puissance, qui a accompli le 18 Brumaire littéraire dont il parle. De sorte qu'aujourd'hui la situation, au théâtre, est à peu près la même, on compte toujours sur un coup de génie qui nous tirera de notre anarchie ; seulement, il devient évident que le théâtre ne sortira du gâchis qu'en suivant le roman dans la voie naturaliste où il s'est engagé. Sainte-Beuve établit la situation, mais il ne prévoit rien. Les faits, à cette heure, montrent où est la force du siècle, dans Balzac et dans ses continuateurs, qui pour moi, conquerront prochainement le théâtre par la méthode. » (p. 297-298)

« Mais où mon coeur se soulève, c'est lorsque ces gens-là affectent de nous mépriser et de nous protéger. Nous ne sommes que des écrivains, nous comptons à peine ; on nous limite notre place au soleil, on nous place au bas bout de la table. Eh ! puisque les situations sont connues, messieurs, nous entendons passer les premiers, avoir toute la table et prendre tout le soleil. Comprenez donc qu'une seule page écrite par un grand écrivain est plus importante pour l'humanité que toute une année de votre agitation de fourmilière. Vous faites de l'histoire, c'est vrai, mais nous la faisons avec vous et au-dessus de vous ; car c'est par nous qu'elle reste. Votre vie, le plus souvent, s'use dans l'infiniment petit d'une ambition personnelle, sans que la nation puisse en rien tirer d'utile ni de pratique ; tandis que nos oeuvres, par là même qu'elles sont, aident à la civilisation du monde. Et, d'ailleurs, voyez comme vous mourez vite : feuilletez une histoire des dernières années de la Restauration, par exemple, et demandez-vous où sont allées tant de batailles politiques et tant d'éloquence ; une seule chose surnage aujourd'hui, après cinquante ans, la grande évolution littéraire de l'époque, ce romantisme dont les chefs sont tous restés illustres, lorsque les hommes d'État sont déjà effacés des mémoires. Entendez-vous, petits hommes qui menez si grand bruit, c'est nous qui vivons et qui donnons l'immortalité. Il faut que cela soit dit nettement : la littérature est au sommet avec la science ; ensuite vient la politique, tout en bas, dans le relatif des choses humaines. » (p. 329-330)

« On est très coupable, quand on écrit mal ; en littérature, il n'y a que ce crime qui tombe sous mes sens, je ne vois pas où l'on peut mettre la morale, lorsqu'on prétend la mettre ailleurs. Une phrase bien faite est une bonne action. » (p. 334)

« Quels jolis articles mes amis m'envoient ! J'en ai là une douzaine sous les yeux. On m'y accuse carrément de faire mal tourner le siècle. Un surtout est incroyable : il y est dit en toutes lettres que j'ai inventé la littérature obscène. Hélas ! non, monsieur, je n'ai rien inventé, et on me l'a même reproché fort durement. Il faudrait pourtant vous entendre avec vos confrères : si je copie tout le monde, si je ne suis qu'une dégénérescence de mes aînés, mon influence ne saurait être ni si terrible ni si décisive. Pourquoi ne dites-vous pas aussi que j'ai inventé le vice ? Cela me mettrait du coup en tiers avec Adam et Eve, dans le Paradis terrestre. Il est léger, pour un garçon qui se pique d'avoir fait ses classes, d'effacer d'un trait de plume tant d'oeuvres fortes et charmantes, écrites dans toutes les langues du monde, et de faire commencer à L'Assommoir et à Nana ce que vous appelez si naïvement la littérature obscène. » (p. 335)

« Dans le Gil Blas, on trouve des spéculateurs de l'ordure. Ce sont ces journalistes sans talent, qui fabriquent un conte grivois comme ils bâcleraient une chronique sur les prix de vertu, avec des larmes au bout des phrases. Les contes grivois se placent ; ils en font. Demain, ils iront ailleurs défendre les jésuites. Tout notre journalisme, toute la cuisine de nos reporters, je le répète, en est là, avec plus ou moins de scrupule. Dans le roman, le même fait se passe. Des spéculateurs battent monnaie avec des succès voisins, dont ils ne voient que le tapage et dont ils ne prennent que les crudités, en les rendant révoltantes par leur manque de talent. Cela a toujours eu lieu et aura toujours lieu. Mais si nous parlions aussi des spéculateurs de la vertu. Croyez-vous que le sujet soit moins vaste et le trafic moins condamnable ? Que j'en connais des romanciers et des auteurs dramatiques qui exploitent carrément la vertu, comme une carrière à plâtre ! Je n'interroge pas leur vie privée, je dis simplement que ces gaillards nous la baillent belle avec leur moralité, dont ils entendent simplement se faire des rentes. Avec la vertu d'abord, il n'est pas besoin de talent ; on se tape sur la poitrine, devant les dames, en ne jurant de ne jamais les faire rougir, et cela suffit. Ensuite on est décoré, on a la certitude de l'Académie, on pose pour une statue d'homme pur et de patriote. En avez-vous assez entendu de mauvais drames patriotiques, et nous en pousse-t-on assez de romans médiocres où les beaux sentiments brûlent à la dernière page comme des feux de Bengale ! Tout cela est-il convaincu ? j'en doute, ce serait trop bête. Pur tripotage, gens habiles, nés à l'école de Tartufe, et qui ont compris qu'il y avait encore plus de profits solides à travailler dans la vertu que dans le vice. Maintenant, entre ceux qui prennent la spécialité de ne pas faire rougir les femmes et ceux qui mettent leur gain à les faire rougir, il y a les véritables artistes, les écrivains de race qui ne se demandent pas une seconde si les femmes rougiront ou non. Ils ont l'amour de la langue et la passion de la vérité. Quand ils travaillent, c'est dans un but humain, supérieurs aux modes et aux disputes des fabricants. Ils n'écrivent pas pour une classe, ils ont l'ambition d'écrire pour les siècles. Les convenances, les sentiments produits par l'éducation, le salut des petites filles et des femmes chancelantes, les règlements de police et la morale patentée des bons esprits, disparaissent et ne comptent plus. Ils vont à la vérité, au chef-d'oeuvre, malgré tout, par-dessus tout, sans s'inquiéter du scandale de leurs audaces. Les sots qui les accusent de calcul, ne sentent pas qu'ils ont l'unique besoin du génie et de la gloire. Et, lorsqu'ils ont mis debout leur monument, la foule béante les accepte dans leur nudité superbe, comprenant enfin. » (p. 336-337)

« Telle est la situation, et je la résume. Les écrivains naturalistes ont donc contre eux la République, parce que la République est aujourd'hui un gouvernement définitif, et que, dès lors, elle a été atteinte de ce mal particulier que j'ai nommé “la haine de la littérature”. En outre, ils ont contre eux les républicains doctrinaires, les républicains romantiques, les républicains fanatiques, en un mot les groupes les plus puissants du parti, qu'ils gênent dans leur hypocrisie, dans leurs intérêts ou dans leurs croyances. Ai-je besoin d'insister davantage, et les étrangers ignorant le dessous des cartes, ne pouvant voir que les lignes extérieures, s'étonneront-ils encore en constatant que le parti républicain “éreinte” si furieusement les jeunes écrivains grandis avec lui et faisant une besogne parallèle à la sienne ? J'aurais pu citer des faits plus précis, mais il suffit que j'aie indiqué les raisons générales. Nous n'avons véritablement avec nous que les républicains naturalistes. Ceux qui veulent la République par la science, par la méthode expérimentale, sentent bien que nous marchons avec eux. Ce sont les hommes supérieurs de l'époque ; naturellement, ils ne sont pas nombreux ; mais ils commandent ou ils commanderont plus tard, et s'ils doivent employer des soldats médiocres, par ce manque d'hommes qui est général dans tous les partis, ils regrettent au moins les sottises commises, ils espèrent faire entrer chaque jour plus de vérité et plus de force dans le gouvernement. » (p. 357-358)

« Je citerai ici un exemple typique, qui montrera la singulière intelligence de certains républicains. Le reproche le plus terrible que l'on adresse à la littérature naturaliste, c'est d'être une littérature de faits, par conséquent une littérature bonapartiste. Cela est un peu vague, je vais tâcher de l'expliquer. Pour les républicains en question, l'Empire se basait sur des faits, tandis que la République se base sur un principe ; donc une littérature qui n'admet que les faits, qui repousse l'absolu, est une littérature bonapartiste. Faut-il rire ? Faut-il se fâcher ? En réfléchissant, j'ai trouvé la chose très grave, car au fond de cette accusation étonnante, il y a la question de l'existence même de la République […] Si, aujourd'hui, la République existe, ce n'est pas par l'absolu, ce n'est pas par les principes ; c'est uniquement parce que les faits le veulent, font d'elle le seul gouvernement possible en France, trouvent en elle la satisfaction immédiate et exacte des besoins du pays. » (p. 358-359)

« Traiter le naturalisme de littérature bonapartiste est une de ces belles sottises qui poussent dans le crâne étroit des rhétoriciens de l'idéal. J'affirme au contraire que le naturalisme est une littérature républicaine, si l'on considère la République comme le gouvernement humain par excellence, basé sur l'enquête universelle, déterminé par la majorité des faits, répondant en un mot aux besoins observés et analysés d'une nation. Toute la science positiviste de notre siècle est là. » (p. 360)

« Au fond de querelles littéraires, il y a toujours une question philosophique. Cette question peut rester confuse, on ne remonte pas jusqu'à elle, les écrivains mis en cause ne sauraient dire souvent quelles sont leurs croyances ; mais l'antagonisme entre les écoles n'en provient pas moins des idées premières qu'elles se font de la vérité. Ainsi le romantisme est sûrement déiste. Victor Hugo, en qui il s'est incarné, a eu une éducation catholique, dont il ne s'est jamais dégagé nettement ; le catholicisme a tourné en lui au panthéisme, au déisme nuageux et lyrique. Toujours Dieu apparaît à la fin de ses strophes ; et il n'y apparaît pas seulement comme un article de foi, il y apparaît surtout comme une nécessité littéraire, comme la représentation de cet idéal qui résume toute l'école. Passez maintenant au naturalisme, et vous vous sentirez aussitôt sur un terrain positiviste. C'est ici la littérature d'un siècle de science qui ne croit qu'aux faits. L'idéal est sinon supprimé, du moins mis à part. L'écrivain naturaliste estime qu'il n'a pas à se prononcer sur la question d'un Dieu. Il y a une force créatrice, voilà tout. Sans entrer en discussion au sujet de cette force, sans vouloir encore la spécifier, il reprend l'étude de la nature au commencement, à l'analyse. Sa besogne est celle de nos chimistes et de nos physiciens. Il ne fait que ramasser et que classer les documents, sans jamais les rapporter à une commune mesure, sans conclure avec l'idéal. Si l'on veut, c'est une enquête sur l'idéal, sur Dieu lui-même, une recherche de ce qui est, au lieu d'être, comme dans l'école classique et l'école romantique, une dissertation sur un dogme, une amplification de rhétorique sur des axiomes extra-humains. Que les classiques et les romantiques, que les déistes nous traînent dans la boue avec le beau fanatisme des passions religieuses, je le comprends parfaitement, car nous nions leur bon Dieu, nous vidons leur ciel, en ne tenant pas compte de l'idéal, en ne rapportant pas tout à cet absolu. Seulement, ce qui m'a toujours surpris, c'est que les athées du parti républicain nous attaquent avec une violence aveugle. Comment ! voilà des hommes qui renversent les dogmes, qui parlent de tuer Dieu, et ils ont absolument d'un idéal en littérature ! Il leur faut un ciel de pacotille, avec des peintures célestes et des abstractions surhumaines. Dans la science sociale, ils déclarent ne plus avoir besoin des religions, ils disent même que les religions mènent aux abîmes ; puis, dès qu'il s'agit des lettres, ils se fâchent, si l'on ne professent pas la religion du beau. Mais, en vérité, cette religion ne va pas sans l'autre. Le prétendu beau, la perfection absolue, arrêtée d'après certaines lignes, n'est que l'expression matérielle de la divinité, si vous avez la volonté de reprendre le problème philosophique à l'étude même du monde, à la nature et à l'homme, il faut bien que vous acceptiez que notre littérature naturaliste, qui est précisément l'outil littéraire de la nouvelle solution scientifique cherchée par le siècle. Quiconque est avec la science, doit être avec nous. » ( p. 360-361)

« Tout gouvernement définitif et durable a une littérature. Les Républiques de 89 et de 48 n'en ont pas eu, parce qu'elles ont passé sur la nation comme des crises. Aujourd'hui, notre République paraît fondée, et dès lors elle va avoir son expression littéraire. Cette expression, selon moi, sera forcément le naturalisme, j'entends la méthode analytique, et expérimentale, l'enquête moderne basée sur les faits et les documents humains. Il doit y avoir accord entre le mouvement social, qui est la cause, et l'expression littéraire, qui est l'effet. » (p. 369)
Le naturalisme au théâtre, dans Œuvres complètes, t. 10, La critique naturaliste : 1881, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Un courant irrésistible emporte notre société à l'étude du vrai. Dans le roman, Balzac a été le hardi et puissant novateur qui a mis l'observation du savant à la place de l'imagination du poète. » (p. 26)

« Seulement, aujourd'hui que l'évolution s'accomplit tout entière, il est bien visible que le romantisme n'a été que le chaînon nécessaire qui devait attacher la littérature classique à la littérature naturaliste. L'émeute est terminée, il s'agit de fonder un État solide. Le naturalisme découle de l'art classique, comme la société actuelle est basée sur les débris de la société ancienne. Lui seul répond à notre état social, lui seul a des racines profondes dans l'esprit de l'époque ; et il fournira la seule formule d'art durable et vivante, parce que cette formule exprimera la façon d'être de l'intelligence contemporaine. En dehors de lui, il ne saurait y avoir pour longtemps que modes et fantaisies passagères. Il est, je le dis encore, l'expression du siècle, et pour qu'il périsse, il faudrait qu'un nouveau bouleversement transformât notre monde démocratique. » (p. 28)

« Prenez donc le milieu contemporain, et tâchez d'y faire vivre des hommes : vous écrirez de belles oeuvres. Sans doute, il faut un effort, il faut dégager du pêle-mêle de la vie la formule simple du naturalisme. Là est la difficulté, faire grand avec des sujets et des personnages que nos yeux, accoutumés au spectacle de chaque jour, ont fini par voir petits. Il est plus commode, je le sais, de présenter une marionnette au public, d'appeler la marionnette Charlemagne et de la gonfler à un tel point de tirades, que le public s'imagine avoir vu un colosse ; cela est plus commode que de prendre un bourgeois de notre époque, un homme grotesque et mal mis et d'en tirer une poésie sublime, d'en faire, par exemple, le père Goriot, le père qui donne ses entrailles à ses filles, une figure si énorme de vérité et d'amour, qu'aucune littérature ne peut en offrir une pareille. » (p. 31)
Nos auteurs dramatiques, dans Œuvres complètes, t. 10, La critique naturaliste : 1881, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Nous ne sommes donc ici que dans un marivaudage du symbole et non dans une peinture de la vérité. D'abord, une pensée fataliste domine l'oeuvre, ce qui ne se comprend pas très bien, si l'on songe que le romantisme est d'essence spiritualiste et chrétienne. Ensuite, nous entrons dans une série de tableaux symboliques : la beauté aimant la beauté qui la dédaigne ; la beauté aimée par la laideur et ne comprenant pas que la plus grande somme d'amour est là ; la beauté déterminant une crise de passion dans la foi, ce qui amène le drame final, une catastrophe où tout le monde meurt. Certes, ces éléments existent dans la nature, je dirai même qu'il n'y a là que des vérités banales qui courent les rues. Mais quelle charpente étonnante pour réunir côte à côte tant de choses ! Dès lors, l'ensemble devient faux, tiraillé, arrangé, forcé. L'auteur est sans cesse présent, montrant ses doigts qui font aller les marionnettes. C'est de la nature corrigée et taillée, déviée de sa poussée naturelle. Qu'on taille les buis d'un jardin en boules classiques, ou qu'on leur donne à coups de ciseaux savants un échevèlement romantique, le résultat est le même : on mutile le jardin, on obtient une nature menteuse. Un bout d'étude sincère sur l'homme, une aventure vraie contée simplement, en dit plus que tout le fatras allégorique de Notre-Dame de Paris. » (p. 262)

« J'ai nommé Madame Bovary. Le roman de Flaubert parut une année avant Les Lionnes pauvres. Pour me mieux comprendre, comparez les deux oeuvres, voyez Emma à côté de Séraphine. La première est une créature vivante, qui restera un type d'éternelle vérité ; la seconde est un profil à peine indiqué, qui se noie dans le souvenir. L'action du roman est toute simple, elle raconte une vie banale, elle n'a pas la complication du ménage Lecarnier, avec cette peinture de l'honnête Thérèse, brossée selon le poncif ; et pourtant cette action est inoubliable, elle vous prend aux entrailles, elle remue toute l'humanité qui est en vous. On me répondra que le théâtre n'est pas le livre, que Madame Bovary, avec sa nudité, était impossible sur la scène. Je n'en sais rien, j'ai pourtant remarqué que les effets simples étaient les plus foudroyant au théâtre, témoin le dénouement avec la sortie de Pommeau. En tout cas, tant pis pour le théâtre, si le génie ne pouvait y réaliser la vie dans sa simplicité tragique. Une littérature est jugée, lorsqu'on met Madame Bovary à côté des Lionnes pauvres. » (p. 284)
Les romanciers naturalistes, dans Œuvres complètes, t. 10, La critique naturaliste : 1881, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Il est très curieux de voir le fondateur du roman naturaliste, l'auteur de La Cousine Bette et du Père Goriot, se passionner ainsi pour l'écrivain bourgeois, qui a traité l'histoire en romance. Walter Scott n'est qu'un arrangeur habile, et rien n'est moins vivant que son oeuvre. » (p. 465)

« En effet, [Balzac] a porté toute une société dans sa tête, et en outre il a créé le roman moderne, il a le premier dégagé de notre société le beau relatif, qui n'est autre chose que la vie. » (p. 467)

« Seul un tel homme pouvait écrire l'épopée moderne. Il fallait qu'il eût passé par la faillite pour composer son admirable César Birotteau, qui est aussi grand dans sa boutique de parfumeur que les héros d'Homère devant Troie. Il fallait qu'il eût marché sur le pavé de Paris avec des souliers éculés pour connaître les dessous de la vie et mettre debout les types éternels des Goriot, des Philippe Bridau, des Marneffe, des baron Hulot, des Rastignac. Un homme heureux, digérant à l'aise, coulant ses journées sans secousses, n'aurait jamais descendu dans cette fièvre de l'existence actuelle. Balzac, acteur du drame de l'argent, a dégagé de l'argent tout le pathétique terrible qu'il contient à notre époque ; et il a analysé de même les passions qui font mouvoir les personnages de la comédie contemporaine, il a peint admirablement son temps, parce qu'il souffrait de son temps. C'est le soldat, placé au centre de la bataille de la vie, qui voit tout, qui se bat pour son propre compte, et qui raconte l'action, dans la fièvre même de la lutte. » (p. 471)

« [Balzac] est venu à son heure, voilà encore une des raisons de son génie. On ne se l'imagine pas naissant au dix-septième siècle, dans lequel il aurait fait un auteur tragique bien médiocre. Il devait se produire juste au moment où la littérature classique se mourait d'anémie, où la forme du roman allait s'élargir et englober tous les genres de l'ancienne rhétorique, pour servir d'instrument à l'enquête universelle que l'esprit moderne ouvrait sur les choses et sur les êtres. Les méthodes scientifiques s'imposaient, les héros pâlis s'effaçaient devant les créations réelles, l'analyse remplaçait partout l'imagination. Dès lors, le premier, il était appelé à employer puissamment ces outils nouveaux. Il créa le roman naturaliste, l'étude exacte de la société, et du coup, par une audace du génie, il osa faire vivre dans sa vaste fresque toute une société copiée sur celle qui posait devant lui. C'était l'affirmation la plus éclatante de l'évolution moderne. Il tuait les mensonges des anciens genres, il commençait l'avenir. Ce qu'il y a de plus étonnant, dans son cas, c'est qu'il ait accompli cette révolution en plein mouvement romantique. Toute l'attention se portait alors sur le groupe flamboyant à la tête duquel trônait Victor Hugo. Les oeuvres de Balzac n'avaient qu'un très petit succès. Personne ne semblait soupçonner que le véritable novateur était ce romancier, qui jetait encore si peu d'éclat, et dont les oeuvres paraissaient si confuses et si ennuyeuses. Certes, Victor Hugo reste un homme de génie, le premier poète lyrique du monde. Mais l'école de Victor Hugo agonise, le poète n'a plus qu'une influence de rhétoricien sur les jeunes écrivains, tandis que Balzac grandit tous les jours et détermine à cette heure un mouvement littéraire qui sera sûrement celui du vingtième siècle. On avance dans la voie qu'il a tracée, chaque nouveau venu poussera l'analyse plus loin et élargira la méthode. Il est à la tête de la France littéraire de demain. » (p. 471)

