Photo Georges SimenonGeorges Simenon

(1903-1989)

Dossier

Le roman selon Georges Simenon

« J'aimerais sculpter mon roman dans un morceau de bois » : Georges Simenon, l'artisan du roman, par Jolianne Gaudreault-Bourgeois, 2 mai 2019

Introduction. Apprendre à « brasser de la pâte humaine ».

Éviter à tout prix d'être trop littéraire ; c'est le conseil déterminant qu'aurait reçu Georges Simenon dans sa carrière – une gracieuseté de l'écrivaine Colette, alors directrice littéraire du Matin où le jeune Simenon, à la plume trop lyrique, souhaitait faire paraître ses contes et nouvelles. Le romancier place volontiers toute son oeuvre romanesque à venir sous l'égide de cet avis précieux et explique rétroactivement ce qu'il a pu signifier pour lui, c'est-à-dire apprendre à « raconter une histoire, d'abord, simplement, avec l'application de l'ébéniste à son établi » (Simenon 1980, p. 87). Dans la concrétude de l'écriture romanesque, cet apprentissage s'est bien sûr traduit par une série de choix : de style, de registre ; choix des mots, car, toujours, il lui fallut travailler à épurer ses textes, à couper tous « [l]es adjectifs, [l]es adverbes qui ne sont là que pour faire de l'effet » (Ibid., p. 107). « Chaque phrase qui n'est là que pour la phrase, coupez la », conseille-t-il à son tour aux jeunes romanciers en herbe. Or il faut bien voir que celui-là même qui se dit ici partisan d'une certaine économie des mots et des moyens est en même temps l'un des romanciers les plus prolifiques de toute la littérature européenne : 196 romans et des dizaines de nouvelles publiées sous son nom. En effet, l'oeuvre romanesque de Georges Simenon est gigantesque, abondante, foisonnante – il donne vie à plus de 9000 personnages, ses romans convoquent 1800 lieux à travers le monde, 187 films sont basés sur ses romans –, alors que son auteur ne semble en rien affecté par la crise continuelle qui plane sur le genre du roman au XXe siècle. 

Cet étonnant romancier belge est né à Liège en 1903 est très rapidement intégré à la littérature française. Il fait ses débuts à travers le journalisme de faits divers à la Gazette de Liège, où il apprend à « brasser de la pâte humaine » (Simenon 1980, p. 81), ce qui devait assurément lui servir pour ses futurs romans. Après cette entrée dans l'écriture par la porte du reportage, Simenon débarque à Paris en 1922 où s'amorce une longue carrière de romancier qui se laisse décliner en quatre moments. Il écrit d'abord de nombreux romans populaires commerciaux (principalement des romans d'aventures, mais aussi quelques romans harlequin) et ceux-ci sont publiés sous de multiples pseudonymes. À partir des années 1930, après avoir déclaré à son éditeur vouloir passer du côté du roman « semi-littéraire » – c'est-à-dire du côté du roman qui n'est plus simple littérature commerciale, sans être proprement « littéraire » –, il inaugure la longue série des enquêtes du commissaire Maigret, laquelle s'échelonnera sur 103 titres. Connue par des milliers de lecteurs dans le monde, cette série le campe résolument du côté du roman policier et ce, malgré l'évolution de sa pratique romanesque. C'est le début, moins d'une reconnaissance littéraire que d'une popularité immense (500 millions de livres vendus et des traductions dans 55 langues) laquelle peut paraître bien suspecte au pays de Gide et Mallarmé. Dans les années 1940 et 1950, pendant lesquelles Simenon vit principalement en Amérique, continent qui le transforme et le fascine, il s'adonne au roman tout court, entretenant le rêve d'un « roman pur », un idéal peut-être jamais atteint, mais qui constitue néanmoins le coeur de toute son esthétique romanesque, et ce, sans toutefois abandonner complètement son Maigret. 

« Quand on est sur l'établi, on ne voit que l'établi et c'est mon cas ».

Ce qui frappe d'emblée lorsqu'on s'intéresse au discours que tient Georges Simenon sur le genre romanesque, c'est la posture d'humilité qu'il arbore à travers un – prétendu – « non-savoir » sur le roman. Si le romancier se dit « totalement incapable » de « parler du roman » (Simenon 1980, p. 76) à l'intérieur d'un discours critique cohérent, c'est justement qu'il ne peut s'exprimer qu'à travers la forme romanesque, « la seule qui [lui] soit familière, car [il est] malhabile à préciser [s]es idées » (Ibid., p. 9). En outre, tout ce qu'il a eu à exprimer sur le roman « se trouve [déjà] dans ses romans » et il « voi[t] mal ce qu[‘il] pourrai[t] y ajouter » (Simenon 1991, p. 226). Ainsi, dans chacune de ses interventions, Simenon se présente résolument comme un praticien, c'est-à-dire l'exact opposé de « l'homme de lettres », une étiquette qu'on continue néanmoins de lui accoler. Alors que l'homme de lettres possède des connaissances tangibles sur la littérature, sur son histoire, et est appelé à prendre position dans les débats les plus contemporains, le romancier n'a, aux dires de Simenon, guerre besoin d'intelligence pour assurer pleinement sa fonction : Un romancier, voyez-vous, n'est pas nécessairement un homme intelligent. Il y en a qui le sont, certes. […] Mais il y en a qui ne le sont pas. Et ceci n'est nullement un paradoxe. Il existe ce que j'appellerais le romancier pur, l'homme qui bâtit des romans comme d'autres sculptent la pierre ou d'autres peignent des tableaux […] (Ibid., p. 76). C'est pourquoi, en ce qui le concerne, au terme même de « romancier », Simenon dit préférer celui « d'artisan du roman » (Simenon 1980, p. 15), ou encore celui d'« ouvrier » – il utilise en fait les deux termes sans distinction, car c'est précisément la posture du fabricant qu'il revendique –, puisqu'une telle désignation lui permet d'esquiver toutes questions relatives aux idées et à l'abstraction : « je ne suis qu'un ouvrier des lettres. Imaginez-vous le maçon vous parlant d'architecture ? Il apporte sa pierre. Il la pose, il la scelle. On ne lui demande pas davantage qu'un travail bien fait » (Simenon 1980, p. 77).

Simenon déclare donc ne pouvoir s'exprimer ni sur le roman « en général » – « C'est quoi au fait ? C'est trop vaste pour moi. Et je ne vous dirais que des bêtises ou des banalités. Quand on est sur l'établi, on ne voit que l'établi, et c'est mon cas » (Ibid., p. 78) – ni sur les autres romanciers : « Je ne les connais pas ou je les connais mal ; il ne m'appartient donc pas de parler d'eux » (idem). Mais il faut voir que celui qui affirme ne détenir aucun savoir sur le roman en connaît néanmoins quelque chose et bien qu'il sache d'avance qu'il n'expliquera « rien du tout » (ibid., p. 67), il lui arrive néanmoins de céder, « lorsqu'on [l']y invite, au désir enfantin de [s]'expliquer sur le roman » (idem). Cependant le romancier ne le fait jamais sur la base de généralités ou de discours englobants, mais plutôt à partir du seul romancier qu'il connaisse véritablement, c'est-à-dire lui-même. En fait, Simenon engage, dès 1936, une réflexion soutenue et étoffée sur le genre romanesque, tout en ayant toujours pour point de départ sa propre oeuvre. Ajoutons qu'il s'agit, la plupart du temps, de textes destinés à une présentation à l'oral : lectures publiques, conférences, entretiens, commandes pour émission de télévision. Le présent travail a eu pour point de départ l'ouvrage Le roman de l'homme qui rassemble les plus importants écrits de Simenon sur le roman. Le recueil Portrait-souvenir de Balzac s'est avérée une autre ressource également digne d'intérêt, dans la mesure où Balzac est non seulement une de ses principales références littéraires – il est tout à la fois « le plus grand et le plus pathétique des créateurs » (Simenon 1991, p. 21) –, mais, comme le fait remarquer Francis Lacassin, ce qu'il en dit s'applique souvent fort bien à Simenon lui-même (Lacassin 1991, p. 13).

À cela s'ajoute sa très belle correspondance avec André Gide, l'homme de lettres par excellence, sorte de Goethe français aux yeux de Simenon. Les deux hommes, qui se sont lié d'amitié à la fin des années 1930, ont entretenu une longue correspondance, parfois très rigoureuse, parfois plus espacée, jusqu'à la mort d'André Gide en 1951. Grand lecteur de Simenon, ce dernier était fasciné au plus haut point par les mécanismes de création de son ami : « Je tiens Simenon pour un grand romancier : le plus grand peut-être et le plus vraiment romancier que nous ayons eu en littérature française aujourd'hui » (Gide, Les cahiers du Nord). Il se présente comme son lecteur « le plus attentif et le plus épris » (Gide, Lettre du 13 décembre 1938, p. 23), comme son lecteur compulsif, souvent atteint d'une « simenonite aiguë » (Gide, Lettre du 12 à 16 février 1948, p. 121), mais également comme son lecteur-critique : « je ne vous lis plus qu'en prenant des notes » (Gide, Lettre du 6 juillet 1945, p. 82). Et par-dessus tout, il aspire à faire connaître Simenon auprès de ses différents cercles littéraires. En retour, le romancier belge se livre entièrement à son « Cher Maître » – c'est ainsi que commence chacune de ses lettres – et Sans trop de pudeur sur cet état second que constitue pour lui la création romanesque, au point où cette correspondance a fini par devenir la source la plus importante de ce travail. Simenon questionne souvent Gide sur la qualité de ses derniers romans parus ; il lui fait parvenir systématiquement une copie d'à peu près tous ses titres, comme si l'avis de son destinataire constituait la reconnaissance littéraire la plus précieuse. 

Vivre pour la raconter – horizontalement et verticalement.

Simenon n'a jamais caché avoir fait fortune dans le roman commercial, au point d'avoir pu acquérir de nombreuses résidences et d'avoir fait plusieurs tours du monde. Cette espèce de « self-made-man » de l'écriture romanesque, qui présente volontiers ses débuts sous le signe de l'argent, explique qu'il a définitivement pu entrer en domaine romanesque lorsqu'un matin, il pénétra dans un petit kiosque de journaux pour y acheter tous les types de de romans populaires qui s'y trouvaient, précisément dans le but d'apprendre à en maîtriser les codes. Simenon évoque à maintes reprises cette question du salaire et des différents taux horaires qu'il peut atteindre en fonction des milliers de lignes produites, car à l'époque où il oeuvrait dans le roman populaire, il écrivait « à la cadence d'un [roman] par trois jours » (Gide, Lettre de mi-janvier 1939, p. 29). Et de la même façon que cette relation entre le roman et les sommes qu'il rapporte n'est jamais taboue pour lui, c'est aussi l'un des aspects qui le fascine le plus chez l'auteur de La Comédie humaine. En effet, dans son Portrait-souvenir, Simenon revient sans cesse sur le motif de la dette et de la dépense qui caractérisa la vie Balzac, celui-ci ayant d'abord écrit pour se sauver d'une faillite perpétuelle, ce qui donna en fait une oeuvre magistrale. Sans cette pression financière, nous dit Simenon, Balzac n'aurait sans doute pas trouvé toute l'énergie nécessaire à une telle entreprise (Simenon 1991, p. 34).

