Photo de Jacques FerronJacques Ferron

(1921-1985)

Dossier

Le roman selon Jacques Ferron

Le (petit) roman selon Jacques Ferron : composer le pays incertain, par Myriam Vien, 11 novembre 2015

L'oeuvre exigeante de Jacques Ferron place le lecteur devant une constellation de textes aux formes variées. Aussi bien par sa pratique d'écriture, qui visite plusieurs genres littéraires, que dans sa vie professionnelle, où il se signale sur trois fronts – la médecine, la politique et la littérature –, Ferron cultive l'hétérogène et multiplie les champs d'action. Sur le rabat de couverture du Ciel de Québec, publié en 1969, la présentation de l'auteur, où se profile l'ironie typique de l'écriture ferronnienne, souligne le caractère polymorphe qui marque son oeuvre et installe un certain classement entre les éléments qui la composent :

Jacques Ferron a écrit des contes, des historiettes, des théâtres, quatre p'tits romans et des lettres au journal Le Devoir dont le tiers environ n'a pas été accepté, Dieu merci, car il se serait fait une réputation de fou qui l'aurait empêché d'accéder à l'Académie Barbeau, cet hospice des gens de lettres, et à la collection Nénuphar, leur paradis. (Ferron ; 1969)

Si le conte, qui reste l'art préféré de Ferron, figure en tête de liste, et que l'historiette paraît être chez lui une nécessité – « Je m'occupe d'histoire parce que la sottise des historiens m'écoeure » (Ferron, cité par Beaulieu ; 1999, p. 14), le roman arrive à l'avant-dernier rang dans l'inventaire, déclassé par ce « p'tits » qui le stigmatise. C'est que le rapport de Ferron à ses romans, qu'il qualifie presque toujours de « petits », est pour le moins ambigu. S'il est vrai que ces derniers sont plutôt courts – la plupart, excepté le Ciel de Québec, ne font pas plus de 200 pages –, il n'agit pas (seulement) ici du nombre de pages, mais bien plus de la relation complexe que l'écrivain entretient à l'égard de son pays incertain, qui influence sa vision et son traitement du matériau romanesque.
Il n'existe pas, dans l'oeuvre de Ferron, une synthèse achevée sur sa conception de l'écriture et de l'écrivain. L'essentiel des passages reproduits ci-après proviennent d'un recueil de textes intitulé La charrette des mots, rassemblé par Luc Gauvreau et publié dans la collection « Écrire » des Éditions Trois-Pistoles. Collage de textes publiés et d'inédits issus du fonds d'archives Jacques-Ferron de la BAnQ, cet ouvrage couvre plus de quarante ans de propos sur l'écriture et défriche donc un parcours assez elliptique au coeur de son oeuvre. À ceci s'ajoute des extraits de l'abondante correspondance de Ferron qui, épistolier aguerri, n'entretient pas moins de 326 correspondants (selon l'inventaire du Fonds Jacques-Ferron de la BAnQ) au total tout au long de sa vie. Nous avons retenu pour notre propos les lettres échangées avec André Major, François Hébert et, dans une moindre mesure, Pierre Baillargeon, trois correspondances publiées sous forme de recueil par les Cahiers Jacques Ferron. Les entretiens de Ferron avec Pierre L'Hérault, retranscrits dans un ouvrage titré Par la porte d'en arrière, complète la liste des ressources sollicitées.

De l'art d'être un auteur mineur.

Parce qu'il choisit la médecine comme profession première, et qu'il tâte aussi du côté de la politique, Jacques Ferron n'a jamais voulu se présenter autrement que comme un « auteur mineur ». Ce statut, revendiqué avec fermeté par l'écrivain, fait longuement l'objet de ses entretiens avec Pierre L'Hérault :

Je me suis toujours considéré comme un auteur mineur, un auteur utile, mais mineur. Et nécessairement les mineurs disparaissent et ce ne sont que les auteurs majeurs qui restent. Les auteurs mineurs, et c'est pour ça que j'ai une certaine satisfaction à me considérer comme tel, ont beaucoup d'influence et, l'air de rien, nourrissent par en-dessous ce qui subsiste. (Ferron ; 1997, p. 219-220)

Ferron énonce ici les deux priorités qui commande toute son entreprise d'écriture : la nécessité d'être un auteur utile, et l'influence secrète, sous-terraine, qu'exercent comme lui les auteurs mineurs, qui se donnent pour mission de nourrir le « fonds commun » pour d'autres écrivains. Le fait de disparaître sur le long terme ne paraît guère le tourmenter, conscient qu'il ne peut contrôler le regard que jettera sur lui l'histoire littéraire. Il y a, malgré tout, des auteurs mineurs qui franchissent le seuil de l'histoire : « Gide est sans aucun doute un auteur mineur qui a obtenu plus d'autorité qu'il n'en méritait. Il ne me reste de lui que L'Immoraliste, et encore je garde ce roman parce que je suis médecin ; […] » (Ferron ; 2004a, p. 61) C'est peut-être en raison de cet impératif d'utilité que Ferron s'est toujours défini d'abord comme médecin, continuant de pratiquer jusqu'à la fin de sa vie pour des raisons monétaires : « mes enfants ayant encore besoin de moi » (Ferron ; 2000, p. 100). S'il admet « avoir vendu [son] âme en demandant au Conseil des Arts la bourse de 18 000 $ pour écrire [Le pas de Gamelin]», cette somme d'argent, en réalité, devait servir à acheter des chevaux à ses enfants : « Depuis, je travaille comme un pauvre homme à établir, chevaux vendus, mes enfants. […] Je m'estime chanceux parce que je n'ai jamais mis mon oeuvre au-dessus du bonheur de mes enfants. » (Ferron ; 2000, p. 138)

La médecine reste donc son gagne-pain, et l'écriture, cet « à-côté » qui lui permet d'engendrer une oeuvre qu'il ne cessera par ailleurs d'amenuiser, de rabaisser, même si, paradoxalement, elle lui permet de se revaloriser : « N'étant qu'un petit médecin de province, puis un petit médecin de quartier, il fallait que je me revalorise, d'une certaine manière, en écrivant. Et quant tu t'embarques dans le moulin, il faut que tu continues, que tu continues… Tu vas chercher matière à gauche et droite. » (Ferron ; 1997, p. 231) Entraîné presque malgré lui, entend-on, par l'écriture, Ferron ne se cache pas de la déception éprouvée face à une oeuvre qui ne lui a pas procuré le sentiment d'accomplissement qu'il aurait souhaité. Dans « L'alias du non et du néant », il avoue :
Je ne suis pas tellement fier de mes livres, je ne l'ai jamais été. Je n'ai jamais pensé au monde entier en les faisant. Il m'aurait semblé incongru d'envoyer un manuscrit en France. Mes livres, je les ai faits pour un pays comme moi, un pays qui était mon pays, un pays inachevé qui aurait bien voulu devenir souverain, comme moi, un écrivain accompli, et dont l'incertitude même est devenue mon principal sujet, ce qui m'a forcé à mêler au beau livre dont je rêvais de la rhétorique, un discours politique plus ou moins camouflé. Tout cela assez mal assemblé, avec de l'ambiguïté, de la confusion et même du radotage, comme l'a noté Gérard Bessette qui fut déjà mon ami. En dépit de tout cela, je tiendrais, je tiens, à garder la responsabilité de mes oeuvres et de ma vie, et d'en répondre après ma mort si l'on daigne alors me faire l'honneur d'un procès. (Ferron ; 2006a, p. 121-122)

L'engagement de Ferron envers son pays inachevé, pas encore souverain, l'empêche de se considérer comme un écrivain à part entière, « l'obligeant » en quelque sorte à mettre son oeuvre au service d'une cause plus grande qu'elle. C'est pourquoi l'incertitude est partie prenante de son écriture, que celle-ci devient en quelque sorte un programme et une lutte, imprimant au « beau livre » rêvé du politique, de la rhétorique. L'enjeu de ce combat est double : la pérennité du pays permettra à la littérature de subsister, mais comment assurer la pérennité du pays en l'absence d'une littérature forte pour le soutenir ? Le sort du pays est pour Ferron résolument lié à la littérature :

La première préoccupation que j'ai eue, ce fut d'écrire. Après avoir écrit un premier roman qui s'appelle La gorge de Minerve – que je n'ai pas publié, mais qui prouvait que je pouvais faire un livre – et après m'être installé en Gaspésie où on parlait une belle langue, un français qui n'était pas mêlé, peut-être archaïque mais beau, je suis venu m'établir dans une ville frontalière à Montréal. Là je me suis rendu compte que je ne pouvais pas faire des livres qui ne soient pas en même temps un combat pour cette écriture. On ne fabrique pas un livre comme un journal, on le fait dans l'espoir qu'il durera quelques années. Vous avez besoin de la pérennité du pays. Alors ce pays m'a semblé menacé. Et ce pays que j'ai appelé le « pays incertain » a eu une influence sur la suite de mon écriture. Parce qu'il ne s'agissait plus pour moi d'écrire simplement de belles histoires, mais en même temps d'assurer la pérennité du pays où je vivais. Au bout de ma carrière, je ne suis pas beaucoup plus avancé. (Ferron ; 1997, p. 137-138)

Ce combat prend corps d'abord par la prise de possession du territoire, à travers la lecture et l'écriture, une « démarche littéraire fondamentale » (Ferron ; 1997, p. 245) qui doit, pour se faire, sortir du giron de la France. Contre « cette France qui est plus forte que nous » (Ferron ; 1997, p. 206), il faut se défendre en « assimilant », c'est-à-dire en « [s'appropriant] tout ce qu'on peut de la bibliothèque française » (Ferron ; 1997, p. 240) :

Je n'écris pas pour le monde entier ; je vise à l'estime des gens de goût de mon pays. Et c'est ici que l'affaire commence à être inquiétante. Si j'en juge pas moi-même, Dieu ! que j'étais loin du pays à ma sortie du collège ; mes auteurs étaient à Paris et je tenais pour nulle la littérature canadienne. Je ne suis venu à celle-ci que lorsque je fus à même d'en être. Ma démarche n'était pas désintéressée. Je crains fort que le lecteur que je recherche ne reste distrait par la France et ignore mes livres ; j'aurais mauvaise grâce à m'en plaindre. (Ferron ; 2006a, p. 23)

La France occupe dans l'esprit ferronien la place d'une rivale à écarter, qui étouffe ce qui se fait ici : « La France est notre ennemie. On l'a vu durant la dernière guerre, [tandis] qu'elle était dans l'ombre allemande : jamais comme alors notre littérature ne s'était mieux portée. » (Ferron ; 2006a, p. 23)

Une posture belliqueuse qui ne se compromet pas dans l'arrogance, puisque Ferron, se plaît-il à rappeler, n'est qu'un auteur mineur. Au sujet du Ciel de Québec, il confesse d'ailleurs : « Il fallait être un maudit fou pour me lancer, moi, petit médecin de quartier, ne faisant pas partie de la faune littéraire, fort peu instruit, dans une entreprise pareille, à la diable. Il est vrai que tout était facile ici et que jamais je n'ai eu la moindre intention d'être dans les grands pays sérieux. » (Ferron ; 2000, p. 100) C'est parce que l'écriture s'inscrit non seulement « en marge » du cadre d'une carrière professionnelle mais aussi dans une province qui n'est pas encore un pays, qu'elle est possible, qu'elle excuse même en quelque sorte l'audace de sa démarche. Or tous les auteurs québécois, reconnaît Ferron, ne partagent pas son détachement à l'égard du milieu littéraire et certains se montrent plus enclins à endosser la posture d'écrivain « sérieux ». Parmi ceux-ci il compte notamment Gérard Bessette au sujet duquel il écrit, à son correspondant François Hertel :

Un autre universitaire que j'ai cultivé fut Gérard Bessette. Malheureusement il est aussi, comme vous, un écrivain, un écrivain sérieux, appliqué, et nullement un improvisateur comme moi. Notre commerce a mal fini, je me suis trop avancé, acceptant d'aller lui servir de père à Kingston lorsqu'il convola avec une Polonaise. Le diable s'est mis alors entre nous et il ne m'a pas ménagé dans Le semestre, un bon ouvrage quand même, sauf que le Coxsackie dont il croit mourir et qui lui aurait laissé une faiblesse pépère à la vessie, est un virus bénin. […] Je parle de lui avec révérence dans un petit ouvrage que j'achève et qui s'intitule « Le pas de Gamelin ». (Ferron ; 2000, p. 131)

Même s'il se tarde d'être en écriture un pur improvisateur, un auteur « amateur » (Ferron ; 2000, p. 93), un simple « fabriquant d'historiettes » (Ferron ; 2000, p. 142), Ferron ne rate pas l'occasion, lorsque ses compétences médicales lui prêtent une autorité sur les écrivains sérieux et appliqués, de pointer du doigt leurs bévues et leurs incohérences. L'attention soutenue que porte Ferron au respect des détails qui, dans le texte, renvoient à une réalité existante, révèle l'importance qu'il accorde au traitement de celle-ci dans l'oeuvre littéraire, une question qu'il aborde par rapport au roman dans « Le monde en-deçà » :

Le roman a cette honnêteté qu'avec lui la question de l'historicité ne se pose même pas. Pourtant il n'est pas gratuit ; s'il échappe à la réalité immédiate, il y revient et ne fait son détour que pour mieux la transposer. Je le conçois comme un moyen de comprendre son pays, de le revivre par réflexion, de le refaire sur un plan qui déjoue les censures, où la parole est souveraine, pour le raconter ensuite avec aisance et plaisir, comme un homme, et une sorte de facilité qui n'est pas le moindre de sa feinte. (Ferron ; 2006a, p. 55)

Le roman est donc une feinte ; il ne s'écarte de la réalité qu'en apparence, travaillant toujours à y revenir au terme d'un détour par lequel il modèle cette réalité, et fabrique sa fiction. Fort de la connaissance qu'il détient sur le réel, qui est toujours son point de départ, il devient alors un outil qui permet de revivre, et surtout de refaire ce réel. Seulement, le roman tel que Ferron le conçoit, ainsi chevillé à la réalité par le mandat qu'il se donne de la recomposer, apparaît aussi comme un genre gêné dans son évolution :

Ce genre n'est pas nouveau ; il remonte aux origines de la langue et se trouve soumis à une critique comparative qui l'expose à mauvais traitements, car les bons modèles, qui constituent la tradition, empêchent aussi la tradition de passer et d'alimenter des oeuvres nouvelles. Les écrivains le savent bien. Ils évitent de s'y commettre et fort modestement tentent de faire nouveau avec du sang neuf ; ils écrivent sur les intérieurs du zouave qu'ils ont mobilisé comme personnage, sur les bibittes du petit complexe ou bien, s'ils veulent dépasser la monographie, ils le font sur le cosmos comme ce cher Hertel qui, dans l'allure d'un troisième marguillier dans une paroisse du Bas-du-Fleuve, se prend pour un génie depuis qu'il est un rien-du-tout en France… Le cosmos, sans horizon ni rideau, je le trouve indécent ; faute d'en apercevoir les limites, on en dit n'importe quoi ; il est du ressort des physiciens et je ne suis pas physicien, ni Hertel. Je lui préfère le monde en-deçà, dont la découverte et l'exploration ont pour le moins permis de situer les pays dans un ensemble. (Ferron ; 2006a, p. 56-57)

L'art de Ferron semble se rattacher davantage à ces « bons modèles » qui forment la tradition du roman plutôt qu'aux tentatives de renouvellement du genre, vainement psychologisantes, que celui-ci juge au final peu concluantes. Les grandes fresques romanesques lui déplaisent : à la différence des écrivains entraînés dans des oeuvres en série qui désirent embrasser le cosmos, il préfère quant à lui décrire un monde simple, le « monde en-deçà », qui lui permet de situer son pays dans un ensemble. Cette division très nette opérée entre l'universel (le cosmos, le monde entier) et le particulier (ou le petit, le pays) insiste sur l'attachement de Ferron pour tout ce qui a trait à la réalité immédiate, à ce qui est concret, visible.
 