« La gloire de Balzac est là. D'autres écrivains, chez nous, ont pu écrire avec plus de correction et d'éclat ; d'autres ont pu apporter une imagination mieux équilibrée ; d'autres ont pu exceller dans la logique des sentiments, dans la création de figures parfaites ; mais personne n'a fouillé l'humanité plus avant, personne n'en a dit plus long sur l'homme, personne en un mot n'a entassé une masse plus considérable de documents. Imaginez un chimiste qui entre chaque matin dans son laboratoire, qui s'y enferme pour multiplier les expériences ; ce chimiste écrit toutes ses trouvailles, découvre à chaque heure des vérités nouvelles et les note dans la fièvre de son travail. Peut-être l'ordre manque-t-il un peu ; mais, pour qui lira ces papiers, il n'y en a pas moins là un resplendissement de vérités de toutes sortes, des matériaux d'un prix inestimable. Plus tard, on pourra classer tout cela. Le savant qui a, le premier, dégrossi la besogne, gardera l'éternel honneur d'avoir fondé une science. Eh bien ! Balzac est ce chimiste du coeur et du cerveau humains, il a fondé une littérature. » (p. 471-472)

« Mais il suffit qu'il [Balzac] soit notre véritable père, qu'il ait le premier affirmé l'action décisive du milieu sur le personnage, qu'il ait porté dans le roman les méthodes d'observation et d'expérimentation. C'est là ce qui a fait de lui le génie du siècle. S'il n'a pas été, comme il le dit, “dans le secret du monument”, il n'en reste pas moins l'ouvrier prodigieux qui a jeté les bases de ce monument des lettres modernes. » (p. 478)

« En somme, Stendhal est le véritable anneau qui relie notre roman actuel au roman du dix-huitième siècle. Il avait seize ans de plus que Balzac, il appartenait à une autre époque. C'est grâce à lui que nous pouvons sauter par-dessus le romantisme et nous rattacher au vieux génie français. Mais ce que je veux surtout retenir, c'est son dédain du corps, son silence sur les éléments physiologiques de l'homme et sur le rôle des milieux ambiants. Nous le verrons bien tenir compte de la race, dans La Chartreuse de Parme ; il fera ce premier pas de nous donner des Italiens réels, et non des Français déguisés ; seulement, jamais le paysage, le climat, l'heure de la journée, le temps qu'il fait, la nature en un mot n'interviendra et n'agira sur les personnages. La science moderne n'a évidemment point encore passé par là. Il reste dans une abstraction voulue, il met l'être humain à part dans la nature et déclare ensuite que l'âme seule étant noble, l'âme seule a le droit de cité en littérature. » (p. 484)

« Il faut insister, car le point intéressant est là. Prenez un personnage de Stendhal : c'est une machine intellectuelle et passionnelle parfaitement montée. Prenez un personnage de Balzac : c'est un homme en chair et en os, avec son vêtement qui l'enveloppe. Où est la création la plus complète, où est la vie ? Chez Balzac, évidemment. Certes, j'ai la plus grande admiration pour l'esprit si sagace et si personnelle de Stendhal. Mais il m'amuse comme un mécanicien de génie qui fait fonctionner devant moi la plus délicate des machines ; tandis que Balzac me prend tout entier, par la puissance de la vie qu'il évoque. » (p. 484)

« Si vous retranchez le corps, si vous ne tenez pas compte de la physiologie, vous n'êtes plus même dans la vérité, car sans descendre dans les problèmes philosophiques, il est certains que tous les organes ont un écho profond dans le cerveau, et que leur jeu, plus ou moins bien réglé, régularise ou détraque la pensée. Il en est de même pour les milieux ; ils existent, ils ont une influence évidente, considérable, et il n'y a aucune supériorité à les supprimer, à ne pas les faire entrer dans le fonctionnement de la machine humaine. Voilà donc la réponse qu'on doit faire aux adversaires de la formule naturaliste, lorsqu'ils reprochent aux romanciers actuels de s'arrêter à l'animal dans l'homme et de multiplier les descriptions. Notre héros n'est plus le pur esprit, l'homme abstrait du dix-huitième siècle ; il est le sujet physiologique de notre science actuelle, un être qui est un composé d'organes et qui trempe dans un milieu dont il est pénétré à chaque heure. Dès lors, il nous faut bien tenir compte de toute la machine et du monde extérieur. La description n'est qu'un complément nécessaire de l'analyse. Tous les sens vont agir sur l'âme. Dans chacun de ses mouvements, l'âme sera précipitée ou ralentie par la vue, l'odorat, l'ouïe, le goût, le toucher. La conception d'une âme isolée, fonctionnant toute seule dans le vide, devient fausse. C'est de la mécanique psychologique, ce n'est plus de la vie. Sans doute, il peut y avoir abus, dans la description surtout ; la virtuosité emporte souvent les rhétoriciens ; on lutte avec les peintres, pour montrer la souplesse et l'éclat de sa phrase. Mais cet abus n'empêche pas que l'indication nette et précise des milieux et l'étude de leur influence sur les personnages, ne soient des nécessités scientifiques du roman contemporain. » (p. 485)

« S'il [Stendhal] est un de nos maîtres, s'il est à la tête de l'évolution naturaliste, ce n'est pas parce qu'il a été uniquement un psychologue, c'est parce que le psychologue en lui a eu assez de puissance pour arriver à la réalité, par-dessus ses théories, et sans le secours de la physiologie ni de nos sciences naturelles. Donc, pour conclure, Stendhal est la transition, dans le roman, entre la conception métaphysique du dix-huitième siècle et la conception scientifique du nôtre. Comme les écrivains des deux siècles qu'il a derrière lui, il ne sort pas du domaine de l'âme, il ne voit dans l'homme qu'une noble mécanique à pensées et à passions. Mais, s'il n'en est pas encore à l'homme physiologique, avec le jeu de tous les organes, fonctionnant au milieu et sous l'influence de la nature, il faut ajouter que sa métaphysique n'est plus celle de Racine, ni même celle de Voltaire. Condillac a passé par là, le positivisme apparaît, on se sent au seuil d'un siècle de science. Aucun dogme n'écrase plus les personnages. L'enquête est ouverte, et le romancier part à la conquête de la vérité ; comme il le dit lui-même, il promène un miroir le long d'un chemin ; seulement, ce miroir ne réfléchit que la tête de l'homme, la partie noble, sans nous donner le corps ni les lieux environnants. » (p. 486-487)

« Stendhal, ce logicien des idées, n'est pas un logicien de la composition ni du style. C'est là le trou chez lui, le défaut qui le rapetisse. N'est-ce pas surprenant ? Voilà un psychologue de premier ordre, qui débrouille avec une lucidité extraordinaire l'écheveau des idées, dans le crâne d'un personnage ; il montre l'enchaînement des mouvements de l'âme, il en établit l'ordre exact, il a pour expliquer chaque état une méthode d'analyse systématique. Et, dès qu'il passe à la composition, dès qu'il doit écrire, toute cette admirable logique s'en va. Il donne ses notes au petit bonheur, il jette ses phrases au caprice de la plume. Plus de méthode, plus de système, plus d'ordre d'aucune sorte ; c'est un pêle-mêle, et un pêle-mêle affecté, dont il paraît tirer vanité. Pourtant, il y a une logique pour la composition et le style, qui n'est, en somme, que la logique même des faits et des idées. La logique de tel fait entraîne la logique de l'ordre dans lequel on doit le présenter ; la logique de telle idée, chez un personnage, détermine la logique des mots qui doivent l'exprimer. Remarquez qu'il n'est pas du tout question de rhétorique, de style imagé et brillant. Je dis seulement que, dans cet esprit supérieur de Stendhal, il y avait une lacune, ou pis encore, une contradiction. Il reniait sa méthode, dès qu'il passait des idées à la langue. » (p. 499)

« Voilà donc, pour moi, quel serait le rêve : avoir cette belle simplicité que M. Taine célèbre, couper tous nos plumets romantiques, écrire dans une langue sobre, solide, juste ; seulement, écrire cette langue en logiciens et en savants de la forme, du moment où nous prétendons être des savants et des logiciens de l'idée. Je ne vois aucune supériorité à patauger dans les mots, lorsqu'on a l'ambition de ne pas patauger dans les idées. » (p. 500)

« Si Stendhal a écrit incorrectement et sans méthode, pour montrer combien il était supérieur, combien un psychologue de sa force se moquait de la langue, il n'est arrivé qu'à ce beau résultat d'être inconséquent et de se diminuer. Mais je crois qu'on aurait tort de voir là le mépris d'un métaphysicien pour la matière ; il obéissait à ses facultés, rien de plus. Ce que je veux dire, en somme, à notre jeunesse que les questions littéraires passionnent, c'est que la haine légitime de la rhétorique romantique ne doit jeter personne dans ce style illogique de Stendhal. La vérité n'est pas dans cette réaction. En admettant qu'on puisse se faire un style, il faut chercher à se le faire par la méthode scientifique qui triomphe aujourd'hui. De même qu'un personnage est devenu pour nous un organisme complexe qui fonctionne sous l'influence d'un certain milieu, de même la langue a une structure déterminée par des circonstances humaines et sociales. On a dit avec raison qu'une langue était une philosophie ; on peut dire aussi qu'une langue est une science. Ce n'est se montrer ni bon philosophe ni bon savant que de mal écrire. Traitons la forme comme nous traitons nos personnages, par l'analyse logique. Un livre de composition boiteuse et de style incorrect est comme un être estropié. Je rêve un chef-d'oeuvre, un roman où l'homme se trouverait tout entier, dans une forme solide et claire, qui en serait le vêtement exact. » (p. 500)

« Quand Madame Bovary parut, il y eut toute une révolution littéraire. Il sembla que la formule du roman moderne, éparse dans l'oeuvre colossale de Balzac, venait d'être réduite et clairement énoncée dans les quatre cents pages d'un livre. Le code de l'art nouveau se trouvait écrit. Madame Bovary avait une netteté et une perfection qui en faisait le roman type, le modèle définitif du genre. Il n'y avait plus, pour chaque romancier, à suivre la voie tracée, en affirmant son tempérament particulier et en tâchant de faire des découvertes personnelles. Certes, les conteurs de second ordre continuèrent à battre monnaie avec leurs histoires à dormir debout ; les écrivains qui se sont taillé une spécialité en amusant les dames n'abandonnèrent pas leurs écrits à l'eau de rose. Mais tous les débutants de quelque avenir reçurent une profonde secousse ; et il n'en est pas un aujourd'hui, parmi ceux qui ont grandi, qui ne doive reconnaître tout au moins un initiateur en Gustave Flaubert. Il a, je le répète, porté la hache et la lumière dans la forêt parfois inextricable de Balzac. Il a dit le mot vrai et juste que tout le monde attendait. » (p. 502)

« Le premier caractère du roman naturaliste, dont Madame Bovary est le type, est la reproduction exacte de la vie, l'absence de tout élément romanesque. La composition de l'oeuvre ne consiste plus que dans le choix des scènes et dans un certain ordre harmonique des développements. Les scènes sont elles-mêmes les premières venues : seulement, l'auteur les a soigneusement triées et équilibrées, de façon à faire de son ouvrage un monument d'art et de science. C'est de la vie exacte donnée dans un cadre admirable de facture. Toute invention extraordinaire en est donc bannie. On n'y rencontre plus des enfants marqués à la naissance, puis perdus, pour être retrouvés au dénouement. Il n'y est plus question de meubles à secret, de papiers qui servent, au bon moment, à sauver l'innocence persécutée. Même toute intrigue manque, si simple qu'elle soit. Le roman va devant lui, contant les choses au jour le jour, ne ménageant aucune surprise, offrant tout au plus la matière d'un fait divers ; et, quand il est fini, c'est comme si l'on quittait la rue pour rentrer chez soi. Balzac, dans ses chefs-d'oeuvre : Eugénie Grandet, Les Parents pauvresLe Père Goriot, a donné ainsi des images d'une nudité magistrale, où son imagination s'est contentée de créer du vrai. Mais, avant d'en arriver à cet unique souci des peintures exactes, il s'était longtemps perdu dans les inventions les plus singulières, dans la recherche d'une terreur et dune grandeur fausses ; et on peut même dire que jamais il ne se débarrassa tout à fait de son amour des aventures extraordinaires, ce qui donne à une bonne moitié de ses oeuvres l'air d'une rêve énorme fait tout haut par un homme éveillé. » (p. 502-503)

« Où la différence est plus nette à saisir, c'est dans le second caractère du roman naturaliste. Fatalement, le romancier tue les héros, s'il n'accepte que le train ordinaire de l'existence commune. Par héros, j'entends les personnages grandis outre mesure, les pantins changés en colosses. Quand on se soucie peu de la logique, du rapport des choses entre elles, des proportions précises de toutes les parties d'une oeuvre, on se trouve bientôt emporté à vouloir faire preuve de force, à donner tout son sang et tous ses muscles au personnage pour lequel on éprouve des tendresses particulières. De là, ces grandes créations, ces types hors nature, debout, et dont les noms restent. Au contraire les bonshommes se rapetissent et se mettent à leur rang, lorsqu'on éprouve la seule préoccupation d'écrire une oeuvre vraie, pondérée, qui soit le procès-verbal fidèle d'une aventure quelconque. Si l'on a l'oreille juste en cette matière, la première page donne le ton des autres pages, une totalité harmonique s'établit, au-dessus de laquelle il n'est plus permis de s'élever, sans jeter la plus abominable des fausses notes. On a voulu la médiocrité courante de la vie, et il faut y rester. La beauté de l'oeuvre n'est plus dans le grandissement d'un personnage, qui cesse d'être un avare, un gourmand, un paillard, pour devenir l'avarice, la gourmandise, la paillardise elles-mêmes ; elle est dans la vérité indiscutable du document humain, dans la réalité absolue des peintures où tous les détails occupent leur place, et rien que cette place. Ce qui tiraille presque toujours les romans de Balzac, c'est le grossissement de ses héros ; il ne croit jamais les faire assez gigantesques ; ses poings puissants de créateur ne savent forger que des géants. Dans la formule naturaliste, cette exubérance de l'artiste, ce caprice de composition promenant un personnage d'une grandeur hors nature au milieu de personnages nains, se trouve forcément condamné. Un égal niveau abaisse toutes les têtes, car les occasions sont rares où l'on ait vraiment à mettre en scène un homme supérieur. » (p. 503)

« J'insisterai enfin sur un troisième caractère. Le romancier naturaliste affecte de disparaître complètement derrière l'action qu'il raconte. Il est le metteur en scène caché du drame. Jamais il ne se montre au bout d'une phrase. On ne l'entend ni rire ni pleurer avec ses personnages, pas plus qu'il ne se permet de juger leurs actes. C'est même cet apparent désintéressement qui est le trait le plus distinctif. On chercherait en vain une conclusion, une moralité, une leçon quelconque tirée des faits. Il n'y a d'étalés, de mis en lumière, uniquement que les faits, louables ou condamnables. L'auteur n'est pas un moraliste, mais un anatomiste qui se contente de dire ce qu'il trouve dans le cadavre humain. Les lecteurs concluront, s'ils le veulent, chercheront la vraie moralité, tâcheront de tirer une leçon du livre. Quant au romancier, il se tient à l'écart, surtout par un motif d'art, pour laisser à son oeuvre son unité impersonnelle, son caractère de procès-verbal écrit à jamais sur le marbre. Il pense que sa propre émotion gênerait celle des personnages, que son jugement atténuerait la hautaine leçon des faits. C'est là toute une poétique nouvelle dont l'application change la face du roman. Ils faut se reporter aux romans de Balzac, à sa continuelle intervention dans le récit, à ses réflexions d'auteurs qui arrivent à toutes les lignes, aux moralités de toutes sortes qu'il croit devoir tirer de ses oeuvres. Il est sans cesse là, à s'expliquer devant les lecteurs. Et je ne parle pas des digressions. Certains de ses romans sont une véritable causerie avec le public, quand on les compare aux romans naturalistes de ces vingt dernières années, d'une composition si sévère et si pondérée. » (p. 504)

« Balzac est encore pour nous, je le répète, une puissance avec laquelle on ne discute pas. Il s'impose, comme Shakespeare, par un souffle créateur qui a enfanté tout un monde. Ses oeuvres, taillées à coups de cognée, à peine dégrossies le plus souvent, offrant le plus étonnant mélange du sublime et du pire, restent quand même l'effort prodigieux du plus vaste cerveau de ce siècle. Mais, sans le diminuer, je puis dire ce que Gustave Flaubert a fait du roman après lui : il l'a assujetti à des règles fixes d'observations, l'a débarrassé de l'enflure fausse des personnages, l'a changé en une oeuvre d'art harmonique, impersonnelle, vivant de sa beauté propre, ainsi qu'un beau marbre. Telle est l'évolution accomplie par l'auteur de Madame Bovary. Après l'épanouissement littéraire, la féconde production de 1830, il a trouvé moyen d'inventer un genre et de jeter les préceptes d'une école. Son rôle a été surtout de parler au nom de la perfection, du style parfait, de la composition parfaite, de l'oeuvre parfaite, défiant les âges. Il semble être venu, après ces années de fécondité fiévreuse, après l'effroyable avalanche de livres écrit au jour le jour, pour rappeler les écrivains au purisme de la forme, à la recherche lente du trait définitif, au livre unique où tient toute une vie d'homme. » (p. 504)

« Cette conscience est un des traits caractéristiques du talent de Gustave Flaubert. Il semble ne rien devoir à son imagination. Il ne travaille que sur l'objet qui pose devant lui. Quand il écrit, il ne sacrifie pas un mot à la hâte du moment ; il veut de toutes parts se sentir appuyé, poser les pieds sur un terrain qu'il connaît à fond, s'avancer en maître au milieu d'un pays conquis. Et cette probité littéraire vient de ce désir ardent de perfection, qui est en somme toute sa personnalité. » (p. 505-506)

« Et [Gustave Flaubert] a gardé au front comme une flamme lyrique de l'âge de poésie qu'il a traversé. Même il doit avoir dans ses tiroirs, s'il les a conservés, des vers nombreux où il est sans doute difficile de reconnaître le prosateur exact et minutieux de L'Éducation sentimentale. Plus tard, à cette heure où l'on regarde en soi et autour de soi, il a compris quelle était son originalité, il est devenu un grand romancier, un peintre implacable de la bêtise et de la vilenie humaines. Mais la dualité est restée en lui. Le lyrique n'est pas mort ; il est demeuré au contraire tout-puissant, vivant côte à côte avec le romancier, réclamant parfois ses droits, assez sage cependant pour savoir parler à ses heures. C'est de cette double nature, de ce besoin d'ardente poésie et de froide observation, qu'a jailli le talent original de Gustave Flaubert. Je le caractériserai en le définissant : un poète qui a le sang-froid de voir juste. » (p. 507-508)

« On comprend, dès lors, l'originalité du style de Gustave Flaubert, si sobre et si éclatant. Il est fait d'images justes et d'images superbes. C'est de la vérité habillée par un poète. Avec lui, on marche toujours sur un terrain solide, on se sent sur la terre ; mais on marche largement, sur un rythme d'une beauté parfaite. Quand il descend à la familiarité la plus vulgaire, par besoin d'exactitude, il garde je ne sais quelle noblesse qui met de la perfection dans les négligences voulues. Toujours, en le suivant au milieu de plates aventures, on sent un écrivain et un poète à côté de soi ; c'est, à la fin d'un alinéa, au milieu d'une page, une phrase, un seul mot quelquefois, qui jette une lueur, donne brusquement le frisson du grand. Et, d'ailleurs, rien n'est laid dans cette continuelle peinture de la laideur humaine. » (p. 508)

« J'ai dit que Gustave Flaubert avait porté la cogné dans la forêt souvent inextricable de Balzac, pour y tailler une large avenue où l'on pût voir clair. J'ajouterai qu'il a résumé dans sa formule les deux génies de 1830, l'analyse exacte de Balzac et l'éclat de style de Victor Hugo. » (p. 509)

