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(1939-...)

Dossier

Le roman selon Pierre Mertens

Pierre Mertens : roman de la vérité et vérité du roman, par Laure Henri-Garand, 8 avril 2016

Chez le Belge Pierre Mertens, la pratique du roman est marquée par une double ambition : celle de donner voix à l'Histoire, et celle de se raconter. Impossible de faire l'un sans l'autre toutefois, puisqu'on « ne peut raconter le monde qu'en se racontant soi-même ». (P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 120) Né le 9 octobre 1939, jour même de l'invasion de la Belgique par l'Allemagne, Mertens prendra rapidement la mesure du poids inéluctable de l'Histoire sur le destin des hommes, et son choix initial de pratiquer le droit s'inscrira avant tout dans une forte volonté de dénoncer les horreurs commises au nom de la guerre partout à travers le monde . C'est en revanche par le biais de la littérature – notamment par la découverte de Franz Kafka – que Mertens prendra conscience de l'existence d'une autre réalité, d'une autre Histoire, qui, bien qu'existant uniquement dans livres, comme divorcée du réel, n'en reste pas moins absolument et inévitablement vraie.

Car il ne s'agit pas d'énoncer un fait pour accéder à sa vérité : « Nous avons une curieuse manière, en politique comme dans les médias, de chercher des bons et des mauvais. C'est commode! C'est pratique pour l'analyse! Très souvent, les choses ne se passent pas comme ça. Et à force de diaboliser les uns et d'angéliser les autres, on se trompe; parfois très lourdement » (P. Mertens et E. Blattchen, 1998, p. 39). Au contraire, en raison justement de leur neutralité soi-disant objective, Mertens en viendra à considérer les discours juridiques et journalistiques comme facilement manipulables, en plus de leur regrettable tendance à réduire les conflits humanitaires aux statistiques et aux enjeux politiques. Or, pour Mertens, l'Histoire est faite par les hommes, et les hommes sont faits de paradoxes et de contradictions. Aussi le roman lui apparaît-il comme l'unique réponse possible au problème posé par l'Histoire : derrière la vérité unique et objective des faits se cache la vérité subjective de l'homme, une vérité multiple et complexe, mais surtout, une vérité essentielle en ceci qu'elle tient compte de toutes les facettes de l'expérience humaine.

Il n'y a donc pas, chez Mertens, de meilleur moyen pour accéder à la vérité que de passer par la fiction. Et le roman, en raison surtout de sa capacité à contenir toutes les formes possibles du discours humain, et par ce qu'il permet de faire cohabiter des vérités paradoxales, est le genre privilégié pour donner voix à l'autre Histoire, celle des hommes :

"Pour moi il s'agit d'une option éthique autant que d'un choix esthétique. C'est dire que je comprends très bien qu'à l'heure qu'il est, des romanciers (et je crois que c'est presque sans précédent) passent une partie de leur temps à militer pour le roman. Non pas par autojustification, mais parce qu'ils éprouvent le besoin récurrent de faire apercevoir cette chose simple, et encore trop ignorée : que le meilleur moyen de tout dire, c'est le roman qui l'offre, parce que c'est le seul genre qui puisse s'emparer de tous les autres. Il y a un pouvoir de prédation magnifique dans le genre romanesque, qui le pousse à annexer la poésie, la philosophie, le théâtre, de la réflexion morale, de la métaphysique, et le contraire en même temps, et que cela peut se faire avec grâce. [...] Les plus belles théories s'épuisent, mais les romans, eux, peuvent vivre infiniment." (P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 136)

Alors que la notion de vérité appliquée au réel soi-disant empirique ne peut qu'engendrer des absolus, la vérité du roman s'inscrit plutôt dans sa capacité de mettre à mal l'idée même de vérité. C'est donc que la vérité de l'homme ne peut être simplement « dite », elle doit s'incarner, dans la complexité de la forme, et donc dans la fiction. Chez Mertens, le roman n'est pas séparé du monde, il le crée en quelque sorte, en donnant entre autres accès à l'autre Histoire, la « vraie » celle-là, une Histoire pétrie des nombreux paradoxes de l'homme.

Articulée en trois temps, cette étude tentera donc de circonscrire la poétique romanesque de Pierre Mertens telle qu'il la développe en entretiens, dans ses articles, et dans ses essais, à l'égard de sa conception de la vérité romanesque. En premier lieu, je me pencherai sur sa compréhension du rapport entre le récit de l'Histoire et la notion de style qui doit sous-tendre ce récit, pour ensuite m'arrêter sur ce que le roman peut également être vu comme un art de la trahison. En dernier lieu, je tenterai de comprendre comment chez Mertens, la pratique du roman est comprise comme l'ultime forme d'engagement, en ceci qu'elle seule permet d'engager l'homme à saisir dans son ensemble la complexité du monde qu'il habite.

1. « Le roman a pour fonction, je crois, de mettre en style l'histoire » (P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 209).

La question de l'Histoire est donc fondamentale à la poétique romanesque de Mertens. Sensible aux récits cachés qui la sous-tendent, son intérêt pour cette autre Histoire résulte incontestablement de l'expérience très concrète que lui permet son travail de juriste et d'observateur judiciaire :

« C'est une aubaine que d'avoir dû en 76, rédiger un long rapport sur l'état de la répression, la politique de sécurité nationale et ses conséquences : l'exil forcé, la déstructuration et le massacre du capital intellectuel du pays par l'exil forcé, les disparitions, la torture, etc. Avoir dû rédiger un rapport là-dessus, avec l'oeil froid de l'homme de loi qui visite le pays, c'est le premier aspect. C'est aussi une véritable chance de devoir y revenir par le roman comme dans Terre d'Asile, pour rendre compte au fond de l'essentiel, car c'est dans le roman que j'ai pu le dire. Parce que je crois que la littérature a cette fonction. La littérature dite de fiction parle plus de la réalité que les rapports les plus objectifs, les plus neutres, les plus impavides […]. Je m'aperçois que cela a eu beaucoup plus de portée. Même dans le monde des réfugiés dans la Belgique de l'époque, le roman a eu plus d'effet. Cela les intéressait beaucoup plus que de regarder mon rapport qui, au fond, n'avait rien d'inattendu […] ».(P. Mertens et G.G. Campos, 2007)

Constatant que ses romans rejoignent avec plus d'efficacité les lecteurs que ne le peuvent ses rapports officiels et autres documents journalistiques, Mertens entrevoit très tôt l'avantage de la forme romanesque sur l'écriture dite « objective ». D'une part, l'inscription dans le texte d'une subjectivité spécifique, qui s'incarne entre autres dans la voix d'un narrateur à la première personne, permet au lecteur de se projeter dans l'Histoire, au lieu de simplement en faire l'expérience de l'extérieur. Par le roman, Mertens chercherait donc à produire un effet d'« empathie », une question sur laquelle je reviendrai lorsqu'il sera question de réfléchir à l'engagement littéraire. D'autre part, le roman permet de mettre en lumière certains paradoxes, certaines questions laissées en plan par l'Histoire officielle, mais autrement de première importance dans le déroulement des évènements.

C'est ainsi qu'à propos de son roman Une paix royale (1995), dont l'un des thèmes principaux est l'abdication prématurée du roi belge Léopold III à la suite de plusieurs bourdes politiques importantes, Mertens affirme avoir souhaité se concentrer sur le regard que peut porter sur lui-même une figure publique, dont l'image appartient en quelque sorte à la nation qu'il dirige :

« Je ne veux pas dire du mal inutilement et sottement des historiens qui se sont emparés de Léopold, dans mon pays ou ailleurs, mais je dois avouer qu'ils m'ont toujours donné l'impression de passer à côté de la vraie question posée par ce destin, et qui est toute simple : comment être roi sans être un personnage de théâtre? Comment être roi sans être un personnage pour soi-même, à la fois incarnant le personnage, et en le regardant ?» (P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 128)

Pour Mertens, il ne peut y avoir d'évènement historique sans ces moments profondément étranges et intimes qui informent le comportement de ceux qui participent à l'Histoire. Les discours officiels ne pouvant s'aventurer dans ce type de détail sans risquer de perdre, justement, leur caractère objectif, et donc leur légitimité, il est du devoir du roman d'en faire état, de manière à mettre en lumière le caractère profondément problématique du rapport entre l'Histoire et les hommes qui la forgent. Le roman Les Éblouissements, pour lequel Mertens reçoit en 1987 le prix Médicis, est fondé sur un principe semblable. Dans un récent entretien filmé dans le cadre d'une conférence prononcée au Centre Communautaire Laïc Juif, Mertens explique que le choix de traiter dans son roman de la dérive idéologique du poète allemand Gottfried Benn – en 1933, Benn se lie au parti nazi avant de réaliser quelques années plus tard son erreur – tient de son désir de comprendre l'impossibilité de revenir sur des actions qui ont affecté le cours de l'Histoire : « ... et la question que je pose dans ce roman, c'est, est-ce qu'on ne se remet jamais d'une maladie pareille... Est-ce qu'on ne revient jamais d'un voyage au bout du fourvoiement, lorsqu'il est si grave... ». ([en ligne], consulté le 9 octobre 2015.) Contre le récit conventionnel de l'Histoire, qui ne fait selon lui qu'asservir les hommes à la tyrannie de la chronologie, Mertens oppose une complexité et une ambigüité que seul le roman peut incarner.

