Photo Julien GreenJulien Green

(1900-1998)

Dossier

Le roman selon Julien Green

« Se perdre dans la forêt obscure » : l'art du roman selon Julien Green, par Pierre-Emmanuel Roy, 12 mars 2020

Quand le critique John Charpentier écrivait, dans le Mercure de France du 15 mai 1929, que Julien Green était « le plus beau tempérament romanesque de sa génération [1] », il entendait complimenter le don d'invention du jeune écrivain. Ce mot peut toutefois être pris dans un sens plus large, car ce tempérament de romancier se manifeste de façon singulière non seulement dans les fictions de Green, mais aussi dans son oeuvre critique. Les entretiens et articles qu'il a publiés au long de sa carrière, ainsi que son vaste Journal (1919-1998), fourmillent de réflexions originales sur cette forme littéraire à laquelle il doit son renom.

Les idées de Julien Green sur l'art romanesque ne présentent pas toutes un égal intérêt. Sa vision de l'histoire du roman, par exemple, manque d'ampleur, et semble parfois inexistante. En 1927, Green déclare tout net « ne [pas croire] à l'évolution du roman [2] ». Il ajoute, en guise de précision, que Tristan et Iseult ne diffère pas substantiellement de la production romanesque contemporaine : comme À la Recherche du temps perdu ou Jean-Christophe, cette oeuvre constitue en effet « l'étude d'un caractère, du développement de ce caractère ou d'une passion dans un récit en prose entrecoupé de dialogues [3] ». Rien ne change. De la même manière, Green tient pour non avenue la soi-disant « crise du roman [4] », qui a défrayé la chronique littéraire dans les années 1920. Nul besoin, selon lui, de s'inquiéter pour l'avenir de cette forme, dont la souplesse suffit à garantir la pérennité [5]. Plus tard dans sa carrière, certes, constatant de profondes transformations dans le monde littéraire, Green aura l'impression d'appartenir à une époque révolue. Il déplorera la « médiocrité extrême » sévissant dans les lettres (25 août 1954 [6]) et se demandera enfin si le XIXe siècle « ne mourra vraiment qu'avec ceux qui sont nés aux environs de 1900 » (10 août 1971). Ses propos sur le roman, bref, ne sont pas sans dimension historique; mais de là ne vient pas leur principal intérêt.

Les considérations de Julien Green sur la finalité du roman sont également minces et peu nombreuses. À quoi sert le roman? À rien, répond d'abord Julien Green dans une conférence de 1950, en ajoutant toutefois que le roman peut profiter à l'écrivain et au lecteur, par la lumière qu'il jette sur la condition humaine [7]. Green ne s'étend pas sur cette question. Il ne semble guère préoccupé, à vrai dire, de justifier son art, au contraire de son contemporain Georges Duhamel, dont l'oeuvre traduit une constante préoccupation de faire valoir – selon ses termes – le « mandat » social du romancier [8].

Pour Green, la question importante n'est pas ce que le roman doit accomplir, ni quels changements il a subi au cours de son histoire : l'écrivain s'intéresse plutôt à ce qui constitue la nature profonde du roman, c'est-à-dire aux éléments qui entrent nécessairement dans la composition d'un roman authentique. Chez Green, ces réflexions n'aboutissent pas à une recette d'écriture [9]. Il ne cessera jamais de répéter que la création romanesque procède à coups de surprises, qu'elle n'a pas la clarté d'une opération algébrique. Le romancier, selon lui, doit « savoir se perdre dans la forêt obscure » (22 avril 1932). Mais malgré cette incertitude inhérente à la création romanesque, Green estime que certaines conditions, certains phénomènes sous-tendent nécessairement l'art du romancier. Ce sont ces considérations qui forment la part substantielle et originale de sa conception du roman.

Dans les prochaines pages, je tenterai donc de rassembler et d'organiser l'essentiel de ce que Green a écrit sur son art, afin de mettre en lumière sa vision du roman. Beaucoup de chercheurs se sont intéressés à l'oeuvre romanesque de Green et ont tenté d'en dégager les marques distinctives [10]; pour ma part, je me limiterai à son oeuvre critique, corpus assez riche pour être traité indépendamment. On verra d'abord quelles qualités, d'après Julien Green, un romancier digne de ce nom doit réunir, puis par quels procédés il crée son oeuvre. Enfin, je me pencherai sur la question du langage, qui représente, aux yeux de Green, un problème capital pour tout écrivain.

Le romancier.

À lire Julien Green, on s'aperçoit bien vite que son discours sur le roman s'accompagne, le plus souvent, d'un discours sur le romancier. Au sujet d'une oeuvre de Tolstoï, Résurrection, il remarque : « il y avait derrière toutes ces phrases un homme qui ne mentait pas [11] ». Un passage du Lys dans la vallée, écrit-il dans son Journal, « est si faux, si manifestement inventé, et en même temps si vrai, car on sent que le garçon, c'est l'auteur » (13 février 1934). De même, ses essais sur Emily Brontë (1926) et Nathaniel Hawthorne (1928) présentent une forte orientation biographique, qui n'est pas sans rappeler les Trois Maîtres de Stefan Zweig ou Les Confessions sans pénitence de Georges Duhamel. C'est que, dans l'esprit de Julien Green, l'auteur est inséparable de son oeuvre.

En effet, le romancier porte en lui-même la source de toutes ses histoires. Son rôle, nous dit Green, est de fouiller son « inconscient [12] » pour en tirer la matière de son oeuvre. C'est cette démarche qui distingue le bon romancier du mauvais. Le second, « faux explorateur », se contente de suivre le chemin battu des conventions littéraires; tandis que le premier, en se plongeant à l'intérieur de lui-même, accomplit un acte de « courage [13] » qui donne à ses écrits une résonance profonde et sincère. Cette « descente vers les régions inférieures [14] » a d'ailleurs des retombées salvatrices : en explorant les replis de sa psyché, et en les mettant au jour, le romancier éprouve une forme de libération. Green va jusqu'à affirmer : « Les seuls livres qui comptent sont ceux dont on peut dire que l'auteur serait mort étouffé s'il ne les avait pas écrits » (5 mai 1956) [15].

Cette exploration de l'inconscient, toutefois, n'a rien d'un examen pointilleux et scientifique. Ce que prône Julien Green n'est pas un naturalisme appliqué à la vie intérieure. Au contraire, c'est grâce à un « don [16] » rare et fugitif que le véritable romancier parvient à sonder les tréfonds de son âme. Il est, comme le protagoniste d'un roman de Green, un « visionnaire [17] », c'est-à-dire qu'il sait se placer dans un « état second [18] » qui lui donne accès à son inconscient. Là, des images s'imposent à son esprit avec une telle vivacité, une telle précision, qu'elles en prennent « l'autorité particulière à un souvenir [19] ».

Mais certains auraient beau posséder ce don de vision, ils n'en seraient pas plus avancés. La source du roman, comme on l'a vu, réside dans l'inconscient de l'écrivain. Pour donner lieu à la création romanesque, ajoute cependant Julien Green, cette source doit absolument être corrompue, c'est-à-dire peuplée de cauchemars et de turpitudes, de « monstres [20] » et de « désirs [21] ». Cette théorie, Julien Green la professe à bien des reprises : « le talent du romancier plonge ses racines dans le péché » (29 mars 1948), « ôtez le péché et vous ôtez l'oeuvre » (3 mai 1954), « un roman est fait de péché comme une table est faite de bois » (27 octobre 1955), « avec quoi un roman est-il fait, sinon avec du mal? » (29 mars 1957). Un roman dont l'origine serait pure ne contiendrait aucun conflit, aucun mystère, ne susciterait aucune découverte; ce serait un amas de « prudentes platitudes » (1er février 1945), et non un roman. La quiétude, pour Green, est un état d'âme stérile : « On n'a jamais vu de saint écrire un roman » (21 mai 1948).

À lire ces phrases, on comprend non seulement pourquoi les romans de Green sont d'une noirceur si notoire [22], mais aussi pourquoi l'écrivain préconise explicitement, dans son Journal, une littérature sans bons sentiments :

[…] la vertu, dans les romans, est en général représentée d'une façon ridicule, quelles que puissent être les intentions de l'auteur. […] Le blanc est une couleur (si c'en est une) dont les romanciers se servent mal; ils sont beaucoup plus habiles avec le noir (11 juin 1943).

Cette question du rapport entre roman et péché ne semble devenir brûlante, pour Julien Green, qu'à partir des années 1940. Une formule de Mauriac [23] fait sur lui une vive impression et le mène à un constat qu'il réaffirmera souvent par la suite :

Le mot de Mauriac : “Purifier la source” a l'air de résoudre la question et ne fait que l'embrouiller, car la source même du roman est empoisonnée, et, privée des poisons qui la composent, elle voit s'altérer sa nature. Je ne crois pas qu'il y ait de roman qui ne contienne de poison (24 décembre 1944).

Une telle déclaration peut étonner de la part de n'importe quel croyant, mais elle est particulièrement frappante sous la plume de Julien Green. Enfant, celui-ci exprimait à ses parents son souhait d'« être » un jour saint François d'Assise [24]. Le 23 juin 1938, il confiait le même désir à son Journal, en y ajoutant une nuance de regret : « J'aurais voulu être un saint, c'est tout. » À l'époque où il écrit cette phrase, rien ne laisse supposer que Green a pris conscience de la contradiction fondamentale entre son aspiration à la pureté morale et son état de romancier. Mais dans les années 1940, il reconnaît enfin la nature peccamineuse de la création romanesque, et va même jusqu'à l'embrasser :

Dans la crainte d'offenser Dieu, [un homme scrupuleux] écrira de prudentes platitudes, et qui sait si Dieu ne veut pas le risque? Qui sait si ce n'est pas là le moyen de lui plaire et d'accomplir sa vocation? » (1er février 1945).

L'invention romanesque.

Le vrai romancier, comme on l'a vu, présente deux traits essentiels : il est un pécheur et un visionnaire. Ce fait comporte plusieurs implications pour l'acte créateur. D'abord, si le romancier est témoin d'une vision, et que son rôle consiste à rapporter ce qu'il a vu, il faut en déduire qu'il ne crée pas son oeuvre à coups de choix délibérés. Le terme d'« invention », que j'ai employé plus haut, soulève ainsi quelques difficultés. Julien Green l'utilise tout au long de sa carrière, et très fréquemment dans les années 1920 et 1930 [25]. Mais dans certains passages du Journal, lui donnant le sens de « fabrication », il le récuse, le jugeant impropre à rendre la vraie nature de son art. « Le romancier n'invente rien, il devine », écrit-il par exemple, le 5 février 1933. Le 29 octobre 1949, son propos se fait plus explicite :

Mon roman avance lentement, trop peut-être, mais la netteté de la vision est à ce prix, me semble-t-il. Je pourrais couvrir une plus grande surface de papier chaque jour, mais alors j'inventerais et d'une certaine façon, je mentirais au lieu de décrire le plus véridiquement possible ce que je vois [26].

Ainsi, le rôle du romancier ne consiste pas à fabriquer des récits – cela reviendrait à « mentir [27] ». Il doit plutôt décrire ce qu'il voit; non pas dans le monde sensible, à l'instar de Flaubert [28] ou des naturalistes [29], mais en son for intérieur, où s'élabore une réalité tout aussi véritable que la réalité objective. Être visionnaire, en effet, ce n'est pas seulement voir, c'est aussi croire à ce que l'on voit. Green prétend qu'un « vrai créateur », comme Balzac ou Dickens, est un être « naïf [30] ». Il n'appartient pas à cette espèce d'hommes « trop intelligents, trop malins [31] » pour croire à leurs propres récits et en éprouver de fortes émotions. Ces auteurs blasés laissent le lecteur froid. En revanche, si l'écrivain est convaincu de la réalité de son histoire et de ses personnages, sa foi se communique au lecteur. Voilà ce qui donne toute sa force à l'oeuvre d'un grand romancier comme Tolstoï. Green dit, par exemple, de La Mort d'Ivan Ilitch : « On y croit parce que l'auteur y a cru » (24 novembre 1932). Résurrection suscite chez lui, plusieurs années plus tard, un commentaire analogue : « l'émotion est si vraie chez l'auteur qu'elle se reproduit telle quelle chez le lecteur » (3 mars 1948).

La naïveté est un bien fragile. Si, pour assouvir sa curiosité, le romancier examine de trop près le processus créateur, il dissipe la brume qui entoure son art, et devient ainsi un de ces auteurs incrédules dont la France offre hélas tant d'exemples [32]. Comme le répète souvent Julien Green, « plus un romancier a de sens critique et moins il est apte à croire ce qu'il raconte [33]. » Il faut bien saisir l'importance de cet enjeu. La naïveté de l'écrivain, selon Green, n'ajoute pas seulement à la valeur du roman; elle est un des traits essentiels de tout roman véritable : « Si un romancier ne croit pas ce qu'il raconte, il doit faire un autre métier [34]. »

À lire de tels propos, on serait tenté de croire que Julien Green force le trait. Un romancier peut-il vraiment croire, dans la plus forte acception du mot, au fruit de son imagination? Or de nombreux passages du Journal et des essais de Green révèlent dans quelle mesure celui-ci présente la création du romancier, et surtout chacun de ses personnages, comme une entité autonome et tangible. Le romancier, lit-on en effet, a pour « but », non pas de créer des « automates », mais de « donner le jour à des êtres humains [35] ». L'expression est saisissante, et Green en tire les conclusions qui s'imposent. Ainsi, il est impensable, pour tout « vrai romancier [36] », de revenir sur les actions de ses personnages, ou de modifier après coup la substance de leurs paroles. Ces actions et ces paroles émanent après tout d'« êtres humains »; elles appartiennent au domaine de la réalité plutôt qu'à celui de la fiction. Si la vision est précise – et elle ne l'est pas toujours [37] – l'écrivain se sait donc en présence d'une vérité objective, et par conséquent inflexible. Pour reprendre les termes de Julien Green :

[…] dans l'esprit du vrai romancier, une certaine espèce d'arbitraire est exclue. […] Car plusieurs actes sont possibles, mais un seul est effectivement accompli et c'est celui-là qu'il faut découvrir, l'acte unique entre tous les possibles, celui qui vraiment a été fait dans l'histoire que nous conte le romancier [38].

Bien entendu, cette vision des choses exclut d'office tout plan préalable : le romancier risquerait, par ce procédé pourtant répandu, de figer ses personnages dans un pose artificielle, leur ôtant ainsi jusqu'à l'apparence de vérité [39]. Pour Green, l'action s'élabore en cours de route et elle est « l'oeuvre des personnages » (27 mars 1941), c'est-à-dire de l'inconscient [40]. « Je n'ai jamais pu faire vivre un plan », écrit-il dans son Journal le 13 novembre 1948. Green reconnaît que certains grands romanciers ne sont pas de son avis. Flaubert, par exemple, à qui il voue pourtant une profonde admiration, a déterminé d'avance l'action de Madame Bovary et de L'Éducation sentimentale, au lieu de la laisser s'élaborer naturellement. Ces grandes oeuvres forment toutefois des exceptions : « il faut être Flaubert pour cela » (5 février 1933).

De même que la méthode du plan détaillé convient mal à la création romanesque, de même le romancier doit éviter à tout prix les « modèles courants [41] », qui risquent également d'adultérer sa vision et de faire de ses personnages des pantins, plutôt que des êtres de chair et de sang. Le romancier se méfie de toute influence [42]. Il doit sans cesse lutter contre les attentes du public, les conventions romanesques, et même les « clichés qu'il s'est fabriqués lui-même et qui le dispensent de réfléchir » (25 février 1933). Seule sa vision doit présider à l'écriture. Bref, le romancier se livre tout entier à son inconscient. Ses personnages sont les acteurs, lui le « spectateur [43] ». Ils entrent en action, lui passe de surprise en « surprise [44] ». Comme le dit Green dans une conférence des années 1940, c'est dans l'« obscurité [45] » que le romancier crée son oeuvre.

Green parle souvent de ses personnages dans des termes qui mettent en relief leur vitalité et leur indépendance. Le romancier, écrit-il, est « entraîn[é] [46] », « bousculé [47] » par ses créatures, il est « pipé » par ces êtres « qui en savent plus long que lui » (7 octobre 1944). Essaie-t-il de les tenir en bride? Ses efforts sont en vain : « Il est certain que je n'ai jamais fait un plan que mes personnages ne l'aient mis en pièces et foulé aux pieds [48] » (29 décembre 1947). La création romanesque, à en croire Julien Green, est un phénomène dont le romancier n'est pas maître; il l'amorce, certes, mais elle procède malgré lui. Balloté de part et d'autre par ses personnages, il se contente d'observer et de rapporter leurs actions.

Si écrire un roman, c'est se laisser entraîner, on ne s'étonnera pas que Julien Green ait une prédilection pour les oeuvres d'art – visuelles [49] aussi bien que littéraires [50] – qui semblent créées d'un premier mouvement. À l'inverse, tout ce qui sent l'apprêt éveille sa suspicion. Le vrai romancier, selon Green, est un témoin fidèle; il se garde de frelater sa vision, de « mentir », quitte à tolérer certaines imperfections dans la composition du récit. Green va même jusqu'à prétendre qu'« une certaine gaucherie est la marque des oeuvres sincères » (24 juin 1932).

L'« entraînement » auquel s'abandonne le romancier suppose aussi un certain rythme qu'on retrouve effectivement dans les fictions de Green, et que celui-ci préconise. Le roman, pour Green, doit respirer la force, l'élan, la vigueur : « Il faudrait qu'à chaque page on eût l'impression d'une irrésistible poussée intérieure » (20 juillet 1949). L'écrivain parle avec admiration des Diaboliques de Barbey d'Aurevilly : « Le ton, l'inspiration religieuse, la rage, la verve, l'insolence, l'impatience, l'adjectif en coup de poing, tout y est » (5 mars 1952). Chez Villiers de L'Isle-Adam, ce sont les mêmes qualités qu'il vante : « […] le fignolage de la phrase violente, l'effet subit, la fin qui vous coupe le souffle, les phrases en capitales, la verve. Grand plaisir » (28 mars 1952). Une formule lapidaire, dans son Journal, résume bien sa pensée : « ce qui est beau n'est jamais lent » (24 octobre 1971).

L'obstacle de la langue.

À lire le Journal, on ne peut qu'être frappé par les difficultés qu'éprouve Julien Green à écrire ses romans. Le 23 septembre 1932, il se décharge le coeur : « J'ai des moments de doute qui me ravagent de tristesse. Il y a vraiment trop loin de ce que j'écris à ce que j'aurais voulu écrire. » Le 8 septembre 1938, on perçoit les mêmes accents de lassitude : « Les mots qu'il faut mettre en rang comme de vieux chiens savants, fatigués des tours qu'on exige de leur bonne volonté... » Le 6 février 1970, il dit avoir vécu « une journée de découragement » à relire les épreuves de Si j'étais vous… Pour illustrer sa peine, Green va même jusqu'à évoquer une fois, à demi-mots, la figure de Sisyphe : « J'en suis à la page 177. Ce roman [Épaves], je le vois comme une masse qu'il faut sans cesse arrêter à mi-chemin d'une pente, redresser, empêcher qu'elle ne glisse et ne dévie... » (12 août 1931).

Si écrire un roman consiste à se laisser « entraîner » par des personnages autonomes, d'où viennent ce labeur et cette affliction? Il faut noter, avant tout, que l'acte de vision peut être laborieux, et même impossible, quand les images ne se présentent pas à l'écrivain avec toute la netteté souhaitable. Ce problème a souvent entravé Julien Green, qui dit avoir tour à tout perdu et retrouvé, au fil des ans, le « don du romancier [51] » : « J'écris mes romans quand je me sens poussé à le faire, et quand je ne vois rien, comme maintenant, depuis des semaines, je souffre, mais je n'écris pas » (12 octobre 1959).

Mais un autre obstacle s'avère encore plus imposant : la langue. La vision a beau être prégnante, les défauts de ce moyen d'expression sont tels que le romancier peine à la coucher par écrit. Julien Green nie avec force la maxime de Boileau : « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément [52] »; et il affirme pour sa part : « Quand ma pensée bondit, ma parole trébuche » (18 juin 1941).

Cette difficulté n'est pas d'ordre personnel. Selon Julien Green, la langue pose deux difficultés majeures auxquelles tout romancier doit faire face. D'abord, elle est traîtresse. Green écrit que certaines phrases lui paraissent « suspectes parce que trop bien venues » (15 août 1944). Il se dit méfiant du « piège des mots, [du] déterminisme créé par les phrases qui appellent d'autres phrases » (26 mars 1944). En effet, si le vrai romancier se laisse entraîner par ses personnages, il doit, en revanche, résister sans cesse à la pente où les mots menacent de le faire glisser. Autrement, il tombe dans la facilité, dans la formule toute faite, et il dénature sa vision. Un développement, dans le Journal, rend bien cette idée :

Les mots, quelquefois, s'assemblent comme d'eux-mêmes et forment des images qui peuvent avoir un certain air de vérité auquel le mauvais écrivain et le lecteur inattentif se laissent prendre. La vérité de vision demande un effort beaucoup plus rude, une espèce de don de soi (22 octobre 1931) [53]. Mais, même si l'écrivain exerce une constate vigilance à l'égard de la langue, celle-ci s'avère trop lourde et rigide pour exprimer fidèlement sa vision. Ce triste constat revient souvent dans l'oeuvre de Julien Green : « J'essaie d'écrire, mais j'ai l'impression curieuse que les mots me haïssent et que je les assemble de force » (23 septembre 1932); « La langue et la plume sont toujours en retard sur l'esprit » (4 juillet 1943).

Un instrument aussi imparfait doit bien sûr n'être employé qu'avec la plus grande retenue. Il faut en limiter les dégâts. Ainsi, Green juge qu'il faut mettre la langue entièrement au service de la matière, de sorte qu'elle s'interpose le moins possible entre celle-ci et le lecteur. Il s'agit d'« humilier le style et [de] faire en sorte que le sujet se défende tout seul [54] ». Plus concrètement, ce principe consiste à rechercher par-dessus tout la simplicité et la précision des termes [55], de manière à conférer aux phrases toute la légèreté d'un « souffle » (6 août 1931). La langue du romancier ne doit surtout pas sentir la contrainte. Un style trop recherché présente une multitude de petits obstacles qui retiennent le lecteur et l'empêchent de se laisser transporter par le récit. Julien Green n'a que du dédain pour « les livres où les mots donnent l'impression d'avoir été tirés du cerveau de l'auteur, un à un, comme les sous d'un porte-monnaie d'avare » (15 janvier 1929) [56].

Certains écrivains, comme Rousseau et Duguet, atteignent parfois l'idéal de Green. Leur style, « fluide, rapide et facile », « pur et coulant [57] », ne fait pas obstacle. D'autres auteurs célèbres n'ont pas la main aussi heureuse. Flaubert, par exemple :

[…] le plus souvent le style, le fameux style de Flaubert se place comme un écran entre le sujet et l'émotion que ce sujet doit produire, un écran magnifique, j'en conviens, un écran tout hérissé de joyaux (23 octobre 1931) [58].

Sur la question du style, Julien Green semble évoluer quelque peu dans les années 1950. Il écrit, dans son Journal : « Jadis, j'admirais cela [l'idée d'un style qui n'attire pas l'attention] plus qu'aujourd'hui. Il me faut un style dont la pureté me soit sensible à tout moment et je ne veux pas d'un style invisible [59] » (28 novembre 1955). Toutefois, cette évolution ne paraît guère substantielle. C'est à la même époque, je le rappelle, que Green vante le style « facile » et « coulant » de Rousseau et de Duguet, qui permet au lecteur de s'immerger dans le sujet. Et le rôle primordial de la langue, pour lui, demeure le même : serrer d'aussi près que possible la vision du romancier. Une langue qui remplit ces conditions est transparente, mais elle n'est pas invisible, car sa fidélité à la vision sous-jacente a, en elle-même, une valeur esthétique. « La beauté, c'est la précision, l'exactitude des termes » (17 septembre 1956) [60].