Le tricheur versus le menteur.

L'oeuvre littéraire, rappelle Ferron, doit receler un fond de vérité, récolté dans la matière qui forme sa réalité immédiate : « Je puise dans ce qui m'entoure, dans le pays qui m'entoure. Il le faut pour que cet écrit soit plausible. Je ne suis pas un menteur ! » (Ferron ; 1997, p. 213) À propos des Roses sauvages, sous-titré « Petit roman suivi d'une lettre d'amour soigneusement détaillée », Ferron précise :

Ce petit roman a peut-être un défaut, c'est celui d'avoir une chronologie assez floue, ce qui présente quelques inconvénients quand il porte un jugement sur une ville aussi importante que Moncton. Je peux cependant la préciser : je suis allé dans cette ville en 1966 ou 1967 pour le Ninth Congress of Mental Retardation. Et je puis avancer ceci : mon observation est exacte, mais si depuis la ville a évolué, ce dont je serais porté à douter, eh bien, mon petit roman n'est plus actuel. Qu'on le mette au passé tout simplement. (Ferron ; 1971, p. ?)

Soucieux de l'exactitude des faits rapportés dans ses oeuvres, Ferron travaille à une transposition presque parfaite de la réalité dans l'écriture : « Rosaire a le même thème que Cotnoir. Cotnoir fut écrit, Rosaire vécu. Si l'on excepte quelques fions, il n'y a aucune invention. J'ai transcrit le journal d'une affaire où je m'étais donné beaucoup de mal. » (Ferron ; 2000, p. 84) À Pierre L'Hérault, il fait cet aveu : « Je ne sais pas beaucoup inventer. Ayant une certaine expérience, je n'ai pas besoin d'inventer. Je prends dans la réalité ce qui correspond à ma fiction. Je ne vois pas les choses qui n'y correspondent pas. » (Ferron ; 1997, p. 208) Bien sûr, le fait d'emprunter des motifs que l'écrivain transmute dans la fiction ne dispense pas celui-ci d'un effort d'aménagement : « C'est que lorsqu'on fabrique un livre, on serait bien bête de ne pas se servir de schémas et de motifs populaires, quitte à les modifier nécessairement. Il ne faut pas simplement les répéter. » (Ferron ; 1997, p. 210) Car c'est dans ce processus de transposition, dans l'écart qui se crée par rapport à la stricte vérité, que se trouve la « fantaisie » de l'écriture :

La fantaisie, ça fait partie du plaisir d'écrire. Il faut vraiment que vous vous surpreniez un peu. Vous n'écrivez pas dans votre tête pour retranscrire par la suite. Il faut inventer au fur et à mesure et, à ce moment-là, il est bon de se faire des petites surprises, de rechercher une certaine originalité. […] Dans sa façon d'écrire, il faut trouver des formules neuves, mais dans ce que vous avez à dire, il faut que vous vous en teniez à ce que vous savez, à ce qu'on vous a appris. J'ai peut-être fait entrer des petits détails qui ne sont pas dans l'histoire officielle. Je cherche à faire une oeuvre qui ne soit pas une redite, qui ait une certaine originalité, enfin qui me plaise à moi qui suis mon premier lecteur. J'aime assez les cocasseries. La seule chose que j'ai prise au sérieux, c'est la littérature, par l'écriture, et, par l'écriture, la pérennité de la langue. Ce qui m'a mis dans des situations où il y avait du sérieux. (Ferron ; 1997, p. 231)

Il s'agit donc dès lors d'enrichir plutôt que d'inventer. En effet si Ferron redoute l'invention langagière, qui compromet la clarté du style, et sa compréhension par le lecteur, il ne voit rien de mal dans les « petites surprises » que l'écrivain s'accorde et sa recherche d'une certaine originalité. Les formules neuves sont à exhumer d'une matière préexistente, que l'on modèle par la suite à son gré. Ferron en livre ici le procédé :

Il faut enrichir. Je pense en particulier à mes Historiettes où je rappelle le passage des mercenaires allemands qui avaient été logés dans les vieilles paroisses – Rivière-du-Loup-en-haut, Louiseville, Yamachiche, Maskinongé, Trois-Rivières – et qui iront en débandade l'année suivante à Saratoga. Les Ursulines, à cette époque, tenaient hôpital. Un de ces Allemands, hospitalisé, était devenu un peu cinglé. Et c'est là que je triche un peu : il s'appelait Faustus. Or, comme il sera adopté par un paysan de Pointe-du-Lac, il deviendra Fauteux. C'est un désir d'appropriation. Créer un enfer au pays, comme je disais, est une chose très difficile… (Ferron ; 1997, p. 227)

Puisque le roman est donc une feinte, le romancier devient une sorte de « tricheur », qui manipule la réalité pour la transposer en fiction. Si Ferron se défend farouchement d'être un menteur, il ne se cache pas pourtant d'avoir pratiqué la tricherie toute sa vie. Dans un texte inédit, qui devait servir de préface à la pièce L'ogre, premier livre de Ferron publié aux Cahiers de la File indienne, en 1949, celui-ci évoque :

Ma vocation littéraire se manifesta de bonne heure. J'avais copié une page du Cap Blomidon. Mon professeur la trouva bonne. Il est doux d'être félicité. Je continuai d'écrire. Tant va la cruche à l'eau qu'elle s'emplit : je devins écrivain. C'est la seule carrière ouverte aux imbéciles. Il s'agit que l'imbécile persévère. Ainsi la fille : l'esprit ne vient pas au premier coup. Il faut retourner à la fontaine.
Je continuai d'écrire et de tricher ; l'un ne va sans l'autre. Après avoir copié l'abbé Groulx et plagié quelques littérateurs moins connus, Giraudoux, Valéry, j'entrepris de me copier, de me plagier moi-même. C'est ainsi qu'on se forme un style, une magie, un personnage, qu'on escamote sa bête et son imbécile. Tout est fraude dans l'art, machination et artifice. (Ferron ; 2006a, p. 20)

Si sa vision de l'écrivain – en fraudeur ou en imbécile – ne manque pas de cynisme, Ferron formule néanmoins ici l'une des lignes directrices de sa démarche d'écriture : le style et la signature d'un auteur ne se développent qu'à force de pratiquer et de réutiliser les mêmes tours. Contre l'invention langagière et le renouvellement des formes, Ferron pratique le pastiche de soi-même et veille au rodage de son art. La réécriture et le recyclage sont de fait au coeur de son oeuvre et influencent nettement le devenir de ses textes, comme il le confie d'ailleurs au sujet d'un de ses livres paru en 1965 : « J'ai toujours un parti pris contre La Nuit. C'est un roman que j'ai toujours cherché à refaire. La charrette s'en ressent » (Ferron ; 1994, p. 7) La Nuit sera reprise au final et deviendra Les Confitures de coings, une « version corrigée » de l'oeuvre, comme l'atteste Ferron dans une lettre à Gérald Godin.

Le fabriquant versus l'inventeur.

Le mot revient à plusieurs reprises : Ferron « fabrique » ses livres plus qu'il ne les écrit, évoquant par là le caractère très artisanal de sa conception de l'écriture. Dans une lettre adressée à François Hertel, il évoque le plan derrière le Ciel de Québec :

Je voulais anéantir Saint-Denys Garneau, mais je me suis attaché à lui au point d'en faire un avatar d'Orphée – d'où l'obligation de lui creuser un enfer. J'ai toujours fabriqué mes livres ainsi, c'est-à-dire en les laissant se fabriquer eux-mêmes. Le prêche de Mgr Camille est un remake de la grande retraite de Mgr Forbin-Janson, parue dans les Mélanges religieux de 1840. Par contre les harangues de mes sauvages et du Cardinal sont de moi. (Ferron ; 2000, p.100)

Si l'idée de départ procède du désir de l'écrivain, la suite des choses n'est plus de ressort, celui-ci laissant alors ses livres « se fabriquer eux-mêmes », comme si la fiction, travaillant à partir d'une réalité qui la précède, allait elle-même se mettre en place dans l'oeuvre, trouver sa logique interne. Or, l'écrivain qui procède de la sorte fait figure d'opérateur, obéissant, sans le voir nécessairement, au sens secret que prend l'oeuvre en train de se faire. Et encore, une fois l'assemblage achevé, le sens peut demeurer tout de même crypté :

Il se peut en effet que tout ce que j'ai fabriqué finisse par se réussir et par prendre un sens. Mais il faudra que je vive vieux, étant donné que j'ai commencé bien tard. Je suis en train de faire une sorte de chronique qui part des mois d'octobre 1937 et qui finit à la Fête-Dieu de 1938. Un drôle de monde où l'on regardait de haut en bas de sorte que tout le monde était dominé et se sentait dominateur. Les notions latérales ne comptaient guère, etc. (Ferron ; 2004a, p. 99)

Comme si l'oeuvre ainsi fabriquée devait « mûrir » pour prendre sens, qu'il n'appartenait pas au final à l'écrivain de décider du message dont celle-ci serait porteuse, mais qu'il se révélerait au jour lorsque parvenu à maturité. Une maturité aussi cruciale à l'écrivain, d'où peut-être l'urgence éprouvée par Ferron quant à sa lutte pour la pérennité du pays, urgence accrue du fait qu'il a fait oeuvre « bien tard ». À Pierre Baillargeon, il livre la recette du succès : « Pour écrire d'abord, il faut deux conditions – je parle de bien écrire. La première est d'avoir quarante ans, c'est-à-dire de se répéter. Autrement dit : on improvise bien quand on n'improvise rien de neuf. » (Ferron ; 2004b, p. 102) La deuxième condition réside dans « le culte du beau langage » (Ferron ; 2004b, p. 102), mais un culte qui ne doit par ailleurs jamais se traduire en excès de style et en prouesses langagières. Un style trop ornementé risquerait alors de masquer le message, qui doit demeurer le véritable objet de l'oeuvre :

Je vous dirai franchement que lorsqu'un livre me plaît, je n'en vois pas le style. Giraudoux est une exception, mais je n'ai pas lu beaucoup de ses livres jusqu'à la fin : le style te fait décrocher. Tu te mets à admirer la façon d'écrire, mais tu perds de vue le message. Tandis que si tu es intéressé par le récit, tu n'en vois plus le style, à moins de fautes grossières. Je considère Giraudoux comme un poète : il joue avec les mots. Ce n'est peut-être pas un romancier parce qu'on ne demande pas de prouesses verbales à un romancier : on lui demande une histoire, tout simplement. Ma femme me fait parfois remarquer qu'il m'arrive de lire des livres mal écrits. Je ne m'en rends pas compte, parce que le livre m'intéresse. (Ferron ; 1997, p. 261-262)

Parce que l'écriture doit toujours, en ce sens, être porteuse d'un message, la poésie, aux yeux de Ferron s'en trouve disqualifiée. Dans un texte titré « L'écrivain et la poésie », Ferron note : « La difficulté de l'écrivain provient de ce qu'il doit commencer d'écrire dès sa jeunesse, alors qu'il ne devient un sage et un lettré qu'après un certain âge. Ce fut pour résoudre cette difficulté que la poésie, pur exercice de style qui n'apporte aucun message fut inventée. » (Ferron ; 2006a, p. 42) Le jugement qu'il porte sur la poésie, qu'il perçoit comme légère, absconse, proprement inutile, est sans appel : « Écrire ne suffit pas, il faut encore composer le pays incertain. Ceux qui se sont contentés d'écrire ont été vaincus par l'ange. Un ange, c'est toujours un peu livresque. Saint-Denys-Garneau, Paul Morin, Nelligan se résument en Claude Gauvreau, parnassien délirant. Les mots ne suffisent pas… » (Ferron ; 2006a, p. 45) S'il estime que les prouesses stylistiques de la poésie ne suffisent pas à nourrir une écriture efficace, Ferron n'a par ailleurs aucune patience pour l'invention langagière, qui compromet la clarté du style et éloigne l'écriture du « fonds commun » à laquelle elle doit se rattacher :

Cette différence linguistique se retrouve en littérature ; il y a écart entre la langue parlée et la langue écrite, du moins dans le milieu où je vis. Nous parlons mal ; il n'est pas coule de bien écrire. Un style clair et net n'est pas le seul devoir de l'écrivain ; il faut qu'il se soumette à l'usage et exprime le fonds commun. S'il s'en tient à la forme, il fera oiseau comme Nelligan et Paul Morin. S'il s'en tient au fond, qui est fourni par le peuple, il ne ramènera pas grand'chose à la lumière. (Ferron ; 2006a, p. 47)

