Photo de Ramon FernandezRamon Fernandez

(1894-1944)

Dossier

Le roman selon Ramon Fernandez

Ramon Fernandez ou le moralisme comme humanisme, par Renaud Roussel, 13 mars 2013

« Je cherche à m'expliquer, […] comment cet homme, un des plus brillants intellectuels de son temps, a pu être socialiste à 31 ans (1925), critique littéraire d'un journal de gauche à 38 ans (1932), communiste à 40 ans (1934), fasciste à 43 ans (1937), enfin collabo à 46 ans (1940) » écrit Dominique Fernandez, universitaire, romancier et membre de l'Académie française, dans la biographie (2008) qu'il consacre à son père, Ramon Fernandez (1894-1944). Considéré par nombre de ses contemporains comme le plus grand critique littéraire français de l'entre-deux-guerres, Fernandez a longtemps été ignoré par les universitaires français du fait de son implication au sein du Parti populaire français (PPF), le parti fasciste de Jacques Doriot.

Son oeuvre est pourtant considérable et mérite d'être placée aux côtés de celle d'un Albert Thibaudet, dont il partageait l'érudition, et d'un Jacques Rivière, son grand ami et son principal interlocuteur. Critique à la NRF dès le début des années 1920, à laquelle il contribua régulièrement jusqu'à sa mort, il fut également l'un des co-fondateurs du journal Marianne et responsable de sa section littéraire. Il était si incontournable au sein du milieu littéraire français que les écrivains allaient jusqu'à se plaindre lorsque leurs oeuvres n'avaient pas eu l'honneur d'obtenir une critique de lui! Outre ses publications dans les revues de l'époque, il rédigea cinq monographies – sur Molière (1927), Gide (1931), Balzac (1943), Proust (1943) et Barrès (1943) – ainsi qu'une histoire de la littérature française, Itinéraire français (1943). Anglophile, il fit de véritables tournées – plus de vingt conférences en un mois ! – en Angleterre, entretint une correspondance avec T.S. Eliot et contribua grandement à populariser le roman anglophone au sein de la NRF. Enfin, il publia deux romans de son vivant – Le Pari, prix Femina 1932, et Les Violents en 1935 – en plus d'un roman de jeunesse, Philippe Sauveur, dont la première édition vient de paraître cette année chez Grasset (preuve, s'il en est, d'un regain d'intérêt à son égard).

Si, comme nous l'avons rapidement souligné, ses allégeances politiques étaient pour le moins fluctuantes, il n'en va pas de même en ce qui concerne sa pensée littéraire. D'une part, son oeuvre, bien que diverse, se focalise principalement sur le roman français et britannique – à l'exception notable de Molière, dont il admirait l'art dramatique et la profondeur comique. D'autre part, sa conception de la littérature fait montre d'une surprenante cohérence, due principalement à un mode de penser clairement défini et jamais renié :

Mon rêve est d'orienter mes contemporains vers un mode de penser et de sentir nettement prospectif, en réaction contre le mode rétrospectif qui règle encore la pensée de nos maîtres, de les pénétrer de l'idée que ce qu'il y a de proprement humain dans notre vie est toujours situé au-delà de ce que nous vivons actuellement, et que la différence entre ce que nous sommes et ce que nous voulons être est la seule mesure exacte de notre valeur. Mais comme nous en sommes encore à nous comparer à notre passé au lieu de nous comparer à notre avenir, il y a un redressement à opérer, un déclenchement à déterminer, et ces résultats ne pourront être obtenus que par le concours de beaucoup d'efforts. (« Lettre à Charles du Bos », p. 76)

Expression naturelle d'un moderne passionné de vitesse et tourné vers l'avenir, le mode prospectif dérive d'une philosophie de l'être qui met l'accent sur la liberté fondamentale de l'homme et sur sa capacité à changer et à se sublimer – les échos aux « possibles » de Thibaudet, que Fernandez admirait grandement, sont légions. Il expose également, en creux, les contradictions d'un homme qui cherchait dans la littérature une vérité morale qu'il était incapable d'atteindre dans sa propre vie : aux infidélités tant politiques qu'amoureuses s'oppose, dans sa réflexion critique, une forme de moralisme, un vouloir-être pour reprendre les termes de la citation, qui est ce vers quoi doivent tendre, selon lui, tout homme et toute oeuvre d'art.

Ce double élan, qui n'est pas sans rappeler la pensée d'un Camus ou d'un Sartre, postule que l'autonomie de l'individu ne peut être effective qu'au sein d'un cadre moral sans cesse à redéfinir. À ce sujet, Fernandez écrit, vingt ans avant l'auteur de L'existentialisme est un humanisme : « J'entends en somme Moral par opposition à Physique. J'essaie de défendre l'intégrité de l'expérience humaine contre une interprétation [celle de Rivière] qui, à mon avis, mutile l'homme en croyant le révéler. Et si vous ne jugez pas le terme trop prétentieux, mon moralisme, je l'appellerais plutôt un humanisme » (« Une défense du moralisme », p. 140). Ne pas abandonner l'homme à ses simples émotions primaires (Physiques) et le cerner dans toute la complexité (Morale) de son rapport au monde, voilà l'idée qui guide l'ensemble de la pensée philosophique et littéraire de Ramon Fernandez et, plus particulièrement, sa conception du roman.

Sans entrer dans les détails de la réflexion philosophique de Fernandez, il est important d'en préciser les fondements, car son analyse littéraire résulte directement de sa philosophie : « […] l'esthétique doit être une ontologie imaginative, c'est-à-dire que le problème fondamental de l'esthétique n'est autre que le problème métaphysique de l'être, mais transposé dans le plan de l'imagination » (« De la critique philosophique », p. 25). Influencée par Léon Brunschvicg et Henri Bergson, dont il a suivi les cours à la Sorbonne, sa pensée critique rejette tout mécanisme déterministe dans le développement de la vie. Ce qu'il nomme « critique philosophique » repose sur le concept bergsonien d'intuition : là où la pensée descriptive étudie l'objet pour lui-même, ce qui est le propre de l'intelligence, la pensée philosophique situe l'intérêt de l'objet dans la conscience que le sujet a de cet objet. Cela ne veut pourtant pas dire que cette « critique » est pur subjectivisme, une approche que Fernandez qualifie à loisir « d'impressionniste » ; au contraire, l'intuition permet d'identifier « la substructure philosophique d'une oeuvre, [c'est-à-dire] le corps d'idées, organisé par une hypothèse, qui fournit une explication des caractères essentiels de cette oeuvre en les rapportant aux problèmes de philosophie générale qu'ils peuvent impliquer » (« De la critique philosophique », p. 29).

Cette approche, somme toute abstraite pour les non initiés, prend une application beaucoup plus concrète dans une série de débats publics entre Fernandez et Jacques Rivière en 1924 en Suisse, quelques mois avant la mort de ce dernier. Publiés par Fernandez en 1932 sous le titre Moralisme et littérature, ces débats soulignent l'importance grandissante de la pensée de Fernandez, alors qu'il n'est encore qu'un jeune critique. À l'issue des échanges, l'auteur respecté du Roman d'aventure admet notamment avoir été déstabilisé et, au final, convaincu par les arguments de son adversaire d'un jour.

Dans la première conférence, « Les méfaits du moralisme », Rivière soutient que le moralisme en littérature s'oppose à la spontanéité et rend ainsi impossible la description de la primitivité de l'âme, seule vérité ontologique et principal objet d'étude de la littérature. Il s'agit de la limite principale du romanesque, qui « imagin[e] les qualités d'un personnage avant le personnage lui-même, ou plutôt [fait] sortir un personnage de certaines qualités, abstraites et pures, [et] mène hors de la psychologie » (« Une défense du moralisme », p. 77-78). L'homme doit être dépeint dans son immédiateté, ce qui devient impossible lorsque l'on introduit la valeur morale, car elle est antagoniste à la vie. La grandeur de l'oeuvre de Proust tient à la personnalité complexe de ses personnages alliée à un naturel qui permet aux lecteurs de s'identifier à eux. Contrairement aux héros de Balzac, qui ne servent qu'à illustrer une idée, une loi indépendante de leur être, « Proust, par positivisme ou par génie français, appelons cela comme vous voudrez, va faire un être non pas comme nous, mais commensurable à nous-mêmes, discernable à notre horizon, connaissable, praticable, déterminable. Pour tout dire, en un mot, d'un monstre il va faire un homme » (« Une défense du moralisme » , p. 81).

Loin de n'être qu'un simple exemple parmi d'autres, La Recherche est, en réalité, à l'origine de la confrontation entre Rivière et Fernandez : si c'est bien par l'entremise de Proust que les deux hommes ont pu se rencontrer pendant la guerre, son roman est devenu l'objet d'une véritable querelle critique, amicale mais franche, dont on trouve trace dans leur correspondance et qui a débouché sur cette série de débats. Ainsi, ce qu'admire Rivière dans La Recherche est, pour Fernandez, sa plus grande lacune, car un personnage « déterminable » est nécessairement en deçà de la vie humaine et, par conséquent, incapable de nous aider à appréhender celle-ci :

Le fait moral n'est pas une règle, un précepte, un jugement, il n'est pas plaqué sur la vie, il est pris dans son tissu. Étant donné un univers, pour ainsi dire instinctivement conçu, et un individu qui cherche à affirmer son accord ou son désaccord avec cet univers, le fait moral est un aspect, un moment, un état de la vie de cet individu. Il apparaît, si vous me passez l'image, au point d'ébullition de la vie humaine. Point n'est besoin d'une situation tragique exceptionnelle […]. Et point n'est besoin non plus d'une détermination précise du juste et de l'injuste […]. Tout ce que je crois être en droit d'exiger du drame ou du roman, c'est que l'auteur me fasse sentir qu'il a porté ses personnages à ce degré de tension où la vie réclame, cherche, trouve, hésite à trouver un sens […]. Or cette tension est déterminée par ce que de tout temps on a appelé les situations dramatiques (celles-ci comprennent les situations comiques) […]. Ce qui me gêne le plus chez Marcel Proust, pour prendre un exemple illustre, ce n'est pas qu'il soit immoral ou amoral, c'est qu'il accueille et maintient la vie au-dessus du niveau où le fait moral apparaît : il ne la pousse pas à fond de course. Sans doute Charlus et Swann sont vrais et beaux, mais que ne fussent-ils pas devenus sous la plume d'un Cervantès, d'un Molière, d'un Fielding ? L'oeuvre de Proust laisse l'impression d'une récréation douloureuse, d'une permission trop longtemps prolongée […]. (« Une défense du moralisme », p. 120-122)

