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(1904-1969)

Dossier

Le roman selon Witold Gombrowicz

Le roman selon Witold Gombrowicz, par Agnès Domanski, 10 juin 2013

Lundi
Moi.
Mardi
Moi.
Mercredi
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Jeudi
Moi.
(Première inscription du Journal, p. 17)

Si Witold Gombrowicz (1904-1969) est aujourd'hui confortablement installé parmi les rangs des écrivains consacrés de la Pologne, il n'en a pas toujours été ainsi. Peu connue avant la Seconde Guerre mondiale et interdite en Pologne sous le régime communiste, son oeuvre s'est aussi pendant de nombreuses années attiré la hargne d'une bonne partie de son public cible : l'émigration polonaise. C'est en partie en réaction au scandale suscité dans ce milieu par la publication d'extraits du Trans-Atlantique, satire sanglante sur les valeurs de la polonia (la diaspora polonaise), que naît l'idée d'une collaboration, sous forme de journal d'écrivain, à la revue Kultura : « Je dois devenir mon propre commentateur, mieux encore, mon propre metteur en scène » (Journal, "Avant-propos", p. 10), écrit-il en 1952 à Jerzy Giedroyc, directeur de la revue. Ainsi, en 1953, débute cette collaboration qui durera jusqu'à la mort de l'écrivain, et dont les textes composent le Journal que nous lisons aujourd'hui. Si ce projet doit, au moins en partie, dissiper les malentendus provoqués par ses écrits, Gombrowicz n'y fait pas pour autant de compromis : fidèle à sa déclaration que « écrire n'est rien d'autre que livrer un combat, celui que l'artiste mène contre le public pour sa propre supériorité », (82) c'est exclusivement en opposition qu'il crée son personnage.

Tenter de cerner dans le Journal une réflexion sur l'art romanesque est donc doublement particulier. La muse de Gombrowicz, la jeunesse, est l'esprit d'éternelle contestation : point d'affirmation qu'il ne contredise plus loin; nulle idée à laquelle il permette de se concrétiser. L'unique valeur, celle qui vient à bout de tout, est une non-valeur : l'Immaturité, l'Infériorité, le pire; ce qui, en avilissant, révèle. C'est donc aussi uniquement contre, et en gardant toujours à l'esprit l'image du combat, qu'on peut tenter de circonscrire cette pensée qui cherche toujours à se dérober. De plus, le mot « roman » est pratiquement absent du vocabulaire de Gombrowicz, qui affirme par ailleurs qu'il « est difficile d'appeler mes ouvrages des romans ». (407) La réflexion dans le Journal porte sur « la littérature » ou, le plus souvent, sur « l'Art »; du reste, elle se fait à tout moment et à l'occasion du sujet même le plus banal, puisque, en fin de compte, le Journal n'est pas une réflexion, mais une démonstration.

Contre la Forme.

Le Journal de Gombrowicz a ceci de particulier qu'il n'y a pas de hiérarchie de sujets : le fait le plus banal peut être sujet de réflexion philosophique et, inversement, la réflexion sur le sujet le plus sérieux est souvent traitée comme une banalité. C'est que, pour l'écrivain, il n'y a pas de séparation entre la vie, les idées et l'art. L'existence se déroule « sur un fond d'espace infini qui a nom l'Informe, qui n'est ni ténèbres ni lumière, mais précisément mélange de toutes choses, et qui est ferment, désordre, impureté, hasard » (206); et tout ce que produit, pense ou fait l'homme n'est que le fruit de sa lutte pour se définir contre l'Informe. Toute la pensée de Gombrowicz se fonde sur cette opposition entre la Forme et l'Informe :

Le combat vraiment capital, le plus violent et livré sans la moindre merci, c'est celui que se livrent en nous-mêmes nos deux tendances fondamentales : la tendance qui s'attache à la forme, à la figure, aux lignes, et celle qui nie la forme et la refuse. L'homme est ainsi conçu qu'il lui faut continuellement se définir et continuellement esquiver ses propres définitions. La réalité n'est pas chose à se laisser totalement enfermer dans la forme. La forme, elle, ne s'accorde pas avec l'essence de la vie. Et cependant, toute personne qui tenterait de définir cette insuffisance de la forme devient forme à son tour et ne fait ainsi que confirmer notre tendance vers la forme. (206)

L'individu n'existe pas a priori, mais seulement dans la mesure où, en opposant le dur au mou et le défini à l'indéfini, il se crée une Forme. Il n'y a pas « d'authenticité » : l'homme n'affirme son existence qu'à travers ses rapports avec les autres dans « la sphère de l'interhumain »; qu'à travers la réaction. L'existence est donc mise en scène; l'art ne se distingue de la vie que par le fait que l'artiste cherche sa Forme de manière consciente. Le piège qui guette l'artiste est celui de croire que, artisan de la forme, il est « appelé à tendre vers la perfection » (315). L'existence étant un perpétuel jeu d'oppositions, la forme parfaite n'existe pas : une forme ne peut que devenir de plus en plus établie, donc de plus en plus figée, crispée, maniérée. Cette « maturation » de la forme est associée à la lourdeur, la raideur, la vieillesse; soit, à la mort :

On ne peut nier qu'il y ait de la vitalité dans l'adulte, voire dans le vieillard, mais […] cette vitalité n'existe plus que contre la mort. Et ce sont précisément ces mourants qui détiennent souvent l'avantage ! Eux qui disposent de la force accumulée tout au long de leur vie, eux qui créent la culture. Oui, la culture est oeuvre d'adultes : de moribonds. (314)

La tâche de l'artiste n'est donc pas de contribuer à la culture, mais toujours de s'opposer à celle-ci en détruisant la forme dominante. Cela soulève toutefois un problème : on ne peut se révolter contre la forme qu'en lui en opposant une autre; et cette nouvelle forme tend, à son tour, à se figer. Il n'est donc pas possible de vaincre la forme en lui opposant une valeur; seule la non-valeur – l'informe, l'immature, l'insuffisant, le pire – en révélant la forme dans toute sa raideur, peut la désarmer. L'enjeu de l'art moderne n'est donc pas de rechercher la forme mais, en cultivant l'informe, de tirer à la lumière du jour la seule vérité qui soit – celle du combat perpétuel contre la forme. L'écrivain doit donner, « au lieu de la Forme, son conflit avec la Forme » (337), tâche que Gombrowicz est fier d'avoir accompli : « j'ai montré dans mes ouvrages l'homme étendu sur le lit de Procuste de la Forme. » (207)

Contre lui-même.