De même que la langue doit se faire aussi transparente que possible, ainsi elle doit peindre au premier degré la vision du romancier, sans s'élever dans l'analyse et l'abstraction. Ce principe explique une réserve qu'émet Julien Green à l'égard de la littérature classique : le français du temps de Montaigne, écrit-il, « n'avait pas cette tendance vers l'abstrait qu'elle doit au XVIIe siècle et qui l'a, je crois, dénaturée » (20 septembre 1950) [61]. On comprend aussi pourquoi Green reproche à bien des romanciers leur recours aux explications psychologiques, qui sollicitent l'entendement du lecteur au lieu de livrer directement un objet à son regard. Ces développements abstraits « encombrent » le récit (4 mai 1931), un peu comme de « très gros meubles » laissés en plan par l'écrivain, et que le lecteur est forcé de « déménager » pour y voir clair (12 mars 1949).

Pour conclure ce tour d'horizon, il reste à souligner l'unité du discours de Julien Green. Dans son Journal, celui-ci observe chez bien des écrivains une tendance à gommer leurs palinodies pour donner à leur oeuvre un semblant de cohérence. Green n'est pas le moindrement tenté par ce genre de coquetterie. « J'ai varié, je varierai encore », déclare-t-il franchement, le 5 février 1939. Sans ignorer les évolutions qui se font jour dans son oeuvre critique – notamment sur la part de péché dans la création romanesque –, il faut néanmoins reconnaître que Green a tenu des propos largement cohérents sur son art. Certains éléments en ressortent avec une force particulière et apparaissent comme des constantes. 1) Au moyen de son don de vision, le romancier explore les profondeurs de son âme pécheresse; là, il découvre la matière de son oeuvre. 2) Le romancier ne crée pas son oeuvre délibérément : il doit observer, dans le théâtre de son inconscient, des personnages doués d'une vie autonome, et se laisser conduire par eux de surprise en surprise. 3) Le romancier doit peindre fidèlement cette vision, mais le seul instrument dont il dispose, le langage, tend à la déformer. Pour remédier à cette défaillance, il écrit dans une langue simple, précise, concrète, qui forme un écran aussi transparent que possible entre la vision et le lecteur.

Ces observations font apparaître à quel point le romancier, tel que le conçoit Julien Green, est une figure singulière. En plus de réunir des dons exceptionnels, il est prêt à scruter l'âme humaine dans ses zones les plus sordides, à voisiner avec le péché, à se laisser rudoyer par ses personnages, à lutter contre la langue récalcitrante; bref, à s'infliger une multitude de peines pour accomplir et relater fidèlement son sombre voyage. Dans de pareilles circonstances, comment se trouve-t-il des gens pour prendre la plume? La réponse à cette question demeure floue. Dans l'obscurité quant à sa propre condition, le romancier suit tout simplement un mouvement intérieur. Il s'imagine, sans bien comprendre pourquoi, qu'il « n'est créé que pour créer lui-même », et que « ce serait même un très grand péché que de ne pas écrire » (20 février 1945). 

Notes (Voir, plus bas, les références complètes) :

[1] J. Charpentier, « Revue de la Quinzaine. Les Romans », p. 170.
[2] F. Lefèvre, « Une heure avec Julien Green romancier », p. 1024.
[3] Ibid.
[4] Sur cette période critique dans l'histoire du roman, voir notamment M. Raimond, La Crise du roman, des lendemains du Naturalisme aux années vingt.
[5] F. Lefèvre, « Une heure avec Julien Green romancier », p. 1025.
[6] Les dates indiquées entre parenthèses à la suite de citations se rapportent au Journal de Julien Green. Voir, dans la bibliographie, les divers volumes du Journal et les années qu'ils couvrent respectivement.
[7] J. Green, « Genèse du roman », p. 1469. Déjà en 1932, il affirmait : « Je crois à la littérature comme à quelque chose qui porte en soi son existence et sa valeur. » Voir sur ce point P. Bost, « Les écrivains et la politique : Julien Green », p. 1282.
[8] G. Duhamel, Défense des lettres. Biologie de mon métier, p. 181.
[9] Voir sur ce point le Journal à la date du 27 mars 1941. Green y raconte comment, dans son cours sur le roman, il a affirmé à la surprise de ses élèves qu'un romancier écrit sans « règle » ni « recette ».
[10] Souvent, ces chercheurs ont fait appel aux écrits critiques de Green pour éclairer son oeuvre romanesque. Voir par exemple J. Petit, Julien Green, « l'homme qui venait d'ailleurs », M. Eigeldinger, Julien Green et la tentation de l'irréel, A. Tamuly, Julien Green à la recherche du réel, P. Brodin, Julien Green. Aucun, toutefois, ne semble avoir abordé ces écrits comme un tout autonome, sauf J. Uijterwaal dans Julien Green. Personnalité et création romanesque (voir en particulier les pages 134-152), qui se penche essentiellement sur les passages du Journal touchant à la littérature. Tous ces ouvrages sont anciens : les études littéraires semblent s'intéresser assez peu, de nos jours, à l'oeuvre greenienne, si l'on en excepte la part autobiographique, laquelle suscite davantage de travaux.
[11] J. Green, « Genèse du roman », p. 1460.
[12] Green emploie lui-même ce terme de psychanalyse : voir notamment son interview de 1971 avec J. Chalon, « À l'occasion de la publication de L'Autre, Julien Green a défini le credo du bon romancier : “Fais ce que tu crois, advienne que pourra” », p. 1525.
[13] J. Green, « Genèse du roman », p. 1470.
[14] Ibid.
[15] Je souligne. On trouve de fréquentes allusions à ce principe dans l'oeuvre de Green. Voir notamment le Journal à la date du 30 mars 1933 et « Le métier de romancier », p. 1418.
[16] L'idée que la faculté de vision constitue le « don du romancier » revient à plus d'une reprise dans l'oeuvre de Green. Voir notamment le Journal à la date du 16 octobre 1949 et « Genèse du roman », p. 1464 et 1468.
[17] Le roman en question s'intitule Le Visionnaire (1934).
[18] J. Green, « Genèse du roman », p. 1465. Dans « Un commentaire inédit », Julien Green présente l'état dans lequel le romancier crée son oeuvre comme une sorte de « sommeil » (p. 1431). Ailleurs, comme une hallucination (voir le Journal, 1er juillet 1991).
[19] J. Green, « Genèse du roman », p. 1464.
[20] Green écrit en effet dans son Journal, le 1er février 1945, que si le romancier « ne subit pas lui-même l'envoûtement de cette chose monstrueuse qui sort de son cerveau – car le roman est un monstre – il n'écrit plus de romans, il en fabrique ».
[21] « Le désir est la source impure d'où l'on tire parfois des romans sombres et poétiques, et si l'on essaie de purifier la source, plus de romans » Voir le Journal, 15 juillet 1946.
[22] G. Picon écrit, par exemple, que l'oeuvre greenienne dégage « un sentiment métaphysique d'étouffement, d'irréalité, de malaise, aux couleurs de la plus personnelle obsession » (« Julien Green », p. 1343).
[23] F. Mauriac, Dieu et Mammon, p. 820. Mauriac écrit : « Le plus humble prêtre me dira, après Maritain : “Soyez pur, devenez pur, et votre oeuvre aussi reflétera le ciel. Purifiez d'abord la source…” ». Green cite ce mot dans son Journal notamment aux dates suivantes : 15 juillet 1946, 19 février 1948, 21 mai 1948, 3 mai 1954.
[24] J. Green, Partir avant le jour, p. 838.
[25] Voir notamment le Journal à la date du 14 février 1931 et les entretiens suivants : F. Lefèvre, « Une heure avec Julien Green romancier », p. 1023; M. Dard, « Visites. M. Julien Green », p. 1027, Christian Melchior-Bonnet, « Courrier des lettres : avec Julien Green », p. 1289.
[26] Voir aussi J. Green, « Genèse du roman », p. 1465-1466, où l'auteur tient un propos similaire : « [L'écrivain] a les yeux baissés et il écrit, mais il regarde, sachez-le bien, ou alors ce n'est pas un vrai romancier. S'il est paresseux, son attention se relâchera très vite et alors, au lieu de regarder, il inventera ce qu'il n'est plus en état de voir, il se mettra à mentir. »
[27] Le même mot revient dans J. Green, « Genèse du roman », p. 1466.
[28] « […] les préceptes énoncés par Flaubert sur la manière d'écrire un roman ne me paraissent pas toujours bons. Que devient non pas l'inspiration, mais la simple invention dans un livre où le moindre fait doit trouver sa contrepartie dans la vie réelle, dans l'expérience personnelle de l'auteur? » (5 février 1933).
[29] « Il va de soi que le romancier qui se soumet à cette espèce de vision intérieure, et qui même la provoque, n'a pas beaucoup de rapports avec le romancier issu de l'école naturaliste et qui, lui, se propose de prendre le monde tel qu'il le voit autour de lui. » J. Green, « Genèse du roman », p. 1461-1462.
[30] Ibid., p. 1463, 1464, 1466.
[31] Ibid., p. 1463.
[32] « Les Français […] sont trop intelligents pour croire aux histoires qu'ils racontent; ils sont toujours prêts à faire au lecteur sceptique un clin d'oeil de connivence, de nos jours surtout, comme pour lui dire “Nous savons bien, n'est-ce pas, que cela n'est pas vrai!” » (29 décembre 1947).
[33] J. Chalon, « À l'occasion de la publication de L'Autre, Julien Green a défini le credo du bon romancier : “Fais ce que tu crois, advienne que pourra” », p. 1525. Voir aussi J. Green, « Genèse du roman », p. 1471, ainsi que deux entretiens, l'un de 1951 : D. Marion, « Avec Julien Green », p. 1506; l'autre de 1967 : G. Rolin, « Julien Green entre Journal et Roman », p. 1524.
[34] J. Chalon, « À l'occasion de la publication de L'Autre, Julien Green a défini le credo du bon romancier : “Fais ce que tu crois, advienne que pourra” », p. 1525.
[35] J. Green, « Le métier de romancier », p. 1424. Je souligne.
[36] L'expression revient souvent dans l'oeuvre de J. Green. Voir notamment « Genèse du roman », p. 1462.
[37] « Il faut qu'il [le romancier dont l'attention est distraite] recommence, qu'il biffe cette phrase. Le personnage n'a pas dit cela, n'a pas fait ce geste. L'auteur a mal vu, mal entendu. » Voir J. Green, « Genèse du roman », p. 1466.
[38] J. Green, « Genèse du roman », p. 1466-1467. Voir aussi l'entretien avec S. Lannes, « La passion du bonheur », p. 1531 : « Je suis le spectateur de ce que j'écris. C'est, je ne dirai pas l'objet du hasard, parce que je crois que c'est le contraire du hasard. »
[39] Voir, sur la question du plan détaillé, J. Green, « Le métier de romancier », p. 1424.
[40] « Ce qui est frappant dans les livres que j'ai écrits sans savoir où j'allais, c'est qu'ils sont composés méthodiquement comme s'ils obéissaient à un plan précis; c'est le subconscient qui menait le jeu. » Voir P. Vannini, « Julien Green : l'histoire d'un sudiste », p. 1724. Voir aussi le Journal à la date du 12 octobre 1959 : « C'est l'inconscient qui écrit mes livres ».
[41] J. Green, « Genèse du roman », p. 1470.
[42] J. Green écrit dans son Journal, le 27 mai 1950, qu'il « vien[t] de lire pour la première fois un roman de Dostoïevski ». Pourquoi si tard? « Je me méfiais de lui, instinctivement […] Aujourd'hui, il m'apparaît clairement que je craignais qu'il ne me gênât. » Cette crainte s'explique bien quand on se rappelle à quel point il est crucial, pour Green, que la vision soit pure, c'est-à-dire dépourvue d'apports externes.
[43] J. Green, « La passion du bonheur », p. 1531.
[44] « Tout ce qui leur arrive [à mes personnages] est pour moi une surprise. » Voir M. Dard, « Visites. M. Julien Green », p. 1027.
[45] J. Green, « Le métier de romancier », p. 1423.
[46] R. Bourget-Pailleron, « La nouvelle équipe. III. […] Julien Green », p. 1286. Je souligne.
[47] J. Barois, « Le romancier Julien Green a vu en Amérique Williamsburg, ville du XVIIIe siècle, ressuscitée par la fantaisie de Rockefeller », p. 1282.
[48] Je souligne.
[49] Voir par exemple les quelques lignes consacrées à un tableau de Manet, dans le Journal, à la date du 24 juin 1932.
[50] « J'ai vu gâter d'excellents livres par la façon dont l'auteur s'acharnait à la correction du détail; il en résultait des ouvrages où tout ce qui vit et palpite dans les pages de premier jet, mourait sous une espèce de glacis. » J. Green, « Comment j'ai écrit Le Visionnaire », p. 1390.
[51] J. Green, « Genèse du roman », p. 1464.
[52] « “Ce qui se conçoit bien...” Oh, comme cela est faux! » (8 septembre 1938).
[53] Je souligne.
[54] F. Lefèvre, « Une heure avec Julien Green romancier », p. 1024. Je souligne.
[55] « Le beau style, [m'a dit un jour Julien Green], ne serait-ce pas d'appliquer le mot juste de la façon la plus simple? » Voir A. Rousseaux, « Silhouettes. M. Julien Green », p. 1028.
[56] Voir aussi ce que Green dit du style de Claudel : « Claudel pousse ses lourdes phrases comme un bouvier ses boeufs, mais ce n'est pas un vain exercice. Les boeufs ont beaucoup à dire » (7 janvier 1981).
[57] Ces citations du Journal se rapportent respectivement à Rousseau (10 janvier 1974) et à Duguet (15 décembre 1955).
[58] Je souligne.
[59] Je souligne.
[60] Voir aussi une remarque similaire dans le Journal (3 mars 1976) : « Chez [Thomas De Quincey], la beauté de la langue tient à sa précision, à l'infaillible propriété des termes qu'il emploie. » Voir aussi la note 55 du présent travail.
[61] Voir aussi, dans le Journal (27 juin 1935), un passage sur la littérature populaire de la Renaissance, « si vive, si alerte et souvent si humaine », qui a été « contrariée » par la « littérature de cour » au XVIIe siècle.

Bibliographie :

Journal de Julien Green (dans l'ordre chronologique) :

  • GREEN, Julien. Les Années faciles (1926-1934), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 3-354.
  • GREEN, Julien. Derniers Beaux Jours (1935-1939), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 355-516.
  • GREEN, Julien. Devant la porte sombre (1940-1942), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 517-698.
  • GREEN, Julien. L'Œil de l'ouragan (1943-1945), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 699-884.
  • GREEN, Julien. Le Revenant (1946-1950), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 885-1148.
  • GREEN, Julien. Le Miroir intérieur (1950-1954), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1149-1381.
  • GREEN, Julien. Le Bel Aujourd'hui [Début] (1955), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1383-1471.
  • GREEN, Julien. Le Bel Aujourd'hui [Suite] (1956-1957), dans Œuvres complètes V, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 3-121.
  • GREEN, Julien. Vers l'invisible (1958-1966), dans Œuvres complètes V, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 123-415.
  • GREEN, Julien. Ce qui reste de jour (1966-1972), dans Œuvres complètes V, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 417-644.
  • GREEN, Julien. La Bouteille à la mer (1972-1976), dans Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 23-291.
  • GREEN, Julien. La Terre est si belle… (1976-1978), dans Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 293-523.
  • GREEN, Julien. La Lumière du monde (1978-1981), dans Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 525-778.
  • GREEN, Julien. L'Avenir n'est à personne (1990-1992), Paris, Fayard, 1993.

Autres oeuvres de Julien Green :

  • GREEN, Julien. « Comment j'ai écrit Le Visionnaire », dans Œuvres complètes II, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1389-1392.
  • GREEN, Julien. « Genèse du roman », dans Œuvres complètes III, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1458-1473.
  • GREEN, Julien. « Le métier de romancier », dans Œuvres complètes III, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1414-1430.
  • GREEN, Julien. « Un commentaire inédit », dans Œuvres complètes II, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1429-1431.
  • GREEN, Julien. Partir avant le jour, dans Œuvres complètes V, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 647.

Entretiens avec Julien Green :

  • BAROIS, Jean. « Le romancier Julien Green a vu en Amérique Williamsburg, ville du XVIIIe siècle, ressuscitée par la fantaisie de Rockefeller », dans Julien Green, Œuvres complètes II, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1282-1283.
  • BOST, Pierre. « Les écrivains et la politique : Julien Green », dans Julien Green, Œuvres complètes II, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1281-1282.
  • BOURGET-PAILLERON, Robert. « La nouvelle équipe. III. […] Julien Green », dans Julien Green, Œuvres complètes II, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1286-1287.
  • CHALON, Jean. « À l'occasion de la publication de L'Autre, Julien Green a défini le credo du bon romancier : “Fais ce que tu crois, advienne que pourra” », dans Julien Green, Œuvres complètes III, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1414-1430.
  • DARD, Michel. « Visites. M. Julien Green », dans Julien Green, Œuvres complètes I, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1026-1027.
  • LANNES, Sophie. « La passion du bonheur », dans Julien Green, Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 1523-1539.
  • LEFÈVRE, Frédéric. « Une heure avec Julien Green romancier », dans Julien Green, Œuvres complètes I, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1022-1026.
  • MARION, Denis. « Avec Julien Green », dans Julien Green, Œuvres complètes III, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1506.
  • ROLIN, Gabrielle. « Julien Green entre Journal et Roman », dans Julien Green, Œuvres complètes III, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1524.
  • ROUSSEAUX, André. « Silhouettes. M. Julien Green », dans Julien Green, Œuvres complètes I, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1028.
  • VANNINI, Philippe. « Julien Green : l'histoire d'un sudiste », dans Julien Green, Œuvres complètes VII, Michèle Raclot et Giovanni Lucera, (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 1716-1727.

Autres sources :

  • BRODIN, Pierre. Julien Green, Paris, Éditions universitaires, 1963.
  • CHARPENTIER, John. « Revue de la Quinzaine. Les Romans », Mercure de France, no 742, 1929, p. 166-171.
  • DUHAMEL, Georges. Défense des lettres. Biologie de mon métier, Paris, Mercure de France, 1937.
  • EIGELDINGER, Marc. Julien Green et la tentation de l'irréel, Paris, Éditions des Portes de France, 1947.
  • MAURIAC, François. Dieu et Mammon, dans Œuvres romanesques et théâtrales complètes, t. II, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 775-831.
  • PETIT, Jacques. Julien Green, « l'homme qui venait d'ailleurs », Paris, Desclée De Brouwer, 1969.
  • PICON, Gaétan. « Julien Green », dans Raymond Queneau (dir.), Histoire des littératures, t. III, Paris, Gallimard, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », 1967, p. 1342-1343.
  • TAMULY, Annette. Julien Green à la recherche du réel, Sherbrooke, Naaman, 1976.
  • UIJTERWAAL, Johannes. Julien Green. Personnalité et création romanesque, Assen, Van Gorcum et Cie, 1968.

Bibliographie

Ouvrages cités

On trouvera ci-dessous, dans l'ordre chronologique, un florilège de citations mettant en lumière la conception du roman de Julien Green.

GREEN, Julien. « La seconde mort de Lord Byron », dans Œuvres complètes I, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1007-1009.

DIVERS. « Appendice II. Documents » dans Julien Green, Œuvres complètes I, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1019-1032.

GREEN, Julien. Les Années faciles (1926-1934), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 3-354.

GREEN, Julien. « Comment j'ai écrit Le Visionnaire », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1389-1392.

GREEN, Julien. « Un commentaire inédit », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1429-1431.

DIVERS. « Appendice IV. Documents », dans Julien Green, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1156-1158.

GREEN, Julien. Derniers Beaux Jours (1935-1939), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 355-516.

GREEN, Julien. « Le métier de romancier », dans Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1414-1430.

GREEN, Julien. Devant la porte sombre (1940-1942), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 517-698.

GREEN, Julien. L'Œil de l'ouragan (1943-1945), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 699-884.

GREEN, Julien. « La philosophie de l'escalier », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1146-1148.

GREEN, Julien. « Avant-propos », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1526-1527.

GREEN, Julien. « La honte », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1156-1158.

GREEN, Julien. Le Revenant (1946-1950), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 885-1148.

GREEN, Julien. « Genèse du roman », dans Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1458-1473.

DIVERS. « Appendice V. Documents », dans Julien Green, Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1503-1528.

GREEN, Julien. Le Miroir intérieur (1950-1954), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1149-1381.

GREEN, Julien. Le Bel Aujourd'hui [Début] (1955), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1383-1471.

GREEN, Julien. Le Bel Aujourd'hui [Suite] (1956-1957), dans Œuvres complètes V, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 3-121.

GREEN, Julien. Vers l'invisible (1958-1966), dans Œuvres complètes V, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 123-415.

GREEN, Julien. Ce qui reste de jour (1966-1972), dans Œuvres complètes V, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 417-644.

GREEN, Julien. La Bouteille à la mer (1972-1976), dans Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 23-291.

GREEN, Julien. La Terre est si belle… (1976-1978), dans Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 293-523.

GREEN, Julien. La Lumière du monde (1978-1981), dans Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 525-778.

LANNES, Sophie. « La passion du bonheur », dans Julien Green, Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 1523-1539.

GREEN, Julien. L'Avenir n'est à personne (1990-1992), Paris, Fayard, 1993.

VANNINI, Philippe. « Julien Green : l'histoire d'un sudiste », dans Julien Green, Œuvres complètes VII, Michèle Raclot et Giovanni Lucera, (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 1716-1727.

Citations

GREEN, Julien. « La seconde mort de Lord Byron », dans Œuvres complètes I, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1007-1009.

Texte paru en 1924.

« J'ai connu des personnes dont l'esprit et le coeur me semblaient faussés parce qu'elles se moquaient de ces fleurs décolorées qu'on trouve parfois dans les livres; mais ces fleurs ne me font pas rire. Elles étaient belles lorsqu'elles étaient vivantes; mortes, elles se parent d'une grâce étrange; elles ont perdu couleur et parfum, mais elles font encore songer à la beauté. On trouve de ces fleurs dans Byron. » (p. 1009)

DIVERS. « Appendice II. Documents » dans Julien Green, Œuvres complètes I, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1019-1032.

Ci-dessous, des extraits d'entretiens publiés de 1927 à 1930. 

