Photo de Jean GionoJean Giono

(1895-1970)

Dossier

Le roman selon Jean Giono

Le roman selon Jean Giono, par Véronique Samson, 14 décembre 2010

L'oeuvre volumineuse de Jean Giono est composée majoritairement de romans, avec quelques incursions mineures du côté du théâtre et de la poésie. On la divise souvent en deux « manières » : les premiers livres, plus lyriques, mettent la nature à l'avant-plan, souvent dans un cadre paysan provençal (la Trilogie de PanLe Chant du monde), tandis que les oeuvres ultérieures (les Chroniques romanesques, le Cycle du Hussard), plus élaborées du point de vue narratif, dépeignent plutôt la condition de l'homme dans le monde. Humaniste et pacifiste, Giono signe également de nombreux essais : on compte parmi eux un plaidoyer contre la guerre, Refus d'obéissance, des notes sur certains faits divers contemporains, comme L'Affaire Dominici, et une présentation de ses idéaux paysans, Les Vraies richesses. Giono a été l'un des premiers romanciers à s'intéresser au cinéma : après quelques expériences de scénarisation, il fonde dans les années soixante la société Les films Jean Giono, qui produira entre autres une adaptation de son roman Un roi sans divertissement.

Du roman comme divertissement.

En 1970, l'année de la mort du romancier Jean Giono, André Malraux déclarait : « Giono, c'est l'eau de source du roman » (cité dans Godard, 1995, p.10). Si la formule suggère l'abondance et la régularité de la production romanesque de Giono tout au long de sa vie, telle une source qui ne tarit pas, elle implique aussi la pureté inaltérée de sa conception du roman. En effet, si l'on se fie au projet romanesque énoncé dans son journal, ses carnets de travail, sa correspondance et ses entretiens, il devient évident que Giono est resté imperméable au « soupçon » qui a habité les romanciers de son époque. Comme il l'explique dans un entretien accordé vers la fin de sa carrière, « en [19]29 [alors qu'il rencontrait ses premiers succès littéraires], il était important d'ouvrir des fenêtres parce qu'elles étaient toutes fermées, mais maintenant elles sont largement ouvertes. Les murs mêmes sont démolis, on n'a plus besoin de quelqu'un qui ouvre les fenêtres, on a peut-être besoin de quelqu'un qui les ferme, au contraire. » (Giono, 1985, p. 135) C'est dans sa « Préface aux Chroniques romanesques » de 1962 qu'il se montre le plus critique envers cette crise du roman théorisée quelques années plus tôt par Nathalie Sarraute. Après avoir annoncé que la nouveauté des formes du récit dans les Chroniques sera somme toute modérée, il ouvre une parenthèse pour

constater avec le lecteur que, de nos jours, on ne manque pas de « formes nouvelles du récit ». Le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne sont pas souvent exigées par le sujet. C'est qu'en 1962 la littérature (comme a peinture, l'architecture, la musique, etc.) a une peur panique de son passé. Comme tous les arts quand ils sont terrifiés, elle se rue dans la rhétorique. Quand on n'ose plus raconter d'histoires ou qu'on ne sait pas, on passe son temps à enfiler des mots comme des perles. (Giono, 1971, t. 3, p. 1278)

Ce ne sont pas seulement les théories littéraires de son époque que récuse Giono, mais aussi cette époque même, sa « sécheresse » et son « cynisme ». « Mon but – peindre le Romanesque et les passions à des hommes qui n'ont plus que des passions sans romanesque » (Giono, 1971, t. 4, p. 1136), note-t-il dans le carnet d'ébauche d'un livre intitulé (avec beaucoup d'à propos) Romanesque, et qui deviendra bientôt le Cycle du Hussard. Dans le Journal de l'Occupation, tout particulièrement, il se prend à évoquer la situation du monde moderne, caractérisé selon lui par la mesquinerie et la petitesse, tout en déplorant la disparition des valeurs romanesques et la mort de l'héroïsme : « l'homme moderne va mourir par hémorragie de poésie. » (Giono, 1995, p. 316) Le roman lui sert en quelque sorte à écrire contre son époque, à se détourner d'elle, tout en lui assurant la liberté d'invention nécessaire pour rivaliser avec le monde tel qu'il le connaît. Dans un « Prière d'insérer » destiné à paraître avec son roman Le Chant du monde, il décrit précisément en ces termes ses intentions : « J'ai essayé de faire un roman d'aventures dans lequel il n'y ait absolument rien d'actuel. Les temps présents me dégoûtent même pour les décrire. C'est bien assez de les subir. » (Giono, 1971, t. 2, p. 1283) C'est pour les mêmes raisons qu'il se réfèrera au Roland furieux de l'Arioste et aux Chroniques italiennes de Stendhal lors de l'écriture du Cycle du Hussard : à la manière de ces deux écrivains, Giono a cherché à montrer dans un cadre passé (en l'occurrence, le XIXe siècle) l'ensemble des valeurs qui n'existent plus dans le présent, comme autant de reproches à celui-ci.

Giono n'a cependant pas comme objectif de lancer un message à ses contemporains : en entretien avec Jean Amrouche, qui tente de lui faire formuler une « idéologie » sous-jacente à son oeuvre, le romancier insiste pour « rest[er] dans le système des romans. » (Giono, 1990, p. 157) S'il écrit, c'est uniquement afin de saisir « cet élément romanesque qui, seul, distrait de l'ennui » (Giono, 1990, p. 64), « la grande malédiction » (Giono, 1990, p. 58) de son temps. Le roman et les histoires qu'il accueille deviennent prétexte à un divertissement sans équivalent – le mot, emprunté par Giono à Blaise Pascal, est sans cesse employé pour justifier son activité d'écrivain, dans son sens propre, loin de toute « métaphysique ».

Le roman de la démesure : du rocambolesque au cosmique.

Comme il l'explique dans ses entretiens avec Jean Amrouche, Giono ressent une nécessité impérieuse de sortir de la période dans laquelle il vit : ce serait là la justification de l'élan créateur qui l'anime. Pour le romancier comme pour le lecteur, le roman se doit d'être un « départ », une « aventure », un « voyage sans boussole » (Giono, 1990, p. 194-195). Ce qui compte, c'est d'être emporté par les péripéties et rebondissements d'une histoire, d'être lancé vers son dénouement. La tâche du romancier se définit chez Giono d'abord par cet acte de raconter et cette capacité à captiver autant le lecteur que le conteur lui-même :

Je me mets toujours au travail le matin devant ma page sans savoir du tout ce qui va se passer. Rien n'est préparé. Rien n'est prêt. Je m'arrête le soir à un moment où je ne sais pas ce qui va se passer; car je me raconte en premier lieu le livre à moi-même, ce qui m'intéresse, c'est de raconter ce livre, plus que d'écrire un livre pour écrire un livre. (Giono, 1985, p. 156)

Le projet romanesque que formule Giono, comme les modèles qu'il évoque, sont inévitablement influencés par ce besoin d'aventure et cette exigence d'indécision sur les voies qu'empruntera le récit. La lecture que fait son ami Lucien Jacques d'Angélique, la toute première tentative romanesque de Giono, semble avoir été déterminante en ce sens. Jacques avertit Giono qu'il fait fausse route : « Angélique n'est pas un roman. C'est un grand poème » (Giono-Jacques, 1981, p. 49), lui lance-t-il. Dans une lettre du 21 mars 1924, il s'explique :

La beauté de l'écriture vous a trop retenu et vos bonshommes ne vont pas assez vite, et la plaisante introduction ne fait pas excuser l'insuffisance psychologique; le roman d'aventure, car au fond c'en est un, a besoin de plus de vie, d'allant […]. Bref, je n'ai pas éprouvé la continuité dans ma curiosité et c'est un signe sans doute dont il vous faudrait tenir compte, mon intérêt étant celui d'un simple lecteur. (Giono-Jacques, 1981, p. 60)

Giono, qui lui accorde dans la lettre suivante qu'Angélique est « absolument raté », réitérera sans cesse à partir de ce moment son désir d'écrire quelque chose qui « puisse se lire et se désirer comme un roman d'aventures » (Giono, 1995, p. 362), à l'image du Grand Meaulnes qui l'a tout particulièrement enthousiasmé Au cours de la rédaction du Chant du monde, dans sa correspondance avec Jean Guéhenno, c'est l'expression de « feuilleton paysan dans le genre des sagas norvégiennes » (Giono-Guéhenno, 1991, p. 114) qui vient synthétiser ses intentions. Giono signifie par cela qu'il s'efforce d'accumuler les aventures et les imprévus, dans une histoire de longue haleine qui « court et galope ». Il ira même jusqu'à souhaiter réussir « le roman de cape et d'épée des temps actuels. Ah, si je pouvais être Ponson du Terrail. Sans compter que je vais m'y efforcer. » (Giono, 1995, p. 377) La référence à l'auteur de Rocambole, dont ce n'est pas la seule occurrence, ne manque pas de surprendre en 1943. Elle n'est pourtant pas isolée dans le journal de Giono, qui semble se lancer dans l'inventaire des formes « non nobles » du roman afin de mieux s'inscrire dans une histoire populaire du genre. Lecteur des Causes célèbres et des Annales de la police, Giono est également influencé par le roman policier et s'en inspire au moment de composer la trame de ses propres romans : « au lieu que le récit y soit le développement du sujet (ce que j'ai fait jusqu'à présent) c'est le sujet qui doit surgir du développement du récit. Faire très attention que cela va peut-être conditionner la construction et le style. Faire naître une attention maxima d'une attente maxima. » (Giono, 1995, p. 416)

Giono se sent également proche d'une tradition romanesque plus ancienne, incluant autant Don Quichotte que le Roman comique de Scarron. Il choisit les modèles de ses personnages au sein d'une littérature de héros populaires ou picaresques, nommant tour à tour Tchitchikof, Lazarillo de Tormes et Till Ulenspiegel dans son journal – tout en affirmant que ses propres personnages les dépasseront. Le romancier finit par se voir comme une sorte d'équivalent de Cervantès au XXe siècle, « exactement taillé pour faire le grand roman picaresque actuel d'observation, d'ironie, de rire et de drame, qui pourrait être mon grand livre. » (Carnet de notes, 1948, cité dans Giono, 1990, p. 296) Toutefois, sa lecture de Don Quichotte laisse entendre qu'il n'adhère pas tout à fait au parti pris ironique que l'on attribue généralement à Cervantès :

Ne jamais oublier qu'après Don Quichotte […] Cervantès a fini sa vie en écrivant les Trabajos de Persiles y Sigismonda. […] Il faudrait que Fragments soit un adieu à la poétique (comme Don Quichotte est un adieu à la grandeur – et non pas une satire de la chevalerie. Quelle petitesse! Imaginer que Cervantès a voulu railler la chevalerie! et il finirait sa vie en écrivant (avec un soin extrême de la forme et de l'esprit) un roman de Chevalerie! Non, il a voulu dire mélancoliquement (de là la folie de Don Quichotte) adieu à la grandeur.) […] Adieu au romantisme, au seuil de ce 1616 où l'on va (vous allez voir) prôner la vérité, l'exactitude, la tranche de vie […]). (Giono, 1995, p. 313)

Giono revendique sa filiation avec Cervantès, comme avec Ponson du Terrail, parce qu'il voit en eux des exemples de romanciers ayant cru à la valeur du « romanesque », dont il n'explicite jamais le sens dans ses écrits, mais que l'on peut comprendre comme une sorte de sentiment d'exaltation. Il se pose lui-même en quelque sorte comme un Don Quichotte, puisant dans les romans du passé une grandeur devenue irrecevable chez ses contemporains, qu'il tentera tout de même de recréer dans leur monde.