Le travail de l'artiste demande une vigilance et un travail constants :

Le styliste moderne ressentira le langage comme un phénomène infini qui est en mouvement de façon permanente et qu'on ne peut maîtriser. Il insistera sur son combat contre la forme plutôt que sur la forme même. Il se méfiera du verbe comme d'une chose en train de lui échapper. (153)

L'écrivain ne peut pas se permettre de repos, mais doit se voir comme assailli de toutes parts et se méfier tout particulièrement de lui-même : son propre est de chercher son style – c'est sa manière à lui de se créer une forme, de dompter la réalité – mais alors même qu'il croira l'avoir trouvé, il risquera de tomber dans la raideur, la manière. Pour se défendre contre l'excessive maturité de la forme qui le tente, il doit « élargir sa conscience » en cultivant son immaturité :

Ma première tâche est, bien sûr, d'élever à la première place le terme mineur de garçon, d'adolescent : à tous les autels officiels, en ajouter un autre où ériger le jeune dieu du pire, du moins bon, l'inférieur, le « sans importance », mais fort de toute sa puissance inférieure. Élargir – il le faut – notre conscience ; faire entrer – dans le domaine de l'art tout au moins, en tout cas de mon art – cet autre pôle du Devenir, donner un nom à la forme de l'homme qui fraternise avec l'insuffisance et forcer les gens à l'honorer ! (317)

Dans la mesure où l'immaturité est une non-valeur, elle n'est pas à cultiver pour elle-même : seule, elle n'a aucune forme; elle est non-sens. L'immaturité ne fonctionne qu'en soustrayant à la maturité; sa propriété est d'affaiblir, de ridiculiser, de « fléchir le monde, […] l'assaisonner de jeunesse afin qu'il se laisse violer » (621). Il s'agit donc de cultiver son immaturité afin d'y faire mariner sa maturité; enfin, d'en doubler sa maturité, afin qu'elle en soit à tout moment entravée. L'immaturité est donc un mécanisme d'autodéfense contre l'excès de sérieux : en rappelant à tout moment à l'écrivain qu'il n'est pas seulement vrai, lyrique, sublime, mais aussi leurré, commun, ridicule, elle le préserve du cliché et du grotesque. 

Dans la mesure où l'oeuvre est le moyen par lequel l'artiste se met en scène, le combat de l'artiste contre lui-même est aussi un combat contre son oeuvre. La forme seule ne peut donner d'art véritable, puisqu'elle ne renouvelle ni ne conteste rien; cependant, l'immaturité seule n'est que désordre. L'artiste doit donc trouver moyen de donner libre cours à son imagination – qui ne peut venir que de la part de l'immaturité – tout en façonnant sa matière en entité cohérente à l'aide de la forme :

Tout en vous soumettant ainsi passivement à votre ouvrage, en lui permettant de se créer lui-même, il vous faut veiller – c'est là l'essentiel – à ne pas cesser, fût-ce un instant, de le dominer. Voici votre règle : j'ignore où va me mener mon ouvrage, mais, où qu'il me mène, c'est moi qu'il doit exprimer – et satisfaire. […] Ici en effet, tout est jeu de compensations : plus vous êtes fou, fantastique, intuitif, incalculable, irresponsable, plus vous devez être de sang-froid, lucide, responsable. Résultat : entre vous et votre oeuvre, il y a conflit comme entre le cocher et son attelage qui est en train de prendre le mors aux dents. (177)

L'écriture prend donc l'allure d'un véritable acte d'adresse, où l'écrivain – tel un escrimeur funambule – lutte contre lui-même pour atteindre l'état impossible qui serait « à la fois une mûre Immaturité et une Maturité immature ». (566) 

Contre la polonité.

Il est facile d'oublier, lorsqu'on lit le Journal, que celui-ci s'adresse à une communauté de lecteurs bien précise : lorsque Gombrowicz commence à l'écrire, seul Ferdydurke a été traduit – en espagnol, avec l'aide d'amis argentins – mais sans susciter dans l'immédiat beaucoup d'intérêt. Son public est donc composé strictement de Polonais – et, encore là, ses textes étant interdits en Pologne, seulement de Polonais en exil, lecteurs de Kultura, et des rares intellectuels à l'intérieur du pays qui réussissent à en avoir des copies. Il est donc naturel que sa réflexion sur la littérature se fasse souvent contre la littérature polonaise. Il est à noter également que la majorité des remarques sur la littérature polonaise ne se rapportent pas au roman, mais plutôt à la poésie, genre dominant dans la littérature polonaise jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Mis à part le fait que Gombrowicz semble douter de la validité de la poésie – ou du moins de la poésie telle qu'elle a été faite jusque-là – comme art en général, les objections qu'il formule contre les poètes polonais valent pour la littérature en général, y compris le genre romanesque.