De manière générale, donc, l'art, et par extension la littérature, permet « d'appréhender […] au minimum la dualité des êtres » (P. Mertens et E. Blattchen, 1998, p. 30) mais le roman s'engage encore plus loin dans l'ambigüité, avec comme résultat que « pour dire l'horreur, il n'y a rien de mieux que le roman » (P. Mertens et E. Blattchen, 1998, p. 16). Un des concepts développés par Mertens pour rendre compte de sa poétique romanesque est la notion de la « seconde chance ». Contre la transcription soi-disant « littérale » des faits historiques, Mertens conçoit le roman comme une forme de sauvetage de l'Histoire, par lequel le romancier revisite les faits, à la fois dans le désordre et par le biais d'un point de vue subjectif, pour ainsi en faire ressortir une vérité cachée. Il en parle également en termes de « restructuration romanesque » : « C'est comme si j'avais fait un film et que l'essentiel du film soit resté dans les chutes et que ce soit dans les chutes j'aie fait le roman. » (P. Mertens et G.G. Campos, 2007)

Et dès lors qu'on ne peut plus considérer le destin de l'homme indépendamment du cours de l'Histoire, il n'est pas étonnant de constater qu'à l'inverse, il est difficile de véritablement comprendre l'Histoire autrement que par le biais de l'étude de destins individuels. Aussi le roman de Pierre Mertens octroie-t-il une place très importante au point de vue autobiographique. En plus d'être né le même jour que son auteur, Pierre Raymond, le narrateur d'Une paix royale, a vécu une enfance en plusieurs points semblable à celle de Pierre Mertens. Même chose pour le roman érotique Perdre, au sujet duquel Mertens explique qu'il lui a semblé, au moment d'entamer sa rédaction, soudainement « impossible […] de dire la vérité sexuelle de sa vie en la prêtant à un il . » (1997, p. 7) C'est que chez Mertens, la vérité historique révélée par le roman est intimement liée à la mémoire individuelle, chaque roman devenant ainsi comme une nouvelle chance de revisiter son passé en le conjuguant à cette autre Histoire, créée par l'espace même du roman.

La perspective autobiographique imprègne également les nombreux essais et critiques littéraires du romancier, qui avoue être plus ou moins incapable d'écrire autrement que par le biais de son expérience personnelle, autrement que par le biais de son "humeur" (P. Mertens et P. Tison, 2007, p. 138) . C'est que Mertens souhaite en quelque sorte éviter l'écueil d'une objectivité illusoire, en affichant d'emblée le lieu d'où il réfléchit à ses modèles littéraires. « J'ai mêlé à ma rencontre avec vous des plans entiers de ma vie », explique-t-il en s'adressant directement aux auteurs dont il parle, « en fait, j'ai raconté comment cela s'était vraiment passé! […] Ne serait-ce que pour avertir le lecteur qu'on ne lui parlait pas de n'importe où, comme un minuscule deus ex machina.» (1997b, p. 7-8) C'est une autre facette importante de la vérité romanesque chez Pierre Mertens : que ce soit dans cadre de la fiction ou de la critique, l'écriture s'incarne toujours dans la voix assumée de Pierre qui, bien qu'évoluant dans le « réel », ne peut s'exprimer que par le biais de la fiction.

Ce n'est pas dire toutefois que toute vérité soit bonne à dire. En effet, si l'écriture de Mertens entretient un rapport particulièrement intime avec le geste autobiographique, il n'en demeure pas moins que le geste biographique, lui, n'a pas du tout la cote. C'est là une nuance (et peut-être un paradoxe) fondamentale de la poétique du roman de Mertens : alors que l'entreprise romanesque se pose comme une « seconde chance » pour l'Histoire de se révéler par le biais d'une voix subjective, l'entreprise biographie est à l'inverse considérée à la fois comme du mauvais documentaire, et du mauvais roman. Il déplore ainsi le travail de Max Brod sur la vie de Kafka (comme l'avait fait avant lui Milan Kundera), ou encore celui d'Henri Troyat, spécialiste de la biographie romancée :

« Que font la plupart des soi-disant biographes? Eux aussi, il leur arrive d'inventer. Par exemple, Henri Troyat, lorsqu'il relate la mort de Tchekhov à Badenweiler, lui prête tout un monologue intérieur. À ce que l'on sait, Henri Troyat ne se trouvait pas dans la chambre où Tchekhov entrait en agonie et, l'eût-il été, en traversant les siècles, il n'eût pas pu se mettre à l'écoute d'un monologue qui n'était pas pour rien intérieur!" (1993, p. 139)

Une accusation plutôt surprenante lorsqu'on songe aux romans eux-mêmes quelque peu « biographiques » de Mertens (Les Éblouissements, sur Gottfried Benn, L'Inde ou l'Amérique, en partie sur Christophe Colomb), ou encore à ses textes « biocritiques » tels qu'Uwe Johnson, le scripteur de murs ou encore Rilke ou l'ange déchiré. À en croire Mertens, il semble que la distinction entre les deux genres se situe en quelque sorte du côté du point de vue annoncé. Le titre de « biographie » placerait d'emblée le texte du côté d'une vérité objective, et donc du côté d'un point de vue critique et distancé qui chercherait à donner la vision la plus juste possible – la plus proche du réel, pour ainsi dire – du personnage à l'étude, tandis que le roman, qu'il soit biographique ou non, est placé du côté de la fiction, c'est-à-dire qu'il s'annonce comme « faux » dès la première ligne. Cette posture du roman permettrait donc au lecteur d'accéder à une vérité de l'Homme, contrairement à la biographie qui semble recherche la vérité d'un seul homme. Car « le plus court chemin entre Histoire et histoire » affirme Mertens, « c'est encore d'imaginer . »(1993, p. 140)

Que cette distinction pour le moins problématique entre « roman biographique » et « biographie romancée » tienne ou non la route, il demeure évident que la notion de style est centrale à la conception du roman de Mertens. Par « style », Mertens entend :

« C'est la capacité d'incarnation. La capacité d'un homme de donner chair et sang à des créatures qui font des guerres, des révolutions, qui sont torturées, qui sont libérées. Comme il les incarne, ça nous concerne. Si nous ne reconnaissons pas notre peau et notre sang dans la peau et le sang des autres, je ne dis pas que les évènements n'ont pas lieu, mais ce sont des notions abstraites, scolaires. Et, quelque part, cela cesse rapidement de nous intéresser – et même de nous concerner.»(P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 211)

Le style est donc la mise en forme du texte qui permet à l'auteur d'atteindre la conscience du lecteur. Contrairement à la biographie, qui pour Mertens semble faire figure de simple collection d'anecdotes romancées, anecdotes qui révèlent très peu sur « l'homme », et encore moins sur l'Histoire – du moins rien de « vrai » –, contrairement aussi aux discours juridiques ou journalistiques, trop neutres pour atteindre le lecteur, le roman, par son travail de la forme, engendre un discours qui lui est absolument consubstantiel, et qui rend en quelque sorte visible une forme de l'Histoire qui était auparavant dissimulée. Mertens parle également de « musique » : « Le style, c'est aussi laisser entendre une musique. Le livre le plus riche par son message, s'il n'est porté par un style, n'est pas de la littérature. […] Tandis que des livres de moindre intelligence, s'ils sont portés par une musique, risquent d'émouvoir néanmoins. »(P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 212) Chez Mertens, le style, la musique, c'est Marcel Proust qui donne vie à l'affaire Dreyfus, c'est Tolstoï qui fait entrer dans l'imaginaire le général Koutouzov, c'est Kafka qui toise, formule et épèle, « épouvanté, souvent, mais sans trembler. » (1997b, p. 131) Le style, c'est également « ce vieux monarchiste réactionnaire qu'est Balzac, [qui], vu sous un certain angle, dans ses grands moments, fini par être beaucoup plus progressiste qu'on ne le présume. Parce qu'il est porté par un projet romanesque qui le déborde. » (P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 212)En ce qui concerne sa propre pratique, Mertens conçoit le style comme le rythme qui portent chacun de ses projets, un rythme qui ne peut jamais être répété, mais qui s'accumule au fil de l'écriture : « C'est à refaire à chaque fois. On ne peut pas écrire Les Bons offices avec la même encre que L'Inde ou l'Amérique. C'est impossible. Il y a une interaction entre le propos et la musique d'accompagnement qui fait que le cocktail ne peut rester le même. »(1997b, p. 214)

Chez Mertens, le fond et la forme sont absolument indissociables. Le roman, le « vrai » roman, a pour tâche de donner corps par le biais de la fiction à une subjectivité qu'écrase l'Histoire, et c'est par cette « seconde chance », à la fois pour l'homme et pour l'Histoire, que se construit la vérité du roman. À l'instar de Milan Kundera et de son roman qui ne dit « que ce que le roman peut dire », Mertens considère que le roman, ainsi arrimé à la « petite » et à la « grande » Histoire, construit une vérité que lui seul peut révéler.