Giono considère également l'auteur de La Comédie humaine comme l'un de ses principaux modèles : s'il critique parfois le statisme de certaines de ses descriptions, il vante tout particulièrement l'élan des Chouans et du Cabinet des Antiques (Giono, 1995, p. 447). Pour ces deux livres, il va même jusqu'à faire de Balzac un point tournant de l'histoire littérature, divisant la production romanesque qui l'a suivi en deux parties : « l'ennuyeux et un précipité de pittoresque, la lavasse et le précipité. Le roman policier est un condensé pittoresque : Une ténébreuse affaire sans Balzac. Tous les autres livres sont des lavasses desquelles la plupart du temps on s'écoeure. » (Giono, 1995, p. 416) Giono cherchera à réconcilier l'exaltation de l'aventure avec l'ampleur du drame et la profondeur d'analyse, dissociées depuis Balzac, et trouve cette formule révélatrice pour décrire son projet en cours, Fragments d'un paradis : « un roman policier cosmique. » (Giono, 1995, p. 416) On découvre dans son journal d'autres expressions de ce qu'il espère accomplir : « Élargissement de la pensée […] en lui donnant une sorte de classicisme balzacien PLUS LOGIQUE » (Giono, 1971, t. 4, p. 1127). Ou encore : « La formule d'opéra bouffe est nouvelle : cadre traditionnel du roman français + modernisme. » (Giono, 1971, t. 3, p. 1284) Le roman à faire, tel que le conçoit Giono, doit donc inclure le bouillonnement du monde moderne, qui devient la matière nouvelle de l'aventure romanesque, dans une composition élaborée. La conséquence directe de ce projet de roman « cosmique » est la démesure, sous toutes ses formes. Celui qui se décrit comme un « pêcheur de démesure » (Giono, 1990, p. 138) note en 1935 dans son Journal qu'il ne s'est « jamais efforcé vers la concision et la clarté. Je ne les considère pas comme des qualités dans l'état actuel de la littérature française qui meurt de clarté, de concision et d'anémie. […] j'ai voulu atteindre l'abondant, le riche et le généreux. Donner beaucoup. Des livres de grande densité ». (Giono, 1995, p. 78) Ces qualités en viennent même à définir le roman : celui-ci, comme son auteur, possèderait une dimension propre.

Pour moi, le romancier est un homme qui donne beaucoup, généreusement, des images, et généreusement des richesses à la fois de style et de verbe. Il faut que ce soit énorme. Un autre romancier, c'est Faulkner. Il m'apparaît avoir la dimension du romancier. Alors que Dos Passos ne l'a pas. Melville avec Moby Dick, ça c'est un romancier. (Giono, 1985, p. 148)

Il faut « faire nombre », note Giono à plusieurs reprises, admiratif de la « prodigieuse abondance » d'Hugo, opposée à celle, « mesquine », de Balzac, qui accumulerait les détails sans contribuer à la vérité de l'histoire. En somme, que ce soit dans la grandeur qu'il prête à ses personnages ou dans celle, démesurée, qu'il veut donner à son récit, le romancier en Giono envisage de dépasser les êtres et la littérature qui l'entourent à son époque.

L'insuffisance du réel.

Si Giono dit vouloir réaliser le « grand roman picaresque actuel d'observation », ce n'est pas dans le but de demeurer collé à cette réalité moderne dont il se fait le témoin. Selon lui, les moyens réalistes ne suffisent pas à rendre la vérité du réel : c'est en quoi il se distingue de la queue de file du courant réaliste, c'est-à-dire des Roger Martin du Gard, Jules Romains et autres auteurs de romans-fleuves dont l'aboutissement survient au moment où Giono met en place son propre projet romanesque. La forme imposante des romans-fleuves semble tout à fait adaptée à son désir de « grandeur », mais Giono dénonce dans ses réalisations contemporaines le manque de vérité romanesque, la soumission à l'exactitude historique et à la « tranche de vie ». Si dans Scènes de la vie future, rare exception, Georges Duhamel parvient à rendre la « dimension » de l'homme, l'auteur des Hommes de bonne volonté et celui des Thibault mériteraient quant à eux de prendre des leçons de Ponson du Terrail, affirme Giono. Dans son journal, il se montre assez dur avec les écrivains « journalistes », incapables d'inventer afin de restituer au réel sa vérité : dans ses entretiens avec Carrière, il oppose ainsi Eugène Sue et Zola, où le premier serait le « vrai romancier » d'une période littéraire dominée par le projet naturaliste de l'autre, le « faux ». Hemingway et Dos Passos sont également écorchés à plusieurs reprises, ne satisfaisant selon Giono qu'un excessif « besoin de renseignements ». Chez les Américains, seul Faulkner est épargné et décrit comme un véritable écrivain, capable de créer son « Sud imaginaire » comme l'a fait Giono avec sa Provence natale. Pour les mêmes raisons, il préfère à Gogol le romancier en Dostoïevski, qui a dépeint une société russe imaginaire. Il recommande même aux romanciers de ne pas trop connaître leur sujet avant d'écrire, à l'image de Herman Melville qui ne s'est que très brièvement mouillé comme pêcheur de baleines avant de rédiger Moby Dick.

Au moment de la composition du Cycle du Hussard, il constate avec modestie que « de toute façon la conception est originale et bien supérieure à la conception de toutes les oeuvres cycliques actuelles (Hommes de bonne volonté, etc.), plus près de la vie – et de la vie imaginaire. » (Giono, 1971, t. 3, p. 1282) Être « près de la vie », cela requiert donc une certaine liberté que le réalisme pur n'admet pas : Giono se sent ici plus proche de Stendhal, qui serait quant à lui toujours « juste » et parviendrait à pénétrer dans le « mystère des passions » (Giono, 1990, p. 134) en s'accordant une marge de manoeuvre dans l'imaginaire. En quelque sorte, le projet de Giono serait un raffinement du réalisme, devant lequel il prend tout de même beaucoup de distance, comme il l'explique dans son journal : « Quant au réel, au réalisme, si on veut aller au bout, il faut qu'il soit dans l'espace et non pas plan. Alors oui, c'est réel. Le reste, ça fait simplement voyeur, trou de serrure, indiscrétion. […] Le réel véritable, il n'y a rien de plus irréel. Réels, Thérive et les populistes? Non. Réel, Dabit? Non. » (Giono, 1995, p. 366) Par « l'espace », Giono entend ici de donner une profondeur au réel en s'y ajoutant (en tant que romancier), en l'augmentant d'une part d'imaginaire tout à fait subjective, plutôt que de se borner à le décrire. Il revendique plutôt le « droit au mensonge » du romancier.

Mais Maupassant mentait (interprétait) mais Gide ment (heureusement) mais Eugène Dabit a souffert et est mort de ne pas savoir mentir, c'est-à-dire de ne pas avoir la force (physique d'abord) de digérer les « spectacles » pour finalement les exprimer comme Van Gogh exprime un champ de blé et un cyprès. Car, ils savent et il savait bien (E.D.) que ce qui m'intéresse n'est pas le cyprès ou le champ de blé, c'est le cyprès + Van Gogh et le champ de blé + Van Gogh. La marque. Imprimer sa marque. (Giono, 1995, p. 313-314)

C'est en quelque sorte l'équation de l'invention : l'artiste trouve la matière de son oeuvre dans cette petite réfraction de la vie à travers sa propre sensibilité. Giono, pour qui il est impossible de s'effacer de sa propre création, s'éloigne donc de la visée d'objectivité du roman traditionnel. On trouve ici le fondement de cette « poétique de la Renaissance » (Giono, 1995, p. 423-424) qui l'habite tout au long de son journal : à partir des années trente, le romancier cherche un nouvelle conception du réel ou une nouvelle manière pour l'homme de le rencontrer, en défaisant l'opposition entre le réel et l'idéal. L'idéal, plus proche de l'homme qui en est la source, serait une voie d'accès toute désignée au réel dans le roman. Giono développe dans ses entretiens avec Jean Amrouche une théorie spatiale de la création, où il explique que l'invention du romancier ne peut occuper la place de ce qui existe déjà et donc coïncider avec le réel :

si vous voulez créer la réalité, vous êtes obligé de la créer à côté de la vérité. La vérité occupe une certaine place dans l'espace, que vous le voulez ou non. Et, si vous devez créer quelque chose, un personnage ou un paysage, qui ressemble à un personnage ou à un paysage réel, vous êtes obligé de le créer à côté. […] Je ne pourrais jamais être un journaliste, décrire un fait divers qui s'est passé sous mes yeux. J'ai essayé : j'en suis totalement incapable. Quand je veux, dans mon journal personnel, marquer un événement qui vient de se passer dans ma vie, essayer de le serrer au plus près, je vois toujours l'endroit où je triche. (Giono, 1990, p. 71)

On remarque ici que Giono n'a pas seulement un goût pour l'invention, mais voit en elle une véritable nécessité. La réalité se déforme instinctivement sous les yeux du romancier, gêné par le réel, trop à l'étroit dans ses limites. « Lutter contre cette réalité est mon travail presque principal dans la création. » (Giono, 1990, p. 184) Noé (1947), roman de « l'invention romanesque », se lit comme l'illustration de ce rapport inusité au réel et de son caractère spatial : après la fin d'Un roi sans divertissement, on aperçoit quelques-uns de ses protagonistes, qui sont peu à peu remplacés par d'autres, surgissant au gré des pensées de Giono dans un roman qui se fait et défait sous nos yeux, pour enfin laisser place aux personnages du roman à écrire, Les Noces. Dans Noé, donc, deux réalités – celle de l'imaginaire romanesque et celle de la maison familiale de Giono à Manosque – se superposent, s'imbriquent l'une dans l'autre sous les yeux du lecteur : « le paysage inventé s'était installé dans les espaces du paysage réel, sans le remplacer; c'était simplement, désormais, un paysage qui contenait deux fois plus de spectacles, une double perspective » (Giono, 1961, p. 30). Les paysages sont tous deux « grandeur nature » et possèdent une même présence, une même tangibilité pour le romancier, mais aussi pour le lecteur. En exposant ainsi le geste créateur, le livre vise à montrer que l'invention romanesque peut acquérir la réalité du monde tel que nous le connaissons, qui est, comme nous en avertit Giono dès l'incipit, aussi « faux » que le reste : « la réalité se déplace » (Giono, 1961, p. 29), ajoute-t-il. Le roman n'est pas décrié comme une « construction semblable aux crèches de Noël […] (et, dans ce cas-là, les choses sont bien séparées : sur la table, Nazareth vu par le gros bout de la lorgnette; autour de la table, le monde ordinaire vu à l'oeil nu) » (Giono, 1961, p. 20); il n'est pas non plus montré comme un ensemble de « petites marionnettes » dont les fils sont tirés par un romancier démiurge. Plutôt, il est un « monde » en soi, vivant en interpénétration avec le monde réel. Noé sert la cause de Giono en ce qu'il lui permet de partager avec ses lecteurs le fond d'émerveillement et le consentement à l'imaginaire que présuppose pour lui l'aventure du roman.

Vers le roman : vie et psychologie du personnage.

Le romancier n'est pas seul à être « gêné » par la réalité : s'il évolue dans un cadre réaliste, le personnage est lui aussi tenu à des gestes contraires à sa volonté, selon Giono, pour qui le personnage possède effectivement une volonté dont le romancier serait le « sujet ébloui » (Giono, 1990, p. 174). Dans ses entretiens avec Jean Amrouche, il explique qu'il n'est pas tenu « dans les ténèbres » au cours de la création et qu'il est, plutôt, orienté par ses personnages : « je suis dans leur propre lumière et non eux dans la mienne. » (Giono, 1990, p. 291) Nous pourrions ajouter que c'est pourquoi la grande majorité de ses projets de cycles n'aboutit pas : le personnage l'entraîne librement là où il le désire. Celui-ci vit réellement dès qu'il se dissocie du romancier, dès qu'il fait un geste que ce dernier n'aurait pas choisi et résiste à ses plans : « mon personnage peut faire certains gestes auxquels je ne m'attends pas, qui pourront me jeter en dehors de ce plan général. Là, je ne suis généralement pas rétif, je peux le suivre, c'est lui qui a raison à ce moment-là. » (Giono, 1990, p. 187) Au début de Noé, par exemple, Giono raconte comment il a suivi Langlois jusqu'à l'emplacement du futur bongalove (sa maison), croyant d'abord que le héros d'Un roi sans divertissement ne savait pas trop ce qu'il faisait, étant sur le point de l'arrêter, mais lui faisant tout de même confiance jusqu'au bout (voir Giono, 1961, p. 29).