[Propos rapportés par Frédéric Lefèvre (1927)].
« J'ai écrit Mont-Cinère pour voir, comme on dit, et avec la certitude que personne n'en voudrait. J'avais d'abord composé un plan bien sagement. Mon intention première était de faire de Mont-Cinère un roman d'amour. Mais, bientôt, j'abandonnai mon plan. Il faut que j'invente au fur et à mesure et que j'écrive sans aucune préméditation. Mon vrai travail ne commence qu'au moment où je m'assois à ma table de travail. » (p. 1022-1023)

« Le roman que j'écris est pour moi la grande réalité mais, quand il est fini, j'oublie complètement les personnages auxquels j'ai donné la vie. J'ai une tendance à imaginer ce qui est le plus contraire à moi. Ce qui n'est pas imaginé n'a pas de valeur pour moi et je ne pourrais même pas raconter un accident que j'aurais vu... » (p. 1023)

« Le roman objectif, c'est le roman d'où le moi est chassé. On nous dit que le moi est haïssable et, d'autre part, que le style c'est l'homme même. Je pense ne pas faire violence à ces deux maximes en les rapprochant pour en tirer une troisième vérité qui est que, dans un certain genre de roman, le style est haïssable. J'entends par style une certaine manière de dire les choses par laquelle l'auteur se peint lui-même, même lorsqu'il ne parle pas à la première personne. Le style qui accroche l'oeil ne vaut rien, me semble-t-il, pour le roman objectif, parce que le style c'est l'auteur et qu'on ne doit pas songer à l'auteur dans un livre de ce genre. Il faut donc humilier le style et faire en sorte que le sujet se défende tout seul. Que le lecteur soit donc toujours en présence d'un fait, non d'une phrase. Il va de soi que cette règle ne peut s'appliquer qu'à une certaine forme de roman, et je suis tout prêt à convenir qu'elle n'est vraie que pour moi et qu'elle est fausse pour le reste du monde. Mais qu'elle soit vraie pour moi, cela j'en suis tout à fait sûr. » (p. 1024)

« Ce qui me surprend le plus, c'est qu'on puisse se préoccuper de l'avenir du roman. L'avenir du roman est l'avenir de la littérature même. Lorsque les hommes ne voudront plus qu'on leur raconte des histoires, il n'y aura plus de roman, mais il n'y aura plus de littérature et ce jour est encore trop éloigné pour qu'il puisse nous intéresser. “Le roman c'est la prose, et la prose c'est tout”, dit Léon Daudet. En tout cas, le roman est presque toute la prose, et la prose c'est presque tout. Il n'y a donc pas lieu de s'inquiéter beaucoup. Je ne crois pas à l'évolution du roman. C'est un moule excellent dont les plus grands écrivains n'ont jamais paru se lasser. Prenez Tristan et Iseult. Si, par roman on entend l'étude d'un caractère, du développement de ce caractère ou d'une passion dans un récit en prose entrecoupé de dialogues, il ne me semble pas qu'on ait beaucoup avancé depuis l'oeuvre dont M. Bédier nous a donné une si parfaite adaptation. A-t-on trouvé une formule plus large et qui laisse plus de liberté à l'auteur? Je ne le crois pas. On n'a pas inventé de méthode meilleure que celle qui consiste à prendre une histoire par son commencement (autant que possible), à présenter les personnages les uns après les autres, et à les faire parler. Je n'entends pas bien ce qu'on veut dire par roman moderne. À en croire certains, le roman tel qu'il est aujourd'hui est sorti du XIXe siècle. À mon avis, le roman est à peu près tel qu'il a toujours été et tel, sans doute, qu'il sera toujours. Mais on confond sans cesse le contenu avec le contenant. Ensuite, le roman a pour lui de réunir bien des genres en un seul. Le roman le plus dépouillé, le plus dur, contient plusieurs éléments. C'est une narration qui tend au théâtre. Je ne veux pas dire par là que le roman ne soit que du théâtre plus la narration, plus l'analyse, plus, etc. Je veux dire qu'on n'est pas romancier si l'on n'est pas, dans une certaine mesure, dramaturge, et dramaturge autant que narrateur. Personne n'est plus que moi attaché à la distinction des genres, mais je suis persuadé que le vrai romancier est virtuellement maître en plusieurs genres et qu'il est nécessaire qu'il en soit ainsi. J'ai l'air de demander beaucoup, de rendre les choses plus difficiles encore qu'elles ne le sont déjà. Cependant, et j'y reviens, c'est justement parce que le roman satisfait à la fois le tempérament du narrateur et celui du dramaturge, entre autres, qu'il a des chances de survivre à tous les autres genres. Il demande moins de sacrifices que le théâtre, aussi a-t-il plus d'adeptes. L'homme qui écrit a beaucoup de choses à dire et le roman est, tout compte fait, la formule qui permet d'en dire le plus long et de la façon la plus explicite. » (p. 1024-1025)

[Propos rapportés par André Rousseaux (1927)].
« Je ne songe à me comparer ni à Stendhal ni à Balzac, vous le pensez bien. Mais si j'ai les yeux fixés sur un maître, c'est plutôt sur Balzac. J'aime qu'un personnage de roman élimine peu à peu, à mesure que le livre avance, tout ce qui n'est pas essentiel, qu'il devienne entier, que la passion qui l'anime s'approche de l'état pur... C'est ce que je trouve chez Balzac. Le héros d'un de ses romans est d'abord enveloppé, comme il convient, dans une peinture de moeurs. Mais tout se concentre de page en page, et se réduit pour aboutir, en définitive, à l'analyse d'un cas psychologique. Voilà, à mon avis, l'exemple devant lequel il faut se placer si l'on veut suivre la tradition du roman français. [...] Je ne veux pas refaire un livre aussi centré qu'Adrienne Mesurat. Il me semble plus conforme à la vie qu'un roman n'ait pas qu'un héros, mais plusieurs, une famille par exemple. Je pense à Tolstoï, qui atteint ainsi une si criante vraisemblance. » (p. 1026)

[Propos rapportés par Michel Dard (1929)].
« Dans Léviathan, j'ai peint plusieurs passions et j'ai voulu que l'éclairage leur vînt de droite et de gauche. Mais en réalité, il n'y a là qu'une seule passion sous plusieurs formes. Ce que j'ai voulu montrer, c'est l'activité de la passion humaine qui peut tout à la fois le bien et le mal. » (p. 1027)

« Je n'aperçois jamais à l'avance le sujet de mes livres. Je me mets à ma table et j'écris. Ce que je vois le mieux, ce sont mes personnages. [...] Je mets d'abord mes personnages aux prises avec la vie la plus commune. Puis j'invente au fur et à mesure. Tout ce qui leur arrive est pour moi une surprise. Ce que j'aurais prévu à l'avance, je ne saurais le bien voir. Un plan tue mon livre. Pourtant, je ne prise rien tant que la composition; mais je crois qu'elle naît tout naturellement de l'entente quotidienne des personnages et de l'auteur. Elle est donnée par surcroît, comme le rayonnement de la chaleur. Lorsque j'ai écrit quelque chose, je ne puis d'ailleurs rien y changer. Un homme que j'ai représenté assis ne peut plus être debout pour moi. Ce que j'ai écrit devient d'une vérité exclusive qui ne me laisse aucun jeu. Le rêve a enfin coïncidé avec la vie. » (p. 1027)

[Propos rapportés par André Rousseaux (1929)].
« Le beau style, [m'a dit un jour Julien Green], ne serait-ce pas d'appliquer le mot juste de la façon la plus simple? » (p. 1028)

« [...] M. Julien Green réplique qu'il ne sait pas parler de ce qu'il a vu, qu'il ne prendra jamais Paris pour cadre d'un roman parce qu'il le connaît trop; et s'il évoque toujours la province dans ses livres, ajoute-t-il, c'est qu'il n'y a jamais vécu, ce qui lui permet de l'imaginer. » (p. 1028)

« [...] M. Julien Green déclare qu'un roman ne serait pas vivant si l'auteur n'était pas surpris lui-même par les actes de ses personnages. » (p. 1028)

[Propos rapportés par Irène Briarès (1929)].
« Je ne sais jamais d'avance, dit Julien Green, quel sera mon sujet. Vous ne trouverez, d'ailleurs, dans mes livres aucune transposition de la vie : tout y est créé par mon imagination et rien n'est pris sur le vif. » (p. 1028)

« J'admire qu'on puisse se servir de la réalité, la mettre, pour ainsi dire toute vive, dans un roman, et lui donner l'apparence d'une chose vraie; quant à moi, je ne l'ai jamais pu. J'ai essayé, mais comment vous expliquer cela? C'était toujours le fait réel qui avait l'air faux et le fait inventé, la fiction, qui avait l'air vrai. Aussi ai-je renoncé à cette méthode. J'en suis réduit à inventer. » (p. 1030)

« Regardez dans Dickens, tous les personnages étranges ou sombres sont étonnants. Tous les personnages sympathiques sont ennuyeux, fades et incolores. » (p. 1032)

GREEN, Julien. Les Années faciles (1926-1934), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 3-354.

13 avril 1926
« Ce que je fais, je le fais à peu près comme l'arbre fait ses fruits, avec quelque chose de son inconscience. Je ne peux rien faire qui ne me soit naturel. »

20 avril 1926
« Lecture de Villette, de Charlotte Brontë. Roman pauvre d'invention et sans beaucoup de personnages, mais d'une grande richesse d'observation. L'auteur ne parle que de ce qu'il connaît bien. »

21 avril 1926
« Mon roman [Adrienne Mesurat] avance difficilement, mais il en a été de même pour Mont-Cinère. Il m'est nécessaire de faire connaissance avec mes personnages avant de trouver grand plaisir à écrire ce livre. À l'heure qu'il est, je n'en connais l'intrigue que dans les grandes lignes, et il y a beaucoup de détails, je pourrais dire tous les détails, que j'imaginerai chemin faisant. Je n'ai jamais pu suivre un plan. Chez moi, le plan tue l'imagination. »

22 avril 1926
« Admirable Villette, avec tes faiblesses, ton ignorance des âmes, tes réflexions naïves, tes personnages impossibles, combien peu de livres te valent! Combien de livres aujourd'hui donnent-ils l'impression d'un écrivain aussi probe et aussi volontaire, aussi résolument attaché à la vérité, quand même cette vérité serait la plus ingrate et la moins romanesque possible! »

18 mai 1926
« Le texte de Byron [Manfred] m'a semblé d'une incroyable pauvreté. Manfred sait tout, par conséquent il est dégoûté de tout et défie Dieu et la nature à tout propos. On n'a pas assez dit, on n'a même pas dit du tout que le romantisme, où l'on veut voir une sorte d'explosion de jeunesse, n'est en vérité pas autre chose qu'une bruyante manifestation de sénilité. Ce manque de confiance dans la vie, cette horreur de soi, cela n'est pas la jeunesse et Byron fait figure d'un vieillard désabusé. Donnez-moi au contraire le XVIIe siècle à l'âme vigoureuse et positive, j'y reconnais la marque de la jeunesse, sa fierté, sa joie. »

5 septembre 1926
« J'écris tous les jours. La semaine dernière, je pensais qu'Adrienne [la protagoniste d'Adrienne Mesurat, roman que Green est en train d'écrire] allait commettre un vol, et bien loin d'agir ainsi, elle prend sur ses économies pour fournir l'argent nécessaire. Je la croyais moins scrupuleuse, mais c'est qu'il lui reste plus de chemin à parcourir que je ne pensais. »

10 octobre 1926
« J'en suis à la page 126 de mon roman [Adrienne Mesurat] qui n'est pas près d'être fini. Je ne sais plus comment arrêter mes personnages. »

5 octobre 1928
« Page 178 de mon roman [Léviathan]. Voici la vérité sur ce livre : je suis tous les personnages. »

10 octobre 1928
« C'est une distraction puissante que d'écrire un roman. Tout à l'heure je travaillais à la page 180. Dialogue entre Mme Grosgeorge et Angèle, sur la route. J'ai eu de grandes difficultés à mettre cela debout, mais pendant deux ou trois heures je n'ai pu penser qu'à ces deux femmes et à toutes les choses désagréables que l'une trouvait à dire à l'autre. Pendant ce temps-là, j'ai complètement oublié mes soucis. »

11 octobre 1928
« Page 182. C'est une scène de théâtre plutôt qu'un chapitre de roman, mais ces longs dialogues donnent de l'air, ouvrent des fenêtres dans la masse compacte du récit. Et puis il faut que le lecteur connaisse le son de la voix des personnages. »

27 octobre 1928
« Page 197. La fin de ce livre me gêne beaucoup. Je ne vois plus bien l'ordre des scènes, l'ordre qui s'impose, mais il me semble que les personnages grandissent un peu, et c'est là l'essentiel... »

13 novembre 1928
« Mon livre avance passablement. De petites circonstances naissent les personnages. Ces personnages, je découvre leur caractère peu à peu. Comme un plan me gênerait! »

12 janvier 1929
« Lu de Mérimée quelques pages dont l'ennuyeuse perfection me lasse. Il y a des phrases dont l'auteur est trop visiblement satisfait. Le Vase étrusque. Ce ton élégant, cette maîtrise parfaite de ses émotions, cette méfiance de tout élan, cette phrase brillante et glacée... »

15 janvier 1929
« Mémoires d'outre-tombe. Que de fois on reconnaît le livre dicté! Ce style enflé a la grandiloquence d'une cloche. Pourtant, j'aime mieux cela que les livres où les mots donnent l'impression d'avoir été tirés du cerveau de l'auteur, un à un, comme les sous d'un porte-monnaie d'avare. Mais comme Chateaubriand écrit lorsqu'il parle de son père! Comment oublier “cette prunelle étincelante [qui] semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle”? »

10 février 1929
« Soirée chez Gide. Il y avait, à part Robert et moi, Malraux, Schiffrin et Berl. Longue discussion que j'ai trouvé un peu académique sur le peu d'actualité de la littérature contemporaine. Mais quoi! Un livre digne de ce nom est toujours de son époque par l'esprit qui l'anime. Ce ne sont pas les descriptions de cheminées d'usines et de femmes à cheveux courts qui font qu'un livre est de 1928, mais bien ce qui fait le fond même de ce livre, son inquiétude, son besoin de révolte, etc. »

29 octobre 1929
« Comme je dis à Curtius les difficultés que j'éprouve à écrire un roman, il me répond : “Vous auriez dû être poète”, sans savoir à quel point il dit vrai. »

26 mars 1930
« Ma nouvelle avance lentement. Je ne veux pas lui donner les contours trop nets d'un récit simplement “objectif”, comme on dit maintenant. Je m'efforce, au contraire, de lui garder ce quelque chose d'indéterminé qui est propre à l'adolescence. »

4 septembre 1930
« Éprouvé les plus grandes difficultés à me remettre au travail. Rien de ce que j'écris ne me satisfait. Je me demande si je n'écrirai pas ce roman à la première personne. Cela donne au livre un accent de vérité qui est inappréciable, mais aussi que de limites imposées à l'auteur! Il faut que le romancier soit Dieu le père pour ses personnages. Ainsi il peut à son aise montrer les mobiles de leurs actions. Mais si c'est un des personnages qui raconte l'histoire et qu'il ait l'air de savoir tout ce qui se passe dans l'esprit des autres, cela tourne au procédé et l'illusion est bientôt détruite. »

Sans date (p. 76)
« La plus dangereuse tentation pour le romancier est d'attaquer son livre sur les points de moindre résistance, et cette tentation ne le quitte jamais. Il y a toujours, en effet, une scène plus facile à écrire qu'une autre; celle-là, il faut l'éviter. Il y a toujours une phrase qui se balance toute prête au bout de la plume et qu'il faut à tout prix écarter. Redouter que l'encre ne coule d'elle-même. »

Sans date (p. 76)
« C'est lorsqu'un sujet paraît facile qu'il est, presque toujours, le plus difficile à traiter, car il faut une patience infinie pour le sauver de la banalité. À ce propos, je me souviens que Valéry disait à peu près : “Ce qui m'empêcherait de faire un roman, ce serait d'avoir à écrire : ‘La comtesse entra et s'assit'.” De toute évidence, il a mis le doigt sur une des difficultés majeures. Mais “la comtesse entra et s'assis” est une phrase à laquelle on peut donner en la plaçant où il faut une plénitude admirable, un son dramatique, que sais-je la beauté d'un beau vers. Il n'en reste pas moins vrai que tout ce qui entre dans le domaine des portes qu'on ouvre, des lettres qu'on remet, des escaliers qu'on descend, présente à l'écrivain scrupuleux des soucis inénarrables. Oh! bienheureux gens de théâtre! »

10 novembre 1930
« Acheté un portrait de Bérard que je compte mettre dans mon roman, à moins que mes personnages ne s'y opposent! »

28 janvier 1931
« Relu Hérodias, sans ennui mais sans enthousiasme, sans admiration sincère pour toute cette joaillerie d'épithètes. Il me semble que cette perfection continue a quelque chose d'inhumain, elle tue chaque phrase au passage, sans en rater une. Tout est guindé, rien de simple qui ne se gourme aussitôt. Éclat des couleurs et gaucherie des lignes, comme dans les belles mosaïques. C'est la belle phrase dans toute sa raideur, le beau style chéri des professeurs, les mots gueulés un à un avant d'être écrits. Il y a plus de vie dans le débraillé des lettres, dans le récit de la mort de Le Poittevin. »

7 février 1931
« Très préoccupé par mon roman. Il existe une vérité à laquelle il faut atteindre à tout prix, celle qui est au coeur “de tout homme venant en ce monde”. Ce n'est pas une vérité de roman, ce n'est pas cet air de vraisemblance qui fait crier d'admiration les amateurs. Non, pour trouver la vérité il faut travailler contre soi-même, contre sa pente, contre les facilités que donne l'habitude, contre le succès, contre le public; il faut supprimer toutes les pages où l'amusement du lecteur est le seul objet en vue. Les mots forment une sorte de courant qu'il faut sans cesse remonter; qui cède à leur entraînement va droit à l'échec, car il devient impossible, après avoir longtemps abusé des mots, de leur faire dire la vérité. »

14 février 1931
« Ce matin, j'ai décidé de recommencer la seconde partie de mon roman. Ces pages manquent d'intensité; l'intrigue en est conduite avec lenteur et n'est pas en elle-même fort intéressante. L'éclairage, c'est-à-dire le jeu des contrastes, est trop faible, les paroles des personnages ne viennent pas du plus intérieur d'eux-mêmes et presque partout la vérité profonde est sacrifiée à une vérité conventionnelle, une vérité de roman. J'espère que tous mes efforts ne sont pas perdus. J'ai traversé des heures pénibles, j'ai douté de moi, de ma faculté d'invention et même du simple pouvoir d'assembler des mots d'un façon cohérente. Plus calme et plus confiant aujourd'hui. »

4 mai 1931
« Je vois bien les défauts de ce livre dont il faut que je fasse quelque chose de plus concret; il faut également que je supprime les explications psychologiques dont il a tendance à s'encombrer. »

8 mai 1931
« Beaucoup lu Flaubert ces temps-ci, les Lettres d'abord, Madame Bovary ensuite. En rouvrant ce livre que j'avais laissé de côté depuis 1922, j'ai été extrêmement surpris de me trouver en présence d'un style quelquefois très lourd et, somme tout, assez gauche. Mais toutes ces phrases carrées rendent un son admirable, le son d'une chose pleine et solide. Est-ce là pourtant le style qu'annonçaient les lettres? (Un style qui rugira, disait Flaubert.) »

23 mai 1931
« La recherche du mot propre porte toujours sa récompense, le fond même du livre s'en trouvant à la fin enrichi. Employer des termes approximatifs, c'est faire des mots une sorte de pâte où les phrases s'engluent.
« Fini la lecture de Madame Bovary. Chose singulière, quelque rigoureuses que soient les descriptions de lieux et de personnes, il ne s'en forme pas dans mon esprit une idée précise et durable et je dois me reporter au texte pour savoir ce qu'était Yonville et quel visage pouvait avoir Emma Bovary. Ce n'est pas une vision comme chez Balzac ou Dickens, c'est presque un rapport. Cette réserve faite, je ne puis qu'admirer. »

6 août 1931
« La difficulté d'écrire, je l'éprouve tous les jours, est de trouver le lien invisible qui unit les unes aux autres toutes les phrases d'un livre. Je veux dire que deux phrases étant écrites, il doit en exister une troisième non écrite qui joint ces phrases de telle sorte que sans elle les mots tracés sur le papier perdent quelque chose de leur sens. Cette phrase idéale, on doit en entendre le son, mais seul un mauvais écrivain essaierait de l'emprisonner dans les jambages de l'écriture car elle doit voler comme vole souffle sur les lèvres d'un homme qui parle, et c'est elle qui fait que la page respire. »

12 août 1931
« J'en suis à la page 177. Ce roman, je le vois comme une masse qu'il faut sans cesse arrêter à mi-chemin d'une pente, redresser, empêcher qu'elle ne glisse et ne dévie... »

19 août
« Travaillé avec un zèle suspect. Pour que cela aille aussi vite, ça ne peut être bon. Et puis, avec mes brouillons et mes brouillons de brouillons, je ne sais plus très bien où j'en suis. Le matin, je travaille à la dernière partie du roman, le soir je récris de mon mieux le commencement. Cette méthode a du bon. Le début du livre est revu à la lumière de la dernière partie. Je sais à la page 3 ce dont tel personnage sera capable deux cents pages plus loin. »

24 août 1931
« Fini tout à l'heure une grande page de trente-cinq lignes, mais par la cafetière de Balzac, au prix de quelle fatigue! J'en avais une douleur dans le dos. Page 188 (du manuscrit). Hallucination d'Éliane. Je crois que le ton y est; il était un peu trop bas, puis un peu trop haut dans les scènes précédentes, c'est-à-dire qu'il passait de la platitude au lyrisme. »

9 septembre 1931
« Difficultés habituelles. Quand j'écris trois phrases sans interruption, je suis presque sûre que l'une d'elle va “sauter”. Crainte incessante de faire dérailler ce livre en me trompant une fois d'un mot. »

23 septembre 1931
« Lecture de Havelock Ellis. Combien plus utile me paraît cette oeuvre que des centaines de romans qui ne nous apprennent rien sur nous-mêmes, qui ne nous aident pas! »

7 octobre 1931
« Mon livre [Épaves] n'est plus loin de sa fin. Dans un roman comme celui-là, il faut que l'action éclate, si l'on peut dire, tout à la fin, comme un baril de poudre au bout d'une mèche interminable. »

14 octobre 1931
« Cet après-midi j'ai travaillé à mon livre. Il y a dans ce chapitre un rythme qui me paraît bon, mais cela est écrit très vite. Je voudrais donner l'impression d'un battement, d'une respiration. »

16 octobre 1931
« Écrit la page 222 de mon livre. Je voudrais donner un peu l'impression d'un battement de coeur et du rythme du souffle, mais je ne vois pas du tout l'effet que cela peut produire. »

18 octobre 1931
« Travaillé ce matin avec une facilité relative, ce qui m'inspire toujours quelques doutes. Au moment où le vieux monde croule, je me rends compte qu'il est extravagant de tourner des phrases où il est question de fenêtres qui se détachent des maisons pour voguer dans le ciel comme des nacelles. Cette rêverie de Henriette, je ne sais de quelle région obscure de mon enfance elle est montée jusque dans mon livre. »

22 octobre 1931
« Il y a pour un romancier une réalité conventionnelle et une réalité qu'on pourrait appeler une réalité de vision. Celui dont le métier est de raconter des histoires concevra ce que j'essaie d'exprimer. Les mots, quelquefois, s'assemblent comme d'eux-mêmes et forment des images qui peuvent avoir un certain air de vérité auquel le mauvais écrivain et le lecteur inattentif se laissent prendre. La vérité de vision demande un effort beaucoup plus rude, une espèce de don de soi. Il ne suffit pas d'écrire, par exemple : “Elle recula devant ce regard.” Il faut, par le dedans, voir ce que ces mots décrivent. Autrement, la phrase qui viendra ensuite sera un peu moins vraie (c'est-à-dire qu'elle n'aura pas le son de la vérité intérieure, qui est la seul vérité), et la phrase qui viendra après celle-là encore moins vraie, et ainsi de suite jusqu'à ce que l'auteur se soit ressaisi.
Je voudrais montrer dans mon livre la progression pour ainsi dire souterraine de l'idée du crime chez Éliane. Elle se croyait douce et bonne, et elle découvre peu à peu qu'elle est violente et injuste. »

23 octobre 1931
« J'ai relu La Légende de saint Julien l'Hospitalier et, cette fois, j'ai été déçu. Certes, il y a des phrases qui à elles seules semblent ressusciter tout le Moyen Âge, mais le plus souvent le style, le fameux style de Flaubert se place comme un écran entre le sujet et l'émotion que ce sujet doit produire, un écran magnifique, j'en conviens, un écran tout hérissé de joyaux. Cela paraît énorme, mais la phrase de Flaubert n'a pas toujours cette beauté de ligne et de mouvement qui fait le grand style (mettons le style de Pascal et celui de Voltaire). Elle avance comme un régiment en marche. Le mot semble choisi pour lui-même, il ne se fond pas avec le reste, il se détache avec une énergie continue et fatigante. On aimerait mieux, au prix de quelques défauts, un style qui donnât l'impression de respirer comme un être vivant, avec cette liberté qu'avait Flaubert lorsqu'il ne se surveillait pas, lorsqu'il oubliait les affres que lui causait le double génitif de sa couronne de fleurs d'oranger dans Madame Bovary. »

10 décembre 1931
« Coup de téléphone de Thiébaut, qui me dit trouver trop d'analyse dans la seconde partie de mon roman, et peut-être a-t-il raison. J'ai supprimé au crayon rouge la valeur de dix pages dans la partie incriminée. Cela me fait deuil, comme on dit dans les contes de Maupassant, mais je crois que tout ce qu'on peut couper sans nuire au sens d'un livre doit disparaître. »

23 décembre 1931
« [Robert] m'a conseillé de nombreuses coupures. Comment ne pas voir qu'il a raison? On a presque toujours raison de couper. »

30 décembre 1931
« Lu ce soir un chapitre de Mark Rutherford, dont l'austérité me fascine, je ne saurais très bien dire pourquoi, et me dégoûte un peu de Chateaubriand dont j'ai repris les Mémoires d'outre-tombe. »

31 décembre 1931
« Tout ce que j'écris procède en ligne droite de mon enfance. »