Mais plus que tout, ce qu'aura permis l'enrichissement personnel de Simenon grâce à la pratique du roman commercial c'est avant tout de vivre, et partant, d'écrire, car pour raconter, nous dit-il, il faut d'abord avoir vécu, à la fois « horizontalement » et « verticalement » :

À tant de milliers de lignes par an, autrement dit à tant d'heures de travail, j'avais droit à ma voiture. À tant, je pouvais m'offrir le chauffeur qui irait porter la copie. À partir de tant, c'était le yacht dont j'avais une folle envie, la croisière, les routes du monde qui m'étaient ouvertes. C'était un des côtés de la question. Je voulais vivre, voyez-vous. Non pas pour moi, par simple appétit de la vie, mais parce que je me rendais compte que seul ce que l'on a soi-même vécu peut être transmis à autrui par le truchement de la littérature. Il me fallait connaître le monde de toutes les façons, horizontalement et verticalement, je veux dire le connaître dans son étendue, prendre contact avec les pays et les races, avec les climats et les moeurs, mais aussi le pénétrer verticalement, autrement dit avoir accès aux différentes couches sociales, être aussi à l'aise dans un bistrot de pêcheurs que dans une foire aux bestiaux ou dans un salon de banquiers.
Et, à propos des banquiers, permettez-moi de rappeler un mot – peut-être assez naïf aussi – que je disais à cette époque : Vous ne trouverez de banquiers dans mes livres que quand j'aurai pris l'oeuf à la coque du matin avec l'un d'entre eux.Vivre, je le répète intensément. Vivre pour, plus tard, brasser de la vie. Vivre pour raconter des histoires (Simenon 1980, p. 88-89).

Puisque l'écriture mobilise directement la vie, il faut donc avoir beaucoup vécu pour écrire. Mais il s'agit, dans cette logique, de vivre non pas tellement pour raconter directement sa propre vie, mais au contraire pour raconter celle des autres ; raconter d'autres vies possibles, en étant confronté au maximum de manières d'être, et ce, principalement, par une exposition à l'immense variété des professions humaines. En effet, toujours chez Simenon cette notion des « vies possibles » est étroitement liée à la question des métiers, des professions, car celle-ci caractérise le personnage romanesque :

[…] je prends des hommes avec leur profession, avec leur entourage, avec leur vraie vie, autour d'eux. Souvent, avant moi, les personnages étaient pris en dehors de leur contexte. C'est Balzac qui a commencé. Avant, un personnage de roman n'avait pas de profession, ne gagnait pas sa vie. On n'avait pas le droit d'être un personnage de roman à moins d'avoir cinq mille livres de rente. (Simenon 1991, p. 195).

Ainsi, Georges Simenon frise le naturalisme en cherchant toujours à camper son personnage dans une profession, dans un métier, car ce gagne-pain est une des – sinon la – premières choses qui le définit, dans sa concrétude. C'est pourquoi il est assez fier d'avoir eu

plusieurs vies en une, si vous voulez. J'ai passé mon brevet de capitaine au cabotage, j'étais marin, je peux vous conduire en bateau n'importe où […]. Après ça, j'ai tenu une ferme, je me suis occupé de cent cinquante vaches, je faisais environ cinq cents canards par ans, et j'ai appris à faucher. […] Je sais traire aussi […] Je peux diriger une ferme demain si vous voulez […] Je suis cavalier, évidemment, puisque j'ai fait mon service militaire dans la cavalerie. J'ai élevé des loups. J'ai élevé des mangoustes. […] J'ai essayé de faire tous les métiers, comme j'ai pratiqué tous les sports. Mais j'ai fait tout mal, car on ne peut pas tout faire bien (Simenon 1991, p. 210).

C'est donc ce contact avec d'autres vies que la sienne, à travers les autres professions que celle d'écrivain, qui lui permet par ailleurs d'être romancier. Fait important, ce contact ne doit pas se réaliser dans l'observation – et sur ce point il s'éloigne catégoriquement de Balzac et du naturalisme –, mais plutôt dans l'expérimentation, dans l'essai, comme il le signifie ici dans cette lettre à André Gide de 1939, très proche du manifeste esthétique ou de l'autopoétique :

J'ai voulu vivre coûte que coûte toutes les vies possibles. Pour ne faire jamais de documentaire. […] Et surtout pour ne pas les avoir observées. J'ai horreur de l'observation. Il faut essayer. Sentir. Avoir boxé, menti, j'allais écrire volé. Avoir tout fait, non à fond, mais assez pour comprendre. […] Je voudrais connaître tous les métiers, toutes les vies. […] Je peux vous avouer que c'est mon rêve et que c'est ce que j'ai réalisé en petit (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 32-33)

Si son destinataire incarne l'écrivain qui se retient de vivre pour mieux rester disponible à son oeuvre, Simenon est plutôt celui qui, au contraire, plonge sans retenue dans la vie et qui, par là même, se consacre entièrement au roman. 

Un romancier romanesque.

Cela devient d'ores et déjà évident : une grande part du discours que Simenon tient sur le roman consiste en une présentation – voire une « représentation », en raison de l'importance de la mise en scène et de la construction posturale – du « travail » de romancier et de sa trajectoire personnelle en tant que romancier. Cette trajectoire, pour le moins « romanesque », commence par un épisode parisien qui convoque à lui seul de puissants topos littéraires :

J'aurais manqué à toutes les traditions, vous vous en rendez compte, si je n'avais manifesté un souverain mépris pour ma petite ville et si je n'avais décidé que Paris, seul, était digne de m'accueillir. Manger de la vache à Paris, Montmartre de préférence, c'est aussi indispensable à un futur romancier […]. J'ai donc gagné Paris et j'y ai habité une chambre d'hôtel sous les toits, une chambre qui n'était qu'une mansarde où je me cognais la tête au plafond quand il m'arrivait de me réveiller en sursaut. Je crois que si j'avais eu de l'argent, j'aurais choisi quand même cet endroit sordide, parce qu'il était dans la tradition, parce que j'aurais pensé trahir la littérature en vivant dans une chambre plus confortable et plus banale (Simenon 1980, p. 84).

Si Georges Simenon entre finalement très peu dans des questions d'histoire littéraire et d'histoire du roman, il est frappant de constater qu'il renoue avec une certaine « tradition » à partir de la construction de sa figure auctoriale. À cette bohème parisienne et cette vie de besoins, grandement formatrice pour l'écriture, s'ajoute en effet le topos de la malédiction littéraire, car Simenon est romancier malgré lui, l'écriture n'ayant jamais été un libre choix, mais une véritable puissance qui l'asservit – une nécessité tellement forte, qu'il soutient qu'il écrirait « certainement » même s'il n'avait aucun lecteur (Simenon 1980, p. 111) : « Écrire est considéré comme une profession et je ne crois pas que ce soit une profession. Je crois que tous ceux qui n'ont pas besoin d'être écrivains, qui pensent pouvoir faire autre chose, devraient faire autre chose. Écrire n'est pas une profession, mais une vocation pour le malheur. Je ne crois pas qu'un artiste ne puisse jamais être heureux »(Simenon 1980, p. 108). Il le réitère ici : « Le roman n'est pas seulement un art, encore moins une profession. C'est avant tout une passion qui vous prend entièrement, qui vous asservit. […] Le roman n'est pas que tout cela, il est encore, pour celui qui l'écrit, une délivrance » (p. 103). S'il en parle aussi en termes d'un soulagement c'est que l'écriture romanesque est une sorte de pharmakon, c'est-à-dire à la fois un poison et son plus grand remède. En effet, l'écriture d'un roman le guérit toujours, même quand il va mal « physiquement » :

Quand je ne suis pas bien portant, je dis à mon médecin que je ne me sens pas bien, que j'ai telle ou telle chose. Mon médecin me répond : « Quand commencez-vous à écrire un roman ? » Je lui dis dans huit jours.” Il me répond : « Alors ça va ».  C'est un peu comme s'il me prescrivait une ordonnance : « Faire un roman le plus tôt possible» . C'est ma thérapeutique, celle qui me convient le mieux (Simenon 1991, p. 180).

Sans surprise, cette dramatisation du travail du romancier va souvent de pair avec son esthétisation. Simenon évoque ses retraites d'écriture à la campagne dans des grandes demeures isolées, comme celle « dans un vieux château d'Alsace où pendant un mois [il] vien[t] de vivre tout replié, tout tassé derrière des murs de deux mètres d'épaisseur à écrire un nouveau roman » (Simenon, Lettre d'avril 1939). Il décrit longuement sa table de travail et présente ses différents rituels d'écriture, comme quand il évoque « un travail » auquel il se « livr[e] avec amour » : « nettoyer ma machine à écrire jusque dans ses plus petits rouages, la huiler, l'orner d'un ruban neuf, la faire belle et rapide comme pour une compétition » (Simenon 1980, p. 102). Cette insistance sur la rapidité n'est pas anodine, car toujours chez Simenon il est question du rythme de l'écriture et de sa progression : « Demain, je m'éveillerai avant le jour et à jeun, mal débarrassé des nuages de la nuit, je viendrai à ma table, où je suis sûr de retrouver mes personnages fidèles au poste. Deux heures plus tard, il y aura un chapitre d'écrit, un chapitre de vingt pages très exactement, car je me suis remonté pour vingt pages. C'est une mesure que je connais bien»  (idem). La vitesse, le tempo soutenu, se font eux-mêmes rituels d'écriture. Et encore une fois, à travers cet éloge de la rapidité, Simenon se rapproche de la figure de Balzac et de son abondance, ce bourreau de travail qui, comme le dit Simenon, abattait le plus souvent ses quarante pages en une nuit » (Ibid., p. 99).

L'A B C de la création romanesque : roman et sculpture.

À cette insistance sur l'abondance de la production – qui par ailleurs le rapproche de la figure l'ouvrier, qu'il revendique lui-même – répond un discours sur l'aspect artisanal de l'écriture romanesque. À ce titre, la principale métaphore utilisée pour décrire le travail de romancier est celle du sculpteur-ébéniste. D'abord l'écriture-sculpture est pour lui une façon de revendiquer la dimension concrète et matérielle de l'écrit, car celui qui « crain[t] les grands mots autant que les idées » (Simenon 1980, p. 100) dit n'employer que des « mots matières » (Ibid., p. 96). Mais il faut voir que Simenon revendique tout particulièrement ce travail du bois réalisé sur l'établi pour discourir sur le personnage romanesque : «Je suis un artisan ; j'ai besoin de travailler de mes mains. J'aimerais sculpter mon roman dans un morceau de bois. Mes personnages, j'aimerais les rendre plus lourds, plus tridimensionnels. Et j'aimerais créer un homme dans lequel chacun, en le regardant, trouverait son propre problème » (Ibid., p. 123).

Parler du personnage en termes d'une sculpture, c'est mettre de l'avant le travail en « trois dimensions » de l'écriture romanesque. Mais qu'entend exactement par là Georges Simenon ? Il n'y a que dans sa fameuse lettre de 1939 que le romancier s'explique véritablement, bien que de manière très succincte, sur cette problématique esthétique qui semble pourtant fondamentale à toute son oeuvre : « j'étais déjà hanté par un problème que je poursuis toujours : les trois dimensions – le passé, le présent et l'avenir se nouant étroitement dans une seule action – avec une densité d'atmosphère et de vie complète que je n'atteignais pas et que je n'ai pas atteinte encore » (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 30). À ce titre Nicolaï Gogol, et beaucoup plus que Balzac, lui sert de modèle, car le romancier russe, dit Simenon, « créait des personnages qui sont comme les gens de tous les jours, mais qui ont, en même temps […] la troisième dimension que je recherche. Ils ont tous ce rayonnement poétique. Chaque personnage a le poids d'une sculpture tant il est lourd et dense » (Simenon 1980, p. 124). Simenon utilise la même métaphore pour parler de ses propres personnages : « Mes personnages ont une profession, ont des caractéristiques ; on connaît leur âge, leur situation de famille et tout. Mais je tente de rendre ces personnages lourds comme une statue, et frère de tous les hommes de la terre » (Simenon 1980, p. 123). Mais comment conférer cette densité au personnage romanesque le rapprochant d'une sculpture ? Pour répondre à cette question, il faut voir comment, concrètement, Simenon écrit ses romans, grande question qui intéresse tant André Gide.