Selon la vision de Gombrowicz, il existe une relation dialectique entre l'art et le peuple dont il est issu : « la nation […] modèle à son image l'oeuvre et l'écrivain ». (500) Les artistes créent une forme qui doit exprimer la réalité que vit leur nation; cette forme modèle à son tour l'image que la nation se fait d'elle-même; engendrant par la suite de nouvelles oeuvres sur le modèle de cette forme. Ainsi, tout comme l'individu, la culture est menacée de sclérose si elle ne remet pas constamment en question sa forme. Or la forme polonaise est insupportablement archaïque :

Le Polonais est très exactement appauvri de la moitié de lui-même. […] Cet autre Polonais, nous le découvrirons dès que nous nous retournerons contre nous-mêmes. […] Notre littérature sera exactement le contraire de ce qui s'écrit aujourd'hui parmi nous : nous devons chercher une voie nouvelle qui s'oppose à celle de Mickiewicz et de tous les autres Rois-Esprits. (242)

En effet, l'imaginaire polonais demeure, depuis plus d'un siècle, sous l'emprise des poètes romantiques, chantres du destin historique tragique de leur pays, et nombre d'écrivains polonais continuent à évoluer dans les ornières taillées par ces poètes. Il s'agit d'une forme amoureuse de la patrie, de l'honneur et de la foi, mais qui n'admet rien qui soit imparfait – donc humain; bref, il s'agit d'une forme qui, par sa rigidité et sa boursouflure, est ridicule. Gombrowicz se donne pour mission de la renouveler :

D'une certaine façon je me sens Moïse. […] Il y a une centaine d'années, le poète lituanien [Mickiewicz] avait forgé la forme de l'esprit polonais; aujourd'hui, moi, tel Moïse, je libère les Polonais des chaînes de cette ancienne forme, je fais sortir le Polonais de lui-même. (85)

L'écrivain ne peut sans doute pas résister à la délicieuse ironie de se comparer au chantre de la nation polonaise, Adam Mickiewicz (1798-1855), qui comme lui vécut longtemps en exil; toutefois, ce propos demeure candide. Mickiewicz est l'initiateur et le symbole des valeurs romantiques dont la littérature polonaise doit se défaire; valeurs encore plus fortes chez les émigrés, qui se voient comme chargés de sauvegarder la polonité alors que la Pologne est sous le joug communiste. Mais pour Gombrowicz, cette polonité constitue précisément une entrave à l'épanouissement de la Pologne, et c'est à elle qu'il s'en prend dans le Trans-Atlantique. Alors que, dans le scandale qui accompagne la parution de ce roman dans la polonia, on accuse l'auteur de manquer de patriotisme, Gombrowicz ne cesse de répéter que « le Trans-Atlantique est le livre le plus patriotique, le plus courageux que j'aie jamais écrit! » (227) Les poètes de « l'avant-garde », actifs durant l'entre-deux-guerres – notamment ceux du groupe Skamander – n'échappent pas non plus à la critique :

Dans la Pologne d'avant-guerre, notre littérature n'était qu'une piètre imitation de la littérature, et tout s'arrêtait là. […] Plus grande était chez ces êtres, empêtrés dans leurs contradictions, la soif de valeurs authentiques, et plus le sentiment d'une pacotille envahissante et omniprésente devenait inévitable et désespéré. Ah! ces intellects tellement élaborés, ces « hiérarchies » guindées, ces subtilités tirées par les cheveux – un vrai cauchemar pour le lecteur! Pour sortir de cet enfer, un seul moyen : tirer la réalité, la vérité au grand jour, dévoiler tout le mécanisme de ces artifices, et loyalement reconnaître la primauté de l'humain sur le divin, chose que notre littérature – et pas seulement la nôtre – craignait justement par-dessus tout. (35-6)

Les écrivains avantgardistes, qui tentent justement de libérer la forme et de faire de l'art pur, finissent paradoxalement par commettre les mêmes péchés que les poètes patriotiques. Alors que la littérature, « quels que soient [ses] moyens d'expression », doit être « strictement liée à la réalité », (330) et le « moi » doit être sa « force souveraine » (230), les écrivains Polonais insistent toujours pour s'élever loin au-dessus de la terre. Que ce soit au nom de sentiments patriotiques ou d'idées sublimées sur l'art, une telle poésie ne peut être que froide et stérile :

Il faut bannir cette naïveté polonaise qui consiste à penser que seules les cimes sont fertiles en découvertes. Non, sur les cimes, vous ne trouverez que neiges, congères, glace et roc nu. Mais que de choses à voir dans votre propre jardinet! (449)

Il est intéressant à noter que Gombrowicz, tout en critiquant la raideur, le manque d'authenticité et l'excès de forme autant de la littérature polonaise que de la « poésie pure » en général, les associe toutes deux à la « naïveté », « l'immaturité » et « l'infantilisme », attributs dont précisément elles semblent manquer. Alors que l'immaturité de Rabelais, qui « écrivait, comme un gosse fait pipi contre un buisson, simplement pour se soulager » (129), est l'objet d'admiration, elle n'a rien de flatteur pour Paul Valéry, imaginé « sous les traits d'un archiprêtre de l'Immaturité, abbé hilare flânant pieds nus et en petites culottes » (467). Tous deux sont également immatures; mais Rabelais assume son immaturité (ou même – n'y pense pas du tout), qui devient alors son charme; les poètes purs, quant à eux, essaient à tout prix de la dissimuler et dès lors, n'en paressent que plus ridicules. 

Contre l'Occident.