Cette opinion à l'égard de la poésie dégage plus largement le rapport de Ferron à la langue française. Parce qu'il « [n'admet] que les mots anciens » (Ferron ; 2006a, p. 36), il se défend bien de passer pour un réformateur du langage : « J'ai peut-être fait quelques mots à la Queneau, dis « ouhandeurfoule » pour wonderful, « Nouillorque » pour New York, mais je m'en garde à présent, n'aimant plus Queneau. Je n'ai jamais inventé de mots. » (Ferron ; 2006a, p. 36) L'écrivain qui se prétend « inventeur » ne l'est jamais tout à fait, car les nouvelles idées circulent rapidement, et le risque est grand qu'il passe au contraire pour un plagiaire. Ferron insiste :

Je suis donc un écrivain conservateur, sans aucun goût pour les innovations quelque peu enfantines de mes confrères, tels le remplacement de la virgule par l'espacement des mots, du point virgule, par la parenthèse, et du tiret, par la double parenthèse. Par ces innovations, on peut échapper aux vices de l'habitude et disposer d'une rigueur nouvelle, mais l'imitation y prévaut rapidement et l'on ne sait jamais qui est le véritable innovateur. Je me souviens d'avoir admiré assez longtemps la ponctuation assez spéciale de Jean Basile jusqu'au moment où je me suis rendu compte que Gérard Bessette en avait usé avant lui, dans L'incubation, ce que Basile ne m'avait pas dit lorsque je l'en avais félicité, pas plus que Bessette ne me fera part de la joie que lui aurait causée son invention, si inventeur il est, ce dont je doute. Cela vient sans doute de quelque poète. (Ferron ; 2006a, p. 38)

L'écrivain, au contraire, choisit de travailler à même la matière commune, à la portée de tous (« Je m'adresse à un public simple. » – Ferron ; 1997, p. 205), et s'efface pour laisser toute la place au message qui doit être livré : « Dès qu'on devient porte-parole de la mémoire collective, ce n'est pas le porte-parole qui est important, c'est la collectivité. Ça suppose une continuité, une pérennité, tandis que l'écrivain, le type qui signe est un passant, une étape. » (Ferron ; 1997, p. 213) L'écrivain, vu alors comme un canal, une courroie de transmission, retient quelque chose du conteur d'antan, même si c'est ce dernier, estime Ferron, ce qui arrive le mieux à retirer et rendre la matière issue du « fonds » commun :

Cela dit, j'ajoute que, dans le circuit solitaire et muet, où l'on se met pour écrire, il règne un temps mort et que, faute de manipulation, on ne fabrique pas le conte, la nouvelle, le p'tit roman à la façon des véritables conteurs qui oeuvrent sur un vieux fond et content comme il se doit, avec les nuances du moment, le concours des auditeurs, généralement à la veillée et selon une mise en scène déjà connue. On écrit dans l'à-propos de ceux-ci, dans une sorte d'absolu désolant qui oblige à faire vite, d'une plume lente, tout autrement que par la parole où, d'une voix vive, on se donne l'aise de la lenteur. Les conteurs naturels savent d'avance où ils vont, car ils peuvent se permettre de rien inventer, tandis qu'on écrit à l'aveuglette pour se piquer de curiosité, avec le concours d'invraisemblables muses, avec l'aide de l'alcool, du thé et du café, pour ne parler que des bénins, les moins nocifs, pour oublier Mithridate, voué à la perte, toujours tyrannique en dépit de ses défaites ; qu'on écrit sous l'impression d'inventer, se payant même l'illusion d'être des créateurs, sinon des dieux, en tout cas de fameux mégalomanes. (Ferron ; 2006a, p. 90-91)

La tradition orale, on le sait, occupe une importance capitale pour Ferron, qui y voit l'expression vive de la mémoire collective. Dans l'une de ses chroniques littéraires, parue dans Le Petit Journal, Ferron résume ce qui distincte le roman du conte :

Le romancier se met au niveau du lecteur et chercher à se le garder par la vraisemblance de son invention. En termes de boucherie, un bon roman doit donner l'impression d'une tranche de vie ; il ne saigne pas sur les genoux du lecteur, mais c'est tout juste. Dans le conte écrit, le propos de l'auteur est tout autre ; loin de chercher à faire véridique, il multiplie les invraisemblances, les contradictions. Pour mystifier ? Un peu, oui, parfois mais non pas dans le but de tromper. Le bon conte, malgré ses dehors, est toujours vrai. S'il fait fi des apparences, c'est pour aller au-delà des choses et en trouver la signification. Alors que le roman se rapproche du journalisme, le conte cherche à créer une mythologie qui rende compte du monde et de la vie par le dedans. Le premier tient à l'histoire ; l'autre à la poésie ; l'un ajoute à l'expérience du lecteur ; l'autre, à son intuition. (Ferron ; 2006b, p. 132.)

Malgré les différences notables qui les opposent, le roman et le conte s'approchent tout deux de cet impératif de vérité au coeur de l'oeuvre ferronnienne : le roman, par la vraisemblance de son invention et la tranche de vie dont il donne l'impression ; le conte, même s'il ne cherche pas à faire véridique, malgré ses dehors, est toujours vrai.
Dans un texte intitulé « Le Mythe d'Antée », Ferron signe « Je suis le dernier d'une tradition orale, le premier de la transposition écrite » (Ferron ; 1975, p. 34.), exprimant ainsi son rôle de passeur, qui dresse le pont entre générations. C'est là aussi que l'étiquette que s'accole Ferron semble prendre un double sens : mineur, Ferron l'est également en tant que celui creuse le fond du pays, qui en exhume les richesses. En « [nourrissant] par en-dessous ce qui subsiste », il enrichit la terre que d'autres défricheront, préparant le terrain pour ses successeurs. L'héritage et la transmission, motifs centraux dans son oeuvre littéraire, trouvent écho également dans des textes plus personnels comme « Les salicaires », où Ferron livre ses interrogations profondes sur l'héritage qu'il lègue et la pérennité du monde québécois, sous l'éclairage de son oeuvre et de la mort du poète Claude Gauvreau.

Le père et le passeur.

Nombreux sont les jeunes auteurs qui ont cherché en Ferron la figure d'un Père littéraire, mais ce dernier a toujours refusé d'assumer ce rôle contraignant et les responsabilités qu'il engage, se voyant plutôt comme un « passeur » pour la nouvelle génération d'écrivains, sur laquelle il fonde de grands espoirs : « Il n'y a pas un aîné qui me préfacerait. D'ailleurs, c'est assez curieux. J'ai plus de révérence pour les cadets. Je suis, voyez-vous, bêtement optimiste. » (Ferron ; 2004a, p. 34) Comme s'il pavait la voie à ceux qui viendront après lui, il espère que ses cadets perpétuent l'oeuvre que lui-même n'aura pu achever. Le rêve du « beau livre », Ferron le cède à ses successeurs :

Mes rapports d'écrivain avec la politique sont devenus plus discrets. Aussi longtemps que l'imaginaire occupait toute la place, parce que nous n'avions pas d'homme d'État dans le gouvernement, mais des policiers craintifs qui frôlaient les murs, ces rapports avaient plus d'importance, trop même, à mon gré, dans mes livres. Je ne les ai pas faits avec la sérénité que j'aurais eue dans un pays ordinaire dont la pérennité m'aurait permis de la patience, un meilleur métier. Y avait-il urgence ? Je l'ai cru. En passant de la Gaspésie, province de langue verte, à Montréal, ville frontière comme l'avait déjà été Lowell, où deux langues se salissent, où le français se décompose pour mieux être digéré par l'anglais, consterné, je me suis dit : « À quoi bon écrire pour un peuple qui risque de me fausser compagnie ? » Et plus encore que la perte du lecteur, j'appréhendais le tarissement de la langue verte, indispensable à l'écrivain. J'avais un sacré respect pour la littérature et rien au monde ne me console autant de ma prose utilitaire, de mon oeuvre mineure, que la prose somptueuse d'un Lévy Beaulieu et le beau livre imperturbable, que j'aurais aimé faire, que mes cadets écriront. (Ferron ; 2006a, p. 123-124)

C'est à cause de ce « fameux Lévy Beaulieu […] devenu comme trop puissant pour moi-même » (Ferron ; 1997, p. 213-214), et de l'un de ses romans, publié en 1969 et qualifié par Ferron de « plus grand résumé de mon pays que je connaisse » (Ferron ; 2011, p. 219), que ce dernier abandonne son projet de donner la suite qu'il espérait au Ciel de Québec : « Après la grande Nuitte de Malcomm Hudd, j'ai laissé tomber le livre que je voulais faire sur la vie, la mort, et la passion de Rédempteur Fauché. » (Ferron ; 1997, p. 213-214) Dès lors que la littérature québécoise lui paraît prise en main par les nouveaux venus (« Nous avons maintenant des écrivains majeurs qui apparaissent, des gens qui ont bien réfléchi au métier et qui font des livres assez intéressants » – Ferron ; 1997, p. 213-214), et que le paysage politique semble sur le point de changer, Ferron sent que le moment est venu pour lui de passer le relais. Le renoncement au Grand Œuvre coïncide ainsi avec la fin d'une lutte politique, conclue par l'arrivée au pouvoir de René Lévesque et du Parti québécois. Dans un texte qu'il rédige en 1980 (un mois avant le premier référendum tenu par le Parti québécois) pour un numéro spécial, sur le thème « L'écrivain et le politique », d'un cahier littéraire attaché au journal Le Devoir, Ferron annonce son retrait :

Depuis 1976, ici et maintenant, comme vous dites, des politiciens sérieux, qui connaissent leur métier, que j'admire et que je respect, ont pris la politique en main. Je n'ai plus qu'à me taire et je me tais. Je me rends compte, aux approches de la soixantaine, que je n'ai plus la verve que j'avais et que décidément, mon beau livre, je ne l'écrirai jamais. Je lis de la littérature pieuse dont l'humilité me plaît. (Ferron ; 2006a, p. 123-124)

Deux ans plus tard, et trois ans avant sa mort, Ferron continue d'écrire, mais il présage déjà la fin de son oeuvre : « Et puis je fabrique, sans trop me presser, mes deux derniers livres : Le pas de Gamelin et un recueil de contes dont le titre reste hésitant : Contes du pays perdu ou Contes de l'adieu, je ne sais trop encore. » (Ferron ; 2000, p. 114) Autant Ferron affirme avoir été, tout jeune, « entraîné » comme dans un moulin par l'écriture, autant il est difficile, à présent, de lui faire ses adieux. Référant à Holyoke, un roman expérimental « impressionnant mais qui ennuie un peu » (Ferron ; 2000, p. 55), Ferron observe que celui-ci possède, au niveau de sa structure narrative, une particularité qui lui plaît tout de suite : « la fin renvoie au commencement. On a d'abord l'impression qu'il ne finit pas et l'on serait déçu si l'on ne s'avisait pas de le reprendre ; alors on se rend compte que cette fin s'ajuste parfaitement au début. » (Ferron ; 2000, p. 56) Ferron s'enthousiasme de la chose parce qu'il y découvre justement une nouvelle porte de sortie romanesque : « C'est la première fois que je lis un roman d'une telle composition et m'en réjouis car j'ai toujours trouvé facile d'entreprendre un livre et quasi impossible d'en sortir autrement qu'en assassinant, ou plutôt en massacrant mes personnages. » (Ferron ; 2000, p. 56) Cette idée du personnage « liquidé » comme moyen de terminer un livre, revient sous forme de métaphore dans une lettre adressée à François Hébert, le 14 juin 1981, où Ferron relate sa tentative de suicide : « peu à peu je suis devenu pour moi un personnage encombrant dont j'ai voulu me débarrasser. » (Ferron ; 2000, p. 85)

*
Somme toute, si les réflexions que livre Ferron sur son oeuvre et sa pratique d'écriture tendent parfois à tourner aigre, versant du côté du désenchantement, sa pensée, toute en nuances et en subtilités, marquée à la fois par la modestie et l'ambition d'un avenir plus grand pour ses successeurs, rappelle à cette grande exigence qu'est la littérature. Le roman de Ferron se veut « petit », incertain, à l'image du pays dans lequel il se conçoit, et parce qu'il tient davantage à l'histoire qu'à la mythologie – qui serait plutôt du ressort du conte – son rôle est près du journalisme : il s'agit de documenter la vie, de la reproduire le plus fidèlement possible. Dans le « circuit solitaire et muet » où il se retranche pour écrire, Ferron voue son art à décrire le « monde en-deçà », et consent de la sorte à se poser en porte-parole de la collectivité. Or le malaise qu'il éprouve à occuper l'avant-scène littéraire, à assurer une forme de leadership envers ses cadets, le pousse à se retrancher délibérément dans l'arrière-plan, à céder sa place aux écrivains « sérieux ». Gardien de la tradition, Ferron refuse de compromettre son écriture dans l'expérimentation langagière et le renouvellement des formes, quitte à verser parfois dans ce que lui-même nomme le « radotage ». C'est que le secret de son écriture réside dans le fait de n'improviser rien de neuf, si bien que l'oeuvre qui s'écrit se confond avec celles déjà écrites : « j'ai eu l'impression en le faisant, ces mois derniers, de me pasticher ou, du moins, ratissant des souvenirs anciens, d'ajouter à la collection de ceux que j'ai déjà écrits. » (Ferron ; 2000, 105) Collages, boutures, reprises et remaniement de textes participent en effet de l'arborescence baroque de son oeuvre, une oeuvre hybride, exhibant ses coutures, qui ne s'embarrasse pas des frontières entre les formes narratives et les identités génériques, ni des clôtures de l'oeuvre même ; réutilisant des décors et ressuscitant ses personnages. Une oeuvre-mémoire en fin de compte, tendue entre deux mondes, attachée au passé dont elle relève, tournée vers l'avenir qu'elle contribue à bâtir.

Références :

  • FERRON, Jacques. La charrette des mots, Éditions Trois-Pistoles, coll. « Écrire », 2006a, 127 p.
  • FERRON, Jacques et Pierre BAILLARGEON. Tenir boutique d'esprit. Correspondance et autres textes (1941 – 1965), éd. préparée par Marcel OLSCAMP et présentée par Jean-Pierre BOUCHER, Québec, Lanctôt Éditeur, 2004, 146 p.
  • FERRON, Jacques et François HÉBERT. « Vous blaguez sûrement... ». Correspondance, éd. préparée et présentée par François-Simon LABELLE, Québec, Lanctôt Éditeur, 2000, 154 p. 
  • FERRON, Jacques et Pierre L'HÉRAULT. Par la porte d'en arrière. Entretiens, Québec, Lanctôt Éditeur, 1997, 318 p.
  • FERRON, Jacques et André MAJOR. « Nous ferons nos comptes plus tard ». Correspondance (1962-1933), éd. préparée par Lucie HOTTE et présentée par André MAJOR, Québec, Lanctôt Éditeur, 2004, 126 p.