D'abord, mentionnons que le prolifique romancier dit toujours avoir quelques thèmes romanesques en réserve dans sa tête. Ainsi la « phase de gestation » d'un roman comporte deux aspects : le choix d'un de ces thèmes, qui est au fond toujours un problème avec lequel l'être humain est pris, et le choix d'une « atmosphère » dans laquelle il campera son récit. Deux jours avant le début de l'écriture, le romancier doit s'assurer d'avoir en main un certain matériel « de base » et dont la fonction est de remplacer le traditionnel « plan » qu'utilisent la plupart de ses collègues. Simenon doit se munir de son annuaire téléphonique, ou encore d'un dictionnaire des noms propres, dans le but de « chercher des noms » (Simenon 1991, p. 177) ainsi que d'une carte de la ville (ou un plan de la contrée) où a lieu l'action du roman « pour voir exactement où les choses se passent » (Simenon 1980, p. 114). Celle-ci demeurera accrochée au mur de son bureau tout le temps que dure l'écriture. Il lui faut aussi quelques enveloppes, car la journée où débute l'écriture du roman, tout partira d'une de ces enveloppes : « Sur l'enveloppe, je mets seulement les noms des personnages, leurs âges, leurs familles. Je ne connais absolument rien des événements qui se produiront plus tard (Ibid., p. 114). S'ajoute à cela, bien souvent, un dessin très schématique de l'intérieur de l'appartement ou de la maison dans lequel vivent ses personnages : « je dois savoir si les portes s'ouvrent à gauche ou à droite, si le soleil entre par telle fenêtre ou telle autre. Tout cela est nécessaire ; il faut que je puisse évoluer dans cette maison comme si j'étais chez moi. C'est cela mon plan, et rien d'autre » (Simenon 1991, p. 177). Et enfin, un horaire des chemins de fer est nécessaire, surtout pour ses romans européens, « car on prend le train dans les romans comme dans la vie et il faut prendre de vrais trains » (Simenon 1980, p. 102). Notons au passage que nous retrouvons encore une fois au plus près de la figure de Balzac, dans une version remaniée de la fameuse concurrence avec l'état civil.

Ensuite, une fois l'écriture véritablement lancée, il faut accepter une énorme part de non-maîtrise ; ne pas savoir où l'on s'en va, bref accepter d'être livré au roman et d'entrer pleinement dans l'aventure de l'écriture, car, insiste Simenon, « non, non. Je ne sais rien des événements avant de commencer le roman » (Ibid., p. 114). Ainsi, d'un côté, nous l'avons vu, le romancier insiste sur l'importance qu'a eue pour lui l'apprentissage de la fabrication d'histoires ; d'un autre – et voilà encore un de ses paradoxes –, il dit pouvoir totalement se passer de raconter une histoire, car ce sont eux, les personnages, qui l'écrivent cette histoire :

il n'est pas besoin de trouver une histoire. Simplement des hommes, des êtres humains, dans leur cadre, leur ambiance. Le petit coup de pouce qui les met en marche…Désormais je n'ai plus qu'à les laisser vivre. L'histoire, c'est eux qui la feront, sans que je sois capable d'intervenir, car mes personnages, s'ils sont vrais, ont leur logique à eux contre laquelle ma logique d'auteur ne peut rien (Simenon 1980, p. 102).

Ce fameux « coup de pouce », c'est l'événement qui bouleverse leur existence. Celui-ci peut être bien banal : un accident de voiture, une fugue, une crise cardiaque. L'important est que ce soit un petit quelque chose qui « modifie tout à coup le cours de la vie du personnage » (Simenon 1980, p. 177). Il poursuit : « Cet incident est un prétexte qui révèle ou qui démontre quelque chose de sous-jacent » (Idem) et donc qui fera plonger le personnage dans le romanesque et qui introduira de l'aventure dans une vie où, a priori, il n'y en a pas du tout.

Enfin, plus qu'une « Chambre à soi », il faut, pour écrire un roman, avoir du temps devant soi, c'est-à-dire être complètement disponible, avoir la possibilité d'être entièrement présent, de corps et d'esprit. Il lui faut donc s'assurer de pouvoir soutenir le rythme de l'écriture :

La veille du premier jour, je sais ce qui se passera dans le premier chapitre, je découvre ce qui vient après. Quand j'ai commencé un roman, j'écris un chapitre chaque jour, sans sauter une journée. Parce qu'il y a une tension, je dois suivre le rythme du roman. Si par exemple, je suis malade pendant quarante-huit heures, je dois détruire les chapitres déjà composés. Et je ne reviens jamais sur ce roman (Ibid., p. 114).

C'est pourquoi Simenon affirme très sérieusement que le meilleur complice du romancier est le médecin, car s'il tombe malade au milieu d'un roman et s'il doit l'interrompe, celui-ci doit n'a plus qu'à être jeté aux ordures :« […] ceci vous semblera peut-être absurde, mais c'est la vérité – généralement quelques jours avant le début d'un roman, je m'arrange pour ne pas avoir de rendez-vous pendant onze jours. Puis j'appelle le médecin. Il prend ma tension artérielle, me fait un examen général. Et il me dit “Okay” ! […] Parce qu'il faut que je sois sûr de pouvoir tenir les onze jours suivants  » (Simenon 1980, p. 115). Cette écriture produite en un seul jet n'admet aucun retour en arrière possible, aucune retouche ni révision : « Après [l'écriture du roman], il m'est impossible de changer une page. On me l'a assez reproché. J'aurais voulu moi aussi être capable de fignoler. Mais comme je ne sais pas comment c'est fait, je sais encore moins comment ça peut se réparer », confie-t-il à André Gide qui fait encore une fois figure de contre-pied (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 37).

C'est donc cette façon de se donner entièrement, de s'oublier totalement, pour mieux entrer dans la peau de son personnage et pour vivre sa vie, au sens presque littéral, qui fait que ce personnage est pleinement réussi et atteint la densité de la sculpture : « Avant d'écrire un roman, au moment où je dois me mettre dans ce que j'appelle l'état de grâce, je dois en sommes me vider de moi-même, me vider de tout ce qui fait ma personnalité pour être purement réceptif, c'est-à-dire pouvoir absorber d'autres personnages, d'autres impressions »(Simenon 1991, p. 175). C'est aussi ce qui marque la grande différence entre les différentes pratiques romanesques de Simenon : « Quand je faisais un roman commercial, je ne pensais à lui que durant les heures où je l'écrivais. Mais aujourd'hui, lorsque j'écris un roman, je ne vois personne, je ne parle à personne, je ne réponds pas au téléphone – je vis exactement comme un moine. Toute la journée, je suis l'un de mes personnages. Je ressens ce qu'il ressent » (Simenon 1980, p. 115).

Il distingue donc son oeuvre « sérieuse » de son oeuvre « non-sérieuse » à partir de cette question de la densité du personnage qui réside toute entière dans le ressenti, dans sa capacité de vivre la vie du personnage, au moment de l'écriture du roman. Ainsi, le personnage de Maigret, qui rappelons-nous, appartient à ce qu'il appelle le roman « semi-littéraire », n'est observé que du point de vue de détective, c'est aussi pourquoi il était beaucoup moins dangereux pour sa « tension artérielle » que ses véritables personnages des romans (Ibid., p. 125). C'est pourquoi, il annonce à intervalle à André Gide, qui souhaiterait le voir abandonner pour de bon son célèbre inspecteur : « pour me reposer, je vais écrire un Maigret » (Simenon, Lettre du 16 juillet 1946, p. 156). Cet ancrage dans le corps est si fort chez Simenon, que c'est en ces termes qu'il dévoile les mécanismes de l'écriture romanesque à son correspondant, et à nouveau dans cette substantielle lettre de 1939 :

Il y a un mot qui nous est familier à ma femme et à moi : “me mettre en transe”. […] Plus de vie intérieure ni extérieure. Rien qu'une vie physique […] Une sorte d'abrutissement volontaire, intégral. Encore un mot du ménage : l'État de grâce. Y rester coûte que coûte. Si je suis parti sur un air de Bach, il faut qu'on me le joue chaque jour à la même heure. Rien ne peut changer dans l'ordonnance des journées. Le moindre imprévu risque de flanquer tout par terre (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 34)

Mais comme on ne peut pas rester dans cet état fatiguant très longtemps, tous les romans de Georges Simenon sont assez courts, voire très courts : « après cinq ou six jours, c'est presque intolérable. C'est une des raisons pour lesquelles mes romans sont si courts ; après onze jours je ne peux…c'est impossible. Je dois…c'est physique. Je suis trop fatigué »(Simenon 1980, p. 115). Néanmoins, il dit souhaiter un jour, avec les années et l'expérience, parvenir à prolonger cet état de « transe » afin d'écrire un « grand roman » où il arriverait à vivre la vie de plusieurs personnages, principaux et secondaires, et jusqu'à « celles des moindres comparses » (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 35).

L'amour des Petits hommes et La recherche de l'homme tout nu.

Ainsi dans le mouvement de l'écriture tel que le conçoit Simenon, on part toujours de soi pour aller vers l'autre : « l'artiste ne doit pas seulement regarder en lui-même. Il doit aussi regarder à l'intérieur des autres avec l'expérience qu'il a de lui-même. Il écrit avec sympathie parce qu'il sait que l'autre lui ressemble » (Simenon 1980 p. 111). Or cette sympathie, Simenon semble l'adresser tout particulièrement aux personnes les plus banales de la société, celles qui, trop souvent, n'entrent pas dans les livres, bref aux Petits hommes, selon l'expression du titre d'une oeuvre autobiographique faisant partie des Dictées. En effet, si, nous l'avons vu, pour être romancier, il faut être à l'aise, comme chez soi, dans tous les milieux sociaux, vivre « verticalement », Simenon réaffirme très souvent son appartenance aux gens simples de Liège et celui qui est né fils du peuple tient à le rester, malgré son immense fortune accumulée...

Choisir « pour raconter [s]es histoires, les gens les plus simples » (Ibid., p. 87) se traduit par une préférence pour les sujets avec d'humbles professions, les sujets qui sont les moins évolués possible, car ceux-ci lui permettent de créer des personnages bruts, directement pris dans les problèmes les plus concrets de la vie quotidienne, mais aussi enclins à se laisser entrainer dans une situation qui les dépasse et qui fait basculer leur quotidien. Bref, ces Petits hommes bien quelconques se laissent facilement entrainer par ce « petit coup de pouce qui les met en marche » (Simenon 180, p. 102) et qui donne naissance au romanesque chez Simenon : «  Car un personnage de roman, c'est n'importe qui dans la rue, c'est un homme, une femme quelconque [...] Le personnage de roman, lui, ira jusqu'au maximum de lui-même et mon rôle à moi, romancier, est de le mettre dans une situation telle qu'il y soit forcé » (Simenon 1980, p. 101).