Si les Polonais rigides, « sur-stylisés », veulent renouveler leur littérature – et c'est là le seul moyen « d'éviter que notre littérature nous réduise à sa mesure » (510) – il n'y a qu'un moyen de le faire : en faisant de leur immaturité leur force; c'est-à-dire, en regardant leur immaturité en face, de l'atteler à leur char. C'est ainsi que Gombrowicz conçoit son propre art :

Je compris que la seule chance pour le Polonais que j'étais de devenir dans la culture un phénomène tout à fait valable consistait à ne pas cacher mon immaturité, mais à en faire l'aveu, et, par cet aveu même, à m'arracher à elle. (361)

La faute de goût n'est pas dans le fait d'être insuffisant, mais dans la tentative de dissimuler son insuffisance : « notre littérature, encore qu'incapable de refléter la réalité, était cependant réalité – fût-ce justement dans son impotence ». (360) La première règle de l'art étant que celui-ci doit être authentique; qu'il ne doit surtout pas faire semblant d'être ce qu'il n'est pas; il suffit que la littérature polonaise emploie ses forces à montrer le combat avec la Forme au lieu d'essayer d'atteindre la Forme, pour qu'elle puisse pénétrer dans l'arène de l'Art. En effet, il est impossible de penser l'art polonais à l'extérieur de l'art européen. Dans la mesure où il existe dans son champ d'attraction, la confrontation est inévitable : il peut soit en faire partie, soit en être le parent pauvre. Les tentatives des artistes polonais de rivaliser avec lui sont symptomatiques de leur naïveté :

Non ! ne perdez pas un temps précieux à courir après l'Europe, vous ne la rattraperez jamais. N'essayez pas de devenir des Matisse polonais, et même pas des Braque, car vous en resteriez braques et patraques. Attaquez plutôt l'art européen en devenant ceux qui le démasquent; au lieu de péniblement vous hisser jusqu'à la maturité d'autrui, essayez plutôt d'étaler au grand jour l'immaturité de l'Europe même. […] Créez une image de l'univers, de l'homme et de la culture qui réellement corresponde à vous-mêmes : cette image, quand vous saurez la peindre, il vous sera facile de peindre les suivantes. (65)

Il s'agit là d'une solution typiquement gombrowiczienne au problème d'une petite culture devant s'affirmer au sein d'une plus grande : au lieu d'essayer de rivaliser avec elle, dévoiler ses faiblesses; miner sa confiance en sa propre valeur. Toutefois, loin de prôner une sorte de coup d'état visant à éroder la suprématie de la littérature européenne, c'est une solution globalisante que propose l'écrivain : « être Européen ne consiste pas à nous fondre dans l'Europe, mais au contraire à [en] devenir […] une partie spécifique et qui ne se laisse remplacer par rien d'autre ». (266) La forme se renouvelle uniquement dans le conflit; or, « étaler au grand jour l'immaturité de l'Europe », c'est aussi contraindre celle-ci à une révision de sa forme et, par là, de lui apporter quelque chose d'essentiel.

En effet, si Gombrowicz s'attarde tant sur la littérature polonaise, « c'est parce qu'elle est ma forme à moi »; mais son souci est universel : « tous mes ouvrages veulent être dans un certain sens […] une révision de l'attitude de l'homme moderne envers la forme. » (45) C'est une « grande révision de valeurs […] dans tous les domaines » qui attend l'homme moderne; révision qui consistera précisément à « dévoiler les coulisses de notre théâtre ». (275) Outre le fait que cette grande modernisation de la forme, une culture immature – si elle réussit à faire de sa faiblesse une force – peut mieux l'amorcer qu'une culture lourde de sa maturité, l'écrivain de l'Est a quelque chose d'autrement essentiel à contribuer à la culture occidentale, de par la situation politique qu'il vit. Il s'agit de la « conscience nouvelle » que lui offre le communisme : la conscience que « l'homme peut tout faire de l'homme ».

Je vois là ce qui, grosso modo, commence à nous distinguer, nous écrivains de l'Est, de l'Occident. […] L'Occident, lui, continue malgré tout à cultiver sa vision de l'homme-individu et des valeurs absolues. Nous, une autre formule commence à nous apparaître, et de manière tangible : l'homme plus l'homme, l'homme multiplié par l'homme. […] L'homme à travers l'homme. L'homme par rapport à l'homme. L'homme créé par l'homme. L'homme augmenté par l'homme. […] Nous autres, fils de l'Est, nous voyons comment se dissout et coule entre nos doigts le problème de la conscience individuelle dont continue à se repaître une grande partie des lettres françaises. (53-54)

Ainsi l'écrivain de l'Est dispose d'un savoir privilégié, dont l'Occident n'a pas encore pris conscience. Alors que l'Occident admire le spectacle de l'Homme et des Valeurs, lui, dissimulé dans les coulisses, voit que l'individu n'existe pas, que la seule valeur qui existe, c'est « l'interhumain ». Là où les Occidentaux « voient un homme écoutant du Bach à genoux », il ne voit « que des gens qui s'obligent les uns les autres à tomber à genoux. » (53-4) 

Contre la littérature engagée.

Si Gombrowicz considère que l'expérience du totalitarisme de l'écrivain de l'Est apporte une nouvelle perspective essentielle, il est toutefois loin de prôner une réflexion ou une critique du communisme dans la littérature. Sur ce point, l'écrivain est catégorique : pas de place en art pour les idées; le rôle de l'artiste n'est pas d'informer ni de convaincre, mais de montrer :

Un respect exagéré porté à la vérité scientifique a fini par nous occulter la nôtre : désirant avec trop de ferveur comprendre la réalité, nous avons oublié que notre tâche n'est point de la comprendre, mais bien de l'exprimer, oublié que l'Art – c'est-à-dire nous-mêmes – est la réalité. L'Art est un fait et non pas un commentaire accroché aux faits. (189)

Aussi, Gombrowicz est inlassable dans sa critique des écrivains – surtout Czeslaw Milosz, qu'il admire – qui écrivent contre le communisme : 