18 avril 1932
« Pour pouvoir commencer un livre, il me faudrait un objet à regarder, une image que je pourrais placer devant moi et à laquelle je pourrais me référer. Ainsi, pour Mont-Cinère, j'avais une photographie d'intérieur, prise à Savannah dans une maison inconnue, vers 1880 : on voit, au milieu d'un salon d'aspect modeste, une table ronde recouverte d'un tapis, et sur cette table, un livre fermé; des fauteuils au cuir déchiré; sur la cheminée, un baromètre; et de chaque côté de la porte de grands rideaux solennels qui s'écartent pour laisser passer des personnages invisibles. Je crois que presque tous mes personnages sont sortis de cette pièce. En écrivant Adrienne Mesurat, j'avais sous les yeux la photographie d'une peinture d'Utrillo. »

22 avril 1932
« J'avais commencé un livre dans l'enthousiasme, puis je l'ai laissé de côté. Il n'y a pas à dire, on ne fait rien de bon si l'on ne va pas assez loin au-devant de soi-même. Il faut savoir se perdre dans la forêt obscure. »

7 mai 1932
« Lecture du Colonel Jack. Impossible de croire qu'un homme aussi averti que Defoe n'ait pas été un hypocrite. Ces discours moraux qu'il met dans la bouche de voleurs et de putains témoignent d'un insolent mépris pour le lecteur qu'il suppose capable d'avaler de telles bourdes. Je pense aussi à Lady Roxana. »

22 juin 1932
« En rangeant mon manuscrit, tout à l'heure, une question mais venue à l'esprit que je me pose bien souvent. Si au lieu d'écrire ce matin, j'avais écrit après le déjeuner, aurais-je écrit la même chose, les mêmes mots, la même histoire? Si je laissais ce début de roman pour ne le reprendre que dans un mois, aurait-il la suite je vais sans doute lui donner demain? Une page amène-t-elle fatalement une autre page écrite de telle façon, ou chaque page jouit-t-elle d'une liberté relative qui lui permet d'être ce qu'elle est, indépendamment de la page de la précède? Je ne lirais pas sans ennui un livre donc toutes les pages serait déterminées par la première, et cependant j'aime qu'une espèce de fatalité préside à l'oeuvre d'art. Il faut, je crois, que le lecteur ait l'impression qu'il n'aurait pu en être autrement et qu'autour des personnages flotte malgré tout quelque chose d'indéfinissable, la possibilité d'autres chose, les mille possibilités dont le destin n'a pas voulu. »

24 juin 1932
« Je n'ai jamais pu me défaire de cette idée qu'une certaine gaucherie est la marque des oeuvres sincères. Secrètement, je reproche à Manet son élégance, cet air d'homme du monde qu'il a en peignant, une espèce de négligé de bon ton et quelquefois un manque de sérieux, oui, quelque chose qui ressemble à de la frivolité, même dans Le Balcon dont la beauté m'atteint directement. Beaucoup admiré le portrait de la jeune veuve au regard fixe et mystérieux, mais le groupe de mendiants me semble une chose d'atelier qui n'a de réalité nulle part, ni dans le monde réel (ou prétendu tel), ni dans le monde imaginaire. »

6 juillet 1932
« Supprimé une partie de ce que j'avais écrit hier. Je me suis aperçu que je prenais le ton enjoué, que je hais. »
« Relu une partie de Jane Eyre, simplement pour ne pas oublier que c'est un grand roman. J'aime les maladresses de ce livre, ce mélange de gaucherie et d'audace, l'intraitable sérieux de l'auteur. »

17 juillet 1932
« Ce que je reproche à Charlotte Brontë, c'est de ne pas avoir osé autant qu'elle aurait pu. Cette femme souvent si hardie avait d'étranges timidités lorsqu'il s'agissait de transposer, alors qu'Emily, elle, se jetait dans l'imaginaire avec la fougue du génie. Pourtant, il y a de belles invraisemblances dan Jane Eyre, mais dans Villette on a trop souvent l'impression que chaque personnage a son modèle et chaque situation sa contrepartie dans la vie réelle, ce qui me gêne. »

8 août 1932
« Sur le pont, j'ai lu Almayer's Folly, qui m'a énormément déçu, sans doute parce qu'on m'en avait dit trop de bien. Le thème le plus intéressant est traité sans audace. L'auteur a reculé devant une histoire toute sexuelle et qui aurait pu être magnifique : ce n'est guère avant la fin qu'un lecteur non prévenu comprend de quoi il s'agit vraiment. Faut-il donc tant de courage pour dire qu'un homme a envie de coucher avec sa fille? Quant à l'intrigue amoureuse entre Nina et Dain, elle est digne tout au plus d'un livret d'opéra. Il y a des dialogues d'un lyrisme un peu ridicule, des phrases qui ne pouvaient venir que sous la plume d'un jeune écrivain ardent et naïf. Par exemple ceci : “... un de ces longs regards qui sont les armes les plus terribles de la femme... plus dangereux qu'un coup de poignard...” »

23 septembre 1932
« Fini Barnaby Rudge. Le bourreau est dépeint avec un sadisme que je suppose inconscient et une force qui rachète bien des défauts dans ce livre étrange. »

30 septembre 1932
« En travaillant bien, j'arrive péniblement au total de vingt-cinq à trente lignes par jour, et j'en biffe parfois une dizaine. Malgré ces lenteurs, mon livre avance. Je voudrais, dans le personnage de Manuel, faire voir qu'il y a chez l'hypocrite des mouvements de révolte contre son hypocrisie et souvent une sincère admiration pour la vertu. Rien de plus nuancé, de plus mystérieux à lui-même que le caractère du véritable hypocrite. »

23 octobre 1932
« Lecture d'un livre sur Wagner. Il est écrit comme on écrit aujourd'hui, c'est-à-dire que pas une phrase un peu longue n'a l'air de se tenir sur ses pieds ni de pouvoir traverser la largeur de la page sans trébucher. »

24 novembre 1932
« Une personne naïve et bien intentionnée me demandait aujourd'hui s'il existe des règles pour écrire un bon livre. Je lui ai répondu que je n'en connaissais qu'une, qui est de croire fortement à ce qu'on écrit. Exemple entre dix mille, La Mort d'Ivan Ilitch. On y croit parce que l'auteur y a cru. Et j'ai beau chercher, je ne trouve que cette règle-là qui vaille pour toute oeuvre littéraire. La vérité est avant tout d'ordre intérieur. L'erreur est de croire qu'elle peut se trouver tout entière au-dehors de nous-mêmes, dans l'observation fidèle de la vie. »

24 décembre 1932
« En y réfléchissant [au « livre de Stekel sur les états d'angoisse nerveuse »], j'ai constaté que la plus importune de mes phobies, et la plus persécutante, est celle de la mort. Elle est dans tous mes livres. »

26 décembre 1932
« Le procédé de Jane Austen consiste à opposer entre elles des qualités morales qu'elle s'efforce de personnifier, et si je trouve ce procédé un peu mécanique, je me rends au charme d'un écrivain dont le sourire n'est jamais une grimace et à qui l'émotion n'arrache jamais un cri, car les personnes bien élevées ne crient pas. Jane Austen reste toujours un peu en deçà de ce qu'elle veut dire, avec une réserve exquise qui n'est qu'à elle, mais son trait n'en est pas moins d'une netteté admirable. Auprès d'elle, Charlotte Brontë paraît quelqu'un d'échevelé. »

30 janvier 1933
« Continué la lecture d'Henri Brulard avec délices, je dois le dire. Le charme de Stendhal finit par agir même sur quelqu'un d'aussi rebelle que moi devant ce personnage. Il y a des moments où il oublie de se surveiller, et c'est ce qui fait que je le lis avec plaisir, mais quand il s'étudie, quand il pense à la figure qu'il fait ou qu'il va faire en 1880, il m'assomme. »

5 février 1933
« Lecture du livre de Dumesnil sur Flaubert. Je crois en avoir retiré beaucoup de choses. Mais les préceptes énoncés par Flaubert sur la manière d'écrire un roman ne me paraissent pas toujours bons. Que devient non pas l'inspiration, mais la simple invention dans un livre où le moindre fait doit trouver sa contrepartie dans la vie réelle, dans l'expérience personnelle de l'auteur? Assurément, on fait ainsi L'Éducation sentimentale, mais il faut être Flaubert pour cela. [...] Le romancier n'invente rien, il devine. Il ne se trompera pas s'il obéit à cette voix intérieure qui parle en chacun de nous et nous dit quand nous restons dans la vérité, et quand nous en sortons. La vérité intérieure est la seule qui soit vraiment essentielle; le reste, si beau, si séduisant soit-il, n'est que de l'accessoire, et chez Flaubert il y a toujours le risque de voir l'accessoire prendre la place de ce qui est essentiel : la documentation étouffe l'âme. Chez les romanciers qui ont suivi Flaubert et qui ont écouté quelques-uns des plus néfastes de ses conseils, l'âme est tout simplement absente. »

8 février 1933
« Je voudrais que rien en moi n'obscurcisse l'amour de la vérité. Or, le plaisir est un danger et j'ai été entraîné sur une pente où il est bien difficile de se retenir. [...] Il faut que mes livres soient meilleurs, que je ne m'écarte jamais de la vérité intérieure. Je crois que si je ne cède pas à l'attrait d'une vie facile, je finirai par écrire un grand livre, et j'espère qu'un jour j'aurai le sentiment de n'avoir pas reçu plus de choses que j'en ai donné. »

11 février 1933
« Bien peu de lecteurs savent que lorsque je déchire un personnage dans mes romans, c'est principalement à moi que j'en ai. Par exemple, Philippe dans Épaves. Il y a telles pages que je pourrais citer, qui sont de véritables mises en accusation de moi-même. »

25 février 1933
« Arrivé à son septième ou huitième livre, l'écrivain médiocre ne travaille plus qu'à l'aide de clichés qu'il s'est fabriqués lui-même et qui le dispensent de réfléchir, tout en lui donnant l'illusion qu'il s'exprime d'une façon personnelle. Le véritable écrivain en est toujours à son premier livre. »

30 mars 1933
« Il arrive qu'en nommant les choses on les frappe en plein coeur d'un coup irrémédiable. C'est ce qui fait, par exemple, la pauvreté des romans pornographiques; le contenu de ces livres se détruit lui-même. »
« Mon dernier roman est le plus extravagant de tous ceux que j'ai écrits jusqu'à ce jour, mais si je ne mettais pas cette folie dans mes livres, qui sait si elle ne s'installerait pas dans ma vie? Ce sont peut-être mes livres qui m'ont permis de conserver un semblant d'équilibre. »

4 avril 1933
« Dans tous mes livres, l'idée de la peur ou de toute autre émotion un peu forte semble liée d'une manière inexplicable à un escalier. [...] Je me demande comment j'ai pu si souvent répéter cet effet sans m'en apercevoir. Enfant, je rêvais qu'on me poursuivait dans un escalier. Ma mère a eu les mêmes craintes dans sa jeunesse. Il m'en est peut-être resté quelque chose. Chez bien des romanciers, j'en suis sûr, c'est l'accumulation de souvenirs immémoriaux qui fait qu'ils écrivent. Ils parlent pour des centaines de morts, leurs morts; ils expriment enfin tout ce que leurs ancêtres ont gardé au fond d'eux-mêmes, par prudence ou par pudeur. »

12 août 1933
« Lu Nickelby. Le génie ne paraît guère dans ce premier volume sauf dans le chapitre qui concerne Squeers et la Dotheboys School. Les personnages comiques ne sont pas toujours comiques, et les gentlemen sont navrants comme presque tous les gentlemen de Dickens. L'auteur ne sait pas encore donner une idée précise de l'endroit où se passe une scène, exception faite pour la partie citée plus haut, et où l'on a vraiment une impression de campagne en hiver et de solitude. Dans les épisodes de la Dotheboys School transparaît ce goût de la cruauté que Dickens matait trop bien, par crainte de son public. »
« Fini Nickleby. Squeers punissant Smike dans la voiture est une des scènes les plus pénibles et les plus fortes que je connaisse dans la littérature romanesque. Le personnage de Nickleby m'a paru sans grand intérêt, de même que ces effrayantes jeunes filles aux vertus conventionnelles, mais il y a en Squeers une profondeur dans le mal qui rachète à mes yeux toutes les petites imperfections du livre. Que Dickens n'aurait-il fait, s'il eût osé! »

20 août 1933
« Relu avec délices Les Confessions de Rousseau. Cette langue admirable dit tout ce qu'elle veut dire avec les mots les plus ordinaires, des mots dont les Goncourt n'auraient pas voulu. Je ne connais pas d'exemple d'une élégance aussi peu affectée, mais que cette simplicité a dû coûter d'efforts! »

21 septembre 1933
« L'autre soir, à Ruy Blas. Il s'y trouve une quantité prodigieuse de mauvais vers et, une fois ou deux par heure, un vers splendide; ce n'est pas beaucoup, ce n'est pas assez. Mais la pièce est adroite et intéressante bien qu'on n'y rencontre pas un sentiment qui soit naturel ou simplement humain. La vérité en est absente, et absente d'une manière systématique, de même que le soleil est absent de la nuit. »

29 septembre 1933
« Dans Martin Chuzzlewit, le vieil Anthony Chuzzlewit qui va mourir, se lève cependant, trouve la force de s'habiller et va parler à son fils. Ce qu'il dit, personne ne le comprend. C'est un baragouinage d'outre-tombe. Le mourant s'affale presque aussitôt. Scène effrayante, magnifique, elle tient en une demi-page. »

12 octobre 1933
« Je lui dit que je le comprends [le monde] de moins en moins. Et puis, je n'arrive pas à croire tout à fait à la réalité objective du monde extérieur. Lorsque j'écris un livre, il existe au-dedans de moi. Imprimé, publié, il devient une sorte d'apparence ou de signe, comme tout le reste. »

18 octobre 1933
« Je vais appeler mon livre Le VisionnaireAu seuil de la nuit, c'est beaucoup trop “esthète”. »

13 février 1934
« Dans Le Lys dans la vallée, l'épisode du premier baiser m'a paru admirable. Il est si faux, si manifestement inventé, et en même temps si vrai, car on sent que le garçon, c'est l'auteur, et qu'il fait ce que Balzac aurait voulu faire. »

14 février 1934
« Continué Le Lys dans la vallée. C'est un discours entrecoupé de dialogues et de mélodrame. Mme de Mortsauf consent bien vite, semble-t-il à parler le langage de l'adultère; la transition n'est pas ménagée. Stendhal l'eût admirablement réussie. Et il y a des paragraphes ridicules d'enflure et d'outrance. Le récit est déclamatoire, trop souvent. De temps en temps une trouvaille, car enfin c'est Balzac. “Ses oreilles, petites et bien contournées, étaient, suivant son expression, des oreilles d'esclave...” Il y a, malheureusement, “des oreilles d'esclave et de mère”, ce qui me gâte un peu la grâce baudelairienne d'oreilles d'esclave. »

24 mars 1934
« Ce matin, à Passy, l'idée m'est venue tout à coup de tout ce qu'il y a d'inexprimable dans ce que nous essayons de dire, la plume à la main. C'est à ce point que, pour moi, écrire n'est pas autre chose que faire allusion à ce qu'on ne peut pas exprimer – parce qu'il n'y a pas de mots... On a beau s'efforcer, quelque chose échappe toujours. Le langage humain ne dépasse pas certaines limites. »

13 octobre 1934
« J'ai recommencé six fois mon nouveau roman. Ces débuts qui avortent, Jaloux les appelle des ruines. J'aurais voulu situer mon livre dans l'Amérique de 1850, mais je crains de tomber dans je ne sais quelle infâme reconstruction historique. Et puis, je serais gêné tôt ou tard par cette idée qu'après tout je n'y étais pas et que trop de choses m'échappent. Tous les mémoires de l'époque ne nous informent pas aussi bien que ne le feraient trios brèves minutes revécues dans le coin d'un salon de Charleston. Les faits historiques ne surgissent pas. Il y a les longues heures d'ennui, les vaines inquiétudes, tout ce qui tombe à l'oubli, à tout jamais, parce que personne ne croit que cela vaille la peine d'être noté.

25 novembre 1934
« [Louis Gillet] déplore très justement l'appauvrissement de la langue, la disparition de certaines façons de parler pittoresques, par exemple “prendre un pain dans la fournée”, dans Saint-Simon, pour déflorer une jeune fille avant le mariage. Il dit que le français est en train de devenir une langue toute philosophique, même le français des romanciers. Il est d'un autre temps, il aime beaucoup de choses que j'aime et qui sont menacées. »

GREEN, Julien. « Comment j'ai écrit Le Visionnaire », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1389-1392.

Texte paru en 1933.

« C'est peut-être un tort de pousser à la minutie le souci d'une cohérence absolue. J'ai vu gâter d'excellents livres par la façon dont l'auteur s'acharnait à la correction du détail; il en résultait des ouvrages où tout ce qui vit et palpite dans les pages de premier jet, mourait sous une espèce de glacis. Je ne veux pas faire l'apologie de la littérature débraillée (que je déteste autant qu'un autre), mais après tout la vie, qui est le plus grand de tous les romanciers connus et parfois le plus mauvais, a d'étranges inadvertances : elle rabâche, elle oublie, elle se met, comme à plaisir, en contradiction avec elle-même. Dans ses meilleurs moments, alors qu'elle est la plus vraie et qu'elle écrit, si je puis dire, avec le plus de bonheur, elle commet d'énormes bévues psychologiques. L'erreur du romancier ordinaire est de vouloir la copier (tout bêtement), au lieu de s'identifier à elle, et de s'imaginer (s'il l'osait, s'il avait la foi) qu'il est lui-même la vie. » (p. 1390)

« D'une façon générale, le lecteur accorde sa confiance à un écrivain qui dit je. C'est comme si l'emploi de ce pronom engageait la bonne foi de l'écrivain. […] Dans un roman à la troisième personne, vous l'avez remarqué, quelqu'un se place entre le héros et nous, quelqu'un de gênant s'il ne sait pas qu'à tout moment il doit s'effacer, quelqu'un d'aussi fâcheux que le voisin de théâtre qui nous communique ses impressions derrière son programme, alors que nous écoutons la pièce : l'auteur. Cette force magique de la première personne pousse l'écrivain à d'étranges indiscrétions, car il en arrive assez vite à parler de lui et nous offre une confession au lieu d'un roman; plus tard, n'est-ce pas? il pourra toujours soutenir qu'il s'agit d'une fiction. Ne le croyez pas trop. » (p. 1391)

GREEN, Julien. « Un commentaire inédit », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1429-1431.

Texte daté du 27 décembre 1935.

« Que toute littérature sorte du rêve, j'en suis convaincu; elle en est d'une certaine manière le prolongement et bien des grands livres nous sont venus tout droit du pays obscur où l'homme ne se retrouve que les yeux fermés. Il est entendu que le rêve ne doit pas se confondre avec le flou. Le rêve, c'est une disposition de l'esprit à accepter le merveilleux. Revenu des régions nocturnes où il a éprouvé jusqu'à l'ivresse les émotions de l'amour et de la peur, un écrivain qui se met à sa table pour continuer son oeuvre fera passer dans ce qu'il écrit quelque chose de ce qu'il a éprouvé dans ses rêves, même s'il croit les avoir oubliés. » (p. 1431)

« La vie fournit des thèmes, mais c'est dans le sommeil que s'élaborent les romans. » (p. 1431)

DIVERS. « Appendice IV. Documents », dans Julien Green, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1156-1158.

Ci-dessous, des extraits d'entretiens publiés de 1931 à 1947.

[Propos rapportés par Pierre Bost (1932)].
« Je crois à la littérature comme à quelque chose qui porte en soi son existence et sa valeur. Je dirais : comme à une religion. Chacun a la sienne; je me suis consacré à celle-ci, qui suffit bien à nourrir une vie. Quelqu'un qui a trouvé ce sol et qui y vit n'a besoin d'aucune autre terre. » (p. 1281)

[Propos rapportés par Jean Barois (1934)].
 « J'ai essayé parfois : je n'ai jamais pu [suivre un plan]. J'ai toujours été bousculé par mon sujet. » (p. 1282)

[Propos rapportés par François Deroux (1934)].
« Quand je commence un livre, je ne sais pas du tout comment il finira. Je me laisse mener par mes personnages que je découvre petit à petit. » (p. 1283)

[Au sujet d'un moment crucial dans l'écriture du Visionnaire :] « J'ai compris, mais à ce moment-là seulement, que ces aventures n'étaient pas réelles, que mon héros les avait imaginées. Alors, je l'ai dit. Un romancier ne doit pas mentir. » (p. 1283)

[Propos rapportés par Robert Bourget-Pailleron (1934)].
« Quand je suis à ma table, un dédoublement se fait en moi. Je vois mes héros, je m'introduis dans leur esprit et, à partir de cet instant, je me confie entièrement à eux. C'est un rêve qui commence, dont je ne puis mesurer les limites. Jamais je ne considère un sujet. C'est du personnage que je pars, c'est donc à lui qu'il appartiendra de m'entraîner vers ce qui sera son destin. Aussi m'est-il impossible de changer après coup un dénouement. Car je crois à la vertu du premier jet, de l'instinct. J'écris très lentement, je ne fais que des corrections de style. Le sens profond demeure toujours intact, son expression seule change. Imaginer plusieurs versions d'une même oeuvre serait pour moi faire plusieurs témoignages contradictoires, plusieurs déposition différentes, alors qu'il n'y en a qu'une qui soit exacte : la plus fraîche, celle qui se présente tout d'abord à l'esprit. Car je m'attache toujours à la vraisemblance. […] J'observe beaucoup, me dit-il. Les faits, les êtres retiennent mon attention d'une façon minutieuse. Mais les résultats de mon observation ne se traduisent pas directement. Il me fait néanmoins un point de départ solide et c'est là qu'elle me vient en aide. Je m'applique à dépeindre un milieu, une société. De cet ensemble, quelques silhouettes essentielles se détachent, qui retiennent mon attention, et c'est alors que l'aventure commence. » (p. 1286-1287)

[Propos rapportés par André Rousseaux (1934)].
« Ma première intention [dans Le Visionnaire] fut de mettre le récit dans la bouche d'un des personnages, parce que l'usage de la première personne oblige l'auteur à une sincérité plus grande et que je voulais, avant tout, faire un livre sincère. [Ce procédé] limite beaucoup les ressources du romancier qui ne peut être partout à la fois et qui, cependant, doit être au courant des plus petits détails d'une action souvent multiforme. En somme, il faut instruire le lecteur sans avoir l'air d'en savoir plus que lui. En récompense de la gêne qui peut résulter de cette méthode, le ton du récit devient le ton de la vérité même. Le lecteur est presque forcé d'accorder sa confiance à un écrivain qui dit “je”. » (p. 1288)

[Propos rapportés par Christian Melchior-Bonnet (1936)].
« On m'étonne quand on dit que je suis un réaliste. Non, vraiment, je ne crois pas. Je n'ai jamais pu utiliser une “chose vécue”. Quand j'ai essayé, c'était toujours le fait réel qui avait l'air faux et le fait inventé qui avait l'air vrai. » (p. 1289)

« Cela m'étonne bien aussi quand on dit que je suis un peintre de la province. Je la connais mal. Pourquoi n'avoir pas pris Paris? Parce qu'il y a quelque chose de terrible dans les existences de province où tout conserve le même aspect quelles que soient les modifications profondes de l'âme. Et ensuite, parce que ne la connaissant pas, je suis plus libre d'imaginer, sans être arrêté par maints détails qui, dans Paris, me gêneraient. Je ne suis vraiment à l'aise et dans ma vérité, que quand je puis inventer. » (p. 1289)

[Propos rapportés par Gaétan Picon (1946)].
« Ce que je demande au roman, c'est pourtant ce qu'il est plus naturel encore de demander à la poésie. Non point d'exprimer, mais de suggérer la réalité de l'inexprimable. Et c'est parce que je veux suggérer l'inexprimable, reprend Julien Green, que la forme a tant d'importance pour moi. Vous avez écrit que j'étais indifférent à la forme. Ce n'est pas vrai. Bien entendu, je ne cherche pas à faire de belles phrases, mais pour que le langage parvienne à suggérer l'inexprimable, il faut lui donner beaucoup de soins. » (p. 1299)

GREEN, Julien. Derniers Beaux Jours (1935-1939), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 355-516.