Autres ouvrages cités :

  • FERRON, Jacques. La Charrette, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1994, 224 p.
  • FERRON, Jacques. Les roses sauvages, Éditions du Jour, 1971, 177 p. 
  • FERRON, Jacques. Chroniques littéraires. 1961 – 1981, éd. préparée par Luc GAUVREAU, Québec, Lanctôt Éditeur, 2006b, 642 p.
  • FERRON, Jacques. Papiers intimes. Fragments d'un roman familial : lettres, historiettes et autres textes, éd. préparée et commentée par Ginette MICHAUD et Patrick POIRIER, Québec, Lanctôt Éditeur, 1997, 441 p.
  • FERRON, Jacques. Escarmouches. La longue passe. Vol. II, Montréal, Leméac, 1975, 227 p. 
  • FERRON, Jacques. Du fond de mon arrière-cuisine, Montréal, Éditions du Jour, 1973, 290 p.

Bibliographie

Ouvrages cités

FERRON, Jacques. La charrette des mots, Éditions Trois-Pistoles, coll. « Écrire », 2006, 127 p.

FERRON, Jacques et André MAJOR, « Nous ferons nos comptes plus tard… », Correspondance (1962-1983), édition préparée par Lucie Hotte et présentée par André Major, Lanctôt éditeur, Cahiers Jacques-Ferron, n°12, 2004, 126 p.

FERRON, Jacques et François HÉBERT. « Vous blaguez sûrement... ». Correspondance, éd. préparée et présentée par François-Simon LABELLE, Québec, Lanctôt Éditeur, 2000, 154 p.

FERRON, Jacques et Pierre L'HÉRAULT. Par la porte d'en arrière. Entretiens, Québec, Lanctôt Éditeur, 1997, 318 p.

Citations

FERRON, Jacques. La charrette des mots, Éditions Trois-Pistoles, coll. « Écrire », 2006, 127 p.

« Ma vocation littéraire se manifesta de bonne heure. J'avais copié une page du Cap Blomidon*. Mon professeur la trouva bonne. Il est doux d'être félicité. Je continuai d'écrire. Tant va la cruche à l'eau qu'elle s'emplit : je devins écrivain. C'est la seule carrière ouverte aux imbéciles. Il s'agit que l'imbécile persévère. Ainsi la fille : l'esprit ne vient pas au premier coup. Il faut retourner à la fontaine.
Je continuai d'écrire et de tricher ; l'un ne va sans l'autre. Après avoir copié l'abbé Groulx et plagié quelques littérateurs moins connus, Giraudoux, Valéry, j'entrepris de me copier, de me plagier moi-même. C'est ainsi qu'on se forme un style, une magie, un personnage, qu'on escamote sa bête et son imbécile. Tout est fraude dans l'art, machination et artifice. » (p. 20)

* Au Cap Blomidon, roman d'Alonié de Lestres (pseudonyme de Lionel Groulx), publié en 1923 par la Libraire Granger Frères.

Le goût d'écrire :

« Disons que les dieux m'ont toujours donné le goût d'écrire ; cela ne veut pas dire grand-chose, mais vaut les petites explications que j'en pourrais fournir, par exemple, le fait que mes cinq tantes paternelles aient été toutes maîtresses d'école, que deux de mes oncles aient eu du talent pour la poésie galante. » (p. 21)

« Tenons-nous en aux dieux. Ils me donnèrent le goût d'écrire. Mais c'étaient des dieux incomplets, manchots : longtemps, je n'eus rien à dire et comme je ne suis poète pour un sou, c'est-à-dire que je n'aime pas écrire la page dans le noir, tirer des traites sur un génie d'auteur, je préfère travailler sur mon acquis. Je fus dans le doute : tout n'était pas d'en avoir le goût, il fallait aussi en avoir la persuasion. J'aurais voulu qu'on me montrât dans les astres une main qui fut mienne et tint la plume. » (p. 23)

« Je commençais donc dans l'incertitude, me réservant toujours une sortie ; j'avais la politique et la médecine à cette fin. Puis, l'amour propre des auteurs, qui se contente de peu et de nourrit de l'oeuvre, me donna l'autorisation qui me manquait. J'ai réussi à me persuader que je suis un écrivain et n'en démordre plus. Tant mieux pour mieux, mais là n'est pas le problème ; il réside dans le milieu. » (p. 22 – 23)

« Je n'écris pas pour le monde entier ; je vise à l'estime des gens de goût de mon pays. Et c'est ici que l'affaire commence à être inquiétante. Si j'en juge pas moi-même, Dieu ! que j'étais loin du pays à ma sortie du collège ; mes auteurs étaient à Paris et je tenais pour nulle la littérature canadienne. Je ne suis venu à celle-ci que lorsque je fus à même d'en être. Ma démarche n'était pas désintéressée. Je crains fort que le lecteur que je recherche ne reste distrait par la France et ignore mes livres ; j'aurais mauvaise grâce à m'en plaindre. » (p. 23)

« La France est notre ennemie. On l'a vu durant la dernière guerre, [tandis] qu'elle était dans l'ombre allemande : jamais comme alors notre littérature ne s'était mieux portée. Mon ami Baillargeon en était venu à l'idée que le patrimoine français était à notre disposition et que nous devions en user à discrétion et sans vergogne comme les Français qui, eux, avaient déjà profité d'autres littératures mortes, latine et grecque. » (p. 23-24)

De la parole à l'écriture :

« C'est féodalement de lui que vient cette coutume de l'Ancien Régime français de faire suivre le corbillard du défunt (ou de la défunte) pour montrer qu'il (ou qu'elle) était mort dans les formes. Ai-je voulu monter d'un rang dans le cortège ? Je le pense. La perte de ma mère m'avait affecté. Médecin, j'ai continué de suivre le chariot de la mort. » (p. 34-35)

De stricte observance :

« Cependant, je n'admets que les mots anciens. Je ne me sers que de Littré. J'ai peut-être fait quelques mots à la Queneau, dis « ouhandeurfoule » pour wonderful, « Nouillorque » pour New York, mais je m'en garde à présent, n'aimant plus Queneau. Je n'ai jamais inventé de mots. » (p. 36)

« Je suis donc un écrivain conservateur, sans aucun goût pour les innovations quelque peu enfantines de mes confrères, tels le remplacement de la virgule par l'espacement des mots, du point virgule, par la parenthèse, et du tiret, par la double parenthèse. Par ces innovations, on peut échapper aux vices de l'habitude et disposer d'une rigueur nouvelle, mais l'imitation y prévaut rapidement et l'on ne sait jamais qui est le véritable innovateur. Je me souviens d'avoir admiré assez longtemps la ponctuation assez spéciale de Jean Basile jusqu'au moment où je me suis rendu compte que Gérard Bessette en avait usé avant lui, dans L'incubation, ce que Basile ne m'avait pas dit lorsque je l'en avais félicité, pas plus que Bessette ne me fera part de la joie que lui aurait causée son invention, si inventeur il est, ce dont je doute. Cela vient sans doute de quelque poète. » (p. 38)

L'écrivain et la poésie :

« La difficulté de l'écrivain provient de ce qu'il doit commencer d'écrire dès sa jeunesse, alors qu'il ne devient un sage et un lettré qu'après un certain âge. Ce fut pour résoudre cette difficulté que la poésie, pur exercice de style qui n'apporte aucun message fut inventée. » (p. 42)

Le milieu de l'écrivain :

« Écrire ne suffit pas, il faut encore composer le pays incertain. Ceux qui se sont contentés d'écrire ont été vaincus par l'ange. Un ange, c'est toujours un peu livresque. Saint-Denys-Garneau, Paul Morin, Nelligan se résument en Claude Gauvreau, parnassien délirant. Les mots ne suffisent pas… » (p. 45)

S'expliquer :

« Cette différence linguistique se retrouve en littérature ; il y a écart entre la langue parlée et la langue écrite, du moins dans le milieu où je vis. Nous parlons mal ; il n'est pas coule de bien écrire. Un style clair et net n'est pas le seul devoir de l'écrivain ; il faut qu'il se soumette à l'usage et exprime le fonds commun. S'il s'en tient à la forme, il fera oiseau comme Nelligan et Paul Morin. S'il s'en tient au fond, qui est fourni par le peuple, il ne ramènera pas grand'chose à la lumière. » (p. 47)

Par révolte contre soi-même :

« À présent, tout le monde a appris à écrire et tout le monde, pourvu qu'on s'en donne le mal, peut fabriquer des livres. Les sociétés d'écrivains sont devenues ridicules : pense-t-on à fonder des académies de beaux parleurs ?
Alors pourquoi écrire ? Parce que la société ne vous accorde qu'un nom, qu'un rôle, qu'une femme, et que ce n'est pas assez. On se conforme à ce partage, le seul équitable. Et l'on reste avec l'énorme excédent de ses virtualités. On écrit pour ne pas les perdre, pour tromper l'état civil sa femme, se substituer à son super-égo. On écrit par révolte contre soi-même, pour libérer le monstre, le mégalomane, pour être soi-même et tout ce qu'on n'est pas et qu'on pourrait être. C'est permis, c'est faisable, car on écrit à un niveau qui n'est pas sujet aux lois de la société, pour la bonne raison qu'on écrit en dehors de toute société et qu'on sera lu par un solitaire de même acabit, non pas un citoyen : par un complice. » (p. 48-49)

L'importance du menu :

« Quel est le sujet de la littérature ? L'homme. L'ennui, c'est qu'il y a beaucoup d'hommes, qu'ils se valent les uns les autres et ne se distinguent que par de petites particularités. Quand on aime cet étrange bipède, on n'est jamais trop mesquin avec lui. On rejoint de la sorte l'individu. L'homme existe-t-il autrement que dans l'individu ? Ceux qui ne l'aiment pas parlent de son âme, de son coeur, de son humanité. De mauvais écrivains. Leurs généralités, du tout-fait pour habiller les populations. Il n'y a de bon en littérature que le fait-main, ce qui habille bien la particularité, la cicatrice, l'hernie, la bosse, le bobo, le petit quelque chose qui fait qu'un homme est différent des autres autrement que dans l'espace et le temps. Bref, comme je ne cesse pas de vous le répéter depuis deux mois, la littérature, c'est le menu, le menu au sens propre et figuré, le menu, rien que le menu. » (p. 50-51)

Le monde en-deçà :

« Le roman a cette honnêteté qu'avec lui la question de l'historicité ne se pose même pas. Pourtant il n'est pas gratuit ; s'il échappe à la réalité immédiate, il y revient et ne fait son détour que pour mieux la transposer. Je le conçois comme un moyen de comprendre son pays, de le revivre par réflexion, de le refaire sur un plan qui déjoue les censures, où la parole est souveraine, pour le raconter ensuite avec aisance et plaisir, comme un homme, et une sorte de facilité qui n'est pas le moindre de sa feinte. » (p. 55)

« Ce genre n'est pas nouveau ; il remonte aux origines de la langue et se trouve soumis à une critique comparative qui l'expose à mauvais traitements, car les bons modèles, qui constituent la tradition, empêchent aussi la tradition de passer et d'alimenter des oeuvres nouvelles. Les écrivains le savent bien. Ils évitent de s'y commette et fort modestement tente de faire nouveau avec du sang neuf ; ils écrivent sur les intérieurs du zouave qu'ils ont mobilisé comme personnage, sur les bibittes du petite complexe ou bien, s'ils veulent dépasser la monographie, ils le font sur le cosmos comme ce cher Hertel qui, dans l'allure d'un troisième marguillier dans une paroisse du Bas-du-Fleuve, se prend pour un génie depuis qu'il est un rien-du-tout en France… Le cosmos, sans horizon ni rideau, je le trouve indécent ; faute d'en apercevoir les limites, on en dit n'importe quoi ; il est du ressort des physiciens et je ne suis pas physicien, ni Hertel. Je lui préfère le monde en-deçà, dont la découverte et l'exploration ont pour le moins permis de situer les pays dans un ensemble. » (p. 56-57)

L'auteur et l'écrivain :

« Doit-on distinguer l'auteur de l'écrivain ? Si les deux termes existent, c'est pour y arriver, du moins s'y essayer. Mais qui est l'auteur ? Qui est l'écrivain ? Où habitent-ils ? L'un et l'autre portent le même nom, mais il arrive que certains auteurs, soucieux de leur réserve, adoptent des noms de plume, par exemple Stendhal ou George Eliot, qui désignent alors l'écrivain. D'autres vont plus loin dans cette dissociation, tel Arouet, qui après s'être donné un nom de plume, Voltaire, lui ajoutera de nombreux pseudonymes, car il faisait dans les petits écrits, pamphlets, libelles, dont les désignations sont devenues péjoratives avec le temps, ce qui montre qu'ils sont lus, efficaces, par conséquent dangereux pour l'honneur de Monsieur de Voltaire et la sécurité d'Arouet. » (p. 59)

« Il y a cependant quelque inconvénient à ne pas de dédoubler et des auteurs sérieux, trop pris à eux-mêmes comme on n'y est que trop porté quand on exerce un art aussi solitaire, se font jouer de mauvais tours par l'écrivain qui se sert d'eux comme personnages, les exhibant et parfois les introduisant dans une action tragique, comme c'est arrivé à Claude Gauvreau. J'en reparlerai plus loin. Retenons, pour le moment, de ces exercices dangereux qu'on y meurt masqué, méconnaissable, et que le public ébahi risque d'être fort d'être trompé, plus encore que par la feinte d'un auteur aussi considérable que Réjean Ducharme, qui laisse voguer son écrivain comme s'il était une preuve d'anonymat, ce qui va plus loin que mon alibi modeste, mais ne déguise rien de l'auteur en cachant tout de lui. » (p. 60-61)

La folie d'écrire :