À l'adresse de […] Milosz on peut formuler une série d'objections, dirigées à vrai dire contre tout un secteur de la littérature contemporaine hanté par un seul problème : le communisme. Première objection : ils exagèrent. […] Révolutions, guerres, cataclysmes… – que pèse donc cette vaine écume, confrontée à l'horreur fondamentale de l'existence? […] Vous oubliez que l'enfer, nous le côtoyons à chaque pas. Deuxième objection : […] Sans aller jusqu'à dire que vous faites de la propagande, je constate que de profonds instincts collectifs s'éveillent en vous, instincts qui font que l'humanité se concentre aujourd'hui sur un seul combat, […] phénomène qui […] procède simplement de notre nature même qui veut avoir affaire à un monde défini. En vous, l'infini et la richesse de la vie se réduisent à une poignée de problèmes. […] Or, la force de l'art pur, c'est de faire éclater, de briser tous les schémas. (46-8)

« L'art engagé » est, pour Gombrowicz, un paradoxe intenable. Dans la mesure où les idéologies totalitaires tendent à imposer une vision binaire de l'univers – vision qui n'admet que deux alternatives, soit l'idéologie et l'anti-idéologie – s'opposer au communisme veut dire, implicitement, admettre la réalité de sa vision appauvrie de l'univers : non pas contester, mais tomber dans le panneau. Par surcroît, l'écriture engagée pose un problème de goût. Que le communisme est une horreur va sans dire; toutefois, la souffrance, la mort et l'injustice accompagnent l'existence humaine de tous temps. Le communisme présente – justement par l'uniformité de son programme – une cible facile : « artistes, vous cédez au désir d'employer dans votre tableau des couleurs crues pour lui donner son maximum d'expression. » (47) L'art qui prend position est donc mauvais, ou non-art, et l'écrivain qui s'engage dans des débats politiques ne fait qu'émousser sa plume.

Cela ne veut pas pour autant dire que l'art est impuissant; au contraire:

Et voici, plus âpre encore que les précédentes, ma troisième objection : qui voulez-vous servir – l'individu ou la masse? […] Une page de Montaigne, un poème de Verlaine, une phrase de Proust s'affirment autrement « anticommunistes » que toute la chorale d'accusateurs que vous formez. Cette page, ce poème, cette phrase sont libres, affranchis et, par là même, ils nous libèrent. (48-9)

Le pouvoir de l'art n'est pas dans l'exagération ni dans la coloration, mais dans la révélation : l'art montre la réalité dans toutes la nuance des tensions, des conflits et des possibilités qui la constituent; et par là il est, dans sa nature même, contestataire. Les écrivains qui croient faire leur devoir en s'engageant enlèvent, en réalité, tout le poids à leur art : « les écrivains polonais sont […] fragmentaires. Parcellaires. Embryonnaires. Communisme? Anticommunisme? Là n'est point la question. Pour vous, il ne s'agit pas d'être pour le communisme ou d'être contre, mais, plus simplement, d'être. » (461) 

Contre le lecteur.

Mais comment simplement être? Ni mature ni immature, ni Polonais ni Européen, ni forme ni informe; toujours et uniquement contre : à travers les pages du Journal, la figure de l'écrivain se dérobe à toutes les tentatives de définition. Mais cette attitude fait partie intégrante du programme :

Il me faut aussitôt avertir le lecteur : rien de tout ce que je dis n'est catégorique – tout est hypothétique… Tout. Oui, tout – et pourquoi le cacher ? – dépend de l'effet produit sur vous. Tel est le caractère qui détermine ma production littéraire. J'essaie divers rôles. J'adopte diverses attitudes […] et si l'une d'entre elles agrée au public et se trouve acceptée par lui, alors je m'y affirme. C'est chez moi attitude de jeunesse. (320)

Au final, la mise en scène – la définition de sa forme – ne peut se faire que contre le lecteur; et le spectacle n'arrête jamais. L'art n'est ni ici, ni là, mais uniquement dans la provocation, et l'oeuvre doit avant tout être « une pierre que je place sur les rails de votre train en marche [pour] vous extraire du système où vous êtes en train d'évoluer. » (263) 

Ouvrage cité :

  • GOMBROWICZ, Witold. Journal, tome 1 : 1953-1958, traduit du polonais par Dominique Autrand, Christophe Jezewski et Allan Kosko, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, 689 p.

Bibliographie

Ouvrages cités

Journal (volume 1 : 1953-1958), traduit du polonais par Dominique Autrand, Christophe Jezewski et Allan Kosko, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995 [1953-1958], 660 p.

Journal (volume 2 : 1959-1969), traduit du polonais par Dominique Autrand, Christophe Jezewski et Allan Kosko, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995 [1959-1969], 586 p.

Testament. Entretiens avec Dominique de Roux, Paris, Pierre Belfond, coll. « Entretiens », 1977 [1968], 262 p.

« Préface », La pornographie. Traduit par Georges Lisowski, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995 [1960], p. 9-15.

Citations

Journal (volume 1 : 1953-1958), traduit du polonais par Dominique Autrand, Christophe Jezewski et Allan Kosko, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995 [1953-1958], 660 p.

« Dans la Pologne d'avant-guerre, notre littérature n'était qu'une piètre imitation de la littérature, et tout s'arrêtait là. […] Plus grande était chez ces êtres, empêtrés dans leurs contradictions, la soif de valeurs authentiques, et plus le sentiment d'une pacotille envahissante et omniprésente devenait inévitable et désespéré. Ah ! ces intellects tellement élaborés, ces « hiérarchies » guindées, ces subtilités tirées par les cheveux – un vrai cauchemar pour le lecteur ! Pour sortir de cet enfer, un seul moyen : tirer la réalité, la vérité au grand jour, dévoiler tout le mécanisme de ces artifices, et loyalement reconnaître la primauté de l'humain sur le divin, chose que notre littérature – et pas seulement la nôtre – craignait justement par-dessus tout. » (p. 35-36)