En effet, plus proches de leurs instincts et de leurs émotions, ces sujets donnent naissance à des personnages qui sont privés de la médiation existentielle qu'exerce la grande conscience culturelle et philosophique. Ces personnages n'échappent pas à la situation dans laquelle ils sont placés pour entrer dans les méandres de la pensée. Ils n'ont aucun imaginaire littéraire et ils n'ont pas les moyens existentiels et philosophiques pour mettre en forme leur propre vie. Ils sont en quelque sorte l'envers des aristocrates gidiens, eux pris dans les grands drames de la culture. À son correspondant qui regrette ce choix pour le monde des petits employés de magasin, des concierges et des modestes retraités, Simenon répond qu'il n'y a là qu'une apparence de simplicité, que « le personnage compliqué » est « plus facile » à façonner que le personnage simple puisque l'écrivain est un être « a priori compliqué » et donc il « le sent et le comprend mieux que n'importe quel autre » (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 30). Cet intérêt pour les petites gens s'accompagne aussi d'une conception de l'histoire – « Je crois fermement, quant à moi, qu'après la période aristocratique, puis la période bourgeoise, il n'y aurait non pas la période ouvrière que 1936 laissait prévoir, mais la période des petites gens ce qui est fort différent […] » (Simenon, Lettre du 3 août 1941, p. 60) – et du désir avoué d'en écrire « l'épopée » : « Au fait tous les gros succès américains [Faulkner, Dos Passos, etc.] dont vous me parliez un jour ne sont-ils pas des livres sur les petites gens ? Dont je suis et dont je voudrais écrire l'épopée. On verra ce que ça donne » (idem).

Plus que tout, l'intérêt de prendre de Petits hommes pour personnages principaux tient au fait que ceux-ci permettent d'atteindre plus directement ce qu'il appelle « l'homme tout nu », une des rares notions esthétiques et conceptuelles (avec celle des « trois dimensions » et celle de « roman pur ») qui revient de manière presque systémique chez Simenon :

Je ne cherche au fond que l'homme tout nu. […] si je prends des hommes très quelconques, c'est que pour moi ils représentent davantage l'homme qu'un normalien, un général, un dictateur, un savant, un génie quelconque. Et si mes personnages ratent, c'est que l'homme rate, fatalement. Il rate consciemment ou inconsciemment. C'est à mes yeux, le seul drame : la disproportion entre ce que l'homme voudrait, pourrait être, entre ses aspirations et ses possibilités (Simenon, Lettre du 29 mars 1948, p. 132-133).

Mais qu'est-ce que cet « homme tout nu », exactement ? Posture praticienne obligeant, la teneur exacte de cette notion demeure imprécise et celle-ci se voit plutôt mise à profit dans le titre d'une oeuvre littéraire, le recueil de nouvelles À la recherche de l'homme tout nu qui aurait pu servir de maxime à son art du roman. En effet, cette idée d'« homme tout nu » donne lieu à une des seules définitions du genre romanesque que l'on retrouve chez Simenon : « Le roman, c'est l'homme, l'homme tout nu, comme je l'ai dit tout à l'heure et l'homme habillé, l'homme de tous les jours, c'est parfois le terrible drame de l'homme tout nu et l'homme habillé, entre l'homme éternel et l'homme d'une éducation, d'une caste ou d'un instant du monde, mais c'est surtout le drame de l'Homme aux prises avec son destin » (Simenon 1980, p. 97).

Tout porte à croire que « l'homme tout nu » est en réalité une sorte de point de vue sur l'homme ; un point de vue intime, sans pudeur, qui n'a rien d'érotique pour autant – Simenon exclut, le plus souvent, toute intrigue amoureuse de ses romans –, et qui s'apparente plutôt à celui du médecin sur son patient. Romancier et médecin ont en effet beaucoup en commun aux yeux de Simenon ; ils partagent ce même regard sur l'homme, axé sur l'empathie et la vérité : « médecins et romanciers, nous avons les uns et les autres, vis-à-vis de l'homme, ce que j'appellerai un même angle de prises de vue et que nous cherchons en lui la même petite lueur de vérité » (Simenon 1991, p. 169). Le médecin et le romancier voient l'homme débarrassé de ses habits, c'est-à-dire des apparences et des conventions de la vie sociale. Un avocat et un caissier de magasin, tous deux malades sur un lit d'hôpital, habillés dans la même jaquette bleue, n'ont-ils pas les mêmes inquiétudes et ne se ressemblent-ils pas, au fond ? En ce sens, la Recherche de l'homme tout nu est aussi un moment de l'histoire du roman, soit son maintenant : « Alors qu'en quelque sorte l'écrivain étudiait l'homme habillé, n'en sommes-nous pas arrivés à l'homme tout nu, à l'homme en proie à lui-même et à ses fantômes ? On fouille les replis les plus intimes comme, en biologie, on s'efforce d'aller jusqu'au noyau premier de la matière vivante » (Simenon 1991, p. 228).

Aussi cette notion « d'homme tout nu » rejoint son amour pour les petites gens dans la mesure où nous y retrouvons cette même volonté d'éloigner l'abstraction et la pensée pour embrasser le concret de la vie, c'est-à-dire, comme le dit Simenon, toucher « non pas tant [à] ce que pense, mais à ce que sent l'homme », à « ses moindres comportements » ; « savoir comment le fermier mange, comment il fait l'amour avec sa femme » (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 33). En outre, en montrant « l'homme tout nu », le roman entre dans le domaine de l'empathie, et non seulement du point de vue de l'auteur, mais également vis-à-vis du lecteur. En effet, nous en avons très peu parlé jusqu'à maintenant, mais Simenon accorde une importance capitale au lecteur de son oeuvre et absolument rien ne lui fait plus plaisir qu'un lecteur qui se reconnaît dans son personnage. Or, c'est précisément dans « l'homme tout nu » que le lecteur se reconnaît le plus, car il semble que ce point de vue permette de créer « une image totale de l'homme » (Lettre du 23 novembre 1950, p. 171) et, par là, la forme du roman atteint une certaine universalité. C'est aussi par là que le romancier arrive à fabriquer « des personnages réels » à qui « il faut leur accorder une entière réalité » (Simenon 1980, p. 102)

Considérations sur un casque colonial en guise de conclusion : du roman d'aventure à l'idéal du « roman pur ».

Des années 1920 aux années 1960, Georges Simenon semble endosser entièrement le romanesque, c'est-à-dire au moment même où celui-ci est pointé du doigt, mis à mal. Nous avons vu que le romancier croit fermement au personnage – celui-ci est bien « réel » et préservé de tout soupçon – et ne remet jamais en question le sens même de l'acte de raconter. On lui a aussi souvent reproché d'ignorer totalement les bouleversements de l'actualité politique européenne, à commencer par la Seconde Guerre mondiale. C'est pourquoi une question nous est restée en tête tout au long de l'écriture de ce travail : Georges Simenon est-il anachronique dans son siècle ? Cette courte phrase contenue dans une lettre à André Gide montre bien que Simenon arrive en quelque sorte à ce même constat : « Mon Dieu ! Que je me sens loin de la littérature ou comme la littérature est loin de moi ! » (Simenon, Lettre du 29 mars 1948, p. 134).

Mais nous ne croyons pas que Simenon soit, pour autant, « en retard » sur son siècle, et encore moins qu'il soit réactionnaire, sur le plan des enjeux littéraires. Jamais il ne s'en prend à la nouveauté. Plutôt, il n'en parle pas. Il ne commente pas les grandes révolutions dans la forme romanesque. Il est simplement à côté de son temps, en retrait, ce qu'accentue – ou met en évidence – son éloignement géographique vis-à-vis des grands centres littéraires :

J'ai décidément perdu tout contact avec le monde extérieur et particulièrement avec celui de la littérature. J'habite une toute petite maison, en pleine solitude, au pied des montagnes, avec seulement des boeufs et des chevaux en liberté tout autour. [...Cela me paraît extravagant, d'ici, qu'il puisse exister des cafés littéraires, des salles de rédaction et des anti-chambres d'éditeurs. Il est vrai que je ne les ai jamais fréquentés. Cette sauvagerie […] n'est pas voulue, mais […] a toujours été habituelle (Simenon, Lettre du 10 octobre 1948, p. 146).

Mais Simenon n'est pas pour autant naïf. Il sait que « c'est impossible, absolument impossible » (Simenon 1980, p. 110) de croire que le roman peut retourner à l'esthétique du XIXe siècle. Et ce n'est pas ce qu'il souhaite. Il se montre également très critique de sa propre production romanesque et à quarante-deux ans, il déclarait n'avoirpas encore écrit son premier roman, alors qu'il en avait, en réalité, déjà produit des dizaines. C'est qu'il conçoit sa longue carrière comme un interminable apprentissage du roman qui débuta, nous l'avons vu, avec la maîtrise des codes du roman populaire d'aventures. Et on pourrait dire que c'est précisément ce rapport à l'aventure, qui évolue énormément à travers son oeuvre sur la tangente de la désillusion, qui, en dernière instance, le raccroche à son siècle et le fait soudainement moins paraître anachronique.

D'une part, il est vrai qu'il y a chez Simenon une forte nostalgie de l'aventure, car au temps où il écrivait ses romans populaires, il pouvait, en imagination, vivre avec les « gazelles, antilopes, outardes, gangas, francolins, sans compter les zèbres, les lions […] » et donc de s'évader de la place des Vosges « sous la pluie du matin au soir » : « je vivais, moi, cinq ou six jours durant, dans un paysage merveilleux. Avec mes personnages, avec mon héroïne surtout, que les pièges attendaient à chaque pas […] » (Simenon 1991, p. 118-119). À cette époque, celle de l'évasion par excellence, il pouvait sans problème mettre en scène l'aventure, justement parce qu'il ne l'avait pas cherchée. D'autre part, lorsqu'il se met à chercher cette aventure dans le monde réel, par l'exploration et le voyage, il ne la trouve pas : « Depuis cette époque, j'ai voyagé presque sans interruption et exploré les contrées qui servent de cadre à ces romans. Jamais je n'ai connu, comme en les écrivant l'ivresse de l'aventure ! » (Simenon 1991, p. 117). Son rapport à l'aventure est celui d'une progressive désillusion, laquelle est toute contenue dans cette anecdote qu'il reprend dans plusieurs de ses textes puisqu'elle est essentielle à l'évolution de sa pratique romanesque. Simenon raconte que l'aventure, au sens littéral, se termine pour lui le jour où il est sur le point de partir pour une première fois en Afrique (après avoir tant écrit de romans prenant place dans ce continent), depuis le port de Marseille. Il entre, à la toute dernière minute chez un chapelier et se prend à essayer un casque colonial. Il perçoit alors, dans cet aspect de « conquérant », tout son ridicule : « Devant ma piteuse image, j'ai senti que je franchissais un nouveau cap […] » (Simenon 1980, p. 91).

Il renchérit : « cette minute-là, pendant laquelle j'essayais le casque devant un miroir, a été, je crois bien, ma dernière minute de vraie vie aventureuse » (Simenon 1991, p. 119), un sentiment qui s'accentue dès que qu'on contrôle son billet. Le pragmatisme de la réalité le rattrape alors qu'il croyait partir pour l'aventure : « Après avoir façonné l'univers à ma fantaisie, j'allais l'arpenter à coups d'indicateurs, de tarifs, de règlement de pourboire. Le rêve, je l'avais laissé chez le chapelier de la rue Saint-Ferréol […] » (Simenon 1991, p. 120). La pente est fatale : en Afrique, il pensait voir des éléphants, mais n'en vis aucun, même si « [sa] voiture, en huit jours, a écrasé des milliers de monticules qui étaient autant de bouses d'éléphants sauvages » (Ibid., p. 121). De même, quand il se rend en Laponie quelques mois plus tard, son traineau est tiré non pas par des chiens, mais « par une grosse motocyclette américaine qui pétaradait comme un dimanche de course sur la place d'une petite ville » (Ibid., p. 122). Et ainsi de suite. Simenon n'en finit plus de raconter sa progressive désillusion, car toujours « l'aventure s'enfuit quand on s'en approche » (Simenon 1991, p. 140) et c'est pourquoi on peut, selon lui, difficilement écrire du roman d'aventures après avoir voyagé. 