Giono réactive ici le topos du personnage qui échappe à son romancier : en outre, Giono prescrit au personnage de lui échapper et voit en cela une nécessité de la création romanesque. On en trouve un exemple dans les carnets de notes du Cycle du Hussard. Giono avait commencé à écrire Angelo, première partie du Hussard sur le toit, qu'il a fini par couper : il composait des fiches, faisait des plans, élaborait un schéma narratif complexe, tandis que les personnages naissaient sous ses yeux sans qu'il ne s'en rende compte. Il exprime ainsi dans ses carnets une grande « honte » lorsqu'il s'aperçoit que « tout le monde était là, il n'y avait que moi qui n'y étais pas. » (Giono, 1971, t. 4, p. 1165) Il ajoute plus tard qu'il « ne s'agissait plus cette fois de composer (dans tous les sens du terme). Il s'agissait d'aimer. Ce qui se fait en élans et de dons. Il n'était plus nécessaire d'expliquer qui était Angelo. […] Je n'avais plus qu'à le suivre. » (Giono, 1971, t. 4, p. 1175)

Pour Giono, le personnage qui surgit en lui arrive chargé de ses propres aventures : il n'est que la « tête chercheuse » de l'ensemble du livre, comme le formule Gracq. « Ce personnage n'est pas arrivé tout nu et tout cru : il est arrivé, précisément, avec une histoire qui va être celle du roman. Dans ce roman, il y a d'autres personnages qu'il va rencontrer, il y a des paysages qu'il va traverser » (Giono, 1990, p. 181). Pour cela, Giono se dit bien différent de Martin du Gard, qui rédigeait des « monographies » complètes sur ses personnages avant de composer leur histoire. Quant à lui, il devine peu à peu ses personnages tout en découvrant leur destin. « Par exemple, pour Le Grand Troupeau, j'ai été obligé de le réécrire quatre fois parce que le personnage du Capitaine s'imposait, et que, malgré la guerre – j'avais ma disposition toute l'artillerie de l'armée allemande pour le tuer – je ne réussissais pas à le tuer. » (Giono, 1990, p. 178) Le romancier se voit obligé de ruser avec ses personnages, qui sont parfois réfractaires à sa volonté et l'empêchent d'écrire l'histoire prévue – un peu comme dans Noé, où il fuit littéralement le personnage de Delphine, arrivée à la scène finale d'Un roi sans divertissement et exigeant d'exister encore, de jouer un rôle dans un nouveau roman.

Le foisonnement de personnages, de gestes, de paroles qui entoure l'histoire du roman doit donc être soigneusement écarté par le romancier, mais il est intéressant de noter que cet « alentour » du drame existe bel et bien : le roman ne se déroule pas « en l'air ». Tout le « catalogue » ou l'« inventaire » du monde imaginaire est présent à l'esprit du romancier, même s'il ne s'en sert pas (Giono, 1961, p. 31-33), et contribue à faire de ses personnages de véritables « décors vivants » (Giono, 1985, p. 161) à l'existence indépendante. Dans Noé, la superposition des mondes réels et imaginaires s'opère également avec le personnel romanesque : par exemple, Monsieur V., obscur personnage d'Un roi sans divertissement, traverse Giono dans son bureau et coïncide momentanément avec lui. (Giono, 1961, p. 13-14). Au moment où travaille le romancier, « il ne reste plus que “le” personnage qui prononce la parole que je suis en train d'écrire, ou qui fait le geste que je suis en train de décrire. » (Giono, 1985, p. 162) Il possède encore une mince avance, presque imperceptible : « il n'y avait que le petit geste que j'étais obligé de faire pour écrire qui dépassait un peu » (Giono, 1961, p. 17). L'identification du romancier et de ses créations n'est cependant que temporaire, intermittente et en quelque sorte accidentelle, loin de l'identification psychologique pleine ou permanente que pourrait supposer une affirmation comme : « M.V., c'est moi ». C'est précisément parce que les personnages, en n'étant pas modelés à partir de la personne du romancier, sont assurés d'une « psychologie » propre et souveraine.

Alors que ses contemporains contestent la psychologie, matériau traditionnel du roman, Giono s'y accroche de plus en plus, en faisant un élément central de sa conception du roman centrée sur le personnage. Comble de la provocation, il va même jusqu'à publier, au début des années soixante, en pleine « crise » du roman, un recueil de courtes études psychologiques intitulé Coeurs, passions, caractères. La psychologie du personnage vient peu à peu intégrer la pensée de Giono, et participe à ce que l'on pourrait appeler son accomplissement romanesque. S'il a toujours eu l'ambition d'écrire des romans, il confie dans ses entretiens avec Amrouche qu'il n'en a réussi qu'assez tard, dans les années trente et quarante, au moment où il a ajouté une « troisième dimension de profondeur » à ses personnages : c'est alors que les « décors vivants » de Noé, évoqués plus haut, ont pu prendre forme dans son esprit et s'affranchir. Aux alentours des années 1935-1936, Giono constate dans son journal qu'il a une tendance naturelle à expliquer par des « procédés magiques » simplificateurs : il s'efforcera, à partir de ce moment, de donner à ses « être[s] asocia[ux] » une dimension sociale, un « vocabulaire de l'époque », bref, de les présenter dans toute leur complexité avec des « procédés naturels ». Son mot d'ordre à partir de ce moment : « Rester dans la stricte règle du drame de l'homme » (Giono, 1995, p. 13). « Faire humain » (Giono, 1995, p. 19).

Moi je continue toujours à penser à mon caractère de romancier, c'est-à-dire le propriétaire d'un théâtre de marionnettes. Pour aller de Que ma joie demeure aux Âmes fortes, j'ai considéré que l'homme était plus important que les symboles, que l'homme était plus important que les mystiques, et que l'homme était même plus important que les hommes. (Giono, 1990, p. 211)

L'usage nouveau de la psychologie chez Giono est donc issu de ce recentrement sur l'homme : telle qu'il la conçoit, la psychologie devient un moyen dynamique de création romanesque, par lequel le romancier va à la découverte de ses personnages, qui lui dévoilent peu à peu leurs diverses dimensions intérieures. La psychologie trop rudimentaire des protagonistes de toute la première partie de son oeuvre aurait fait de celle-ci un ensemble de « poèmes », comme il l'explique pour Colline et son héros Janet :

Je n'ai pas fait un roman, parce que, précisément, […] j'aurais dû inclure, avec la même simplicité, une psychologie plus exacte, allant plus loin, expliquer le coeur de Janet, expliquer le pourquoi des gestes. Or, je me suis borné à être l'historiographe des gestes […]. Ça a fait un poème, ça n'a pas fait un roman. Un roman aurait dû être psychologique! (Giono, 1990, p. 142)

Colline échoue comme roman parce que Giono s'est restreint à décrire de l'extérieur Janet, qui est resté un personnage « plat », sans le « volume » que lui aurait conféré la psychologie. Ce volume va tout d'abord dans le sens d'une nouvelle étendue temporelle. Dans ses entretiens, il qualifie ses premiers personnages d'« intemporels », et les dit incapables d'évoluer. En revanche, il note dans son journal en 1936 qu'il travaille à des « procédés nouveaux d'évocation et de dialogues » permettant de rendre l'ensemble du personnel romanesque dans son « grouillement magnifique qu'on voit avec non seulement les gestes présents, mais les gestes passés et futurs. » (Giono, 1995, p. 140) Le volume nouveau du personnage provient également de l'impureté de sa psychologie, c'est-à-dire des sentiments parfois contradictoires qui l'habitent. Giono dit voir l'homme « avec des yeux différents » (Giono, 1990, p. 284) dans ses livres depuis la guerre, surtout à partir d'Un roi sans divertissement : par exemple, il décrit le héros de Batailles dans la montagne comme « obscurci d'humanité et des ténèbres de l'indécision et de la faiblesse », alors qu'il avait coulé les héros de ses premiers livres dans un moule « inhumainement pur » (Giono, 1995, p. 126). On pourrait dire que Giono recrée dans son oeuvre le passage de l'épique (mot qui revient souvent décrire ses premières ébauches dans sa correspondance) au romanesque, où les personnages ne se contentent plus d'une dimension unique mais sont animés par des dimensions cachées, dans le temps de leur vie comme dans leur caractère. (voir Godard, 1995)

Afin de suggérer ces dimensions cachées du personnage, la technique narrative de Giono se déplace vers le lacunaire, le discontinu, l'omission. « Les mobiles des actions humaines sont habituellement beaucoup plus complexes et plus variés qu'on ne se le figure après coup, écrit Giono dans ses carnets de travail; il est rare qu'ils se dessinent avec netteté. Le mieux est parfois pour le narrateur de se borner au simple exposé des événements. » (Giono, 1971, t. 3, p. 1294) C'est ce qu'il conclut après sa lecture de Barbey d'Aurevilly, qui au final en dit trop et se prive des pouvoirs de la suggestion qui faisaient la force de Stendhal dans La Chartreuse de Parme :

Barb. n'a pas le don de vie. Quelquefois, au passage, les seins d'une femme sont vivants et sa chair est brûlante, mais c'est tout, elle n'a pas d'âme, c'est un beau mollusque nacré dont on a faim et qu'on a envie de gober, il ne nous rend pas amoureux comme on l'est de la Sanseverina dont on ignore pourtant comment sont faits les seins et les cuisses. (Giono, 1995, p. 405)

Les rapports créés par le romancier finissent par prendre vie dans l'esprit du lecteur et s'imposer à son imagination grâce à quelques indications allusives. La psychologie telle que la conçoit Giono n'est donc pas tenue à la vraisemblance et à une richesse de notations : elle gagne en quelque sorte sa vérité dans le monde du roman.

Conclusion : pour soupçonner Giono.

En somme, la pensée du roman de Giono présente peu de nouveauté : nous avons vu chez d'autres romanciers ce même rapport au personnage et cette même revendication de l'imaginaire (nous pensons surtout à Gracq, à Gide, à Mauriac). Toutefois, cette pensée « nostalgique », tournée vers les réalisations passées du genre romanesque, s'avère particulièrement intéressante par son caractère excessif et par le contexte dans lequel elle émerge. Il est possible de se demander si cette défense démesurée des pouvoirs romanesques ne représente pas une tentative désespérée de la part de Giono d'opposer au Nouveau roman une résistance. Ses positions fortes seraient ainsi justifiées par la présence écrasante des avant-gardes à son époque. Dans ses entretiens, il apparaît parfois peu crédible à force de nier toute complexité (ou toute « métaphysique ») à son art romanesque et de le réduire au simple « divertissement ». Nous suggérons par cela que Giono ne serait peut-être pas aussi naïf que sa pensée du roman pourrait le laisser croire : il semble à certains moments très lucide sur les raisons du « soupçon », a un souci évident du geste créateur, est conscient de l'envers du décor et se montre prêt à intégrer tout ceci à ses créations. En ce sens, Noé n'est pas tellement éloigné des tentatives du Nouveau roman visant à montrer « l'aventure d'une écriture », selon la formule de Jean Ricardou. Cependant, même si Giono se retient de parler de postérité et apparaît de plus en plus conscient d'être demeuré seul dans sa voie, rien ne porte à croire que le romancier ait cru sa « résistance » vouée à l'échec : il note dans son journal en 1937, alors que son art romanesque prend son tournant décisif, que s'il se sent « loin en avant des choses faites dans ce siècle », il demeure confiant que « l'humanité suivra » (Giono, 1995, p. 170). Et il semble que la survivance du roman aujourd'hui lui ait, du moins provisoirement, donné raison.