Se limiter à la description et l'analyse des sentiments tient à une forme d'idéalisme qui ne prend pas en compte le fait que la vie humaine est nécessairement ancrée dans l'expérience, non pas dans l'être mais dans le « devenir » (« Une défense du moralisme » , p. 131). À ce titre, les noms de Cervantès, Molière et Fielding font figures de filiation littéraire : comique et picaresque, la grande littérature, pour Fernandez, doit marquer « son opposition à l'enchantement de l'idéal » (Pavel, La Pensée du roman, p. 167)  et affirmer sa volonté de saisir la nature humaine sous tous ses aspects, même, et surtout, les plus vils. Tel Fielding, l'écrivain doit se focaliser sur les actions qu'accomplissent ses personnages tout en étant en mesure de les commenter grâce à un discours narratif autonome qui lui confère une autorité morale :

En somme, la morale est à l'action concrète, vivante, spontanée, ce que la philosophie est à l'activité intellectuelle spontanée : elle la centre, l'oriente en la comparant à d'autres actions, lui permet de se perfectionner, de s'enrichir. Une oeuvre d'art est comme l'incarnation d'une métaphysique, et il n'est point de métaphysique digne de ce nom qui, arrivant à l'homme, ne soulève le problème moral. La seule différence est que l'artiste la soulève instinctivement dans un effort d'expression spontané. (« Une défense du moralisme», p. 123)
 

Or, chez Proust, le détachement du Narrateur n'est pas exploité par le romancier ; il aboutit, selon Fernandez, à une analyse sans relief du monde et des individus qui le composent : « Voyez-vous, Proust me paraît dangereux en ceci, que grâce à lui, l'analyse de la coupe d'un pantalon devient aussi valable, aussi importante, que l'analyse d'un acte héroïque ou simplement noble. C'est assimiler l'acte d'intelligence à l'acte artistique. Contre cela je réagirai toujours de toutes mes forces » (« Lettre à Jacques Rivière », p. 69). Fermement opposé à la théorie proustienne des intermittences du coeur, qui témoigne, selon lui, du « subjectivisme romantique » (« Lettre à Jacques Rivière », p. 64) de Proust et de son incapacité à s'extraire de lui-même et à concevoir la vie au-delà des sentiments, Fernandez estime que l'oeuvre d'art doit reposer, implicitement, sur une hiérarchie des valeurs humaines afin de faire ressortir l'unité complexe de la personnalité.

À cet égard, Fernandez oppose l'homme « déductif » proustien à l'homme « prospectif » de George Meredith, romancier britannique de la période victorienne dont le ton franc et satirique se situe dans la droite lignée de celui de Fielding : « En montrant qu'un sentiment n'est pas une sensation, et qu'une sensation n'est pas une pensée, en créant des personnages qui s'appuient sur le sentiment, il nous mène loin “des intermittences du coeur”, nous donne les moyens d'un dépassement de “notre affectivité actuelle” et d'une “conquête de la normalité, de l'équilibre, de la sagesse enfin” » (« La garantie des sentiments », p. 126). Tandis que Proust compose ses personnages « avec des souvenirs comme nos grand-mères recouvraient les coussins avec des morceaux de tapisserie », Meredith conçoit les êtres qui peuplent ses romans comme autant d'entités organiques et autonomes : ils n'incarnent ni une classe, ni une idée, ni une époque, mais surgissent en affirmant leur présence « avec tout leur possible et tout leur impossible » (« La garantie des sentiments », p. 106). Pour que l'analyse morale soit juste et profonde, le personnage romanesque doit donc avoir la liberté de se déployer au sein de l'univers romanesque et d'acquérir, par le double jeu de l'action et de la réflexion, une « lucidité » sur sa propre condition, que le romancier est ensuite en mesure d'évaluer.

Une telle vision du roman et du personnage témoigne de l'influence du roman d'aventure de Rivière tout en signalant une forme de dépassement : s'il est essentiel que le personnage demeure libre, le romancier ne peut se contenter d'être un « créateur qui marche parmi ses inventions, comme un voyageur entre des taillis » (Rivière, Le Roman d'aventure, p. 55). Le romancier doit certes accepter de se laisser désorienter par ses personnages, mais sa véritable tâche consiste à trouver une distance juste, qui lui permette de se détacher d'eux afin de garantir leur liberté sans pour autant nuire à sa capacité d'analyse : « On est romancier quand on pénètre bien les êtres, mais quand on ne les pénètre pas assez pour qu'ils aient cessé de ressembler à d'autres qu'à eux-mêmes » (« La poétique du roman », p. 204). Cette double caractéristique du roman permet le développement d'une psychologie prospective, celle que le personnage laisse entrevoir par son mouvement, à laquelle succède une « psychologie normative », celle du romancier :

Le jugement de fait se double d'un jugement de valeur, explicite ou non, qui suit (au lieu de précéder, comme dans le roman à thèse) l'intuition dramatique d'une personnalité. La vérité du personnage constitue en quelque manière la preuve indirecte d'une vérité plus haute, d'une vérité idéale, que l'auteur ne déduit pas d'un principe abstrait ajusté tant bien que mal à l'expérience, qui résulte au contraire d'une conscience de cette expérience plus complète que celle qu'en prend l'individu qui la fait. (« Une défense du moralisme », p. 92-93)

La vision de Fernandez prend donc à contrepied à la fois le subjectivisme et le déterminisme. Le premier mène à un aplanissement des valeurs morales et réduit la complexité de l'homme à l'expression de ses sentiments ; le second, qui inclut le roman à thèse et le roman naturaliste, va à l'encontre de la liberté du personnage, en le réduisant en simple vecteur d'une idée ou d'une loi que l'oeuvre vise à illustrer. À diverses reprises, Fernandez tente d'ailleurs de distinguer sa conception du fait moral de celle d'écrivains comme Paul Bourget, dont la vision essentialiste présente certaines valeurs morales comme absolues :

[…] je tiens à déclarer tout de suite que je débarque résolument tous les préceptes, lois, cadres moraux tout faits, que je renonce à qualifier de morale l'oeuvre de M. Paul Bourget, par exemple. Non, c'est là une oeuvre législatrice, ce que n'est pas du tout la même chose. Nous n'admettons pas plus un jugement moral formé avant l'oeuvre et plaqué sur elle que nous n'admettons un jugement psychologique présentant les mêmes caractères. Je crois que nous sommes tous bien d'accord sur ce point. Un tel jugement d'ailleurs trahit sa mission puisque ce n'est pas la vérité mais la réalité du fait moral qui peut nous frapper dans une oeuvre d'art. (« Une défense du moralisme », p. 92-93)

À ce titre, le naturalisme fait erreur lorsqu'il érige l'étude de l'homme en science : « La contradiction du naturalisme a été de peindre des hommes, non pas comme ils sont, mais comme ils apparaissent, de confondre les causes prochaines avec les causes essentielles, les causes efficients avec les causes finales » (« Rappel de Maupassant », p. 290). Une telle contradiction revient à nier le fait que, pour reprendre la formule célèbre de Sartre, « l'existence précède l'essence » chez l'homme et donc, nécessairement, dans le roman ; ce dernier, qui est un art sans poétique, comme l'écrit Fernandez (« Poétique du roman », p. 205), se caractérise plutôt par sa construction organique modelée sur les mouvements propres à chaque vie humaine :

Le roman trouve sa base et son centre de gravité […] dans l'évocation spontanée et immédiate de la vie morale et physique, dans le cours imprévisible d'une durée psychique ou d'une action. […] Le romancier traduit la vie au moment où elle se fait, il en exprime fidèlement les sinuosités et le rythme, son intelligence paraît dirigée plutôt que directrice. […] Aussi existe-t-il un moyen infaillible pour reconnaître un vrai roman : il suffit de constater que l'enchaînement des représentations sensorielles et psychologiques ne dépend point d'un raisonnement ou d'un ordre de production autre que celui de la vie, et que les personnages ne soient pas approchés, dessinés de l'extérieur, mais saisis par une sorte d'intuition analogue à celle qui nous met en relation avec les individus vivants. (« La méthode de Balzac », p. 58)

Nous avons déjà noté l'importance du rapport entre le romancier et ses personnages dans l'élaboration d'un roman. Il importe ici de souligner que l'analyse de Fernandez, certes très théorique, exclut de facto un grand nombre de « romans », que le critique classe sous la catégorie de « récits ». Cette distinction n'a pas tant pour but d'opposer deux genres distincts que de préciser ce qu'est la visée propre du roman, à savoir sa visée prospective. Contrairement au roman, le récit est limité par un effet de clôture, car il traite d'événements passés, ou plutôt appréhendés comme passés, qu'il relate « conformément aux lois de l'exposition et de la persuasion » (« La méthode de Balzac », p. 58). Plus rationnel et intellectuel que le roman, il s'apparente aux « rapports d'un magistrat du coeur qui, allant au-delà du plan moyen des jugements historiques, met à nu les racines d'une action sociale » (« La méthode de Balzac », p. 66). Ainsi, La Comédie humaine est, en réalité, un récit maquillé en roman grâce au génie de Balzac, qui fait passer pour individus libres des personnages déterminés qui ne sont que l'illustration d'un sentiment :

[…] l'existence des personnages [doit] être une « position absolue », et l'on voit bien pourquoi : le roman évoquant la vie actuelle au moment où elle se fait, les personnages sont forcément des individus dont l'existence et l'unité ne peuvent être saisies que par une intuition d'ensemble : ils doivent vivre avant d'avoir été pensés. Dmitri (sic) Roudine [Tourgueniev], Mme Bovary, Jude [Thomas Hardy], Diana of the Crossways [Meredith], personnages de roman authentiques, nous les connaissons en les regardant vivre, mais d'abord et surtout par le sentiment indéfinissable de leur être. Au contraire, les personnages de Balzac ont été des idées pensées avant que d'être des individus vivants, et une question alors nous vient aussitôt aux lèvres : sont-ils des individus ? La réponse est qu'ils finissent par le devenir, réponse qui soulève des difficultés graves. On a dit souvent que Balzac préparait minutieusement les protagonistes de ses drames, mais il conviendrait plutôt de dire, à mon avis, qu'il les fabriquait habilement, car l'individu déterminé n'ajoute rien par lui-même aux lignes abstraites dont il est le recoupement. (« La méthode de Balzac », p. 61)