2. La trahison du roman.

Que ce soit par l'idée de la « seconde chance » ou de la « restructuration romanesque », le geste impliqué par la pratique du roman est également conçu par Mertens comme une forme de trahison, dans la mesure où le romancier, par son travail, refuse d'en rester aux « faits » et tente de déborder le réel en lui restituant sa dimension fondamentalement problématique.

Une trahison sur le plan formel avant tout, car depuis ses débuts le roman se fonde sur la déconstruction des codes et des conventions littéraires d'un genre. En se rapportant à une certaine histoire du roman, Mertens fait ainsi remarquer que ce qu'on appelle communément l' « évolution » du genre romanesque se présente en vérité comme une série de petites ou de grandes infidélités :

« […] Pour les grands romanciers, il ne s'est jamais agi que de trahir les lois du genre romanesque. Cervantès a trahi le roman de chevalerie, comme Tolstoï a trahi le roman historique, et Conrad ou Melville, le roman maritime. Proust, Joyce, Kafka, Musil, ont trahi ensemble tout le roman en tous ses états. Le "vrai roman", ce fut, de tout temps, le faux. La santé du roman, ce fut toujours sa crise, cette maladie dont il ne devrait pas guérir sans dépérir. Exercice de compréhension du réel, il comporte aussi une leçon de trouble. Sa vocation, sa mesure, c'est le risque qu'il prend.» (1989, p. 31)

Mertens déplore ces auteurs « d'oeuvrettes régressives congelées, à réchauffer au four micro-ondes […] »(1989, p. 31), qui promettent à leur lecteur l'expérience du « vrai » roman, et il fustige dans le même souffle tous les épithètes et catégories à la mode pour ce qu'ils ont de figés et de faux, plus particulièrement celui de « post-moderne », qui grince à ses oreilles par sa « ringardise ». C'est « qu'il faut toujours grandement se méfier des exégètes d'occasions […] qui s'autorisent à dénier à un romancier la latitude de composer une certaine sorte de roman où eux, les commentateurs, ne reconnaissent pas le cadre traditionnel qu'ils prêtent au genre. »(1997b, p. 231)

La notion de trahison est encore, sinon plus adéquate pour décrire le rapport que la pratique romanesque de Mertens entretient avec les idéologies dominantes. Car le roman ne doit pas être guidé par aucune idéologie et il ne peut servir de cause autre que celle de sa propre vérité. Il agit, en quelque sorte, comme un traitre à tout ce qui lui est extérieur. Or, si dans la même veine qu'Hermann Broch et Milan Kundera, Mertens s'avoue méfiant de l'attitude lyrique (ou kitsch) en ce qu'elle peut très rapidement mener à la dérive totalitaire, et s'oppose de plusieurs manières à la liberté consubstantielle du roman, il refuse de l'exclure complètement de sa poétique romanesque, invoquant pour s'expliquer le droit au lyrisme comme composante en règle de l'expérience humaine. Pour Mertens, la dénonciation du kitsch comme ennemi principal de la vérité du roman, discours bien à la mode chez plusieurs de ses contemporains, devient en elle-même une forme d'idéologie totalitaire. C'est ce qu'il définit comme le « kitsch de la négativité » :

« En formulant un pessimisme étroit, et au fond puritain, on ne court pas le risque de déranger l'ordre des choses et, au cri, on préfère le grincement. Cela ne porte guère à conséquence. On ne transgresse aucun tabou, on ne formule pas l'ombre d'un sacrilège. [...] On s'est tellement pénétré de l'idée qu' "on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments" que bien des benêts et nombre de pervers se sont manifestés, dont la méchanceté et l'aridité tenaient lieu d'uniques talents. Dérisionner – faute de mieux – les sentiments qu'on dit bons, serait-ce à tous les coups un signe d'intelligence?» (1997b, 220)

Le kitsch (tout comme l'anti-kitsch), avance Mertens, n'est pas une valeur en soi : c'est un point de vue. À l'instar des théoriciens de l'ironie, qui constatent depuis quelques années que le phénomène ne peut pas se comprendre comme un objet fixe, mais plutôt comme une posture d'énonciation ou même de réception, Mertens avance qu' « on est toujours le kitsch de quelqu'un d'autre » : « Le problème – car il y en a un, et qui se pose surtout aujourd'hui – c'est qu'on peut finir par trouver kitsch tout et n'importe quoi […]. Le kitsch de l'un n'est pas celui de l'autre et chacun, en l'espèce, établit librement son catalogue personnel, son inventaire, ses hiérarchies, chacun formule aussi oukases, interdits et tabous. » ( 1997b, p. 215)

Il semblerait que la neutralisation du sentiment et du lyrisme, en raison surtout de leur potentiel extrême d'atteindre la sentimentalité et le kitsch le plus pur (le plus dangereux), s'impose chez Mertens comme étant contraire à l'essence même du roman, essence qui, nous l'avons vu, s'incarne dans la reconstruction d'une vérité cachée à partir de la grande et la petite Histoire. Or, cette vérité se doit d'englober toute l'expérience humaine; d'en exclure le sentiment serait donc contreproductif. Prenant pour exemple ce qu'il considère comme un mépris presque institutionnalisé du phénomène de l'amour, Mertens prend note de la nature un peu « BCBG » de ce qu'il appelle la posture « antiromantique » :

« Ce sont plutôt les moindres maîtres du pessimisme ordinaire, à la petite semaine, les misanthropes légers, poids plume, les rhétoriqueurs peinards du détachement obligé qui se croient autorisés à cracher dans la soupe des sentiments, ou tenus, sous peine de déchoir, d'y vomir. On aura tellement souligné la mièvrerie des tendres inclinations – quand il n'y a rien, parfois, d'aussi violent, impitoyable et fou – qu'on en a oublié la fadeur de l'inexpressivité affective, son goût de cendre, la ringardise mondaine des "mauvais sentiments" et du cynisme hard, l'amer sirop et la fétide guimauve de la prédation, la cornichonnerie du dérisionnement, le puritanisme petit-bourgeois de la misogynie : rien ne produit de plus nombreux et navrants clichés que cette atrophie, ce mutisme du coeur ! Ah! les dragueurs de néant, les peloteurs du vide, quel paradoxal mélo ils nous servent! (Il y a aussi une lamentable crédulité de la froideur.) Cela peut être très chic, très "classe" de renoncer au sentiment, à son étalage. […] Il y a une démagogie de l'antiromantisme. Voilà le nouveau kitsch !» (1997b, p. 236)

À maintes reprises, le romancier s'insurgera avec vigueur contre ce qu'il considère comme un embargo, et ira même jusqu'à affirmer qu'à la source de l'antiromantisme se trouve la peur de la véritable connaissance; la peur, surtout, d'être mal lu et mal interprété; la peur, en somme, de se tromper. Car le roman, continue Mertens, ne peut être complètement roman que s'il prend véritablement le risque d'être complètement roman, c'est-à-dire, non pas uniquement en nommant la posture kitsch, ou tout autre vérité désagréable, mais plutôt en l'incarnant, en la rendant vraie par le style, par la forme.