Ouvrages cités :

  • Jean Giono, Entretien avec Jean Carrière, dans Jean Giono. Qui suis-je?, Lyon, La Manufacture, 1985.
  • Jean Giono, Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, Paris, Gallimard, 1990.
  • Jean Giono, Journal (1935-1938), dans Journal, poèmes, essais, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995.
  • Jean Giono, Journal de l'Occupation, dans Journal, poèmes, essais, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995.
  • Jean Giono, Noé, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1961.
  • Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 3, 1971.
  • Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.
  • Jean Giono, « Postface à Angelo », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.
  • Jean Giono, « Préface aux Chroniques romanesques », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 3, 1971.
  • Jean Giono,  « Prière d'insérer », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 2, 1971.
  • Jean Giono et Jean Guéhenno, Correspondance Jean Giono-Jean Guéhenno (1928-1969), Paris, Seghers, 1991.
  • Jean Giono et Lucien Jacques, Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques (1922-1929), Paris, Gallimard, t. 1, 1981.
  • Henri Godard, D'un Giono l'autre, Paris, Gallimard, 1995.

Bibliographie

Ouvrages cités

« Lettre à Fausto Lechi », citée dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.

« Postface à Angelo [inédit] », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.

« Préface à Jean le Bleu », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 2, 1971.

« Préface aux Chroniques romanesques [1962] », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 3, 1971.

« Préface d'Angelo [1958] », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.

« Préface d'Angelo (deuxième version) [1969] », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.

« Prière d'insérer » à Le Chant du monde, dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 2, 1971.

Carnets de travail :

(Ces extraits des carnets de travail, qui n'ont pas encore fait l'objet d'une publication, ont été sélectionnés parmi ceux que l'on retrouve dans les notices accompagnant les Oeuvres romanesques complètes de Giono aux Éditions Gallimard, dans « La Pléiade ».)

«Carnet Opus 28/Opus 29 », cité dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 3, 1971.

« Cartons d'ébauche du Cycle du Hussard », cités dans Oeuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.

Correspondances :

Correspondance Jean Giono - Jean Guéhenno (1928-1969), Paris, Seghers, 1991.

Correspondance Jean Giono - Lucien Jacques (1922-1929), Paris, Gallimard, t. 1, 1981.

Correspondance Jean Giono - Lucien Jacques (1930-1961), Paris, Gallimard, t. 2, 1981.

Entretiens :

« Entretien avec Jean Carrière », dans Jean Giono. Qui suis-je?, Lyon, La Manufacture, 1985 [1965].

Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, Paris, Gallimard, 1990 [1952].

Journaux :

« Journal (1935-1939) », dans Journal, poèmes, essais, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995, p. 1-308.

« Journal de l'Occupation », dans Journal, poèmes, essais, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995, p. 308-484.

Oeuvres romanesques :

(La présente section contient toute oeuvre de fiction dans laquelle Giono, fort soucieux du geste créateur, met en scène et discute le processus d'écriture en cours - c'est-à-dire, pour reprendre ses mots, tout « roman de l'invention romanesque ». Nous ne retiendrons de ces oeuvres que les citations à caractère conceptuel. Cette section est encore incomplète.)

Noé [Chroniques], Paris, Gallimard, 1961.

Citations

« Lettre à Fausto Lechi », citée dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.
« Je n'écris pas un livre d'histoire mais un roman, dans lequel la vérité historique est sacrifiée au profit de la vérité romanesque. Si donc je m'inspire évidemment des caractères qui ont marqué cette période héroïque de la vie italienne, je ne me sers de cette inspiration que pour créer des caractères moins parfaitement héroïques, plus près des événements inventés qui sont la nature même du roman. » (p. 1515)
« Postface à Angelo [inédit] », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.
[À propos des personnages du Cycle du Hussard : ] « Tout le monde était là, il n'y avait que moi qui n'y étais pas.
J'étais en train [d'écrire] de composer des fiches. J'en ai honte. » (p. 1165)

« Il ne s'agissait plus cette fois de composer (dans tous les sens du terme). Il s'agissait d'aimer. Ce qui se fait d'élans et de dons. Il n'était plus nécessaire d'expliquer qui était Angelo. Je me disais fort justement, (dans les moments où j'avais encore le temps de me dire quelque chose) – On verra toujours bien assez ce qu'il est. […] Je n'avais plus qu'à le suivre. » (p. 1175)
« Préface à Jean le Bleu », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 2, 1971.
« Grâce à des passages totalement imaginés, elle rerouve la vérité de moments réellement vécus, où rien n'était comme je l'ai écrit, où tout cependant est exact. Elle ne se retrouverait pas dans l'objectivité, moi non plus d'ailleurs, et notre jeunesse aurait été mal décrite. Le "journalisme" n'arrive jamais à montrer les faits. On s'étonne bêtement que la réalité dépasse la fiction. Elle ne la dépasse pas, elle l'atteint : la réalité est la fiction. » (p. 1235)
« Préface aux Chroniques romanesques [1962] », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 3, 1971.
« Il s'agissait pour moi de composer les chroniques, ou la chronique, c'est-à-dire tout le passé d'anecdotes et de souvenirs de ce "Sud imaginaire" dont j'avais, par mes romans précédents, composé la géographie et les caractères. Je dis bien "Sud imaginaire", et non pas Provence pure et simple. C'est un malentendu qu'il faudra un jour dissiper […]. J'ai créé de toutes pièces les pays et les personnages de mes romans. C'était non seulement mon droit, mais mon devoir; un devoir de l'écrivain (du créateur en général) qu'on oublie trop aujourd'hui. » (p. 1277)

« le thème même de la chronique me permet d'user de toutes les formes du récit, et même d'en inventer de nouvelles, quand elles sont nécessaires (et seulement quand elles sont exigées par le sujet).
Ouvrons une plus grande parenthèse pour constater avec le lecteur que, de nos jours, on ne manque pas de « formes nouvelles du récit ». Le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne sont pas souvent exigées par le sujet. C'est qu'en 1962 la littérature (comme a peinture, l'architecture, la musique, etc.) a une peur panique de son passé. Comme tous les arts quand ils sont terrifiés, elle se rue dans la rhétorique. Quand on n'ose plus raconter d'histoires ou qu'on ne sait pas, on passe son temps à enfiler des mots comme des perles. […] Pour se débarrasser, disons d'Homère, on fait raconter L'Odyssée à l'envers et par un bègue. De là l'ennui, le dégoût qu'applaudissent immédiatement ceux qui sont intéressés à gémir en cadence sur la tristesse de la condition humaine; de ces applaudissements et du succès provisoire qui suit, vient la haute opinion de soi qui empale quelques médiocres joueurs de trompettes bouchées.
On ne trouvera pas grande innovation dans les ouvrages qui constituent ce premier ensemble. […]
Je ne vais pas me mettre à expliquer la technique des récits qui suivront […]. Ce serait sans intérêt. Si on aime ce travail, on le verra, ou plutôt, j'espère qu'on le devinera à peine. Le mieux serait qu'on ne le voie pas du tout. » (p. 1278)
« Préface d'Angelo [1958] », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.
« Le sujet m'accompagne pendant cinq ou six ans au moins avant d'avoir un titre. Il donne pendant ce temps naissance à une foule de petits récits, très courts, ou d'assez grandes dimensions, où je raconte ce qui ne prendra pas place dans le roman, mais qu'il est bon que je connaisse. Autrement dit, je compulse la documentation imaginaire qui me permettra d'écrire l'histoire, je fabrique des références. » (p. 1185)

« Historien des personnages inventés, j'invente les documents et les références qui les concernent. » (p. 1186)
« Préface d'Angelo (deuxième version) [1969] », dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.
« Faut-il vraiment rappeler qu'un roman décrit des êtres exceptionnels? Oui je crois : on a tellement rabâché qu'il fallait qu'un roman décrive des êtres ordinaires qu'on a pris ce râbachage [sic] pour paroles d'évangile : mais où sont les romans qui décrivent des êtres ordinaires? Dès que le roman touche des êtres ordinaires, ils deviennent exceptionnels. » (p. 1188)
« Prière d'insérer » à Le Chant du monde, dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 2, 1971.
« J'ai essayé de faire un roman d'aventures dans lequel il n'y ait absolument rien d'actuel. Les temps présents me dégoûtent même pour les décrire. C'est bien assez de les subir. J'ai voulu faire un livre avec des montagnes neuves, un fleuve neuf, un pays, des forêts et de la neige et des hommes neufs. » (p. 1283)
«Carnet Opus 28/Opus 29 », cité dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 3, 1971.
« De toute façon la conception est originale et bien supérieure à la conception de toutes les oeuvres cycliques actuelles (Hommes de bonne volonté, etc.), plus près de la vie – et de la vie imaginaire. » (folio 19 verso, 19 mai 1946, p. 1282)

« Les mobiles des actions humaines sont habituellement beaucoup plus complexes et plus variés qu'on ne se le figure après coup; il est rare qu'ils se dessinent avec netteté. Le mieux est parfois pour le narrateur de se borner au simple exposé des événements. » (folio 46 verso, 20 octobre 1946, p. 1294)
« Cartons d'ébauche du Cycle du Hussard », cités dans Oeuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. 4, 1971.
« Cette composition permet de rendre le livre moderne et très nouveau de composition, de thèmes et de timbres symphoniques. Thèmes permettant la critique des temps modernes. Élargissement de la pensée (un peu la façon des livres de Passos mais en lui donnant une sorte de classicisme balzacien PLUS LOGIQUE). » (p. 1127)

« Mon but – peindre le Romanesque et les passions à des hommes qui n'ont plus que des passions sans romanesque » (p. 1136)

« Faire de ce que Balzac n'a pas vu qu'il manquait, ce que Stendhal a cherché et ce que Flaubert a cru réussir. Faire du Mozart. » (p. 1137)
Correspondance Jean Giono - Jean Guéhenno (1928-1969), Paris, Seghers, 1991.
« J'essaye d'en faire une sorte de feuilleton paysan dans le genre des sagas norvégiennes. Une histoire avec beaucoup de péripéties et d'aventures. Des souffles humains, des batailles, des tendresses, des paysages. » (8 février 1933, p. 114)
Correspondance Jean Giono - Lucien Jacques (1922-1929), Paris, Gallimard, t. 1, 1981.
[Lettre de Lucien Jacques : ] « Angélique n'est pas un roman. C'est un grand poème. » (Vers le 21-25 février 1924, p. 48)

« J'ai lu Le Grand Meaulnes et j'en suis comme un homme qui sort d'être roué. Ah! les amours platoniques des écoliers en blouse et les domaines mystérieux! Qui n'a pas dans le coin de son crâne quelque souvenir de fuite – immobile – "à la Grand Meaulnes"? » (5 mars 1924, p. 53)

[Lettre de Lucien Jacques : ] « J'ai à peu près achevé ce que vous m'aviez confié d'Angélique et je pense que vous avez peut-être fait fausse route [...]. La beauté de l'écriture vous a trop retenu et vos bonshommes ne vont pas assez vite, et la plaisante introduction ne fait pas excuser l'insuffisance psychologique; le roman d'aventure, car au fond c'en est un, a besoin de plus de vie, d'allant […]. Bref, je n'ai pas éprouvé la continuité dans ma curiosité et c'est un signe sans doute dont il vous faudrait tenir compte, mon intérêt étant celui d'un simple lecteur. Je vous ai par contre retrouvé presque à chaque page poète mais pour une chose de cette envergure cela peut devenir un défaut. » (21 mars 1924, p. 60)