Plutôt que de considérer cette opposition entre roman et récit comme une mise au ban d'une grande partie de la littérature, notamment celle de tradition française, il semble plus juste de l'analyser comme un appel à un renouvellement du roman. Or, ce renouvellement ne peut s'accomplir qu'en prenant appui sur certaines grandes oeuvres passées qui, par leurs innovations mais aussi leurs limites, ont contribué à l'évolution de ce genre, dont la fonction principale est « de dégager, de mettre au point une méthode plus souple et plus précise pour se penser soi-même et pour penser les autres dans le train de l'action » (« Poétique du roman », p. 206). Ainsi, si Balzac n'a pas su concilier la réalité humaine et l'idéal humain, car « il n'a conçu d'autre moyen que la passion pour y parvenir » et a ainsi fait de ses personnages des « automates », il a tout de même eu la grandeur « d'avoir tenu [la réalité et l'idéal] sous son regard entêté » (Balzac, p. 234). De la même manière, Proust marque un progrès dans l'évolution du roman en proposant « une explication radicale d'un monde déterminé offert à une conscience déterminée d'observateur » (Proust, p. 199) ; il offre, par ce biais, une synthèse et un dépassement de la littérature du XIXe siècle en mêlant notamment le psychologisme au lyrisme : « Dans l'oeuvre de Proust se croisent, se déforment, se recomposent les traces de presque tous les grands romans du XIXe siècle. Elle est comme ces milieux où des métaux, jugés jusque-là indéformables, s'altèrent sous l'influence de la pression, de la température, des agents chimiques, etc. » (« La vie sociale dans l'oeuvre de Marcel Proust », p. 165). Pour Fernandez, il est essentiel de reconnaître La Recherche comme une oeuvre charnière pour en comprendre les spécificités, mais également pour définir le futur du roman.

À cet égard, il appelle à la refonte du « roman critique » – dont La Recherche constitue, par bien des aspects, l'apogée – et du roman d'aventure. Il s'intéresse plus particulièrement à un sous-genre de ce dernier, le roman policier, qu'il propose de complexifier du point de vue psychologique sans pour autant contraindre sa liberté de narration par une attitude contemplative ou une volonté d'exactitude :

[…] il faut que le roman cesse d'exister ou qu'il reprenne sa fonction, qui est d'évoquer un monde, simplement possible, et plus ou moins probable du point de vue critique mais miraculeusement réel et vrai tant que nous demeurons sous l'influence magique du récit. Alors que le grand roman moderne va chercher ses preuves dans l'exactitude de l'information, ou dans le rendu de l'impression, ou dans la finesse de l'analyse critique, le roman policier est à peu près le seul à le chercher dans le magnétisme de la narration. (« Le roman policier », p. 221-222)

En somme, le roman n'est pas fondé sur un rapport mimétique au monde, qu'il soit objectif ou subjectif ; il se caractérise plutôt par sa capacité à emporter l'adhésion du lecteur et à rendre possible cette suspension consentie de la crédulité dont parlait Samuel Coleridge, par l'entremise d'un récit qui apparaît comme simple et pourtant nécessaire. Ce n'est qu'en restaurant la primauté de l'action, et donc du récit, sur le développement du sujet que le roman pourra saisir l'homme dans son immédiateté et sa complexité et ainsi « renouveler la vieille question de la morale dans l'art » :

Le bien et le mal, le noir et le blanc, font partie de la structure même de ce roman. En effet, comme il s'y agit d'une chasse à l'homme, la moitié de l'intérêt de cette chasse provient du parti que nous prenons vis-à-vis du chasseur et vis-à-vis du chassé. Le noir et le blanc rudimentaires et violemment contrastés du roman populaire pourraient être nuancés pour les esprits les plus complexes de lecteurs plus cultivés. Au reste, le roman policier ne forme qu'un des pôles du roman d'aventures. A l'autre pôle nous avons ou devrions avoir le roman picaresque, tout débridé et hasardeux, qui représente par des images vivement colorées et dramatiques les démarches tâtonnantes de la pensée. Mais nous ne possédons pas une collection de romans picaresques modernes comparables (sic) à la collection de romans policiers qui occupe les bas rayons de la bibliothèque de bien des sages. Dans le genre picaresque tout est à créer de nouveau. Dans le roman policier il n'y a qu'à prolonger, à ordonner, à étendre le roman à toutes les nuances et à tous les degrés du drame humain. (« Le roman policier », Messages, p. 225)

On voit clairement en quoi roman policier et roman picaresque se rejoignent : le premier prime par son efficacité et sa focalisation sur une intrigue autour de laquelle gravite l'ensemble du récit, tandis que le second multiplie, dans un foisonnement typiquement baroque, les histoires et les aventures au détriment d'une cohérence globale. Dans les deux cas, « au lieu que le récit y soit le développement du sujet, c'est le sujet qui surgit du développement du récit » (« Le roman policier », p. 220).

Impossible, toutefois, de conclure cet essai sans se demander si l'oeuvre littéraire de Fernandez concrétise sa conception du roman. En accord avec celle-ci, le romancier écrit dans un numéro de Marianne datant de 1932 qu'il a tenté, dans Le Pari, « de louvoyer entre deux écueils : le roman à thèse et le roman esthétique. Je n'ai plus à faire le procès du premier. Quant au roman esthétique, de noblesse authentique, tout y est subordonné à la perfection de la forme, d'une forme qui arrête, qui bloque en quelque sorte, le mouvement dramatique. C'est comme une danse hiératique où l'élan vital est retenu par la règle, la mesure » (« Réflexions sur Le Pari », p. 4). Et force est de constater que, dans ce roman, le mouvement dramatique ne rencontre que peu d'obstacles : mené sur un rythme haletant, à l'image des courses automobiles qui parsèment le récit, l'intrigue ne ralentit presque jamais, tout au plus pour un moment de répit, qui annonce une nouvelle scène dramatique plutôt qu'un véritable relâchement de la tension. Le pari, qui donne son titre au livre, est le suivant : les amis de Robert Pourcieux, jeune mondain, soldat manqué et passionné de voitures de course, lui promettent une huit-cylindres s'il parvient à séduire, dans les trois mois qui suivent, avec une provinciale sans le sou et au caractère bien trempé, Pauline Bourdier. Nous sommes à ce moment-là à la moitié du roman. La première partie illustre de diverses manières – courses, duel, tango, flirt, etc. – la vacuité du milieu parisien des années vingt dans lequel évolue Robert et où « avoir envie d'une femme, c'est la même chose qu'avoir envie d'une auto » (Le Pari, p. 156) :

[…] dans les périodes de scepticisme général [comme celle de l'après-guerre], la hiérarchie que l'esprit et la société dressent de nos passions est rompue. L'idée de dignité s'évanouit. Toutes les passions sont également valables. Une automobile peut captiver autant qu'une femme, et une femme peut être jalouse, sans le savoir, d'une automobile. L'épreuve est particulièrement dure pour mon héroïne, parce que, comme beaucoup de jeunes filles élevées parmi les livres dans la solitude et la révolte, l'éthique qu'elle s'est faite ne correspond plus aux réalités de son temps. Mais elle est vivante malgré elle par ses passions. Comme mon héros, de son côté, en vertu du scepticisme que j'ai dit, ne croit plus aux bons sentiments, il a eu besoin, pour céder à l'amour que lui inspire Pauline, (sic) « l'illusion qu'il obéissait aux plus mauvais instincts, et qu'il faisait proprement une infamie ». (« Réflexions sur Le Pari », p. 4)

Robert parvient à ses fins, mais tombe amoureux de Pauline, ce qui ne l'empêche pas de poursuivre ses infidélités, aussi bien automobiles que féminines. S'ensuivent de nombreuses de scènes de dispute et de violence conjugales. Au plus fort de la crise, Robert, sous les yeux de sa compagne et d'une de ses maîtresses, perd le contrôle de sa voiture de course et se blesse ; il avoue alors l'affaire du pari à Pauline, venue seule à son secours, et se livre avec une lucidité déconcertante à une analyse des raisons (son scepticisme chronique) qui l'ont poussé à se servir d'elle. Plutôt que de se séparer, ils décident, dans un élan prospectif qui clôt le roman, de se lancer ensemble dans l'avenir, sans rien se promettre.

Oscillant entre action physique et action réflexive, le roman tente de fusionner ces deux aspects de la vie humaine :

Ce qu'on appelle la « forme » et le « fond » dans un roman se distinguent mal à mes yeux. Je crois que le roman est une évocation de la vie humaine sur deux plans à la fois : le plan apparent, perceptible, physique pour tout dire, et le plan intérieur où se déroulent les sentiments, où s'ébauchent les réactions. Si l'un des deux manques, rien ne va plus ; mais l'accord des deux plans ne doit pas être le résultat d'un effort volontaire ; il doit se faire seul, dans une intuition qui est proprement créatrice. C'est pourquoi le roman est à mon avis le plus précieux auxiliaire de la vie, je veux dire de la vie réelle, car dans la vie réelle, nous saisissons rarement, pour ne pas dire jamais, l'apparence et la réalité intérieure d'une même vue, tandis que l'imagination romanesque nous permet cette espèce de tour de force. (« Réflexions sur Le Pari », p. 4)