Il illustre davantage son propos en évoquant ces grands romanciers (et autres artistes) dont les oeuvres ont marqué l'Histoire, en raison justement de cette capacité à intégrer un certain kitsch à leur matière romanesque :

« Aux antipodes des mini-misanthropes, des Cassandres de salon, des vociférateurs d'antichambre, à des années-lumière de leurs ébrouements calculés, se dressent alors les grands barbares, les vrais intransigeants, qui ne désavouent le cynisme que de la vie même, et le kitsch du monde comme tel, du monde tel qu'il est. Cela n'empêche pas les sentiments, et même pas la passion véhémente et tragique de vivre dans ce monde-là. Ceux-là ont pour nom Dostoïevski, Rimbaud, Flaubert, Tchékhov, Lautréamont, Kafka, Proust, Artaud, Musil, Lowry, Faulkner ou Bataille. Münch, Picasso, de Staël et Bacon. Schoenberg, Berg, Webern, Antonioni, Kubrick, Pasolini, Tarkovski. Leur révolte, comme celle de Flannery O'Connor, vient de plus loin. Rébellion "douce", quelquefois, mais ne nous y trompons pas! Ils s'avancent les yeux ouverts sur le fil d'un rasoir. S'ils cultivent le scepticisme, c'est avec passion. S'ils désavouent la mélasse de sensiblerie, c'est au nom même du sentiment. Et, le cas échéant - mais oui - cela ne va même pas toujours sans un certain pathos […].»(1997b, 223)

Il semble de plus en plus évident que pour Mertens, l'essence du génie créateur se situe comme à la lisière de l'excès, dans une position à la fois précaire et inconfortable. Dans cette perspective, le roman, le « vrai », reste celui qui en arrive à trahir toutes les conceptions qui le précèdent, qu'elles soient formelles ou idéologiques. « Un kitsch n'est pas l'autre si un génie s'en mêle » (1997b, p. 224), et le refus, ou l'incapacité, d'intégrer le principe de trahison à sa pratique du roman équivaudra pour Mertens à une forme de désengagement allant contre le principe même de la forme romanesque.

3. Le roman ou l'engagement par la fiction.

« Ajournement des utopies, mise en congé des angoissantes et castratrices transcendances. Abandon de la métaphysique et des grands principes, renoncement – sans ironie superflue – à l'universel : un néo-positivisme régulateur pour industriels avancés. Retour de l'individualisme aux sources arides de la post-modernité et du post-moralisme. Promesse de ne plus avoir de tentation avant-gardiste ni de supplément d'âme - ni même d'état d'âme tout court... Degré zéro de l'éthique. Assomption d'un réalisme optimiste et d'une normalité sans souffrances, d'une sexualité sans transes... Simulation d'une irresponsabilité flegmatique et sans remords. Gloire du soft. » (1997b, p. 209)

Fidèle à sa plume grinçante, Mertens est toujours impitoyable à l'égard de tous ces « faux » romanciers qui érigent en véritable dogme le refus du sentiment . S'il en parle très peu de manière explicite, c'est bien toutefois de la notion de l'empathie dont il est ici question, une notion qui apparaît toute de même de manière assez frappante, en creux de son discours sur l'antiromantisme et sur l'engagement littéraire. Car la distance et la froideur ironique que Mertens attribue aux représentants du roman « antiromantique» lui apparaissent comme une forme de mépris envers tout un pan de l'expérience humaine, et partant, envers l'essence même du roman. Tels quels, ces romans férocement « anti-lyriques » ne diffèrent donc aucunement de ceux qui, à l'opposé de ce qu'on pourrait appeler le registre de l'émotion, accordent une importance démesurée à l'amour et à la sentimentalité (romans arlequin, romans de découvertes spirituelles, etc.). Chacun à leur manière, l'un par excès, l'autre par manque, échoueront ainsi à reconnaître l'objectif fondateur de la pratique romanesque, qui est celui de trahir le réel – l'Histoire, la biographie, la politique… – pour accéder à une vérité spécifique à sa propre forme. La posture inverse, que Mertens appelle « engagement », mais qu'il aurait pu nommer « empathie », posture qui fonde l'essence du roman, se révèle en fait comme une sorte de reconnaissance. Sur le plan de l'Histoire, affirme Mertens, l'oubli est une forme de violence . En parallèle, sur le plan du roman, c'est le « mépris », le « cynisme » et l' «intolérance» qui occupent cette position. Le véritable roman est donc par essence engagé, puisqu'il procède à la fois de la mise en voix – en forme – d'une certaine vérité, et à la fois du refus, par une certaine distance critique, de l'adhésion totale à cette même vérité.

On comprend donc que l'engagement littéraire de Pierre Mertens diffère radicalement du cas de figure aujourd'hui inévitable qu'est l'engagement littéraire de Jean-Paul Sartre. Au contraire de Sartre, qui donnait à la littérature la tâche spécifique de servir et de défendre la société, Mertens entrevoit l'engagement littéraire comme un engagement non pas pour les causes de l'homme, mais pour sa vérité. C'est que chez Mertens, le roman ne sert pas la politique, il est politique, et ce précisément par sa forme :

« On pourrait soupçonner qu'il y avait comme une dichotomie, une espèce d'opposition dans l'esprit de ceux qui ont imaginé ce thème, comme si ce n'était pas évident que politique et style fassent un très bon ménage. Or, pour moi, il n'y a pas de politique littéraire que s'il y a du style; et je connais peu d'exemples de style d'où quelque chose de politique soit complètement absent. Rapport obligé. Voyez Mallarmé ou Joyce. Le style ne fait pas l'économie de l'histoire ou du politique. » (P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 209)

Et dès lors que tout roman, par sa manière d'incarner l'Histoire, est nécessairement engagé, tout roman, continue Mertens, est également « progressiste ». Que l'auteur en soit d'ailleurs conscient ou non : de par le simple fait de donner voix à une certaine vérité, de lui donner forme, le roman permet au monde et à l'homme d'exister, d'être « dits » en quelque sorte, dans toute leur complexité. En fait, le roman chez Mertens est d'autant plus engagé qu'il ne se sait pas comme tel :

« Tiens! Nous ne voulons pas dissimuler plus longtemps, et cela nous convient bien, que l'engagement, dans la littérature, puisse être à la limite inconscient et qu'il a tout à gagner à l'être. Alors on est engagé parce qu'on n'a pas pu s'en empêcher. Tout à l'opposé de ces intellectuels trop serviles qui n'ont fait qu'obéir à leur mandat impératif extérieur à eux-mêmes et n'ont jamais produit que de la fâcheuse littérature... » (2002, p. 36)

À l'instar de Proust, pour qui « il y avait comme une discourtoisie à l'endroit du lecteur à se revendiquer de son engagement, comme si on prenait bien soin, offrant un cadeau à une dame, de laisser sur l'emballage l'étiquette indiquant le prix qu'il a couté » (1997b, p. 29), Mertens est d'avis que le simple fait de chercher à afficher son « message » a pour effet de gâter, en quelque sorte, la vérité du roman. À l'égard de son oeuvre, notamment Une paix royale Mertens explique qu'il a tenté, pour neutraliser sa fibre politique, de pratiquer ce qu'il appelle la « puérilité parfaite », ou encore, la « fausse naïveté » :

« Le regard porté sur le roi, et aussi sur son éventuel ressaisissement, qui aboutira à une partielle réhabilitation, ce regard, lui, ne change pas. Il y une perplexité, une interrogation, à propos du roi, qui appartient à un enfant qui sait vieillir comme un enfant perpétuel. C'est le principe de ce livre; et je ne suis pas loin de penser que c'est le principe de tout roman. Je crois que les romans qui, dans ma vie, m'ont le plus marqué sont ceux où l'on retrouve cette sorte de "puérilité parfaite".» (P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 121)

Ce type de naïveté, donc, qui s'apparente à celle d'un enfant qui dirait les choses sans en réaliser les conséquences, sans tenter d'en entrevoir les implications politiques, vient renforcer le pouvoir d'engagement du roman, puisqu'il réaffirme par là l'importance de la fiction, du « dire », sur le réel.

Aussi, aux accusations de Sartre, qui reprochait à plusieurs romanciers soi-disant bourgeois d'avoir encouragé par la production d'une littérature trop désincarnée la déchéance qui mena entre autres aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale, Mertens répond d'une part que Sartre est dans l'erreur lorsqu'il affirme qu'un Proust, qu'un Kafka se sont terrés hors du monde, puisqu'ils se sont en vérité eux-mêmes engagés, peut-être même beaucoup plus que Sartre (2002, p. 37-43), et, d'autre part, qu'il n'était nul besoin d'inscrire de message politique dans leurs oeuvres pour être engagés, puisque leurs oeuvres elles-mêmes y travaillaient, par la forme encore une fois. « Il n'est nullement besoin de s'engager pour être engagé ! » (2002, p. 36)

Sur le pouvoir de la fiction.