« Du reste, [Gustave Flaubert] semble nier les évolutions en littérature. J'ai discuté vingt fois avec lui à ce propos, sans arriver à lui faire confesser, l'histoire de notre littérature à la main, que les écrivains ne poussaient pas comme des phénomènes isolés ; ils se tiennent les uns les autres, ils forment une chaîne affectant certaines courbes, selon les moeurs et les époques historiques. Lui, en individualiste forcené, me criait des mots énormes : il s'en fichait (mettez un autre terme), ça n'existait pas, chaque écrivain était indépendant, la société n'avait rien à voir dans la littérature, il fallait écrire en beau style, et pas davantage. Certes, je tombais d'accord qu'il serait imbécile de vouloir fonder une école ; mais j'ajoutais que les écoles se fondent d'elles-mêmes, et qu'il faut bien les subir. Le malentendu n'en a pas moins continué entre nous jusqu'à la fin ; sans doute il croyait que je rêvais de réglementer les tempéraments, lorsque je faisais simplement une besogne de critique, en constatant les périodes qui s'étaient développées dans le passé et qui se développent encore sous nos yeux. Le jour où il s'emportait contre les étiquettes, les mots en isme, je lui répondais qu'il faut pourtant des mots pour constater des faits ; souvent même ces mots sont forgés et imposés par le public, qui a besoin de se reconnaître, au milieu du travail de son temps. En somme, nous nous entendions sur le libre développement de l'originalité, nous avions la même philosophie et la même esthétique, les mêmes haines et les mêmes tendresses littéraires ; notre désaccord commençait que si je tâchais de le pousser plus avant, en remontant de l'écrivain au groupe, en cherchant à savoir d'où venait notre littérature et où elle allait. » (p. 532)

« Il est utile, avant tout, d'examiner ce qu'était le roman chez nous, il y a vingt ans. Cette forme littéraire essentiellement moderne, si souple et si large, se pliant à tous les génies, venait alors de recevoir un éclat incomparable, grâce aux oeuvres de toutes une poussée d'écrivains. Nous avions Victor Hugo, un poète épique qui modelait la prose de son pouce puissant de sculpteur ; il apportait des préoccupations d'archéologue, d'historien, d'homme politique, et du pêle-mêle de ses conceptions faisait jaillir quand même des pages superbes ; son roman restait énorme, tenait à la fois du poème, du traité d'économie politique et sociale, de l'histoire et de la fantaisie. Nous avions George Sand, un esprit d'une lucidité parfaite, écrivant sans fatigue dans une langue heureuse et correcte, soutenant des thèses, vivant dans le pays de l'imagination et de l'idéal ; cet écrivain a passionné trois générations de femmes, et ses mensonges seuls ont vieilli. Nous avions Alexandre Dumas, le conteur inépuisable, dont la verve ne s'est jamais lassée ; il était le géant des récits vivement troués, un géant bon enfant qui semble s'être donné la mission d'amuser simplement ses millions de lecteurs ; il sacrifiait à la quantité, faisait bon marché des qualités littéraires, disait ce qu'il avait à dire comme il l'aurait dit à un ami, au coin du feu, avec le laisser-aller de la conversation ; mais il conservait une telle ampleur, une telle abondance de vie, qu'il demeurait grand, malgré son imperfection. Nous avions Mérimée, sceptique jusqu'aux moelles, se contentant, de loin en loin, d'écrire une douzaine de pages sèches et fines, où chaque mot était comme une pointe d'acier longuement aiguisée. Nous avions Stendhal, qui affectait le dédain du style, qui disait : “Je lis chaque matin une page du Code pour prendre le ton” ; Stendhal, dont les oeuvres donnaient un frisson, par toutes les choses obscures et effrayantes qu'on voulait y voir ; il était l'observateur, le psychologue dégagé du souci de la composition, affichant une haine de l'art ; aujourd'hui, on ne tremble plus devant lui, et on le regarde comme le père de Balzac. Et nous avions Balzac, le maître du roman moderne ; je le nomme le dernier, pour fermer la liste après lui ; celui-là s'était emparé de l'espace et du temps, il avait pris toute la place au soleil, si bien que ses successeurs, ceux qui ont marché dans l'empreinte large de ses pas, ont dû chercher longtemps avant de trouver quelques épis à glaner. Balzac a bouché les routes de son énorme personnalité ; le roman a été comme sa conquête ; ce qu'il n'a pu faire, il l'a indiqué, de façon qu'on limite malgré tout, même lorsqu'on croit échapper à son impulsion. Il n'y a pas actuellement un romancier français qui n'ait dans les veines quelques gouttes du sang de Balzac. Tels étaient les maîtres. Ils se trouvaient si nombreux, ils se partageaient à un tel point l'empire des lettres, le souffle épique, l'idéal, l'imagination, l'observation, la réalité, qu'il semblait impossible de tracer un nouveau sentier à côté des leurs. Le roman paraissait avoir tout donné. Forcément, les romanciers allaient se répéter. Et, en effet, les imitateurs pullulaient, aucun écrivain n'avait la force, même dans le champ retourné et fécondé par Balzac, de conquérir un coin de terre et d'y moissonner à sa guise. C'est alors, à l'heure où l'espoir d'une renaissance s'en allait, que se produisit un groupe de romanciers d'une originalité imprévue, et dont les oeuvres ont été comme la floraison des vingt dernières années de notre littérature. Sans doute, ces écrivains sont les fils immédiats des auteurs que j'ai cités plus haut. Ils procèdent directement de Balzac dont ils tiennent leur outil d'analyse ; et, d'autre part, il emprunte à Victor Hugo le sentiment révolutionnaire de la couleur. Si leurs devanciers n'avaient pas vécu, peut-être ne seraient-ils pas nés ; ils sont nécessairement une continuation. Mais ils n'en demeurent pas moins un épanouissement ; l'arbre, qu'on croyait épuisé, gardait, tout au haut, des bourgeons et des fleurs. Il y a eu ainsi un regain d'une saveur exquise. Ce ne sont pas des fruits bâtards, venus hors de saison, appauvris de sève ; c'est au contraire, comme un raffinement de couleur, d'odeur et de goût. En face de ce prodige de production, toutes les espérances, désormais, paraissent permises. » (p. 547-549)

« Pour me mieux faire entendre, j'ajouterai que MM. De Goncourt ne comptent en aucune façon sur l'imagination du lecteur. Autrefois, un écrivain indiquait, par exemple, que son héros se promenait, le soir, dans un jardin ; et c'était au lecteur à s'imaginer le jardin, le crépuscule tombant sur les ombrages. MM. De Goncourt montrent le jardin, en jouissent, sont trempés par les fraîcheurs du soir. Et ce n'est pas, pour eux, le plaisir que devaient éprouver les anciens poètes descriptifs à aligner de belles phrases bien faites. La rhétorique n'entre pour rien dans l'aventure. Les romanciers obéissent simplement à cette fatalité qui ne leur permet pas d'abstraire un personnages des objets qui l'environnent ; ils le voient dans son milieu, dans l'air où il trempe, avec ses vêtements, le rire de son visage, le coup de soleil qui le frappe, le fond de verdure sur lequel il se détache, tout ce qui le circonstancie et lui sert de cadre. L'art nouveau est là : on n'étudie plus les hommes comme de simples curiosités intellectuelles, dégagées de la nature ambiante ; on croit au contraire que les hommes n'existent pas seuls, qu'ils tiennent aux paysages, que les paysages dans lesquels ils marchent les complètent et les expliquent. » (p. 549-550)

« MM. De Goncourt tout entiers sont là. Certes, ils ont des qualités dramatiques de romancier, leurs oeuvres sont pleines de documents humains pris dans la vérité de la vie moderne, plusieurs de leurs créations sont fouillées par des mains d'analystes puissants. Mais, en ces matières, ils ont des égaux. Où personne ne les surpasse, où ils sont des maîtres indiscutables, c'est, je le dis une fois encore, dans la nervosité de leur sensation et dans la langue inventée par eux pour traduire les impressions les plus légères, qu'ils ont notées les premiers. S'ils tiennent à leurs devanciers, ils ne ressemblent à aucun d'eux. Ils leur doivent simplement l'élargissement de l'art, qui a rendu toutes les tentatives possibles. Ils sont les romanciers artistes, les peintres du vrai pittoresque, les stylistes élégants qui s'encanaillent par amour de l'art, les instrumentistes les plus remarquables dans le groupe des créateurs du roman naturaliste contemporain. » (p. 551)

« Une des tendances des romanciers naturalistes et de briser et d'élargir le corps du roman. Ils veulent sortir du conte, de l'éternelle histoire, de l'éternelle intrigue, qui promène les personnages au travers des mêmes péripéties, pour les tuer ou les marier au dénouement. Par besoin d'originalité, ils refusent cette banalité du récit pour le récit, qui a traîné partout. Ils regardent cette formule comme une amusette pour les enfants et les femmes. Ce qu'ils cherchent, se sont des pages d'études, simplement, un procès-verbal humain, quelque chose de plus haut et de plus grand, dont l'intérêt soit dans l'exactitude des peintres et la nouveauté des documents. Aucun écrivain plus que MM. de Goncourt n'a travaillé à affranchir le roman de toutes les entraves du lieu commun et de l'intérêt bête. Dans leurs deux derniers livres surtout, Manette Salomon et Madame Gervaisais, ils n'ont plus témoigné aucun souci des idées reçues sur la forme et la marche des oeuvres d'imagination. Ils ont obéi à leur poétique personnelle, avec un dédain croissant de l'approbation du lecteur, et sans paraître seulement tourner pour voir si le public les suivait. » (p. 558)

« Il faut ajouter que M. Alphonse Daudet est un écrivain de race. Comme tous nos grands prosateurs actuels, il a appris le mécanisme de la langue en faisant d'abord des vers. On le compte parmi les quatre ou cinq romanciers qui ont le souci du style vivant, d'un dessin précis, d'une couleur éclatante. Il appartient au groupe des naturalistes ; il a la passion des larges horizons réels ; il croit à la nécessité de milieux exacts et des personnages étudiés sur nature. Toutes ses oeuvres sont prises en pleine vie moderne ; même il a une tendresse particulière pour les cadres populaires et bourgeois, qui s'allie à une curiosité des petits mondes à part, des mondes déclassés, poussés comme des champignons sur le grand fumier de Paris. Il va ainsi dans ses oeuvres, un peu au hasard des étranges sociétés qu'il a traversées, ayant tout vu avec ses yeux de myope, jusqu'aux petits détails qui auraient échappés à de bons yeux, racontant, peignant, évoquant tout, avec une verve de Provençal attendri et moqueur. » (p. 565)

« Je viens de prononcer le vrai nom des romanciers qui ont précédé Balzac ou travaillé en dehors de son influence. Ils étaient simplement des conteurs. Le large domaine de l'imagination leur appartenait, et ils s'y mouvaient librement, tirant leur succès de leur force d'invention. Le plus grand éloge que l'on faisait alors d'un romancier, était de dire qu'il avait une imagination puissante. Cela signifiait qu'il créait avec abondance des aventures qui ne s'étaient jamais passées et des personnages qu'on avait jamais vus. On le mesurait au degré de mensonge de ses oeuvres, on l'admirait d'autant plus qu'il s'écartait davantage de la réalité quotidienne et courante. Comme ce héros ressemblait peu aux gens que l'on coudoyait dans les rues ! Comme cette intrigue s'éloignait de la vie toute plate que menait le lecteur ! On voulait de lui des sensations nouvelles, des sursauts de surprise. À cette époque, ce qu'on appelait le roman de moeurs, ou mieux le roman d'observation, ne tenait encore qu'une petite place ; la mode était tout entière au roman d'aventures. » (p. 588)

« Les romanciers qui, il y a vingt-cinq ou trente ans, se piquaient de tenir compte de la nature, ne la regardaient encore que comme une inspiratrice, dont le bon goût devait corriger les écarts. Ils faisaient surtout des types généraux, ils travaillaient de souvenir, d'après des modèles qu'ils respectaient souvent fort peu. Jamais la pensée de prendre leur tante ou leur belle-mère, pour les transporter toutes vives dans leurs romans, ne leur serait venue à l'esprit. Ils auraient trouvé le procédé trop cru, ils avaient des idées arrêtées sur l'idéalisation nécessaire des personnages, sur le fondu qu'il fallait obtenir en châtrant la réalité et en ne disant pas tout. S'ils ne mentaient pas avec la belle aisance des conteurs, ils restaient nobles et discrets, ils peignaient la nature à condition de la voiler, de l'arrondir, d'après une formule courante. D'ailleurs, le public était complice, les auteurs avaient pour se défendre la ressource de dire qu'ils ne pouvaient pourtant fâcher le public, en le scandalisant, en étalant sous ses yeux des spectacles peu agréables. On semblait alors persuadé que les lecteurs demandaient, avant tout, des lectures qui les sortissent de la vie ordinaire. On disait : “Voilà un commerçant qui a vendu toute la journée du drap ou de la chandelle derrière un comptoir ; croyez-vous que vous l'intéressez beaucoup en lui montrant un commerçant comme lui, plongé dans les mêmes soucis du négoce ? Voilà une femme qui est dans un adultère banal, dont elle bâille du matin au soir, tant son amant lui semble vulgaire, plus vulgaire encore que son mari ; croyez-vous qu'elle se passionnera pour votre livre, si vous lui racontez, avec des détails précis, le même adultère bête et écoeurant ?” Et l'on partait de là pour établir que l'idéalisation des faits et des personnages était un principe fatal du roman. Les lecteurs exigeaient qu'on les tirât de la réalité, qu'on leur montrât des fortunes réalisées en un jour, des princes se promenant incognito avec des diamants plein leurs poches, des amours triomphales enlevant les amants dans le monde adorable du rêve, enfin tout ce qu'on peut imaginer de plus fou et de plus riche, toute la fantaisie d'or des poètes. Le succès semblait à ce prix. Mentez, autrement vous ne serez pas acheté.» (p. 588-589)

« J'ai voulu saisir l'occasion du grand succès obtenu par Le Nabab, pour appuyer ces idées d'un exemple. Évidemment, le roman est entré chez nous dans une période de triomphe qu'il n'avait jamais connue, même du temps de Balzac. On peut dire que les deux grands courants du siècle, le courant d'observation, partant de Balzac, et le courant de rhétorique savante, partant d'Hugo, se sont réunis, et que nos romanciers actuels se trouvent à ce confluent, à la naissance de cet unique fleuve du naturalisme pratiqué par des stylistes, qui semble désormais vouloir couler à pleins bords. Le romanesque a vécu, l'histoire commence ; je veux parler de cet amas considérable de documents humains qui s'entassent aujourd'hui dans les oeuvres d'observation. On ne saurait croire par exemple quelle quantité énorme de faits, de remarques, de documents de toutes sortes, quelle vitalité débordante il y a dans Le Nabab. Qu'on lise l'oeuvre à ce point de vue, et l'on restera stupéfait du côté d'universalité que notre époque a donné au roman. Aujourd'hui, le roman est devenu l'outil du siècle, la grande enquête sur l'homme et sur la nature. » (p. 598)

« Cet excès de production des romanciers s'explique par l'importance peu à peu envahissante que le roman a prise à notre époque. Au dernier siècle, bien que grandi et élargi déjà, il n'était encore qu'un genre léger, dans la rhétorique du temps. Aujourd'hui, il s'est emparé de toute la place, il a absorbé tous les genres. Son cadre si souple embrasse l'universalité des connaissances. Il est la poésie et il est la science. Ce n'est plus seulement un amusement, une récréation ; c'est tout ce qu'on veut, un poème, un traité de pathologie, un traité d'anatomie, une arme politique, un essai de morale ; je m'arrête, car je pourrais emplir la page. On comprend que la grande majorité des auteurs aient adopté cette formule si séduisante, espérant être lus, jouissant d'ailleurs de la liberté la plus complète. » (p. 599)

« Les princes du roman, ceux qui tiennent aujourd'hui la tête, sont MM. Gustave Flaubert, Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet. J'ai parlé longuement d'eux, et je n'ai pas à revenir sur les études que je leur ai consacrées. Ils portent haut et ferme le drapeau du naturalisme, ils continuent Balzac, chacun avec une originalité différente. Après eux, je ne puis guère nommer, parmi les descendants de Balzac, que MM. Hector Malot et Ferdinand Fabre. » (p. 599)

« Il n'y a pas de progrès en littérature, il n'y a que des évolutions. Une formule littéraire peut-être un progrès sur une autre formule ; mais les oeuvres ne progressent pas forcément. Cela vient du rôle tout-puissant de l'élément humain dans l'art. Certes, si la vérité seule comptait dans une oeuvre, l'art progresserait avec les sciences, les oeuvres deviendraient d'autant plus grandes qu'elles seraient plus vraies. Seulement, il faut introduire la personnalité de l'artiste, et aussitôt la vérité n'est plus qu'un des deux membres de la formule. Les littératures apparaissent alors comme de longues frises qui se déroulent, comme des défilés de grands hommes, apportant chacun une parole : tantôt l'esprit s'exalte, l'imagination règne ; tantôt la logique s'éveille, l'étude patiente des êtres et des choses l'emporte. Il faut ajouter que ces évolutions dépendent des sociétés ; les littératures suivent l'histoire des peuples. Je me place donc à ce point de vue : toute formule en elle-même est bonne et légitime, il suffit qu'un homme de génie la fasse sienne ; autrement dit, une formule n'est qu'un instrument donné par le milieu historique et social, et qui tire surtout sa beauté de la façon plus ou moins supérieure dont l'homme prédestiné sait en obtenir une musique. La formule s'impose, voilà ce qu'il faut comprendre. Corneille n'a pas choisi la tragédie, il l'a trouvée et l'a élargie. Victor Hugo n'a pas inventé le drame romantique, il en a simplement fait sa chose propre. Les cadres peuvent être plus ou moins commodes à remplir, le génie arrive toujours à mettre une somme égale de beauté. Seuls les aspects changent ; au fond, le labeur humain est le même. De cette façon, on accepte toutes les grandes oeuvres, les antiques et les modernes, les étrangères et les nationales, en les replaçant dans leurs milieux et en les regardant chacune comme la manifestation la plus haute d'un artiste à une époque donnée. Seulement, il faut nettement établir que la loi d'évolution est constante. Une époque ne fixe pas une littérature, elle n'en est jamais qu'une face. Parfois, une forme littéraire peut régner sur plusieurs siècles ; d'autres fois, une forme ne s'imposera pas plus d'un demi-siècle ; mais toutes se modifieront quand même par cette loi fatale qui pousse l'humanité à une continuelle marche, comme langue, comme moeurs, comme idées. La critique, jusqu'ici, n'a pas admis une marche en ligne droite. Elle prend des exemples, et elle démontre que, dans toute littérature, il y a d'abord un progrès constant, jusqu'à un épanouissement de la langue et à un heureux équilibre de l'intelligence ; puis, une pente se creuse, les oeuvres roulent dans une décadence plus ou moins longue. Une littérature serait ainsi une montagne, deux versants et un sommet. » (p. 659)

« Remarquez d'ailleurs que la formule classique et la formule romantique sont identiques, sauf le décor ; elles reposent toutes les deux sur la conception idéaliste et réglementée de l'art. La formule naturaliste est l'autre face de la question ; elle base une oeuvre sur la nature, et explique les déviations du vrai par le tempérament de l'artiste. » (p. 662)

« Eh bien ! je le dis, les romantiques ont peu vécu et disparaîtront vite, parce qu'ils n'ont pas compris et qu'ils n'ont pas aimé leur temps. » (p. 711)

« Le cas est grave. Étudiez de près ce cas de plusieurs de nos écrivains. On éprouve un malaise à les lire ; on sent comme un néant sous la riche étoffe de leur style. Ils ne touchent bientôt plus ; leurs pages sont toujours des bijoux qu'on admire ; mais on reste froid, aucune chaleur de monte de l'oeuvre et ne vous prend aux entrailles. C'est que, tout bonnement, ils n'ont pas aimé leur temps. Ils ne nous passionnent plus parce qu'ils n'ont pas en eux les passions qui nous animent. La grande force du génie est d'être à la tête de son siècle, d'aller dans le même sens que lui, de le devancer même. Par exemple, aujourd'hui quiconque n'est point avec la science, paralyse ses forces. On ne se doute pas de la puissance invincible que donne à un homme l'outil de l'époque, lorsqu'il le tient en main et qu'il aide à l'évolution naturelle des faits. Alors il est porté. S'il va si vite et si loin, c'est qu'il a les passions de son temps, c'est que sa besogne est multipliée par le travail de l'humanité en enfantement. Oui, pour être vraiment fort, à cette heure, il faut ne plus plaisanter les bourgeois, qui sont des sujets d'étude profondément intéressants ; il faut connaître la France, avant d'aller fumer de l'opium en Chine ; il faut aimer le nouveau Paris, une ville superbe, où les imbéciles seuls peuvent s'ennuyer, et dont la transformation a amené, en moins d'un demi-siècle, des changements considérables dans les moeurs ; il faut enfin ne plus combattre la science, au nom de je ne sais qu'elle fantaisie étroite, de quel besoin d'oripeaux et de peinturlurages. Quiconque ira contre la science sera brisé. Nos fils verront cela. C'est dans la science, ou plutôt c'est dans l'esprit scientifique du siècle, que se trouve la matière géniale, dont les créateurs de demain tireront leurs chefs-d'oeuvre. Nous devons accepter l'architecture de nos halles et de nos palais d'exposition, les boulevards corrects et clairs de nos villes, la puissance géante de nos machines, de nos télégraphes et de nos locomotives. Tel est le cadre où l'homme moderne fonctionne, et il ne saurait y avoir une littérature, une expression sociale, en dehors de la société dont on fait partie et du milieu où l'on s'agite. » (p. 711-712)