Il échoue, toutefois, à rendre ce processus plausible. À trop vouloir souligner l'importance et l'interdépendance de ces deux types d'action, Fernandez propose un récit excessif dans lequel l'intensité des événements extérieurs aux personnages ne nuit pourtant jamais à leur lucidité. Tant et si bien que Robert se trouve à délibérer longuement sur sa propre condition et sur les limites de sa pensée morale, alors qu'il est sur le point de prendre un virage en épingle à quatre-vingt-dix kilomètres par heure. De la même manière, la tension dramatique de la plupart des scènes est telle que certains personnages à la personnalité effacée finissent par ressentir, de manière inopinée, des émotions d'une violence contraire à leur nature. Par exemple, Charles, un jeune homme timide amoureux de Pauline, s'exprime ainsi après avoir été éconduit par celle-ci : « Son attention se relâcha. Paresseux, il ne poursuivait point la solution des problèmes que soulevait sa curiosité méticuleuse, ce qui lui faisait croire que le monde est plein de mystères. Tout à coup, une pensée, ou plutôt une émotion le saisit, le rassemble : “Tonnerre de nom d'un chien, comme je l'aime !” Tout fortifié, il monta la côte à grands pas » (Le Pari, p. 28). Peut-être est-ce là une manifestation de cette liberté essentielle du personnage dont parle Fernandez dans ses articles – « Il ne semble qu'un roman est vraiment “en train” quand l'auteur ne sait plus très bien où il va. C'est du moins ce que j'ai cru constater pour Le Pari » (« Réflexion sur Le Pari », p. 4) –, il n'empêche que le hiatus entre la narration et la violence grotesque de l'exclamation prête surtout à rire. Cela est d'autant plus dommageable que les personnages principaux ne semblent jamais véritablement jouir de cette liberté que nous venons d'évoquer : le narrateur n'a de cesse de rappeler leur aveuglement et la trajectoire qu'ils s'apprêtent, bien malgré eux, à prendre. Dans le long passage issu de « Réflexion sur Le Pari » cité à la page précédente, il est d'ailleurs étonnant de voir Fernandez détaillait avec une grande précision le plan qu'il a conçu pour les protagonistes de son livre. Les intentions du romancier sont partout visibles et on ne peut qu'être d'accord avec Roger Martin du Gard, lorsqu'il écrit à Fernandez que l'écrivain laisse trop souvent sa place au « brillant dialecticien » pour, au final, « nous laisser l'impression que, sans lui, nous n'aurions pas saisi toute la complexité des caractères » (cité dans D. Fernandez, Ramon, p. 378).

Plus critique littéraire que romancier, Fernandez pâtit dans son oeuvre créative d'une conception du roman trop clairement définie, qui ne lui offre pas la souplesse et la part d'obscurité nécessaires à tout grand projet littéraire. Ses talents rhétoriques et ses certitudes morales et esthétiques confèrent, à l'inverse, une grande force de persuasion à ses travaux critiques. Figure de proue de la littérature française à une époque où beaucoup cherchaient à renouveler le genre romanesque, Fernandez est parvenu, à l'instar de Jacques Rivière, à formuler une alternative crédible au roman esthétique et au roman social. À ce titre, son moralisme peut être considéré comme un prédécesseur du mouvement existentialiste. En mettant l'accent à la fois sur l'indétermination de l'homme et sur sa responsabilité morale vis-à-vis de ses actions, Fernandez tente de replacer le personnage romanesque au coeur du monde, au lieu de l'isoler dans ses marges, et de réconcilier, ou plutôt de faire coïncider, l'introspection et l'exploration de la réalité. Cette volonté de prendre la mesure de l'humain sans en renier les limites ni le couper du monde se situe, selon lui, en aval de « l'ère de la déflagration », celle ouverte par Balzac et refermée par Proust :

Balzac, c'est le moment de l'explosion et les moments qui suivent : d'où la force de sa décharge, et ses ébranlements. Proust, c'est, après l'explosion, les morceaux de l'âme dispersés parmi les cendres. L'homme balzacien résiste, il tient encore, et quand il tombe, la violence de sa chute fait jaillir des étincelles. L'homme proustien est mort déjà, puisqu'il doit mourir. Le premier dépose, par son explosion, les cendres où l'autre cherche en tâtonnant les secrets de son destin perdu. (Balzac, note 1, p. 231-232)

Comment alors définir cette nouvelle ère qui s'ouvre pour le roman, si tant est qu'elle existe ? Un début de réponse m'est apparu, par hasard, chez Marguerite Yourcenar, une autre romancière humaniste qui n'a eu de cesse de s'interroger sur le propre de l'humain. Au début des Mémoires d'Hadrien, l'empereur romain écrit :

Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu'elles le fassent, puisqu'elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou même dans la mienne propre ; puisque c'est peut-être l'impossibilité de continuer à s'exprimer et à se modifier par l'action qui constitue la différence entre l'état de mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ses actes un hiatus indéfinissable. Et la preuve, c'est que j'éprouve sans cesse le besoin de les peser, de les expliquer, d'en rendre compte à moi-même. (Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, p. 30)

Une « ère de l'action » donc. L'expression capture bien l'originalité de la pensée de Fernandez ; elle prend également une résonance toute particulière aux vues de ses pensées et de son parcours politiques. Comme nous sommes encore loin de l'ère du soupçon.

Ouvrages cités :

Sources primaires :

  • Ramon Fernandez. « Une défense du moralisme », Moralisme et littérature, p. 87-143.
  • ---. Messages, Paris, Grasset, 1981 [1926], 318 p.
  • ---. « In memoriam », Messages, p. 15-22.
  • ---. « De la critique philosophique », Messages, p. 23-53.
  • ---. « La méthode de Balzac : le récit et l'esthétique du roman », Messages, p. 54-69.
  • ---. « Le message de Meredith », Messages, p. 104-125.
  • ---. « La garantie des sentiments et les intermittences du coeur », Messages, p. 126-143.
  • ---. « La vie sociale dans l'oeuvre de Marcel Proust », Messages, p. 165-175.
  • ---. « Poétique du roman », Messages, p. 201-206.
  • ---. « Le roman policier », Messages, p. 219-225.
  • ---. « Rappel de Maupassant », Messages, p. 288-296.
  • ---. Le Pari, Paris, Gallimard, 1932, 329 p.
  • ---. « Réflexions sur Le Pari », Marianne, no. 8, 1re année, 14 décembre 1932, p. 4.
  • ---. Balzac, Paris, Stock, 1943, 237 p.
  • ---. Proust, Paris, Éditions de la nouvelle revue critique, 1943, 208 p.
  • ---. « Lettres de Ramon Fernandez à Jacques Rivière », Bulletin des amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier, no. 14 (1er trimestre 1979), p. 53-78.
  • ---. « Lettre à Charles du Bos », Cahiers Charles du Bos, no. spécial, novembre 1964, p. 76.
  • Jacques Rivière. « Les méfaits du moralisme », Moralisme et littérature, p. 15-83.
  • Jacques Rivière et Ramon Fernandez. Moralisme et littérature, Paris, Éditions R.-A. Corrêa, 203 p.

Sources secondaires :

  • Dominique Fernandez. Ramon, Paris, Grasset, 2008, 812 p.
  • ---. « Ramon », site internet de Grasset, consulté le 10 octobre 2012.
  • Thomas Pavel. La Pensée du roman, Paris, Gallimard, Coll. « NRF essais », 436 p.
  • Jacques Rivière. Le Roman d'aventure, Paris, Éditions des Syrtes, 2000, 128 p.
  • Marguerite Yourcenar. Mémoires d'Hadrien, Paris, Gallimard, 1958 [1951], 355 p.

Bibliographie

Ouvrages cités

La bibliographie n'est pas exhaustive. Elle recense notamment :
1- l'ensemble des livres et recueils d'articles publiés par Ramon Fernandez,
2- sa correspondance avec son ami Jacques Rivière.

Il reste à recenser et à dépouiller les articles parus dans des revues, notamment dans la NRF et dans Marianne, et qui n'ont jamais été publiés dans un recueil.

De même, nous avons seulement consulter les monographies et les histoires littéraires publiées par Fernandez. Elles doivent donc encore être dépouillées.

Ramon Fernandez et Jacques Rivière :

« Une défense du moralisme », dans Jacques Rivière et Ramon Fernandez, Moralisme et littérature, Paris, Éditions R.-A. Corrêa, 1932, p. 85-141.

« Lettres de Ramon Fernandez à Jacques Rivière », Bulletin des amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier, no. 14 (1er trimestre 1979), p. 53-78.

Messages, Paris, Grasset, 1981 [1926], 318 p. (Cette section regroupe les articles sur le roman publiés dans le recueil Messages.)

« In Memoriam », p. 15-22.

« La méthode de Balzac : le récit et l'esthétique du roman », p. 55-69.

« L'autobiographie et le roman : l'exemple de Stendhal », p. 70-95.

« L'art de Conrad », p. 96-103.

« Le message de Meredith », p. 104-125.

« La garantie des sentiments et les intermittences du coeur », p. 126-143.

« La vie sociale dans l'oeuvre de Marcel Proust », p. 165-175.

« Thomas Hardy », Messages, p. 176-189.

« De l'esprit classique », p. 190-200.

« Poétique du roman », p. 201-206.

« Le roman policier », p. 219-225.

« De Melville à Giono », p. 243-251.

« Retour à Dumas père : plaidoyer pour l'aventure », p. 269-273.

« Rappel de Maupassant », p. 288-296.

« Sur Maurice Barrès », p. 305-316

Monographies et histoire littéraire :

Molière ou l'essence du génie comique, Paris, Grasset, 1979 [1929], 249 p.

Gide ou le courage de s'engager, Claude Martin (éd.), Paris, Klincksieck, 1985, 143 p.

Balzac, Paris, Stock, 1943, 237 p.

Proust, Paris, Éditions de la nouvelle revue critique, 1943, 208 p.

Itinéraire français, Paris, Éditions du Pavois, 1943, 480 p.

Barrès, Paris, Éditions du livre moderne, 1943, 245 p.

Autres :

« Réflexions sur Le Pari », Marianne, no. 8, 1re année, 14 décembre 1932, p. 4.

« Lettre à Charles du Bos », Cahiers Charles du Bos, no. spécial, novembre 1964 [1923], p. 76.