« je lis Dostoïevski. Les frères Karamazov m'ont enthousiasmé. » (4 avril 1927, p. 186)
Correspondance Jean Giono - Lucien Jacques (1930-1961), Paris, Gallimard, t. 2, 1981.
[À propos du Chant du monde : ] « L'histoire court et galope comme un roman d'aventures avec des tas de choses imprévues qui surgissent, frappent, s'éteignent puis d'autres viennent. Une sorte de Saga norvégienne si on peut dire. Un feuilleton paysan avec de l'épique et du pas paysan. Des choses sur la douleur-douleur et sur l'amour et sur le monde, des choses physiques comme des statues et puis des choses du dedans, bien profondes, vivantes comme des viscères dans un corps. Tout ça, c'est moins ce que j'ai fait que ce que je veux faire, bien entendu. » (15 février 1933, p. 109)

[À propos de Que ma joie demeure : ] « Je crois (je sais) que pour celui-là, il n'y a aucun équivalent dans aucune littérature » (Vers le 20 juillet 1934, p. 124)
« Entretien avec Jean Carrière », dans Jean Giono. Qui suis-je?, Lyon, La Manufacture, 1985 [1965].
« À l'époque dont tu parles, par exemple, pour moi, en ce qui me concerne, en [19]29, il était important d'ouvrir des fenêtres parce qu'elles étaient toutes fermées, mais maintenant elles sont largement ouvertes. Les murs mêmes sont démolis, on n'a plus besoin de quelqu'un qui ouvre les fenêtres, on a peut-être besoin de quelqu'un qui les ferme, au contraire. » (p. 135)

« Ce que j'écris c'est ce qui n'existe pas. C'est ça l'important pour un écrivain, le reste c'est du journalisme. » (p. 142)

« Hemingway et Faulkner. Entre ces deux, c'est Faulkner l'écrivain et Hemingway le journaliste. Hemingway est un journaliste de talent. Faulker est un véritable écrivain qui crée, lui, son pays, son Sud imaginaire, ses personnages, ses drames et toute sa famille dramatique qui se trouve autour de lui. L'autre ne fait que copier la réalité. » (p. 143)

[À propos de Melville pêcheur de baleine : ] « il ne l'a pas été beaucoup, mais il ne suffit pas de l'être beaucoup pour pouvoir l'être. Pour pouvoir l'écrire, et contrairement à ce que dit Boileau, il ne faut pas savoir les choses pour bien les écrire. Il faut à peine les connaître un peu, les imaginer. Alors, Melville n'aurait pas pu écrire Moby Dick sans avoir participé à la chasse à la baleine, tandis que Queequeg, par exemple, n'aurait pas pu écrire. » (p. 143)

« La réalité est pour moi sans aucun intérêt. Je l'utilise dans ma vie quotidienne, mais pour mon écriture, j'ai besoin d'autre chose. J'ai besoin d'inventer absolument tout, en partant de choses existantes, car seul Dieu peut inventer à partir de rien. On est forcé d'inventer à partir de quelque chose qui existe déjà. » (p. 144)

[J.C. : Puisqu'il paraît que ce sont les questions simples qui font les réponses les plus difficiles, qu'est-ce qu'un romancier pour vous? J.G. : ] « [...] Un romancier, c'est d'abord, tout simplement, un monsieur qui raconte une histoire. Je vais te dire ceux que je considère comme des romanciers; je considère Dostoïevski comme un romancier, Balzac, Victor Hugo, avec malgré tout ce que le verbe peut faire commettre d'erreurs, Stendhal. Je ne considère pas Cervantes comme un romancier. Je fais exprès un choix pour que, par les lacunes, on puisse voir ce que c'est un romancier. Cervantes, à mon avis, n'est pas un romancier. C'est autre chose, c'est un homme de lettres mais ce n'est pas un romancier. [...] C'est trop important Don Quichotte pour que ce soit un travail de romancier. » (p. 147)

« Je n'ai jamais été très touché par cette…, disons mesure, qui parfois confine un tout petit peu à l'indigence. Quelquesfois, et assez souvent, maintenant, on prend l'indigence pour de la mesure. Ça s'est trouvé, il n'y a pas bien longtemps encore, pour des romans féminins qui ont eu un très gros succès. Pour moi, le romancier est un homme qui donne beaucoup, généreusement, des images, et généreusement des richesses à la fois de style et de verbe. Il faut que ce soit énorme. Un autre romancier, c'est Faulkner. Il m'apparaît avoir la dimension du romancier. Alors que Dos Passos ne l'a pas. Melville avec Moby Dick, ça c'est un romancier. » (p. 148)

« Le romancier est donc en premier lieu, à mon avis, un homme qui raconte une histoire, et qui sait raconter une histoire. C'est-à-dire qu'il sait la construire, la raconter avec les moyens qui puissent la présenter à son lecteur dans une gradation telle que le lecteur sera obligé de suivre l'histoire qu'on raconte. » (p. 148)

« C'est précisément parce que c'est un romancier. Un romancier pur, qui crée ses personnages, qui les invente. Les Russes te diront toujours : "Mais la société dépeinte par Dostoïevski n'est pas la société russe; la société russe, c'est la société dépeinte par Gogol." C'est vrai. Mais c'est précisément parce qu'il a inventé tout. Il invente, Dostoïevski. Il invente tout, c'est un romancier. » (p. 150)

« Il faut que l'artiste s'ajoute à cette vie pour en faire un roman et s'il s'ajoute considérablement, il invente presque tout. » (p. 151)

« Balzac commence par te décrire la France. Dans la France il te décrit une province, dans une province il te décrit une vallée, dans la vallée il te décrit un château, dans le château il te décrit un escalier; l'escalier arrive à un palier, sur le palier il y a des portes; il te décrit les portes, et puis après il te décrit une chambre, et on rentre dans la chambre et le roman est fini. C'est généralement à ce moment-là que le roman de Stendhal commence. » (p. 151-152)

« C'est parce qu'il se trouve une sorte de sublimation lors de l'écriture qui fait que la personnalité même de cet écrivain, de ce romancier, dont nous essayons de faire la définition, se trouve transformée dans l'écriture. Donc c'est en premier lieu un homme qui raconte une histoire. En deuxième lieu, c'est l'homme qui raconte une histoire inventée. En troisième lieu, c'est l'homme qui, au moment où il raconte cette histoire inventée, est sublime. C'est-à-dire se sert de ses sensations pour les démesurer ou pour les rapetisser de façon à ce qu'elles entrent dans un drame qu'il a inventé, qui est à sa mesure. » (p. 153) 

« À notre époque, les écrivains ne se contentent pas d'écrire mais passent une grande partie de leur temps à expliquer ex-cathedra ce qu'ils sont en train de faire. Il n'est pas rare d'entendre proclamer du haut d'un éclatant mépris que seul le document est valable, qu'il faut vivre avec ce qu'on écrit, que le reste est sans valeur. [...] On écrit plus de roman, on écrit le catalogue est armes et cycles où le roman peut trouver ses outils. On place le sténographe plus haut que Balzac, plus haut que Stendhal même. On publie des carnets de notes mais pas d'oeuvre. C'est le triomphe du voyeur. » (p. 154)

« Je me mets toujours au travail le matin devant ma page sans savoir du tout ce qui va se passer. Rien n'est préparé. Rien n'est prêt. Je m'arrête le soir à un moment où je ne sais pas ce qui va se passer; car je me raconte en premier lieu le livre à moi-même, ce qui m'intéresse, c'est de raconter ce livre, plus que d'écrire un livre pour écrire un livre. » (p. 156)

« Il y a avant l'écriture du livre une très longue et indéfinie période de gestation, quelque chose existe ou quelque chose n'existe pas, on ne sait pas très bien, cela n'est rien [...]. Et puis brusquement un beau jour, ce personnage est né sans que je m'en sois rendu compte, et il est arrivé, il est venu, il est là, il est présent.Il est présent mais il n'y a pas de livre. Il est présent mais il est présent comme est présente cette statue, comme sont présents les livres qui sont là, dans la bibliothèque, mais il est là. Il existe, il a une forme, et cette forme continue à me suivre, à habiter avec moi pendant très longtemps [...]. C'est-à-dire que ce personnage est à la fois un tout petit personnage et un espèce de géant prodigieux dont la tête se perd dans les nuages et que je ne vois pas.
Puis, un beau jour, il devient de forme plus concrète, puis je vois la forme et la couleur de son gilet, [...] la façon dont il se comporte avec un autre personnage qui, lui, arrive presque tout de suite parce que c'est un personnage secondaire. [...] Quand un certain nombre de ces personnages sont arrivés de cette sorte, ils gambadent autour de moi et ils s'amusent autour de mon bureau avec les meubles, avec les choses. [...] Et puis, un beau jour, même parfois pendant que je suis en train d'écrire un autre livre, ils se précisent, ils exigent, ils ont envie de jouer un rôle. [...]
[T]oute cette partie de livre entre brusquement, comme s'il s'écroulait, dans ma vie, dans ma vie matérielle, et toute une partie de cette architecture se construit devant mes yeux. À ce moment-là, le livre est presque fait, il n'y a plus qu'à l'écrire » (p. 159-161)

[À propos de Noé : ] « C'est le roman du romancier. Généralement, à ce moment-là, tous ces personnages à l'arrière ont leur vie personnelle et j'essaye de les arrêter. J'essaye parce que parfois je n'y arrive pas [...], tout s'effondre, tout s'obscurcit, tout disparaît et il ne reste plus que "le" personnage qui prononce la parole que je suis en train d'écrire, ou qui fait le geste que je suis en train de décrire. » (p. 162)

« Sous la forme que j'ai exprimée, sous la forme que j'ai prise, il n'y a que le romantisme pour moi qui existe. Pourquoi? Je ne peux pas me servir de la vérité. La vérité occupe à mon avis une place, à l'endroit de laquelle on ne peut rien mettre d'autre qu'elle, puisqu'elle y est déjà. Tu ne peux rien mettre à la place de la vérité. Si tu mets quelque chose, tu le mets un tout petit peu à côté, ce n'est déjà plus la vérité. Je t'ai parlé de certains romanciers, il y en a un que j'ai oublié de te citer justement parce que, à mon avis, c'est le type même du faux romancier. Et à côté de ce faux romancier, il y a le vrai romancier de cette époque : Zola est un faux romancier, et Eugène Sue est le vrai romancier de son époque. » (p. 163)

« La discipline du romancier est presque contraire à la discipline de l'auteur dramatique. Ce sont deux disciplines très différentes. Ce que j'aime faire, moi, c'est inventer lentement une histoire, en la dégustant longuement et en voyant tous les recoins dans lesquels cette histoire et ses personnages peuvent aller se promener. Lorsque c'est fait, je me complais, je me régale, si on peut dire en employant un terme provençal, à préparer toutes les rencontres, à imaginer le style que je vais employer dans certains endroits. Tout cela me prend un temps considérable. Cela m'occupe plusieurs années avant que je me mettre à écrire un livre. Il est impossible de faire ça pour un auteur qui écrit des pièces de théâtre, il faut aller très vite. » (p. 164-165)
Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, Paris, Gallimard, 1990 [1952].
« quand j'écris un livre : je m'amuse. Et si je raconte une histoire déjà racontée, je ne m'amuse pas du tout : je sais où ça va, je sais de quelle façon elle se fait, ça ne m'intéresse plus. […] Si vous assistez à un spectacle, à un fait divers, vous racontez ces faits divers. Or, le matériel que j'ai, les histoires que j'ai en réserve, qui sont des souvenirs, ou qui sont le résultat d'observations faites sur des personnages que j'ai rencontrés, ce sont des faits divers pour moi et je vous les raconte comme si je venais d'assister à ce fait divers. […] Tout ça constitue une espèce de catalogue d'arbres, de ruisseaux, de rivières, de vents, de fermes, de personnages qui sont dans ces fermes. Ces personnages ont chacun des histoires que je connais, quelquefois ces histoires se recoupent, quelquefois le drame qui a commencé dans une ferme, continue dans une autre, alors je les suis. » (p. 54-55)