« Cela dit, j'ajoute que, dans le circuit solitaire et muet, où l'on se met pour écrire, il règne un temps mort et que, faute de manipulation, on ne fabrique pas le conte, la nouvelle, le p'tit roman à la façon des véritables conteurs qui oeuvrent sur un vieux fond et content comme il se doit, avec les nuances du moment, le concours des auditeurs, généralement à la veillée et selon une mise en scène déjà connue. On écrit dans l'à-propos de ceux-ci, dans une sorte d'absolu désolant qui oblige à faire vite, d'une plume lente, tout autrement que par la parole où, d'une voix vive, on se donne l'aise de la lenteur. Les conteurs naturels savent d'avance où ils vont, car ils peuvent se permettre de rien inventer, tandis qu'on écrit à l'aveuglette pour se piquer de curiosité, avec le concours d'invraisemblables muses, avec l'aide de l'alcool, du thé et du café, pour ne parler que des bénins, les moins nocifs, pour oublier Mithridate, voué à la perte, toujours tyrannique en dépit de ses défaites ; qu'on écrit sous l'impression d'inventer, se payant même l'illusion d'être des créateurs, sinon des dieux, en tout cas de fameux mégalomanes. » (p. 90-91)

Hors de soi, loin de dieu :

« Écrivain, cela serait trop simple : on est scribe ou prophète, objet de mépris ou sujet de terreur, mal famé, trop vanté, soit l'un, soit l'autre ou les deux à la fois, discordant, comme si l'outrance ne suffisait pas, quitte à revenir de l'un à l'autre dans la confusion et la perplexité, de façon toujours mêlée, selon le mouvement général de la société à laquelle on appartient, mouvement qu'on subit, faute du recul voulu pour l'apprécier. » (p. 96 – 97)

L'artefact littéraire :

« L'auteur, à sa prose appliquée, passe par elle pour revenir se concerter avec lui-même, tandis que, de lui, elle garde l'impulsion narrative qui l'emporte, attentif et méfiant, vers la dernière page, la dernière ligne, le point final. Au-delà, le lecteur lui succède. Il élabore ; celui-ci assimile. Il dispose de tout le temps qu'il veut ; la cursive, qui lui en prend beaucoup, ne l'entame guère car, s'il écrit à la main courante, rien ne l'empêche, entre la première main qu'il met à l'oeuvre et la dernière qui l'achève, autant de fois qu'il faudra, d'interposer la même main courante du recommencement à la fin. » (p. 108-109)

L'alias du non et du néant :

« Il se peut, en effet, il se le pourrait. Je ne suis pas tellement fier de mes livres, je ne l'ai jamais été. Je n'ai jamais pensé au monde entier en les faisant. Il m'aurait semblé incongru d'envoyer un manuscrit en France. Mes livres, je les ai faits pour un pays comme moi, un pays qui était mon pays, un pays inachevé qui aurait bien voulu devenir souverain, comme moi, un écrivain accompli, et dont l'incertitude même est devenue mon principal sujet, ce qui m'a forcé à mêler au beau livre dont je rêvais de la rhétorique, un discours politique plus ou moins camouflé. Tout cela assez mal assemblé, avec de l'ambiguïté, de la confusion et même du radotage, comme l'a noté Gérard Bessette qui fut déjà mon ami. En dépit de tout cela, je tiendrais, je tiens, à garder la responsabilité de mes oeuvres et de ma vie, et d'en répondre après ma mort si l'on daigne alors me faire l'honneur d'un procès. »
(p. 121-122)

« Mes rapports d'écrivain avec la politique sont devenus plus discrets. Aussi longtemps que l'imaginaire occupait toute la place, parce que nous n'avions pas d'homme d'État dans le gouvernement, mais des policiers craintifs qui frôlaient les murs, ces rapports avaient plus d'importance, trop même, à mon gré, dans mes livres. Je ne les ai pas faits avec la sérénité que j'aurais eue dans un pays ordinaire dont la pérennité m'aurait permis de la patience, un meilleur métier. Y avait-il urgence ? Je l'ai cru. En passant de la Gaspésie, province de langue verte, à Montréal, ville frontière comme l'avait déjà été Lowell, où deux langues se salissent, où le français se décompose pour mieux être digéré par l'anglais, consterné, je me suis dit : « À quoi bon écrire pour un peuple qui risque de me fausser compagnie ? » Et plus encore que la perte du lecteur, j'appréhendais le tarissement de la langue verte, indispensable à l'écrivain. J'avais un sacré respect pour la littérature et rien au monde ne me console autant de ma prose utilitaire, de mon oeuvre mineure, que la prose somptueuse d'un Lévy Beaulieu et le beau livre imperturbable, que j'aurais aimé faire, que mes cadets écriront. » (p. 123 – 124)

« Depuis 1976, ici et maintenant, comme vous dites, des politiciens sérieux, qui connaissent leur métier, que j'admire et que je respect, ont pris la politique en main. Je n'ai plus qu'à me taire et je me tais. Je me rends compte, aux approches de la soixantaine, que je n'ai plus la verve que j'avais et que décidément, mon beau livre, je ne l'écrirai jamais. Je lis de la littérature pieuse dont l'humilité me plaît. Je ne crois pas beaucoup à la prédestination parce que je ne la tourne pas à mon avantage comme le font les protestants, qui ne doutent pas d'être sauvés, et qui, par la prédestination, acceptent aisément le code génétique, parce qu'il leur permet de se croire supérieurs. » (p. 123-124)

Jacques Ferron et André Major, « Nous ferons nos comptes plus tard… », Correspondance (1962-1983), édition préparée par Lucie Hotte et présentée par André Major, Lanctôt éditeur, Cahiers Jacques-Ferron, n°12, 2004, 126 p.

« Il n'y a pas un aîné qui me préfacerait. D'ailleurs, c'est assez curieux. J'ai plus de révérence pour les cadets. Je suis, voyez-vous, bêtement optimiste. » (p. 34)

« Le métier a ses faiblesses : on avoue, on se disculpe et au besoin on plante quelque paysans dans le décor qui vous lavent de leur crasse. Quand vous serez un écrivain reconnu, vous aurez un peu honte de vous-même et éprouverez le besoin de vous cacher. Il ne faut pas réussir trop vite. Moi, il me semble que si je la faisais, l'oeuvre durable, j'aurais le goût de mourir. Pas pressé d'y arriver. D'un livre à l'autre, je me rate. « Il l'avait voulu », « Le jeu » : c'est vraiment un peu court. Un écrivain qui a le préjugé pour lui peut se permettre des choses. Un commençant a le préjugé contre lui. » (p. 36-37)

« J'avais aimé Thésée, me tenant coupable des passages laborieux. Je l'ai relu, après vous avoir vu, sans aucun plaisir. Gide est sans aucun doute un auteur mineur qui a obtenu plus d'autorité qu'il n'en méritait. Il ne me reste de lui que L'Immoraliste, et encore je garde ce roman parce que je suis médecin ; il décrit une guérison organique par un changement de mentalité. » (p. 61)

« En l'honneur de votre paternité, j'achève un petit livre qui s'intitulera Papa Boss. Je l'ai improvisé dans l'espoir de me renouveler et j'y mettrai le point final, la semaine prochaine, juste où j'en étais. Je n'aurai pas bougé. Je me serai quand même payé une fête avec des serpents, des anges, un Paradis terrestre dans le jardin du couvent de Longueuil, une Annonciation dans une salle de bains. Je ne peux pas juger, mais j'ai comme l'impression que c'est beaucoup plus fort que La Nuit. » (p. 73)

« Des Mémoires, à votre âge, je trouvais ça un peu baroque. Qu'avez-vous pu voir de vous-même encore si près de vous-même ? Eh bien, c'est agréable à lire et instructif. Mais au point où vous en êtes rendu, ces Mémoires touchent à la frontière du journal. Si vous la traversez, vous risquez de vous perdre dans un décor changeant, au milieu de personnages inachevés qui pourraient vous tromper…
Les mémorialistes sont toujours respectés parce qu'on les craint, et on les craint à cause de leur patience, parce qu'ils relancent la polémique quand ils sont sûrs de ne point s'attirer de réplique.
J'ai commencé à m'occuper d'élections, mais après le 5 juin, finie la politique : je me fais ermite. » (p. 85)

« Mes livres comptent, mais il y aussi ma cabale.
Si jamais je m'essayais à des Mémoires, j'écrirais :
1. que chaque livre est une impasse et qu'on doit s'en sortir si l'on veut faire oeuvre ; qu'on s'en sort selon son génie propre, bien sûr, mais aussi selon l'attention qu'on a éveillée. Cette attention indique où est la solution de continuité, et ce sera vers elle que l'on dirigera son prochain livre.
2. Que le succès est à rechercher car il impose un préjugé favorable, fort utile à la lecture. À ce sujet, Alain a décrit la rumeur d'approbation venant du passé qui porte jusqu'à nous le vieil écrivain…
Que l'on ne réussit pas seul, que l'on fait partie d'un groupe. Par exemple le salon de Mallarmé. Si petit, ce salon, qu'on a l'impression que toute une époque de la littérature française est passée par le chas d'une aiguille.
3. Que c'est ce groupement privilégié que je nomme cabale ; qu'il précède l'oeuvre ; qu'avant d'écrire on se situe comme écrivain.
4. Que j'ai toujours eu ma cabale et que depuis 1962 vous avez été quelque peu mon poisson-pilote.
1962-1966, j'aurais beaucoup à dire sur votre influence sur moi. Et c'est peut-être à cause de cela que je vous vois avec quelque appréhension approcher de cette date dans vos Mémoires ; je crains que vous ne mettiez fin à quelque chose de vivant. Il y a du mortuaire dans l'acte d'écrire.
5. Que cette cabale que je fais mienne, vous la faites vôtre et d'autres la font leur, que les chanceux vont en caravane et que si l'un deux passe par le chas d'une aiguille, il est probable qu'il ne sera pas le seul. »
(p. 88-89)

« Il se peut en effet que tout ce que j'ai fabriqué finisse par se réussir et par prendre un sensé. Mais il faudra que je vive vieux, étant donné que j'ai commencé bien tard. Je suis en train de faire une sorte de chronique qui part des mois d'octobre 1937 et qui finit à la Fête-Dieu de 1938. Un drôle de monde où l'on regardait de haut en bas de sorte que tout le monde était dominé et se sentait dominateur. Les notions latérales ne comptaient guère, etc. » (p. 99)

« Notre français est archaïsant. Par exemple on écrit Longueuil au Canada et Longueil en France. Nous avons hérité d'une langue prébourgeoise, maladroite, que nous écrivons après nous en être servi durant deux siècles comme d'une langue vernaculaire. Il s'agit tout bonnement de réinventer le français. Le joual est insignifiant, langue de transition entre cette réinvention et l'anglais, comme c'est arrivé à Lowell. On doit de plus considérer que le français, avec sa bibliothèque de quatre siècles, représente une extension de la mémoire. Pourquoi s'en priver ? La liberté est dans le temps. C'est dans cet esprit que Northrop Frye tient tellement à la Bible anglaise qui remonte au XVIe siècle pour garder l'extension de conscience qui est indispensable à la civilisation de la Grande-Bretagne. »
(p. 106)

« L'Histoire s'est, un peu à votre insu, on dirait, imposée comme le thème fondamental de vos livres. Y aurait-il chez vous un chroniqueur en quête de réalité nationale ?
« J'ai compris qu'il ne fallait pas tout recommencer de vingt ans en vingt ans et perpétuer une jeunesse assez sotte pour se croire pionnière ; qu'il fallait procéder de générations en générations. Un peuple sans histoire n'est pas un peuple, Durham l'avait compris, à l'exception du nôtre qui commençait la sienne. » (p. 107)

FERRON, Jacques et François HÉBERT. « Vous blaguez sûrement... ». Correspondance, éd. préparée et présentée par François-Simon LABELLE, Québec, Lanctôt Éditeur, 2000, 154 p.

« Il faudra toujours en revenir à Holyoke, ce roman expérimental, impressionnant mais qui ennuie un peu ; il est garant de celui-ci qui me plaît et se love sur lui-même, dont la fin renvoie au commencement. On a d'abord l'impression qu'il ne finit pas et l'on serait déçu si l'on ne s'avisait pas de le reprendre ; alors on se rend compte que cette fin s'ajuste parfaitement au début. C'est la première fois que je lis un roman d'une telle composition et m'en réjouis car j'ai toujours trouvé facile d'entreprendre un livre et quasi impossible d'en sortir autrement qu'en assassinant, ou plutôt en massacrant mes personnages. » (p. 55-56)


4 mai 1981

Cher François Hébert,

Vous savez sans doute que je viens d'une époque passée (et que je n'ai jamais écrit qu'au futur antérieur) où chaque garçon avait un directeur de conscience. Assez curieusement le mien survit, c'est l'abbé Surprenant dont j'ai déjà parlé et qui de temps en temps me vient voir – mais c'est peut-être son ombre, le reflet de ce qu'il fut. Je lui ai montré votre dernière lettre où vous donnez dans les généralités édifiantes, auxquelles je ne trouvais rien à redire, rien à répondre. Il a dit « Brillant, ce garçon, mais à ses dépens… Non, plutôt aux vôtres : il écrit pour son plaisir et reste plutôt obscur. » Il pointa deux mots : « aveu », « mensonge » et cette étrange décision « que l'écrivain a d'abord et avant tout rendez-vous avec sa folie ».
« Avant tout » est une simple assonance qui prépare au rendez-vous, mais là n'est point le pire : c'est qu'il fasse des inversions comme en latin ou en anglais et qu'il mette l'aveu avant le mensonge : tout à fait insensé en français. Pourquoi ? Parce que le mensonge doit précéder l'aveu. Autrement, quel besoin aurait-il d'avouer ? Il lui suffirait de citer son nom, de le citer encore, de le citer toujours. Et ce serait déjà considérable qu'il soit François Hébert et non le roi Hérode. Il l'est par hasard, sinon par chance. Là-dessus, pour s'en faire une nécessité, il s'invente – ce qui est faux. Ensuite il avoue qu'il a menti, qu'il reste pour lui-même un inconnu et c'est peut-être là, son rendez-vous avec la folie – ou du moins son ombre. »
Vous lisez Cioran. L'abbé Surprenant revenait d'une mission en Argentine où Borges est né comme le petit Jésus en plein été, à Noël.
Jacques Ferron
(p. 69-70)
(suite p. 74)