Citations

« Une défense du moralisme », dans Jacques Rivière et Ramon Fernandez, Moralisme et littérature, Paris, Éditions R.-A. Corrêa, 1932, p. 85-141.
1. « Je ne le nie pas : une de mes préoccupations essentielles est bien de me classer, de me mesurer, souhaitant toujours et tâchant que le classement soit provisoire. Et je crois fermement que l'homme qui n'est pas orienté n'est pas tout à fait fidèle à sa mission d'homme, et par suite que l'art littéraire, surtout l'art dramatique, qui traite de l'humain, est insuffisant s'il n'exprime pas d'une façon ou d'une autre, fût-ce même pour la dénoncer, cette orientation.
 Croyez-en l'expérience d'un Latin d'Amérique qui est venu demander à l'Europe de donner un sens à sa vie, qui a pénétré avec des exigences de Barbare dans l'admirable cité française. Rivière ne saurait croire, lui qui est de la cité, à quel point la perfection même de la culture française allège, permet de se passer des problèmes qui tourmentent de moins fortunés réduits à vivre au jour le jour, à s'édifier tant bien que mal. » (p. 88-89)

2. « Il est bien entendu que nous n'envisageons ici la morale que par rapport aux caractères et aux conditions de l'oeuvre d'art littéraire. Le fait est-il utile, est-il nuisible à cette oeuvre, voilà la question. Et je tiens à déclarer tout de suite que je débarque résolument tous les préceptes, lois, cadres moraux tout faits, que je renonce à qualifier de morale l'oeuvre de M. Paul Bourget, par exemple. Non, c'est là une oeuvre législatrice, ce que n'est pas du tout la même chose. Nous n'admettons pas plus un jugement moral formé avant l'oeuvre et plaqué sur elle que nous n'admettons un jugement psychologique présentant les mêmes caractères. Je crois que nous sommes tous bien d'accord sur ce point. Un tel jugement d'ailleurs trahit sa mission puisque ce n'est pas la vérité mais la réalité du fait moral qui peut nous frapper dans une oeuvre d'art. » (p. 92-93)

3. « Toute question d'art et même de morale mise à part, la psychologie de l'Égoïste me paraît plus profonde, plus difficile que celle de Phèdre. Pourquoi ? Parce qu'elle tient compte de traits plus délicatement complexes du coeur humain. Et leur complexité est ici fonction de leur moralité. » (p. 114)

4. « […] le sentiment de la personnalité, est proportionnel à l'effort moral, nettement distingué de l'effort physique. En supprimant cet effort, on se condamne à un cercle vicieux si l'on veut ensuite constater l'existence de ce que lui seul peut faire, sinon naître, du moins sentir. D'un autre côté, il est impossible de concevoir cet effort sans une sollicitation quelconque, sans l'intervention de croyances, d'idées, en un mot sans une métaphysique. » (p. 119)

5. « Le fait moral n'est pas une règle, un précepte, un jugement, il n'est pas plaqué sur la vie, il est pris dans son tissu. Étant donné un univers, pour ainsi dire instinctivement conçu, et un individu qui cherche à affirmer son accord ou son désaccord avec cet univers, le fait moral est un aspect, un moment, un état de la vie de cet individu. Il apparaît, si vous me passez l'image, au point d'ébullition de la vie humaine. Point n'est besoin d'une situation tragique exceptionnelle […]. Et point n'est besoin non plus d'une détermination précise du juste et de l'injuste […]. Tout ce que je crois être en droit d'exiger du drame ou du roman, c'est que l'auteur me fasse sentir qu'il a porté ses personnages à ce degré de tension où la vie réclame, cherche, trouve, hésite à trouver un sens […]. Or cette tension est déterminée par ce que de tout temps on a appelé les situations dramatiques (celles-ci comprennent les situations comiques) […]. Ce qui me gêne le plus chez Marcel Proust, pour prendre un exemple illustre, ce n'est pas qu'il soit immoral ou amoral, c'est qu'il accueille et maintient la vie au-dessous du niveau où le fait moral apparaît : il ne la pousse pas à fond de course. Sans doute Charlus et Swann sont vrais et beaux, mais que ne fussent-ils pas devenus sous la plume d'un Cervantès, d'un Molière, d'un Fielding ? L'oeuvre de Proust laisse l'impression d'une récréation douloureuse, d'une permission trop longtemps prolongée […]. » (p.120-122)

6. « En somme, la morale est à l'action concrète, vivante, spontanée, ce que la philosophie est à l'activité intellectuelle spontanée : elle la centre, l'oriente en la comparant à d'autres actions, lui permet de se perfectionner, de s'enrichir. Une oeuvre d'art est comme l'incarnation d'une métaphysique, et il n'est point de métaphysique digne de ce nom qui, arrivant à l'homme, ne soulève le problème moral. La seule différence est que l'artiste la soulève instinctivement dans un effort d'expression spontané. » (p. 123)

7. « Il y a un point que Rousseau n'a pas pu définir, ni même concevoir : c'est la relation de l'idée, de l'aspiration à l'action. […] [S]i Rousseau avait aperçu que la réussite de l'action est la mesure de l'homme et la connaissance de l'action la mesure du sage, il eût choisi d'être homme, d'être sage ou de se taire. » (p. 130)

8. « […] la valeur morale n'est pas épuisée par le jugement moral, [l'homme] a presque toujours en soi de quoi devenir meilleur, [la] catégorie mentale n'est ni l'être, ni le devoir, mais le devenir. » (p. 131)

9. Proust n'a pas pu « accorder l'imagination à son expérience » (p. 134)

10. « L'ajustement de l'imagination à l'expérience, qui me paraît notre tâche la plus urgente, suppose évidemment une certaine humiliation de la première, mais aussi une exaltation de la seconde. Je veux retrouver dans la peinture de la réalité, sous une forme ou sous une autre, les puissances humaines qui, avant l'épreuve, semblaient défier cette réalité. De ce point de vue, l'oeuvre d'art littéraire serait la vérification, la preuve par la réalité d'une hypothèse qui marquerait la part de l'intervention, de la volonté, de cette invention et de cette volonté qui sont les sources authentiques de la science comme de l'art. » (p. 137)

11. « [L'oeuvre de Montaigne] se crée dans un monde où les valeurs sont observées, où l'on trouve cette échelle ordonnée d'émotions dont le critique et poète américain T.S. Eliot fait justement la marque de toute représentation suprême du monde. » (p. 139)

12. « J'entends en somme Moral par opposition à Physique. J'essaie de défendre l'intégrité de l'expérience humaine contre une interprétation qui, à mon avis, mutile l'homme en croyant le révéler. Et si vous ne jugez pas le terme trop prétentieux, mon moralisme, je l'appellerais plutôt un humanisme. » (p. 140)
« Lettres de Ramon Fernandez à Jacques Rivière », Bulletin des amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier, no. 14 (1er trimestre 1979), p. 53-78.
1. « Voyez-vous, Proust me paraît dangereux en ceci, que grâce à lui, l'analyse de la coupe d'un pantalon devient aussi valable, aussi importante, que l'analyse d'un acte héroïque ou simplement noble. C'est assimiler l'acte d'intelligence à l'acte artistique. Contre cela je réagirai toujours de toutes mes forces. » (Lettre X, p. 69).

2. « L'expérience amoureuse de Proust m'apparaît de plus en plus anormale, dans tous les sens du mot, presqu'inhumaine, et tout à fait lamentable, humainement parlant. Dans ce livre (La Prisonnière), éclate, à mon avis, un défaut déjà sensible dans les livres précédents, une liberté d'indifférence dans la détermination des événements et des actions humaines qui les faussent terriblement. Il y a un point de faiblesse très grave chez Proust ; sa fatalité reste à l'intérieur de lui-même, il ne l'éprouve point dans et par autrui, il ne fait que la prêter à autrui, et le moment psychologique où il a reprend me paraît atrocement artificiel (pardon pour ce français détestable). En un mot, il y a chez lui un côté onaniste qui gâte toute sa psychologie du sentiment. Et que dire de cette parodie du sentiment, de cet abus de la jalousie et de l'antinomie amour-passion ! Non, l'amour, ce n'est pas cela. » (Lettre VI, p. 61)

3. « Pour moi, Proust appartient à la lignée des analystes romantiques dont le père est J.J. Rousseau. Ils ont ceci de remarquable et d'incomplet qu'ils ne calculent point leur équation personnelle et qu'ils ne savent pas manoeuvrer une ou deux pièces essentielles de notre machine. L'épisode d'Albertine n'est pour moi que l'exagération caricaturale d'un défaut dont le principe est dans Swann. Ce qui ne veut pas dire que je n'admire pas Proust, mais que je l'admire comme j'admire (moins cependant) Rousseau et (plus, cette fois) Senancour, Constant, etc. Je modifierai donc votre jugement ainsi : Proust appartient, non pas à la lignée des moralistes, mais à cette branche des moralistes atteinte de subjectivisme romantique. Nous ne retrouverons le tronc (quelle horreur) que si nous introduisons dans notre représentation de l'homme deux choses : le Jugement comique (réduction de l'écart entre conscience individuelle et la conscience commune) et la volonté (entendue comme élément donnénaturel, et non construit et artificiel). Alors seulement l'intelligence retrouvera sa position (Montaigne, etc.). » (Lettre VII, p. 64)

4. « Plus je vis, plus je sens et pense que l'unité de la personne humaine, bien loin d'être une illusion, est la réalité profonde de l'homme, mais, ainsi que j'ai essayé de l'exprimer dans le message de M(eredith), la réalité profonde de l'homme ne peut être connue sans un effort de la pensée et de la volonté ; exactement elle est le produit d'un accord délicat entre la pensée, la volonté et les ressources vitales. Je crois fermement que le secret de la vie, c'est qu'à la volonté de vivre correspond constamment la possibilité de vivre. Savoir jusqu'où peut aller la possibilité et quand il faut arrêter la volonté afin de ne point créer de l'artificiel, c'est cela qui est difficile. Il ne faut jamais que vous oubliiez, mon cher Jacques, que j'ai un fond de primitif. Il n'est pas mauvais, dans ces sortes de discussions d'où dépend peut-être l'orientation de la pensée de demain, d'écouter l'avocat des sauvages ! » (Lettre VI, p. 61-62)
« In Memoriam », p. 15-22.
1. « Comparant son personnage d'Aimée à l'Éléonore de Constant, je lui avais dit [à Jacques Rivière] que sa merveilleuse faculté de vivre pour autrui, et par suite de faire vivre autrui, lui imposait l'obligation de rompre, dans ses oeuvres futures, les attaches trop visibles qui reliaient encore, dans son premier roman, les mouvements des personnages aux impressions de l'auteur. » (p. 21)
« La méthode de Balzac : le récit et l'esthétique du roman », p. 55-69.
1. « Un roman réussi est sans doute au contraire le plus artistique de tous les genres, précisément parce que son équilibre esthétique est plus intérieur, plus indépendant de règles apparentes et fixes ; et c'est justement pourquoi il est aussi malaisément définissable et aussi facilement reconnaissable qu'un jugement intelligent et qu'un acte habile. Voici comment on pourrait distinguer le roman du récit : Le roman est la représentation d'événements qui ont lieu dans le temps, représentation soumise aux conditions d'apparition et de développement de ces événements. – Le récit est la présentation d'événements qui ont eu lieu, et dont la reproduction est réglée par le narrateur conformément aux lois de l'exposition et de la persuasion. […]