Dans la poétique romanesque de Pierre Mertens, la fiction a toujours le dessus sur le réel. « J'ai su très tôt », écrit-il, « par d'autres livres, que pour être vrai il fallait bien mentir. »(P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 212) La vérité du roman provient donc de son dévouement complet, de son engagement, au « mensonge » de la fiction. C'est ce que Mertens appelle le « mentir-vrai », une notion qu'il emprunte à Aragon : « Aragon a en effet montré, parfois de façon saisissante, qu'il est, au-delà des apparences, une vérité que, seul, le détour de la fiction, donc du leurre, voire du mensonge, permet de rejoindre. » (1993, p. 138) C'est par le biais de la lecture que Mertens comprend « que le recours à la forme romanesque n'a pour objet […] que de livrer la clé d'une expérience fondamentale, laquelle n'aurait pu s'engouffrer par aucune autre brèche ni s'imprimer ailleurs dans le tissu des mots de la littérature . » (1997a, p. 85)

La vérité du roman ne se situe donc pas dans sa capacité à traduire le réel, ou à s'accorder à certaines conventions d'écriture; et elle ne se situe pas non plus dans sa capacité à défendre une thèse, ou à raconter l'Histoire. Chez Mertens, la vérité du roman est définie par le rapport d'engagement que l'écriture entretient avec la fiction : elle provient de ce que le roman peut produire une forme « autre » pour ainsi rendre vrai, et donc incarner, le mensonge de la fiction.

Ouvrages cités :

  • CAMPOS, Guillermo García. « Entretien avec Pierre Mertens, écrivain Belge », Critica, 2007, [en ligne], page consultée le 9 octobre 2015.
  • HAMON, Philippe. L'ironie littéraire. Essai sur les formes de l'écriture oblique, Paris, Hachette, coll. « Hachette Université - Recherches Littéraires, 1996.
  • MERTENS, Pierre. À propos de l'engagement littéraire, Montréal, coll. « Lettres libres », Lux, 2002.
  • MERTENS, Pierre. L'agent double: sur Duras, Gracq, Kundera, etc. Bruxelles, Complexe, coll. « Le Regard littéraire », 1989.
  • MERTENS, Pierre. « Entretien avec Pierre Mertens », Bruxelles, CCLJ, 16 novembre 2011, [en ligne], consulté le 9 octobre 2015.
  • MERTENS, Pierre. « Du "mentir-vrai" à la transgression du réel », dans Gérard Laudin et Edgar Mass (dir.), Représentations de l'histoire. Actes du colloque franco-allemand de Cologne 17-18 juin 1988, Cologne, Janus, 1993, p. 138-140.
  • MERTENS, Pierre. « La face cachée du roman français » L'atelier du roman, vol. 10, 1997, p. 81-105.
  • MERTENS, Pierre. La violence et l'amnésie: chroniques des années de soufre, Bruxelles, coll. « Quartier Libre », Labor, 2004.
  • MERTENS, Pierre. Une seconde patrie: essai. Paris, Arléa, 1997.
  • MERTENS, Pierre et Edmond BLATTCHEN. Pierre Mertens, tout est feu. Bruxelles/ Liège, Alice/ RTBF, 1998.
  • MERTENS, Pierre, et Marie-France RENARD. « Pierre Mertens : Entrevue avec Marie-France Renard », Balises, vol.1 2, 2001/2002, p. 209 16.
  • MERTENS, Pierre et Guy SCARPETTA. « Mon art du roman », La Règle du jeu, vol. VI, no 17, 1995, p. 119‑36.
  • MERTENS, Pierre et Pascale TISON. « Entretien de Pierre Mertens et de Pascale Tison», 21˙octobre˙2007, [en ligne], consulté le 10 octobre 2010.

Bibliographie

Ouvrages cités

L'agent double: sur Duras, Gracq, Kundera, etc., Bruxelles, Complexe, 1989.

À propos de l'engagement littéraire, Montréal, Lux, 2002.

Avec G. Scarpetta, « Mon art du roman », La Règle du jeu, vol. 6, no 17, p. 119-136, 1995.

« Du "mentir-vrai" à la transgression du réel », Représentations de l'histoire. Actes du colloque franco-allemand de Cologne 17-18 juin '88, 1993, p. 138-140.

Avec E. Blattchen, Pierre Mertens, tout est feu. Bruxelles/Liège, Alice/RTBF, 1998.

Avec P. Louvet, et M. Quaghebeur, « L'Écrivain, un intellectuel en crise? Jean Louvet et Pierre Mertens. Entretien public », dans Beïda Chikhi (éd.), Figures tutélaires, textes fondateurs. Francophonie et héritage critique, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2009, p. 429-453.

« Pierre Mertens : Entrevue avec Marie-France Renard », Balises, vol. 1-2, p. 209-216, 2002

« La face cachée du roman français », L'atelier du roman, vol. 10, Printemps 1997, p. 81-105.

Une seconde patrie: essai, Paris, Arléa, 1997.

« Entretien avec Pierre Mertens, écrivain belge », [en ligne], 2 octobre 2007, consulté le 9 octobre 2015.

« Entretien de Pierre Mertens et de Pascale Tison », [en ligne], 21 octobre 2007, consulté le 9 octobre 2015.

Citations

L'agent double: sur Duras, Gracq, Kundera, etc., Bruxelles, Complexe, 1989.

« Les biographes font donc, eux aussi, "du roman", mais souvent mal ou pauvrement, car ils interdisent à leurs intuitions, éventuellement fondées, de s'accomplir vraiment dans l'imaginaire. Le point de vue du romancier n'aurait-il pas plus de chance de toucher juste? » (p. 72)

« Parce que, comme l'a très bien décodé Blanchot, Camus entend user ici "de l'art classique à des fins nullement classiques". Et pourquoi agir de la sorte? Parce que Camus n'effectuerait pas le saut qu'il s'impose, s'il n'écrivait pas un livre qui, sur le plan formel, n'était un livre de rupture (comme il y a des procès du même nom). Il lui faut surgir ailleurs. Là où on ne l'attend pas, nous l'avons dit, là où on ne l'espérait plus. Il lui faut casser son image. Pourquoi? Pour renaître. Pour saccager en soi l'écrivain déjà accompli, déjà arrivé, donc déjà mort. Tuer l'ange pour ne pas garder de l'ange que la posture. »(p. 89)

« Elle [Duras] écrit notamment ceci: "On peut (...) dire de Georges Bataille qu'il n'écrit pas du tout puisqu'il écrit contre le langage. Il invente comment on peut ne pas écrire tout en écrivant. Il nous désapprend la littérature". Et, bien entendu, ce "désapprentissage", c'est la littérature même. La seule. On ne devient écrivain qu'au prix de cette belligérance. ... On ne devient poète que par haine de la poésie. Celle des autres. »(p. 103)

« Mais Duras, quand elle parle, écrit encore, de même que quand Flaubert écrit des lettres, il reste l'écrivain qu'il est. Un grand écrivain ne peut s'empêcher de le rester dès que les mots sont en jeu. »(p. 114)

À propos de l'engagement littéraire, Montréal, Lux, 2002.

« Tiens! Nous ne voulons pas dissimuler plus longtemps, et cela nous convient bien, que l'engagement, dans la littérature, puisse être à la limite inconscient et qu'il a tout à gagner à l'être. Alors on est engagé parce qu'on n'a pas pu s'en empêcher. Tout à l'opposé de ces intellectuels trop serviles qui n'ont fait qu'obéir à leur mandat impératif extérieur à eux-mêmes et n'ont jamais produit que de la fâcheuse littérature... » (p. 36)

« C'est surtout dans le cadre de sa profession même qu'il [Kafka] fit passer un message réformiste, en rédigeant des mémoires très techniques où il proposait des mesures à prendre en vue de l'amélioration des conditions de travail des ouvriers. On retrouvera ici ce goût de la précision, cette méticulosité qui ne lui ont pas suggérés, que la description d'une célèbre machine à supplicier dans La Colonie pénitenciaire. »(p. 43)

« Celui qui ne se contente pas d'analyser et de convaincre mais émeut et fait rire, son pouvoir est incontrôlable, donc il n'est jamais inoffensif. C'est cela qui peut inquiéter même le tyran dans son lit. Aussi désarmée qu'elle soit, aussi fragile et légère, la fable, la fiction et elle seule peut quelquefois, oh! de très rares fois, démasquer, démystifier la brute et la faire reculer... Et sur cela, les brutes et les tyrans ne sont jamais trompés. Ceux qui détiennent la capacité de faire rêver les hommes recèlent une impardonnable menace. Ah! Quand je vous disais qu'il n'est nullement besoin de s'engager pour être engagé. »(p. 54)

Avec G. Scarpetta, « Mon art du roman », La Règle du jeu, vol. 6, no 17, p. 119-136, 1995.