« Il faut se souvenir également de ce qu'était le roman, à cette époque de 1830. Le dix-huitième siècle n'avait laissé que Manon Lescaut et Gil BlasLa Nouvelle Héloïse n'était guère qu'un poème de passion, et René restait une lamentation poétique, un cantique en prose. Aucun écrivain n'avait encore abordé franchement la vie moderne, la vie que l'on coudoyait dans les rues et dans les salons. Le drame bourgeois semblait bas et vulgaire. On ne s'était pas soucié de peindre les querelles des ménages, les amours des personnages en redingote, les catastrophes banales, mariage ou maladie mortelle, qui terminent d'ordinaire les histoires de ce monde. Sans doute, la nouvelle formule du roman était dans l'air, et elle se trouvait préparée par une transformation lente, depuis les contes épiques de Mlle de Scudéry jusqu'aux premières oeuvres non signées de Balzac. Mais, cette formule, il s'agissait de la dégager nettement et de l'appliquer dans des oeuvres fortes. En un mot, le roman tel que nous le connaissons, avec son cadre souple, son étude du milieu, ses personnages vivants, était entièrement à créer. » (p. 727)

« J'ai nommé Victor Hugo, et je veux l'écarter tout de suite, car je ne vois pas en lui un romancier. Il a mis dans le roman ses procédés de poète, la création énorme de son tempérament lyrique. Il demanderait une étude à part. Selon moi, les deux seules figures qui se détachent vigoureusement, au seuil du siècle, à droite et à gauche de cette grande route du roman qu'une foule si considérable d'écrivains a suivie, depuis bientôt cinquante années, sont les figures de Balzac et de George Sand. Ils m'apparaissent comme les deux types distincts qui ont engendré tous les romanciers d'aujourd'hui. De leurs poitrines ouvertes coulent deux fleuves, le fleuve du vrai, le fleuve du rêve. Je ne parle pas d'Alexandre Dumas, qui, lui aussi, a été le père de tout un peuple de conteurs, mais dont la descendance a avili l'héritage, au point d'en faire la monnaie courante de la sottise. » (p. 727-728)

« Certes, je ferais ici une besogne peu patriotique, si je ne réclamais pas de l'étranger une admiration plus juste pour tout un groupe d'écrivains, qui sont beaucoup moins bruyants que M. Dumas. Je veux parler de l'école naturaliste qui procède de Balzac, et dont font partie M. Flaubert et MM. de Goncourt. C'est dans les ouvrages de ces romanciers qu'il faut aller chercher le génie français moderne, avec sa passion de l'analyse, son souci de la vérité, son amour du style. On me dit qu'en Russie M. Dumas est acclamé, et que c'est à peine si l'on y connaît Madame Bovary, de M. Flaubert, et la Germinie Lacerteux, de MM. de Goncourt. Eh bien ! cela est vraiment humiliant pour un Français. On ne goûte, en ce cas, notre littérature contemporaine que dans ses côtés médiocres. Nous avons des tempéraments originaux, d'une réelle hardiesse, qui méritent tous les éloges accordés si libéralement à M. Dumas. La vérité est que l'engouement du public ne va pas à eux. Ils sont trop âpres, trop vraiment terribles dans la façon magistrale dont ils dissèquent le cadavre humain. Et je comprends que l'étranger les ignore, car il doit trouver rarement leurs noms dans les journaux de nos boulevards, si dévots aux modes du jour. » (p. 749-750)

« Il est certain que, dans Thérèse Raquin, les choses sont poussées au cauchemar, et que la vérité stricte est en deçà de tant d'horreurs. En faisant cette déclaration, j'entends montrer que je comprends parfaitement et que j'accepte même le point de vue de la vérité moyenne où se place Sainte-Beuve. Il a également raison quand il s'étonne plus loin de ce que Thérèse et Laurent ne contentent pas immédiatement leur passion, après le meurtre de Camille ; on pourrait plaider le cas, mais la marche ordinaire des choses voudrait qu'ils vécussent aux bras l'un de l'autre, avant l'affolement du remords. On voit donc que j'entre, malgré mes propres livres, dans ce respect de la logique et de la vérité, et que je ne cherche pas à me défendre personnellement contre les critiques qui me paraissent fort justes. Oui, certes, il est mauvais d'abandonner le terrain solide du réel pour se lancer dans les exagérations de dessin et de couleur. Mais, en critique, il y a un écueil plus grand encore, c'est de ne pas faire la balance des qualités et des défauts, c'est de ne pas saisir, au-delà des erreurs de tempérament, au-delà des partis pris d'école, la véritable puissance des écrivains qui doivent un jour déterminer une évolution dans la littérature nationale. » (p. 772)

« On voit pourtant que, dans sa jeunesse, [Sainte-Beuve] a compté sur le romantisme ; puis, lorsque le romantisme s'est mis à craquer de toutes parts, cet effondrement lui a paru une catastrophe dernière, il n'a plus rien vu devant lui, il a semé ses articles de demi-confidences sur ses espoirs trompés ; et c'est alors que, dans le désastre, il s'est raccroché aux Anciens, se contentant de suivre la bataille moderne, en sceptique qui désespère désormais d'une victoire possible, qui ne comprend pas même pourquoi on se bat, mais qui, en dilettante de l'intelligence, se pique de tout saisir ou plutôt de tout tolérer. Jamais il ne s'est douté que le mouvement du siècle littéraire allait finir par s'incarner dans ces romanciers qu'il ne trouvait pas agréables, Balzac, Stendhal, M. Gustave Flaubert, MM. de Goncourt, et les derniers venus. Voilà où est le trou, voilà ce qui le diminue, ce qui l'empêchera de passer à la postérité comme un critique supérieur. »  (p. 777)

« Pour moi, un écrivain n'est jamais qu'une phrase isolée dans une page humaine et sociale. Si je m'intéresse à un artiste qui s'est confessé tout haut, si je me penche curieusement sur son oeuvre, c'est que dans cette oeuvre il y a un homme, et que derrière cet homme il y a une société. Je ne suis plus uniquement un lettré goûtant les qualités de l'intelligence et la caresse des mots, jouissant d'une page en grammairien et en rhétoricien ; je suis surtout un savant, qui tressaille, lorsque l'oeuvre écrite l'aide à démonter le mécanisme physiologique et psychologique d'un homme, et à se rendre par là même compte des rouages d'une civilisation. Les écrivains d'une littérature deviennent ainsi des documents qui permettent de suivre l'évolution des esprits à travers les siècles, de chercher les lois qui régissent ces évolutions, de prévoir enfin où tend notre époque actuelle, où est la vérité parmi les disputes des écoles. » (p. 779)

« Eh bien ! la génération actuelle des écrivains naturalistes a le malheur de n'avoir pas encore trouvé son critique. Aussi la bataille continue-t-elle sans victoire décisive. Les écrivains ne se lassent pas, produisent oeuvre sur oeuvre ; mais, le plus souvent, ils n'arrivent qu'à indigner et à exaspérer le public, qui voit seulement le côté brutal et tapageur de la campagne. Il serait temps qu'un critique gagnât de l'influence, pour expliquer le mouvement qui s'opère actuellement dans notre littérature. Les lecteurs, rassurés, comprendraient enfin. Ils verraient de quel côté est le talent, la vie, l'avenir. Ils accepteraient les écrivains naturalistes, comme il leur a fallu accepter les écrivains romantiques, après la lutte homérique de 1830. » (p. 791)

« Nous autres romanciers naturalistes, observateurs et expérimentateurs, analystes et anatomistes, nous sommes surtout en guerre ouverte avec le protestantisme, par notre enquête continuelle qui dérange les dogmes et les principes, qui passe outre aux axiomes de morale. Notre ennemi est là. Je le sens depuis longtemps. » (p. 813)

« En résumé, à cette heure, telle est donc la situation. Notre siècle a une longue éducation de pudeur, qui le rend d'autant plus hypocrite que ses vices se sont civilisés davantage. On fait la chose, mais on n'en rit plus ; on en rougit et on se cache. La morale ayant été mise à dissimuler le sexe, on a déclaré le sexe infâme. Il s'est ainsi formé une bonne tenue publique, des convenances, toute une police sociale qui s'est substituée à l'idée de vertu. Cette évolution a procédé par le silence : il est des choses dont il est devenu peu à peu inconvenant de parler, tandis que celui qui en parle sans les faire, comme certains romanciers de ma connaissance, sont traités de gens orduriers et traînés journellement dans le ruisseau. On tolère encore les vérités aux savants, attendu que personne ne s'occupe des savants ; mais si un écrivain prend les vérités nouvelles de la science et se risque à les utiliser dans l'analyse et la peinture de ses personnages, il rompt le contrat de silence passé entre les membres de notre société, il dérange l'idée convenue de la vertu et passe dès lors à l'état d'ennemi public contre lequel tout est permis. Eh bien ! cette situation qu'on nous fait, me paraît intolérable. Il me semble qu'il est grand temps de discuter et de résoudre la question de l'obscénité dans la littérature. » (p. 813)

« D'abord, nous ne sommes pas grivois, dans le sens aimable et léger du mot. On nous accuse avec raison de manquer de gaieté et d'esprit, car nos études restent noires, austères, trop approfondies, pour garder cette fleur de surface qui est le grand charme du conte, tel que l'entendaient nos pères. Eux, s'arrêtaient, dans un adultère, à la ruse de la femme, à la grimace comique du mari ; et si le drame intervenait, chose rare, il était expéditif, un simple fait qui dénouait. Nous, dans le même adultère, nous poussons tout de suite au tragique, en prenant l'aventure, non par le côté plaisant, mais par le côté humain. Puis, nous ne nous en tenons pas au geste, au rire, à l'épiderme ; nous fouillons les personnages, nous arrivons tout de suite aux misères de l'homme et de la femme. Dès lors, l'esprit n'est plus qu'un grelot qui sonnerait une gaieté fausse et misérable ; le sujet devient grave, le vaudeville tourne au drame, nous sommes des anatomistes qui ne pensons guère à la gaudriole. En un mot, notre roman naturaliste, quelles que soient ses audaces, ne saurait être polisson ; il est cru et terrible, si l'on veut, mais il n'a ni le rire ni la fantaisie galante de la grivoiserie, qui n'est jamais qu'un jeu d'esprit plus ou moins gai et délicat sur un sujet scabreux. Il faut donc écarter Boccace, Brantôme, La Fontaine et les autres. Nous ne procédons pas d'eux. C'est tout une autre formule littéraire, qui n'a aucune ressemblance avec la nôtre. Et, à ce propos, j'insiste sur le peu de plaisir que nos livres apportent aux débauchés. On lit Brantôme avec un sourire. Cette suite d'anecdotes, où sans cesse la joie du sexe revient, sans une souffrance, est faite pour la consolation du vice. L'amour y est facile et puissant, on n'y cueille que les fleurs de la jouissance, c'est comme un paradis où les amants sont dépouillés de leur humanité infirme et sale. Prenez, au contraire, un roman naturaliste, Madame Bovary ou Germinie Lacerteux, mettez-le dans les mains des débauchés : il les dégoûtera profondément, les effraiera, car ils s'y retrouveront laids et bêtes, avec la misère grelottante de leur bonheur. Même il arrivera peut-être qu'ils crieront au mensonge, révoltés, ne voulant pas se reconnaître, trop habitués dans leur galanterie à s'en tenir à l'épiderme, pour accepter le sang et la boue qui sont au fond. Nous ne chatouillons pas, nous terrifions, et une partie de notre moralité est là. » (p. 820)

« Depuis longtemps, je sais bien que notre grand crime est là, aux yeux des idéalistes. Nous n'embellissons pas, nous ne permettons plus les rêveries sur les sujets malpropres. Qu'on nous reproche de désoler la pauvre humanité, qui a besoin d'aveuglement, je le comprends sans peine. Seulement, il ne faudrait pas, d'un autre côté, nous accuser de flatter la débauche, de provoquer la polissonnerie par nos tableaux, ce qui n'est plus logique du tout. Rien ne pousse moins à la gaudriole que nos livres, le fait me paraît indiscutable. Et dès lors, c'est dire que nous ne sommes pas plus les fils du roman licencieux du dix-huitième siècle que du conte grivois des siècles précédents. Nous retrouvons, dans ce roman, la peinture caressée et idéalisée du vice ; il y a encore là une traduction de la débauche, faite pour l'agrément des lecteurs. Le but scientifique, la leçon du vrai n'apparaît jamais ; quand il y a un dénouement moral, ce qui arrive souvent, ce dénouement a été plaqué après coup ; il ne découle pas des faits, il n'a pas l'utilité d'une expérience essayée sur des éléments humains. Notre roman est donc absolument original et ne tient en rien au roman du passé ; ou, du moins, depuis le commencement de ce siècle, l'ancienne formule a été tellement modifiée par l'emploi des méthodes scientifiques, qu'il en est résulté une formule toute nouvelle, apportant avec elle un art et une morale. » (p. 821-822)

« Qu'on nous appelle positivistes, matérialistes, athées, c'est une querelle de philosophie, et nous l'acceptons. Les catholiques et même les simples déistes, qu'ils soient romantiques ou doctrinaires, ont la prétention d'être les seuls grands, les seuls vertueux, les seuls charitables, parce qu'ils laissent l'inconnu à l'homme. Nous croyons, nous autres, que tous nos maux viennent de l'inconnu, et que l'unique besogne honorable est de diminuer cet inconnu, chacun dans la mesure de sa force. Je ne puis ici traiter ces hautes questions ; tout mensonge apporte le mal avec lui, ce mensonge eût-il une apparente grandeur. Mais où les arguments de nos adversaires deviennent odieux, c'est quand ils nous accusent d'obscénité et de spéculation honteuse. J'ai établi que nous ne procédions ni du conte grivois, ni du roman licencieux ; j'ai montré que les fils directs du marquis de Sade, loin de se trouver parmi nous, étaient au contraire au milieu des romantiques impénitents et exaspérés. La littérature obscène, j'entends la littérature d'imagination libertine, qui invente des ordures pour le plaisir, et sans aucun but d'enquête exacte, ne peut pousser que dans la tête d'un romancier spiritualiste. Nos analyses ne sauraient être obscènes, du moment où elles sont scientifiques et où elles apportent un document. » (p. 824)

« J'en veux arriver à ceci : c'est que la spéculation sur la vertu est beaucoup plus productive que la spéculation sur le vice. Comme je l'ai dit, nos oeuvres sont trop noires, trop cruelles surtout pour chatouiller le public au bon endroit et lui faire plaisir. Elles révoltent, elles ne séduisent pas. Si quelques-unes arrivent à une large vente, le plus grand nombre laisse la foule des acheteurs inquiète et indignée. Aussi les débutants qui, par calcul, se lanceraient dans la peinture de l'infamie humaine, éprouveraient-ils bientôt de terribles mécomptes. D'abord, ils comprendraient que la sincérité y est nécessaire ; il faut aimer la vérité et avoir beaucoup de talent, pour oser la peindre toute nue, sans tomber dans l'ignoble et l'odieux. Ensuite, ils s'apercevraient qu'une hypocrisie réelle mène plus directement à la fortune qu'une brutalité affectée. L'hypocrisie est choyée, payée grassement ; tandis que la brutalité a contre elle la masse énorme des gens que gêne la franchise. Si cette brutalité, si cette audace de tout dire n'est pas dans le tempérament même de l'écrivain, cela paraît bien vite, la spéculation devient évidente et l'écrivain spéculateur tombe presque immédiatement dans un juste mépris. Je veux dire, en somme, que la spéculation du mensonge ne présente pas de danger, la foule étant toujours là pour approuver et s'attendrir, lorsque la spéculation du vrai, au contraire, est un casse-cou dans lequel un auteur vénal fini toujours par se rompre les os. Voilà comme quoi, si aucun tempérament ne les pousse, les habiles ont raison de travailler dans la vertu plutôt que dans le vice. » (p. 825-826)

« Réfléchissez donc, jeunes gens, et si vous vous sentez médiocres, n'écoutez pas la presse qui prétend qu'on fait fortune rapidement dans le naturalisme ; ce qui, pour la presse, veut dire dans l'ordure. Jeunes gens, on vous trompe. Écoutez-moi : si vous n'avez aucun talent, ne venez pas à nous, pour l'amour de Dieu ! Allez aux vertueux, à ces gaillards de l'idéal qui ont mis en coupe réglée l'hypocrisie humaine. Là tout est facilité et plaisir. En quinze leçons, quelque maître du genre vous enseignera l'art du personnage sympathique ; et vous gagnerez gros, et vous serez honorés, et vous pourrez vous payer le régal de nous jeter de la boue, lorsque nous passerons. Quant à ceux d'entre vous qui auraient du talent, ils n'ont pas besoin de mes conseils. Je me contente de les plaindre, car ils seront diffamés et égorgés. » (p. 826-827)

« Que de spéculations, si nous passions en revue les oeuvres bâclées avec ces personnages sympathiques ! Voici le tas énorme des romans prétendus honnêtes : tirades sentimentales, plaidoyers sociaux, peinture du beau monde, quintessence de la mode et du beau ton, raffinement sur la religion aimable, moeurs étrangères où passent des Italiennes couleur clair de lune et des Russes blanches comme neige, toutes les niaiseries des têtes vides, tous les mensonges dont se bercent les cerveaux oisifs et détraqués, toutes les débauches tolérées de l'imagination ! » (p. 827)

« Au-dessus des spéculateurs du vice et des spéculateurs de la vertu, il y a les vrais écrivains, ceux qui obéissent à un tempérament et qui ne se préoccupent même pas d'être vicieux ou d'être vertueux. Ils étudient l'homme et la nature, en toute liberté. Un seul tourment les occupe : vivre dans les siècles ; et c'est pourquoi ils sont insoucieux de la mode, pleins de mépris devant les convenances et les conventions sociales. Aussi, est-il imbécile de voir, dans leurs hardiesses de langue et d'analyse, une exploitation réfléchie des curiosités ordurières de la foule. Que la foule essaie de contenter son ordure dans leurs oeuvres, c'est là un passe-temps ignoble qui ne salit que la foule ; il y a bien des gens qui feuillettent uniquement Rabelais pour y chercher les mots sales. Un véritable écrivain, un grand romancier comme Balzac, bâtit son oeuvre à l'image de l'humanité, aussi haute et aussi vraie qu'elle doit être, même dans l'atroce. La leçon est dans l'exactitude des documents. Dès lors, les impuissants et les hypocrites peuvent injurier l'oeuvre et l'auteur, les couvrir de boue, les nier. Le monument ne s'en élève pas moins pierre à pierre, et il vient un jour où, devant cette masse superbe, la postérité, qui en comprend enfin la grandeur logique, s'incline d'admiration. » (p. 829)
Une Campagne [Préface] (15 janvier 1882) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« J'ai un orgueil, je l'avoue : c'est, depuis seize ans, d'avoir gardé les mêmes croyances littéraires, d'être allé tout droit mon chemin, en tâchant simplement de l'élargir sans cesse davantage. Jamais je ne me suis dérobé, ni à droite, ni à gauche. Je n'ai pas une ligne à effacer, pas une opinion à regretter, pas une conclusion à reprendre. On ne trouvera, dans mes sept volumes de critique, que le développement continu, et seulement de plus en plus appuyé, de la même idée. L'homme qui, l'année dernière, à quarante et un ans, publiait les articles d'Une campagne, est encore celui qui, à vingt-cinq ans, écrivait Mes Haines. La méthode est restée la même, et le but, et la foi. Ce n'est pas à moi à décider si j'ai fait quelque lumière, mais je puis constater que j'ai toujours voulu la lumière par les mêmes moyens, et dans le même besoin de vérité. » (p. 699)