« D'abord, le personnage réel s'impose à moi, j'ai l'habitude de le voir, je connais son histoire, je vois à quel endroit moi je n'aurais pas agi comme lui, et à partir de ce moment-là, le personnage devient un personnage inventé, puisque je le fais agir comme moi j'aurais agi à sa place. Le personnage est inventé, en ce sens que je prends un personnage réel, et je m'ajoute à ce personnage réel exactement comme un peintre s'ajoute au paysage qu'il voit et qu'il exprime. » (p. 57) 

« Il y a aussi le personnage entièrement inventé : c'est-à-dire que, au milieu de ses actions, faites par des personnages qui sont moitié moi, moitié des personnages réels, brusquement j'ai besoin d'un partenaire, et ce partenaire je le crée. Je le crée au moment même où j'en ai besoin. À ce moment-là, je le crée avec des caractères, des moitiés ou des bribes ou des morceaux de caractères pris à droite et à gauche, ou parfois totalement inventés. Inventés d'après moi. Je peux très bien me diviser en des multitudes de personnages qui ont chacun une petite partie de moi, une très grande partie de moi, et une très petite partie de choses imaginaires, de choses observées dans des personnages réels. C'est un dosage auquel je ne fais pas attention. C'est en tout cas le jeu : c'est ça qui m'amuse! C'est ça l'amusement!
Vous partez d'une idée fausse en croyant que j'invente pour créer les personnages de roman. C'est beaucoup plus important que ça. Si j'invente des personnages et si j'écris, c'est tout simplement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l'univers, à laquelle personne ne fait jamais attention : c'est l'ennui. » (p. 57-58)

« Cet élément romanesque qui, seul, distrait de l'ennui » (p. 64)

[À propos des personnages de ses premiers romans : ] « Si… Ils sont faux par rapport à leur réalité. Si vous comparez un personnage d'un de ces livres à un personnage que je peux vous faire rencontrer demain, sur un chemin, vous verrez qu'il est très différent. Parce que forcément, si vous voulez créer la réalité, vous êtes obligé de la créer à côté de la vérité. La vérité occupe une certaine place dans l'espace, que vous le vouliez ou non. Et, si vous devez créer quelque chose, un personnage ou un paysage, qui ressemble à un personnage ou à un paysage réel, vous êtes obligé de la créer à côté. Je suis obligé de le créer comme ça. Je ne pourrais jamais être un journaliste, décrire un fait divers qui s'est passé sous mes yeux. J'ai essayé : j'en suis totalement incapable. Quand je veux, dans mon journal personnel, marquer un événement qui vient de se passer dans ma vie, essayer de le serrer au plus près, je vois toujours l'endroit où je triche. » (p. 71)

« j'adore être appelé menteur dans mes textes. Car, je vous ai parlé de la vérité, cette vérité à la place de laquelle on ne peut rien mettre, la création artistique quelle qu'elle soit étant un tout petit peu à côté, juste à côté. Voyez-vous, c'est comme si nous voulions décrire ce cendrier. Ce cendrier existe, ce cendrier est la vérité. Nous voulons décrire le cendrier et notre cendrier créé sera un peu à côté du cendrier réel. C'est ça le mensonge. » (p. 77)

« lorsque j'ai parlé du mensonge, je voulais donner une définition de l'oeuvre d'art personnelle. Mais j'ai en même temps voulu donner une définition de l'oeuvre d'art qui aille à l'encontre de l'oeuvre d'art formelle quand on imagine qu'elle est une expression formelle de la réalité. C'est là que je réclame le droit au mensonge. La littérature, l'expression de l'art est un mensonge. La peinture aussi. Le champ de blé de Van Gogh c'est le champ de blé plus Van Gogh… » (p. 78)

« Je me suis servi simplement des éléments qui se trouvaient en moi, et j'ai transformé les personnages comme je croyais qu'ils devaient pouvoir entrer dans le livre que j'étais en train de composer. Je viens de dire le mot exact : c'est composer. Je composais à ce moment-là. C'était tout à fait différent d'une vie qui n'est pas composée et où les éléments dramatiques ou les éléments pittoresques arrivent à foison sans qu'on ait besoin de les classer, qui ne se classent pas, qui s'organisent. Lorsqu'on examine une vie, longtemps après, on voit l'événement déjà déformé. » (p. 84)

« Je crois que la vérité d'une image, la vérité du mensonge, quoique ce soit une phrase paradoxale, la vérité du mensonge vient de ce que les sensations qu'on ajoute sont exactement du même ordre que les sensations véritables auxquelles on les ajoute. » (p. 107)

[J.A. : Oui mais, est-ce que pour vous, l'expérience poétique est en fait, pour l'homme, une manière de participer à une réalité au-delà de l'apparence? J.G. : ] « Pour moi, non, c'est simplement un divertissement » (p. 131)

« Dès que j'ai connu Stendhal, j'ai aimé Stendhal par-dessus tout! Stendhal m'expliquait le roman, je trouvais des rapports, une succulence, j'emploie encore le terme, extraordinaire dans sa phrase sèche, parce qu'elle me faisait entrer dans le mystère des passions. » (p. 134)

« Je suis un pêcheur de démesure! » (p. 138)

« La psychologie dans Colline est extrêmement rudimentaire. J'ajoute que ça n'est pas un roman : c'est un poème! [...] La psychologie est extrêmement simple. [...] Je n'ai pas cherché plus loin, je n'ai pas vu ce qu'il y avait d'essentiel dans ce personnage de Janet. Je me suis borné, simplement, à décrire l'extérieur de Janet. Et la psychologie intérieur de Janet n'est pas expliquée dans Colline. En faisant Colline, j'ai voulu faire un roman, et je n'ai pas fait un roman : j'ai fait un poème! Voilà où se trouve l'erreur. Je n'ai pas fait un roman, parce que, précisément, dans cet ordre, dans cette mesure, dans ce côté monumental, comme vous disiez tout à l'heure, j'aurais dû inclure, avec la même simplicité, une psychologie plus exacte, allant plus loin, expliquer le coeur de Janet, expliquer le pourquoi des gestes. Or, je me suis borné à être l'historiographe des gestes, et dans cette histoire de gestes, j'ai ajouté des images. Ça a fait un poème, ça n'a pas fait un roman. Un roman aurait dû être psychologique! » (p. 142) 

« Si je pouvais, et ça c'est mon grand désir, si je peux arriver à écrire un jour un livre semblable à Colline, avec le même rythme, la même harmonie et la même ordonnance, en lui donnant sa troisième dimension de profondeur, alors là, j'aurais peut-être réussi à écrire un roman valable! [...] Une grande quantité de mes livres que vous considérez comme des romans, ce ne sont pas des romans, ce sont des poèmes. » (p. 145)

« Ce que je refuse formellement de faire désormais, c'est de donner mes messages ou d'écrire des poèmes. On se trompe toujours sur la valeur d'un poème, on se trompe toujours sur la valeur d'un message […]. Ce que je m'efforce d'écrire, depuis un certain nombre d'années, et parfois sans les publier, ce sont des romans! Restons dans le système des romans! Ce qui m'intéresse c'est le roman et le romanesque. Ce que je veux apporter, désormais, c'est du divertissement, de la distraction. Un point c'est tout! » (p. 157)

« Au moment où l'on croyait que j'étais un porteur de message, j'essayais de créer une oeuvre romanesque! Ça a été mon souci dès le commencement! » (p. 162)

« Non, je n'en suis pas toujours le maître! (de la création) J'en suis le sujet ébloui! Si j'ai écrit Noé, c'est pour essayer d'expliquer cette sorte de drame personnel et intime. Le personnage existe, il est créé, il est là, lorsque j'écris un roman et lorsque je suis assez loin dans le roman, que j'ai fait les cinquante premières pages, je suis comme on pourrait dire, en pleine mer. À ce moment-là, le personnage existe au même titre que les personnages vivants qui habitent ma maison. Il se superpose à eux… » (p. 174)

« Vous savez bien qu'un livre est toujours une aventure. Quand on part dans un livre on est comme un bateau qui quitte le port. […] Mais le drame commence quand on arrive en haute mer, quand on perd de vue la côté d'où l'on est parti, qu'on ne voit pas encore la côte où l'on va arriver. » (p. 175)

« Mais, je suis le sujet de mes personnages! Quand ils arrivent, ce n'est pas une volonté qui les crée, je ne les crée pas volontairement. […] Cette chose-là donne la coloration du personnage, une sorte de lumière : c'est dans cette lumière que ce personnage, brusquement, surgit avec sa forme, et c'est un personnage qui a toute une histoire derrière lui. Cette histoire, à partir de ce moment-là, je l'invente, mais j'ai l'impression que c'est lui qui me la suggère, qui me force à l'inventer telle qu'elle est en réalité. » (p. 178-179)

[À propos du personnage qui apparaît en lui : ] « c'est une silhouette animée! Elle a une âme. Et c'est cette âme qui me suggère les aventures de ce personnage. Par exemple, pour Le Grand Troupeau, j'ai été obligé de le réécrire quatre fois parce que le personnage du Capitaine s'imposait, et que, malgré la guerre – j'avais à ma disposition toute l'artillerie de l'armée allemande pour le tuer – je ne réussissais pas à le tuer. » (p. 178)

« le travail continue à se faire, jusqu'au moment où le personnage devient réticent. De lui-même il devient réticent, il livre un peu moins de lui-même, et ceci s'explique très bien. C'est, qu'au départ, je le laisse presque toujours agir tel qu'il s'est imposé à moi, il est libre. Mais, peu à peu, par le travail de l'écriture, par le travail de la pensée qui suit lentement l'écriture, je lui impose peu à peu ma volonté propre. Jusqu'au moment où cette volonté le gêne, et à ce moment-là, il refuse de me donner un peu plus de lui-même librement. » (p. 180)

« Autre chose : si je fais, à ce moment-là, une promenade en emportant soigneusement dans ma poche, un crayon et du papier, c'est foutu. Je me promènerai sans avoir envie de marquer une seule note, et le personnage restera réticent. Il semble qu'il me guette par un certain côté, qu'il veuille me surprendre libre. Alors, je sors sans papier. Sans aucun papier, à ce moment-là, les choses viennent. Et comme je sais qu'il faut les marquer pour qu'elles ne s'échappent pas, j'ai un cahier de papier à cigarettes, moi qui suis un fumeur de pipe. Ça, mon personnage ne s'est pas encore aperçu de cette malice, j'ai un cahier de papier à cigarettes […]. » (p. 180)

« Ce personnage n'est pas arrivé tout nu et tout cru : il est arrivé, précisément, avec une histoire qui va être celle du roman. Dans ce roman, il y a d'autres personnages qu'il va rencontrer, il y a des paysages qu'il va traverser, […]. Tout ça existe, mais très légèrement estompé, lui seul est marqué en caractère gras. À mesure que l'histoire qu'il me livre se déroule, et qu'il m'en livre un peu plus, les personnages apparaissent et s'avancent sur le devant de la scène. Alors je peux en avoir, de cette façon-là, trois ou quatre, mais sans aucune gêne parce qu'ils sont arrivés peu à peu, ils ont pris leur place, peu à peu, dans le cours du récit. » (p. 181)