« J'ai su très tôt, par d'autres livres, que pour être vrai il fallait bien mentir. J'ai su très tôt aussi que pour se raconter soi-même, il fallait énormément parler d'autre chose que de soi. Ce sont les deux lois qui ont gouverné l'entreprise. »(p. 124-125)

« Il n'y a pas de "thèse" dans ce roman : le roman, Dieu merci, n'est pas le lieu des thèses, et il succomberait à vouloir en défendre une. […] Ce n'est pas un hasard si ce à quoi je veux arriver, dans Une paix royale, c'est l'abdication. C'est là que je suis touché par mon propre personnage, et je crois qu'il n'y a pas de bon roman sans une émotion considérable devant un personnage, qu'il soit vrai ou fictif (c'est en cela que Joseph Conrad est l'un des plus grands romanciers de tous les temps, selon moi : il tombe amoureux éperdu de tous ses personnages, et c'est là, à mon sens, la clé de son excellence romanesque). […] Tous mes personnages, depuis trente ans que j'écris, vivent deux vies – et ça a été, je crois, assez peu aperçu. Ils bénéficient d'une one more chance. La première vie est vécue comme un purgatoire obligé, et c'est la seconde qui va nous intéresser. ... Le plus étrange, c'est que je ne l'ai pas fait exprès, que ça ne relevait pas du tout d'un programme... mais c'est une sorte de thème récurrent dans ce que j'écris : comment on va expier une première vie pour en avoir une seconde."(p. 125-126)

« Je ne veux pas dire du mal inutilement et sottement des historiens qui se sont emparés de Léopold, dans mon pays ou ailleurs, mais je dois avouer qu'ils m'ont toujours donné l'impression de passer à côté de la vraie question posée par ce destin, et qui est toute simple : comment être roi sans être un personnage de théâtre? Comment être roi sans être un personnage pour soi-même, à la fois incarnant le personnage, et en le regardant ? »(p. 128)

« Certains croient que la Belgique est l'unique objet de mon ressentiment, sans voir ce que mon attitude critique peut supposer de tendresse, d'espoirs (parfois déçus), de volonté de rester envers et contre tout. C'est quelque chose qui a à voir avec le ressort même du geste romanesque. Et ce roman est peut-être mon livre le plus "belge" – et donc aussi, j'espère, le plus "exportable"... c'est quand un certain Garcia Marquez a inventé a inventé le village de Macondo, le plus "local" qu'on puisse imaginer, qu'il a été animé, peut-être même sans le savoir, par un mouvement qui a fini par parcourir toute la planète... » (p. 131)

« Qu'est-ce qui sépare un enquêteur d'un romancier? C'est qu'un enquêteur est sommé de réussir, d'aboutir à un résultat au terme de son enquête, de viser la vérité. Alors qu'un romancier, c'est quelqu'un, comme disait Nabokov, qui ne cesse de "tourner le fin mot en énigme". À la limite, je crois que plus on en apprend, moins on en sait. Tous les romans qui nous parlent sont en fait des enquêtes inabouties, des enquêtes qui s'égarent, qui se fourvoient. La recherche du temps perdu ne vaut que parce que, même si quelque chose du secret métaphysique d'une vie y est atteint, à la fin, tout ce qui fait l'épaisseur romanesque du livre réside précisément dans la densité de ses digressions quasi infinies, dont on n'aperçoit jamais a priori le sens profond. » (p. 132)

« C'est [la composition d'un roman] encore aujourd'hui, pour moi, presque inexplicable. En fait, à chaque fois que j'ai écrit un roman, jusqu'ici, même apparemment très linéaire, c'est en concevant au préalable un plan tout à fait minutieux, que bien entendu je me hâtais de trahir. Dans ce cas-ci, j'étais très conscient de l'imbroglio et du bric-à-brac thématique, et pourtant j'ai renoncé à la nécessité du plan, et même à la tentation d'en faire un.» (p. 134)

 « En outre, l'activité du romancier, chez moi, a toujours été militante, dans le bon sens du terme (j'espère), et en tout cas fanatique. Pour moi il s'agit d'une option éthique autant que d'un choix esthétique. C'est dire que je comprends très bien qu'à l'heure qu'il est, des romanciers (et je crois que c'est presque sans précédent) passent une partie de leur temps à militer pour le roman. Non pas par auto-justification, mais parce qu'ils éprouvent le besoin récurrent de faire apercevoir cette chose simple, et encore trop ignorée : que le meilleur moyen de tout dire, c'est le roman qui l'offre, parce que c'est le seul genre qui puisse s'emparer de tous les autres. Il y a un pouvoir de prédation magnifique dans le genre romanesque, qui le pousse à annexer la poésie, la philosophie, le théâtre, de la réflexion morale, de la métaphysique, et le contraire en même temps, et que cela peut se faire avec grâce. [...] Les plus belles théories s'épuisent, mais les romans, eux, peuvent vivre infiniment. » (p. 136)

« Du "mentir-vrai" à la transgression du réel », Représentations de l'histoire. Actes du colloque franco-allemand de Cologne 17-18 juin '88, 1993, p. 138-140.

« Et pourtant, quelle image de Koutouzov allons-nous donc retenir? Évidemment celle de Tolstoï, parce qu'aucune démonstration d'historien ne nous convaincra jamais vraiment que le romancier s'est trompé. En somme, il a, par là, préfiguré la fameuse théorie du "mentir-vrai" chère à Aragon et à laquelle il est difficile de ne pas souscrire. Aragon a en effet montré, parfois de façon saisissante, qu'il est, au-delà des apparences, une vérité que, seul, le détour de la fiction, donc du leurre, voire du mensonge, permet de rejoindre. »(p. 138)

Avec E. Blattchen, Pierre Mertens, tout est feu. Bruxelles/Liège, Alice/RTBF, 1998.

« Ce n'est pas par hasard, si vous voulez, que mes admirations me portent vers des gens comme Kafka. Car la métaphysique y est omniprésente, même si elle est quelque fois mise en lambeaux dans ses fictions effrayantes. »(p. 25)

« Oui, mais parce que je le crois diffamé. Vous savez, je déteste, je l'ai dit tout à l'heure, les images réductrices. Les images diabolisantes. Nous avons une curieuse manière, en politique comme dans les médias, de chercher des bons et des mauvais. C'est commode! C'est pratique pour l'analyse! Très souvent, les choses ne se passent pas comme ça. Et à force de diaboliser les uns et d'angéliser les autres, on se trompe; parfois très lourdement. C'est ce qui fait que j'écris des livres qui tâchent de prendre en charge cette complexité-là. »(p. 39)

« Oui, curieusement, tous mes personnages vivent deux fois. C'est pour ça que, quand on s'acharne à voir dans mes livres uniquement des oeuvres noires et désespérées, je ne comprends pas très bien de quoi on parle, parce que tous mes personnages ont, au moins, une seconde chance. Généralement une seconde chance qu'ils s'octroient à eux-mêmes. »(p. 71)

« L'oeuvre d'art n'est pas là pour consoler, ni pour compenser ou équilibrer le mal; elle est une petite arme, modeste, pour faire reculer la brute; au prix d'une certaine magie, au prix d'une espèce de chamanisme; et je crois à cette sorte de sortilège. » (p. 83)

Avec P. Louvet, et M. Quaghebeur, « L'Écrivain, un intellectuel en crise? Jean Louvet et Pierre Mertens. Entretien public », dans Beïda Chikhi (éd.), Figures tutélaires, textes fondateurs. Francophonie et héritage critique, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2009, p. 429-453.

«[À propos de son roman L'Inde et l'Amérique] Et il n'est surtout pas question de Christophe Colomb, sauf d'une situation symbolique qui m'a toujours fascinée, qui est l'histoire d'un homme qui part pour un pays et qui finit par en découvrir un autre. Ce qui me paraît la façon la plus intelligente de voyager. Parce qu'arriver à destination, ce n'est quand même pas très passionnant, tandis que se tromper de route et finir par découvrir une terre inconnue, je dirais presque par l'inventer - parce que l'invention rejoint là la découverte –, c'est, à mon avis, ce qui nous arrive à tous. C'est ce qui advient au commun des mortels. »(p. 434)

« Pierre Mertens : Entrevue avec Marie-France Renard », Balises, vol. 1-2, p. 209-216, 2002.