« Sans doute, on a pu confondre le romancier et le critique ; on a vu dans mes études un plaidoyer personnel, lorsque j'étais plus modestement le porte-drapeau d'un groupe, ou mieux encore le greffier d'une période littéraire. Mais, je le répète, avec le recul des années, tout se mettra en place. On séparera le critique du romancier ; on établira qu'il a cherché la vérité passionnément, à l'aide des méthodes scientifiques, souvent contre ses propres oeuvres ; on le suivra dans son évolution, appliquant les mêmes formules à la littérature, à l'art, à la politique ; on le verra enfin obéir à l'impulsion du siècle, partir de l'insurrection romantique pour arriver au mouvement naturaliste, à un désir d'ordre et de paix dans les lettres, à une nouvelle période classique, retrouvant, sur le terrain de plus en plus solide des sciences, la grandeur simple du génie national. » (p. 699-700)
« Une campagne » [Un homme très fort] (Le Figaro, 20 septembre 1880), dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« N'ai-je pas lu dernièrement encore que ce dernier écrivait en une langue nette et solide, cette langue si française des analystes du dix-huitième siècle ? En vérité, de qui se moque-t-on, et a-t-on résolu de nous faire mourir de rire, avec le talent littéraire de M. Ranc ? Il écrit proprement, voilà tout ce que j'accorde. Il écrit comme le premier venu peut écrire. Remarquez que je ne lui demande pas nos panaches romantiques, nos musiques et nos peintures. Je le trouve dans une très bonne tradition, la tradition classique et vraiment nationale : seulement, pour qu'un style soit vivant, il lui faut une individualité, une vie personnelle, et du diable s'il y a autre chose chez M. Ranc qu'une eau claire, coulant dans la formule banale de tout le monde ! Cela est quelconque. Quand on a ce style-là, on ne parle pas de son style, on bâcle de la prose, soit dans un volume, soit dans un journal, et on reste toute sa vie un bon employé. M. Ranc et Stendhal ! Eh ! Seigneur ! Stendhal en aurait pleuré ! Je vois l'auteur de La Chartreuse de Parme, ce libre esprit qui poussait dans tous les sens l'analyse humaine, en face de cette phraséologie républicaine du Roman d'une conspiration et de Sous l'Empire. Quel haut-le-corps devant ces pantins tout d'une pièce, qui ne remuent les membres que lorsqu'on tire la ficelle des principes, devant ces aventures extravagantes d'héroïnes qui incarnent la République et qui, entre deux caresses de petites filles, causent politique avec leurs amants, comme de vieux conspirateurs ! Il y a là une humanité de carton, un parti pris d'homme de parti, exaspérant, contraire au vrai, contraire à toute littérature. » (p. 703)

« Le Roman d'une conspiration est un drame lent, sans relief, dont pas une figure ne se grave dans la mémoire et qu'encombrent des digressions continuelles sur l'art de conspirer. Cela tient du manuel. Quant à l'autre volume, Sous l'Empire, il est encore moins supportable ; il raconte des faits connus de tout le monde, sans rien apporter de nouveau, et en risquant des portraits d'une confusion et d'un effacement tels, qu'il n'y a pas là un seul personnage vivant, même parmi ceux que le romancier a eu la prétention de prendre dans la vie. Il faut que M. Ranc raye cela de ses papiers : il n'est pas un romancier et il n'en sera jamais un. S'il veut m'en croire, il en restera sur ses deux tentatives. À quoi bon augmenter le nombre de bouquins qui pourrissent sur les quais ? » (p. 703-704)
« Une campagne [L'encre et le sang] (Le Figaro, 11 octobre 1880) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Un homme est dans son cabinet. Il ne bouge pas, il reste assis, pendant des heures. Devant lui, il n'a qu'un encrier, une plume et du papier. Un silence absolu, pas un acte. Mais cet homme est Rabelais, cet homme est Molière, cet homme est Balzac. Et, dès lors, dans cette mort apparente des membres, il y a une action formidable, une action qui va bouleverser le monde, hâter les siècles, mûrir l'humanité ; car c'est ici le cerveau qui agit et qui travaille pour l'immortalité. Un homme est au pouvoir, dans les Chambres ou dans la rue. Il se donne un mouvement terrible, mène à coups de fouet un troupeau, se dépense en paroles et en actes de toutes sortes. Il est dans les faits, et non dans les idées, il a la prétention de faire un peuple. Cet homme, c'est Casimir-Perier, c'est Guizot, c'est Thiers. Et, quand il a bien piétiné, quand il a empli son époque de son agitation, il disparaît tout entier avec son oeuvre, il ne laisse que la mémoire d'un fantôme, comme les grands comédiens. » (p. 716)

« Ce n'est plus un messie, c'est la Vérité, qu'attendent les nations modernes. Et les nouveaux prophètes qui en annoncent la venue ne donnent plus leur sang, dont nous n'avons que faire ; les nouveaux prophètes, savants et écrivains, donnent leur encre, qui féconde notre intelligence. » (p. 718)
« Une campagne [Victor Hugo] (Le Figaro, 2 novembre 1880) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Victor Hugo, et c'est assez. Il incarne tout. On le sacre grand poète, grand dramaturge, grand romancier, grand critique, grand philosophe, grand historien, grand politique ; ou, pour mieux dire, on lui donne le siècle de haut en bas, de long en large ; il serait à lui tout seul le dix-neuvième siècle. Je ne raille pas, je résume une opinion courante. » (p. 719)

« La vérité est que Victor Hugo, qu'il le veuille ou non, est un croyant des anciens âges, un chevalier d'autrefois, parfaitement perdu dans notre siècle de science, dont il ne comprend ni la vraie besogne, ni la vraie force. » (p. 723)

« La jeunesse nous écoute, elle a plus besoin de vérité que de respect. Il faut lui enseigner la haine des idoles, surtout des idoles de rêverie humanitaire. Cela ne suffit pas de prêcher un idéal de bonté et de concorde, et il y a danger à attendre un avenir de poésie qui ne se réalisera jamais. Le vrai courage est de se mettre à l'oeuvre pour conquérir le possible, dans les réalités de ce monde. Telle est la besogne de notre siècle. Telles sont aussi les raisons qui me forcent à me lever devant ce grand vieillard, si plein de gloire, et à protester contre son enseignement. L'avenir me jugera. » (p. 723)
« Une campagne [Un bourgeois] (Le Figaro, 29 novembre 1880) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Remarquez que si M. Barbey d'Aurevilly se fait cette idée du génie, c'est qu'il pense tout simplement avoir ce génie-là. Il se croit extrêmement jaillissant et spontané, et il se pique d'avoir quotidiennement sa crise d'inspiration, comme les dames ont leur crise de nerfs. Quant à la méthode, Dieu merci ! elle ne l'a jamais gêné. Il méprise la nature, au point de la caricaturer sans cesse. Ce singulier convulsionnaire qui massacre les romantiques en est resté à toutes les farces lyriques de 1830 sur la révélation littéraire, le coup de foudre du génie fracassant les crânes, pour en tirer des pages sublimes. De là ses romans que je ne veux pas juger ici, mais qui n'ont jamais été que du Balzac épileptique, et qui resteront comme des documents curieux du détraquement d'une cervelle. » (p. 733)

« On dit que ses oeuvres sont trop exquises pour être comprises par la foule ; je dis, moi, qu'elles sont trop bizarres et pas assez humaines pour prendre et retenir les coeurs. M. Barbey d'Aurevilly en est resté, dans Balzac, à La Femme de trente ans ; et, en grand naïf qu'il est, malgré ses prétentions féroces et diaboliques, il a fait son maître de Balzac, pour la carcasse monarchique et catholique de La Comédie humaine, purement factice, sans même avoir conscience un instant du naturalisme absolu du fond. » (p. 736)
« Une campagne [Une statue pour Balzac] (Le Figaro, 6 décembre 1880) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« La bande romantique de Victor Hugo s'est éclaircie ; et, pendant que le poète vieilli voit son école débandée et agonisante, toute une génération de vigoureux romanciers a poussé sur la tombe de Balzac. Le siècle reste à Balzac, le roman est son domaine, il y règne en maître absolu ; tandis que, d'autre part, Alexandre Dumas ne nous semble plus qu'un amuseur, dont les petits-fils ont sombré dans la pure fabrication, avec Ponson du Terrail et les feuilletonistes actuels, que je ne veux pas nommer. Il faut mesurer un écrivain à l'école qu'il laisse et à son action sur l'intelligence générale de son siècle. » (p. 738)

« Mettons même pour un instant Balzac à part. Pourquoi ne prends-tu pas Stendhal ? Il est moins populaire que Dumas, ayant eu plus de génie. Celui-là est un esprit supérieur. Il a laissé des études profondes, qui, au lieu de vieillir, grandissent et s'élargissent chaque jour. Jamais il ne deviendrait un embarras sur une de tes places, car il durera autant que la littérature française. Pourquoi ne prends-tu pas Gustave Flaubert ? Dire que nous allons, à grand peine, obtenir pour lui un buste à Rouen, sur une fontaine, lorsque toi, Paris, tu élèveras une statue monumentale à Alexandre Dumas, au centre d'un de tes quartiers les plus riches ! L'auteur des Trois Mousquetaires traité en roi, et l'auteur de Madame Bovary relégué mesquinement en province, comme une gloire de département ! » (p. 739)

« Tout le monde est d'accord, Balzac est le maître indiscuté du roman contemporain. M. H. Taine, dans la belle étude qu'il a écrite sur lui, a dû, pour trouver un homme à sa taille, remonter jusqu'à Shakespeare. Oui, notre Shakespeare français, ce n'est pas Victor Hugo, dont les figures sont pures imaginations, toutes coulées dans le même moule ; c'est Balzac, qui a créé un monde, ainsi que le grand tragique anglais. Eux deux seuls ont tiré de leur cerveau des centaines de créatures distinctes, ayant chacune sa vie propre ; et leurs oeuvres sont ainsi restées des magasins de documents humains, les plus vastes que l'on connaisse. » (p. 741)
« Une campagne [Le naturalisme] (Le Figaro, 17 janvier 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« À la fin du dix-huitième siècle, l'ancienne formule classique craque de toutes parts. Voltaire, le grand démolisseur, y touche pourtant très peu ; au contraire, il la conserve et la défend. Mais, près de lui, Diderot et Rousseau se produisent et lancent les lettres dans des voies nouvelles. Avec Diderot, qui est l'ancêtre de nos positivistes d'aujourd'hui, naissent les méthodes d'observation et d'expérimentation appliquées à la littérature. Avec Rousseau, le catholicisme tourne au déisme, la passion lyrique se déclare et chante l'âme du monde. Sous toute question littéraire, il y a une question philosophique. Le panthéiste Rousseau allait devenir le père des romantiques ; tandis que le positiviste Diderot, malgré ses contradictions, est le véritable aïeul des naturalistes, car il a réclamé le premier la vérité exacte au théâtre et dans le roman. » (p. 756)

« Pendant que les romantiques gardent les types, les abstractions généralisées de la formule classique, et se contentent de les costumer autrement, les naturalistes reprennent l'étude de la nature aux sources mêmes, remplacent l'homme métaphysique par l'homme physiologique, et ne le séparent plus du milieu qui le détermine. » (p. 756)

« Dans le roman, je me contenterai de nommer George Sand, cette fille attendrie et rêveuse de Rousseau, qui a l'adoration passionnée de la nature, mais qui ne la voit jamais, comme son père, qu'à travers les imaginations les plus chimériques. La filiation s'est ainsi continuée jusqu'à nos jours, puissante, triomphante ; elle a régné pendant toute la première moitié du siècle, et ce n'est guère que dans ces trente dernières années qu'elle s'est heurtée contre la filiation de Diderot, qui aujourd'hui est en train de triompher à son tour. » (p. 756-757)

« Stendhal fut le premier fils de Diderot. Je n'indique toujours pas les nuances, ce qui m'entraînerait trop loin. Il faut se souvenir que Stendhal naquit en 1783 et qu'il relie le dix-huitième siècle au nôtre. La chaîne est ininterrompue. Adversaire de l'antique formule littéraire, Stendhal fut un romantique de la première heure ; je veux dire qu'il se rua contre les classiques ; mais il ne tarda pas à se séparer des fils de Rousseau, lorsqu'il les vit se noyer dans la rhétorique et reprendre tous les mensonges, sous de nouveaux masques. Il s'en tint à l'analyse exacte, sèche et vive, et n'eut d'ailleurs aucun succès de son temps. Ensuite parut Balzac, ce génie tumultueux et qui a eu si souvent l'inconscience de sa vraie besogne. Sous les enflures de son style, qu'il outrait désespérément pour lutter d'éclat avec les poètes lyriques de son époque, il travaille à la même évolution que Stendhal : c'est un observateur, un expérimentateur, qui a pris le titre de docteur ès sciences sociales et humaines. Il a pu professer ouvertement des opinions catholiques et monarchiques, toute son oeuvre n'en est pas moins scientifique et démocratique, dans le sens large du mot. S'il n'a pas inventé le roman naturaliste, pas plus que Victor Hugo n'a inventé le lyrisme romantique, il est certainement le père du naturalisme, comme Victor Hugo est le père du romantisme. Puis, je nommerai Gustave Flaubert, qui s'est rencontré au confluent de Balzac et d'Hugo ; Edmond et Jules de Goncourt, les moins classiques de nos écrivains contemporains, ceux qui n'ont pas d'ancêtres, qui se sont fait une originalité avec des notes du dix-huitième siècle, senties et vécues par des artistes du nôtre ; et enfin nous, les cadets, qui sommes encore trop dans la bataille, pour être classés et jugés froidement. On le voit donc, les deux filiations sont très nettes. Je sais bien que, pour mieux me faire entendre, je systématise un peu les personnalités. Mais, en somme, si j'ai pris comme ancêtres Diderot et Rousseau, c'est, je le répète, afin de démontrer que le naturalisme et le romantisme partent tous deux du même sentiment de rébellion contre la formule classique. Seulement, au lendemain de la victoire, romantiques et naturalistes se sont trouvés face à face, comme nos opportunistes et nos intransigeants d'aujourd'hui.» (p. 757)

« Il n'y a que les poètes lyriques, comme Victor Hugo, qui s'imaginent avoir trouvé une littérature dans leur poche. Les romanciers analystes de mon espèce savent trop bien que ce sont les sociétés qui font les évolutions littéraires, et qu'un écrivain, quel que soit son génie, est un simple ouvrier apportant sa pierre et continuant, selon ses forces, le vieil édifice national. On est toujours le fils de quelqu'un, disait Musset, un vrai poète qui restera par la profonde humanité de ses oeuvres, lorsque des oeuvres plus retentissantes verront leurs côtés factices tomber en poussière. » (p. 758)

« Mon credo est que le naturalisme, j'entends le retour à la nature, l'esprit scientifique porté dans toutes nos connaissances, est l'agent même du dix-neuvième siècle. Et j'ajoute que le romantisme, la première période, affolée et lyrique, doit nécessairement conduire au naturalisme, la seconde période, nette et positive. Ce n'est qu'une question d'ordre : un État solide doit sortir de toute insurrection, sous peine d'effondrement final. » (p. 758-759)

« Le critique, en moi, constate donc l'évolution naturaliste qui s'est dégagée du romantisme, et qui triomphe aujourd'hui. Cette évolution est indéniable. Quant au romancier, en moi, il ne croit absolument qu'au talent. Les évolutions passent et se succèdent, les oeuvres restent. Ayant beaucoup de génie, tâchez de dire la vérité de votre siècle : l'immortalité est là. Et si l'on me poussait davantage, j'avouerais que mon seul rêve d'orgueil, dans notre anarchie littéraire, serait d'être le pacificateur des idées et de la forme, un des soldats de l'ordre, un classique travaillant à la fondation d'un État solide et définitif, basé sur la science. » (p. 759)
« Une campagne [Le divorce et la littérature] (Le Figaro, 14 février 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je conclurai, en établissant que le rôle véritable du grand écrivain n'est pas de plaider des causes sociales ; son rôle est d'étudier l'humanité et de la peindre. » (p. 784)
« Une campagne [Céard et Huysmans] (Le Figaro, 11 avril 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Justement, depuis quelques années, j'assiste à l'éclosion d'une légende. C'est un bel exemple qui pousse sous mes yeux, dans des conditions très curieuses. Il s'est rencontré cinq jeunes écrivains, J.-K. Huysmans, Henry Céard, Guy de Maupassant, Léon Hennique et Paul Alexis, que la vie littéraire a rapprochés et qui se sont retrouvés un soir chez moi, comme chez un frère aîné. Et voilà que peu à peu, sans les connaître le moins du monde, sans lire leurs premières pages, uniquement pour égayer les abonnés, reporteurs et chroniqueurs ont fait d'eux je ne sais quels grotesques fantoches de disciples à plat ventre dans l'ordure. Un plaisantin à court de copie a donné la note : tout le monde a suivi, les gens graves aussi bien que les blagueurs. Donc, selon la légende, les cinq jeunes écrivains se ressemblent : cinq abstractions, cinq têtes taillées dans le même bois. L'opinion est faite, il y a des phrases pour les juger, sans distinction d'oeuvre ni de signature. Et le stupéfiant de l'affaire, c'est que tous cinq diffèrent radicalement de tempérament, c'est qu'en dehors des questions générales pas un des cinq n'a les mêmes sentiments ni les mêmes idées. » (p. 810)

« On vous a dit, par exemple, que le romancier Huysmans était un écrivain de la dernière grossièreté, piquant de sa plume les immondices de la langue, se plaisant dans tout ce que l'art a de plus crapuleux. On vous l'a montré coiffé d'une casquette, vêtu d'une blouse sale, vidant les fausses de la littérature. Dans tout le roman des Soeurs Vatard, on a vu que les fameuses “pisses de chat” qui se trouvent à la troisième ou quatrième page ; pas un critique n'est allé plus loin, et tous se sont répétés. La légende s'est faite, Huysmans – excusez le mot – écrit comme un cochon. Eh bien ! il arrive que justement Huysmans est un raffiné de la langue, un des stylistes les plus précieux, les plus délicats que nous ayons. Il a outré encore le rendu intense de ses aînés, il est allé plus avant dans la curiosité des tournures, dans la vie tourmentée des images, dans la traduction nerveuse des choses et des êtres. Voilà les beaux coups de notre critique ; à chaque pas, elle se casse le nez ; quand elle déclare : “Cet homme ne sait pas écrire”, dites-vous immédiatement : “Diable ! voilà un fin styliste !” Huysmans, d'origine hollandaise, apporte dans nos lettres françaises un tempérament de grand coloriste, qui rappelle les Rembrandt et les Rubens. C'est une des visions les plus colorées que je connaisse. La vie entre en lui par les yeux ; il traduit tout en images, il est le poète excessif de la sensation. Le traiter d'écrivain grossier est une bêtise colossale car, s'il descend dans la rue, il la voit toute flambante de vie, il en parle en artiste passionné, que la lumière grise. Rien de lourd, de commun ; au contraire, son défaut est le rare, l'exquis, l'exceptionnel. Il raffine trop, il tourmente et travaille trop ses phrases comme des bijoux. Sans doute, il est dans la matière, ainsi que tous les peintres. Il voit la bête chez l'homme, en observateur qui ne va pas au-delà du document. Il y a peu d'analyse dans ses livres, on n'y trouve guère que des tableaux. La psychologie passe au second plan, ou parfois même manque tout à fait. Ce n'est qu'une puissante évocation du réel, tout ce qu'il a senti et tout ce qu'il a vu, aboutissant à de cruelles conclusions, à notre néant et à notre misère, sans que le romancier ait songé un instant à se poser en moraliste. » (p. 810-811)

« Inventez des héros, prenez d'Artagnan par le monde, faites sangloter Claude Frollo de concupiscence devant la Esméralda, lamentez-vous avec Lélia sur les sommets de la passion romantique : vous remuerez à coup sûr moins d'humanité. Notre roman ne séduit plus comme un rêve de l'imagination ; il passionne et bouleverse, car il est fait de notre chair et de notre sang. » (p. 811)

« Littérature morbide, dira-t-on. Oui, peut-être. Il y a là une recherche du cas pathologique, un goût pour les plaies humaines. Mais ce que personne ne veut voir, c'est que, si le romancier [Huysmans] va à la bête dans l'homme, l'artiste est un sensitif des plus délicats et un merveilleux ouvrier de la langue. » (p. 812)

« L'artiste passe au second plan, le psychologue vient au premier. Céard a lu Flaubert et les Goncourt ; comme Huysmans, dans l'admiration de ses premières lectures, il leur a pris de leur rhétorique, de leurs procédés d'observation et de style. Mais ce n'est plus la vision ni le rendu excessifs, devenus si personnels chez Huysmans ; c'est au contraire un besoin d'équilibre, une marche plus lourde et plus solide à la fois. Certes, les paysages abondent, les descriptions encombrent encore bien des pages ; seulement, l'histoire des idées domine, les personnes dévident la continuelle analyse de leur cerveau. Céard est beaucoup plus dans la mécanique de l'âme que dans l'évocation des choses […] il lui arrive de construire plus avec sa tête qu'avec ses sens, et ce sont toujours, dans un roman surtout, des constructions inquiétantes, plus voulues que réelles.» (p. 812-813)