« Il y a des relations de combat. Il n'y a pas de relations d'amitié entre la réalité et la création. Lorsque j'essaie d'intégrer la réalité à un récit créé, la réalité me gêne constamment. Je suis obligé de la modifier peu à peu. Certaines caractéristiques de cette réalité sont absolument obligatoires, je suis obligé de les garder. Chaque fois que je les garde, je suis gêné, mon personnage se trouve mal à l'aise, il est gêné dans ses entournures, cette réalité l'oblige à certains gestes qui ne sont pas ceux qu'il veut faire ou que je veux lui faire faire. Lutter contre cette réalité est mon travail presque principal dans la création. » (p. 183-184)

« La réalité est une matière presque inutilisable pour moi. J'en reçois des exemples ou des reflets, que je transforme, après. La réalité ne me sert que par reflets. Elle ne me sert pas comme un support, ou comme une matière véritable, mais comme le reflet de cette matière, que je peux moi-même transformer et qui m'arrive déjà un peu transformée par sa qualité de reflet. Vous parliez du Journal des Faux-Monnayeurs de Gide, non je l'ai assez mal lu. Ce que j'ai lu, avec beaucoup d'attention, ce sont les Journaux de Dostoïevski qu'on a publié en même temps que les Karamazov ou que Crime et Châtiment, et là, il y a un procédé à peu près semblable au mien. Chaque fois que la réalité fournit une matière, il y a d'abord la notation exacte de cette matière, le portrait, presque le dessin au trait de cette matière réelle. Puis, tout autour, par deux petites phrases déjà presque composées, qui sont déjà les conversations des personnages ou l'apport de l'auteur lui-même, on voit cette réalité se déformer, se gonfler ou s'amincir, se transformer, devenir la matière avec laquelle l'écrivain fera son livre. » (p. 184-185)

« D'abord, le plan général de l'oeuvre dans laquelle je veux intégrer cette réalité, et ensuite, les nécessités imposées par les personnages, et par la psychologie des personnages. Psychologie qui est, en général, aussi inventée. Attention! Dans cette invention, je crois que ce qu'il faut surtout faire, c'est au milieu de choses inventées, donne le détail "ininventable", sur lequel le lecteur sera d'accord pour dire qu'il est, celui-là, réel. Dès que, pour celui-là, la crédibilité du lecteur est acquise, pour les autres, elle est acquise presque aussi. Autrement dit, il faut réinventer, c'est ce que je fais. J'essaie de réinventer la réalité avec les choses exactes. » (p. 185)

« c'est un plan qui est, dès le début, presque tracé, dans les lignes extrêmement vagues, pour que le hasard puisse de nouveau intervenir, pour laisser au hasard son jeu. […]. La surprise pourra intervenir. À ce moment-là, mon personnage peut faire certains gestes auxquels je ne m'attends pas, qui pourront me jeter en dehors de ce plan général. Là, je ne suis généralement pas rétif, je peux le suivre, c'est lui qui a raison à ce moment-là. » (p. 187)

« Il y a une sorte de camaraderie qui se crée entre le personnage et l'auteur. Au début, j'étais extraordinairement déçu lorsque je finissais un livre. Je le finissais avec une sorte de regret mortel. J'abandonnais là les personnages auxquels je m'étais intéressé, même les morts. On vous raconte toujours que Balzac souffrait lorsqu'il tuait ses personnages. Moi, je ne souffre pas quand je les tue. Je les tue avec beaucoup de plaisir, il y a peut-être là une cruauté de mon grand-père. […] une grande souffrance d'abandonner, non seulement ses amis, ses camarades, mais ce pays, ce climat, cette ambiance du livre. Alors je prenais soin de presque toujours commencer un autre livre avant la fin du premier. » (p. 199)

« Moi je continue toujours à penser à mon caractère de romancier, c'est-à-dire le propriétaire d'un théâtre de marionnettes. Pour aller de Que ma joie demeure aux Âmes fortes, j'ai considéré que l'homme était plus important que les symboles, que l'homme était plus important que les mystiques, et que l'homme était même plus important que les hommes. Et qu'il était important de connaître comment la générosité avait son cheminement psychologique dans un homme ou dans une femme. À partir de ce moment-là, je pouvais organiser mon drame de la générosité dans le social, même sans Dieu. » (p. 211)

« Au fond, ce que j'ai essayé, à ce moment-là, de réussir, de faire sur le simple plan de l'art, c'est de donner à ces personnages que j'avais traités jusqu'à présent la troisième dimension que je cherchais. Ne plus faire des personnages plats, et faire des personnages qui aient du volume. » (p. 287)

« je ne suis pas, comme vous avez dit, dans les ténèbres. À ce moment-là, je suis dans leur propre lumière [celle de ses personnages] et non pas eux dans la mienne. Je ne les éclaire jamais! Ce sont eux qui m'éclairent. Ils sont entièrement libres, ils sont parfois extraordinairement rétifs, et parfois même ils disparaissent d'un livre sans que j'ai la possibilité de les garder. » (p. 291)

« Ce que j'essaie de faire maintenant dans Le Hussard et dans les livres qui suivront, c'est-à-dire les trois qui composeront le livre intitulé Le Hussard, c'est de faire se dresser l'architecture en ruine dans laquelle notre monde actuel se trouve. […] Après Le Hussard je crois pouvoir m'intéresser à écrire une sorte de roman dans lequel se trouveraient mélangées des vies parallèles et des vies qui se rencontrent, des vies extraordinairement banales mais qui portent en elles-mêmes des projets de rencontre avec d'autres vies extraordinairement banales. Quelquefois la rencontre se produira comme elle se produit dans la vie, d'autres fois elle ne se produira pas. » (p. 305-306)
« Journal (1935-1939) », dans Journal, poèmes, essais, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995, p. 1-308.
[Réponse à une critique de Que ma joie demeure par Fernandez : ] « Qui lui dit que je recherche la concision dans le style et qui a décidé que c'est ce qu'il fallait rechercher. Je recherche le Rythme mouvant et le désordre. Toucher par la chair. Donner de la chair. Habitués à voir par leurs petits yeux et à sentir avec leurs petits sens, leur petit monde cartésien. » (p. 9)

« Rester dans la stricte règle du drame de l'homme et du travail. Pas de féérie, pas de magie cosmique. Sur la terre. Discipline de la phrase, ordonnance des idées. Sécheresse à grosse densité poétique. » (p. 13)

« Choral. Dans la manière de Balzac. Être dans la réalité : cent crochets de fer dans la réalité. Petits détails, pour les hommes. […] Pas de romantisme sauf ce romantisme réel sans lequel il ne reste rien. Petits détails, mais utiles. […] Quand j'ai dit Balzac, j'ai voulu dire déroulement balzacien. Rien de la catastrophe en redingote ni du volcan sous le panonceau du notaire. » (p. 16)

« Faire humain. Ça devra être comme une bêche qui pénétrera dans chaque personnage et en fera des terres meubles et fertiles. » (p. 19)

« Je ne me suis jamais efforcé vers la concision et la clarté. Je ne les considère pas comme des qualités dans l'état actuel de la littérature française qui meurt de clarté, de concision et d'anémie. En tout cas, je ne les considère pas comme les seules qualités. Si j'avais voulu être clair et concis je l'aurais été. Je suis sûr que j'y serais arrivé aussi facilement que les autres – qui en meurent. Mais j'ai voulu atteindre l'abondant, le riche et le généreux. Donner beaucoup. Des livres de grande densité » (p. 78)

« Procédés nouveaux d'évocation et de dialogues. Les plus lointains personnages sont nets. [...] un grouillement magnifique qu'on voit avec non seulement les gestes présents, mais les gestes passés et futurs. » (p. 140) 

« Je reconnais cette fois que c'est loin en avant des choses faites dans ce siècle. C'est loin en avant de tout. Mais l'humanité suivra. » (p. 170)

[À propos Stendhal : ] « C'est à mon avis le plus grand homme de lettres de France. Bien au-dessus de Balzac par moments illisible, lui, toujours clair, tendre, mélancolique, juste, toujours succulent d'une richesse extraordinaire. » (p. 286)

[ Préambule à un de ses textes en revue, cité dans une lettre à Louis Brun, décembre 1938 : ] « Je veux rester libre d'exprimer ce que je pense des temps modernes. Et je veux m'assurer doublement cette liberté. D'abord, je veux me libérer de cette contrainte qui oblige les écrivains modernes à mélanger leurs soucis à leurs créations. Je considère que mes lecteurs ont assez de vivre leur vie, sans que je la leur fasse vivre une deuxième fois dans mes livres. J'essaie au contraire de les emporter à travers mes romans dans une vie qu'ils ne vivent pas et que peut-être, hélas ils ne vivront jamais autrement que par la lecture. » (p. 291)

[À propos de son roman Les Grands chemins : ] « Il y aura cette fois toute la vie : les salons, les ports, la mer, la montagne, les paysans, les riches […]. Entrer dans tous les endroits où je ne suis pas encore entré. » (p. 293)
« Journal de l'Occupation », dans Journal, poèmes, essais, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995, p. 308-484.
« Ne jamais oublier qu'après Don Quichotte […] Cervantès a fini sa vie en écrivant les Trabajos de Persiles y Sihismonda. […] Il faudrait que Fragments soit un adieu à la poétique (comme Don Quichotte est un adieu à la grandeur – et non pas une satire de la chevalerie. Quelle petitesse! Imaginer que Cervantès a voulu railler la chevalerie! et il finirait sa vie en écrivant (avec un soin extrême de la forme et de l'esprit) un roman de Chevalerie! Non, il a voulu dire mélancoliquement (de là la folie de Don Quichotte) adieu à la grandeur.) Il faudrait que Fragments soit un adieu à la poétique, au lyrisme, au "mensonge" sans lequel il n'y a pas d'art, je veux dire au subjectif. Adieu au romantisme, au seuil de ce 1616 où l'on va (vous allez voir) prôner la vérité, l'exactitude, la tranche de vie (mais Maupassant mentait (interprétait) mais Gide ment (heureusement) mais Eugène Dabit a souffert et est mort de ne pas savoir mentir, c'est-à-dire de ne pas avoir la force (physique d'abord) de digérer les "spectacles" pour finalement les exprimer comme Van Gogh exprime un champ de blé et un cyprès. Car, ils savent et il savait bien (E.D.) que ce qui m'intéresse n'est pas le cyprès ou le champ de blé, c'est le cyprès + Van Gogh et le champ de blé + Van Gogh. La marque. Imprimer sa marque). » (p. 313-314)

[À propos de la guerre : ] « si je me réjouis de la mort de l'héroïsme militaire […] je regrette la mort de l'héroïsme tout court. C'était la plus haute situation poétique que pouvait atteindre l'homme. Et l'homme moderne va mourir par hémorragie de poésie. » (p. 316)

« Les Chouans (Balzac). Il y a comme un air actuel. Le passé et l'avenir affrontés, les décombres, les embuscades, l'insécurité des routes, le goût de l'intrigue, la rareté de la noblesse, la séduction de la jeunesse révolutionnaire […]. Vers la fin on ne discute plus, on ne voit plus rien, on est emporté […]. Livre magnifique sans longueurs et qui se lit d'une traite. » (p. 337-340)

« Je m'efforce de cerner le plus près posisble le fait quotidien le plus banal. Mon goût de l'invention m'entraîne vers un lyrisme obscur. […] Serrer et décrire ce qui arrive; le plus banal, ne rien inventer. En acquérir le style, si possible. […] Jusqu'à présent tout ce que j'ai fait manque de profondeur. Je ne saurai bien mentir (vraiment inventer) que lorsque je saurai être très vrai. Soumission à l'objet. Chercher le style. Un art analytique. » (p. 360)

« Je voudrais surtout que ça puisse se lire et se désirer comme un roman d'aventures. » (p. 362)