28 février 1935
« Cette nuit, je me suis demandé pourquoi je ne ferais pas le portrait de mes personnages nus. Oui, c'est ainsi que je voudrais les faire voir, dans toute leur vérité physique. D'ordinaire, les personnages de roman se réduisent à un buste. Ils parlent et remuent les bras, mais le bas du corps, sauf dans les romans dits pornographiques, est chastement dérobé à la curiosité du lecteur. Cependant, le corps dit la vérité tout autant que le visage, il a son expression particulière, il est humble, brave, dédaigneux, fanfaron, joyeux, pensif; le courage se lit dans le dessin des épaules et de la poitrine, etc. »

2 juillet 1935
« Commencé Bleak House. La dernière phrase de la préface pourrait servir d'épigraphe à toute mon oeuvre. Voici cette phrase : In Bleak House, I have purposely dwelt upon the romantic side of familiar things. Beaucoup de personnages admirablement vus, mais jusqu'ici (p. 250), pas de grands personnages, pas de Sarah Gamp, par exemple. Et l'on sent déjà une certaine fatigue dans l'invention. L'auteur se rattrape en multipliant les personnages, mais il perd de son agilité et circule parfois difficilement à travers tout le monde. »

10 septembre 1935
« Travaillé à mon roman. Ce livre bizarre m'effraie quelquefois. Je l'ai tiré du plus profond de moi-même, de mes promenades solitaires, de mes rêves. Il s'est fait en grande partie dans mon sommeil. »

22 décembre 1935
« Assis près du feu, j'ai relu d'une seul traite In The Closed Room, petit livre tranquille et mystérieux que j'aime beaucoup. L'auteur est une femme (Frances H. Burnett). Elle a ce don si rare parmi les hommes, le sens de l'invisible. »

14 octobre 1936
« Un recommencement de mon livre hier, un autre ce matin. Autrefois, le début d'un livre ne me donnait pas trop de mal. D'une certaine façon, j'écrivains, dans la première page, ce qui me passait par la tête (mais de quelles profondeurs vient ce qui nous passe par la tête?), puis je donnais une suite à cette première page, et j'allais ainsi, à l'aveuglette, jusqu'à la fin. Aujourd'hui, je m'aperçois qu'aller à l'aveuglette ne me conduirait plus que dans une voie déjà frayée par moi, et vers un but connu. Il y a en moi quelque chose qui me pousserait à refaire ce que j'ai déjà fait, si je ne luttais de toutes mes forces contre cet instinct. »

22 octobre 1936
« Jane Eyre, dans un théâtre de Shaftesbury Avenue. Impossible de tirer une pièce de n'importe quel roman, comme le croient les maladroits. Le dialogue de Jane Eyre est un dialogue de roman, non un dialogue de théâtre; il est livresque, éloquent, aussi peu naturel que possible. À la scène, cela donne un mélodrame assez médiocre, tous les défauts de ce grand livre apparaissant à plein. »

9 février 1937
« La pièce de Tchekhov [L'Oncle Vania] m'a donné envie de rentrer chez moi et d'écrire. Le beau regard triste et tranquille de l'auteur transparaît dans ce dialogue d'une simplicité inimitable. Tout vient du coeur, de l'humain. L'humain, tout l'humain est en nous, au fond de notre coeur que nous connaissons si mal. Chaque homme est à lui seul l'humanité tout entière. »

2 août 1937
« Beaucoup réfléchi au chapitre que je suis en train d'écrire en ce moment. Il faut que tout soit raconté avec la simplicité la plus grande, que tout vienne du coeur, du meilleur de moi-même, qu'il n'y ait pas une parole de haine, mais seulement le désir de comprendre. Une seule question sera posée. Pourquoi? »

15 novembre 1937
« Lecture de Lamia. Quand je lis Keats, j'ai l'impression d'être un ours dans un torrent de miel, car tout y est délicieux. Plus qu'un autre, je crois, Keats a eu ce don si rare d'évoquer d'une façon précise ce qu'il décrit à peine. Tout l'univers sensible paraît tenir dans ses vers, mais lorsqu'on y regarde d'un peu près, dans l'espoir d'analyser cette magie, que trouve-t-on? Ici une épaule nue, là une boucle de cheveux dorés, là un narcisse... »

27 juin 1935
« “À Paris sur Seine, trois bateaux y a...” J'ai relu le conte de Bonaventure des Périers qui débute par ces mots. Ce qui monte de ces pages, c'est la rumeur des rues de Paris au XVe siècle. Cette littérature populaire, si vive, si alerte et souvent si humaine a été contrariée au XVIIe siècle par une littérature de cour qui a fini par s'imposer; et c'est dommage. En Angleterre, elle est allée son chemin et a triomphé dans le théâtre de Shakespeare. On a beau dire, le XVIIe siècle français est un produit à peu près inexportable. Traduit, il perd presque tout son pouvoir, presque toute sa vertu. C'est la littérature de l'élite dans toute sa force. On avait fini par écrire pour les spécialistes du genre (sauf Molière qui est la grande exception), pour les connaisseurs. Shakespeare écrivait pour tout le monde, pour le poulailler aussi bien que pour les loges. J'essayais d'expliquer cela à quelqu'un, hier, et j'avais l'air d'éreinter Racine. »

8 juillet 1938
« Les fenêtres du salon, grandes ouvertes sur la cour où le vent passe en murmurant à travers les peupliers, cette pièce haute et magnifique où un fauteuil fraîchement recouvert d'un splendide satin azur voisine avec un siège défoncé, où le lustre digne d'un palais pend d'un plafond qui se fendille, tout cela m'a paru d'une très grande beauté de roman. Un autre eût souhaité que ce salon fût en meilleur état, moi non. J'aime certaines négligences de bonne façon et ce soupçon de délabrement dans un cadre aussi lumineux; une étoffe fanée et déchirée ne me chagrine pas le moins du monde, si elle est belle; au contraire, ce qui est battant neuf me gêne... »

8 septembre 1938
« “Ce qui se conçoit bien...” Oh, comme cela est faux! Il y a des jours où ce qui est exprimable me paraît si loin de l'essentiel que je me demande si cela vaut la peine d'écrire. Les mots qu'il faut mettre en rang comme de vieux chiens savants, fatigués des tours qu'on exige de leur bonne volonté... »

Sans date, p. 515
« Quand j'écrivais les premiers chapitres d'Adrienne Mesurat, je pensais que tôt ou tard j'en viendrais à parler du pigeon blanc de mon héroïne. [...] Je puis dire que cette image m'accompagna d'un bout à l'autre du livre, et je ne sais comment l'occasion de la décrire ne me fut pas donnée, mais il semblait que le roman n'en voulût pas. 

GREEN, Julien. « Le métier de romancier », dans Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1414-1430.

Conférence datant probablement de 1941.

 « […] nous ne dépasserons jamais une certaine naïveté intellectuelle et il y aura toujours en nous un enfant qui demandera qu'on lui fasse le récit d'aventures imaginaires. Aussi le romancier m'apparaît-il comme le descendant en ligne directe des conteurs qui ont promené sur toutes les routes de l'antiquité et du Moyen Âge leurs rhapsodies et leurs chansons de geste. […] Ce rôle d'amuseur public, je n'ai pas besoin de vous dire qu'il le prend parfois terriblement au sérieux, à ce point qu'il oublie souvent d'être amusant, mais notre société est si bizarrement faite que nous avons ce que l'on pourrait appeler des amuseurs ennuyeux dont les ouvrages sont placés d'autant plus haut qu'ils vont porter la tristesse, le découragement, et même une sorte de désespoir dans l'esprit de milliers de personnes qui se sentaient peut-être tout à fait heureuses avant d'avoir mis le nez dans ces romans à succès. » (p. 1415)

 « Le jour n'est pas si loin où je lus pour la première fois, et la dernière fois, un gros livre maussade qui s'appelait An American Tragedy. Je m'empresse de dire tout de suite que ce livre a de grandes qualités : il a d'abord le désir d'être vrai, ce qui est énorme; ensuite, il a la puissance, il en a même à l'excès : c'est la puissance d'un lutteur de foire qui fait valoir ses muscles aux yeux d'un public ébloui, et cette puissance est telle qu'elle ferait presque oublier une pauvreté de style comme je n'en connais pas d'exemple en anglais. » (p. 1415-1416)

 « L'art en est absent d'une façon éclatante; pas une phrase ne réjouit l'oreille, mais voilà, il y a la puissance, il y a l'énorme patience d'un homme qui ne sait pas choisir entre les dix mille faits qui se présentent à lui et ne sait que les aligner lourdement l'un près de l'autre, et il y a surtout l'inimitable accent de la vérité qui sauve le livre. L'auteur croit tout ce qu'il écrit, et nous le croyons avec lui, parce qu'il y croit lui-même. Mais que nous voilà loin de la grande littérature! » (p. 1416)

 « Il est bien certain, en effet, que le seul fait d'écrire un livre est une sorte de libération et que tout en racontant des histoires inventées d'un bout à l'autre, on se débarrasse de toutes sortes de choses : le neurasthénique assassine toute sa famille, l'amoureux chausse les bottes de Don Juan et l'avare joue avec des billets de banque. » (p. 1418)

 « Ma méthode à moi, quand il s'agissait d'écrire un roman, consistait à m'asseoir à une table ni trop haute ni trop basse, sur une chaise pas trop dure, à prendre une feuille toute blanche et à écrire le plus lisiblement possible : Chapitre I. Le reste venait je ne sais comment. » (p. 1419)

 « Mais le grief le plus sérieux que j'avais contre lui [un pastoureau pyrénéen auteur d'un journal] était qu'il disait, comme je l'ai indiqué tout à l'heure, tout ce qui lui passait par la tête et à tel point qu'on se demandait si l'art d'écrire n'est pas, en définitive, l'art de choisir. » (p. 1421)

 « En ce qui concerne le roman, je crois qu'un des principes les plus contestables qu'on puisse adopter est celui qui existe qu'on fasse un plan détaillé du livre avant d'en écrire une ligne. » (p. 1421)

 « Or je crois que ce problème du plan est un des faux problèmes dont on se plaît à alourdir le métier d'écrivain. Le plus important, à mes yeux, n'est pas de savoir ce qui va se passer dans le livre qu'on veut écrire, mais bien de savoir quelle sorte de gens on va y trouver. Car enfin, l'action dépend infiniment moins des circonstances que de la façon d'être des personnages. Transportez Harpagon sur les bords de la Bérésina en 1812, il n'en cessera pas pour cela d'être un avare et d'agir comme un avare; ce sera un avare qui aura froid et qui aura peur, mais ce sera un avare. […] Tant il est vrai que la destinée, c'est le caractère. Ce mot célèbre, je voudrais qu'il fût médité longuement par tous les romanciers dont le grand souci est de trouver un sujet. […] [D]ans un roman où doivent se retrouver au moins quelques-unes des lois qui régissent notre existence, [il est] naturel de concevoir d'abord les personnages et d'entrevoir au moins ce dont ils sont capables avant de les suivre à travers les complications de leurs destinées. » (p. 1422-1423)

 « [D]'une façon générale, je ne puis m'empêcher de croire que chercher d'abord son sujet, d'étudier ensuite ses personnages, c'est proprement mettre la charrue devant les boeufs; encore une fois pourtant, ceci est une réaction toute personnelle. J'ai toujours cru, en effet, que le sujet d'un livre était l'oeuvre des personnages beaucoup plus que du romancier. » (p. 1423)

 « Moi, c'est quand j'ai fini mon livre que j'ai l'impression de connaître, un peu, mes personnages. Je leur ai confié le soin de mener l'intrigue et ils en ont fait ce qu'ils ont voulu, mais ils n'ont pas laissé de me surprendre en cours de route et j'ai pensé plus d'une fois qu'ils devaient me trouver bien naïf de ne pas les avoir mieux devinés. J'espère que vous m'excuserez de me citer moi-même et de tirer d'un de mes propres livres un exemple qui vous fera voire dans quelle obscurité travaille quelquefois le romancier. » (p. 1423)

 « Si le romancier était un créateur d'automates, il pourrait s'indigner de ce que ses personnages n'agissent pas exactement selon ses prévisions; or le but du romancier n'est pas de construire des automates, mais bien de donner le jour à des êtres humains, et l'être humain, même le plus banal et le plus terne, est encore ce qu'il y a de plus mystérieux en ce monde. » (p. 1424)

 « Je vous parlais tout à l'heure des surprises du romancier. Ces surprises, je crois qu'il est bon que le romancier en ait souvent, car elles sont la marque de la vitalité de ses personnages, comme j'ai essayé de vous l'expliquer, mais il est bien clair qu'aucune surprise n'est possible dès que le romancier se conforme à un plan, et là est, à mon avis, le grand danger d'une action trop minutieusement concertée. Un plan détaillé tend, en effet, à paralyser l'imagination de l'auteur […] » (p. 1424)

 « Ce qui peut arriver de plus heureux à un romancier, c'est que ses personnages mettent son plan en pièces et qu'ils agissent contrairement à tous les calculs de leur créateur, car alors, au lieu de faire ce qu'on appelle un livre bien construit et bien équilibré, mais immobile, il produit quelque chose de moins parfait, mais de vivant. La vie elle-même comporte un élément de désordre qui semble inhérent à sa nature. […] À vrai dire, la vie est un étrange romancier dont on peut dire presque autant de mal que de bien, mais sur qui, malgré tout, il est indispensable de prendre modèle. » (p. 1424-1425)

 « [La vie] ne semble vraie à la scène que par les artifices dont la bizarrerie et les complications ne nous paraissent toutes simples que parce que notre race en a une longue habitude, et le goût du public ira toujours instinctivement vers les acteurs qui ressemblent à des acteurs. Au fond, nous allons au théâtre, et je crois aussi que nous lisons des romans, avec l'intention plus ou moins secrète de fuir la vie, mais le plus singulier est que, si nous ne la trouvons pas, dans les livres ou derrière les feux de la rampe, nous sommes mécontents. C'est que nous la voulons haussée d'un ton, ou si vous voulez, travaillée et accommodée par d'adroits spécialistes qui la débarrasseront de tout ce qu'elle peut avoir d'ennuyeux ou de terne. » (p. 1427-1428)

 « Nous sommes tous d'accord que ce que nous demandons par-dessus tout à un roman, c'est d'être vrai. Si nous ne pouvons pas croire à l'histoire qu'on nous raconte, elle finit par nous ennuyer, parce que, dans la vie comme dans la littérature, le mensonge est généralement fort ennuyeux. […] Une histoire fantastique est mon d'être sans charme, mais enfin, je vous parle du roman, et en particulier du roman tel que nous le concevons aujourd'hui. Nous exigeons de lui qu'il nous parle de choses à la fois vraisemblables et intéressantes. » (p. 1429)

 « Cette histoire qui fit sourire le Paris littéraire de l'époque [celle d'un auteur naïf transposant verbatim dans son oeuvre des « scènes prises sur le vif »], prouve que même chez les gens du métier il peut y avoir de ces confusions entre la vérité des livres et la vérité tout court, que nous propose la vie. Nous sommes là en présence d'une sorte de mystère qui est à la base de tout le problème de l'art. Et la question qui se pose naturellement à notre esprit est la suivante : “S'il ne suffit pas que le romancier observe fidèlement la vie pour faire vrai, quels principes le guideront quand il voudra écrire un livre?” […] peut-être aussi la réponse la plus sage de toutes serait-elle : “Je ne sais pas.” » (p. 1430)

 « Ne pas penser à autre chose que ce que l'on est en train d'écrire est difficile, quelquefois pénible, mais cet effort de concentration est indispensable au vrai romancier qui veut voir ce qu'il décrit. » (p. 1430)

 « Les grands romans, je veux dire les romans qui nous donnent une impression de grande vérité, sont comme une vision provoquée par la réalité de la vie; cette vision n'est pas la vie, mais elle se substitue à elle et d'une certaine manière elle est aussi vraie. La vie ne peut fournir au romancier que la matière sur laquelle il travaille, et elle ne peut se retrouver dans nos livres qu'en vertu d'une force obscure que nous appelons parfois talent, parfois génie, sans bien savoir où est la limite des deux ni, vraiment, de quoi il s'agit. » (p. 1430)

GREEN, Julien. Devant la porte sombre (1940-1942), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 517-698.

25 juillet 1940
« Je recopie en la traduisant en anglais la relation de ce que j'ai vu en juin 1940, mais ce travail est d'une lenteur pénible. La langue anglaise ne provoque jamais en moi ce désir de perfection linéaire que me donne le français et j'ai le sentiment de l'écrire d'une main qui tremble toujours de faire dévier la phrase. »

2 août 1940
« Achevé hier le récit de mon voyage de Bordeaux à Lisbonne et commencé un livre de souvenirs qui sera sans doute une histoire de ma vie, mais les premières pages m'en semblent trop écrites. Et puis, comment parlerais-je de tout? »

21 décembre 1940
« Le fameux goût de cendre que donne le passé dans les romans psychologiques, je l'ai eu sur les lèvres. Il me semble que toutes ces heures consacrées au plaisir et dont je voulais si fort conserver la mémoire, rien n'en reste à présent, parce que tout cela s'est consumé de soi-même, rien, sinon des mots. À quoi bon essayer d'emprisonner un beau visage dans une phrase? La phrase seule demeure et jusqu'au souvenir du visage s'évanouit. Peut-être n'avons-nous pas le droit de disputer le passé à l'oubli, mais quoi, nous ne voulons lâcher ce que nous avons eu. La vie nous arrache nos jouets et nous pleurons comme des enfants. »

14 février 1941
« Écrire un livre dans lequel il y aurait le mystère des arbres dans la brume, la beauté des rires d'enfants, le reflet de la pluie sur les pavés d'une cour parisienne, il faudrait pour cela du temps et une très grande liberté d'esprit. C'était pourtant mon livre, le livre que j'aurais voulu écrire; des fragments épars s'en trouvent un peu partout dans mes récits... Entre le monde et moi, la guerre a opéré un divorce profond et violent. »

27 mars 1941
« Je leur ai dit [aux élèves de son cours sur l'écriture romanesque] qu'elles auraient à m'écrire un début de roman, et j'ai lu la stupeur sur plus d'un visage, mais je ne connais pas d'autre règle pour écrire un roman que de se mettre à sa table et de commencer par le chapitre 1er. S'il existe une recette, nous la découvrirons peut-être, elles et moi, mais pour le moment je ne la connais pas. Je leur ai dit qu'elles étaient libres d'écrire ce qu'elles voulaient et de la manière qu'elles l'entendraient, mais je leur ai conseillé de commencer par faire le portrait du personnage principal. Et si cela leur chante de faire un plan d'abord, qu'elles en fassent un; pour ma part je n'en fais jamais. [...] J'essaie de leur démontrer que le plan d'un livre est l'oeuvre des personnages, qu'il s'agit d'abord de créer des personnages vivants et intéressants, et capables d'agir. Qu'elles s'efforcent donc de créer d'abord un personnage, nous verrons ensuite ce dont il est capable; de là découlera l'histoire. »

23 mai 1941
« Les livres, dernière ressource de l'exil. Un livre est une fenêtre par laquelle on s'évade. »

13 juin 1941
« Virginie. Feuilleté un exemplaire d'Épaves. C'est mon meilleur livre, mon livre le plus grown up, le plus difficile à écrire, le plus réfléchi, le plus riche, le plus difficile à lire aussi. »

7 octobre 1941
« Relu Les Contemplations dans un exemplaire dédicacé par l'auteur, ce qui augmente mon respect pour ce livre, car Hugo est un des rares écrivains pour qui j'ai ce qu'il est convenu d'appeler un culte. »

9 octobre 1941
« J'ai feuilleté ces jours-ci Dorian Gray avec le désir d'y trouver de bonnes pages, mais n'y ai guère trouvé que de bons mots. L'histoire en elle-même est admirable, aussi riche, aussi profonde qu'un mythe grec, mais l'action est des plus faibles et se désagrège entre les mains de ces brillants causeurs que sont les personnages. On ne croit pas à l'assassinat du peintre, ni au suicide de Sybil Vane, ni aux mortelles angoisses du héros. Tout est faux, mais à un tel point que ce faux même finit par atteindre à une sorte de vérité âpre et cruelle. [...] À vingt ans d'admirais ce livre. Il était fait pour éblouir de jeunes nigauds comme moi, et tout ce clinquant de style et de fausse érudition m'agrandissait les yeux d'étonnement. L'oeuvre de Wilde diminue d'importance avec les années (exception faite pour De Profundis et The Ballad of Reading Gaol). La guerre de 1914 a déferlé comme une vague sur cette époque d'oaristys; la guerre de 1939 ne peut que l'enfouir un peu plus profondément dans la grande fosse commune de l'oubli. »

18 octobre 1941
« C'est en descendant au fond de nous-mêmes que nous rejoignons l'universel, plus qu'en nous mêlant aux hommes. »
« Le secret d'une grande oeuvre n'est pas ailleurs que dans cette force irrésistible de la vérité. Il y a un accent qui bouleverserait les plus indifférents. »

18 mars 1942
« Psychologiquement, [Macbeth] est une des pièces les plus jeunes de Shakespeare. Le caractère des personnages est donné une fois pour toutes dès le début, surtout dans le cas de Lady Macbeth qui ne bougera pas : elle pourrait accumuler assassinat sur assassinat pendant quarante actes qu'elle serait toujours la même. Macbeth, lui, croît un peu en hardiesse, mais son caractère ne comporte aucune surprise. Lui et sa femme sont comme des locomotives lancées à toute vapeur sur une voie ferrée absolument droite; ils ne dévient jamais dans le crime; de temps en temps, le coup de sifflet d'un remords, c'est tout, et ils continuent. Et puis, si l'on ôtait les cris dans l'obscurité, les malédictions, le tintamarre de l'orage et les poignards “chaussés de sang”, il resterait une pièce singulièrement appauvrie.

30 avril 1942
« Traduit les psaumes XLI et XLII. À ce propos, remarqué que dans toutes les traductions reçues et autorisées, le ton du livre est presque uniformément solennel, ce qui répand comme une teinture d'ennui sur toutes les pages. La familiarité est exclue, l'expression forte et savoureuse qui vient aux lèvres de l'homme du peuple est savamment édulcorée par les timides professeurs dont la tâche est de faire passer dans leur langue ce livre plein de cris et de larmes, de colère et de joie. »

6 juillet 1942
« Peut-être suis-je un des seuls hommes de ce pays [Les États-Unis] qui fasse ses livres à la main, et j'entends cela de bien des manières. Un roman américain est trop souvent du travail en série. Les miens, non; mais j'appartiens à une race en voie de disparition. »

4 août 1942
« Si l'on pouvait se voir soi-même comme un personnage de roman, on obtiendrait de cette façon l'équivalent du recul qu'il faut pour bien saisir le pittoresque de notre vie quotidienne. On verrait par les yeux d'un romancier tout ce qui nous paraît tant soit peu monotone et incolore, et nous ferions peut-être quelque chose de passionnant de la banalité de tous les jours... »

GREEN, Julien. L'Œil de l'ouragan (1943-1945), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 699-884.