« Une belle journée est un début remarquable. Du premier coup, Céard a donné la note la plus extrême, dans la simplicité que nous avons cherchée, nous tous ses aînés en littérature. On nous accuse de manquer d'imagination, ce qui est possible ; en tout cas, nous ne cherchons pas l'imagination, nous choisissons des histoires toutes nues, des faits simples, apportant dans leur simplicité même le plus d'humanité possible. Eh bien ! je crois réellement qu'il sera difficile désormais de dépasser Céard, d'écrire tout un volume avec un fait plus simple. » (p. 813)
« Une campagne [Protestantisme] (Le Figaro, 17 mai 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Et encore prenez Dickens, d'une émotion si pénétrante, d'une vie si intense : ses personnages ne sont que des poupées sentimentales, à côté des personnages de notre Balzac ; pas un ne dresse un type vivant, complexe, ayant la hauteur du mal et du bien. Dickens est un Balzac dont la race a trempé dans des siècles de protestantisme. » (p. 824)
« Une campagne [Hugo et Littré] (Le Figaro, 13 juin 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« L'oeuvre entière de Victor Hugo est bâtie sur le surnaturel, sur la légende et le symbole. Il vole continuellement dans l'abstraction et la synthèse, au-dessus des faits, en plein ciel de l'hypothèse extravagante et déréglée. Son ambition, toujours caressée, a été d'être pris pour un prophète conversant avec Dieu et Satan. Et, au fond, nulle base positive, aucune méthode, pas même une philosophie nette. Rien que des mots vagues et démesurés, une idée du progrès purement sentimentale, une humanitairerie se noyant dans un rêve d'amour universel. » (p. 832-833)
« Une campagne [Alexis et Maupassant] (Le Figaro, 11 juillet 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Tel est donc son tempérament : une carrure toute normande, une solidité sanguine, un style d'écrivain de race. [Maupassant] doit certes beaucoup à Flaubert, dont il a été le fils adoptif, dans les dernières années. Mais il apporte une originalité propre qui perçait dès ses premiers vers, et qui s'affirme aujourd'hui dans sa prose ; c'est une virilité, un sens de la passion physique dont flambent ses meilleures pages. Et il n'y a là aucune perversion nerveuse, il n'y a qu'un désir sain et fort, les amours libres de la terre, la vie largement étalée au soleil. Cela donne un accent très personnel de santé féconde et de belle humeur un peu hâbleuse à tout ce qu'il écrit. » (p. 842)

« En somme, Maupassant reste, dans son nouveau livre, l'analyste pénétrant, l'écrivain solide de Boule-de-Suif. C'est à coup sûr un des tempéraments les plus équilibrés et les plus sains de la jeune génération. Il faut maintenant qu'il écrive un roman, une oeuvre de longue haleine, pour donner toute sa mesure. » (p. 842)

« Le talent de Paul Alexis est là, dans une sensation très développée. C'est un sensitif qui a besoin d'avoir été ébranlé pour rendre. Il s'analysera lui-même, il analysera les personnes qu'il a coudoyées, avec une pénétration, une souplesse et une abondance tout à fait remarquables ; tandis qu'il hésitera et fera moins bon, s'il cherche à bâtir, en dehors de ce qu'il a vu ou éprouvé. J'insiste, parce que cette question du tempérament classe presque toujours un écrivain […] Le fort de ces tempéraments sensitifs, dans la littérature, est d'aller au fond des choses, quand ils les tiennent. Ils ont quelque peine à entrer dans un personnage ; mais, lorsqu'ils le possèdent, ils le donnent tout entier, et avec une flamme de vie qui en fait une créature réelle. Leur faible, malheureusement, est une certaine pente à l'indolence, un besoin de vivre pour eux qui leur rend le travail lourd ; et cela explique les débuts un peu lents de Paul Alexis, le temps qu'il a perdu à regarder l'ardente besogne de ce grand Paris qu'il ignorait, et dont, par tempérament, il n'aurait pu parler, sans en avoir joui et souffert lui-même.» (p. 843)

« Je n'ai point, contre le métier de journaliste, la haine de mes aînés, Balzac et Flaubert. Au contraire, je crois que, pour tout romancier débutant, il y a dans le journalisme une gymnastique excellente, un frottement à la vie quotidienne, dont les écrivains puissants ne peuvent que profiter. Et, dans le cas qui lui est personnel, Paul Alexis gagne évidemment tous les jours à mieux connaître notre monde parisien et à forger son style sur la terrible enclume des artistes bâclés en quelques heures. » (p. 843)

« Comme je l'ai déjà dit ailleurs, Paul Alexis étouffe dans la nouvelle, chacune de celles qu'il a publiées n'est qu'un petit roman écourté. Lui aussi nous doit un roman. » (p. 844)
« Une campagne [Pluie de couronnes] (Le Figaro, 15 août 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Ce n'est pas le roman réaliste du bien qu'on vous demande, c'est le mensonge du bien, c'est un monstre fait de pièce et de morceaux, en dehors de toute analyse sérieuse et complète. Nous croyons être plus utiles à l'humanité, en dédaignant ces peintures fausses ou bonnes pour la consolation des petites filles, et en disant virilement aux hommes de notre époque ce qu'ils sont et ce qu'ils font. Le vingtième siècle jugera de quel côté il y a le plus d'honnêteté et de courage. Et puis le lettré M. Renan se moque-t-il de nous, quand il nous reproche nos pauvres coquineries modernes ? Si nous quittons le grave terrain social, si nous nous en tenons au seul domaine littéraire, que pense-t-il des horreurs de la tragédie grecque, à côté de nos crime bourgeois ? Le meurtre, le viol, le parricide, l'inceste, toutes les monstruosités y fleurissent comme dans leur fumier naturel. Nous sommes des timides, voilà le vrai. Du reste, le dramaturge et le romancier sont un peu comme le médecin, que l'état de santé n'intéresse pas. Il nous faut la passion, c'est-à-dire le détraquement de la créature. » (p. 857)

« Maintenant, si [l'Académie] désire savoir ce que j'entends par un ouvrage utile aux moeurs, je dirai que cet ouvrage est celui qui fait le plus de besogne pour la grandeur du pays. Molière a été un meilleur patriote que M. Déroulède, et j'estime que Rabelais, malgré ses gros mots, est plus utile à la France que M. Élie Berthet. Dans les lettres, le génie, c'est la vertu. » (p. 857)
« Une campagne [La démocratie] (Le Figaro, 5 septembre 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Sans doute, notre époque littéraire est singulièrement trouble. Depuis l'écroulement du temple classique, nous avons vécu dans l'anarchie des styles ; la cathédrale gothique s'est émiettée tout de suite, comme ces ruines factices qu'un coup de pluie fait fondre, dans les jardins bourgeois ; et, dès lors, a régné la confusion des fantaisies personnelles, tandis que, lentement, la formule naturaliste se complétait et s'imposait. Nos fils, seuls, pourront la dégager et l'asseoir, car nous sommes encore trop échauffés dans la lutte, pour avoir le calme nécessaire. De là, viennent nos exagérations regrettables, notre langue encore empanachée, notre observation trop spécialement tournée vers certains sujets. Toute révolution débute ainsi, par des violences fâcheuses. Il faut attendre que le nouvel État soit fondé. » (p. 865)
« Une campagne [Alphonse Daudet] (Le Figaro, 13 septembre 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Alphonse Daudet est un observateur et un évocateur. La nature bienveillante l'a mis à ce point exquis où la poésie finit et où la réalité commence. À la fois, il apporte le document exact et il ajoute une flamme personnelle. C'est ce qui fait son irrésistible séduction, car tout son charme vient de là. Remarquez que l'imagination lui manque, au sens donné à ce mot par les conteurs. Il n'a point d'invention, je veux dire qu'il se sent incapable de bâtir des fables en l'air, d'entasser les aventures, ou du moins qu'il dédaigne ce métier de romancier à la grosse. Le réel seul lui paraît être une base solide ; toujours il mettra une histoire vraie sous ses oeuvres les plus travaillées, les plus allumées de sa flamme individuelle. Ce poète, qui s'échappe parfois dans de si libres fantaisies, ne s'est pas couché, pendant de longues années, avant d'avoir résumé chaque soir, en notes brèves, ce qu'il avait vu et senti pendant la journée : notes de toutes sortes longuement amassées, vaste magasin de documents où plus tard il a pu puiser à pleines mains, pour ses études parisiennes. » (p. 867)

« Lisez maintenant un roman d'Alphonse Daudet et vous en verrez la structure. Au fond, je le répète, la base solide du vrai ; pas une figure, pas un fait employé qui n'ait vécu, qui ne se soit accompli devant l'auteur. Les moindres détails sont glanés à droite et à gauche ; et quand il risque un bout d'intrigue inventée, par une concession fâcheuse à ce qu'il croit être le goût public, cette intrigue est généralement le côté faible de l'oeuvre. Mais, sur ces notes, sur ces types et sur ces cadres faits de pièces et de morceaux, il opère ensuite un travail merveilleux de mise au point et de création vivante. Il leur souffle non seulement la vie, mais une vie qui lui est propre, une vie littéraire toute chaude de sa personnalité. Les personnages prennent de son allure, ont l'intensité de ses tendresses et de ses passions méridionales ; les épisodes, les objets inanimés eux-mêmes pleurent ou se moquent avec lui. Il a ces deux grandes forces : les larmes et l'ironie. Ses livres vivent par elles, ils sanglotent sur les petits et cinglent de coups de fouet les épaules des méchants et des imbéciles. » (p. 868)

« Mais ce n'était là qu'une figure et qu'un milieu ; il fallait un drame. C'est à ce moment que les notes fournissent un autre document, l'antipathie de deux races, l'homme du Midi, tout de vacarme vide, sans foi, jonglant avec les mots comme s'ils n'avaient pas de sens, et la femme du Nord, toute de raison et de justice, ne comprenant pas le mensonge, exigeant l'accord des paroles et des actes ; et le drame était trouvé, il suffisait de lier ces deux natures contraires, de les heurter, pour obtenir l'aventure tragique nécessaire à un roman. Ici encore, je suis persuadé que l'auteur n'a rien inventé, qui ses notes lui ont presque tout fourni. D'ailleurs, il s'est contenté, en grand artiste, d'une trahison conjugale dont les péripéties sont absolument banales, et qui se termine par une réconciliation toute de lassitude et de bon sens. » (p. 869)

« Ainsi, que de pages adorables et puissantes, dans ce Numa Roumestan ! L'histoire est quelconque, car une trahison conjugale de plus ou de moins ne compte guère comme invention ; et pourtant l'histoire est typique, inoubliable, à ce point que désormais Numa Roumestan vivra, restera une variété du menteur. Il est le produit d'une race et d'une époque ; il vit justement par ce qu'il s'agite dans son milieu propre, parce que le romancier s'est contenté de l'évoquer avec l'atmosphère ambiante, sans le diminuer ni le grandir. Voyez Numa aux arènes. L'épisode, qui ouvre le livre, est superbe de vérité, sous le grand soleil de Provence. Cela n'a plus l'intérêt faux et creux d'une page d'Eugène Sue ou même de Dumas père. On lit, passionné par cette reconstruction du vrai ; on a le soleil dans les yeux, on entend la foule, c'est la scène réelle elle-même qui se joue, toute vibrante de l'originalité du romancier. Il lui a suffi de se rappeler et de rendre, dans un style personnel. Ce style savant et vécu est le sang même de l'oeuvre, car le don du style semble ici se confondre avec ce don de la vie dont je parlais. Les romans d'Alphonse Daudet vivent parce qu'ils sont écrits, et écrits dans une des langues les plus originales et les plus séduisantes que je connaisse. » (p. 870)

« […] les romans d'Alphonse Daudet pèchent presque toujours, selon moi, par la petite intrigue romanesque qu'il croit devoir jeter en pâture aux lectrices sensibles. Cette fois encore, l'épisode me blesse comme un air faux introduit dans un morceau complet et correct, sans aucune nécessité logique. » (p. 871)
« Une campagne [Adieux] (Le Figaro, 22 septembre 1881) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« En littérature, j'ai insisté sur cette grande évolution naturaliste qui, partie de la science au siècle dernier, a transformé, dans le nôtre, l'histoire, la critique, le roman, le théâtre. Le travail superbe de notre époque est là tout entier. Chaque nouvelle société apporte une littérature nouvelle, et notre société démocratique a déterminé ce mouvement qui commence à Rousseau pour passer par Balzac et pour aboutir à nos oeuvres positivistes et expérimentales d'aujourd'hui. Il faut s'entendre dans l'idée de progrès dans les lettres. Le génie humain pris en lui-même, l'individualité de l'artiste ne progresse évidemment pas à travers les âges. Homère, au début du monde a un génie égal à celui de Shakespeare. On ne peut cultiver le cerveau humain pour y agrandir la puissance de la force créatrice ou du moins aucun fait ne nous prouve que nous sommes aujourd'hui plus capables de chefs-d'oeuvre que dans l'Antiquité grecque ou latine. Mais ce qui progresse à coup sûr, ce sont les moyens matériels de l'expression et les connaissances exactes sur l'homme et la nature. » (p. 874)

« Notre langue, d'autre part, n'est pas un instrument plus commode ; le dictionnaire s'est seulement enrichi, donnant de la souplesse et de l'éclat au style. Mais ce qui a progressé réellement, ce qui nous a apporté une formule nouvelle et sans cesse élargie, c'est l'analyse exacte des êtres et des choses, c'est la méthode scientifique appliquée à nos études littéraires. Si la nature est notre domaine, on doit comprendre quelle solidité doivent avoir nos oeuvres, le jour où la science nous livre cette nature sans voile avec son mécanisme. Nous en devenons les maîtres, nous tenons tous les fils de la vie, nous pouvons reprendre tous les sujets antiques, pour les traiter à nouveau, d'après les documents indiscutables de l'observation et de l'expérience. Voilà la formule naturaliste, apportée par l'évolution sociale de notre siècle. En tant que formule, elle est à coup sûr un progrès sur la formule classique et la formule romantique, auxquelles elle succède logiquement. Je crois qu'à génie égal un Homère ou un Shakespeare qui naîtrait aujourd'hui, y trouverait un cadre plus vaste et plus solide, et qu'il laisserait des oeuvres plus grandes ; en tout cas, elles seraient plus vraies, elles en diraient davantage sur le monde et sur l'homme. » (p. 875)

« Quand tout le monde conviendra à voix haute qu'il y a uniquement un admirable poète lyrique chez Victor Hugo, quand on cessera de vouloir lui donner le siècle entier comme philosophe et comme penseur, le naturalisme passera triomphant, une nouvelle période littéraire sera publiquement ouverte. » (p. 875-876)

« Les meilleurs d'entre nous, aujourd'hui, n'ont-ils point passé par cette épreuve ? Nous sommes tous les enfants de la presse, nous y avons tous conquis nos premiers grades. C'est elle qui a rompu notre style et qui nous a donné la plupart de nos documents. Il faut simplement avoir les reins assez solides, pour se servir d'elle, au lieu qu'elle ne se serve de vous. » (p. 876)
« Correspondance [À Élie Cyon] (29 janvier 1882) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Nos personnages, ce sont les vivants en chair et en os que nous coudoyons dans la rue. Ils ont nos passions, ils portent nos vêtements, et il faut bien qu'ils aient aussi nos noms. Je défie un romancier d'aujourd'hui de ne pas prendre ses noms dans le Bottin. Il n'y a pas que les réprouvés de mon espèce qui les y puisent ; les élégants et les discrets, les littérateurs pour pensionnat sont bien forcés d'en faire autant. M. Duverdy dit que le nom patronymique est une propriété ; en ce cas, c'est une propriété que les milliers de romans qui paraissent violent journellement. Et il est radicalement impraticable que ce viol cesse, à moins qu'on ne supprime le roman moderne. Balzac prenait ses noms sur les enseignes. Beaucoup de mes confrères prennent les leurs dans les journaux, surtout quand ceux-ci publient des listes de souscription : la moisson y est large. Et le pis est que, en dehors de la nécessité où nous sommes de sauvegarder la vraisemblance, nous mettons toutes sortes d'intentions littéraires dans les noms. Nous nous montrons très difficiles, nous voulons une certaine consonance, nous voyons souvent tout un caractère dans l'assemblage de certaines syllabes. Puis, quand nous en tenons enfin un qui nous contente, nous nous passionnons, nous nous habituons à lui, au point qu'il devient à nos yeux l'âme même du personnage. Gustave Flaubert poussait ainsi la religion du nom, au point de dire que, le nom n'existant plus, le roman n'existait plus. Et c'est alors qu'un monsieur réclame et veut qu'on change le nom. Mais c'est tuer le personnage ! Mais c'est nous arracher le coeur ! Le nom est à nous, car nous l'avons fait nôtre par notre talent. » (p. 892-893)

« Prenons Marie Pichon, maintenant. C'est vrai, celle-là cède à un amant. Mais est-ce que mon intention morale – entendez-vous ? je dis morale – ne saute pas à tous les yeux ? Je soutiens que certaines éducations cloîtrées sont dangereuses, en supprimant la personnalité de la femme. J'ai des documents plein les mains à ce sujet. Le tableau est brutal, j'en conviens. Pour qui me connaît, pour qui a lu mes oeuvres, il est évident que je l'ai voulu ainsi, afin de donner au fait une puissance de logique décisive. Il n'y a que l'ignorance ou la mauvaise foi qui nient en moi la volonté du moraliste, et qui s'entêtent à y voir je ne sais quel honteux calcul de spéculateur. » (p. 898)
« Correspondance [À Louis Desprez] (4 septembre 1882) », dans Œuvres complètes, t. 11, La Fortune d'Octave Mouret : 1882-1883, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Vous avez raison, la doctrine positiviste, la méthode expérimentale, sont aujourd'hui les outils qui trompent le moins. Seulement, dans l'application, il faut admettre l'hypothèse, et c'est par l'hypothèse qu'on marche en avant. Elle reste fatalement notre domaine, à nous autres écrivains. Moi qui ai écrit l'étude sur le roman expérimental, je ne vois pas si loin que vous, je crois que, tout en acceptant pour base les vérités acquises de la science, nous devons aller en avant à la découverte des vérités entrevues. » (p. 907)

« Pour mon compte, je suis poète : tous mes livres en portent la trace. Il n'y a pas un de mes livres, excepté Pot-Bouille peut-être, qui ne soit traversé par une figure de fantaisie. Seulement, je crois à la logique dans cet écart de l'imagination, et je maintiens que cette logique peut, en quelque sorte, suppléer à l'observation, dès que l'on quitte le terrain du réel. – Ne me faites pas tout d'une pièce l'inepte critique courante : j'ai grandi dans le romantisme ; jamais le lyrique n'a voulu mourir en moi. Il faudra demander au vingtième siècle les rigoureuses analyses scientifiques. » (p. 910)
« Préface de Germinal au théâtre », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Donc, la censure, que notre pauvre République a eu la pudeur d'enguirlander du titre de commission d'examen, avait signalé Germinal, le drame tiré de mon roman par M. William Busnach, comme une oeuvre socialiste, dont la représentation offrirait les plus grands dangers au point de vue de l'ordre. Et, tout de suite, j'insiste sur le caractère absolument politique de la querelle qui nous est faite. Rien de contraire aux moeurs n'a été relevé dans la pièce. On nous a condamnés uniquement parce que la pièce est républicaine et socialiste. » (p. 841)
« Articles et entretiens [Chronique : La censure] (Le Figaro, 7 novembre 1885) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Et savez-vous ce qu'il faut reprocher le plus à la censure ? Ce n'est pas ce qu'elle défend, c'est ce qu'elle empêche. Elle est pour beaucoup aujourd'hui dans la décadence de notre scène française. Les jeunes écrivains qui grandissent la sentent dans l'ombre, et ils se détournent du théâtre esclave, pour venir au roman qui est libre. Il n'y a pas que la mauvaise volonté des directeurs dans cet isolement qui se fait, il y a aussi la certitude pour tout débutant que sa pièce ne sera pas autorisée s'il s'attaque à une des graves questions de notre âge. Est-ce que la politique ne devrait pas être notre champ d'étude, cette politique où germe toute la comédie de l'époque ? Est-ce que la vraie source des larmes ne se trouve pas dans les questions sociales, qu'on nous interdit brutalement ? Et voilà pourquoi la jeunesse délaisse le théâtre : toute la littérature a évolué vers le vrai, nous dédaignons les tréteaux, où la police veut châtier nos oeuvres. » (p. 858)
« Correspondance [À Louis Desprez] (9 février 1884) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je n'aime pas beaucoup votre “impressionnisme”, qui rapetisse l'horizon et met l'art dans la sensation seule. C'est la pire des formules, qui dégénère tout de suite en charabia et en ébauches à peines indiquées. Je veux bien l'impression. La note, mais je ne comprends pas une oeuvre sans l'étude complète du sujet et sans la solidité indestructible de la forme. » (p. 873)
« Correspondance [À Abraham Dreyfus] (fin mars 1884) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« C'est que, vraiment, pour notre génération de libres artistes, le théâtre est rebutant avec sa cuisine, ses entraves, son besoin de succès immédiat et brutal, l'armée de collaborateurs qu'on doit y subir, depuis le grand premier rôle jusqu'au souffleur. Combien nous sommes plus indépendants dans le roman ! » (p. 874)
« Correspondance [À Georges Renard] (10 mai 1884) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Un seul reproche : vous nous voyez trop enfermés dans le bas, le grossier, le populaire. Personnellement, j'ai au plus deux romans sur le peuple, et j'en ai dix sur la bourgeoisie petite et grande. Vous avez cédé là à la légende, qui nous fait payer certains succès bruyants en ne voyant plus de notre oeuvre que ces succès. La vérité est que nous avons abordé tous les mondes, en poursuivant dans chacun, il est vrai, l'étude physiologique. Maintenant, je n'accepte pas sans réserve votre conclusion. Nous n'avons jamais chassé de l'homme ce que vous appelez l'idéal, et il est inutile de l'y faire rentrer. Puis, je serais plus à l'aise si vous vouliez remplacer ce mot d'idéal par celui d'hypothèse, qui en est l'équivalent scientifique. Certes, j'attends la réaction fatale, mais je crois qu'elle se fera plus contre notre rhétorique que contre notre formule. C'est le romantisme qui achèvera d'être battu en nous, tandis que le naturalisme se simplifiera et s'apaisera. Ce sera moins une réaction qu'une pacification, qu'un élargissement. Je l'ai toujours annoncé. » (p. 876)
« Correspondance [À Joris-Karl Huysmans] (20 mai 1884) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Voulez-vous maintenant que je vous dise très franchement ce qui me gêne dans le livre ? D'abord, je le répète, de la confusion. Peut-être est-ce mon tempérament de constructeur qui regimbe, mais il me déplaît que des Esseintes soit aussi fou au commencement qu'à la fin, qu'il n'y ait pas une progression quelconque, que les morceaux soient toujours amenés par une transition pénible d'auteur, que vous nous montriez enfin un peu la lanterne magique, au hasard des verres. Est-ce la névrose de votre héros qui le jette dans cette vie exceptionnelle, ou est-ce cette vie exceptionnelle qui le jette dans sa névrose ? Il y a réciprocité, n'est-ce pas ? Mais tout cela n'est pas nettement établi. Je crois que l'oeuvre aurait été d'une portée plus foudroyante, surtout dans l'au-delà, si vous l'aviez assise sur plus de logique, toute folle qu'elle pouvait être. » (p. 879)
« Correspondance [À Louis Desprez] (24 mai 1884) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« […] seulement, mon impression est là, une débandade où rien n'accroche, un plaisir véritable à chaque scène, mais comme un vague ennui dans le passage d'une scène à une autre ; et, au demeurant, quand on ferme le livre, beaucoup de confusion. Je suis décidément pour les machines plus composées, où les personnages ne s'écrasent pas sur les fonds, faute de perspective. En donnant la même valeur à chaque épisode, on n'a plus qu'un défilé de pages, on n'a pas un tout. » (p. 880)