« [Le style,] c'est la capacité d'incarnation. La capacité d'un homme de donner chair et sang à des créatures qui font des guerres, des révolutions, qui sont torturés, qui sont libérés. Comme il les incarne, ça nous concerne. Si nous ne reconnaissons pas notre peau et notre sang dans la peau et le sang des autres, je ne dis pas que les évènements n'ont pas lieu, mais ce sont des notions abstraites, scolaires. Et, quelque part, cela cesse rapidement de nous intéresser – et même de nous concerner. » (p. 211)

« Le style, c'est aussi laisser entendre une musique. Le livre le plus riche par son message, s'il n'est porté par un style, n'est pas de la littérature. C'est sans intérêt. ... C'est comme un opéra sans musique, ça n'a pas de sens. Tandis que des livres de moindre intelligence, s'ils sont partés par une musique, risquent d'émouvoir néanmoins. ... Le style est toujours prophétique. C'est ce qui fait, comme je viens de l'évoquer, que la plus belle analyse de l'affaire Dreyfus, c'est cette espère de malade à l'agonie, enfermé entre ses parois de liège, Marcel Proust, qui l'a écrite. C'est ce qui fait que des gens soi-disant réactionnaires finissent par être progressistes sans le savoir - uniquement par la force du style. Ce vieux monarchiste réactionnaire qu'est Balzac, vu sous un certain angle, dans ses grands moments, finit par être beaucoup plus progressiste qu'on ne le présume. Parce qu'il est porté par un projet romanesque qui le déborde. Ce ne sont pas toujours les progressistes qui sont le plus à l'avant-garde. Ce sont les grands stylistes. » (p. 212)

« Je n'imagine pas un bon livre sans une grande étude préalable du contrepoint et sans une certaine science du montage et du découpage. C'est mon côté musicien et mon côté cinéaste. C'est cinématographique et musical plutôt que romanesque. Beaucoup de livres me déçoivent par la banalité de leur construction. L'absence de souci du montage. C'est peut-être cela ausi que le Nouveau Roman nous a appris. » (p. 213)

« La face cachée du roman français », L'atelier du roman, vol. 10, Printemps 1997, p. 81-105.

« Il y a toujours eu, il y aura sûrement toujours deux histoires de la littérature : une officielle et une parallèle, marginale, presque maquisarde. […] Ainsi, on voit de grands solitaires dépérir faute d'avoir cotisé dans quelque club ou d'avoir rallié à temps les grandes familles... » (p. 82)

« On dirait que le recours à la forme romanesque n'a pour objet, ici, que de livrer la clé d'une expérience fondamentale, laquelle n'aurait pu s'engouffrer par aucune autre brèche ni s'imprimer ailleurs dans le tissu des mots de la littérature... » (p. 85)

« Ses romans [Louis-René Des Forêts] sont-ils vraiment tombés dans les oubliettes de l'histoire du roman contemporain? Ce serait vraiment trop dire. Méconnue du public, l'oeuvre continu toutefois de rayonner. Les critiques savent qu'elle développe comme nulle autre cette dialectique du silence et du langage dont la "métalittérature" se repaît aujourd'hui avec tant de morose gourmandise. […] Car Louis-René des Forêts sait mesurer le prix du silence. Il n'est pas de ces écrivains qui "se mettent à table" pour nous livrer ces vaines confessions que personne ne leur demande. Le silence de Des Forêts se révèle, à vrai dire, hanté de mots. » (p. 101)

« Grand mélomane, des Forêts excelle à jouer ici du contrepoint et de la succession des voix. Il le fait avec souffle et sans artifice. ... Le livre paraît enraciné profondément dans un courant romanesque qui traverse, notamment le domaine du roman américain : on songe à Faulkner. Mais, à tout moment, le livre "reprend sa liberté", s'évade de lui-même et s'échappe dans toutes les directions. La maîtrise et la densité de l'ensemble apparaissent à l'évidence. » (p. 102)

Une seconde patrie: essai, Paris, Arléa, 1997.

« Observez que, dans son ultime et posthume opus, L'Homme précaire et la littérature (1977), Malraux assigne cette même place à l'écrivain : celle de qui entend s'affranchir "du temps par la forme". Pour le moins inattendu sous la plume d'un romancier qui, dans ses fictions, s'était à se point immergé, sécularisé dans des perspectives extra-littéraires qui ne pesaient pas peu sur son propos! [...] Et pourtant, ceux qui ont eu la curiosité de l'interroger là-dessus [...] lui ont arraché plus que des propos évanescents sur Proust, Gide, Aragon, Valéry, Paulhan et Céline. Mais cela ne va pas au-delà [...]. Laissez-lui au moins qu'à sa manière il a participé, pour peu de temps mais décisivement, à la révolution du roman d'aujourd'hui en l'ouvrant à ce qu'on pensait pour lui indigérable : l'Histoire immédiate, et sa paraphrase. C'en fut fini du roman historique bourgeois traditionnel! Mais là aussi il venait, sans doute, trop tôt pour inspirer reconnaissance et gratitude. » (p. 26)

« Distinguons bien comme, à l'origine, l'engagement de Malraux ne fut pas volontariste et programmé. Le mot et la chose ont été promus par ailleurs de façon tellement barnumesque qu'il faut s'en réjouir. ... "Je ne crois pas à une littérature engagée, a dit Michel Leiris, mais à une littérature qui m'engage. " Voilà, cela convient déjà mieux. Proust ne pensait-il pas, pour sa part, qu'il y avait comme une discourtoisie à l'endroit du lecteur à se revendiquer de son engagement comme si on prenait bien soin, offrant un cadeau à une dame, de laisser sur l'emballage l'étiquette indiquant le prix qu'il a coûté? » (p. 29)

« Il faut toujours grandement se méfier des exégètes d'occasion, et je dirais volontiers : amateurs, qui s'autorisent à dénier à un romancier la latitude de composer une certaine sorte de roman où eux, les commentateurs, ne reconnaissent pas le cadre traditionnel qu'ils prêtent au genre. Or, nous l'avons déjà laissé entendre, Malraux a sciemment bousculé et tordu celui-ci; comme tous les grands romanciers, il a trahi le genre pour lui laisser dire ce qu'il n'avait pas dit avant lui. » (p. 34)

 « Or Kafka était à l'évidence porteur d'un mal - du mal de vivre. Mais ses livres paraissaient, en l'évoquant, apporter un remède. Enjamber l'abime même qu'ils ouvraient. Je n'avais encore jamais lu un bouquin qui eût ce pouvoir, cette fonction (si ce n'est, peut-être, L'Idiot de Dostoïevski). [...] Il y avait donc une littérature différente? qui révélait ce que celle de tous les autres dissimulait, passait sous silence? » (p. 43)

« Allons! quelle erreur ne commet-on pas lorsqu'on s'obstine à voir ici un écrivain "fantastique"! [...] Ce n'est pas Kafka qui est fantastique, c'est la réalité. Rien de moins insolite que ce labyrinthe, rien de plus quotidien que ce malaise. » (p. 49)

« Même Kundera, quand il met à mal les idées reçues de kafkalogues, nous le donne à voir, à l'occasion, hilare et plein de fantaisie, mais jamais porté au moindre romantisme, adoptant en toutes circonstances une attitude antisentimentale. [note de pas de page] Conception que Kundera partage sûrement avec Philip Roth et Ivan Klima. C'est parfois un peu vite jugé. Romantique, Kafka? Sûrement pas. Mais anti-romantique? Pas toujours... Plutôt : anti-pathétique et dérisionneur doux. [...] Il va bien falloir – avec un brin de provocation – l'imaginer nageant avec exubérance, canotant sur des rivières, sensuel – et pas seulement affligé d'une libido funèbre – et rêvant de boire du vin nouveau avec son père, au moment de mourir... Au fond : débordant d'humanité, mais pas à la façon des boyscouts, juniors-secouristes, dames patronnesses ou autres soeurs de charité. D'autant plus humain, qu'il avait, avec une curiosité sans limites, approché le phénomène humain sous ses deux faces, solaire et lunaire, sans jamais l'ombre d'un cynisme. (On pourrait même dire que, plus il ironise, plus il renonce à se montrer cynique. » (p. 136)

« On sait que le succès remporté par certains faits divers tient à leur fonction de miroir, ou de sémaphore. Quelquefois une affaire -grande ou petite - traduit, désigne, trahit, dénonce davantage une société donnée que ses révolutions, ses réformes ou ses projets. C'est que face à la glace sans tain qu'elle lui tend, le corps social est pris au dépourvu, au saut du lit, décoiffé. Il n'a pas eu le temps de se maquiller, de se refaire une beauté. De Stendhal à Truman Capote, de Flaubert ou Zola à Mishima, de Musil à Sciascia, les écrivains le savent bien, qui sont allés butiner dans La Gazette du palais ou Le journal des tribunaux comme la vérification ou la synthèse de ce dont ils se doutaient déjà de science amorphe. Ce n'est pas tant l'affaire Berthet, ou le cas Delamare, ou l'incendie du pavillon de Kyoto qui leur inspirent un sujet nouveau: ils se sont plutôt lancés, à chaque fois, sur la piste d'un fait révélateur d'autre chose, que cette chose débordait. » (p. 176)

« Le problème – car il y en a un, et qui se pose surtout aujourd'hui – c'est qu'on peut finir par trouver kitsch tout et n'importe quoi, et qu'on est toujours le kitsch de quelqu'un de la même façon qu'on peut dénier à tout produit kitsch sa qualité de kitsch au nom de certaines mansuétudes subjectives. Le kitsch de l'un n'est pas celui de l'autre et chacun, en l'espèce, établit librement son catalogue personnel, son inventaire, ses hiérarchies, chacun formule aussi oukases, interdits et tabous. » (p. 215)