« Rosaire a le même thème que Cotnoir. Cotnoir fut écrit, Rosaire vécu. Si l'on excepte quelques fions, il n'y a aucune invention. J'ai transcrit le journal d'une affaire où je m'étais donné beaucoup de mal. Et cela vient assez bien après L'exécution de Maski ; peu à peu je suis devenu pour moi un personnage encombrant dont j'ai voulu me débarrasser. Le 12, la corde a cassé ; il n'y a rien de plus ridicule qu'un pendu qui se retrouve contus. C'est le lendemain, bêtement un vendredi 13 (août 1976) que j'ai repris ça à la morphine, ne sachant pas que les moyens de réanimation avaient fait de grands progrès. Ce ne fut pas un échec honteux… ensuite il m'a fallu survivre pour compléter l'établissement de mes enfants que j'avais oubliés, pouvant continuer de pratiquer la médecine sous la surveillance d'un psychiatre, le Dr Negrete. C'est un Argentin. On ne pas s'attendre à beaucoup de complaisance de la part d'un Argentin. Voilà un peu l'explication de Rosaire, la preuve que j'aurais dû réussir l'exécution de Maski. Je ne peux pas dire que depuis ce vendredi 13 j'ai été à mon meilleur. » (p. 84)

En parlant de Baillargeon : « Je fus très attentif à sa carrière d'écrivain professionnel, moi qui n'osai pas l'y suivre et restai amateur. » (p. 93)

« Et à la fin du Ciel on annonce la suite, soit La vie, la passion et la mort de Rédempteur Fauché, le fils de Papa Boss. […] Je comptais sur un informateur, mais Claude Wagner mit de la passion dans cette affaire, la rendit si hot que personne n'osait en causer, de sorte qu'elle m'échappa et que je n'ai pas écrit mon évangile. J'aime bien fabuler sur un fond d'exactitude. Et l'on apprend en écrivant. » (p. 94)

« C'était vers 1975, à l'époque où je venais de me permettre un gros machin, hagard, parfaitement illisible, intitulé Le pas de Gamelin. Bref, je me lançais enfin… Pas facile de se rattraper. Après cet échec majeur, beaucoup plus grave que le vôtre, étant donné mon âge, j'ai quelque peu végété. Et j'essaie de reprendre ce livre, mais d'une tout autre façon, avec beaucoup de prudence… Je regrette l'élan de l'autre. » (p. 97)

(Sur Le Ciel de Québec)
« Je voulais anéantir Saint-Denys Garneau, mais je me suis attaché à lui au point d'en faire un avatar d'Orphée – d'où l'obligation de lui creuser un enfer. J'ai toujours fabriqué mes livres ainsi, c'est-à-dire en les laissant se fabriquer eux-mêmes. Le prêche de Mgr Camille est un remake de la grande retraite de Mgr Forbin-Janson, parue dans les Mélanges religieux de 1840. Par contre les harangues de mes sauvages et du Cardinal sont de moi. J'aimais beaucoup le Cardinal et Mgr Camille qui avait un faible pour les garçons et qui, cancéreux, avec son teint de paille, sachant même qu'il allait mourir comme nous ne le savions nous-mêmes, venait nous faire, avec le sourire, des petites causeries exquises. Le Ciel est, certes, un fourre-tout, mais aussi un livre politique, et en 1937, je suis bien obligé de constater que ce que nous faisons de mieux, ce sont des fondations de paroisses ; de plus que pour donner notre nationalité québécoise nous n'avions guère d'autres moyens que la chaude-pisse. » (p. 100)

« Il fallait être un maudit fou pour me lancer, moi, petit médecin de quartier, ne faisant pas partie de la faune littéraire, fort peu instruit, dans une entreprise pareille, à la diable. Il est vrai que tout était facile ici et que jamais je n'ai eu la moindre intention d'être dans les grands pays sérieux. » (p. 100)

« Ici, parlant de moi, j'allais à vous et à votre machin – il n'y a pas d'autre chemin –, mais les dieux m'ont attaqué bassement, j'ai été obligé d'avoir recours à mon chirurgien indigène (pour la tête j'ai un psychiatre argentin du Montreal General Hospital, et c'est grâce à lui qu'après mon propre machin illisible que je croyais divin j'ai pu continuer de pratiquer la médecine – mes enfants ayant encore besoin de moi) et je sors de ses mains – enfin, il m'a ouvert un abcès ischio-rectal qui m'obligeait à rester debout à un lutrin. Il ne faut pas prendre fondement au derrière : il lui en prend l'idée, même après soixante ans de mutisme, il crie bien plus fort que la tête, il crie sans mot, c'est un désastre. » (p. 100)

« La question vous vient tout naturellement : « Ce « Glas* » a-t-il été publié ? » Non, mais j'ai eu l'impression en le faisant, ces mois derniers, de me pasticher ou, du moins, ratissant des souvenirs anciens, d'ajouter à la collection de ceux que j'ai déjà écrits. D'ailleurs je reprends des personnages dont je me suis déjà servis tels Peter Bezeau, Madame Marie, Madame Théodora. Mais je n'avais pas encore parlé du glas de la Quasimodo qui sonna de mon temps pour une question de Bible anglaise. Et je finirai pas en venir à Rédempteur Fauché dont j'ai beaucoup parlé en passant, le fils de Papa Boss, exécuté par Doudou Boulet et enterré la tête au nord. » (p. 105)
* « Le glas de la Quasimodo » (un conte publié par Ferron dans Liberté)

« Je lis, très impressionné, des best-sellers américains. Une de mes filles, Marie, est bibliothécaire (comme une fille de Langevin, d'Albert Brie et de Robert Élie – assez curieuse, cette influence du père !) et m'en signale les meilleurs. Et puis je fabrique, sans trop me presser, mes deux derniers livres : Le pas de Gamelin et un recueil de contes dont le titre reste hésitant : Contes du pays perdu ou Contes de l'adieu, je ne sais trop encore. J'ai eu soixante et un ans, le 20 janvier dernier, et j'ai enfin admis un déclin qui, depuis cinq ou six ans, me faisait horreur. Il est ennuyeux tout simplement. Il s'agit de ne pas en faire étalage et d'acquérir une vertu à laquelle je n'avais eu recours, la discrétion. » (p. 114)

« De l'évier, dans mon bureau, une araignée sort et monte dormir dans le fond du verre à boire. J'ai immédiatement averti l'homme de ménage, un Belge qui me trouvait déjà un peu bizarre, de la laisser en paix. Si je protège cette visiteuse, je dois lui ressembler. J'écris des lettres comme elle tisse sa toile, comptant vous y prendre un peu. » (p. 123)

« Un autre universitaire que j'ai cultivé fut Gérard Bessette. Malheureusement il est aussi, comme vous, un écrivain, un écrivain sérieux, appliqué, et nullement un improvisateur comme moi. Notre commerce a mal fini, je me suis trop avancé, acceptant d'aller lui servir de père à Kingston lorsqu'il convola avec une Polonaise. Le diable s'est mis alors entre nous et il ne m'a pas ménagé dans Le semestre, un bon ouvrage quand même, sauf que le Coxsackie dont il croit mourir et qui lui aurait laissé une faiblesse pépère à la vessie, est un virus bénin. Thériault le fascinait et je serais porté à croire que La guerre du feu de Rosny aîné, qui est un super-Thériault, lui aurait donné l'idée de refaire le livre par le dehors, ce qui était un exercice de style impressionnant. Je parle de lui avec révérence dans un petit ouvrage que j'achève et qui s'intitule « Le pas de Gamelin ». (p. 131)


2 décembre 1982

Cher François Hébert,

Je vous ai connu dans une brasserie, près de mon bureau, à Longueuil, peu après avoir vendu mon âme en demandant au Conseil des Arts la bourse de 18 000 $ pour écrire, prétendais-je, un livre intitulé Le pas de Gamelin. En réalité j'achetais des chevaux à mes enfants. Je me croyais tout-puissant et déjà j'avais perdu toute verve. Ce fut un désastre. Même l'exécution de Maski ne m'empêcha pas de survivre. Depuis, je travaille comme un pauvre homme à établir, chevaux vendus, mes enfants. Et d'une certaine façon, dans mon abaissement, je m'estime chanceux. […]
Je m'estime chanceux parce que je n'ai jamais mis mon oeuvre au-dessus du bonheur de mes enfants. » (p. 138)



29 janvier 1983
Cher François Hébert,

Dans la perspective éternelle, celle qui nous permet d'éberluer la prescience de Dieu et de n'être pas soumis à la prédestination, le présent n'est pas antérieur à l'avenir ni postérieur au passé. Le catholique y trouve son avantage, non l'histoire.
Hélas ! c'est le catholique qui l'a emporté sur le fabricant d'historiettes et je me sens incapable de répondre à l'invitation de M. Ricard.
Je vous prie de m'en excuser,
Amitiés,

Jacques Ferron

FERRON, Jacques et Pierre L'HÉRAULT. Par la porte d'en arrière. Entretiens, Québec, Lanctôt Éditeur, 1997, 318 p.

« Je voulais être écrivain, oui, dès le collège. Mais je n'étais absolument pas sûr de pouvoir le devenir et je ne pouvais surtout pas le dire à mon père : ce n'était pas une façon de vivre. » (p. 19)

(Sur Valéry)
« Oui, je l'admirais beaucoup. Mais quand il m'a fallu écrire, j'étais un peu ligoté par ce maître trop exigeant. En fait, j'ai déchiré tout ce que j'avais pu écrire jusqu'à mes années d'université. D'autant plus que j'ai essayé de faire de la poésie. Mais ça ne marchait pas ! Je voulais écrire, mais je ne savais pas quoi dire. Il a fallu que je me ressource à même mon expérience personnelle et à même mes aventures subséquentes. Comme je vous le disais avant notre entretien, mon oeuvre est personnelle. » (p. 28)

« J'ai écrit, je ne sais pas, pour me revaloriser, parce que je n'étais qu'un petit médecin d'un coin perdu de la Gaspésie, et ensuite un médecin de faubourg, qui n'a jamais eu accès aux hôpitaux, qui n'y pensait pas d'ailleurs. Je me suis donné la preuve que je pouvais écrire lorsque j'ai passé un an dans l'armée, après avoir été reçu. » (p. 42)

« Il n'y a pas eu de bûchers pour les écrivains au Québec. Écrire un livre, ça donnait des avantages, de grands avantages, de sorte qu'on avait pas besoin d'écrire beaucoup. Il s'agissait de faire un ou deux livres. Ensuite, on était gras dur ! » (p. 65)

« Je n'ai jamais été payé pour écrire. Et je n'ai jamais écrit pour défendre le système, pour le redorer. Je n'ai jamais été à l'emploi de structures cléricales, même si je les respecte, comme l'ont été les gens de La Relève. C'est là quand même une différence, même si j'étais privilégié. Je n'étais pas privilégié en tant qu'écrivain, j'étais privilégié en tant que jeune homme. Je suis passé par des bonnes institutions d'enseignement, j'ai pu apprendre la médecine et ensuite, quand je suis devenu écrivain, je le suis devenu à mon compte. C'est moi qui me suis entretenu comme écrivain. » (p. 70)

P. L'Hérault : Mais les années soixante ne sont-elles pas considérées comme une époque de liberté d'expression, de libéralisation ?
J. Ferron : « Une libéralisation ? Du point de vue de l'écriture, j'ai l'impression qu'on a toujours pu écrire ce qu'on voulait. Il n'y a jamais eu d'autodafé ; il n'y a jamais eu, que je sache, de censure. Il se peut qu'il y ait eu plus de facilité à publier dans ces années-là. Moi, je n'ai pas été censuré. Évidemment, j'ai commencé à publier tard dans les années soixante. Je trouverai curieux, par exemple, que la traduction espagnole de Papa Boss soit brûlée à Santiago, au Chili, parmi la littérature cancéreuse. Mais ce sera en 1973, lors de la chute d'Allende. C'est un livre qui a été traduit dans un but séditieux – le traducteur voulait garder l'ancienne version de Papa Boss qui était un peu plus antiaméricaine que la deuxième – et qui finalement a tourné à l'encore des Chiliens. Je ne croyais pas tellement à cette histoire-là ! Ici, ces choses ne se faisaient pas. Je n'ai jamais vu de censure, ni sous Duplessis, ni après. » (p. 75)


« La première préoccupation que j'ai eue, ce fut d'écrire. Après avoir écrit un premier roman qui s'appelle La gorge de Minerve – que je n'ai pas publié, mais qui prouvait que je pouvais faire un livre – et après m'être installé en Gaspésie où on parlait une belle langue, un français qui n'était pas mêlé, peut-être archaïque mais beau, je suis venu m'établir dans une ville frontalière à Montréal. Là je me suis rendu compte que je ne pouvais pas faire des livres qui ne soient pas en même temps un combat pour cette écriture. On ne fabrique pas un livre comme un journal, on le fait dans l'espoir qu'il durera quelques années. Vous avez besoin de la pérennité du pays. Alors ce pays m'a semblé menacé. Et ce pays que j'ai appelé le « pays incertain » a eu une influence sur la suite de mon écriture. Parce qu'il ne s'agissait plus pour moi d'écrire simplement de belles histoires, mais en même temps d'assurer la pérennité du pays où je vivais. Au bout de ma carrière, je ne suis pas beaucoup plus avancé. D'ailleurs, nous vivons dans un monde tellement perturbé, que des certitudes, des pérennités, on n'en voit nulle part. » (p. 137-138)

« Un écrivain utile ? Je m'imagine que personne n'écrit pour être nuisible. Il m'a semblé être utile quand il fallait lutter pour les matériaux mêmes de mon oeuvre, le français. Oui, là j'ai voulu que ce que je faisais soit utile. C'est peut-être un défaut que d'écrire des oeuvres utiles. Une oeuvre n'a pas besoin d'être utile. Il faut qu'elle soit belle. » (p. 145)

P. L'Hérault : Dans l'Appendice aux Confitures de coings, où vous reprenez La nuit, et dans les textes qui suivent, vous écrivez : « Alors j'ai regretté que « La nuit » n'ait été qu'une fiction. Elle le restera mais j'en change le titre pour insister sur le poison. »
J. Ferron : « Et à cette époque je m'en prends à ce pauvre McLennan. J'ai publié Le salut de l'Irlande au moment où les évènements d'Octobre marquaient la fin d'une série de terrorisme plus ou moins artificiel. C'est un livre qui a quand même pour mérite d'être paru en 1970 et de se terminer sur les évènements d'Octobre, quoiqu'il ait été commencé avant. Est-ce que, par après, ça m'a rendu plus nationaliste ? Franchement, je ne le sais pas. Il y a sûrement eu une modification, mais il se peut aussi que tout cela ait pu me refroidir. Pour moi, ça n'a pas été difficile de passer au travers de tous ces évènements-là. » (p. 164-165)