Ainsi, si « l'aventure est morte » (Simenon 1991, p. 107), comme il le dit lui-même, Simenon n'écrira pas pour autant du « roman sans aventure », pour emprunter l'expression d'Isabelle Daunais. Il se produit plutôt un grand revirement dans sa conception du roman ; une illumination qui lui fait comprendre que la véritable aventure est dans l'homme, à même celui-ci. Et c'est la seule aventure qui soit digne d'être racontée. Elle se situe dans la vie des petites gens, lorsque quelque chose « arrive » ; elle est dans « l'homme tout nu ». Cette aventure intériorisée est, par-dessus tout, au coeur ce qu'il appelle « le roman pur », notion capitale chez Simenon, pourtant très peu définie : « Je ne sais pas ce que j'entends par roman pur. Je le sens. Je suis incapable de le définir » (Simenon 1980, p. 68). Mais encore une fois celui qui ne sait rien, sait néanmoins quelque chose :

Le roman “pur” sera seulement ce que peut être le roman. Je veux dire qu'il n'aura pas à enseigner ou à jouer un rôle journalistique. Dans un roman pur, vous ne prenez pas soixante pages pour décrire le sud de l'Arizona ou un pays de l'Europe. Rien que l'action, avec uniquement ce qui fait partie de cette action. Ma conception actuelle du roman est presque une transposition des règles de la tragédie dans la forme romanesque. Je crois que le roman est la tragédie de notre époque (Simenon 1980, p. 120).

Ce que l'on en sait, c'est que c'est un roman qui sera dense et petit, comme le sont d'ailleurs tous les opus de Simenon, car il doit pouvoir se lire d'un seul trait. C'est à la fois un moment de l'histoire du roman, son avenir, son âge d'or et l'idéal esthétique très personnel de Simenon. C'est un roman purifié qui ne revêt plus aucun aspect documentaire et qui laisse toute la place à l'homme :

Son domaine s'est rétréci. D'autres moyens d'expression s'occupent, avec plus de bonheur, de pittoresque, de philosophie ou de vulgarisation. Reste la matière vivante, reste l'homme, tout nu ou habillé, l'homme de partout ou l'homme de quelque part, l'homme et son drame éternel. C'était jadis la matière des tragédies. Le roman de demain la remplacera (Simenon 1980, p. 71).

C'est un roman qui met en scène des personnages qui vont au bout des possibilités humaines, même si ces possibilités sont limitées. C'est un roman qui laisse toute la place à l'action même s'il repose sur une grande trame événementielle minimale. Surtout, ce « roman pur » est appelé à prendre le relais de la tragédie, dans le rapport entre l'homme et son destin ; c'est la tragédie de « l'homme tout nu », à qui il faut s'efforcer de donner le poids et la densité d'une sculpture.

Bibliographie

Ouvrages cités

SIMENON, Georges. Le roman de l'Homme, Lausanne, Éditions de l'Aire, 1980.

GIDE, André et Georges SIMENON. Sans trop de pudeur, Paris, Omnibus, 1999.

SIMENON, Georges. Portrait-souvenir de Balzac et autres textes sur la littérature, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1991.

Citations

SIMENON, Georges. Le roman de l'Homme, Lausanne, Éditions de l'Aire, 1980.

« Il y a trente-huit ans, presque jour pour jour, j'écrivais mon premier roman, Au pont des Arches, ce qui n'a pas constitué, même à Liège, ma ville natale, un événement littéraire. Si j'en parle aujourd'hui, c'est que le roman a été suivi par d'autres, qu'en fait, depuis cette date, je n'ai cessé d'être un romancier, ou plutôt, pour employer un terme que je préfère, un artisan du roman » (p. 15).

« […] j'ai tenté de répondre [aux questions entourant le genre du roman], corrigeant, modifiant, parfois changeant de tout en tout mes opinions précédentes, sans jamais parvenir à une théorie convaincante et définitive.Mes réponses d'aujourd'hui seront-elles plus heureuses ? Il est probable que je les amenderai encore mais ce n'est pas une raison pour ne pas tenter de leur donner une forme provisoire » (p. 15).

« Pendant des millénaires, des hommes ont fait la chaîne, génération après génération, pour composer un des plus beaux romans, le plus beau du monde peut-être, l'Ancien Testament » (p. 17).

« Je vais, par la suite, employer souvent le mot roman, d'abord parce qu'il est dans mon titre, ensuite parce que je suis romancier et […] c'est en romancier que je parle, enfin et surtout par commodité. Le mot « fiction », tel que les anglo-saxons l'ont adopté dans le domaine de l'édition et de la librairie serait plus exact.
Peut-être même m'arrivera-t-il d'englober sous le nom de roman toutes les oeuvres de l'imagination, la poésie, le théâtre et la peinture, sans compter les prolongements que de nouvelles techniques ont apporté aux autres formes d'art : le cinéma, la radio, la télévision » (p. 25).

« Peu importe la forme employée, le médium choisi, c'est la fiction que nous retrouvons de la sorte et que le traduis librement par le mot roman : l'évocation d'êtres humains vivants, devant les autres, un morceau de vie humaine » (p. 28).

[Pourquoi l'écriture ? Pourquoi le récit] : « le besoin d'expliquer l'inexplicable et de dissiper la peur » (p. 37).

[En parlant de la Bible] : « Ainsi l'homme écrit-il le roman, non seulement de la terre, mais de l'univers et s'y réserve un rôle de choix » (p. 43).

« Pourquoi les hommes lisent, pourquoi presque autant qu'ils ont faim de pain, ils ont faim de fiction, c'est-à-dire du spectacle d'autres hommes en proie aux mêmes passions, aux mêmes doutes, aux mêmes lâchetés et aux mêmes découragements qu'eux ? » (p. 57).

« Ces mythes, que je continue à appeler romans, ont suivi de près, quand ils ne l'ont pas précédé, le lent cheminement, au long des siècles, de l'animal humain vers un destin qu'il ignore » (p. 57).

« Le roman, la fiction, avancent du même pas, sur une route parallèle. Si, à la cimaise des musées, les dernières toiles montrent un être qui ne cache plus sa faiblesse et son désarroi, qui a abandonné ce qui faisait son prestige pour se laisser surprendre dans sa nudité biologique, le héros de roman ne nous donne-t-il pas souvent l'impression d'un homme à jeun, le matin, non rasé, devant son miroir ? » (p. 58).

« Il est aussi vain et aussi dangereux pour un romancier de parler du roman que pour un peintre d'écrire sur la peinture. C'est la tâche des critiques. S'en occupent en outre, et avec quelle diligence, les innombrables “gens de lettres” [….] (Je n'ai toléré qu'on me traitât d'hommes de lettres, fût-ce un employé de la mairie sur un carton d'identité ou le percepteur sur une feuille d'impôts) » (p. 67).

« À mes yeux, le romancier idéal, c'est Dieu le Père […] » (p. 68).

« […]je pense que nous allons vivre, que nous vivons déjà l'ère du roman, du roman pur.Je ne sais pas ce que j'entends par roman pur. Je le sens. Je suis incapable de le définir » (p. 68).

« Je continue de penser que l'Age du Roman commence, ou plus exactement que le roman est sur le point – dans dix ans ou dans cinquante – d'acquérir sa forme définitive, définitive pour quelques lustres, bien entendu, mettons d'acquérir sa forme classique » (p. 68)

« Le roman n'est-il pas la forme littéraire qui se prête le mieux, ou le moins mal, à l'exportation ? » (p. 69).

« À son point culminant, une forme d'art, qu'il s'agisse d'architecture, de peinture ou de littérature, a toujours été comme figée (la perfection devant être immuable) dans des règles étroites. […] Ce moment-pointe, le roman ne l'a jamais atteint jusqu'ici. La preuve en est qu'il n'a jamais possédé ses règles, qu'il y avait, qu'il y a encore, dix, cent espèces de roman […] Des règles ne commencent-elles pas à s'établir, qui ne sont pas seulement des modes » (p. 70).

« Je prétends, à tort ou à raison, que le roman se purifie. Il a cherché sa voie partout. Il a connu des moments glorieux et il s'est égaré dans de pittoresque ou de mornes impasses. Il a été “état civil”, “philosophique”, “tranche de vie”, “psychologique”. On a cité comme outils du romanciers les pinceaux, le scalpel, le bistouri, que sais-je ? Toute une panoplie. On a même parlé de kodak et de caméra ; le roman s'est fait reportage comme naguère il avait voulu être didactique ou moralisateur.
Pourquoi le roman tout court, le roman pur, ne naîtrait-il pas enfin ? ».

« Son domaine s'est rétréci. D'autres moyens d'expression s'occupent, avec plus de bonheur, de pittoresque, de philosophie ou de vulgarisation. Reste la matière vivante, reste l'homme, tout nu ou habillé, l'homme de partout ou l'homme de quelque part, l'homme et son drame éternel.
C'était jadis la matière des tragédies.Le roman de demain la remplacera [la tragédie] » (p. 71)

« L'Age du roman, du roman total, du roman pur, sommet de l'art littéraire – pour un temps tout au moins –de l'art littéraire, est-il proche ou lointain encore ? 
Je n'en sais rien.
Mais je suis sûr qu'il viendra » (p. 72)

« […] j'ai pensé qu'un romancier devait tout naturellement parler du roman. Et j'étais persuadé que c'était facile. Or, je me suis aperçu que j'étais totalement incapable de vous parler du roman » (p. 76)

« Un romancier, voyez-vous, n'est pas nécessairement un homme intelligent. Il y en a qui le sont, certes. […] Mais il y en a qui ne le sont pas. Et ceci n'est nullement un paradoxe. Il existe ce que j'appellerais le romancier pur, l'homme qui bâtit des romans comme d'autres sculptent la pierre ou d'autres peignent des tableaux […] » (p. 76)

« Le mot “ouvrier” me plait d'ailleurs, et nous dirons, si vous le voulez bien, que je ne suis qu'un ouvrier des lettres. Imaginez-vous le maçon vous parlant d'architecture ? Il apporte sa pierre. Il la pose, il la scelle. On ne lui demande pas davantage qu'un travail bien fait. Voulez-vous bavarder avec lui sans ennui ? Ne lui parlez ni d'art, ni de politique, ni d'économie, mais de son métier de maçon, et je suis persuadé que vous ne serez pas déçus » (p. 77)

« Il ne faut pas, certes, les mettre sur le terrain des idées pures cat alors instantanément ils [les paysans, les menuisiers, etc. perdent toutes leur force, toute leur originalité […]
Pourquoi un romancier, je vous le demande, serait-il plus apte qu'un médecin de village ou qu'un laboureur au maniement des idées ? » (p. 78)

[sur le roman en général] : « C'est quoi au fait ? C'est trop vaste pour moi. Et je ne vous dirais que des bêtises ou des banalités. Quand on est sur l'établi, on ne voit que l'établi, et c'est mon cas. Les autres romanciers ? Je ne les connais pas ou je les connais mal ; il ne m'appartient donc pas de parler d'eux » (p. 78)
• « […] je ne vais pas vous parler du roman, comme je vous l'ai annoncé, pas même des romanciers, mais d'un seul d'entre eux, le seul que je connaisse à peu près, c'est-à-dire que je vais vous parler de moi.
Je voudrais que vous compreniez que ce n'est pas par orgueil, mais au contraire par modestie, parce que je ne me sens pas qualifié pour vous parler d'autre chose » (p. 79). 