« […] il y a aussi un kitsch de la négativité. En formulant un pessimisme étroit, et au fond puritain, on ne court pas le risque de déranger l'ordre des choses et, au cri, on préfère le grincement. Cela ne porte guère à conséquence. On ne transgresse aucun tabou, on ne formule pas l'ombre d'un sacrilège. [...] On s'est tellement pénétré de l'idée qu' "on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments" que bien des benêts et nombre de pervers se sont manifestés, dont la méchanceté et l'aridité tenaient lieu d'unique talent. Dérisionner – faute de mieux – les sentiments qu'on dit bons, serait-ce à tous les coups un signe d'intelligence? Un peu court, non? » (p. 220)

« Aux antipodes des mini-misanthropes, des Cassandre de salon, des vociférateurs d'antichambre, à des années-lumière de leurs ébrouements calculés, se dressent alors les grands barbares, les vrais intransigeants, qui ne désavouent le cynisme que de la vie même, et le kitsch du monde comme tel, du monde tel qu'il est. Cela n'empêche pas les sentiments, et même pas la passion véhémente et tragique de vivre dans ce monde-là. Ceux-là ont pour nom Dostoïevski, Rimbaud, Flaubert, Tchékhov, Lautréamont, Kafka, Proust, Artaud, Musil, Lowry, Faulkner ou Bataille. Munch, Picasso, de Staël et Bacon. Schoenberg, Berg, Webern, Antonioni, Kubrick, Pasolini, Tarkovski. Leur révolte, comme celle de Flannery O'Connor, vient de plus loin. Rébellion "douce", quelquefois, mais ne nous y trompons pas! Ils s'avancent les yeux ouverts sur le fil d'un rasoir. S'ils cultivent le scepticisme, c'est avec passion. S'ils désavouent la mélasse de sensiblerie, c'est au nom même du sentiment. Et, le cas échéant - mais oui - cela ne va même pas toujours sans un certain pathos (L'Idiot, Le Procès, Au-dessous du volcan, n'en sont pas plus dépourvus que ... Limelight! Les Anglais trouvèrent, un temps, Schubert volontiers "pathetic") Seulement, s'ils ne se montrent pas "impitoyables", autant que le voudrait Sabato, c'est seulement qu'ils placent très haut la compassion. Question d'altitude. Ils n'ont pas tous peur "des lieux élevés", comme disait l'Ecclésiaste, ce dénigreur très ancien du kitsch... » (p. 223)

« On aurait toutes les peines du monde à laisser entendre que, pour devenir ingénieur ou architecte, médecin ou chiropracteur, arpenteur ou numismate, il faut apprendre. On aurait l'air d'un tâcheron peu doué, peu confiant dans ses moyens. Rares sont ceux qui s'étonnent qu'un musicien, un peintre, un cinéaste, estiment avoir une science, une technique, un savoir-faire à acquérir... Mais un écrivain? C'est tout fait ou ce n'est rien! J'ai rencontré même des analphabètes, des illettrés profonds qui pensaient avoir, pour le lendemain, un livre à écrire (et c'était parfois plus fondé que dans le cas de ceux dont il nous reste à parler ici). » (p. 228)

« Considérez aussi ces écrivains qui, dans le souci de mieux se vendre, et pour rassurer sans nul doute leurs lecteurs potentiels, leur promettent "un romanesque pur, un vrai roman", quand le vrai roman ne fut jamais, depuis Cervantès et Sterne jusqu'à Joyce et Claude Simon, que celui qui ambitionnait de trahir les lois du genre pour ne pas s'y engluer. Cela nous apporte, au mieux, des oeuvrettes régressives et congelées, à réchauffer au four à micro-ondes, mais parées du charme suspect d'une soi-disant postmodernité (aujourd'hui, il n'est pas jusqu'à l'épithète "littéraire" qui n'apparaisse déjà péjorative...). en ce sens, tout ce qui se proclame à présent "postmoderne", observe Michel Pastoureaux, paraît se condamnent d'avance et ab ovo à la ringardise... » (p. 231)

« Entretien avec Pierre Mertens, écrivain belge », [en ligne], 2 octobre 2007, consulté le 9 octobre 2015.

« Je crois que forcément et c'est tout à fait logique, ma première approche du monde latino¬américain, a été livresque. Essentiellement culturelle. Elle procédait d'une espèce d'émerveillement pour les courants littéraires du cône sud¬américain : la découverte de Borges, Cortázar, Sabato, Vargas Llosa, García Márquez, bientôt de Fuentes, Scorza et quelques autres, Neruda, bien entendu, et puis, avec le temps, elle s'est affinée, s'est particularisée, concentrée sur l'Argentine, le Chili et le Pérou. C'est¬-à¬-dire que les écrivains qui m'impressionnaient le plus, c'étaient Neruda, Donoso, Scorza, Vargas Llosa, les grands Argentins et essentiellement Cortázar avec lui, cela a même évolué de façon décisive, puisque je l'ai rencontré à Paris, surtout à partir de la parution de mon roman “Terre d'Asile” qu'il a accueillie avec beaucoup de chaleur. »

« A priori, je suis méfiant à l'égard du lyrisme et en cela, je partage les a priori, en tous les cas, les convictions de mon ami Milan Kundera. Kundera a magnifiquement parlé du danger du lyrisme ; voyant dans certains lyrismes révolutionnaires, une menace pour l'objectivité des choses, une menace réelle, une espèce de passerelle vers un certain totalitarisme et donc, qu'il y a un très grand danger de se laisser percer par l'épopée, par la dimension épique des évènements, jusqu'à chavirer dans la fascination pour des solutions totalitaires, sectaires, dogmatiques. Donc, je crois qu'il y a une nécessaire cohabitation entre un néo¬lyrisme, un lyrisme qui aurait fait table rase dans ce qu'il y a de pire dans le stalinisme et ne parlons pas du fascisme, mais qui ressusciterait quand même une part d'un lyrisme vierge de toutes ces tentations perverses, avec une approche critique des évènements.»

« C'est une aubaine que d'avoir dû en 76, rédiger un long rapport sur l'état de la répression, la politique de sécurité nationale et ses conséquences : l'exil forcé, la déstructuration et le massacre du capital intellectuel du pays par l'exil forcé, les disparitions, la torture etc. Avoir dû rédiger un rapport là-dessus, avec l'oeil froid de l'homme de loi qui visite le pays, c'est le premier aspect. C'est aussi une véritable chance de devoir y revenir par le roman comme dans Terre d'Asile, pour rendre compte au fond de l'essentiel, car c'est dans le roman que j'ai pu le dire. Parce que je crois que la littérature a cette fonction. La littérature dite de fiction parle plus de la réalité que les rapports les plus objectifs, les plus neutres, les plus impavides, elle le fait par une partie de l'imaginaire, par une restructuration romanesque. C'est comme si j'avais fait un film et que l'essentiel du film soit resté dans les chutes et que ce soit dans les chutes que j'aie fait le roman. Je m'aperçois que cela a eu beaucoup plus de portée. Même dans le monde des réfugiés dans la Belgique de l'époque, le roman a eu plus d'effet. Cela les intéressait beaucoup plus que de regarder mon rapport qui, au fond, n'avait rien d'inattendu, il reproduisait une photographie d'une situation qu'ils connaissaient aussi bien que moi et simplement, la vérifiait et apportait un certain nombre d'éléments sur le sort des détenus, dans les grands pénitenciers de Santiago et ailleurs. La stratégie de Pinochet n'apportait pas à ce moment là, de révélation profonde. »

« Entretien de Pierre Mertens et de Pascale Tison », [en ligne], 21 octobre 2007, consulté le 9 octobre 2015.

« Si une prose n'est pas musicale, elle ne m'intéresse pas. Parfois, je suis en arrêt devant des livres porteurs d'un message indiscutablement intéressant mais qui, pour moi, ne sont écrits dans aucune langue connue, au point que j'en attendrais presque la traduction. » (p. 137)

« Oui, parce qu'il y a une urgence dans l'écriture qui est plus grande que dans la vie. Parce que l'on écrit toujours un livre comme s'il devait être le dernier. J'ai écrit tous mes livres de cette manière, même L'Inde ou l'Amérique. » (p. 140)

« Quand je n'ai pas un diable à croquer dans un roman, cela retarde son achèvement. Je suis en train d'écrire un livre d'amour et je n'y ai découvert un diable — un traître en l'occurrence — que récemment. Me voilà rassuré, je sais que j'irai jusqu'au bout de son écriture. Il me faut un diable par livre et celui-ci n'en contenait pas encore. Maintenant que je l'ai trouvé, je ne le laisserai pas s'échapper. Je ne lui permettrai pas de renoncer à sa trahison ! » (p. 142-143)

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