« J'aurais préféré écrire des oeuvres qui n'aient pas de caractère politique. Toute oeuvre qui a un caractère politique est récupérée. J'aurais aimé que cela ne soit pas présent à mon esprit, alors qu'il a l'a toujours été un peu trop. J'en ai souffert et j'ai souhaité que mes cadets, plus tard, n'aient pas à avoir ces préoccupations. Je me suis senti obligé de faire ces luttes politiques en me disant : « Dans un pays normal, je n'aurais pas eu à faire ça et j'aurais pu faire une oeuvre désintéressée, comme il s'en fait dans les pays qui ne sont pas menacés, alors que toute cette lutte, finalement, s'est emparée de mon oeuvre et en a formé la substance. » C'est devenu finalement une oeuvre de combat, alors que ce n'est pas du tout ce que j'envisageais comme oeuvre littéraire. Je recherche toujours une beauté sereine qui n'aurait pas à se batailler pour être en paix dans son jardin. » (p. 182)

« La tradition orale est l'expression de la mémoire collective. Elle se situe dans le présent et rejette dans les temps immémoriaux les évènements qui suivent de trop loin. En ce sens, cette tradition suit d'assez près le présent. […] J'ai toujours préféré la tradition orale à l'histoire, parce qu'il se peut que, du point de vue national, notre prise de conscience, l'historicité, si je puis dire, s'inscrive à peu près dans les limites de la tradition orale. » (p. 197)

« Il faut que l'histoire reste vivante. La mémoire est à la fois la faculté d'oublier et de retenir. La tradition orale retient ce qui est vivant et laisse dans l'oubli ce qui est mort. Dans cet esprit-là, on peut dire que nos origines sont mortes. Quand on se met à regarder le pays, on se rend compte que les Irlandais, entre autres, ont eu beaucoup d'influence sur nous : la croix celtique, par exemple, dont on a fait la croix canadienne est devenue particulière au Québec. » (p. 198)

P. L'Hérault : La tradition orale, ce n'est pas le folklore ?
J. Ferron : « Non, non ! C'est quelque chose de beaucoup plus intéressant que le folklore : c'est un moyen d'investigation qui permet à un peuple de se comprendre. Le folklore donne plutôt lieu à des danses, à des représentations, dont il n'est pas question dans la tradition orale. Pour moi, c'était assez important. Après avoir quitté le Brébeuf, après avoir aimé Giraudoux et Valéry, je voulais écrire, mais je ne savais pas quoi dire. Je n'avais pas de sujet ; je l'ai finalement trouvé dans le milieu où j'ai vécu, c'est-à-dire dans un milieu toujours populaire, parce que je n'ai pas fréquenté les intellectuels, les professeurs. » (p. 199)

P. L'Hérault : L'importance que vous accordez à la tradition orale, vous l'indiquez en situant votre écriture par rapport à elle. « Je suis le dernier d'une tradition orale, le premier de la transposition écrite. » Vous vous définissez comme un « faiseur de contes » et, dans le « Mythe d'Antée », vous faites de la tradition orale un « principe vital ».
J. Ferron : Je suis le dernier d'une tradition orale », c'est assez vite dit ! Je pense que la tradition orale, la mémoire collective, nourrira toujours l'écrivain. Cette affirmation fut peut-être une erreur de ma part. Quant à me prétendre « faiseur de contes »… Le conte pour moi est quelque chose de sérieux, de très significatif et de plus vrai que la réalité. Il fait partie du mode de l'aveu, comme au théâtre. Je me suis trouvé en Gaspésie avec un groupe qui venait des vieilles paroisses. C'est en fréquentant le peuple que j'ai appris : je ne crois pas beaucoup aux élites. Un personnage devient intéressant pour autant qu'il est accepté par le peuple, qui le raconte alors à sa façon. » (p. 199-200)

P. L'Hérault : C'est pourquoi vous parlez d'un « principe vital » ?
J. Ferron : « Oui. Et justement, de quoi parler, sinon de soi, surtout dans les petites communautés assez fermées ? On connaît alors sa génération et tous les évènements sont relatés, de préférence, avec un caractère joyeux. La langue prend sa place et le livre, qui vient après, se situe à un autre niveau : ce n'est plus l'oral, c'est l'écrit, et celui qui écrit n'a plus personne pour le relancer. Il écrit dans un temps mort qui n'est pas le temps vivant de la vie quotidienne. » (p. 200)

P. L'Hérault : « Dans le rapport que vous entretenez avec la tradition orale, n'y a-t-il pas l'idée de la transmission de ce que vous appelez ailleurs le fonds commun ? Plusieurs de vos personnages privilégiés sont des « sages», d'une espèce, il est vrai, assez originale, de l'espèce des marginaux qui, ayant rompu avec le système, ou l'ayant dépassé, ne semblent exister que pour assurer le passage des générations.
J. Ferron : « Oui, la tradition orale s'enrichit nécessairement de l'écrit. Il y a toujours un va-et-vient entre l'écrit et la tradition orale. » (p. 202)

« Il faut d'abord rendre compte de la réalité. Les gens au pouvoir font toujours des comptes rendus qui sont des propagandes. Il faut un compte rendu honnête d'une situation donnée. C'est le point de départ des contes. Et si le conte est agréable – c'est une de ses conditions –, c'est qu'il ne pas partial, qu'il ne fait pas partie d'une apologie quelconque. Je ne connais pas de contes apologétiques. C'est un genre assez détendu. » (p. 203)

« Je m'adresse à un public simple. Dans La charrette, on voit que notre pays pourrait quand même avoir une culture. On y viendra sans doute très vite. Pour ma part, j'ai vécu parmi des gens qui n'étaient pas cultivés et c'est ça qui ressort de mon oeuvre. » (p. 205)

« Au début, je voulais faire des livres, sans savoir comment m'y prendre et sans savoir ce que j'allais dire. Je pense que j'ai découvert ma vérité en écrivant tout simplement. Et il y a une chose qui est très importance : j'ai fréquenté des milieux politiques où il était question de colonisés et de colonisateurs, c'est pourquoi j'ai toujours essayé de me faire reconnaître au Québec sans passer par l'extérieur. C'est quelque chose que nous avons gagné depuis plusieurs années : faire des livres qui n'ont pas besoin de passer par Paris. En somme, quand je dis que je suis un des premiers de la transposition écrite, il y a là une certaine vérité si on veut bien comprendre que cette transposition se fait au pays même, et non par cette France qui est plus forte que nous. Je n'ai jamais pensé être lu en France. Je n'ai jamais voulu l'être. Je vous le dis sincèrement ! » (p. 206)

« Je ne sais pas beaucoup inventer. Ayant une certaine expérience, je n'ai pas besoin d'inventer. Je prends dans la réalité ce qui correspond à ma fiction. Je ne vois pas les choses qui n'y correspondent pas. » (p. 208)

P. L'Hérault : Dans Les grands soleils, il y a le motif du sauvage qui apporte les bébés ; dans La charrette, c'est la charrette du diable qui s'abîme au lever du soleil ; quant à La chaise du maréchal ferrant, c'est tout le récit qui est construit sur le motif du diable roulé. Ces trois exemples montrent assez bien comment vous travaillez avec la tradition orale. Plutôt que de transcrire, vous empruntez des motifs que vous transposez.
J. Ferron : « Tout le monde a déjà fait ça. Je pense à Faust, par exemple. Ça faisait partie d'un folklore. C'est que lorsqu'on fabrique un livre, on serait bien bête de ne pas se servir de schémas et de motifs populaires, quitte à les modifier nécessairement. Il ne faut pas simplement les répéter. Oui, ça va bien. La chaise du maréchal ferrant, je ne sais pas où j'ai pu prendre ça : c'est tout un véhicule que cette chaise. Les Canadiens ont toujours aimé à se jouer du diable. Ce fameux diable noir à qui on fait transporter les pierres d'une église. J'aime autant le diable roulé que le diable qui emporte les gens où les enfants en enfer. » (p. 210)

« Je n'ai jamais pensé à faire avancer les choses. J'ai simplement cherché à être un écrivain. Je n'en ai pas prévu les conséquences. Un écrivain extraordinaire, c'est Dickens qui prend tout en note, qui écrit et qui, plus tard, va faire des récitations de ses livres. Ça, c'est une sorte de grand écrivain complet. Moi, je ne suis pas capable de faire la lecture de mes livres. » (p. 212)

« Je puis dans ce qui m'entoure, dans le pays qui m'entoure. Il le faut pour que cet écrit soit plausible. Je ne suis pas un menteur ! » (p. 213)

P. L'Hérault : En d'autres mots, la tradition orale est la mémoire collective, le fonds commun à partir duquel vous travaillez. […]
J. Ferron : « Au fond, oui. Dès qu'on devient porte-parole de la mémoire collective, ce n'est pas le porte-parole qui est important, c'est la collectivité. Ça suppose une continuité, une pérennité, tandis que l'écrivain, le type qui signe est un passant, une étape. » (p. 213)

P. L'Hérault : Vous vous voyez comme un porte-parole de la collectivité ?
J. Ferron : « Quand je réussis à faire quelque chose de bien, qui porte, oui. J'ai passé par une période où notre littérature était très mineure. Nous avons maintenant des écrivains majeurs qui apparaissent, des gens qui ont bien réfléchi au métier et qui font des livres assez intéressants. Même des polars, comme on dit ; les livres d'Yves Beauchemin, par exemple, ou de Louis Caron, m'apparaissent comme quelque chose de nouveau. Voilà des écrivains professionnels, alors que moi je n'aurai jamais été qu'un amateur. Lévy Beaulieu aussi est assurément un professionnel. J'ai eu quand même assez de goût, je pense. J'ai salué l'Emmanuel de Marie-Claire Blais dont tout le monde était offensé. Et ce sera de même pour Lévy Beaulieu. J'avais été étonné par la mauvaise critique qu'il recevait : il offensait les gens ! En le relisant, j'avais aimé, j'avais reconnu… Pour offenser, il faut quand même avoir quelque chose et je l'avais trouvé. Ce fameux Lévy Beaulieu est devenu comme trop puissant pour moi-même. Après la grande Nuitte de Malcomm Hudd, j'ai laissé tomber le livre que je voulais faire sur la vie, la mort, et la passion de Rédempteur Fauché. » (p. 213-214)

« Enfin, on se donne peut-être des raisons. C'est un livre que j'aurais voulu faire et que je n'ai pas fait. Je n'ai pas eu tous les renseignements que j'aurais voulu avoir sur lui. Je n'ai pas fait ce livre, à cause de Lévy Beaulieu, peut-être. Comme son dernier livre, il l'a fait à même le petit livre que je lui avais passé, que j'aurais voulu présenter. Il me l'a chipé proprement. Nous avons des rapports difficiles ! Évidemment, il attache beaucoup d'importance à ce qu'il écrit. Il a raison. J'ai été le premier à le saluer et je suis devenu une manière de figure paternelle. C'est très dangereux de servir de figure paternelle. La preuve : après avoir été ami de Gérard Bessette, j'ai été lui servir de père à Kingston ; évidemment ce fut la rupture. Je savais que ça tournerait mal parce que nécessairement le fils doit tuer le père. Il n'y a pas eu de pire moment que celui où j'ai été voir sa pièce, La tête de Monsieur Ferron ou les Chians. J'aurais voulu disparaître sous terre. C'était peut-être sa façon de se déclarer quitte envers moi. J'ai assez souvent parlé avec Lévy Beaulieu. » (p. 214)

« Je ne me fais pas tellement d'illusions. J'ai écrit des livres et, même si je suis amateur, j'ai tout de même eu une certaine mise en marché. J'ai recherché la rareté, ce qui est une façon de mettre un livre en valeur. Je me souviens, par exemple, de La barbe de François Hertel que j'avais publié à compte d'auteur chez Orphée. C'était si mal imprimé que le livre n'avait pas été en librairie : j'en avais des piles. Or, à un encan du livre que présidait monsieur Amtmann, un exemplaire de La barbe de François Hertel, qui s'était trouvé sur le marché je ne sais pas trop comment, s'était vendu cinquante-deux dollars. Alors je l'ai troqué immédiatement avec des libraires contre quelques livres rares. C'est dire que j'ai quand même réussi à faire parler de moi juste assez pour m'attirer quelques lecteurs. Quant à savoir ce qu'on a trouvé dans mon oeuvre ? Je ne sais pas. J'ai l'impression d'avoir eu une double influence. En ce sens, je n'ai pas simplement été un bonhomme qui suscite la vie : il y a un côté morbide aussi dans cette influence, à cause, justement, de quelques jeunes gens qui se sont suicidés après être venus me voir. Très souvent, ils ne me disaient pas qu'ils allaient se suicider ; c'était comme s'ils venaient me saluer. » (p. 217)

« Je m'applique, c'est-à-dire qu'au début j'étais très appliqué. Je me suis peut-être un peu laissé aller quand je me suis mis à écrire plus vite, pressé par une sorte d'urgence. J'aurais pu l'écrire mieux, mais je voulais faire un gros livre et ça demande beaucoup de temps écrire : quand vous êtes dans une oeuvre, il est très difficile d'en sortir et d'y revenir. J'ai l'impression que je n'étais pas toujours assez présent aux clients qui venaient me voir pour maladie. Je ne voulais pas sortir de tel ou tel livre que je faisais, de sorte que je ne prétends pas que la médecine et l'écriture aillent tellement ensemble. Si vous faites un livre, il faut de préférence rester dedans, du commencement à la fin. » (p. 217-218)

« Je me suis toujours considéré comme un auteur mineur, un auteur utile, mais mineur. Et nécessairement les mineurs disparaissent et ce ne sont que les auteurs majeurs qui restent. Les auteurs mineurs, et c'est pour ça que j'ai une certaine satisfaction à me considérer comme tel, ont beaucoup d'influence et, l'air de rien, nourrissent par en-dessous ce qui subsiste. Remarquez que j'ai réussi en ayant l'air de ne pas le vouloir. Je réussis toujours à me faire faire une assez bonne publicité : on a dit du bien de ce que j'ai écrit, à partir de la première critique que j'ai eue de monsieur Roger Duhamel à propos de L'ogre. Le talent était éclatant ! Moi, je ne sais pas trop ce qu'il y a dans mon oeuvre. Je n'aime pas tellement me retourner sur ce que j'ai fait. » (p. 219-220)