[À propos de la littérature engagée] « On peut formuler une série d'objections, dirigées [...] contre tout un secteur de la littérature contemporaine hanté par un seul problème : le communisme. Première objection : ils exagèrent. […] Révolutions, guerres, cataclysmes… - que pèse donc cette vaine écume, confrontée à l'horreur fondamentale de l'existence? […] Deuxième objection : […] Sans aller jusqu'à dire que vous faites de la propagande, je constate que de profonds instincts collectifs s'éveillent en vous, instincts qui font que l'humanité se concentre aujourd'hui sur un seul combat […], phénomène qui, […] procède simplement de notre nature même qui veut avoir affaire à un monde défini. En vous, l'infini et la richesse de la vie se réduisent à une poignée de problèmes […]. Or, la force de l'art pur, c'est de faire éclater, de briser tous les schémas. Et voici, plus âpre encore que les précédentes, ma troisième objection : qui voulez-vous servir – l'individu ou la masse? […] une page de Montaigne, un poème de Verlaine, une phrase de Proust s'affirment autrement « anticommunistes » que toute la chorale d'accusateurs que vous formez. Cette page, ce poème, cette phrase sont libres, affranchis et, par là même, ils nous libèrent. Voici, enfin, ma quatrième objection : un art réellement ambitieux […] doit devancer son époque et apparaître comme l'art de demain. Comment faire pour concilier cette mission capitale avec le souci de l'actuel, du contemporain? » (p. 46-49)

« En admettant que je sois né – rien n'est moins sûr –, je suis né afin de démasquer votre jeu. Mes livres n'ont pas pour mission de vous dire : « Deviens qui tu es! », mais « Tu fais semblant d'être qui tu es! ». Je voudrais qu'en vous devienne fécond précisément ce que vous avez jusque-là considéré comme entièrement stérile, voire honteux. […] Par ma bouche, c'est votre jeunesse qui vous parle, et votre désir de jouer, votre souplesse, tout ce qui, en vous, est flexible, élusif, indéfini. […] Combien je voudrais vous voir devenir des acteurs conscients de leur jeu! » (p. 87)

« Rabelais, lui, ne savait pas s'il était « historique » ou « supra-historique ». Il n'avait nullement l'intention de cultiver « l'écriture absolue » ni de sacrifier à « l'art pur », ni, à l'opposé, d'exprimer son époque : il n'avait en général aucune intention, car il écrivait, comme un gosse fait pipi contre un buisson, simplement pour se soulager. Il attaquait ce qui le mettait en fureur; il combattait ce qui entravait sa route; il écrivait pour la volupté, la sienne et celle des autres – tout ce qui lui venait sous la plume. » (p. 129)

« Le styliste moderne ressentira le langage comme un phénomène infini qui est en mouvement de façon permanente et qu'on ne peut maîtriser. Il insistera sur son combat contre la forme plutôt que sur la forme même. Il se méfiera du verbe comme d'une chose en train de lui échapper. Il faut – c'est là l'important – que l'excès de théorie, qu'une attitude par trop pédante n'enlèvent jamais au mot son efficacité, ni en pratique ni dans la vie courante. L'art se crée parmi des hommes vivants et concrets, donc imparfaits. […] Il faut que votre verbe vise à atteindre les hommes et non les théories, les hommes et non pas l'art. Dans ce Journal, mon style est trop correct – dans mes ouvrages artistiques, je suis plus franc du collier. » (p. 153)

« Tout en vous soumettant ainsi passivement à votre ouvrage, en lui permettant de se créer lui-même, il vous faut veiller – c'est là l'essentiel – à ne pas cesser, fût-ce un instant, de le dominer. Voici votre règle : j'ignore où va me mener mon ouvrage, mais, où qu'il me mène, c'est moi qu'il doit exprimer – et satisfaire. […] Ici en effet, tout est jeu de compensations : plus vous êtes fou, fantastique, intuitif, incalculable, irresponsable, plus vous devez être de sang-froid, lucide, responsable. Résultat : entre vous et votre oeuvre, il y a conflit comme entre le cocher et son attelage qui est en train de prendre le mors aux dents. » (p. 177)

« L'Art est un fait et non pas un commentaire accroché aux faits. » (p. 189)

« [Mes livres sont] une pierre que je place sur les rails de votre train en marche [pour] vous extraire du système où vous êtes en train d'évoluer, pour vous faire de nouveau éprouver un peu de jeunesse et de beauté. » (p. 263)

« Seuls des gosses, ou des vieilles filles […], peuvent imaginer l'écrivain comme un être sublimé dans la paix et le calme, un pur esprit qui, des cimes de son « talent », descend nous enseigner ce qu'est le Bon et le Beau. Non […] le devoir de l'écrivain n'est pas de résoudre les problèmes, mais de les poser. » (p. 316)

« Ma première tâche est, bien sûr, d'élever à la première place le terme mineur de garçon, d'adolescent : à tous les autels officiels, en ajouter un autre où ériger le jeune dieu du pire, du moins bon, l'inférieur, le « sans importance », mais fort de toute sa puissance inférieure. Élargir – il le faut – notre conscience ; faire entrer – dans le domaine de l'art tout au moins, en tout cas de mon art – cet autre pôle du Devenir, donner un nom à la forme de l'homme qui fraternise avec l'insuffisance et forcer les gens à l'honorer! » (p. 317)

« Il me faut aussitôt avertir le lecteur : rien de tout ce que je dis n'est catégorique – tout est hypothétique… Tout. Oui, tout – et pourquoi le cacher? – dépend de l'effet produit sur vous. Tel est le caractère qui détermine ma production littéraire. J'essaie divers rôles. J'adopte diverses attitudes […] et si l'une d'entre elles agrée au public et se trouve acceptée par lui, alors je m'y affirme. C'est chez moi attitude de jeunesse. » (p. 320)

« Quels que soient les moyens d'expression d'une littérature, […] elle doit être strictement liée à la réalité : la fantaisie même n'a de portée que dans la mesure où elle parvient à nous faire pénétrer des choses plus profondément que la lucidité routinière de l'intellect. » (p. 330)

« (Il est difficile d'appeler mes ouvrages des romans.) » (p. 407)

« À mon avis, la littérature futile se targue de résoudre les problèmes de l'existence. La littérature sérieuse les pose. […] Elle n'est pas là pour nous faciliter la vie, mais bien pour nous la compliquer. » (p. 490)

Testament. Entretiens avec Dominique de Roux, Paris, Pierre Belfond, coll. « Entretiens », 1977 [1968], 262 p.