24 janvier 1943
« Relu quelques pages dans Le Rouge et le Noir, en particulier le chapitre intitulé “Le Séminaire”. J'admirais autrefois plus que je ne le fais aujourd'hui ce morceau où je trouve surtout une sorte de sécheresse forcenée qui n'est pas sans quelque rapport avec Sade. Je vois bien la beauté de ces pages, mais je ne la goûte plus; elle me transportait jadis, mais, à présent, je ne vois plus dans l'abbé Pinard qu'un épouvantail en soutane, et il ne m'intéresse plus. »

21 mai 1943
« Relu Henri V, non sans une grande déception. Henri V n'a pas plus de réalité que le roi de pique, et c'est une machine à discours, de beaux discours, sans doute, mais où est la vérité historique dans tout cela? Henri V était une sorte de boucher. Il disait qu'une guerre sans massacres ressemblait à de l'andouille sans moutarde, et il fit égorger les chevaliers français qu'il retenait prisonniers, après leur avoir ôté leurs armes. Ce que Shakespeare nous donne est une sorte de mensonge officiel, et il devait bien le savoir. Ennui de se sentir volé par les grands, ceux en qui on voulait avoir confiance. »

11 juin 1943
« Je disais l'autre jour que la vertu, dans les romans, est en général représentée d'une façon ridicule, quelles que puissent être les intentions de l'auteur. Quoi de plus effroyablement raté que la Little Nell de Dickens ou que les vertueuses demoiselles de Balzac? L'exception la plus remarquable, à ma connaissance, est la Présidente de Tourvel. Quelle est la part d'ironie dans le portrait de cette femme? Je n'en sais rien, mais il me paraît évident que le personnage a échappé à Laclos et qu'il vit indépendamment de l'auteur. Le blanc est une couleur (si c'en est une) dont les romanciers se servent mal; ils sont beaucoup plus habiles avec le noir, qui est, d'après Tintoret, la plus belle des couleurs (si c'en est une). »

27 juin 1942
« Les Misérables me sont assez vite tombés des mains. M. Myriel est trop uniformément faux pour conserver le moindre intérêt. Quand j'ai vu cet évêque à genoux devant un ex-constitutionnel et lui demandant sa bénédiction, j'ai fermé le livre. »

19 février 1944
« Ce qui fait que j'hésite toujours au début d'un roman, et que je reviens souvent sur ce que j'ai fait pour recommencer à pied d'oeuvre, c'est qu'une fois les premières pages écrites, il va falloir vivre avec les personnages qu'on décrit, vivre avec eux pendant trois cents pages, et avec les manies, les défauts et les meubles qu'on leur a donnés. »

26 mars 1944
« Je connais le piège des mots, le déterminisme créé par les phrases qui appellent d'autres phrases jusqu'à ce que soient prononcées les paroles irrévocables. »

4 juin 1944
[Sur The Ring and the Book :] « Beaucoup réfléchi aux problèmes que cette oeuvre soulève. La même histoire racontée dix fois de suite et chaque fois plus passionnante. Il y a là une réussite exceptionnelle et qui rejoint les grandes réussites du roman. De quel grand roman ne s'échappe pas le cri muet de “Audiatur et altera pars!” [“Que l'on écoute l'autre partie!”]. »

20 juin 1944
« Lu Quatre-vingt-treize que je n'avais pas ouvert depuis des années. Admiration totale pendant deux cents pages, puis tout à coup la lecture devient impossible : c'est trop fabriqué, trop uniment faux. Ce qu'il y a de mieux, c'est l'épisode du canon et, à la fin du chapitre suivant, ce mot : “Je suis le frère de l'homme que vous avez fait fusiller.” Magnifiques aussi les pages sur la Vendée et celles sur la Convention. Il y a des phrases de bronze, trop même, et Cimourdain est impossible, c'est un héros de carton. Curieuse pourtant l'histoire de Cimourdain et de Gauvain. Hugo a-t-il pensé à Balzac, à Vautrin et Lucien de Rubempré? »

15 août 1944
« Essayé de commencer un roman, mais découragé par la ressemblance que je constate entre ce début et mes autres livres. Je ne veux à aucun prix recommencer ce que j'ai fait. Pourtant ces trois ou quatre pages me plaisaient; trop peut-être : il y a certaines phrases qui m'ont paru suspectes parce que trop bien venues; je redoute de la part de certains mots, de certains groupes de mots, une sorte de complaisance à s'allier les uns aux autres. »

7 octobre 1944
« Hier, à Washington, j'ai décidé d'abandonner le roman dont j'avais écrit dix-neuf grandes pages. Je l'abandonne à cause de la facilité des dialogues et de la pente où je me suis senti glisser. Si je voulais, comme on dit, faire carrière, j'aurais mené ce livre à sa fin et il aurait été suivi d'autres livres, avec plus ou moins de succès; mais j'ai déjà vu trop d'écrivains gâter leur talent en recommençant chaque année le même livre. Il se peut que je reprenne ce livre, mais en le présentant d'une façon toute différente. Il sera écrit à la première personne par quelqu'un qui ne comprendra pas bien de quoi il est vraiment question dans cette histoire. C'est une expérience que j'ai toujours voulu faire parce que je crois que, neuf fois sur dix, c'est ce que fait le romancier : il ne saisit pas toujours tous les aspects du sujet, pipé qu'il est par des personnages qui, eux, en savent plus long que lui. Dans le cas présent, je sais de quoi il s'agit et le lecteur le saura aussi, en sorte qu'il aura sur le narrateur le sentiment d'une supériorité flatteuse. »
« L'ambition de tout écrivain d'imagination est de créer un mythe. »

13 octobre 1944
« Hier, travaillé toute la journée à Baphomet [deviendra Si j'étais vous...]. Je crois qu'il est nécessaire, dans un roman de ce genre, qu'il y ait un très fort dosage de réalisme, que le vrai fasse passer l'imaginaire, et que le vrai soit d'autant plus exactement vrai que l'imaginaire fait violence au vraisemblable, enfin que ce soit de “l'impossible probable”, pour reprendre le mot d'Aristote. »

16 octobre 1944
« Cette histoire d'un homme qui veut devenir quelqu'un d'autre, qui en a assez d'être lui-même, qui veut s'emparer de l'âme d'une ou de cent personnes différentes, s'y loger, y vivre, n'est-ce pas l'histoire du romancier lui-même? L'idée m'en paraît si belle (je l'ai portée en moi plus de vingt ans sans en avoir compris comme aujourd'hui pleinement, tout le sens), que je crains de demeurer au-dessous du sujet. Je veux m'efforcer de le traiter sérieusement, de ne pas céder à la veine ironique qui a toujours été si forte en moi, parce que l'ironie est un aspect du doute et qu'il faut écrire à une histoire de ce genre pour la faire accepter. »

24 décembre 1944
« Un peu inquiet au sujet de mon roman. Les personnages passent par vingt transformations, mais je me demande par quelle transformation aura passé l'auteur avant d'avoir écrit le mot fin. Cette question, je me la pose pour tous mes livres. Il y a là un danger dont je crois qu'on n'a jamais parlé. Si l'on écrit son livre avec trop de lenteur, on risque de ne plus vouloir le finir, parce que celui qui devrait le finir n'est plus la même personne que celui qui l'a commencé. »
« Le mot de Mauriac : “Purifier la source” a l'air de résoudre la question et ne fait que l'embrouiller, car la source même du roman est empoisonnée, et, privée des poisons qui la composent, elle voit s'altérer sa nature. Je ne crois pas qu'il y ait de roman qui ne contienne de poison. »

26 janvier 1945
« Relu le début de La Vieille Fille. Le portrait du chevalier de Valois est de premier ordre (choix des détails : il ne rougit que d'un côté de visage; il est blond et tout en lui est blond : ses manières, ses propos, sa façon de priser; il y aurait une phrase charmante à citer). Mais dès la page 4 les digressions commencent, et elles sont assommantes. Des réflexions interminables coupent le récit d'une manière qui finit par exaspérer le lecteur de 1945, et cela est d'autant plus fâcheux que les personnages vivent et respirent devant nous. De nos jours encore, le roman n'a pas perdu ce ton bavard que lui a donné Balzac. »

1er février 1945
« Je pose la question sans pouvoir y répondre : l'indifférence religieuse donne au romancier une liberté plus grande. Quel scrupule l'arrêtera lors de la création du monde qu'il fait tenir dans les pages de son livre? Un livre sans péché mortel? Il faut être Péguy pour en faire un, et Péguy n'était pas romancier. Or, le vrai romancier ne domine pas son roman, il devient son roman, il s'y plonge. Entre lui et ses personnages, la complicité est plus profonde même qu'il ne le croit et s'ils pèchent, il pèche aussi de quelque manière. Il est tout ce qu'est son livre, s'il y croit, s'il se laisse prendre et s'il ne se laisse pas prendre, s'il ne subit pas lui-même l'envoûtement de cette chose monstrueuse qui sort de son cerveau – car le roman est un monstre – il n'écrit plus de romans, il en fabrique. Cela posé, et posé sans l'ombre d'un doute dans mon esprit, je voudrais savoir si le fait d'écrire un roman est compatible avec l'état de grâce. À cette question, je ne puis ni ne veux répondre. Je crains surtout les réponses qu'on me ferait, les solutions ingénieuses. Jamais un scrupuleux ne fera un grand roman. Dans la crainte d'offenser Dieu, il écrira de prudentes platitudes, et qui sait si Dieu ne veut pas le risque? Qui sait si ce n'est pas là le moyen de lui plaire et d'accomplir sa vocation? »

20 février 1945
« Il arrive un moment où l'écrivain se juge lui-même avec une lucidité plus grande que dans sa jeunesse, et s'il n'a pas cessé de se développer, il devient supérieur à son oeuvre. Si j'écrivais ceci en anglais, je me servirais du verbe outgrow qui dit admirablement ce que je veux dire : to outgrow one's own books. L'obsession du néant des choses humaines y est pour quelque chose. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. L'écrivain qui est devenu la proie de cette pensée éprouve souvent beaucoup de peine à voir la nécessité de ce qu'il écrit, et cependant il est nécessaire qu'il écrive; même si son livre n'est rien, ce livre doit être écrit et, paradoxalement, ce rien doit exister, car l'écrivain n'est créé que pour créer lui-même. Ce serait même un très grand péché que de ne pas écrire. 

GREEN, Julien. « La philosophie de l'escalier », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1146-1148.

Article paru en 1946.

« Que de fois, dans un passage obscur du quartier de la Bourse, ne me suis-je pas arrêté au bas d'un escalier dont la spirale fastueuse s'enroule avec une hautaine nonchalance et part pour un voyage dans les ténèbres! La pomme de cuivre, la rampe de chêne et les marches grises de poussière se parent à mes yeux d'une beauté de roman qui me suit longtemps après que j'ai retrouvé la rue; je puis me figurer quelques-uns des personnages admirables que la vie, avec son insolente prodigalité de grand écrivain, a fait monter et descendre dans ce puits d'ombre, pour le plaisir, semble-t-il, d'étaler ses dons et de narguer ses imitateurs. » (p. 1147-1148)

GREEN, Julien. « Avant-propos », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1526-1527.

Cet « Avant-propos » a paru dans la première édition de Si j'étais vous… (1947).

« Le romancier, qui est à la fois tous les personnages de tous ses livres, se transforme, parfois à grand effort, en qui bon lui semble. » (p. 1527)

« Deux races d'hommes réussissent le genre d'évasion dont je parle : les poètes, parmi lesquels je range les romanciers, et les mystiques. Grosso modo, et avec toutes les réserves à faire sur de telles simplifications, on pourrait dire que les poètes s'échappent de leur moi en le transformant, et les mystiques en oubliant que ce moi existe. » (p. 1527)

GREEN, Julien. « La honte », dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1156-1158.

Texte non daté.

« Je voudrais avoir la même confiance [que Théophile Gautier] dans le langage humain ou me sentir moins maladroit quand j'essaie d'assembler des mots, car l'inexprimable est là qui m'arrête à chaque coin de page, non seulement quand je m'aventure dans le domaine de l'invisible, mais beaucoup plus ordinairement, alors qu'il s'agit de décrire le parfum d'un tilleul, ou le goût d'une cerise que je veux distinguer du goût d'une fraise, ou du froid d'une table d'acajou sous ma paume. » (p. 1157)

GREEN, Julien. Le Revenant (1946-1950), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 885-1148.

15 juillet 1946
« Le désir est la source impure d'où l'on tire parfois des romans sombres et poétiques, et si l'on essaie de purifier la source, plus de romans. »

19 août 1946
« À Rilly, lu King John avec une admiration presque sans réserve. [...] Pour revenir à la rhétorique de tout à l'heure, j'ai été frappé de voir combien vraisemblable peut être un discours poétique dans la bouche d'un roi. Qui de nos jours aurait le courage, ou le génie, de faire parler Roosevelt comme un très grand poète? ou Hitler? car bons et méchants parlent admirablement dans Shakespeare et il ne peut faire que tout ne soit beau. »

24 août 1946
« Qu'est-ce, me dis-je, que la réalité de mes personnages comparée à ce qui se fait aujourd'hui dans le monde infernal de la politique et à toutes les menaces de l'avenir? Il devait être plus facile de croire à ces personnages aux environs de 1900. »

3 septembre 1946
« Ceci me paraît curieux : en cherchant des synonymes pour éviter des répétitions de mots, je serre presque toujours de beaucoup plus près le sens de ma pensée, mais il arrive que ne trouvant pas les synonymes dont j'ai besoin, je suis amené à dire autrement ce que j'ai en tête et vais parfois beaucoup plus loin que je ne pouvais l'espérer; ainsi, le plus banal problème d'euphonie verbale me met sur la piste de quelque chose que je ne soupçonnais pas, non plus dans le domaine du son, mais dans celui du sens. »

31 octobre 1946
« Il n'y a que ce que je passe sous silence qui s'exprime dans mes romans (c'est même pour cela que mon vrai journal se trouve enfoui dans ce que j'invente). »

26 novembre 1946
« Beaucoup travaillé à mon roman. Il y avait une scène gênante, rendue nécessaire par quelque chose qu'avait dit un personnage dans un chapitre précédent, mais en elle-même cette scène me paraissait inutile et très difficile à voir; cependant, elle devait meubler un laps de temps, occuper l'attention du lecteur. Au début de la seconde partie, en effet, Stéphanie dit à Élise qu'elle veut lui parler après le départ des “hommes”. Les hommes s'en vont. Qu'est-ce que ces deux femmes vont avoir à se dire? Une première scène, écrite d'un bout à l'autre, m'a paru improbable. J'ai compris qu'il me fallait observer ces personnages de plus près et les écouter très attentivement. Tout à coup, l'idée m'est venue de faire d'Élise une somnambule, et je me demande aujourd'hui comment je n'y ai pas songé plus tôt, car ce trait correspond à la vérité d'une manière indiscutable. L'idée des grands coups de poing donnés dans la porte de Stéphanie m'est venue presque en même temps. Ainsi, une scène de transition, d'attente, de remplissage, est devenue, me semble-t-il, une des plus vraisemblables de cette partie du livre. Elle a été écrite entièrement à la machine, et je ne saurais expliquer pourquoi, mais j'ai l'impression que d'avoir été composée ainsi la prive des nuances qu'on est accoutumé de trouver dans un roman et qu'elle est vue un peu comme une scène dans une pièce de théâtre. »

6 octobre 1947
« Mis la dernière main à mes dialogues le 4. Je suis très loin d'en être content, mais il y aura peut-être quelques scènes dont le ton semblera juste. Les parties inventées me gênent. Je n'y étais pas. Je me souviens de l'ennui avec lequel j'ai lu les scènes de La Renaissance, de Gobineau, parce qu'elles étaient si manifestement inventées et qu'on avait à chaque instant la certitude que les choses ne s'étaient point passées ainsi. »

3 novembre 1947
« Mais il y a ceci de vrai, que mes romans laissent entrevoir dans de grands remous ce que je crois être le fond de l'âme et qui échappe toujours à l'observation psychologique, la région secrète où Dieu travaille. »

Sans date (p. 988-989)
« Lecture de What Maisie knew de Henry James. Je n'ai pu qu'admirer les trente ou quarante premières pages, puis il est arrivé un moment où je me suis demandé : “Qu'est-ce que tout cela peut bien me faire?” Je vois bien que ce livre est bon, mais comme on se sent loin parfois de toute littérature de ce genre. Comme on se sent loin de toute littérature qui ne nous parle pas de Dieu, qui ne nous donne pas de ses nouvelles! Et puis, dans notre monde de l'abîme, le problème de la petite Maisie, tout réel et poignant qu'il est, perd considérablement de son importance. A-t-elle faim? A-t-elle froid? Non. Alors? Ainsi raisonneront, je crois, pas mal de lecteurs français. »

8 décembre 1947
[Sur Molière :] « Je ne l'aime vraiment que lorsqu'il fait fi de nos suffrages et qu'il se parle à lui-même. »

29 décembre 1947
« “Oh! moi, lui ai-je répondu, je crée les personnages et ce sont eux qui font le roman. Si vous croyez qu'ils m'écoutent! Ils m'envoient promener exactement comme on envoie promener son père, quelquefois.” (Il est certain que je n'ai jamais fait un plan que mes personnages ne l'aient mis en pièces et foulé aux pieds.) “Les Français, lui ai-je dit encore, sont trop intelligents pour croire aux histoires qu'ils racontent; ils sont toujours prêts à faire au lecteur sceptique un clin d'oeil de connivence, de nos jours surtout, comme pour lui dire ‘Nous savons bien, n'est-ce pas, que cela n'est pas vrai!' Une certaine naïveté leur manque, qui est très nécessaire. Les romanciers anglo-saxons, en général, sont beaucoup plus ‘gobeurs' : il leur suffit d'écrire : ‘Elle portait une robe de serge bleue', pour sentir cette étoffe sous leurs doigts, et si la dame pleure, ils pleurent aussi.” »

19 février 1948
« Pensé de nouveau au “purifier la source” de Mauriac. Est-ce vraiment d'une source purifiée que viennent les romans écrits par des catholiques? Je commence à croire qu'il n'y a pas de roman sans péché (je ne pense plus à Mauriac, mais bien à moi) et c'est une question de savoir si le roman n'exige pas un minimum de cette fausse liberté que donne le péché, une délivrance de toute contrainte. Un homme qui tremble devant le péché n'écrira jamais de romans. »

3 mars 1948
« Relu tout à l'heure, dans Résurrection, l'histoire des deux jeunes révolutionnaires qu'on pend. C'est un passage qui m'avait horrifié quand je le lus pour la première fois (en Italie, en 1917), et aujourd'hui encore il m'a fait battre le coeur d'indignation, d'angoisse. Voilà ce que peuvent les mots sous la plume d'un très grand écrivain : l'émotion est si vraie chez l'auteur qu'elle se reproduit telle quelle chez le lecteur. »

29 mars 1948
« Beaucoup réfléchi au roman, ces temps-ci. Il y a ce fait capital, que je n'ai plus envie d'en écrire. Et à quoi cela tient-il? Peut-être suis-je découragé par la menace d'une guerre. Mais il y aura toujours cette menace, même si la guerre n'éclate pas. Il faut faire als ob, comme dit Adler. Mais il y a autre chose : lutter contre soi-même paralyse l'imagination du romancier, pour la simple raison que le talent du romancier plonge ses racines dans le péché, je ne dis pas dans la vie pécheresse, mais dans l'idée du péché. La source du roman est impure. Je résume, et en résumant je simplifie ce qui est très long à dire et très complexe. »

12 avril 1948
« Le romancier est pareil à un éclaireur chargé d'aller voir ce qui se passe tout au fond de l'âme. Il en revient et raconte ce qu'il a vu. Jamais il ne reste à la surface et il n'habite que les régions les plus obscures. Telle est mon expérience. Je conviens qu'elle n'est pas nécessairement celle des autres romanciers. Pensé à cela ce matin à propos des rapports qui peuvent exister entre le roman et la foi. L'idée d'écrire des romans apologétiques a quelque chose d'horrifiant à mes yeux. J'aimerais mieux ne plus jamais écrire que de fabriquer une oeuvre d'imagination qui tende à prouver quoi que ce soit. »

21 mai 1948
« Longue conversation avec le Père Couturier au sujet du romancier. Celui-ci se nourrit de tout ce qu'il voit, de tout ce qu'il lit et de tout ce qu'il entend. La difficulté, s'il est croyant, commence dès qu'il s'assoit à sa table pour écrire, car il est nécessaire qu'il devienne tous ses personnages et se plonge avec eux dans leurs péchés. J'ai pensé jadis que c'était là un faux problème, mais en fait il n'existe pas de roman digne de ce nom s'il n'y a complicité entre le romancier et ses créatures, et bien plus qu'une complicité : une identification absolue. C'est pour cela, je pense, qu'on n'a jamais vu de saint écrire un roman. Quand je lis les romans dont la source a été “purifiée”, je suis émerveillé de la richesse des poisons qui se trouvent dans chaque personnage! Ôtez le poison, vous tuez le roman. Et si Dieu veut qu'il y ait des oeuvres d'art, comme me le dit le Père Couturier, osera-t-on condamner Les Liaisons Dangereuses? Que resterait-il de la littérature si on l'expurgeait? Esther et Athalie? (Excellent exemple, en passant de bonnes oeuvres faites avec de bons sentiments.) Déprimé et irrité par cette question. »

13 juin 1948
« Trop d'écrivains de notre temps font leurs livres avec leur cerveau, au détriment et en dépit de leur instinct, or l'instinct, dans bien des cas, c'est le génie, mais ils n'osent y céder. Peur du ridicule. »

20 août 1948
« Écrire des livres console l'écrivain de tout ce que la vie lui refuse. Peut-être même une vie comblée eût-elle été pour lui une vie stérile. L'homme satisfait n'écrit pas. »

27 septembre 1948
« Ce matin, à l'aube, réfléchi à mon roman. Il faut que je le retienne de pencher vers l'érotisme [...] J'ai contre l'érotisme que c'est avant tout de la facilité. Ce n'est plus l'audace, c'est même une sorte de poncif, et il me suffit que la mode s'en soit emparée pour que je le déteste. »

4 octobre 1948
« Bien travaillé. Il y a des jours où les personnages agissent d'eux-mêmes, surtout lorsqu'ils sont lancés, après les vingt premières pages. Ils semblent alors prendre le récit en main, disent quelquefois des choses qui me surprennent. »

8 octobre 1948
« Ce qui s'élabore en nous, dans les régions les plus secrètes de l'imagination, échappe entièrement à notre analyse, car il me paraît certain que ce roman que j'ai embrassé d'un seul coup d'oeil dans les circonstances que j'ai dites, s'est fait en moi pendant l'espace de trois ans sans qu'une fois seulement je m'en sois douté. »

16 octobre 1948
« Relu des nouvelles de Balzac. [...] Toutes les parenthèses philosophiques m'ont paru assommantes. Le rôle du romancier est de voir et de dire ce qu'il a vu. S'il veut “penser”, qu'il le fasse ailleurs que dans un roman. Cette parade intellectuelle alourdit et fatigue le récit. »

27 octobre 1948
« Plaisir de relire. Salammbô. Les phrases du début sont d'une résonance merveilleuse. [...] Jamais il ne cède à cette espèce de vertige du bavardage qui fait chavirer certains récits de Balzac. »

13 novembre 1948
« Roman. Tout est improvisé dans mes livres. C'est même à cette seule condition que mes personnages peuvent vivre. Flaubert n'eût jamais admis cela, mais d'autre part je n'ai jamais pu faire vivre un plan. »

Sans date (p. 1052)
« Mais ce ne sont pas ces extravagantes cochonneries dont je ferais grief à l'auteur [celui-ci n'est pas nommé]. Ce que j'ai contre lui, c'est qu'il est lyrique, et les lyriques n'ont jamais le sens de la vérité. »

16 janvier 1949
« Je hais tout cet aspect du monde. Je voudrais qu'il n'y eût pas de désirs charnels, et pourtant c'est cela qui fait qu'on agit, qu'on fait des enfants et qu'on fait des livres. Mon plus grand péché aura été de ne vouloir pas accepter la condition humaine. »

18 avril 1949
« Fini la première partie de mon roman. Il y a tant de dialogues que cela ressemble à du théâtre, mais c'est ainsi que le livre s'est présenté à moi. Je ne veux à aucun prix l'alourdir d'explications. La page trop dense m'ennuie. Il faut qu'il y ait de l'air.