« Mais pour dire que j'ai fait des livres concertés, avec plan, sachant ce que j'allais dire, je n'ai rien fait de cela ; j'ai l'impression que tout ce que j'ai fait est improvisé et n'est pas très sérieux ! À moins d'être un faiseur de thèse, il faut se surprendre quand on écrit. Si on sait d'avance tout ce qu'on va dire… Il y a plusieurs sortes d'écrivains : des écrivains qui ont un plan, qui ont en vue un genre de lecteur, qui veulent que leurs livres se vendent. Ça n'a pas été mon désir. C'était tout simplement de faire des livres pour le plaisir d'abord, de les faires sans me soucier beaucoup de la rédaction. Au début, je ne savais pas comment m'y prendre et je ne savais pas ce que j'allais dire. Je pense que j'ai découvert ma vérité en écrivant tout simplement. » (p. 220)

« Une petite phrase m'avait beaucoup frappé dans Les enfants sauvages, elle est de Lucien Malsan : « C'est désormais une idée acquise que l'homme n'a point de nature mais qu'il a, ou plutôt qu'il est une histoire. » Dans un but de mystification, on l'allonge, on nous en donne trop, on nous égare dans un passé qui n'est pas le nôtre. J'aurais eu, peut-être, une petite influence, tout en ayant parfois le plaisir d'avoir l'impression de réussir quelque chose qui approche la beauté. » (p. 222)

« Je ne me suis jamais tout à fait pris au sérieux… J'ai toujours été content d'avoir un certain succès, mais il ne m'était pas dû. Non, je ne suis pas un être exceptionnel. Je suis un bonhomme bien ordinaire. Je me suis donné un rôle assez difficile parce que je disposais du préjugé favorable dont je vous ai parlé. J'étais le fils de ma mère ! J'avais tout lu, je savais tout ! Alors, j'ai couru après ma réputation. J'étais plutôt ennuyé d'avoir une telle réputation. » (p. 225)

P. L'Hérault : Mais, malgré son succès, L'amélanchier ne serait pas celui de vos livres que vous préférez ?
J. Ferron : « Je suis porté à penser qu'il puisse y avoir d'autres qui soient bons. J'aime beaucoup La charrette ; je pense que c'est un bon livre. C'est un livre de mort, dont je vous ai décrit les circonstances : quelque chose de familial et de personnel. On passe du « Je » au « Il ». Je pense qu'il est meilleur en anglais qu'en français : dans la traduction, nous avons changé la typographie, selon que la narration est assumée par le « Je » ou le « Il».
Je vous disais que mon oeuvre était très personnelle. Évidemment, à ce moment-là, je vois un peu l'écrivain comme le fou qui dirait : « Je suis à part des autres ! » Il y a une contradiction à dire que la signature est une farce et que mon oeuvre est personnelle. En somme, je souhaite peut-être un dépassement de mon oeuvre. Sur le moment, c'est personnel, mais après, il faut que la terre continue de tourner. » (p. 226)

P. L'Hérault : J'ai l'impression que si votre oeuvre a eu beaucoup d'influence, beaucoup d'impact, c'est qu'elle n'est pas seulement, comme une oeuvre de réaction et de rupture, qu'elle nous relie, en nous révélant, à notre imaginaire et à notre réel. Elle nous réconcilie avec ce que nous avons été et avec ce que nous sommes.
J. Ferron : « Il faut enrichir. Je pense en particulier à mes Historiettes où je rappelle le passage des mercenaires allemands qui avaient été logés dans les vieilles paroisses – Rivière-du-Loup-en-haut, Louiseville, Yamachiche, Maskinongé, Trois-Rivières – et qui iront en débandade l'année suivante à Saratoga. Les Ursulines, à cette époque, tenaient hôpital. Un de ces Allemands, hospitalisé, était devenu un peu cinglé. Et c'est là que je triche un peu : il s'appelait Faustus. Or, comme il sera adopté par un paysan de Pointe-du-Lac, il deviendra Fauteux. C'est un désir d'appropriation. Créer un enfer au pays, comme je disais, est une chose très difficile… » (p. 227)

P. L'Hérault : D'où vous vient cette passion d'aller derrière les choses, derrière les faits, cet intérêt pour les mots, la petite histoire… ?
J. Ferron : « Il faut écrire des livres en y mettant ce qui n'est pas déjà dans les livres. Voilà ! c'est ça la grande affaire ! En même temps, il y a aussi le fait que c'est assez ennuyant d'écrire : ça ne va pas très vite ; on ne vit pas quand on écrit. La lenteur de l'écriture en vient à ralentir le début ; c'est peut-être parce qu'on épelle ce qu'on écrit.
C'est vous dire que un peu l'impression d'être un intrus : je n'ai jamais pensé à jouer dans les règles. Je fais partie de la Société des écrivains, parce que Bruchési me l'avait demandé quand il m'avait acheté les invendus de mon premier livre, un ouvrage que je n'ai pas mis en circulation. Je me suis rendu compte très rapidement que le grand intérêt d'être membre de la Société des écrivains était de faire partie du conseil, parce qu'à ce moment-là on pouvait se payer des gueuletons aux frais des autres membres. Après, je m'en suis désintéressé. Ça m'a tout de même permis d'assister à des engueulades tout à fait baroques […] » (p. 229)

« Même si je cherchais à faire des choses utiles, c'était quand même pour mon plaisir. Je n'ai pas écrit par devoir, mais par plaisir, même si j'aurais préféré écrire des oeuvres apolitiques. » (p. 230)

« La fantaisie, ça fait partie du plaisir d'écrire. Il faut vraiment que vous vous surpreniez un peu. Vous n'écrivez pas dans votre tête pour retranscrire par la suite. Il faut inventer au fur et à mesure et, à ce moment-là, il est bon de se faire des petites surprises, de rechercher une certaine originalité. […] Dans sa façon d'écrire, il faut trouver des formules neuves, mais dans ce que vous avez à dire, il faut que vous vous en teniez à ce que vous savez, à ce qu'on vous a appris. J'ai peut-être fait entrer des petits détails qui ne sont pas dans l'histoire officielle. Je cherche à faire une oeuvre qui ne soit pas une redite, qui ait une certaine originalité, enfin qui me plaise à moi qui suis mon premier lecteur. J'aime assez les cocasseries. La seule chose que j'ai prise au sérieux, c'est la littérature, par l'écriture, et, par l'écriture, la pérennité de la langue. Ce qui m'a mis dans des situations où il y avait du sérieux. » (p. 231)

« N'étant qu'un petit médecin de province, puis un petit médecin de quartier, il fallait que je me revalorise, d'une certaine manière, en écrivant. Et quant tu t'embarques dans le moulin, il faut que tu continues, que tu continues… Tu vas chercher matière à gauche et droite. » (p. 231)
Une bibliothèque de base – (p. 232 – 236)

« Vous savez, les petits auteurs mineurs – et c'est pour ça que j'ai une certaine satisfaction à me considérer comme un auteur mineur – ont évidemment tendance à disparaître et ce ne sont que les auteurs majeurs qui restent après. Mais les auteurs mineurs ont beaucoup d'influence et, l'air de rien, nourrissent par en-dessous ce qui subsiste. » (p. 237)

« Comme une oeuvre très utile, d'autant plus qu'elle n'est pas glorieuse. Pas du tout ! Je n'ai pas de prétentions. » (p. 237)

« Parce que, dans Le ciel de Québec, il fallait que je me creuse un enfer assez spécial, avec une espèce de petite cabane : ma cabane au Canada. Au milieu du hall d'entrée, il y a des âmes en attente. Ça, c'est un bon truc que j'ai trouvé : le sort de nos grands hommes, si je puis dire, sera déterminé par la survie du pays. Si ça ne marche pas, ce sera la culbute : ils disparaîtront eux aussi. » (p. 243)

P. L'Hérault : Vous avez été voyageur par les livres ?
J. Ferron : « Ça fait partie d'une démarche littéraire fondamentale, la prise de possession du pays. J'ai aussi appris à le connaître en pratiquant la médecine, simplement en demandant le nom des gens ! » (p. 245)

« J'ai peut-être donné de bons conseils à Lévy, et je l'ai peut-être orienté vers la Nouvelle-Angleterre que j'aurais voulu explorer parce qu'une partie de ma parenté est allée à Lowell. J'ai essayé d'une façon indirecte de la pousser de ce côté où il a bien travaillé ! Son Melville, par exemple, est une appropriation. C'est une oeuvre politique que je trouve plus forte que Pour la suite du monde. […] Tandis que Lévy Beaulieu prend sa baleine et l'importe dans la Mattawanie d'exister dans la tête de Lévy : il y a mis la baleine blanche. C'est une façon de s'approprier l'Amérique. On se défend de cette façon-là. Il faut prendre aux Américains, mais en assimilant. » (p. 249)

« Il y a un tas de jeunes auteurs qui font peut-être de très bonnes choses actuellement et que je ne connais pas. Je ne suis plus capable de suivre. J'ai plutôt le goût de relire, disons, Flaubert que je ne connais pas beaucoup. Après un certain nombre d'années, on a presque oublié. La lecture devient alors d'autant plus plaisante que c'est une relecture. Il m'est arrivé de lire récemment une oeuvre comme Le matou, que j'ai trouvé drôle, succulente et agréable. C'est du roman sérieux. Beauchemin écrit pour aller chercher beaucoup de lecteurs, c'est du best-seller, et moi, je n'ai jamais eu de prétention à cela pour la bonne raison que je gagne ma vie avec la médecine. L'argent que je peux toucher de mes livres je le prends avec un certain plaisir, mais ça a toujours été minime. » (p. 252)

« Je vous dirai franchement que lorsqu'un livre me plaît, je n'en vois pas le style. Giraudoux est une exception, mais je n'ai pas lu beaucoup de ses livres jusqu'à la fin : le style te fait décrocher. Tu te mets à admirer la façon d'écrire, mais tu perds de vue le message. Tandis que si tu es intéressé par le récit, tu n'en vois plus le style, à moins de fautes grossières. Je considère Giraudoux comme un poète : il joue avec les mots. Ce n'est peut-être pas un romancier parce qu'on ne demande pas de prouesses verbales à un romancier : on lui demande une histoire, tout simplement. Ma femme me fait parfois remarquer qu'il m'arrive de lire des livres mal écrits. Je ne m'en rends pas compte, parce que le livre m'intéresse. » (p. 261 – 262)

« Pour rendre témoignage, l'écrivain arrive toujours avec un certain retard. C'est une façon de ne pas exercer le pouvoir. Cela a été un peu l'idée de ma vie : le refus du pouvoir. Ma doctrine ! Mais, après avoir mis des heures et des heures à écrire, j'ai désappris à vivre et je ne participe plus beaucoup à la société. Je suis un témoin bienveillant. » (p. 266)

« L'écriture telle que je la pratique, c'est une écriture qui n'obéit pas aux lois, qui ne recherche que la fantaisie, que le plaisir du lecteur : c'est la meilleure preuve qu'elle n'est pas engagée. Je ne suis pas un écrivain engagé : on entend ordinairement par écrivain engagé celui qui lutte contre le pouvoir. Je l'ai fait d'une façon bénigne. Ça dépend peut-être de mon caractère. » (p. 267 – 268)

« On ne sait pas au juste ce qu'on va écrire et c'est en écrivant qu'on découvre un tas de choses. Quand je lis le livre d'un autre, c'est aussi un moyen d'investigation, mais je suis passif, alors que je suis actif lorsque j'écris. Quand j'écris, je me fais des joies. » (p. 273)

« Je ne dirais pas que c'est un enrichissement, parce que lorsque vous écrivez, vous ne vivez pas et vous ne voyez pas passer le temps. Si vous écrivez trop, vous vous retrouvez avec vous-même et ça, ce n'est pas tellement agréable. Ça devient un peu la tragédie de l'oeuvre : vous devenez de plus en plus présent dans le livre, au point de vous débarrasser, parce que là, ça devient une sorte de narcissisme involontaire et le narcissisme, chez un homme âgé, ce n'est pas drôle. » (p. 273)

« J'ai entrepris d'écrire et quand on commence, il faut continuer. Seulement, il faut quand même que cela vous amuse un peu. Le livre prend souvent une tournure que vous n'aviez pas prévue : il vous entraîne à des choses nouvelles. Comme je vous ai dit, je n'ai pas une conception de ce que je vais faire. C'est en écrivant que je pense. » (p. 274)

« Les grands livres ce sont des livres d'évasion. C'est La chartreuse de Parme. Si tu mets une forteresse, avec des prisonniers dedans, au milieu du livre, il faut que tu réussisses à en faire évader. Ça fait partir du genre, peut-être parce que le lecteur est un homme pris, captif, obligé de tenir son livre. C'est là une des difficultés d'un livre tel que Le pas de Gamelin. Si tu veux réussir à parler d'un lieu d'enfermement, il faut que tu y réussisses des délivrances. C'est une sorte d'impératif qui déjà se trouvait à gâter le livre. » (p. 298)

« Je pense à ce Ciel de Québec que j'ai pu écrire parce que j'avais beaucoup de vitalité. Mais, à ce moment-là, j'étais un peu comme un somnambule. Tu entres dans un livre et tu ne veux pas en sortir. Tu fais le reste sans remarquer ce qui t'arrive. Des plans pour avoir un accident ! Il se peut qu'après un certain temps, tant d'heures invécues produisent une révolution et que cet homme obscur qu'est l'écrivain s'ébroue comme un monstre et veuille se manifester. Mais il est complètement informe, il sort de la boue, il n'a rien à dire. Il n'a rien à dire ! » (p. 301)

« Quand on fait un livre, on le commence et on ne sait pas trop comment il va finir. La possibilité de l'achever est une sorte de délivrance en soi. On peut dire que le mouvement naturel du livre porte à la délivrance de l'écrivain. Mais tout dépend du genre d'esprit qu'on a. Je suis un auteur plutôt gentil, je n'aime pas les catastrophes, je n'aime pas les mortalités inutiles. » (p. 303)

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