« […] ceux- là [les étudiants qui débattent de questions politiques dans les journaux] ne deviendront pas romanciers. Ce qui caractérise le futur romancier, je crois, c'est son besoin instinctif de recréer des êtres, ou, si vous préférez un terme plus prétentieux, de brasser de la pâte humaine. Aussi est-il rarement un modèle de bonne conduite. Pour créer de la vie, ne faut-il pas en absorber par tous les pores ? Pour manier les hommes, pour reconstituer des hommes, ne faut-il pas s'être beaucoup frotté à eux ? D'où presque nécessairement, une terrible faim, un terrible appétit de vie, de la vie sous toutes ses formes, un besoin de se plonger dans l'humain jusqu'à l'écoeurement » (p. 81)

[sur son entrée dans l'écriture par la porte du journal-reportage] : « C'est ici, dans cette lourde odeur de plomb fondu et d'encre d'imprimerie, que vient se condenser toute la vie de la ville. De la pâte humaine, on n'en manque pas, on en brasse à pleine rotative. Car tout est humain dans ce que dévore cette machine ; cinquante mille personnes hagardes qui vibrent à un match de boxe ou à un meeting politique ; l'accident d'auto ou de tramway qui transforme le cours de plusieurs existences, le drame sanglant qui bouleverse des familles […] » (p. 82). 

« J'aurais manqué à toutes les traditions, vous vous en rendez compte, si je n'avais manifesté un souverain mépris pour ma petite ville et si je n'avais décidé que Paris, seul, était digne de m'accueillir. Manger de la vache à Paris, Montmartre de préférence, c'est aussi indispensable à un futur romancier que le petit journal du collège […]
J'ai donc gagné Paris et j'y ai habité une chambre d'hôtel sous les toits, une chambre qui n'était qu'une mansarde où je me cognais la tête au plafond quand il m'arrivait de me réveiller en sursaut. Je crois que si j'avais eu de l'argent, j'aurais choisi quand même cet endroit sordide, parce qu'il était dans la tradition, parce que j'aurais pensé trahir la littérature en vivant dans une chambre plus confortable et plus banale» (p. 84)

« Cet apprentissage-là [celui de raconter des histoires] a duré dix ans et je ne suis pas bien sûr qu'à l'heure qu'il est il soit entièrement terminé. 
Raconter des histoires, c'est-à-dire des vies d'hommes…Autrement dit, faire vivre des hommes, enfermer autant d'humains que possible dans les deux cents ou les cinq cents pages d'un livre… » (p. 86)

« Le romancier parfait devrait être une sorte de Dieu le Père…
Créer des hommes…porter un monde à bout de bras…Est-ce qu'un personnage de Balzac, de Dickens, de Poe, de Dostoïevsky n'est pas aussi réel que ceux que vous rencontrez dans la rue ? Est-ce que Mme Bovary ne vous est pas mieux connue que la plus intime de vos amies ? » (p. 87)

« […] Colette me disait : 
- Surtout par de littérature !
Et elle avait raison.
Raconter une histoire, d'abord, simplement, avec l'application de l'ébéniste à son établi. […] J'étais si humble, tout à coup, après avoir été si orgueilleux, que je choisis, pour leur raconter mes histoires, les gens les plus simples » (p. 87)

[Sur le roman populaire] : « Un matin, j'achetai dans les kiosques tout ce que je pus trouver de romans populaires, des livraisons à bon marché. Il en existait à cette époque un nombre incroyable, et de tous les genres. […] Je découvrais une véritable industrie, avec un nombre considérable de produits bien déterminés, standardisés, comme nous dirions aujourd'hui […].
Cette gamme de produits, j'appris à la fabriquer […].
Je n'en ai plus honte aujourd'hui. Au contraire. Je vous avoue que cette époque est sans doute celle de ma vie dont je me souviens avec le plus de tendresse, sinon de nostalgie. […]
J'étais un fabricant, un artisan. Comme un artisan, je passais chaque semaine prendre les commandes chez les industriels que sont les éditeurs de romans populaires. Comme un artisan aussi, j'en arrivai à calculer mon prix de revient selon le rendement horaire. 
Voyons, me disais-je, je peux, à la machine, écrire quatre-vingt pages par jour en travaillant huit heures. Soit trois jours pour un roman d'aventures de dix milles lignes, à quinze francs, six jours pour un roman d'amour de vingt milles lignes à trois milles francs…» (p. 87-88)
• « Romans d'aventures ? J'ouvrais l'Encyclopédie Larousse, un peu au petit bonheur. Voici, presque en son centre, la région des cataractes…Les Hottentots…Les pygmées…Une flore inconnue, des noms qui me chantent aux oreilles […] Le roman est tout trouvé…Il s'intitulera Les Nains des Cataractes, car j'imagine aussitôt des Pygmés à taille d'enfant gravitant comme des fourmis dans un univers chaotiques qui rappelle la préhistoire» (p. 89)

« Romans d'aventures ? J'ouvrais l'Encyclopédie Larousse, un peu au petit bonheur. Voici, presque en son centre, la région des cataractes…Les Hottentots…Les pygmées…Une flore inconnue, des noms qui me chantent aux oreilles […] Le roman est tout trouvé…Il s'intitulera Les Nains des Cataractes, car j'imagine aussitôt des Pygmés à taille d'enfant gravitant comme des fourmis dans un univers chaotiques qui rappelle la préhistoire [...] Je raconte des histoires et je me les raconte à moi-même, comprenez-vous ? Si, demain, l'Asie me tente, j'écrirai Le secret des Lamas ou Se Ma-TsienLe Sacrificateur, après quoi j'irai dans le Pacifique, j'irai partout où le Larousse me permet d'aller […].Chaque semaine, à chaque roman nouveau, c'est à un nouveau public que je m'adresse, aujourd'hui aux garçons de quinze ans et demain aux femmes sentimentales…[…] J'ai fait ainsi le tour du monde, sans bouger. Et je vous jure que ce monde-là était beau. Parce qu'il était artificiel. Parce qu'il était bâti de toutes pièces pour des lecteurs qui n'admettaient pas les désillusions. De temps en temps, dans un chapitre, dans un dialogue, dans une description, je m'essayais à des exercices plus subtils, pour moi seul, comme on fait des gammes, et personne ne s'est aperçu de ces fausses notes dans mes romans populaires […] J'avais, sans quitter la place des Vosges, parcouru le monde entier à coups d'encyclopédies et d'atlas » (p. 90-91).

« Eh bien ! ce jour-là [celui où il se rend pour la première fois en Afrique et s'achète un chapeau pour l'occasion], j'ai compris que c'en était fini du roman populaire, du roman d'imagination. Devant ma piteuse image, j'ai senti que je franchissais un nouveau cap […] » (p. 91) 

« J'ai décidé de gravir un échelon. […] Après le roman populaire, je veux essayer le roman semi-littéraire » (p. 92).

« Il existe, essayai-je d'expliquer, dix genres, vingt genres littéraires qui sont comme les divers rayons d'un grand magasin, c'est-à-dire qui n'existent que comme par une tacite convention entre l'acheteur et le vendeur. […] Au-dessus de tout cela, il existe, il règne le roman pur, l'oeuvre d'art, qui ne doit rien qu'à elle-même et qui échappe à toutes les règles de l'édition. Je ne me sens pas encore assez mûr pour entrer dans cette catégorie.
Un roman, un vrai roman, ne s'écrit pas avant la quarantaine, parce qu'il suppose une maturité qu'il est difficile d'acquérir plus tôt. Le romancier est Dieu le Père et j'en suis encore très loin » (p. 93).

[Après avoir délaissé le roman policier] : « Je me rapprochais de l'homme, de l'homme tout nu, de l'homme en tête à tête avec son destin qui est, je pense, le ressort suprême du roman » (p. 95).

« […] ce qui m'a le plus frappé au début de ma carrière, c'est l'absence de densité, aussi bien chez les êtres que dans les objets, dans ce que j'écrivains » (p. 97).

« Et pourtant, le roman c'est cela, et bien d'autres choses encore. Le roman, c'est l'homme, l'homme tout nu, comme je l'ai dit tout à l'heure et l'homme habillé, l'homme de tous les jours, c'est parfois le terrible drame de l'homme tout nu et l'homme habillé, entre l'homme éternel et l'homme d'une éducation, d'une caste ou d'un instant du monde, mais c'est surtout le drame de l'Homme aux prises avec son destin » (p. 97)

« J'en ai quarante-deux [ans]. […] Mon premier roman ? Je l'écrirai peut-être à cinquante ans, peut-être plus tard, si Dieu me prête vie. […] j'envie un Goethe et sa verte vieillesse. Il a eu le temps, lui, d'accomplir l'entière trajectoire, de ferme le cercle. Le poète peur mourir jeune parce que la poésie n'a pas d'âge, parce qu'elle est infuse en nous dès notre adolescence […]. Le roman est une somme que seules des épaules puissantes peuvent porter » (p. 98)

« On me demande fréquemment :
- Comment trouvez-vous votre sujet ?
Je ne trouve pas de sujet. Je n'en cherche pas. Je pourrais dire, sans exagérer, que le sujet ne m'intéresse pas ». (p. 99)

« Dans quelques jours, je vais retrouver ma maison canadienne, où j'ai hâte de m'asseoir à ma table de travail. J'ai une vraie fringale d'écrire, car il y a des mois que je ne l'ai pas fait et cela me manque autant que sa drogue à un intoxiqué » (p. 100).

« Dirais-je que je suis en état de transe ? C'est un bien grand mot et je crains les grands mots autant que les idées. Et pourtant…Voyons…Le jour baisse…C'est l'heure la plus favorable…Les contours des choses s'estompent, un vulgaire coin de rue, l'entrée obscure d'une maison, un reflet sur un pavé mouillé. Cela me rappelle dix, cinquante petites villes où j'ai erré de même, et voilà qu'insensiblement des souvenirs viennent en foule, m'émeuvent » (p. 100)

« Car un personnage de roman, c'est n'importe qui dans la rue, c'est un homme, une femme quelconque. Nous avons tous, tant que nous sommes, tous les instincts de l'humanité en nous. Mais ses instincts, nous en refrénons tout au moins une partie, par honnêteté, par prudence, par éducation, parfois simplement parce que nous n'avons pas l'occasion d'agir autrement. Le personnage de roman, lui, ira jusqu'au maximum de lui-même et mon rôle à moi, romancier, est de le mettre dans une situation telle qu'il y soit forcé » (p. 101)

« Et il n'est pas besoin de trouver une histoire. Simplement des hommes, des êtres humains, dans leur cadre, leur ambiance. Le petit coup de pouce qui les met en marche…
Désormais je n'ai plus qu'à les laisser vivre. L'histoire, c'est eux qui la feront, sans que je sois capable d'intervenir, car mes personnages, s'ils sont vrais, ont leur logique à eux contre laquelle ma logique d'auteur ne peut rien. Pas de plan. Quelques noms que je vais jeter en rentrant sur un bout de papier, car je n'ai pas la mémoire des noms. Leur âge, leur numéro de téléphone s'il y a lieu. Ce sont des personnages réels et il faut leur accorder une entière réalité. Puis au mur, pour quelques jours, le plan de la petite ville ou de la contrée. Un horaire des chemins de faire, souvent, car on prend le train dans les romans comme dans la vie et il faut prendre de vrais trains ». (p. 102)

« Il reste une formalité, un travail plutôt auquel je vais me livrer avec amour : nettoyer ma machine à écrire jusque dans ses plus petits rouages, la huiler, l'orner d'un ruban neuf, la faire belle et rapide comme pour une compétition » (p. 102).

« Demain, je m'éveillerai avant le jour et à jeun, mal débarrassé des nuages de la nuit, je viendrai à ma table, ou je suis sûr de retrouver mes personnages fidèles au poste. Deux heures plus tard, il y aura un chapitre d'écrit, un chapitre de vingt pages très exactement, car je me suis remonté pour vingt pages. C'est une mesure que je connais bien » (p. 102)

« Le roman n'est pas seulement un art, encore moins une profession. C'est avant tout une passion qui vous prend entièrement, qui vous asservit.
[…] Le roman n'est pas que tout cela, il est encore, pour celui qui l'écrit, une délivrance » (p. 103)

« Des adjectifs, des adverbes qui ne sont là que pour faire de l'effet. Chaque phrase qui n'est là que pour la phrase, coupez-là. Chaque fois que je trouve une chose de ce genre dans mes romans, c'est à couper » (p. 107).