1er mai 1949
« J'ai relu ce que j'ai écrit de mon roman. Comment ne verrais-je pas que c'est la transposition de ma propre histoire? L'éternelle lutte contre soi-même. J'ai mis en scène un protestant comme on prend un pseudonyme, mais ici je me cache très visiblement, si je puis dire. »

26 juin 1949
« Repris mon roman après une interruption de quelques jours. Je crois que ce qui me pousse en avant dans ce livre c'est que le drame intérieur de Joseph est aussi le mien, avec les transpositions nécessaires. »

8 juillet 1949
« Un peu rebuté par mon roman parce que je suis à un endroit où il faut que je donne des explications. Il y en a déjà deux grandes pages que je vais simplement résumer en deux lignes, car ces pages ne servent pas l'action et c'est l'action qui importe le plus. L'explication psychologique est trop souvent le signe d'une action insuffisamment motivée. Le geste doit révéler ce qu'il y a au fond de l'âme; c'est son rôle; les phrases ne sont que de l'amplification. On voit cela dans presque tous les romans qui s'écrivent aujourd'hui. Époque bavarde et raisonneuse que la nôtre. »

18 juillet 1949
« Roman. Il faut éviter que l'action ne s'enlise dans les conversations comme elle aurait pu le faire dans les développements psychologiques. Dès qu'un personnage s'écoute parler, lui fermer la bouche. De temps en temps, je reprends le livre depuis son début, j'entends par là que je le feuillette de manière à revoir en quelques secondes le contenu de chaque page. Je vois ainsi si cela avance, si cela bouge, ou si au contraire cela piétine. Il faut qu'au début de la seconde partie, que j'aborde aujourd'hui, il y ait le même élan qu'au début de la première. Ce sont les personnages mêmes qui me fournissent l'action, c'est à eux que je m'en remets. Dès que j'essaie de diriger moi-même l'action, je suis presque sûr de me tromper; eux savent [...] »

20 juillet 1949
« Comme on sent bien à la lecture qu'un livre est nécessaire ou qu'il ne l'est pas, et non tant au lecteur qu'à l'auteur même! L'élan initial est-il assez fort pour porter le récit jusqu'au bout? Il faudrait qu'à chaque page on eût l'impression d'une irrésistible poussée intérieure; au lieu de quoi, le plus souvent, on éprouve le sentiment d'un pensum dont l'auteur se débarrasse parce qu'il lui faut un certain nombre de billets de banque. Il arrive que le livre, au début, subit cette impulsion mystérieuse qui vient du dedans, mais qui perd de sa vigueur en cours de route et cesse tout à fait, alors que le livre, lui, continue comme il peut. Ces mots inertes dont on couvre les pages, ces longues phrases de paresseux pressé d'en finir... J'ai toujours eu la plus grande méfiance à l'égard d'un livre trop long, parce que c'est souvent le signe d'un manque d'énergie et non, comme on le croit, la marque d'un grand labeur. »

16 octobre 1949
« J'ai dit autrefois que je ne pouvais qu'inventer mais je n'avais pas réfléchi suffisamment au problème pour m'exprimer d'une façon aussi inexacte. La vérité est que je ne sais pas inventer. Il y a en moi quelqu'un ou quelque chose qui me fait voir mes personnages et me les fait voir en train d'agir. L'intensité de la vision n'a jamais été plus grande, dans mon cas, que lorsque j'ai écrit mes trois premiers romans. Elle a baissé dans Épaves (influence du milieu et désir incompréhensible d'aller contre le succès). De nouveau, ce don m'a été rendu dans Minuit et Le Visionnaire, m'a presque totalement fait défaut dans Varouna et Si j'étais vous... (exception faite pour la scène avec l'enfant et peut-être aussi pour celle qui se déroule dans le passage du Caire). Dans le roman qui m'occupe, la vision est si nette qu'elle empêche toute explication d'ordre psychologique, et cela vaut beaucoup mieux. »

29 octobre 1949
« Mon roman avance lentement, trop peut-être, mais la netteté de la vision est à ce prix, me semble-t-il. Je pourrais couvrir une plus grande surface de papier chaque jour, mais alors j'inventerais et d'une certaine façon, je mentirais au lieu de décrire le plus véridiquement possible ce que je vois. [...] Ce que je reproche à certains romanciers de nos jours n'est pas de faire exprimer des idées par leurs personnages. Non, ce que je leur reproche, c'est que les idées de leurs personnages ne font pas partie de ceux qui les expriment, mais de l'auteur. Quand un personnage dans un grand roman russe nous livre ses idées, c'est sa chair et son sang qui parlent et l'on y croit, mais comment ne pas voir que les personnages de tel écrivain moderne ne sont que ses porte-parole et que leurs discours sont interchangeables? »
« Jacques Maritain a toujours soutenu que mes livres étaient ceux d'un homme vivant sur le plan mystique (il entendait cela d'une façon large) et je crois qu'en effet il y a, dans tous mes livres, une inquiétude profonde qu'un homme irréligieux n'eût jamais éprouvée. Je n'essaie pas de faire de mes livres des romans catholiques. Cela me ferait horreur. Mais je crois que tous mes livres, si loin qu'ils puissent paraître de la religiosité ordinaire et reçue, n'en sont pas moins religieux dans leur essence. L'angoisse et la solitude des personnages se réduisent presque toujours à ce que je crois avoir appelé l'effroi d'être au monde sous toutes ses formes... »

6 novembre 1949
« Gide me disait un jour que s'il écrivait quelque chose sur moi, il insisterait sur le fait que je dessine sans jamais permettre à mon crayon de quitter le papier. Ce trait continu est très visible dans le roman que j'écris. »

12 mars 1949
[Sur L'Imposture de Bernanos :] « Tout cela dit, la matière du livre reste lourde. Si passionnantes que soient les explications psychologiques de Bernanos, elles n'en rappellent pas moins de très gros meubles que seul un déménageur à forte carrure peut déplacer, et l'on ne peut faire qu'on n'ait l'impression d'avoir aidé un peu au déménagement; de là cette fatigue qu'on éprouve à le lire, mais je ne veux pas avoir l'air de sourire de lui : il est, à mes yeux, parmi les grands. »

3 avril 1949
« Lu avec délices quelques pages des Confessions de Rousseau que j'ai toujours aimées. Cette langue exquise d'élégance naturelle... On a l'impression d'être porté de phrase en phrase sans ressentir jamais aucune fatigue, alors que tant de livres d'aujourd'hui n'ont à offrir que de petits chemins escarpés où l'on sue, où l'on souffle. »

GREEN, Julien. « Genèse du roman », dans Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1458-1473.

Conférence prononcée en 1950.

 [Sur Résurrection, de Tolstoï :] « Non, ce qui me semblait bouleversant, c'était que l'auteur crût profondément à tout ce qu'il écrivait dans ce livre. Sans doute, il y avait l'artiste qui choisissait les détails, équilibrait les dialogues et menait son récit jusqu'à la fin sans qu'on prît garde à la magistrale simplicité des plus grandes scènes, mais il y avait beaucoup plus que cela, il y avait derrière toutes ces phrases un homme qui ne mentait pas. J'entends par là un homme qui ne se mentait pas à lui-même et qui disait sa vérité. » (p. 1460)

 « L'auteur est de mèche avec son public. Il n'est pas assez naïf pour se figurer que son récit est vrai. Il sait très bien, dans la plupart des cas, qu'il l'a inventé de toutes pièces, et pourtant si on lui dit que son récit est faux, est impossible, il est furieux, il croit qu'on est injuste. […] [L]e romancier est un menteur qui finit par croire à ses mensonges. Mais un menteur qui croit à ses mensonges n'est déjà plus un menteur. C'est quelquefois un mythomane, ou un homme en proie à une hallucination, mais un menteur pur et simple, non. Pourtant je ne suis pas tout à fait à mon aise. Cela m'ennuierait qu'on m'appelle un mythomane. Je serais un peu moins mécontent si l'on me disait qu'en écrivant, j'obéis à une sorte d'hallucination, parce qu'il me semble que nous commençons à brûler, comme disent les enfants. Il va de soi que le romancier qui se soumet à cette espèce de vision intérieure, et qui même la provoque, n'a pas beaucoup de rapports avec le romancier issu de l'école naturaliste et qui, lui, se propose de prendre le monde tel qu'il le voit autour de lui. […] Ce romancier qui regarde autour de lui, ce romancier pour qui le monde extérieur existe, est d'une autre famille que le romancier dont je veux vous parler. Le monde extérieur a ceci de particulier qu'il nous fascine et nous tire hors de nous-même, or il y a chez tout un groupe de romanciers une tendance à rentrer en eux-mêmes pour voir ce qui se passe de ce côté-là. Ce sont les romanciers pour qui le monde intérieur existe. Je m'empresse de vous dire que je n'aime pas les catégories et que pour rien au monde je ne partagerais les romanciers en romanciers du monde intérieur et romanciers du monde extérieur. Le vrai romancier prend aux deux mondes, intérieur et extérieur, ce dont il a besoin pour son oeuvre, mais il est certain qu'il y a une tendance chez les uns à se diriger vers l'extérieur et chez les autres vers l'intérieur. Depuis une dizaine d'années, cette tendance vers l'intérieur est assez forte. Elle n'a pas toujours donné de bons résultats, elle a produit beaucoup de pseudo-romans qui sont, en réalité, des dialogues philosophiques mêlés à une action rudimentaire. » (p. 1461-1462)

 « Ce qu'il y a d'intéressant dans ces livres [les romans à thèse, “machines à discours, à développements abstraits”], c'est qu'ils sont écrits, quelquefois, par des hommes intelligents et même trop intelligents, trop malins, si je puis dire. Trop malins pour croire à la réalité de leurs personnages et de leur récit. Pas assez naïfs pour se figurer que ce qu'ils racontent est vraiment arrivé. Et c'est grand dommage, parce que cette naïveté qui leur manque, c'est la naïveté du vrai créateur. » (p. 1463)

 « [L'écrivain naïf est] un homme qui croit de lui-même à ce qu'il veut, à ce qu'il évoque en lui de toutes ses forces, à la vision intérieure dont il est, sinon tout à fait le maître, du moins le créateur. Cette vision intérieure a, bien entendu, son point d'origine dans le monde qu'on appelle bizarrement le monde réel, comme si le monde invisible n'était pas réel. […] Dans le génie de Dickens, dans le génie de Balzac, pour prendre deux créateurs après desquels nous, romanciers de 1950, sommes de chétifs écrivains, il y avait une part énorme de naïveté. […] Leur foi est communicative. » (p. 1463)

 « Ce qu'ils [Dickens, Balzac, Flaubert, et les autres écrivains « naïfs »] nous racontent est plus vrai que le vrai, parce que, à travers une vérité particulière, ils ont su atteindre à une vérité générale, ils n'ont jamais perdu de vue l'universel. » (p. 1463-144)

 « Le romancier est assis à sa table et, la tête penchée sur la page blanche, il voit, et non seulement il voit mais il entend, c'est-à-dire qu'après de longues minutes de réflexion qui, elles-mêmes, s'ajoutent quelquefois à de longues années pendant lesquelles l'auteur a vécu, a réfléchi, porté en lui son sujet, voici que sa main trace lentement une phrase, puis une autre, et tout à coup, au bout d'une longue attente et de longs efforts que Flaubert appelait des affres, l'auteur n'est plus dans la pièce où il travaille, il est dans le lieu qu'il décrit et il regarde, et il écoute, il voit et il entend les personnages dont il nous rapporte les faits et gestes et dont il devine, mais pas toujours, les pensées les plus secrètes. » (p. 1464)

 « Ainsi pour l'écrivain qui a véritablement le don du romancier, ce qu'il imagine, ce qu'il se figure imaginer, se présente à lui avec cette autorité particulière à un souvenir très précis. C'est un peu comme si l'imagination se transformait en mémoire. » (p. 1464)

 « Qu'il suffise de dire que cet état que j'appellerai un état second est celui dans lequel tout ce qui est subjectif chez l'écrivain se présente à lui, peu à peu, comme quelque chose d'objectif qu'il a pour ainsi dire devant les yeux et qu'il observera avec une attention passionnée. Il a les yeux baissés et il écrit, mais il regarde, sachez-le bien, ou alors ce n'est pas un vrai romancier. S'il est paresseux, son attention se relâchera très vite et alors, au lieu de regarder, il inventera ce qu'il n'est plus en état de voir, il se mettra à mentir. » (p. 1465-1466)

 « Il faut qu'il [le romancier dont l'attention est distraite] recommence, qu'il biffe cette phrase. Le personnage n'a pas dit cela, n'a pas fait ce geste. L'auteur a mal vu, mal entendu. » (p. 1466)

 « Balzac […] posait sur ses personnages un regard de visionnaire […] » (p. 1466)

 « […] dans l'esprit du vrai romancier, une certaine espèce d'arbitraire est exclue. […] Car plusieurs actes sont possibles, mais un seul est effectivement accompli et c'est celui-là qu'il faut découvrir, l'acte unique entre tous les possibles, celui qui vraiment a été fait dans l'histoire que nous conte le romancier. » (p. 1466-1467)

 « Le romancier qui écrit, et qui croit à ce qu'il écrit, est donc un peu comme un père qui regarde jouer ses enfants, mais à quels jeux effroyables parfois… » (p. 1467)

 « Le romancier, pas plus que le poète, et on ne le dira jamais assez, le romancier n'est pas un rêveur. […] Le don créateur ne s'accompagne pas nécessairement du don d'écrire. » (p. 1468)

 « Je crois que certains d'entre eux [les vrais romanciers] seraient devenus complètement fous s'ils n'avaient pas écrit. Imagine-t-on, par exemple, un homme qui porterait dans sa tête la Comédie humaine sans pouvoir en écrire une ligne? Vous représentez-vous bien quelle énorme libération spirituelle il peut y avoir dans un roman comme Les Frères Karamazov? » (p. 1469)

 « À quoi cela sert-il, un romancier? Ou plutôt : À quoi servent les romans? J'ai envie de répondre : “À rien”, comme toute oeuvre d'art qui se respecte et qui demeure à la fois inutile est indispensable. Mais je poserai la question autrement, je demanderai : “À qui sert le roman?” Goethe a dit que la première personne à bénéficier d'une oeuvre littéraire, c'est l'auteur. […] Le romancier découvre un inconnu, et cet inconnu, c'est lui-même. Il découvre son prochain, et ce prochain, c'est lui-même. Il découvre au moins ceci, qu'il n'est pas différent des autres, qu'en profondeur – et c'est pour cela que je vous parlais de descendre en soi – il est tous les autres. Et si les autres ne se reconnaissent pas en lui, c'est qu'il n'est pas descendu assez loin, assez profond, pour retrouver l'universel. Le cas particulier n'a d'intérêt que dans la mesure où, d'une manière ou l'autre, il rejoint le général, le commun de l'humanité. » (p. 1469)

 « Je ne veux pas dire que le vrai romancier est celui qui simplifie et qui généralise. Il pourra, au contraire, nous présenter des personnages qui sembleront extraordinaires; nous les accepterons si, entre eux et nous, nous devinons une consanguinité secrète, s'ils rentrent dans le groupe humain, par quelque détour que ce soit. Mais il nous faut la vérité, parce que, malgré ses infirmités spirituelles, l'homme n'est jamais profondément ému que par la vérité. Il se détourne assez tôt des contes de fées. Or l'immense majorité des romans tombe rapidement à l'oubli, parce que ce ne sont que des contes de fées pour grandes personnes. L'auteur n'est pas descendu assez profondément en lui-même, il s'est contenté de ce que d'autres avaient écrit avant lui, il a fabriqué ses personnages d'après les modèles courants et mis en circulation par les romanciers à la mode, il n'a pas eu le courage de faire lui-même cette descente vers les régions inférieures. […] Si [le romancier] nous ment, nous le saurons. D'instinct, nous devinerons que ce faux explorateur est resté, sur le pas de sa porte. » (p. 1469-1470)

 « S'il est vrai, en effet, que le romancier compose son récit dans une sorte d'état second, comme j'ai essayé de vous le faire voir, il est très important qu'on ne le réveille pas, qu'il ne prenne pas tout à fait conscience de ce qu'il fait. » (p. 1471)

 « Beaucoup d'entre nous, et non des moins réfléchis, se doutent qu'il existe au fond de notre âme quelque chose d'inexpliqué et d'inaccessible et c'est le pressentiment de ce quelque chose d'obscur qui fait les vrais romanciers. » (p. 1472)

 « Le vrai romancier est celui qui réussit à mettre en scène des personnages et avec ces personnages quelque chose qui les dépasse, qui n'est pas nommé, et qui agit en eux, secrètement, jour et nuit. » (p. 1472)

DIVERS. « Appendice V. Documents », dans Julien Green, Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1503-1528.

Ci-dessous, des extraits d'entretiens publiés de 1949 à 1971.

[Propos rapportés par Denis Marion (1951)].
« Je redoute la psychanalyse et je pense que – pour moi en tout cas – elle serait nuisible : un romancier a intérêt à ne pas connaître les sentiments inconscients que lui dictent son oeuvre. » (p. 1506)

[Propos rapportés par Gabriel D'Aubarède (1954)].
[Sur la différence entre drame et roman :] « L'exécution est profondément différente, mais la conception est la même. Dans les deux cas, je me laisse conduire par mes personnages, sans avoir tracé de plan au préalable. J'en serais incapable. Je regarde et j'écoute mes personnages, et j'écris ce que je les vois faire, ce que je les entends dire. » (1511)

[Propos rapportés par Renée Willey (1955)].
« Lorsqu'on écrit un roman, on parle de soi. Par une obscure opération alchimique, qu'il serait impossible d'analyser, on se transforme, on se déguise, on se livre. » (p. 1513)

[Propos rapportés par Gabrielle Rolin (1967)].
« Le moi mystérieux qui me dicte mes livres a besoin d'ombre. On ne démonte pas impunément le mécanisme de l'inspiration. Elle souffle où elle veut, Il faut attendre, espérer, traverser des déserts de solitude et de silence. » (p. 1524)

[Propos rapportés par Jean Chalon (1971)].
« J'ai dit autrefois que la véritable autobiographie se trouvait dans les romans. Je voulais dire : “La vérité psychologique se trouve dans les romans”. Cette vérité psychologique que l'auteur ne peut pas atteindre dans un journal. Un romancier descend à de plus grandes profondeurs. Un journal reste à la surface. Le journal est tout ce dont on a conscience. Dans le roman, c'est l'inconscient qui est à l'oeuvre. L'inconscient, le romancier ne le commande pas et il fait son travail à l'insu du romancier. [...] Je crois que plus un romancier a de sens critique et moins il est apte à croire ce qu'il raconte. Si un romancier ne croit pas ce qu'il raconte, il doit faire un autre métier. » (p. 1525)

GREEN, Julien. Le Miroir intérieur (1950-1954), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1149-1381.

24 ou 25 mai 1950
« J'ai lu le Sanctuary de Faulkner dans les jardins du Schloss Mirabell. Livre d'une intensité extraordinaire. Pas l'ombre de rhétorique. Pas une phrase qui ne porte; je l'ai dévoré en deux jours, relisant certains passages afin d'être sûr d'en avoir extrait tout le suc. On ne peut se permettre de sauter un mot. Admirable, surtout, le choix des détails, la qualité du dialogue, la conduite du récit qui savamment divague. »

27 mai 1950
« Oserai-je le dire? J'avoue que j'hésite un peu. Enfin, allons-y! Je viens de lire pour la première fois un roman de Dostoïevski. [...] Les cinquante premières pages m'ont jeté dans une sorte de stupéfaction. [...] Je me suis demandé quel écrivain moderne était capable d'atteindre à ce degré d'horreur avec des moyens aussi simples. [...] Plus tard, en avançant dans le livre, j'ai fini par en voir les défauts... Mais chaque fois que Raskolnikoff reparaît, le livre remonte d'un seul coup à des hauteurs qui, je pense, n'ont jamais été atteintes par d'autres romanciers. »

24 juin 1950
« Justine. Sans doute le livre le plus ennuyeux qui me soit tombé des mains. Des scènes d'amour décrites dans un style de glace et avec une précision de monomane. Jamais un geste ni un visage n'est rendu, on ne voit que des mots. »

20 septembre 1950
« La langue d'alors [du temps de Shakespeare et de Montaigne] n'avait pas cette tendance vers l'abstrait qu'elle doit au XVIIe siècle et qui l'a, je crois, dénaturée. »

18 mai 1951
« L'Idiot de Dostoïevski. Gêné par l'obscurité des motifs d'agir chez les personnages. Ces profonds caprices de l'âme russe me déconcertent, car j'ai besoin d'une certaine logique. Les tergiversations de Nastasia me lassent, la scène des billets de banque jetés au feu est d'une grande virtuosité, mais je ne puis croire à ces héritages qui tombent tout à coup sur la tête de celui-ci et de celui-là. D'une façon générale, je ne crois à ce livre qu'à demi. Je n'y retrouve pas cette magnifique invasion de la vérité de Crime et Châtiment où le lecteur n'est pas en état de refuser l'histoire qu'on lui raconte. »

20 mai 1951
« Avancé difficilement dans la lecture de L'Idiot. Je n'aime pas que l'auteur multiplie les personnages. Cela indique presque toujours (comme chez Dickens) que la faculté d'invention fléchit tant soit peu. Et ces longues conversations ne me paraissent pas devoir être rapportées avec tant de minutie. On n'a jamais cette impression de bavardage dans Crime et Châtiment. »

24 mai 1951
[Sur L'Idiot :] « Après des générations de lecteurs, je ne puis m'empêcher d'admirer le geste de l'assassin qui donne sa croix d'or à celui qu'il va tuer. Seul un Russe pouvait trouver ces choses, mais ce qui précède est lent, voulu, fabriqué, et les dialogues sont trop longs pour un lecteur de 1951. »

27 mai 1951
« Nos romans foisonnent de développements inutiles. Ce sont des livres de barbares. De plus en plus, je suis persuadé qu'il faut réduire un roman à sa plus simple expression. »

25 octobre 1951
« Qu'on me donne une plume, de l'entre et du papier et je trouverai toujours le moyen de me divertir, s'il ne s'agit que de se divertir. Je puis, en effet, me créer à moi-même un pays enchanté où je me promène à l'aise. »

27 octobre 1951
« La poésie française, toujours retenue par des digues d'une forme trop rigide, a fini par refluer dans la prose. C'est ce qui fait que nous avons de grands lyriques comme Bossuet, Chateaubriand, Lautréamont... »

5 mars 1952
« Relu avec une admiration étonnée Les Diaboliques, étonnée parce que je ne les avais pas lues depuis 1918 et que j'en avais conservé le souvenir d'un livre très artificiel. À un dîner d'athées est très voisin de Bernanos. Le ton, l'inspiration religieuse, la rage, la verve, l'insolence, l'impatience, l'adjectif en coup de poing, tout y est. »

28 mars 1952
« Relu les Contes cruels de Villiers de L'Isle-Adam. Bloy s'y retrouve, le fignolage de la phrase violente, l'effet subit, la fin qui vous coupe le souffle, les phrases en capitales, la verve. Grand plaisir. »

26 décembre 1953
« La nouvelle de Tourguéniev [Journal d'un homme de trop] est assez bonne, mais la lourde machine psychologique du XIXe siècle me la gâte. Elle serait excellente si l'auteur avait pu supprimer tous les développements et quelques assommantes descriptions, morceaux filés avec art et devenus, selon moi, illisibles. »

22 mars 1954
(Les lignes suivantes sont extraites d'une lettre adressée à un universitaire américain.)
« Vous me demandez ce que je pense de Guy de Maupassant. Je serais tenté de vous répondre que je n'en pense rien. [...] Simplement, il ne m'intéresse pas. Le monde dans lequel il a vécu et qu'il s'est efforcé de peindre ne m'attire en aucune manière. Je pense, bien entendu, au monde de Bel-Ami. Il y a, je le sais bien, ses paysans normands, mais ceux-là m'ennuient encore plus que les gens du monde et du demi-monde qui avaient à ses yeux une réalité extraordinaire et qui à mes yeux n'en ont aucune. Je ne puis entrer dans ce petit univers assommant de peluche et d'adultère. Ces réserves faites, et elles sont graves, je reconnais qu'il savait raconter une histoire comme très peu d'hommes savent le faire aujourd'hui. »

3 mai 1954
« Tirez l'écrivain de son péché et il n'écrit plus. C'est là, j'en conviens, quelque chose d'horrible à formuler. Le péché est-il nécessaire à l'oeuvre? Qui osera dire cela? Mais ôtez le péché et vous ôtez l'oeuvre. L'oeuvre est-elle nécessaire? Autant demander si l'écrivain est nécessaire. Il l'est dans la mesure où Dieu a voulu qu'il existât. Purifier la source? Mais il n'apparaît pas d'une façon évidente que les écrivains qui essaient de faire cela y aient réussi et que leur oeuvre en ait bénéficié. Il faut être pur à l'origine et le rester. Ce fut le cas de Bernanos. Je ne sais si les écrivains catholiques d'aujourd'hui sont purs. Il y a des moments où j'en doute, mais je sais que je ne le suis pas et toutes mes difficultés viennent de là. Je puis me retirer du monde, comme j'en ai été si souvent tenté, mais alors, plus d'oeuvres. Or, je crois que je suis au monde pour écrire et pour atteindre quelques personnes. »

9 août 1954
« Lectures diverses. Les livres que je trouve ici. Des pages admirables dans Histoire d'un crime. C'est du meilleur Hugo, celui qui cessant de faire le visionnaire et se contentant de voir, nous a donné Choses vues. L'assassinat du policier. Si tout un roman était écrit avec cette rapidité, ce serait insupportable, car il faut des temps morts. »

25 août 1954
« Regardé avec une sorte de dégoût les sommaires de quelques revues, Il y a une médiocrité extrême un peu partout dans le monde littéraire. »

4 septembre 1954
« J'admirais ce qu'il [Gide] trouvait à me dire, j'admirais beaucoup moins ce qu'il écrivait, mais cela je le gardais pour moi. Si le grain (comme il l'appelait) m'avait plu, de même que, beaucoup plus tard, son Thésée et bien des pages de son Journal, mais ses romans me déconcertaient; j'avais essayé de les lire et avais vite renoncé. »

GREEN, Julien. Le Bel Aujourd'hui [Début] (1955), dans Œuvres complètes IV, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1383-1471.