« Quant au réel, au réalisme, si on veut aller au bout, il faut qu'il soit dans l'espace et non pas plan. Alors oui, c'est réel. Le reste, ça fait simplement voyeur, trou de serrure, indiscrétion. […] Le réel véritable, il n'y a rien de plus irréel. Réels, Thérive et les populistes? Non. Réel, Dabit? Non. […] Imiter la vie, le réel? Quelle vie? À la base de cette erreur, méconnaissance de la vraie nature de l'homme. Quelle fierté il faut pour décider que c'est cette mesquinerie, la vie. » (p. 366)

« Le roman de cape et d'épée des temps actuels. Ah, si je pouvais être Ponson du Terrail. Sans compter que je vais m'y efforcer. » (p. 377)

[À propos de Les Hommes de bonne volonté de Romains : ] « Manque total de simplicité, de sincérité, de vérité. Ah oui, celui-là aurait dû prendre des leçons de Ponson du Terrail. » (p. 377)

« De là il faudrait partir sans plan préconçu. Se laisser mener par les personnages et pas du tout par l'idée. Les créer, les faire vivre, les laisser faire plus superbement possible et être l'historiographe. » (p. 391)

« Au premier abord, Barbey d'Aurevilly éblouit. Après il ne reste que quelques magnifiques descriptions de femmes et de chairs de femme. Tout le reste n'est que de la poussière. […] Barb. n'a pas le don de vie. Quelquefois, au passage, les seins d'une femme sont vivants et sa chair est brûlante, mais c'est tout, elle n'a pas d'âme, c'est un beau mollusque nacré dont on a faim et qu'on a envie de gober, il ne nous rend pas amoureux comme on l'est de la Sanseverina dont on ignore pourtant comment sont faits les seins et les cuisses. » (p. 405)

« Le roman policier. La littérature d'attitude qui a fait écrire tous les livres depuis Balzac (et qui sont du mauvais Stendhal, du Stendhal mal compris) a décomposé la création en deux parties : l'ennuyeux et un précipité de pittoresque, la lavasse et le précipité. Le roman policier est un condensé pittoresque : Une ténébreuse affaire sans Balzac. Tous les autres livres sont des lavasses desquelles la plupart du temps on s'écoeure. […] Formule pour Fragments : un roman policier cosmique. […] Suite de la comparaison policière : au lieu que le récit y soit le développement du sujet (ce que j'ai fait jusqu'à présent) c'est le sujet qui doit surgir du développement du récit. Faire très attention que cela va peut-être conditionner la construction et le style. Faire naître une attention maxima d'une attente maxima. Il faut que le moindre objet ait le plus d'intérêt possible » (p. 416)

[À propos des Scènes de la vie future de Duhamel : ] « grand livre. […] Livre qui donne mieux la dimension de l'homme que tous les livres de Malraux et tous les yeux d'Aragon. » (p. 421)

« Théorie : Il n'y a pas de mondes imaginaires. […] Se garder de tout ce qui pourrait faire ressembler Fragments à un roman utopique […]. La révolution, la nouveauté, la renaissance doit être dans la Conception du réel ou une façon nouvelle pour l'homme de rencontrer le réel (nouvelle ou renaissante). Pas d'opposition entre le réel et l'idéal. Au contraire le réel plus étrange que l'idéal, plus difficile à croire, plus idéal, et c'est juste, puisque créé par des forces plus imposantes et plus mystérieusement puissantes que l'idéal (fruit de la simple imagination humaine, tandis que le réel…) » (p. 423-424)

« Je viens de lire Le Cabinet des Antiques de Balzac. Je ne connaissais pas ce livre. Il est très beau. On est à la fin entraîné si violemment qu'on traverse toute la digression sur la magistrature tête première. Et même, au passage on est heureux de savoir que l'escalier qui conduit du jardin de Blondet à sa serre de pélargonium a treize marches. Et même s'il y avait là l'histoire complète du tissage de son bonnet de coton on traverserait encore tout tête première, plein de joie, d'appétit et de fièvre. Tant est magique l'impulsion donnée. Mais, attention : à ne pas imiter. C'est Balzac. Saluer, admirer, mais à ne pas refaire : nous ne sommes que des hommes ordinaires. » (p. 447)
Noé [Chroniques], Paris, Gallimard, 1961.
« Je prononce d'abord la formule d'exorcisme moderne : Les héros de ce roman appartiennent à la fiction romanesque, et toute ressemblance avec des contemporains vivants ou morts est entièrement fortuite; également toute similitude des noms propres.
Rien n'est vrai. Même pas moi; ni les miens; ni mes amis. Tout est faux. » (p. 7)

« Logiquement, en effet, je ne dois plus m'occuper de Langlois 
(qui est mort. Mais pourquoi suis-je condamné à croire toujours en vous?)
de Delphine
(qui veut vivre [...]).
[...] Il est vraisemblablement temps que je ne subisse plus l'entreprise de personnages jaillis de l'ombre. » (p. 9-10)

« Quand monsieur V. en a eu terminé avec Dorothée, quand il est descendu du hêtre [...], j'ai dit qu'il avait mis le pied dans la neige, près d'un buisson de ronces. Ça, c'est l'histoire écrite. En réalité, il a mis le pied sur mon plancher, à un mètre cinquante de ma table, juste à côté de mon petit poêle à bois. J'ai dit qu'il était parti vers l'Archat. En réalité, il est venu vers moi, il a traversé ma table; ou, plus exactement, sa forme vaporeuse (il marchait droit devant lui sans se soucier de rien, je l'ai dit), sa forme vaporeuse a été traversée par ma table. Il m'a traversé, ou, plus exactement, moi qui ne bougeais pas (ou à peine ce qu'il faut pour écrire) j'ai traversé la forme vaporeuse de monsieur V. À un moment même, nous avons coïncidé exactement tous les deux; un instant très court parce qu'il continuait à marcher à son pas et que, moi, j'étais immobile. Néanmoins, pendant cet instant – pour court qu'il ait été – j'étais monsieur V. » (p. 13-14)

« monsieur V. m'a traversé (comme il le faisait chaque fois, aller et retour – c'était sa route –), a coïncidé avec moi le temps d'un éclair (il n'y avait que le petit geste que j'étais obligé de faire pour écrire qui le dépassait un peu) » (p. 17)

« J'ai peut-être donné l'impression que j'avais installé autour de moi un décor, un diorama, un vaste paysage en réduction dans un petit espace. Si je l'ai fait, c'est que je me suis mal exprimé, et que j'ai mal expliqué la chose. Car, pas du tout. Il ne s'agissait pas d'une construction semblable aux crèches de Noël où l'on installe toute la Judée et les déserts d'Arabie sur une table de cuisine (et, dans ce cas-là, les choses sont bien séparées : sur la table, Nazareth vu par le gros bout de la lorgnette; autour de la table, le monde ordinaire vu à l'oeil nu). Il ne s'agissait pas non plus du système employé par Eugène Sue et Ponson du Terrail : de petites marionnettes de trente centimètres de haut représentant les personnages en fil de fer plastique pour qu'on puisse leur faire prendre toutes les attitudes. Pas du tout, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que mon paysage était grandeur naturelle, et mes personnages grandeur naturelle aussi. » (p. 20-21)

« Il ne s'agit donc pas autour de moi de décors peints en trompe l'oeil ni de paysages en réduction où un carré de mousse représente un pâturage : il s'agit d'un monde qui s'est superposé au monde dit réel, c'est-à-dire aux quatre murs de la pièce où je me tiens pendant que j'invente, et aux morceaux d'un territoire géographiquement réel (dit-on) qu'on voit par les fenêtres » (p. 22)

« le monde inventé n'a pas effacé le monde réel : il s'est superposé. Il n'est pas transparent » (p. 24)

« Mes quatre murs réels avec les deux fenêtres et le paysage inventé avec cent kilomètres de déroulement d'horizon n'étaient pas superposés à plat, mais imbriqués en volume. Le paysage inventé s'était installé dans les espaces du paysage réel, sans le remplacer; c'était simplement, désormais, un paysage qui contenait deux fois plus de spectacles, une double perspective, deux tapis de sol » (p. 30)

« il n'y avait pas que les personnages principaux. Il y avait également tous les nombreux personnages dont on ne parle jamais dans une histoire mais qui existent; heureusement, car, s'ils n'existaient pas, les personnages seraient des Robinsons. Je n'en ai pas parlé : il n'était pas nécessaire d'en parler. Ils étaient logiques, et par conséquent, ils existaient, sans qu'on insiste [...]. Dans l'histoire que je me proposais de raconter, il n'était d'ailleurs pas nécessaire de les décrire tous, et même il fallait faire très attention de ne décrire que les gestes qui servaient à la compréhension de l'histoire. » (p. 31-32)

« il faut le dire [qu'il existe d'autres gestes] pour qu'à partir de ces gestes qui n'ont rien à voir (semble-t-il) avec l'histoire, celui à qui je la raconte puisse ensuite avec ses propres souvenirs revoir une très grande partie de tous les gestes du village; et même, dans son esprit critique où il écoute l'histoire mais où, à chaque instant, il fait le bilan de ce qu'il peut croire et de ce qu'il ne peut pas croire, il faut qu'il ait la conscience de tous les gestes du village. Car, ce serait très désagréable (et raté) de suggérer (sans le vouloir) que le drame se passe en l'air. » (p. 32)

« Mais, pour être à même de choisir [les gestes qui composeront l'histoire], il me fallait avoir présent à l'esprit tout l'inventaire, tout le catalogue; et, par conséquent, j'avais présents sous les yeux des quantités de personnages qui ne sont pas entrés dans l'histoire. » (p. 33)

[Sur ses personnages : ] « Ils me devenaient familiers, amis d'enfance, contemporains. Il y avait une sorte de confusion de tapis de sol et de perspectives. Je les rencontrais tout d'un coup de plain-pied. J'avais brusquement la connaissance automatique de tous leurs drames particuliers, solitaires ou enchevêtrés les uns aux autres. Je me mettais à les connaître depuis A jusqu'à Z comme si je les fréquentais intimement depuis des années. Je les connaissais même infra et ultra, comme si j'étais non seulement leur contemporain, mais aussi celui de toute la parenté dont ils étaient issus et le contemporain des enfants qui sortiraient d'eux. » (p. 39)

« J'avais devant moi un immense théâtre, fait de milliers de scènes alignées les uns à côté des autres et les unes sur les autres [...]. Pas question pour moi de ne regarder qu'un seul spectacle jusqu'au bout » (p. 44)

« il ne m'est pas possible de faire connaître l'histoire que je raconte, le livre que j'écris, comme on fait connaître un paysage (comme Brueghel fait connaître un paysage) avec des milliers de détails et d'histoires particulières. Il ne m'est pas possible (je le regrette) de m'exprimer comme s'exprime le musicien qui fait trotter à la fois tous les instruments. [...] Le musicien peut faire entendre simultanément un très grand nombre de timbres. Il y a évidemment une limite qu'il ne peut pas dépasser, mais nous, avec l'écriture, nous serions même bien contents de l'atteindre, cette limite. Car nous sommes obligés de raconter à la queue leu leu; les mots s'écrivent les uns à la suite des autres, et, les histoires, tout ce qu'on peut faire c'est de les faire enchaîner. » (p. 52-53)

« je veux dire ce que je suis en train de faire, quelle vie je mène pendant que j'en parle. Je veux qu'on sache bien que je ne suis pas dans un wagon, dans un tramway, sur les boulevards de Marseille avec un carnet à la main, en train de copier la réalité; que, de tout ce temps-là, au contraire, j'étais les mains dans les poches; qu'au fond, ce que j'écris (même quand je me force à être très près de la réalité) ce n'est pas ce que je vois, mais ce que je revois. » (p. 56-57)
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