« Écrire est considéré comme une profession et je ne crois pas que ce soit une profession. Je crois que tous ceux qui n'ont pas besoin d'être écrivains, qui pense pouvoir faire autre chose, devraient faire autre chose. Écrire n'est pas une profession, mais une vocation pour le malheur. Je ne crois pas qu'un artiste puisse jamais être heureux » (p. 108)

« C'est impossible, absolument impossible [que le roman retourne vers l'esthétique du XIXe siècle], je crois. Parce que nous vivons à une époque où les écrivains ne sont pas toujours entourés de barrière, ils peuvent tenter de présenter les personnages de la manière la plus totale, la plus complète. Vous pouvez montrer l'amour dans une très jolie histoire : les dix premiers mois de deux amoureux, comme dans la littérature d'autrefois. Puis vous avez un second genre d'histoire : ils commencent à s'ennuyer ; c'était la littérature de la fin du siècle dernier. Et puis, si vous êtes assez libre pour aller plus loin, l'homme a cinquante ans et cherche à refaire sa vie, la femme devient jalouse et vous avez les enfants mêlés à ça : c'est la troisième histoire. Nous en sommes à la troisième histoire. Nous ne nous arrêtons pas à leur mariage, nous ne nous arrêtons pas quand ils commencent à s'ennuyer, nous allons jusqu'au bout » (p. 110).

« Mais l'artiste ne doit pas seulement regarder en lui-même. Il doit aussi regarder à l'intérieur des autres avec l'expérience qu'il a de lui-même. Il écrit avec sympathie parce qu'il sait que l'autre lui ressemble » (p. 111).

« Inconsciemment, j'ai probablement toujours deux ou trois, non pas romans, non pas idées de romans, mais thèmes dans ma tête. Je ne pense même jamais qu'ils pourraient me servir pour un roman. Plus exactement, ce sont des choses qui me tracassent. Deux jours avant que je commence à écrire un roman, je choisis consciemment une de ces idées. Mais avant que je la choisisse consciemment, je trouve d'abord une atmosphère. Aujourd'hui il y a un peu de soleil ici. Cela pourrait me rappeler tel ou tel printemps, dans quelque petite ville italienne peut-être, ou certain coin de la province française ou de l'Arizona […] » (p. 113).

« [M]es personnages seront tirés en partie de gens de gens que j'ai connus et en partie de la pure imagination. C'est un mélange des deux » (p. 113)

«  […] le début [d'un roman] sera toujours le même ; c'est presque un problème géométrique : j'ai tel homme, telle femme, dans tel milieu. Que peut-il leur arriver qui les obligera à aller au bout d'eux-mêmes ? Voilà la question. Ce sera quelque fois un incident très simple, n'importe quoi qui changera leurs existences. Ensuite j'écris mon roman chapitre par chapitre » (p. 113).

« […] je prends mon enveloppe, mon annuaire téléphonique pour les noms et ma carte de la ville – pour voir exactement où les choses se passent. Et deux jours plus tard, je commence à écrire. […] Non, non. Je ne sais rien des événements avant de commencer le roman. Sur l'enveloppe, je mets seulement les noms des personnages, leurs âges, leurs familles. Je ne connais absolument rien des événements qui se produiront plus tard » (p. 114).

« La veille du premier jour, je sais ce qui se passera dans le premier chapitre, je découvre ce qui vient après. Quand j'ai commencé un roman, j'écris un chapitre chaque jour, sans sauter une journée. Parce qu'il y a une tension, je dois suivre le rythme du roman. Si par exemple, je suis malade pendant quarante-huit heures, je dois détruire les chapitres déjà composées. Et je ne reviens jamais sur ce roman » (p. 114).

[Sur la différence entre ces deux pratiques romanesques] : « Quand je faisais un roman commercial, je ne pensais à lui que durant les heures où je l'écrivais. Mais aujourd'hui, lorsque j'écris un roman, je ne vois personne, je ne parle à personne, je ne réponds pas au téléphone – je vis exactement comme un moine. Toute la journée, je suis l'un de mes personnages. Je ressens ce qu'il ressent » (p. 115).

« […] la plupart de mes romans montrent ce qui arrive autour d'un personnage. Les autres personnages sont toujours vus par lui. C'est donc dans la peau de ce personnage que je dois me mettre. Et après cinq ou six jours, c'est presque intolérable. C'est une des raisons pour lesquelles mes romans sont si courts ; après onze jours je ne peux…c'est impossible. Je dois…c'est physique. Je suis trop fatigué » (p. 115).

« […] avant de commencer un roman un roman – ceci vous semblera peut-être absurde mais c'est la vérité –généralement quelques jours avant le début d'un roman, je m'arrange pour ne pas avoir de rendez-vous pendant onze jours. Puis j'appelle le médecin. Il prend ma tension artérielle, me fait un examen général. Et il me dit « Okay ! […] Parce qu'il faut que je sois sûr de pouvoir tenir les onze jours suivants » (p. 115).

« L'un d'eux [les problèmes qui le poussent à écrire], par exemple, qui me hantera sans doute plus que tout autre, est le problème de la communication entre deux êtres. Le fait que nous soyons je ne sais pas combien de millions d'individus et que, pourtant, la communication, la communication totale soit parfaitement impossible entre deux de ces individus est pour moi l'un des plus grands thèmes tragiques de l'univers. […] C'est un thème que j'ai repris je ne sais combien de fois. Mais je sais qu'il reviendra. Il reviendra certainement » (p. 117).

[Lequel de vos romans aimeriez-vous qu'il vous survivre ?] : « Aucun. Parce que, lorsqu'un roman est terminé, j'ai le sentiment de ne pas avoir réussi. Je ne suis pas découragé mais je me rends compte – je veux essayer encore » (p. 118).

« Je mets tous mes romans sur un pied d'égalité et pourtant ce sont des degrés. Après un groupe de cinq ou six romans j'ai une sorte de – je n'aime pas le mot “progrès” – mais il semble y avoir un progrès. Il y a un bond dans la qualité me semble-t-il. Aussi, tous les cinq ou six romans, il y en a un que je préfère aux autres » (p. 118).

« […] j'ai tenté de faire avec la prose, avec le roman, ce qui est fait avec la poésie généralement. Je veux dire que j'ai tenté d'aller au-delà des idées concrètes et explicables et d'explorer l'homme […] » (p. 119). 

« Le roman “pur” sera seulement ce que peut être le roman. Je veux dire qu'il n'aura pas à enseigner ou à jouer un rôle journalistique. Dans un roman pur, vous ne prenez pas soixante pages pour décrire le sud de l'Arizona ou un pays de l'Europe. Rien que l'action, avec uniquement ce qui fait partie de cette action. Ma conception actuelle du roman est presque une transposition des règles de la tragédie dans la forme romanesque. Je crois que le roman est la tragédie de notre époque » (p. 120).

« […] on ne peut avoir une tragédie de plus d'une séance. Je crois que le roman pur est trop dense pour que le lecteur puisse s'interrompe au milieu et reprendre le lendemain » (p. 120)

« Quand j'allais lui rendre visite, je voyais toujours mes livres couverts de tant notes dans les marges qu'ils étaient presque plus des Gide que des Simenon. Je ne le questionnai jamais à leur sujet ; j'étais trop timide pour cela. Alors, maintenant, je ne saurai jamais » (p. 121).

« Je crois que toute sa vie, Gide a rêvé d'être créateur plutôt que moraliste, philosophe. J'étais exactement son opposé et je crois que c'est cela qui l'intéressait » (p. 122).

« […] j'emploie presque toujours des mots concrets. J'essaie d'éviter les mots abstraits ou poétiques, “crépuscule” par exemple. C'est très joli, mais ça ne donne rien ». (p. 122)

« […] je crois que ce les critiques appellent mon “atmosphère” n'est rien d'autre que l'impressionnisme du peintre adapté à la littérature. Mon enfance a eu pour cadre l'époque des impressionnistes et j'étais toujours dans les musées ou les expositions. J'en ai acquis une certaine sensibilité. J'en fus hanté » (p. 123).

« Je suis un artisan ; j'ai besoin de travailler de mes mains. J'aimerais sculpter mon roman dans un morceau de bois. Mes personnages, j'aimerais les rendre plus lourds, plus tridimensionnels. Et j'aimerais créer un homme dans lequel chacun, en le regardant, trouverait son propre problème » (p. 123).

« Mes personnages ont une profession, ont des caractéristiques ; on connaît leur âge, leur situation de famille et tout. Mais je tente de rendre ces personnages lourds comme une statue, et frère de tous les hommes de la terre » (p. 123)

« Il [Gogol] créait des personnages qui sont comme les gens de tous les jours, mais qui ont, en même temps, ce que j'appelais il y a un instant la troisième dimension que je recherche. Ils ont tous ce rayonnement poétique. Chaque personnage a le poids d'une sculpture tant il est lourd et dense » (p. 124)

« Je n'écrirai jamais un gros roman. Mon gros roman est la mosaïque de tous mes petits romans » (p. 125).

GIDE, André et Georges SIMENON. Sans trop de pudeur, Paris, Omnibus, 1999.
« C'est affreusement dangereux parce que je ne suis pas intelligent, que je me méfie, que je me garde de l'intelligence et qu'en dehors de mes romans je crois que j'ai tout intérêt à rester dans l'ombre » (p. 28)

« Et depuis l'âge de dix-huit ans, je sais que je veux être un jour un romancier complet et je sais que l'oeuvre d'un romancier ne commence pas avant quarante ans au bas mot – je dis d'un romancier et non d'un poète » (p. 29)

« Vous verrez que j'étais déjà hanté par un problème que je poursuis toujours : les trois dimensions – le passé, le présent et l'avenir se nouant étroitement dans une seule action – avec une densité d'atmosphère et de vie complète que je n'atteignais pas et que je n'ai pas atteinte encore » (p. 30).

« Je vais écrire pour vivre, pour apprendre la vie, des romans semi-littéraires et j'écrirai mon premier roman à quarante ans » (p. 31).

« Et surtout pour ne pas les avoir observés. J'ai horreur de l'observation. Il faut essayer. Sentir. Avoir boxé, menti, j'allais écrire volé. Avoir tout fait, non pas à fond, mais assez pour comprendre. Ce qui fait d'ailleurs que je suis médiocre, en jardinage comme en équitation, et nul thème en latin » (p. 32).

« Je voudrais connaître tous les métiers, toutes les vies. […] Je peux vous avouer que c'est mon rêve et que c'est ce que j'ai réalisé en petit » (p. 33).

« Il y a un mot qui nous est familier à ma femme et à moi : “me mettre en transe”. […] Plus de vie intérieure ni extérieur. Rien qu'une vie physique […]Une sorte d'abrutissement volontaire, intégral. Encore un mot du ménage : l'État de grâce. Y rester coûte que coûte. Si je suis parti sur un air de Bach, il faut qu'on me joue chaque jour à la même heure. Rien ne peut changer dans l'ordonnance des journées. Le moindre imprévu risque de flanquer tout par terre» (Simenon, Lettre de mi-janvier 1939, p. 34).

« Avec l'âge j'arriverai sans doute à tenir un mois – soit un grand roman. Et aussi, à vivre non seulement les deux ou trois – ou quatre vies des personnages principaux (au début il n'y en avait qu'une) mais celles des moindres comparses » (p. 35).