« Les passages de mon Journal qui traitent de la "polonitude" ont été lus très superficiellement par les lecteurs occidentaux. On va presque jusqu'à me dire : « Il vaudrait mieux supprimer cela, qu'est-ce que cela peut bien nous faire! » Il serait temps que les héritiers des cultures supérieures cessent de se pousser trop hâtivement du col. A la place du mot "Pologne", mettez Argentine, Canada, Roumanie, etc., et vous verrez mes propos (et mes souffrances) s'élargir jusqu'à une bonne partie du globe : ils concerneront toutes les cultures européennes secondaires. Regardez cela d'encore plus près : vous verrez que ce sont choses vénéneuses qui ne vous épargnent pas non plus. » (p. 58)

« Les écrivains polonais de ma génération avaient en général le choix entre deux voies. Ou bien ils pouvaient se limiter au terrain polonais, mais alors ils se voyaient condamnés à un rôle secondaire; ou bien ils pouvaient aspirer à un rôle européen, mais dans ce cas ils étaient encore condamnés au second rôle, car ils n'étaient européens que de seconde main, ils ne pouvaient que vouloir égaler l'Europe et répéter l'Europe. » (p. 59-60)

« Être homme, cela signifie davantage que d'être français, et l'Europe signifie davantage aussi que l'Angleterre et que la France. […] L'écrivain, l'artiste, ou n'importe qui s'il tient à son développement spirituel, ne doit pas se sentir plus qu'un résident, en Pologne, en Argentine, et il se doit de considérer la Pologne, l'Argentine, comme un obstacle, presque comme un ennemi. […] Et ceux-là seuls pour qui la patrie sera plutôt un obstacle qu'un atout auront une chance de devenir des hommes vraiment libres spirituellement, et, s'il s'agit de l'Europe, vraiment européens. » (p. 62-63)

« À dire vrai l'artiste ne pense pas, si par le mot "penser" l'on entend l'élaboration d'un enchaînement de concepts. En lui la pensée naît du contact avec la matière qu'il forme, comme quelque chose d'auxiliaire, comme l'exigence de cette matière même, comme l'exigence d'une forme en train de naître : il s'agit de réussir l'oeuvre, de la rendre apte à vivre, ce n'est pas de vérité qu'il s'agit. Mes "pensées" se formaient en même temps que mon oeuvre, dans une symbiose quotidienne avec son monde, qui, lentement, se révélait. » (p. 65)

« Pour moi, en littérature, une morale est indispensable. Sans morale, la littérature n'existe pas. La morale est en quelque sorte le sex-appeal de l'écrivain. » (p. 83)

« La morale pour l'artiste est une espèce de sex-appeal, par elle il séduit et s'embellit, lui et ses oeuvres. Il vaudrait donc mieux que l'art n'aborde pas cette matière délicate sans la discrétion nécessaire. Un art explicitement moralisateur, ou vraiment trop "noble", c'est pour moi un phénomène assez irritant. Certes, que l'écrivain soit moral; mais qu'il parle d'autre chose. Que la morale naisse d'elle-même, en marge de l'oeuvre. Ce que je me propose dans mes ouvrages, c'est peut-être tout simplement d'affaiblir toutes les constructions de la morale préméditée afin que notre réflexe moral immédiat, le plus spontané, puisse dire son mot. » (p. 88-89)

« [Question: Dans vos oeuvres, vous considérez-vous comme optimiste ou comme pessimiste?] On me situe en général parmi les pessimistes, et même ceux qu'on dénomme "catastrophistes". Les critiques se sont habitués à ce qu'à partir d'un certain niveau la littérature contemporaine ne puisse être autrement que noire. La mienne, elle, n'est pas noire; au contraire, elle serait plutôt une réaction contre le ton sardonico-apocalyptique de rigueur. Je suis comme le baryton de la Neuvième Symphonie : « Amis, assez de ce chant, que d'autres mélodies se fassent entendre! » Ce qui ne signifie pas que j'entonne pour autant des hymnes à la Joie! Mais j'en ai assez des gémissements actuels. Il faut rajeunir nos problèmes, c'est la tâche primordiale de la littérature créatrice. […] Le vide? L'absurde de l'existence? Le néant? N'exagérons pas! Un Dieu ou des idéaux ne sont pas nécessaires pour découvrir la valeur suprême. […] Les bombes atomiques? Il y a quelques siècles, on mourrait avant la trentaine. […] Aïe! Ça me gêne d'exprimer des pensées si simplettes, je ne me sens pas à la hauteur. Je ne m'insurgerai pas contre une vision tragique de l'existence, je ne suis pas de ceux qui colorent le monde en rose. Mais on ne peut pas toujours répéter la même chose. Ce changement de ton, je l'attends de la nouvelle génération, qu'elle cesse enfin, elle, d'être "désespérée" et "révoltée"! » (p. 89-90)

« Chez moi, l'intrigue n'a jamais pris trop d'importance, elle n'est qu'un prétexte. » (p. 120)

« La sincérité? Comme écrivain, c'est bien ce que je redoute le plus. En littérature, la sincérité ne mène à rien. Voilà encore une des antinomies dynamiques de l'art : plus nous sommes artificiels plus nous avons de chances d'atteindre à la franchise, l'artifice permet à l'artiste l'approche des vérités honteuses. Quant au Journal… Avez-vous jamais vu un Journal qui fût "sincère"? Le "Journal sincère", c'est précisément le journal le plus mensonger, car la franchise n'est pas de ce monde. Et au bout de compte, la sincérité, quelle barbe! Ça n'est pas très fascinant! » (p. 130)