La différence essentielle est donc que l'événement du roman a lieu tandis que celui du récit a eu lieu, que le récit s'ordonne autour d'un passé et le roman dans un présent non point verbal mais psychologique. L'événement du récit, soustrait à l'action du temps et à une place actuelle dans l'espace, est mis en idées si je puis m'exprimer ainsi. […]

Traitant du passé, du vécu, du terminé, le récit n'est donc pas obligé de respecter les caractères du développement actuel et vivant ‘une scène ou d'un complexe psychique : il peut leur substituer, il leur substitue en fait le plus souvent, un mode de présentation qui se rapproche d'une part du raisonnement et des lois intellectuelles de combinaison, d'autre part de la peinture et des lois générales de la description. […] Ainsi, le récit tend à substituer un ordre d'exposition conceptuel à l'ordre de production vivante, et les preuves rationnelles aux preuves esthétiques. […] Mais on reconnaît facilement un récit au point de vue et à la liberté de déplacement du narrateur ; à la méthode d'exposition ordinairement déductive, qui nous mène du général abstrait à l'individu concret ; à l'ordonnance de l'analyse, rationnellement liée et indépendante de l'acion (sic) jusqu'à former parfois des groupes isolés et se suffisant à eux-mêmes ; à la valeur purement illustrative de cette action qui n'ajoute rien à l'analyse et semble au contraire déterminée et justifiée par elle ; à une indépendance relative du narrateur vis-à-vis des conditions de production spontanée de la vie ; enfin l'air et au ton de la narration, à la manière dont l'auteur ajoute, retranche, combine, produit et lie ensemble les parties abstraites et les parties concrètes du récit.

Mais il y a plus. Un récit n'est ni un plaidoyer, ni un rapport du Conseil d'État ; […] il est en relation directe avec la vie qu'il raconte, la peinture de la réalité vivante et la réussite de cette peinture demeurent en fin de compte son objectif principal et la mesure de sa valeur. […] Mais un récit se ressentira toujours des modalités de sa genèse, du travail intellectuel qui a présidé sa formation. […] il ne pourra faire que la chose racontée ne soit terminée, que la représentation n'en soit devenue indépendante et n'obéisse aux lois de combinaison de l'esprit impersonnel. Aussi la présentation des personnages sera-t-elle descriptive, ce qui signifie que leur existence devra être déterminée par la description, et l'analyse s'appuiera-t-elle plus volontiers sur des liaisons causales que sur des suites vivantes. […] Dans ce qu'on appelle en France un roman bien fait, il ne faut voir souvent qu'un récit combiné habilement, au sens où l'on dit qu'un joueur d'échecs combine habilement sa partie. » (p. 55-58)

2. « Il nous devient aisé maintenant d'opposer au schème du récit pur le schème du roman pur. Le roman trouve sa base et son centre de gravité là où le récit cherche sa confirmation et sa conclusion : dans l'évocation spontanée et immédiate de la vie morale et physique, dans le cours imprévisible d'une durée psychique ou d'une action. […] Le romancier traduit la vie au moment où elle se fait, il en exprime fidèlement les sinuosités et le rythme, son intelligence paraît dirigée plutôt que directrice. […] Aussi existe-t-il un moyen infaillible pour reconnaître un vrai roman : il suffit de constater que l'enchaînement des représentations sensorielles et psychologiques ne dépend point d'un raisonnement ou d'un ordre de production autre que celui de la vie, et que les personnages ne soient pas approchés, dessinés de l'extérieur, mais saisis par une sorte d'intuition analogue à celle qui nous met en relation avec les individus vivants. » (p. 58)

3. « Le roman, comme la vie, nous baigne dans une présence initiale et nous oriente vers l'avenir ; nous en connaissons les personnages avec certitude mais sans savoir pourquoi, et nous ne songeons pas plus à contester la réalité des scènes que nous ne songerions à nier les événements qui se déroulent sous nos fenêtres. Le romancier ne peut atteindre à ce résultat que par une intuition et des procédés esthétiques, tandis que l'auteur du récit tend à prouver la partie esthétique de son oeuvre par des considérations et des procédés extra-esthétiques. » (p. 59)

4. « Balzac aurait eu l'idée et la volonté de réaliser le roman tel que je viens d'essayer de le définir et tel que l'ont réalisé les Russes, les Anglais et les Français de la seconde moitié du siècle dernier ; mais empêché par différentes circonstances historiques et psychologiques, il n'aurait pu réussir ordinairement qu'un compromis entre le roman et le récit, qu'une synthèse puissante et artificielle, pénible et géniale, qui ne serait ni tout à fait une oeuvre de pensée, ni tout à fait une oeuvre d'art. En d'autres termes, désireux de produire un effet saisissant par l'évocation de la réalité concrète, il n'aurait obtenu ce résultat que par des moyens abstraits, soutenant toutes les parties de cette réalité par une armature et des joints conceptuels. Il en résulterait une constante confusion de la preuve esthétique et de la preuve rationnelle, le lecteur ne sachant jamais précisément si le sentiment qu'il a de la réalité d'une scène n'est point illusion due à la vérité du commentaire abstrait qui l'encadre. Balzac fait sa synthèse devant nous au lieu de nous la présenter toute faite, ce qui rend la vérification de ces jugements relativement facile. » (p. 59)

5. « […] l'existence des personnages [doit] être une “position absolue”, et l'on voit bien pourquoi : le roman évoquant la vie actuelle au moment où elle se fait, les personnages sont forcément des individus dont l'existence et l'unité ne peuvent être saisies que par une intuition d'ensemble : ils doivent vivre avant d'avoir été pensés. Dmitri Roudine, Mme Bovary, Jude, Diana of the Crossways, personnages de roman authentiques, nous les connaissons en les regardant vivre, mais d'abord et surtout par le sentiment indéfinissable de leur être. Au contraire, les personnages de Balzac ont été des idées pensées avant que d'être des individus vivants, et une question alors nous vient aussitôt aux lèvres : sont-ils des individus ? La réponse est qu'ils finissent par le devenir, réponse qui soulève des difficultés graves. On a dit souvent que Balzac préparait minutieusement les protagonistes de ses drames, mais il conviendrait plutôt de dire, à mon avis, qu'il les fabriquait habilement, car l'individu déterminé n'ajoute rien par lui-même aux lignes abstraites dont il est le recoupement. » (p. 60-61)

6. « Une description vivante – relisez celles de Loti et de Hardy – se compose de traits choisis de telle façon que la synthèse de l'objet se fait immédiatement dans notre conscience, que nous avons l'impression de l'ensemble alors même que l'on ne nous donne qu'un détail, et la liberté d'imagination relative qu'on nous laisse est un des facteurs de l'intensité de l'évocation : ce qui veut dire que l'artiste sait éveiller en nous un équivalent affectif de l'objet qu'il représente. » (p. 62)

7. Chez Balzac, « [l'évolution du personnage] étant une déduction, nous n'avons pas, comme dans un roman, l'impression d'être devant la même personne, mais celle d'assister au développement d'un même sentiment. C'est dire que l'évolution de l'individu demeure extérieure à l'individu, étant la déduction du schème psychologique dont il est le véhicule. » (p. 64)

8. « Plutôt que des oeuvres d'art nous lisons semble-t-il les rapports d'un magistrat du coeur qui, allant au-delà du plan moyen des jugements historiques, met à nu les racines d'une action sociale » (p. 66)

9. « Telles les pièces d'un échiquier chacun a sa forme, sa place, son mouvement propre, son champ de course exactement défini : mais cette apparente diversité ne fait que mieux ressortir l'a priori et la rigidité de leur détermination. Qui n'a été frappé en lisant la Cousine Pons ou la Recherche de l'absolu, de la différence de valeur entre la préparation et le développement ? Cette dernière oeuvre notamment nous fait l'effet d'un torse de Dieu terminé par des jambes d'enfant. » (p. 67)
« L'autobiographie et le roman : l'exemple de Stendhal », p. 70-95.
1. « Seules quelques naturalistes abusés ont pu prétendre – et pas longtemps – à un objectif, par le moyen d'un artifice puéril qui consistait à supprimer la genèse et à ne considérer que les résultats. » (p. 75)

2. « L'introspection prend le moi brut pour objet, et par une construction en profondeur qui compose les données passives de l'expérience, s'efforce à réaliser l'unité idéale d'une conscience contemplative. La psychologie de la personnalité, prospective et synthétique, ne peut chercher que dans la vie, dans l'action de l'individu, la justification d'une volonté d'être qui se confond sans doute avec l'être même. La pensée artistique enfin, consciente ou inconsciente, soumet les éléments du moi qui lui sont donnés à une élaboration spécifique dont l'une des conditions est l'absolu désintéressement de la personnalité en tant que telle, et l'une des conséquences la transposition radicale des valeurs de cette dernière. Ainsi le moi est l'entrepôt de velléités où nous venons puiser tous, quel que soit notre but ; mais c'est en-deçà de l'être, une valeur négative. Et pour préciser le point qui nous intéresse, l'oeuvre ne peut contenir des révélations positives sur un moi qui n'atteint au degré de l'être que dans une oeuvre elle-même, bien que celle-ci puisse utiliser certains éléments du moi pour découvrir quelques vérités touchant la nature humaine. » (p. 79)

3. « Loin de déterminer la réalité comme chez Balzac, de figurer le couloir par où il faut passer pour atteindre celle-ci, le système des causes est nettement relégué au second plan. La critère de réalité l'emporte ici sur le critère de nécessité logique. » (p. 84)

4. « Les personnages de Stendhal échappent sans cesse à leurs définitions parce qu'ils vont chercher au coeur de l'action le secret de définitions nouvelles ; mais ces découvertes ne sont rendues possibles que parce que l'auteur se laisse vivre librement dans les limites objectives d'une unité sans cesse détruite et sans cesse reformée par l'affirmation même de la vie. » (p. 91)
« L'art de Conrad », p. 96-103.
1. « L'art de Conrad est donc le contraire de l'art descriptif, notamment de celui de Balzac, il ne calque pas la réalité devant l'homme mais l'homme devant la réalité ; il évoque des expériences subjectivement intégrales parce que l'impression équivaut à la totalité de la perception, et parce que l'homme la subit tout entier et de toutes ses forces. Sa grande originalité est d'avoir appliqué cet impressionnisme à la connaissance des êtres humains. » (p. 98)