11 mars 1955
« Fini The Scarlet Letter. C'est le médiocre roman d'un grand écrivain. Le roman est de toute évidence overwritten (trop écrit, écrit à l'excès). Il y a des cas où le labeur tue l'inspiration. Quelque chose de primesautier disparaît sous l'accumulation des ratures. Les dialogues sont absurdes : “Thou art” etc. Ces archaïsmes ne sont plus supportables. C'est dans toute son horreur ce que j'ai appelé jadis le “style messire”. »

27 octobre 1955
« Un roman est fait de péché comme une table est faite de bois. Rien de pur ne sort d'entre nos mains, mais c'est un péché qui peut être utile. Je parle, bien entendu, du roman qui n'est pas écrit en vue d'édifier. Le roman édifiant est généralement écrit par le diable. L'affaire est alors beaucoup plus grave. On ne saura jamais le mal que ce genre de littérature a pu faire. »

28 novembre 1955
« Les idées de Coleridge sur le style paraîtraient inacceptables à un Français : Dans les livres les mieux écrits, comme ceux de Southey, on va de page en page sans jamais avoir conscience du mode de communication, bien que l'auteur se fasse comprendre parfaitement. Jadis, j'admirais cela plus qu'aujourd'hui. Il me faut un style dont la pureté me soit sensible à tout moment et je ne veux pas d'un style invisible. De nos jours, on écrit si laidement qu'il est impossible de ne pas le remarquer. Plût au Ciel qu'on nous donnât des livres écrits dans un style invisible! »

15 décembre 1955
« Les lettres de Duguet. Le style pur et coulant, le choix exquis des termes, le naturel, la musique intérieure de ces phrases apparemment si simples, mais si adroitement construites, tout cela donne un plaisir très vif et pour peu qu'on y soit sensible, on se prend à lire ces pages pour l'amour du français, mais il y a autre chose, il y a plus, heureusement. »

GREEN, Julien. Le Bel Aujourd'hui [Suite] (1956-1957), dans Œuvres complètes V, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 3-121.

5 mai 1956
« Les seuls livres qui comptent sont ceux dont on peut dire que l'auteur serait mort étouffé s'il ne les avait pas écrits. Ainsi les romans de Dostoïevski. Le reste n'est guère que fariboles plus ou moins brillantes, comme on nous en présente aujourd'hui. »

26 mai 1956
« Il y a dans l'oeuvre d'un écrivain des constantes dont il ne s'aperçoit pas toujours, parce qu'il est à l'intérieur de son oeuvre et que pour la voir comme elle est, il faut un recul, qui parfois lui manque. »

6 juillet 1956
« Je me suis résolument plongé dans l'Emma de Jane Austen, afin de changer de monde et ne pas me laisser envoûter par Port-Royal. C'est un monde fort tranquille que celui de Miss Austen. Le coeur n'y bat qu'à coups mesurés, et les cris n'y retentissent point, mais il y a une émotion secrète sous ces apparences de calme et d'invariable bonne éducation. Les finesses d'observation risqueraient de passer inaperçues de nos jours. Tout y est dit à mi-voix. À côté de ce roman-là, les nôtres semblent bien mal élevés, bien vulgaires, bien lourds. »
« Relu dans le Samson Agonistes de Milton le récit de la mort de Samson. C'est une merveille de sobriété et de précision. Le poète nous a épargné le discours de Samson avant de mourir, alors qu'un poète médiocre s'en fût donné à coeur joie, eût rédigé un sermon en trois points. »

8 juillet 1956
« Tout à l'heure je parlais de Proust à Robert et j'essayais de m'expliquer à moi-même pourquoi j'admire tant cet écrivain que j'aime par ailleurs si peu. J'ai contre lui ses personnages, ses innombrables modèles dont plusieurs me sont connus et qui ont cherché à me le faire aimer comme ils l'aimaient eux-mêmes, et qui m'agaçaient à cause de leurs prétentions au raffinement intellectuel d'emprunt, et leur jargon de salon, leur faux naturel, leurs engouements factices, leur recherche de la complication psychologique, le cruel ennui qu'ils dégageaient, parce que tout cela était archifaux. »

26 juillet 1956
« Lu Jane Austen. Heureux d'avoir entrepris la lecture d'Emma, mais impatient d'en venir à bout. Le fil est un peu ténu et il faut une extrême attention pour ne pas le laisser échapper des doigts. Les dialogues sont souvent admirables, l'action réduite à peu de chose. À un moment, un jeune homme demande à une jeune fille de lui jouer au piano une valse qu'il a entendue récemment. She played, dit l'auteur. “Elle la joua.” Et c'est tout. Pas un mot de plus. Ce n'est pas de la sécheresse, mais une exquise réserve qui passerait à tort pour de la pauvreté, en 1956. »

17 septembre 1956
« Nous parlons de beaucoup de choses. Il [Stève Passeur] me dit tout à coup : “Vous avez dit tout à l'heure quelque chose qui m'a choqué : ‘J'aime qu'un livre soit bien écrit.' Moi, ça m'est égal. Que voulez-vous dire par bien écrit? – Écrit d'une façon précise. – Mais Stendhal écrivait mal et nous le lisons. – On dit toujours qu'il écrivait mal. Je ne suis pas de cet avis. Sa phrase n'est pas ce qu'on appelle une belle phrase, une phrase à effet, mais elle est précise. La beauté, c'est la précision, l'exactitude des termes.” »

29 mars 1957
« Un roman qu'on commence, l'aventure que représente cette nouvelle exploration du monde extérieur, ce grand voyage à l'intérieur de nous-même aussi. Il y a, je le sais, le problème du mal qu'on est amené à décrire, car avec quoi un roman est-il fait, sinon avec du mal? »

11 mai 1957
« Nouvelle lecture émerveillée de Loti (Troisième jeunesse de Mme Prune). Les premières pages décrivent une tempête au large de Nagasaki. On y est. On est là-bas. Comment? Je n'en sais rien. Les mots qu'emploie l'auteur sont d'une simplicité déconcertante, mais il ne lui en faut pas plus de quinze ou vingt pour qu'on se trouve là où il veut qu'on soit, et qu'on voie, et que le vent vous crie aux oreilles. Depuis ma première lecture des Désenchantées (je n'y comprenais pas grand-chose, mais cela n'avait pas d'importance), Loti ne m'a jamais déçu. Son absence de personnalité est curieuse. Il y a derrière ses livres le vide qu'il y a dans le ciel, mais c'est par là qu'il est unique. Il s'est mêlé aux éléments. C'est l'air, c'est la pluie, c'est la terre qui parlent, ce n'est plus un être humain. Il est trop la poésie même pour que les Français d'aujourd'hui – hormis un petit groupe – s'aperçoivent qu'il existe. On réimprime ce lourdaud de Zola. On ignore Loti. »

12 mai 1957
« Relu des pages de Dante. Il retrouve en Enfer Latini (c'est un peu dur, mais passons) et celui-ci le regarde comme un vieux tailleur qui enfile une aiguille. Oh, pouvoir écrire comme cela! Un des éléments de la grandeur de Dante est la vérité scrupuleuse de l'observation et l'inimitable familiarité de l'image. »

GREEN, Julien. Vers l'invisible (1958-1966), dans Œuvres complètes V, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 123-415.

12 octobre 1959
« Une dame vient m'interroger sur mes livres. Mille questions. Pourquoi la mort dans vos romans? Je ne sais pas. C'est l'inconscient qui écrit mes livres, et c'est même cela qui me trouble, cela qui se cache au fond d'une âme baptisée... Il y a des moments où je me sens pris d'inquiétude, parce que je ne comprends pas d'où viennent mes livres, ni pourquoi ils sont comme ils sont. Pas de rêves dans Moïra, me fait remarquer mon interlocutrice. Elle me demande : “Pourquoi?” Je lui dis que je ne sais pas. J'ai dû la décevoir. Elle croyait peut-être trouver un intellectuel. Mais je ne suis ni un intellectuel ni même un homme de lettres. J'écris mes romans quand je me sens poussé à le faire, et quand je ne vois rien, comme maintenant, depuis des semaines, je souffre, mais je n'écris pas. »

13 août 1960
« Hier, lu en une heure La Mort du père de Martin du Gard. C'est un roman naturaliste sans trace d'imagination. Un bon médecin qui saurait écrire en ferait autant. Un vieillard qui meurt d'urémie. Atrocité du détail. Bien entendu l'élément chrétien n'est pas oublié, qu'il s'agit de rapetisser, de rendre un peu ridicule et un peu répugnant. L'auteur m'était sympathique, mais son désir d'objectivité, comme on dit, le rendait injuste à son insu. La mort d'un croyant doit avoir sa minute de grandeur. »

9 mars 1962
« Dans ce roman [Léviathan], comme dans tous les autres, les passages autobiographiques ne se comptent pas, mais je croyais tout inventer. »

24 mai 1966
« L'auteur d'un article du Figaro littéraire dit que ce qui manque aux romanciers pour être de vrais romanciers, c'est la naïveté. J'ai écrit cela plusieurs fois dans mon journal. Je crois qu'un romancier trop malin ne fera jamais un bon roman parce qu'il n'arrivera jamais à y croire, et s'il ne croit pas à l'histoire qu'il raconte, le lecteur n'y croira pas non plus. »

GREEN, Julien. Ce qui reste de jour (1966-1972), dans Œuvres complètes V, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 417-644.

1er juillet 1967
« Déçu par The Age of Innocence, roman très bien écrit, trop bien fait, sans passion, sans excès, sans génie surtout. On sent que la romancière Edith Wharton a beaucoup peiné sur ce livre et qu'elle a cru faire un grand roman. Il y a un désert au milieu de presque tous les romans, bons ou mauvais. L'auteur le sait, hélas, et le lecteur le sent. »

16 janvier 1968
« Je crois que je vais abandonner mon nouveau départ de roman. Je ne vois pas assez clair dans ce que j'écris, et me force à voir malgré tout, ce qui n'est pas bon. »

23 février 1968
« C'est une longue entreprise que la lecture d'un roman de Henry James. Je ne veux pas sauter un mot du Portrait of a Lady dont chaque page est une merveille de psychologie, mais c'est un plaisir laborieux. On ne peut s'empêcher de se dire qu'on pourrait faire autre chose de plus profitable, et de plus amusant parfois… »

13 mars 1968
« Fini The Portrait of a Lady, les derniers chapitres sont parmi les meilleurs, les plus rapides et les plus émouvants, quoiqu'ils tiennent un peu du mélodrame : révélation de l'existence d'un enfant naturel, passé immoral du mari et de la belle dame, mais le mélodrame est une des traditions les plus solides du roman anglais, et il a la vie dure. »

19 mai 1968
« Peu d'écrivains plus que moi ont ressenti le désespoir de ne pouvoir tout décrire. Ainsi, par un beau jour de printemps comme aujourd'hui, les taches de soleil sur chaque feuille d'arbre, ou le trait de lumière, vers la fin de l'après-midi, sut les montants d'une fenêtre, avec la petite ombre inclinée de biais que fait la division des carreaux. J'envie les peintres. Au fond, ce que je voudrais écrire n'est souvent bien rendu que par les peintres. »

11 août 1968
« Il ne faut pas écrire pour les morts, il ne faut pas non plus écrire les best-seller de 1910. Je l'ai dit ailleurs. »

6 février 1970
« Continué la lecture des épreuves de Si j'étais vous… Après une journée de découragement au sujet de ce livre, dont le début m'a paru traînant, j'ai trouvé curieux le personnage d'Emmanuel Fruges. C'est de l'autobiographie transposée pour le physique et les circonstances extérieures, mais pour tout le reste, c'est moi tout simplement. »

19 août 1970
« Fini la lecture de Chuzzlewit. Il y a des chapitres d'une sentimentalité victorienne que je trouve dégoûtante, humide, honteuse. Ruth et ses petites clés qu'elle agite dans son petit sac, cet amour de petite femme virginale, si prompte à rosir, etc. Le lecteur finit par la prendre en haine. Mais le suicide de l'assassin Jonas est étonnant. »

11 septembre 1970
« Pour un écrivain, quelle aubaine qu'une enfance de cauchemars comme ceux qui ont peuplé l'enfance de Dickens… »

29 mai 1971
« Lecture du Paon blanc de D. H. Lawrence. Il y a chez lui une richesse de vocabulaire qui trahit l'autodidacte, grand liseur de dictionnaires, grand amateur de mots rares qu'il emploie à ravir, tout cela lui tenant lieu d'Oxford et de Cambridge qu'il n'a pas connus, fils de mineur qu'il était. Je trouve cela très bien et j'admire. Personne ne parle mieux que lui de la nature qu'il mêle sans cesse à l'action, tous les nuages qui passent au-dessus de ses personnages, toutes les fleurs respirées, les bosquets, les cours d'eau sont écrits avec amour et se mêlent au récit d'une manière inextricable. La beauté du livre est achevée. »

10 août 1971
« Pensé à ces papiers que j'ai retrouvés dans un tiroir, liste complète de mes lectures faites entre 1919 et 1937. […] Quand je suis revenu d'Amérique en 1922, j'étais persuadé que la littérature avait pris fin en 1870 ou plus précisément avec le géant Baudelaire, qui avait refermé les portes de bronze de la civilisation littéraire, et que tout ce qui s'était écrit depuis ne valait pas la peine d'être retenu. Il y avait un grouillement d'écrivains ou d'hommes qui se croyaient tels et dont les ouvrages étaient curieux parfois. J'en avais lu : Zola, Maupassant, France, Maeterlinck, mais dans mon esprit cela ne comptait guère. Ce qui comptait, c'étaient les grands disparus. Depuis on ne savais plus faire un livre. Un seul livre tenait, évidemment : la Bible, le reste était frivole et inutile. Les exceptions, Bloy et Huysmans, n'avaient en réalité que par rapport à l'Église. Je n'avais pas encore lu Rimbaud et ne l'abordai qu'en 1922 ou 23. Il me rendit perplexe. Je voyais en lui le rescapé d'un vaste naufrage, venu d'une Atlantide à jamais enfouie sous les eaux. Claudel m'apparaissait comme une sorte de barbare qui essayait de se rappeler une langue oubliée. Tout cela explique la singulière question que je posai à mes soeurs quand elles eurent lu Mont-Cinère : “Est-ce que cela ressemble à un roman?” C'est-à-dire à quelque chose que Balzac ou Dickens eussent appelé un livre et trouvé lisible. […] Ce ne fut que vers 1927 ou 8 que je commençai à m'apercevoir que j'étais, moi aussi, dans le courant du siècle. Avec les romans qui suivirent et le journal, je me sentis embarqué. Maintenant encore je me demande si le XIXe siècle ne mourra vraiment qu'avec ceux qui sont nés aux environs de 1900. »

24 octobre 1971
« Discussion avec un ami au sujet des longueurs ou des lenteurs dans la littérature. Il ne peut les supporter, les écarte avec violence, mais la lenteur est parfois un élément indispensable. Et puis ce qui est beau n'est jamais lent. C'est là le seul critère et la seule justification des longueurs. »

10 décembre 1971
« Repris certaines nouvelles de Maupassant que je connaissais bien : La MainRoseUn lâche, cette dernière d'une étonnante profondeur, toutes d'une concision et d'une économie de mots extraordinaires. Nous avons beaucoup à apprendre de Maupassant sous le rapport de la brièveté et aussi de la compassion humaine. Sa grivoiserie proverbiale cache un grand écrivain et peut-être un homme d'une grande bonté. Il était obsédé, je le sais, mais quel homme ne l'a jamais été? Ses romans, je dois le dire, m'attirent peu, mais ses nouvelles me passionnent. »

21 février 1972
[Au sujet d'Adrienne Mesurat :] « Il faudrait savoir pourquoi j'ai voulu oublier que j'avais lu Freud. Sans doute étais-je choqué par ce qu'il disait de la passion du fils pour sa mère et bien plus encore par l'hostilité de l'enfant contre le père. L'inconscient, m'explique [Jacques] Petit, n'en recueillait pas moins ces données importantes. Quelle est la part de l'inconscient dans l'oeuvre du romancier? Elle est, je pense, énorme. »
« La transformation de l'auteur en fille [lors de l'écriture d'Adrienne Mesurat] m'échappait complètement, mais tout m'échappait dans ce roman écrit sans le moindre plan. J'inventais au fur et à mesure, si inventer est le mot juste, car j'écrivais comme sous la dictée de quelqu'un. C'était là ce qui fit prononcer à un surréaliste les mots d'écriture automatique. Fumet vit plus clair encore quand il me dit : “Adienne Mesurat, c'est vous!” »
« Plus curieux que tout me paraît ce que j'écrivais en 1926 (dans Les Années faciles) au sujet des personnes qui m'entouraient et dont j'aurais pu me servir comme modèles dans un roman, idée que j'écartai aussitôt, ce qui ne m'empêcha pas de mettre ce projet à exécution quelques semaines plus tard, sans être seulement effleuré par le soupçon de ce que j'étais en train de faire. J'étais si fier de pouvoir me dire : “J'ai tout inventé.” Telles sont les ténèbres d'où sortent beaucoup de romans, car mon cas, j'en suis sûr, est loin d'être isolé. »

GREEN, Julien. La Bouteille à la mer (1972-1976), dans Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 23-291.

10 janvier 1974
« Pensé au style de Calvin. Il est comme un couteau de cuisine sans beaucoup d'aspect, mais coupant bien et net. [...] Fluide, rapide et facile, le délicieux bavardage de Rousseau dit tout ce qu'il veut avec les mots les plus ordinaires, mais quelle élégance dans l'allure de sa phrase... Il n'a pas les beautés foudroyantes de Pascal et il est trop souvent abstrait dans son vocabulaire. »

15 février 1974
« Relu le début de Sense and Sensibility de Jane Austen. Pour la finesse, la précision élégante du style, et l'ironie, je ne vois pas qui on peut mettre au-dessus d'elle. »

3 mars 1976
« Lecture des Mémoires de Thomas De Quincey. Chez lui, la beauté de la langue tient à sa précision, à l'infaillible propriété des termes qu'il emploie. »

19 avril 1976
« Presque fini la lecture de Vers Ispahan. “...cette vieille ville aux ruines couleur de tourterelle...” Toutes les images qu'il donne de cette éblouissante décrépitude. J'aime ce style aérien, aéré, dont chaque phrase est comme un souffle. »

GREEN, Julien. La Terre est si belle… (1976-1978), dans Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 293-523.

10 juin 1976
« Dans mon roman, je ne veux aucune de ces mortelles explications psychologiques qui sont de plus en plus souvent mises au rancart avec les illisibles descriptions de paysages d'autrefois. »

10 juillet 1976
« Relu L'Homme invisible de Wells. [...] L'idée est charmante, mais l'auteur l'exploite jusqu'à en épuiser toutes les surprises. J'ai souvent regretté qu'il faille nécessairement une fin à toute histoire. Il me plaît que le meilleur roman de Dickens, Le Mystère d'Edwin Drood, soit resté inachevé. De même Les Frères Karamazov. Au lecteur d'imaginer ce qu'il voudra. »

GREEN, Julien. La Lumière du monde (1978-1981), dans Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 525-778.

7 janvier 1981
« Claudel pousse ses lourdes phrases comme un bouvier ses boeufs, mais ce n'est pas un vain exercice. Les boeufs ont beaucoup à dire. »

LANNES, Sophie. « La passion du bonheur », dans Julien Green, Œuvres complètes VI, Xavier Galmiche, Giovanni Lucera, Gilles Siouffi et Damien Vorreux (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 1523-1539.

Entretien de 1982. Propos rapportés par Sophie Lannes.

« Freud prend une montre, et la démonte complètement. Alors, il faut la reconstituer, mais moi, je ne peux pas. Je fais marcher la montre, mais je suis incapable d'en remonter les rouages, et ça ne m'intéresse pas de le faire. Il ne faut pas m'expliquer comment j'écris mes romans et pourquoi, parce qu'à ce moment-là l'imagination est paralysée. Il ne faut pas que je voie trop clair... Il ne faut pas que je voie clair du tout. » (p. 1527)

 [Sur Dostoïevski :] « Il reste pour moi le grand romancier universel. Je n'en vois pas de plus grand. » (p. 1527)

 « J'ai analysé toutes les théories possibles, principalement celle du plan très fouillé qui donne des oeuvres capitales comme Madame Bovary. Mais, moi, je ne peux travailler qu'avec de l'imprévu. Je suis le spectateur de ce que j'écris. C'est, je ne dirai pas l'objet du hasard, parce que je crois que c'est le contraire du hasard. » (p. 1531)

GREEN, Julien. L'Avenir n'est à personne (1990-1992), Paris, Fayard, 1993.

1er juillet 1991
« Avec Angelo Rinaldi, nous avons abordé le problème du roman par rapport à l'élément onirique. Le point de départ étant la vision intérieure d'une image que je compare à une hallucination, l'hallucination des rêves. Il y a dans les rêves une sorte d'économie des moyens employés. Pour que les images soient au plus net, tout ce qui est superflu est éliminé. L'hallucination est alors parfaite et devient une réalité impossible à abolir, elle. L'intention est de force attachée à l'image présente. Si on peut obtenir cet effet dans un roman, le lecteur est en quelque sorte hypnotisé, mais il faut avoir un don. Ce qui importe avant tout est l'image nette et puissante au point de départ, sans quoi il faut fabriquer quelque chose qui la remplace. La vraie difficulté est de choisir les mots exacts, ils viennent parfois d'eux-mêmes. Mais d'où vient l'image? Je ne sais, le mystère est là. [...] Pour en revenir au roman, sans l'image préliminaire, il ne peut y avoir de roman. Si l'auteur ne croit pas à l'histoire qu'il raconte, le lecteur n'y croira pas non plus et il n'y aura que des échanges d'idées entre les personnages, c'est-à-dire du roman intellectuel. L'enfant croit fermement à l'histoire qu'il raconte. Et on croit aux histoires qu'il raconte. J'étais le rêveur, eux le rêve, telle peut être l'attitude du romancier vis-à-vis de ses personnages. Peut-être mes oeuvres sont-elles rêvées. »

VANNINI, Philippe. « Julien Green : l'histoire d'un sudiste », dans Julien Green, Œuvres complètes VII, Michèle Raclot et Giovanni Lucera, (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 1716-1727.

Entretien de 1989. Propos rapportés par Philippe Vannini.

« Une nouvelle n'est pas un roman court. Le roman est une vue globale du monde, la nouvelle une façon particulière de voir le monde, à travers un épisode ou bien dans la vie entière d'une personne. » (p. 1721)

[Sur le style de Baudelaire et de Pascal :] « Dans la précision, la simplicité, l'amour de la langue française, c'est cette économie des mots; leur musique naturelle. Leur force vient de là! » (p. 1722)

« Ce qui est frappant dans les livres que j'ai écrits sans savoir où j'allais, c'est qu'ils sont composés méthodiquement comme s'ils obéissaient à un plan précis; c'est le subconscient qui menait le jeu. Le subconscient est un écrivain qui sait très bien son métier [...] » (p. 1724)

« Le mot fabriqué est une condamnation. Les piles de livres s'entassent chez les libraires comme un étalage de saucisses dans un magasin allemand. La tragédie littéraire prend la place de la création. On veut arriver! Où, et dans quel état? J'estime ceux qui étaient livres de toute cette politique : Péguy, Breton, Jouhandeau, Léautaud, Genet. » (p. 1725)

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