« Le peintre contemporain a appris à décomposer le monde visible en ses éléments de couleurs et de lignes, à partir desquels il élabore une nouvelle composition arbitraire. […] On a dit que la peinture avait pris cent ans d'avance sur la littérature. Malheur à la littérature si elle prend le même chemin. […] Dans la littérature, qui par bonheur n'est pas art pur, il est loisible de faire ce que fait la peinture, et quelque chose de plus, quelque chose qui en est le contraire précisément. […] Dans Cosmos, je peux non seulement décomposer le monde en éléments de la Forme, je peux aussi recréer la réaction de l'homme, d'un homme face à un tel processus de décomposition, sa peur, son désespoir, ou son enchantement, de telle sorte que c'est de nouveau l'homme, et non pas la Forme, qui se trouve au centre de mon oeuvre. Chez moi, la Forme peut encore être l'enfer, ou le paradis; chez un peintre, la Forme doit être « en tant que telle ». Si la toile pouvait nous donner à la fois la Forme « en tant que telle » et les sentiments de l'homme qui la contemple, je n'aurais pas, peut-être, tant de reproches à lui faire. C'est de cette réhumanisation de l'inhumanité que dépend, à mon avis, la littérature de demain. Se balancera-t-elle dans le vide en dessinant des figures bizarres, ou retrouvera-t-elle sous ses pieds un terrain solide? […] Nous avons libéré le démon de la Forme, maintenant il s'agit de le prendre par les cornes. » (p. 156-157)

« Mon écriture est fondée sur des modèles traditionnels. […] Ferdydurke est une parodie du conte philosophique voltairien. Trans-Atlantique est la parodie d'un récit de l'ancien temps, dans le genre vieillot et stéréotypé. La Pornographie renoue avec le débonnaire « roman champêtre polonais ». Cosmos, c'est un peu un roman policier. Mon théâtre parodie Shakespeare et ma dernière pièce est composée sur le modèle de l'opérette. Si je prends appui sur les formes traditionnelles, c'et qu'elles sont les plus parfaites, et que le lecteur y est déjà habitué. Mais n'oubliez pas […] que chez moi la Forme est toujours la parodie de la Forme. Je m'en sers, mais je m'en extrais. Oui, je cherche le lien entre ces genres littéraires d'autrefois, qui sont lisibles, et la plus neuve, la toute dernière perception du monde. Trimbaler la plus actuelle contrebande dans de vieilles carrioles du type de Trans-Atlantique ou de La Pornographie, ça me va! » (p. 159)

« Préface », La pornographie. Traduit par Georges Lisowski, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995 [1960], p. 9-15.

« [À propos du "sens philosophique" de La pornographie]. Essayons de nous exprimer de la façon la plus simple. L'homme, on le sait, tend vers l'absolu. Vers la plénitude. Vers la vérité, vers Dieu, vers la maturité totale... Tout saisir, se réaliser entièrement -- tel est son impératif. Or, dans La pornographie se manifeste, il me semble, un autre but de l'homme, plus secret sans doute, en quelque sorte illégal : son besoin du Nonachevé... de l'Imperfection... de l'Infériorité... de la Jeunesse. » (p. 9)

« [La jeunesse est] la valeur la plus haute de la vie... mais cette "valeur" a une particularité, inventée sans doute par le diable : étant jeunesse, elle se tient au-dessous du niveau de toute valeur. Ces dernières paroles ("au-dessous de toute valeur"), expliquent pourquoi je n'ai pu prendre racine dans aucun des existentialismes contemporains. L'existentialisme s'efforce de réinventer la valeur, tandis que pour moi la "sous-valeur", "l'insuffisance", le "sous-développement" sont plus proches de l'homme que toutes les valeurs. Je crois que la formule "l'homme veut être Dieu" exprime fort bien les nostalgies de l'existentialisme alors que je lui en oppose une autre, férocement incommensurable : "l'homme veut être jeune". » (p. 10)

« La pornographie est issue de Ferdydurke. C'est un cas particulièrement grinçant du monde ferdydurkien : le Cadet créant l'Aîné. [...] [Mais] La pornographie est plus courageuse que Ferdydurke qui utilise avant tout le sarcasme et l'ironie - et l'humour implique la distance. À cette époque, je prenais de haut mes thèmes, et l'on pourrait soutenir que dans Ferdydurke je lutte orgueilleusement contre l'immaturité. [...] Dans La pornographie, j'ai abandonné la distance que donne l'humour. Ce n'est pas une satire, mais un roman, un roman classique... Le roman de deux messieurs sur le retour et d'un couple d'adolescents ; un roman sensuellement métaphysique. Quelle honte! » (p. 13-14)

« Je suis de plus en plus porté à présenter les thèmes qui me paraissent les plus complexes sous une forme simple, naïve même. La pornographie est écrite un peu à la manière d'un "roman de province" polonais ;  c'est comme si je véhiculais sur un char à banc vieillot du venin "dernier cri" (cri de douleur, pas à la mode, cela va de soi). Ai-je raison de penser que plus la littérature est téméraire et d'un accès difficile, plus elle devrait retourner vers des formes anciennes, faciles, auxquelles les lecteurs se sont habitués? » (p. 15)

« K. A. Jelenski [...] estimait que La pornographie se présentait de façon trop définie; il me conseillait d'y effacer quelques-unes de mes traces, à la façon des animaux ou de certains peintres. Mais je suis déjà fatigué par tous les malentendus qui s'accumulent entre moi et mon lecteur et, si j'avais pu, j'aurais limité encore davantage sa liberté de m'interpréter. » (p. 15)

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