« Je passe au style, et je me fais pion davantage. Là, je suis absolument sévère. Ce n'est pas l'outrance qui me fâche, vous avez des pages outrées qui me plaisent beaucoup. Ce que je n'accepte pas, c'est le mot incorrect, inutile, l'épithète de couleur qui va contre l'image, la torture de chic imposée à la phrase, et qui la rend obscure. Et les répétitions indiquant le trop-plein fumeux de la cervelle, et les incorrections détruisant la logique de la pensée, et tout le fatras factice gâtant la solidité de l'oeuvre. Voilà le mot lâché : c'est factice, vous n'écrivez pas naturellement comme ça, c'est une prose que vous vous donnez […] Je suis pour toutes les audaces, pour toutes les intensités ; mais je les veux en bronze, solides et impeccables, autant que franches et colorées. » (p. 880)
« Correspondance [À Georges Montorgueil] (8 mars 1885) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« J'ai à vous remercier bien vivement, monsieur et cher confrère, de la très belle et très sympathique étude que avez bien voulu consacrer à Germinal. Ma joie est grande de voir que ce cri de pitié pour les souffrants a été bien compris de vous. Peut-être cessera-t-on cette fois de voir en moi un insulteur du peuple. Le vrai socialiste n'est-il pas celui qui dit la misère, les déchéances fatales du milieu, qui montre le bagne de la faim dans son horreur ? Les bénisseurs du peuple sont des élégiaques qu'il faut renvoyer aux rêvasseries humanitaires de 48. Si le peuple est si parfait, si divin, pourquoi vouloir améliorer sa destinée ? Non, il est en bas, dans l'ignorance et dans la boue, et c'est de là qu'on doit travailler à le tirer. » (p. 893)
« Correspondance [À Jules Lemaître] (14 mars 1885) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Vous mettez l'homme dans le cerveau, je le mets dans tous ses organes. Vous isolez l'homme de la nature, je ne le vois pas sans la terre, d'où il sort et où il rentre. L'âme que vous enfermez dans un être, je la sens épandue partout, dans l'être et hors de l'être, dans l'animal dont il est le frère, dans la plante, dans le caillou. Et j'ajoute que je crois fermement avoir fait la part de tous les organes, du cerveau comme des autres. Mes personnages pensent autant qu'ils doivent penser, autant que l'on pense dans la vie courante. Toute la querelle vient de l'importance spiritualiste que vous donnez à la fameuse psychologie, à l'étude de l'âme prise à part. Je ne la prends pas à part, n'est-ce pas ? et c'est pourquoi je n'ai point de psychologie. Moi, je soutiens que j'ai ma psychologie, celle que j'ai voulu avoir, celle de l'âme rendue à son rôle dans le vaste monde, redevenue la vie, se manifestant par tous les actes de la matière. » (p. 893-894)
« Correspondance [À Henry Céard] (22 mars 1885) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Donc, si je pouvais discuter avec vous, je prendrais surtout deux points de votre étude. Le premier, c'est l'abstraction du personnage, chaque figure raidie, n'ayant plus qu'une attitude. Est-ce bien exact pour Germinal ? Je ne le pense pas. La vérité est que ce roman est une grande fresque. Chaque chapitre, chaque compartiment de la composition s'est trouvé tellement resserré qu'il a fallu tout voir en raccourci. De là, une simplification constante des personnages. Comme dans mes autres romans d'ailleurs, les personnages de second plan ont été indiqués d'un trait unique : c'est mon procédé habituel, que vous connaissez bien, n'est-ce pas ? et qui ne peut surprendre que ces bons critiques dont les yeux me lisent depuis vingt ans sans me voir. Mais regardez les personnages du premier plan : tous ont leur mouvement propre, une cervelle d'ouvrier peu à peu emplie des idées socialistes chez Étienne, une exaspération lente de la souffrance jetant la Maheude de l'antique résignation à la révolte actuelle, une pente pitoyable où Catherine roule jusqu'au dernier degré de la douleur. Dans cette oeuvre décorative, j'ai pensé que ces grands mouvements exprimeraient suffisamment une pensée, en se détachant sur la masse de la foule. Et, à ce propos, laissez-moi ajouter que je n'ai pas bien compris votre regret, l'idée que j'aurais dû ne pas prendre de personnages distincts et ne peindre, n'employer qu'une foule. La réalisation de cela m'échappe. Mon sujet était l'action et la réaction réciproques de l'individu et de la foule, l'un sur l'autre. Comment y serais-je arrivé, si je n'avais pas eu l'individu ? Le second point, c'est mon tempérament lyrique, mon agrandissement de la vérité. Vous savez ça depuis longtemps, vous. Vous n'êtes pas stupéfait, comme les autres, de trouver en moi un poète. J'aurais aimé seulement vous voir démonter le mécanisme de mon oeil. J'agrandis, cela est certain ; mais je n'agrandis pas comme Balzac, pas plus que Balzac n'agrandit comme Hugo. Tout est là, l'oeuvre est dans les conditions de l'opération. Nous mentons tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et la mentalité de notre mensonge ? Or – c'est ici que je m'abuse peut-être – je crois encore que je mens pour mon compte dans le sens de la vérité. J'ai l'hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte. La vérité monte d'un coup d'aile jusqu'au symbole. » (p. 895)
« Correspondance [À David Dautresme] (11 décembre 1885) », dans Œuvres complètes, t. 12, Souffrance et révolte : 1884-1885, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Eh bien ! soyez donc satisfait, je puis répéter ce que j'ai déjà dit : Germinal est une oeuvre de pitié, et non une oeuvre de révolution. Ce que j'ai voulu, c'est crier aux heureux de ce monde, à ceux qui sont les maîtres : “Prenez garde, regardez sous terre, voyez ces misérables qui travaillent et qui souffrent. Il est peut-être temps encore d'éviter les catastrophes finales. Mais hâtez-vous d'être justes, autrement, voilà le péril : la terre s'ouvrira, et les nations s'engloutiront dans un des plus effroyables bouleversements de l'Histoire.” C'est dans l'enfer du travail que je suis descendu ; et, si je n'ai rien caché, pas même les déchéances du milieu, les hontes qui résultent de la misère et de l'entassement du bétail humain, c'est que j'ai désiré que le tableau fût complet, avec ses abominations, pour mettre des larmes dans tous les yeux, devant une si douloureuse existence de parias. Sans doute, ceci n'est peut-être pas pour les demoiselles, mais les familles doivent me lire. Vous tous qui travaillez, lisez, et lorsque vous aurez crié pitié et justice, ma tâche sera accomplie. Oui, un cri de pitié, un cri de justice, je ne veux pas davantage. Si le sol continue à craquer, si demain les désastres annoncés épouvantent le monde, c'est qu'on ne m'aura pas entendu. » (p. 902-903)
« Articles et entretiens [À Médan, chez l'auteur de Germinal] (Le Gaulois, 29 janvier 1886) », dans Œuvres complètes, t. 13, “Naturalisme pas mort !” : 1886-1888, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
«Mon livre s'adresse plus haut ; c'est une oeuvre de pitié, un cri d'alarme et non, comme on l'a dit dans votre journal, un roman de pure analyse. Je n'ai pas cru faire un “travail d'apaisement” et je n'ai pu jeter “des semences de révolte”. Il ne dépend pas de l'écrivain qu'une situation soit ou ne soit pas. Son rôle se borne à constater, à prévoir. » (p. 805)

« Pourquoi vouloir en faire remonter la responsabilité aux hommes qui cherchent au contraire à prévenir le retour de pareils excès ? C'est confondre trop délibérément l'effet et la cause. Ce sont les grèves qui ont inspiré Germinal, et non Germinal qui peut produire les grèves. » (p. 805-806)
« Articles et entretiens [Le sixième tableau du Ventre de Paris] (Le Figaro, 19 février 1887) », dans Œuvres complètes, t. 13, “Naturalisme pas mort !” : 1886-1888, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« D'ailleurs, le public n'est peut-être pas mûr pour ce combat que je veux livrer. Moi-même, je ne puis me prononcer dès maintenant sur la forme que prendra le drame de demain, je cherche la voie dans laquelle notre théâtre doit s'engager : il faut tout remettre en question, tout refaire, balayer les planches, créer un monde dont on prendra les éléments dans la vie, en dehors des traditions. L'avenir est au naturalisme, soyez-en persuadé. Et dans une révolution comme celle que je rêve, ce n'est pas une petite victoire qu'il nous faut, c'est un triomphe accablant les adversaires et gagnant la foule à la cause. Le domaine du roman est encombré, le domaine du théâtre est libre. Parmi les rêves d'ambition que peut faire un écrivain à notre époque, il n'en est pas de plus vaste et de plus beau. » (p. 807)
« Articles et entretiens [La Terre et Émile Zola] (Le Figaro 16 novembre 1887)», dans Œuvres complètes, t. 13, “Naturalisme pas mort !” : 1886-1888, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Si un roman doit être écrit uniquement pour la société dans laquelle on vit, s'il doit se conformer à ses règles, ne blesser aucune des convenances admises, j'ai tort. Mais, si un roman est une oeuvre de science et d'art s'adressant à l'humanité tout entière, au-dessus du moment et du code social, visant à un absolu de vérité, j'ai raison. Les convenances n'existant pas pour moi, jamais je ne tiens compte du pacte mondain du public, parce que l'oeuvre lui est supérieure et le dépasse. » (p. 813)
« Articles et entretiens [Zola et le “Cinq”] », dans Œuvres complètes, t. 13, “Naturalisme pas mort !” : 1886-1888, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« Car, enfin, il faut bien s'entendre. Lorsque j'ai formulé le naturalisme, c'est-à-dire baptisé le mouvement littéraire qui, depuis Balzac et Stendhal, s'est manifesté chez nous et y a tenu la corde, je n'ai pas eu la prétention de fixer à jamais la littérature française ni de lui interdire toute marche en avant. Je dirais presque : au contraire. J'ai voulu simplement noter la formule littéraire de notre fin de siècle, laquelle, comme celle des siècles antérieurs, découle nettement de la philosophie. La littérature du XVIIe siècle est fille de Descartes ; celle du XVIIIe, de Rousseau, Diderot et Voltaire, comme le naturalisme est fils de la philosophie positive et matérialiste. Cette genèse ne saurait être contestée. Il n'est pas douteux qu'avec une nouvelle philosophie n'éclose une nouvelle littérature, et que le naturalisme ne prenne rang parmi les vieilles lunes. Ce jour, sans regret et sans amertume, j'entrerai, comme les autres, au “Musée”, ayant accompli ma tâche tout entière, et fier de l'avoir accomplie. À dire vrai, je crains que cette heure avant que ne soit née la littérature nouvelle. Dans quatre ou cinq ans au plus, mon oeuvre, cette oeuvre à laquelle j'ai consacré toute ma vie, sera terminée. Les Rougon-Macquart ont encore quatre volumes à vivre. Après quoi, tout aux Nouvelles, à la Critique, au Théâtre. Mais, quand je serai libre, la littérature nouvelle aura-t-elle surgi ? Je ne le crois guère. L'art n'est pas un champignon : il vient nécessairement, et une période littéraire correspond toujours à quelque évolution sociale. » (p. 815-816)

« […] pour moi, la littérature de l'avenir – si je me rends bien compte de ce qui ne s'indique encore ni dans l'art ni dans la philosophie – sera matérialiste mitigée de symbolisme ; c'est-à-dire qu'elle n'expliquera pas tout par l'influence des milieux et de l'hérédité, comme nous, non plus que par la seule pensée, comme les symbolistes. » (p. 816)
« Articles et entretiens [Préface à Père, d'August Strindberg] (14 décembre 1887) », dans Œuvres complètes, t. 13, “Naturalisme pas mort !” : 1886-1888, Paris, Nouveau monde éditions, 2003.
« J'aime que les personnages aient un état civil complet, qu'on les coudoie, qu'ils trempent dans notre air. Et votre capitaine qui n'a pas même de nom, vos autres personnages qui sont presque des êtres de raison, ne me donnent pas de la vie la sensation complète que je demande. » (p. 828)
« Articles et entretiens [Un nouveau livre d'Émile Zola] (L'Événement, 8 mars 1889)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.
« Vous savez comment je procède. J'ai tout d'abord l'idée du monde dans lequel mon roman doit se passer ; je cherche et je trouve ensuite une intrigue quelconque qui m'est toujours fournie par le monde où je veux placer mon drame. Quand j'ai composé la maquette, le “monstre”, je me préoccupe des documents ; je les recherche avec soin, et il arrive souvent que ces documents modifient complètement l'idée générale du roman. Mon ouvrage n'est “arrêté” que lorsque je possède tous mes documents, et que j'ai trouvé l'effet réflexe du sujet sur les documents et des documents sur le sujet. » (p. 571)
« Articles et entretiens [Une après-midi à Médan] (Le Figaro, 14 septembre 1889)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.
« Il y a dans le réalisme anglais, dans celui de George Eliot, pour ne parler que de celui-là, une philosophie grise et terne, puisée aux sources du protestantisme, qui ne convient pas aux races latines. George Eliot a des tendances évangéliques très évidentes (quoique à rebours, car elle était libre-penseuse), un tour d'esprit de prêcheur, d'apôtre. Un écrivain ayant produit sous le jeu de ces qualités dominantes ne pouvait pas plaire chez nous. » (p. 573)

« L'homme veut être heureux. Il a l'impérieux et perpétuel désir du bonheur. Avec la méthode positive et scientifique, nous lui avons fait toucher le mal du doigt, voir la vie comme elle est. Mais nous ne l'avons pas consolé. Il nous est reconnaissant des conquêtes obtenues au nom de la vérité, mais il nous donne à entendre qu'il est encore triste. Donc il faut songer à cela. Vers quelle direction s'orientera-t-on ? Rien ne l'indique jusqu'ici. L'école symboliste a fait un effort évident. Mais aucune oeuvre, aucune personnalité marquante n'a encore surgi. Le talent de Maupassant s'est développé, celui de Bourget aussi. Leurs livres, quoique d'une valeur et d'une originalité indéniables, n'ont apporté, pourtant, aucune formule nouvelle. Nous restons dans une période d'attente et de malaise. Tout cela est d'une observation bien intéressante. » (p. 574)
« Articles et entretiens [Chez Émile Zola. Les poursuites contre Sous-Offs] (Le Figaro, 16 décembre 1889)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.
« Le style m'en a paru lourd, un peu fatigant, très travaillé ; mes goûts me portent plutôt vers celui de Flaubert et de Maupassant ; mais, abstraction faite du style, je crois, dans ce que j'ai lu, n'avoir pas rencontré une idée fausse. Si le livre fait du bruit, c'est qu'il découvre une plaie, que son auteur met le doigt dessus, et que le malade crie. M. Descaves a montré sans ménagement, avec une certaine âpreté, quelle est la vie vécue du sous-officier, du bas gradé, à la caserne et dans la ville de garnison. En agissant ainsi il a obéi à une poussée sociale, à cette volonté qui pousse notre génération à savoir tout, quoi qu'il en coûte, et dût le spectacle qu'elle découvre la dégoûter. » (p. 578)
« Articles et entretiens [Zola et les décadents] (Le Siècle, 14 février 1890)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.
« Un mouvement littéraire est semblable à un fruit. Pour qu'il naisse et pour qu'il mûrisse, il faut un arbre, de la sève, du soleil. Pour qu'une école prenne corps, se développe et s'affirme, il faut qu'elle soit le fruit d'une époque, la conséquence de son esprit, de ses moeurs, de sa science, de sa philosophie. Car, voyez-vous, rien n'existe par soi-même. Il faut à toute chose sa raison d'être et, de plus, sa raison de subsister. Eh bien ! si ce mouvement littéraire des décadents et des symbolistes a une raison d'être – et il en a une puisqu'il est -, il n'a pas sa raison de subsister. C'est pourquoi je ne me cache pas de ne croire aucunement à son avenir. Sa raison d'être ? Mon dieu, je crois la deviner. Tous, tant que nous sommes, nous cherchons, vous attendons, nous souhaitons le bonheur. Un grand mouvement s'est produit vers la fin du siècle dernier, à la suite du mouvement social et scientifique. Tous les désirs se sont réveillés d'autant plus ardents et d'autant plus vifs, qu'on en croyait la réalisation possible désormais et peut-être prochaine. Depuis, on a toujours promis, toujours attendu. La science qui devait nous mener au pays de cocagne n'en est encore qu'à épeler la vérité. Et l'on s'impatiente et l'on souffre. Il existe un malaise général. On voit la vie triste et laide, on la voit telle que l'enquête moderne nous la montre, sans que rien ne nous console de ce spectacle. Et, au lieu de regarder bien en face le mal, on détourne la vue, on ferme les yeux ; un besoin d'oubli, d'illusion, s'empare de notre esprit las. Et comme tous les malheureux, nous voulons de nouveau nous réfugier dans le rêve. À mon sens, c'est de là qu'est sortie cette littérature. Lassitude, écoeurement, paresse, rêverie, elle est faite de toutes ces choses. Quant à sa raison de subsister, je ne la vois pas, et aussi bien je la nie. L'esprit de notre science, de notre philosophie, de tout ce qui préoccupe notre intelligence est resté le même et ne fait que s'endiguer de plus en plus. Il veut de la clarté, et toujours de la clarté. Il ne voit pas une chose obscure qu'aussitôt il ne veuille y porter la lumière et la lumière la plus intense. Est-ce donc cet esprit, cet esprit qui va toujours en se développant, cet impérieux besoin de clarté, que représente la littérature des décadents et des symbolistes ? Mille fois non ! Et c'est pour cela que je définis ce mouvement, un mouvement de réaction, un recul. Il vit de nuages, en-dehors de toutes choses, subtil, mystique, insaisissable ; il retourne dans les ténèbres que tous nos efforts à nous, écrivains de ces vingt dernières années, ont tendu à dissiper. Nous ne sommes plus au temps de la métaphysique pure, au temps de Descartes. Nous voulons des études sur l'homme tout entier, agissant dans le milieu où il vit. Et plus nous irons, plus nous exigerons de netteté dans ces études, plus nous les voudrons larges et fortes. Voilà pourquoi j'ai dit et je maintiens que la littérature dont nous parlons n'a pas d'avenir. » (p. 581-582)
« Articles et entretiens [Les trois derniers livres des Rougon-Macquart] (Le Figaro, 2 avril 1890)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.
« Je vais opérer en divisant mon travail. Travail de vision d'abord, la vision particulière du romancier qui tire en relief, de l'amas confus des objets et des faits, ceux qui font lumière, s'adaptent aux personnages et les font mieux saillir ; travail d'assimilation ensuite, par l'étude technique, l'emploi précis de termes, encore inconnus pour moi, l'apprentissage d'une lexicographie nouvelle. Je ne parle pas de la composition même du roman, avec son intrigue, dans ma tête, puis sur le papier. » (p. 584)
« Articles et entretiens [Zola prophète] (Le Gaulois, 25 avril 1890)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.
« J'ai toujours consacré, dans mes ouvrages, une part au socialisme. Je n'ai pas fait un livre sans parler de cette question, sans la faire intervenir dans le drame, dans l'étude, dans l'observation. J'ai considéré et je considère aujourd'hui plus que jamais que tout l'avenir est contenu dans ce mot socialisme. C'est la pierre d'achoppement où viendra se heurter brusquement la société actuelle. » (p. 586)
« Articles et entretiens [La critique aujourd'hui] (Le Gaulois, 30 décembre 1890)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.
« Certes, je n'aime pas beaucoup le roman romanesque, autrement appelé le roman idéaliste, dont Feuillet était le chef incontestable et incontesté. Mais à côté du littérateur idéaliste qu'était l'auteur de M. de Camors, il y avait aussi l'écrivain épris de vérité et hardi dans ses descriptions et ses études du milieu mondain où se déroule l'action de tous ses romans. Il a créé des personnages qui resteront, surtout les types de ses héroïnes, dont les portraits, il faut le reconnaître, ne sont pas toujours des plus flattés. Je n'hésite pas à proclamer que M. de Camors est une oeuvre très forte. Vous voyez que je garde un rôle impartial e ce qui concerne le talent, à quelque genre qu'il appartienne. De tous les romanciers qui ont appartenu à l'école idéaliste, Octave Feuillet est le seul qui reste debout et qui pourrait subsister dans l'avenir, si les littérateurs, comme le livre, n'avaient pas, hélas ! leur destinée. » (p. 590)
« Articles et entretiens [Autour des théâtres] (Le Rappel, 18 juin 1891)», dans Œuvres complètes, t. 14, Le sang et l'argent : 1889-1891, Nouveau monde éditions, 2003.
« […] si le roman a surtout besoin d'analyse, le théâtre a surtout besoin d'action. » (p. 599)
« Polémiques et études [Germinal] (Le Figaro, 25 avril 1888) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.
« Si vous n'êtes pas justes, soyez logiques au moins : trouvez le roman mal écrit, ne huez pas sur la scène les mêmes phrases que vous saluez dans le livre. » (p. 144)
« Préfaces [Thérèse Raquin] », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.
«J'aime les déclarations nettes. La vérité vraie est que, tout en faisant un succès à l'auteur, beaucoup de personnes ont prononcé le gros mot d'immoralité, si vide de sens en matière littéraire. […] Bientôt le succès deviendra un crime, une prévention d'attentats à la pudeur publique; on ne pourra plus vendre un livre à deux mille exemplaire sans qu'on se demande quelles descriptions hasardées l'écrivain a bien pu mettre dans son roman pour que deux mille personnes aient consenti à l'acheter. » (p. 185-186)
« Préfaces [Le Papillon de Narcisse Oller] (1885) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.
« J'ai lu […] qu'il dérivait de nous autres, naturalistes français. Oui, pour le cadre peut-être, pour la coupe des scènes, pour la façon de poser les personnages dans un milieu. Mais non, mille fois non pour l'âme même des oeuvres, pour la conception de la vie. Nous sommes des positivistes et des déterministes, du moins, nous prétendons ne tenter sur l'homme que des expériences; et lui, avant tout, il est un conteur qui s'émeut de son récit, qui va jusqu'au bout de son attendrissement, quitte à sortir du vrai. » (p. 238)