2. « Quant au commentaire psychologique, il nous est présenté comme simplement probable. C'est dire qu'il n'intervient aucunement dans la détermination du personnage. Simple suite de suppositions, d'hypothèses, il demeure tangent à la réalité ; d'où vient que l'opacité de l'individu, de la scène, n'est jamais complètement dissipée – en droit du moins – puisque l'analyse appuie tant qu'elle peut sans dissoudre cette épaisseur de mystère, refuge de la vie. » (p. 101)
« Le message de Meredith », p. 104-125.
1. « Il n'y a point, dans son oeuvre, un plan abstrait où les motifs des actes de ses personnages se relieraient à quelque théorie générale conçue en dehors d'eux, avant eux, où se dissimulerait sous le voile philosophique un parti pris sentimental analogue à celui qui enfante les créatures de Dickens et de Hardy. Chez Meredith, la pensée n'est pas séparable de l'intuition : penser, pour lui, consiste à suivre par l'intelligence l'écoulement d'une durée qui n'est pas la sienne. » (p. 105)

2. « Il est à l'opposé de Balzac, dont les personnages se distinguent mal de la classe à laquelle ils appartiennent, des idées qui servent à les démontrer ; de Marcel Proust, qui composait les siens avec des souvenirs comme nos grand-mères recouvraient les coussins avec des morceaux de tapisserie. C'est qu'il ne commence ni par l'observation d'une classe, ni par des idées, ni par la broderie des souvenirs : Diana, Feverel, Beauchamp, Carinthia James s'installent en lui d'un coup, tout créés, avec tout leur possible et tout leur impossible, produits d'une chimie intérieure qu'il constate sans y travailler volontairement. » (p. 106)

3. Meredith affirme « l'unité indivisible de sa personnalité [celle de son personnage]. » (p. 107)

4. « Mesurez les conséquences : d'un côté, forte tension intellectuelle, possibilités infinies d'analyse ; de l'autre, possibilités également infinies de résistance chez les individus analysés ; - de sorte que la personnalité humaine, dans l'oeuvre de Meredith, ne paie point à l'analyse ce tribut que romantiques et décadents nous présentèrent sous un jour si fatal. Bien loin de se dissoudre en devenant intelligible, elle voit les ressorts de son activité renforcés et comme trempés d'intelligence. » (p. 107)

5. « Donc, psychologie prospective, mais psychologie normative aussi. Le jugement de fait se double d'un jugement de valeur, explicite ou non, qui suit (au lieu de précéder, comme dans le roman à thèse) l'intuition dramatique d'une personnalité. La vérité du personnage constitue en quelque manière la preuve indirecte d'une vérité plus haute, d'une vérité idéale, que l'auteur ne déduit pas d'un principe abstrait ajusté tant bien que mal à l'expérience, qui résulte au contraire d'une conscience de cette expérience plus complète que celle qu'en prend l'individu qui la fait. » (p. 110)

6. « […] il démontre par son oeuvre que toute connaissance valable de la vie est le résultat d'une réflexion sur l'homme dans le moment où il agit, où il subit l'épreuve de l'expérience. Conséquences : si l'on veut connaître l'individu il faut, non pas le regarder, mais le faire vivre, mais pour le faire vivre il faut le connaître, le penser, car la pensée ne s'attache pas à la vie pour satisfaire la curiosité raffinée d'une élite, elle participe comment (sic) agent nécessaire à sa création. » (p. 111)

7. « Ses personnages sont parce qu'ils sont et ne tirent leur raison d'être que d'eux-mêmes ; mais – et ceci est de la première importance – ils ne sont que parce qu'ils agissent, leur être dépend de leur activité. Activité tout extérieure, tout physique, activité de relation ; activité interne des sentiments que telles circonstances portent au point d'ébullition ; réactions, adaptations, contactions et détentes ; […] ». (p.115)

8. « Vivre, pour eux, c'est essayer de penser, mais cela afin de pouvoir, de nouveau, respirer, agir, s'épanouir. Le sens sacré de la vie ne les abandonne jamais. La tension de leur volonté naît du désir d'une détente. Ils ignorent les crampes abstraites et les évanouissements esthétiques. […] Ils sont instables, parce qu'ils se veulent réellement stables ». (p. 116)

9. « La lutte pour la vie se transforme, chez les héros de Meredith, en lutte pour la lucidité, lucidité rendue nécessaire par les exigences profondes de leur tendance à persévérer dans leur être. Leur activité spontanée se double d'une activité réfléchie, et nous percevons ici la fente par où l'analyse meredithienne, tout en suivant scrupuleusement les mouvements de la vie, la pénètre de ses mille antennes, et rapproche insensiblement, avec un tact suprême, la création de la vie de la création de la pensée. » (p. 117)

10. « Nous concevons plus clairement maintenant le problème qui est implicite dans l'oeuvre de Meredith : il s'agit de penser la vie dans les limites de l'intuition, mais aussi d'accorder autant que possible, dans ces mêmes limites, l'activité vivante à l'activité intellectuelle, d'établir une interaction créatrice continue entre la vie et la pensée. » (p. 119)

11. « l'action, mesure suprême de la vérité » (p. 124)

12. « Meredith est le premier qui ait montré que, dans l'ordre de la vie, un jugement romantique ou décadent est toujours une jugement faux, parce qu'il n'est pas formé dans les conditions nécessaires de toute pensée vraie. Il a décapité le romantisme. Nous pouvons en éprouver encore les élancements et les frissons : nous n'avons plus le droit de prendre ceux-ci pour des pensées. » (p. 124-125)
« La vie sociale dans l'oeuvre de Marcel Proust », p. 165-175.
1. « Dans l'oeuvre de Proust se croisent, se déforment, se recomposent les traces de presque tous les grands romans du XIXe siècle. Elle est comme ces milieux où des métaux, jugés jusque-là indéformables, s'altèrent sous l'influence de la pression, de la température, des agents chimiques, etc. » (p. 165)

2. « […] à la conception des personnages en eux-mêmes et pour eux-mêmes se substituent chez Proust les étapes de la connaissance de ces personnages par l'auteur, depuis les rêveries verbales et l'enchaînement des images jusqu'aux observations qui finissent par cerner le réel enfin dépouillé de ce qu'y ajoutait l'esprit. Le centre de gravité se déplace, n'est plus situé dans les actes et dans les sentiments d'individus tout surgis de la conscience de l'auteur, mais dans ce qui est le sujet central de la Recherche du temps perdu : la formation de la conscience. » (p. 166)

3. « On a dit qu'il n'y avait pas de drame dans la Recherche du temps perdu. Il y en a un cependant, toujours le même, qui ne varie que par son objet : un drame du désir et de l'imagination qui se résoud (sic) en connaissance ; ou bien si l'on préfère, un drame de la possession, qui, reconnaissant sa vanité, se change en compréhension. Intelligence et indifférence sont chez Proust synonymes, et de même passion et imagination ; et comme ses personnages apparaissent différents selon ses propres variations à leur égard, ils sont doués d'une double existence, leur existence réelle et l'existence qu'ils ont dans l'esprit de l'auteur. Le long et patient effort de Proust a pour but de faire coïncider les deux êtres qu'un même individu projette, l'un sur le plan de l'imagination, l'autre sur celui de l'intelligence. Faute de distinguer ces deux réalités d'abord étrangères l'une à l'autre on méconnait le réalisme brut qu'implique le subjectivisme le plus extrême de Marcel Proust. […] Les premiers contacts de Proust avec le monde produisent une sorte de nébuleuse poétique qui lentement se refroidit et se cristallise en idées. C'est ainsi notamment que se forme son monde social. » (p. 166-167)

4. « L'application de Proust à connaître les gens du monde apparaît comme une manifestation de sa tendance à passer de l'intuition sensible à la loi. » (p. 168)
« Poétique du roman », p. 201-206.
1. « Le problème de faire voir, et de comment faire voir, est le problème crucial du roman. Et ce problème est fonction de cet autre : la position du lecteur devant l'oeuvre qu'il lit. Le romancier doit-il décrire le réel ou seulement le suggérer ? Toute la question est là. Quand nous percevons quelque chose, la part de nos sens est variable et modifie la tonalité de l'ensemble. » (p. 202)

2. « Je serais tenté de dire que l'art du roman est un art de foule, l'art de rendre les choses intimes et personnelles par des sensations vagues, communes et sitées (sic) au-dessous de la conscience claire. C'est là le talent de Dostoïevski, lequel souvent part de descriptions visuelles pour les noyer aussitôt dans un complexe d'émotions et de sensations musculaires directement communiquées. » (p. 202)

3. « Le roman est une sorte de calcul intégral d'un événement concret. Sa limite, qui est aussi son idéal, est sans doute la journée de mille pages de Joyce. Je verrais dans Ulysses l'épanouissement complet du roman – même si l'on pense que cet épanouissement frise l'exagération – plutôt qu'une révolution des lois du genre. » (p. 203)

4. « On est romancier quand on pénètre bien les êtres, mais quand on ne les pénètre pas assez pour qu'ils aient cessé de ressembler à d'autres qu'à eux-mêmes. » (p. 204)
« Le roman policier », p. 219-225.
1. « Un roman policier est une histoire racontée à l'envers ; au lieu que le récit y soit le développement du sujet, c'est le sujet qui surgit du développement du récit. » (p. 220)

2. « Le roman est né d'une tendance inverse de la tendance critique. Celle-ci, exigeant une explication des choses, en arrive à mettre en question les principes de l'explication elle-même, et substitue au monde réel des mondes possibles. Le roman pose le monde réel comme indiscutable, par cela seul qu'il est “présenté” avec assez de force. Il existe, non plus parce qu'il est, mais parce qu'il est créé » (p. 221)