« Partout, en Espagne, en Italie, et en Hollande surtout, même en Allemagne et en Angleterre, sans compter la Russie où le mouvement a débuté, partout le romantisme agonise sous le nouvel esprit d'observation et d'expérimentation. C'est un fait, la victoire s'élargit chaque jour. » (p. 239)
« Préfaces [La Vie parisienne de Parisis (Émile Blavet)] (1888) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.
« Eh! oui, il faut bien le dire, nous autres romanciers qui faisons nos livres de documents, qui allons regarder la vie avant d'en parler, qui ne coordonnons que des notes prises sur les choses et sur les gens de notre entourage, nous procédons identiquement comme le journalisme étudiant l'actualité, se rendant chez le personnage du jour, ne publiant que les procès-verbaux des événements. Nous nous servons, dans nos créations d'artiste, dans l'imaginaire, de l'investigation que le journalisme actuel porte sur les faits réels et sur les acteurs vivants du drame quotidien. Tout marche à la fois, dans l'évolution intellectuelle d'une société, et le même outil est aux mains de tous les ouvriers de la même heure. C'est sans doute à cause de cette fraternité, sentie et constatée par moi depuis longtemps, que, loin de me fâcher contre la chronique documentée, le procès-verbal chaud encore de sa réalité, j'y ai toujours pris un intérêt très vif. J'ose même déclaré que je lis uniquement cela dans les journaux: les comptes rendus exacts, les physionomies d'une séance ou d'une audience, les portraits de gens en vue écrits sur nature, les entrevues relatant les vraies paroles prononcées, les milieux et les spectacles décrits tels qu'ils sont par des témoins oculaires. On peut faire bon marché du reste, j'entends les appréciations personnelles. Je lis rarement sans colère ou fatigue un article de raisonnement, tandis que je ne me lasse pas d'apprendre des faits. » (p. 242)
« Préfaces [L'Argent et le travail de Tolstoï] (1891) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.
« Avant tout, ce qui m'a le plus intéressé, ce sont les pages où il demeure l'analyste puissant, le profond psychologue de La Guerre et la paix et d'Anna Karénine. » (p. 255)

« Nous sommes tous d'accord, même que j'ajouterais que nous le sommes depuis longtemps sur ces lieux communs, l'air empesté des grandes villes, le rôle maudit de l'argent, le bonheur définitif qu'il y aurait à vivre aux champs, chacun de l'oeuvre de ses mains. […] Or, Tolstoï, comme tous les nobles rêveurs, assoiffés de justice, signale bien le mal, indique où serait l'universel bonheur. Seulement, la terre idéale est là-bas, il n'y a ni routes, ni ponts pour s'y rendre. J'ai cherché vainement dans son livre un ensemble de mesures pratiques, le nouveau pacte social, certain, hélas! de ne pas l'y trouver. » (p. 256-257)
« Discours [Obsèques de Léon Cladel] (2 juillet 1892) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.
« La solidité du style, la conscience, le désir de perfection, tout ce qui a rebuté d'abord, travaille à la conquête de l'immortalité. Les lecteurs viennent, ne s'en vont plus, le roman se classe parmi les oeuvres résumant une intelligence et une époque. » (p. 283)
« Discours [Au Banquet de l'Association générale des étudiants] (18 mai 1893) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.
« Ce n'est pas que je pense les oeuvres éternelles et décisives. Les plus grands doivent se résigner à l'idée de n'être qu'un moment dans le perpétuel devenir de l'esprit humain. Cela serait déjà si beau d'avoir été, pendant une heure, le porte-parole d'une génération ! Et, puisqu'on ne fixe pas une littérature, puisque tout évolue sans cesse et que tout recommence, il faut bien s'attendre à voir naître et grandir les cadets qui vous remplaceront qui effaceront peut-être jusqu'à votre souvenir. Je ne dis point que le vieux combattant qui est en moi n'a pas, par instants, des envies de résistance lorsqu'il croit sentir son oeuvre attaquée. Mais, en vérité, devant le prochain siècle qui se lève, j'ai encore plus de curiosité que de révolte, plus ardente, plus d'ardente sympathie que d'inquiétude personnelle, et que je périsse donc, et que toute ma génération périsse avec moi, si réellement nous ne sommes bons qu'à combler le fossé, pour aider ceux qui nous suivent à marcher vers la lumière! » (p. 285)

« Messieurs, j'entends dire couramment que le positivisme agonise, que le naturalisme est mort, que la science est en train de faire faillite, au point de vue de la paix morale et du bonheur humain qu'elle aurait promis. Vous pensez bien que je n'entends pas résoudre ici les graves problèmes que ces questions soulèvent. Je ne suis qu'un ignorant, je n'ai aucune autorité pour parler au nom de la science et de la philosophie. Je suis, si vous le voulez bien, un simple romancier, un écrivain qui a deviné un peu parfois, et dont la compétence n'est faite que d'avoir beaucoup regardé et beaucoup travaillé. » (p. 285)

« Ma génération […] s'est efforcée d'ouvrir largement les fenêtres sur la nature, de tout voir, de tout dire. En elle, même chez les plus inconscients, aboutissait le long effort de la philosophie positive et des sciences d'analyse et d'expérience. Nous n'avons juré que par la science, qui nous enveloppait de toutes parts, nous avons vécu d'elle, en respirant l'air de l'époque. À cette heure, je puis même confesser que, personnellement, j'ai été un sectaire, en essayant de transporter dans le domaine des lettres la rigide méthode du savant. Mais qui donc, dans la lutte, ne va pas plus loin que l'utile, et qui se borne à vaincre, sans compromettre sa victoire? Je ne regrette rien d'ailleurs, je continue à croire en la passion qui veut et qui agit. Puis, quel enthousiasme et quel espoir étaient les nôtres! Tout savoir, tout pouvoir, tout conquérir! Refaire par la vérité une humanité plus haute et plus heureuse! » (p. 286)

« L'expérience, dit-on, est faite, et la science est incapable de repeupler le ciel qu'elle a vidé, de rendre le bonheur aux âmes dont elle a ravagé la paix naïve. Son temps de triomphe menteur est fini, il faut qu'elle soit modeste, puisqu'elle ne peut pas tout savoir en un coup, tout enrichir et tout guérir. Et, si l'on n'ose dire encore à la jeunesse intelligente de jeter ses livres et de déserter ses maîtres, il est pourtant déjà des saints et des prophètes qui vont par le monde en exaltant la vertu de l'ignorance, la sérénité des simples, le besoin pour l'humanité trop savante et vieillie d'aller se retremper, au fond du village préhistorique, parmi les aïeux à peine dégagés de la terre, avant toute société et tout savoir. Je ne nie point cette crise que nous traversons, cette lassitude et cette révolte, à la fin de ce siècle, d'un labeur si enfiévré et si colossal, dont l'ambition a été de vouloir tout connaître et tout dire. […] On a attendu vingt ans, on a attendu cinquante ans, cent ans même. Et puis, quand on a vu que la justice ne régnait pas, que le bonheur n'était pas venu, beaucoup ont cédé à une impatience croissante, se désolant, niant qu'on pût se rendre, par la connaissance, à la cité heureuse. […] Et c'est ainsi que la science, qui aurait promis le bonheur, aboutirait, sous nos yeux, à la faillite. La science a-t-elle promis le bonheur? Je ne le crois pas. Elle a promis la vérité, et la question est de savoir si l'on fera jamais du bonheur avec la vérité. […] Et dans la réaction qui se produit, dans cette lassitude de trop de science que je signalais, il y a aussi ce recul devant la vérité, mal expliquée encore, d'une féroce apparence, à nos faibles yeux incapables de pénétrer et de saisir toutes les lois. Non, non! qu'on nous ramène au bon sommeil de l'ignorance! La réalité est une école de perversion, il faut la tuer et la nier, puisqu'elle ne saurait être que la laideur et le crime. Et l'on saute dans le rêve, il n'y a plus que ce salut : échapper à la terre, mettre sa confiance dans l'au-delà, espérer qu'on y trouvera enfin le bonheur, la satisfaction de notre besoin de fraternité et de justice. C'est, aujourd'hui, cet appel désespéré au bonheur que nous entendons. Pour ma part, il m'attendrit infiniment. Et remarquez qu'il monte de tous côtés, comme une voix lamentable, au milieu du retentissement de la science en marche qui n'arrête ni ses trains, ni ses machines. Assez de vérité, donnez-nous de la chimère! […] C'est la réaction contre le naturalisme, qui est mort et enterré, assure-t-on. En tout cas, le mouvement est indéniable, car il a gagné toutes les manifestations de l'esprit, et il faut en tenir grand compte, pour l'étudier et l'expliquer, si l'on ne veut pas désespérer de demain. » (p. 288-289)

« Ce que je puis concéder, c'est, en littérature, que nous avions trop fermé l'horizon. J'ai, personnellement, regretté déjà d'avoir été un sectaire, en voulant que l'art s'en tînt aux vérités prouvées, les nouveaux venus ont rouvert l'horizon, en reconquérant l'inconnu, le mystère, et ils ont bien fait. Entre les vérités acquises par la science, qui dès lors sont inébranlables, et les vérités qu'elle arrachera demain à l'inconnu, pour les fixer à leur tour, il y a justement une marge indécise, le terrain du doute et de l'enquête, qui me paraît appartenir autant à la littérature qu'à la science. C'est là que nous pouvons aller en pionniers, faisant notre besogne de précurseurs, interprétant selon notre génie l'action des forces ignorées. […] À mesure que la science avance, il est certain que l'idéal [inconnu, inexpliqué] recule, et il me semble que l'unique sens de la vie, l'unique joie qu'on doit mettre à la vivre, est dans cette conquête lente, même si l'on a la mélancolique certitude qu'on ne saura jamais tout. À l'heure trouble que nous traversons, messieurs, dans notre époque si rassasiée et si tâtonnante, il s'est donc levé des pasteurs d'âmes qui s'inquiètent et qui proposent ardemment une foi à la jeunesse. […] Il en est de plusieurs sortes, aucune ne me paraît ni bien claire ni bien arrêtée. […] Je vais donc finir en vous proposant, moi aussi, une foi, en vous suppliant d'avoir la foi au travail. Travaillez, jeunes gens! […] J'ai eu de rudes débuts, j'ai connu la misère et la désespérance. Plus tard, j'ai vécu dans la lutte, j'y vis encore, discuté, nié, abreuvé d'outrages. Eh bien! je n'ai eu qu'une foi, qu'une force, le travail. » (p. 290-291)

« Je me suis toujours méfié de la chimère, je l'avoue. Rien n'est moins sain pour l'homme et pour les peuples que l'illusion : elle supprime l'effort, elle aveugle, elle est la vanité des faibles. » (p. 292)
« Discours [Obsèques de Guy de Maupassant] (7 juillet 1893) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.
« Maupassant voulut élargir son cadre, pour répondre à ceux qui le spécialisaient, en le fermant dans la nouvelle ; et, avec cette énergie tranquille, cette aisance de belle santé qui le caractérisait, il écrivit des romans superbes, où toutes les qualités du conteur se retrouvaient comme agrandies, affinées par la passion de la vie. Le souffle lui était venu, ce grand souffle humain qui fait les oeuvres passionnantes et vivantes. Depuis Une Vie jusqu'à Notre Coeur, en passant par Bel-Ami, par La Maison Tellier et Fort comme la Mort, c'est toujours la même vision forte et simple de l'existence, une analyse impeccable, une façon tranquille de tout dire, une sorte de franchise saine et généreuse qui conquiert tous les coeurs. Et je veux même faire une place à part à Pierre et Jean, qui est, selon moi, la merveille, le joyau rare, l'oeuvre de vérité et de grandeur qui ne peut être dépassé. » (p. 295)

« S'il a été, dès la première heure, compris et aimé, c'était qu'il apportait l'âme française, les dons et les qualités qui ont fait le meilleur de la race. On le comprenait parce qu'il était la clarté, la simplicité, la mesure et la force. On l'aimait parce qu'il avait la bonté rieuse, la satire profonde qui, par un miracle, n'est point méchante, la gaîté brave qui persiste quand même sous les larmes. Il était de la grande lignée que l'on peut suivre depuis les balbutiements de notre langue jusqu'à nos jours; il avait pour aïeux Rabelais, Montaigne, Molière, La Fontaine, les forts et les clairs, ceux qui sont la raison et la lumière de notre littérature. » (p. 296)

« Ah! la clarté, quelle fontaine de grâce où je voudrais voir toutes les générations se désaltérer! J'ai beaucoup aimé Maupassant parce qu'il était vraiment, celui-là, de notre sang latin, et qu'il appartenait à la famille des grandes honnêtetés littéraires. Certes, il ne faut point borner l'art: il faut accepter les compliqués, les raffinés et les obscurs; mais il me semble que ceux-ci ne sont que la débauche ou, si l'on veut, que le régal d'un moment, et qu'il faut bien en revenir toujours aux simples et aux clairs, comme on revient au pain quotidien qui nourrit, sans lasser jamais. » (p. 296)
« Discours [Obsèques d'Edmond de Goncourt] (21 juillet 1896) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.
« Mais n'est-ce pas à un aîné de reconnaître ce que nous devons tous aux frères de Goncourt ? Ils se sont montrés par excellence des initiateurs en tout ce qu'ils ont touché; ils ont donné particulièrement au roman un sens nouveau, une langue, un frisson d'art et d'humanité, une âme que personne encore n'y avait mis. Avec Stendhal, avec Balzac, avec Flaubert, ils ont créé le roman moderne, tel que nous l'avons trouvé pour le transmettre nous-mêmes à nos cadets, modifié par ce que nous avons pu, à notre tour, y apporter de personnel. Ils ont été un des chaînons de l'immortelle chaîne d'or, la chaîne des maîtres, des créateurs et des évocateurs, qui va d'un bout à l'autre d'une littérature. » (p. 322)
«Discours [Inauguration du monument de Guy de Maupassant au Parc Monceau] (24 octobre 1897) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.
« C'est que Maupassant est la santé, la force même de la race. Ah ! quelles délices de glorifier enfin un des nôtres, un Latin à la bonne tête limpide et solide, un constructeur de belles phrases, éclatantes comme de l'or, pures comme du diamant ! Si une telle acclamation a constamment retenti sur son passage, c'est que tous reconnaissent en lui un frère, un petit-fils des grands écrivains de notre France, un rayon du bon soleil qui féconde notre sol, mûrit nos vignes et nos blés. On l'aimait parce qu'il était de la famille et qu'il n'avait pas honte d'en être, et qu'il montrait l'orgueil d'avoir le bon sens, la logique, l'équilibre, la puissance et la clarté du vieux sang français. » (p. 325-326)
« Discours [Obsèques d'Alphonse Daudet] (20 décembre 1897) », Mélanges, préfaces et discours, Paris, François Bernouard, 1929.

« Daudet a été ce qu'il y a de plus rare, de plus charmant, de plus immortel dans une littérature: une originalité exquise et forte, le don même de la vie, de sentir et de rendre, avec une telle intensité personnelle que les moindres pages écrites par lui garderont la vibration de son âme jusqu'à la fin de notre langue. Et c'est pourquoi il a été un créateur d'êtres, parce qu'il leur donnait le souffle, parce qu'il en faisait des vivants, s'agitant dans une atmosphère vivante. Il existe, par le monde, des enfants de lui, de vrais enfants de chair et d'os, nés de sa toute-puissance littéraire, que nous coudoyons sur les trottoirs, que nous reconnaissons en les appelant par leur nom. Et il n'est pas, pour un romancier, de gloire plus grande, de triomphe plus éclatant et plus durable! […] Et Daudet a toujours été pour nous l'esprit le plus libre, le plus dégagé des formules, le plus honnête devant les faits. Je l'ai déjà dit ailleurs, il a été le réaliste respectueux de la vérité moyenne, qu'il se contentait de vivifier du flot intarissable de sa pitié et de son ironie, lorsque nous étions, nous autres, des lyriques plus ou moins déguisés, issus du romantisme. Ce sera son éternel mérite, cet amour apitoyé des humbles, ce rire moqueur poursuivant les sots et les méchants, tant de bonté et tant de juste satire qui trempent chacun de ses livres d'une humanité frémissante. » (p. 328)

« S'il me fallait assigner une place définitive à Daudet, je dirais qu'il a été au premier rang de la phalange sacrée qui a combattu le bon combat de la vérité dans cette seconde moitié du siècle. Ce sera la gloire de ce siècle d'avoir marché à la vérité par le labeur le plus colossal que jamais siècle ait accompli. Et Daudet a été avec nous tous parmi les plus braves et les plus hardis, car il ne faut pas s'y tromper, son oeuvre, dans son charme, dans sa douceur, est une de celles qui ont jeté le plus haut le cri de pitié, le cri de justice. Elle fait partie, désormais, de la vaste enquête continuée par notre génération, elle restera comme un témoignage décisif, la suite solide et logique des documents sociaux que Stendhal et Balzac, que Flaubert et les Goncourt ont laissés. » (p. 329)

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