3. « […] il faut que le roman cesse d'exister ou qu'il reprenne sa fonction, qui est d'évoquer un monde, simplement possible, et plus ou moins probable du point de vue critique mais miraculeusement réel et vrai tant que nous demeurons sous l'influence magique du récit. Alors que le grand roman moderne va chercher ses preuves dans l'exactitude de l'information, ou dans le rendu de l'impression, ou dans la finesse de l'analyse critique, le roman policier est à peu près le seul à le chercher dans le magnétisme de la narration. » (p. 221-222)

4. « Jacques Rivière, dans cette revue, il y a plus de quinze ans, et Thibaudet peu de temps après la guerre, ont fort bien parlé du roman d'aventures. Jacques Rivière, avec son intuition habituelle, voyait qu'il y a autre chose dans notre goût pour ce roman qu'une curiosité d'intellectuels fatigués. Il y a le désir d'échapper précisément à la condition d'intellectuel fatigué, car le roman d'aventures, s'il n'est pas seulement une variation, une fantaisie sur le roman d'aventures, révèle une autre façon de vivre que celle dont témoignent la plupart des oeuvres que nous admirons. » (p. 223)

5. « Outre que le roman policier – que je prends ici comme la forme aujourd'hui la plus familière du roman d'aventures – nous fait sortir de la chambre noire de l'intellectualisme – de la chambre noire seulement, car il n'est aucunement question ici d' “échapper à l'intelligence”, proposition qui n'aurait aucun sens – il confère à la peinture du réel une netteté de contours, un caractère de simplicité et de nécessité dont nous avons grand besoin. » (p. 224)

6. « Un bon crime a ceci d'inestimable qu'il rend toute leur valeur et tout leur intérêt aux réactions fondamentales de l'homme » (p. 224)

7. « Enfin le roman policier pourrait renouveler la vieille question de la morale dans l'art. Le bien et le mal, le noir et le blanc, font partie de la structure même de ce roman. En effet, comme il s'y agit d'une chasse à l'homme, la moitié de l'intérêt de cette chasse provient du parti que nous prenons vis-à-vis du chasseur et vis-à-vis du chassé. Le noir et le blanc rudimentaires et violemment contrastés du roman populaire pourraient être nuancés pour les esprits les plus complexes de lecteurs plus cultivés. Au reste, le roman policier ne forme qu'un des pôles du roman d'aventures. A l'autre pôle nous avons ou devrions avoir le roman picaresque, tout débridé et hasardeux, qui représente par des images vivement colorées et dramatiques les démarches tâtonnantes de la pensée. Mais nous ne possédons pas une collection de romans picaresques modernes comparables (sic) à la collection de romans policiers qui occupe les bas rayons de la bibliothèque de bien des sages. Dans le genre picaresque tout est à créer de nouveau. Dans le roman policier il n'y a qu'à prolonger, à ordonner, à étendre le roman à toues les nuances et à tous les degrés du drame humain. » (p. 225)
« Retour à Dumas père : plaidoyer pour l'aventure », p. 269-273.
1. « […] on dira tout ce qu'on voudra de nos lettres contemporaines, mais on n'en pourra dire que le corps y existe beaucoup. Gardons-nous ici d'une équivoque. Nous avons eu, nous avons encore, nous aurons sans doute une littérature sportive, et donc, sous un certain angle, une littérature du corps ; mais d'un côté, le sport est le contraire de l'aventure ; de l'autre, nos écrivains sportifs n'en ont rien tiré qui ressemblât, de près ou de loin, à ce que souhaitait mon professeur [du mouvement, de la vie physique].

L'aventure, c'est ce qui arrive, le plus souvent, d'inattendu. C'est la précipitation du présent vers l'avenir qui vous attire et vous fait basculer dans une nuit semée d'éclairs et d'embûches. L'idéal du sport est au contraire que l'avenir immédiat de l'athlète (l'acte qu'il va accomplir) soit en quelque sort préfiguré dans ses muscles, dans la liaison des mouvements et de sa pensée. On s'entraîne au sport, l'avenir vous entraine. » (p. 269)

2. « Dumas a le don du type, mais ses types n'incarnent pas une espèce essentielle ou du moins significative, et c'est ce qui le distingue de Balzac. Chez Balzac, Birotteau et Vautrin, qui ne sont pas, humainement, beaucoup plus nuancés que d'Artagnan ou Ange Pitou, doivent leur relief à la nécessité de leurs personnages. Une information pénétrante et le choc émotif de leur apparence en font des hallucinations du réel. Point d'hallucinations chez Dumas. C'est qu'il entend surtout s'amuser des individus, avant d'en amuser le lecteur. Il s'amuse de leurs prouesses, il s'amuse de leurs amours, il s'amuse de leur mort, et quand il les pleure, come il pleure Porthos, cela l'amuse encore. On croit discerner en lui les signes d'une sexualité violente et heureuse et la joie légère qui enlève les natures comme la sienne après l'amour, et la hâte qui les précipite avant l'amour. » (p. 271)
« Rappel de Maupassant », p. 288-296.
1. « La contradiction du naturalisme a été de peindre des hommes, non pas comme ils sont, mais comme ils apparaissent, de confondre les causes prochaines avec les causes essentielles, les causes efficients avec les causes finales. » (p. 290)

66. « La permission que réclamaient Maupassant et ses pairs était plutôt comme une imitation des permissions scientifiques, ce qui impliquait un assez énorme contresens pesamment épanoui dans les articles pseudo-critiques de Zola, la science et l'art n'ayant proprement aucune commune mesure. Mais ce qui aggrave le contresens et le fait passer de la méthode à la conception, c'est que cette volonté de libération répond bien moins à une volonté de connaissance qu'à un état d'esprit, qu'à un lâchez-tout de l'âme, qui n'offre aucun rapport avec la curiosité scientifique. Lorsque Maupassant écrit, annonçant à Flaubert les Soirées de Médan : “Nous n'avons eu, en faisant ce livre, aucune intention antipatriotique, ni aucune intention quelconque”, il définit parfaitement le paradoxe de son école. On peut bien avoir l'intention de n'avoir point d'intention, mais la gageure est impossible à tenir, toute oeuvre de l'esprit étant, qu'on le veuille ou non, intentionnelle, et l'oeuvre d'art autant qu'une autre. Il manquait aux hommes de Médan la mémoire intelligente du passé et de la tradition complexe de leur art. » (p. 292)
Gide ou le courage de s'engager, Claude Martin (éd.), Paris, Klincksieck, 1985, 143 p.

Il s'agit d'une réédition du André Gide de Fernandez (Paris, Éditions R.-A. Corrêa, 1931, 265 p.) agrémentée de quelques articles sur l'auteur des Faux-Monnayeurs.

« Réflexions sur Le Pari », Marianne, no. 8, 1re année, 14 décembre 1932, p. 4.
1. « Ce qu'on appelle la “forme” et le “fond” dans un roman se distinguent mal à mes yeux. Je crois que le roman est une évocation de la vie humaine sur deux plans à la fois : le plan apparent, perceptible, physique pour tout dire, et le plan intérieur où se déroulent les sentiments, où s'ébauchent les réactions. Si l'un des deux manque, rien ne va plus ; mais l'accord des deux plans ne doit pas être le résultat d'un effort volontaire ; il doit se faire seul, dans une intuition qui est proprement créatrice. C'est pourquoi le roman est à mon avis le plus précieux auxiliaire de la vie, je veux dire de la vie réelle, car dans la vie réelle, nous saisissons rarement, pour ne pas dire jamais, l'apparence et la réalité intérieure d'une même vue, tandis que l'imagination romanesque nous permet cette espèce de tour de force. »

2. « Il ne semble qu'un roman est vraiment “en train” quand l'auteur ne sait plus très bien où il va. C'est du moins ce que j'ai cru constater pour Le Pari. »

3. « Une certaine indétermination de la forme me semble aussi souhaitable qu'une certaine indétermination du contenu. Tout ce qui peut donner l'impression d'avoir été écrit avant d'être lu est nuisible à l'effet romanesque, et la meilleure façon de l'éviter est de donner au lecteur l'impression, plus subtile, que l'auteur écrit au moment de la lecture, et qu'il aurait pu écrire différemment. »

4. « J'ai tâché, en écrivant Le Pari, de louvoyer entre deux écueils : le roman à thèse et le roman esthétique. Je n'ai plus à faire le procès du premier. Quant au roman esthétique, de noblesse authentique, tout y est subordonné à la perfection de la forme, d'une forme qui arrête, qui bloque en quelque sorte, le mouvement dramatique. C'est comme une danse hiératique où l'élan vital est retenu par la règle, la mesure. »

5. « dans les périodes de scepticisme général [comme celle de l'après-guerre], la hiérarchie que l'esprit et la société dressent de nos passions est rompue. L'idée de dignité s'évanouit. Toutes les passions sont également valables. Une automobile peut captiver autant qu'une femme, et une femme peut être jalouse, sans le savoir, d'une automobile. L'épreuve est particulièrement dure pour mon héroïne, parce que, comme beaucoup de jeunes filles élevées parmi les livres dans la solitude et la révolte, l'éthique qu'elle s'est faite ne correspond plus aux réalités de son temps. Mais elle est vivante malgré elle par ses passions. Comme mon héros, de son côté, en vertu du scepticisme que j'ai dit, ne croit plus aux bons sentiments, il a eu besoin, pour céder à l'amour que lui inspire Pauline, (sic) “l'illusion qu'il obéissait aux plus mauvais instincts, et qu'il faisait proprement une infamie”. […]
 
Tel est le thème du Pari. On a jugé ce livre immoral. La question est de savoir s'il est moral de défendre une moralité morte, et s'il est immoral de chercher la clé d'une morale nouvelle. »
« Lettre à Charles du Bos », Cahiers Charles du Bos, no. spécial, novembre 1964 [1923], p. 76.
1. Mon rêve est d'orienter mes contemporains vers un mode de penser et de sentir nettement prospectif, en réaction contre le mode rétrospectif qui règle encore la pensée de nos maîtres, de les pénétrer de l'idée que ce qu'il y a de proprement humain dans notre vie est toujours situé au-delà de ce que nous vivons actuellement, et que la différence entre ce que nous sommes et ce que nous voulons être est la seule mesure exacte de notre valeur. Mais comme nous en sommes encore à nous comparer à notre passé au lieu de nous comparer à notre avenir, il y a un redressement à opérer, un déclenchement à déterminer, et ces résultats ne pourront être obtenus que par le concours de beaucoup d'efforts.
Back to top