« Après [l'écriture], il m'est impossible de changer une page. On ne l'a assez reproché. J'aurais voulu moi aussi être capable de fignoler. Mais comme je ne sais pas comment s'est fait, je sais encore moins comment ça peut se réparer » (p. 37)

« La preuve c'est qu'un roman fini j'oublie jusqu'au nom des personnages et que je n'en garde que quelques visages – comme le lecteur sans doute » (p. 37)

« L'intelligence m'a toujours fait horriblement peur. Il m'arrive de penser que c'est par vengeance que les dieux l'ont donnée à l'homme. Je m'en méfie, j'essaie de sentir plutôt que de penser » (p. 38)

« Je ferais mieux de borner mon ambition à être un arbre à romans » (p. 47)

« Je crois fermement, quant à moi, qu'après la période aristocratique, puis la période bourgeoise, il y aurait non pas la période ouvrière que 1936 laissait prévoir, mais la période des petites gens ce qui est fort différent. […] Au fait tous les gros succès américains [Faulkner, Dos Passos, etc.] dont vous me parliez un jour ne sont-ils pas des livres sur les petites gens ? Dont je suis et dont je voudrais écrire l'épopée. On verra ce que ça donne » (p. 60).

« Après l'hiver passé dans les neiges, été au bord de l'océan, dans le Nouveau-Brunswick. Vie calme. J'ai écrit en cinq mois quatre romans et trois nouvelles. Je ne peux décidément pas vivre dans roman. Cela me déséquilibre. Même physiquement. Et surtout cela me donne une décourageante sensation de vide et d'inutilité. Et les gens qui se figurent que j'écris pour gagner ma vie ! Chaque fois que j'ai essayé de me reposer, j'ai frisé la neurasthénie. Même un Maigret me soulage » (p. 94).

« Je ne cherche au fond que l'homme tout nu. […] si je prends des hommes très quelconques, c'est que pour moi ils représentent davantage l'homme qu'un normalien, un général, un dictateur, un savant, un génie quelconque. Et si mes personnages ratent, c'est que l'homme rate, fatalement. Il rate consciemment ou inconsciemment. C'est à mes yeux, le seul drame : la disproportion entre ce que l'homme voudrait, pourrait être, entre ses aspirations entre ce que l'homme voudrait, pourrait être, entre ses aspirations et ses possibilités » (p. 133).

« Mon Dieu! Que je me sens loin de la littérature ou comme la littérature est loin de moi » (p. 134).

« J'ai décidément perdu tout contact avec le monde extérieur et particulièrement avec celui de la littérature. J'habite une toute petite maison, en pleine solitude, au pied des montagnes, avec seulement des boeufs et des chevaux en liberté tout autour. Le cheval est devenu notre moyen ordinaire de locomotion et notre fils, à dix ans, pourrait presque, en Europe, donner une exhibition de cow-boy. Cela me paraît extravagant, d'ici, qu'il puisse exister des cafés littéraires, des salles de rédaction et des anti-chambres d'éditeurs. Il est vrai que ne les ai jamais fréquentés. Cette sauvagerie […] n'est pas voulue, mais […] a toujours été habituelle […]». (p. 146)

« C'est d'ailleurs assez curieux qu'on ne me donne pas au romancier la même latitude qu'au peintre, à qui on permet de faire des oeuvres mineures et des oeuvres majeures, des études, des croquis, et aussi de reprendre certains sujets, certains thèmes. Or, plus j'avance et plus je voudrais travailler en artisan et, comme un peintre, m'essayer à donner de la vie aux sujets les moins importants. Peut-être que chez moi, est-ce une protestation instinctive contra la tendance qui m'irrite à la littérature engagée et tout un fatras philosophique dont les hebdomadaires de Paris m'apportent les échos. Cela me donne envie de raconter une histoire, simplement » (p. 156)

« Depuis quatre mois que je suis ici, à cent miles de New York, je n'y ai mis les pieds que quelques heures. Ne suis allé ni au théâtre ni même au cinéma (je n'aime que les cinémas de province, où l'on joue n'importe quoi. Davantage pour l'ambiance que pour le film). En fait de cinéma, je lis surtout les journaux. Et ma vie est réglée comme celle d'un artisan des Temps de Jadis. Je ne connais rien en musique, ne suis même pas de loin le mouvement intellectuel. Il n'y a que l'homme qui m'intéresse – même pas ce qu'il pense, mais seulement ses réactions, son comportement » (p. 176).
SIMENON, Georges. Portrait-souvenir de Balzac et autres textes sur la littérature, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1991.

« Portrait souvenir »
« Les deux mille trois cents personnages de Balzac, eux, vivent encore, vivront éternellement […] » (p. 23)
« Il est partout dans ses livres et il n'est nulle part.
On dirait que le monde qu'il a créé le dépasse et l'écrase […] » (p. 25).

« L'aventure est morte »

[sur l'écriture] : « Jusqu'alors, je m'étais sagement contenté d'écrire d'honnêtes-romans de deux-cents cinquante pages. Soit chaque fois que le mal me prenait, une retraite de douze à quinze jours, une retraite douloureuse, obstinée, douze à quinze jours de vie hallucinée avec moi-même ou plutôt avec mes personnages » (p. 107). 

L'aventure c'est « la possibilité de rêver à quelque chose tandis que, monotone, la vie quotidienne coule goutte à goutte » (p. 115).

« Mais n'est-il pas encore plus abominable d'enlever ses illusions, non seulement à un petit enfant, mais à un jeune homme, à un homme, à un vieillard, d'arracher à la ménagère son panorama de Naples ou au gamin ses chasses au lion ? Ces rêves-là, à tout prendre, c'est encore ce que nous possédons de plus précieux » (p. 116).

« Depuis cette époque, j'ai voyagé presque sans interruption et exploré les contrées qui servent de cadre à ces romans. Jamais je n'ai connu, comme en les écrivant, [ses romans d'aventures] l'ivresse de l'aventure ! » (p. 117).

« Ainsi, à cette époque, sans quitter le doux quartier du Marais, le plus traditionnellement bourgeois de Paris, ai-je accompli mon premier tour du monde, poursuivant le chemin sauvage dans la Prairie, évitant de justesse le passage en trombe d'un troupeau de buffle […]» (p. 119).

« Je vous demande pardon de ces naïvetés. En l'occurrence, ce n'est pas la géographie qui a eu tort, c'est moi » (p. 123).

« Mon Dieu le Destin, ce sont toutes ces aventures ratées, tous les rêves éculés, c'est la vie à l'envers, quand elle s'est déjà jouée » (p. 153).

« Si j'avais été médecin »

« La vérité, c'est que, médecins et romanciers, nous avons les uns et les autres, vis-à-vis de l'homme, ce que j'appellerai un même angle de prise de vues et que nous cherchons en lui la même petite lueur de vérité » (p. 169) 

« Entretiens avec les médecins »

« Avant d'écrire un roman, au moment où je dois me mettre dans ce que j'appelle l'état de grâce, je dois en sommes me vider de moi-même, me vider de tout ce qui fait ma personnalité pour être purement réceptif, c'est-à-dire pouvoir absorber d'autres personnages, d'autres impressions » (p. 175).

« pendant l'écriture du livre, il s'agit que j'écrive aussi rapidement que possible en y pensant le moins possible, de façon à laisser travailler au maximum l'inconscient. Au fond, un roman que j'écrirais consciemment serait probablement très mauvais. Il ne faut pas que l'intelligence intervienne pendant l'écriture d'un roman » (p. 175).

« Quand mes personnages sont murs et qu'ils n'ont pas encore d'adresse exacte et de numéro de téléphone. Je prends alors des annuaires téléphoniques, le Littré, pour chercher des noms. Je dessine aussi l'appartement de la maison, très schématiquement, car je dois savoir si les portes s'ouvrent à gauche ou à droite, si le soleil entre par telle fenêtre ou telle autre. Tout cela est nécessaire ; il faut que je puisse évoluer dans cette maison comme si j'étais chez moi. C'est cela mon plan, et rien d'autre » (p. 177).

« Le point de départ peut être un accident d'automobile, une crise cardiaque ou un héritage. Il faut quelque chose qui modifie tout à coup le cours de la vie du personnage. […] Cet incident est un prétexte qui révèle ou qui démontre quelque chose de sous-jacent, Nous sautons tout à coup sur un incident ou un accident, une anecdote, pour changer de vie. Ou encore, en réalité, nous en avons envie depuis l'âge de vingt ans, mais nous n'en avons pas le courage» (p. 177).

« […] j'ai toujours eu au fond une sorte de vertige du clochard. Et je ne suis pas loin de considérer l'état de clochard comme un idéal. Il est évident que le vrai clochard, c'est un homme plus complet que nous » (p. 178)

[le roman comme remède] : « Quand je ne suis pas bien portant, je dis à mon médecin que je ne me sens pas bien, que j'ai telle ou telle chose. Mon médecin me répond : “Quand commencez-vous à écrire un roman )” Je lui dit dans huit jours” Il me répond : “Alors ça va”. C'est un peu comme s'il me prescrivait une ordonnance : “Faire un roman le plus tôt possible”. C'est ma thérapeutique, celle qui me convient le mieux » (p. 180).

[sur l'écriture par l'inconscient] : « Je passe ma vie à me battre entre l'inconscient et la raison, car je ne crois à mon métier que fait par l'inconscient. Je dois donc ne pas me connaître pour écrire des romans. Si je me connaissais trop bien, je ne pourrais plus écrire. Il faut que j'ouvre la porte à la raison juste ce qui est nécessaire pour la vie sociale. » (p. 188). 

[sur l'écriture par l'inconscient] : « J'avais l'impression que c'était une manière d'arriver à une certaine connaissance de l'humanité. Mais j'ai été pris de vertige et je me suis dit que si je continuais dans cette voie, je finirais comme Nietzsche ou Lautréamont, et alors j'ai décidé de faire très attention, de faire en quelque sorte de la chute contrôlée […] » (p. 191).

[Sur l'importance de la profession des personnages] : « […] je prends des hommes avec leur profession, avec leur entourage, avec leur vraie vie, autour d'eux. Souvent, avant moi, les personnages étaient pris en dehors de leur contexte. C'est Balzac qui a commencé. Avant, un personnage de roman n'avait pas de profession, ne gagnait pas sa vie. On n'avait pas le droit d'être un personnage de roman à moins d'avoir cinq mille livres de rente. J'essaie aussi d'avoir des réflexes, les passions, les gestes de ces personnages qui sortent automatiquement de ces milieux, de ces circonstances » (p. 195).

[Sur l'universalité de son oeuvre] : « Ce qui compte pour moi, le vrai succès, c'est d'être compris par un homme travaillant dans un kibboutz, c'est ce qui me fait plaisir et n'a rien à voir avec le tirage ni avec les techniques littéraires » (p. 196).

« Dès que je commence mon roman, dès que je me mets à ma machine à écrire, l'aérophagie disparaît » (p. 202).

« Je me mets dans la peau d'un personnage que je je connais pas et que je ne connaîtrai qu'au fur et à mesure de l'évolution de mon roman. Le problème pour moi n'est pas de savoir si je vais pouvoir écrire mon roman mais bien de savoir si je vais bien établir la relation avec mon personnage » (p. 203).

« J'ai eu plusieurs vies en une, si vous voulez. J'ai passé mon brevet de capitaine au cabotage, j'étais marin, je peux vous conduire en bateau n'importe où […]. Après ça, j'ai tenu une ferme, je me suis occupé de cent cinquante vaches, je faisais environ cinq cents canards par ans, et j'ai appris à faucher. […] Je sais traire aussi […] Je peux diriger une ferme demain si vous voulez […] Je suis cavalier, évidemment, puisque jai fait mon service militaire dans la cavalerie » (p. 210).

« Pourquoi écrivez-vous ? »

« Alors qu'en quelque sorte l'écrivain étudiait l'homme habillé, n'en sommes-nous pas arrivés à l'homme tout nu, à l'homme en proie à lui-même et à ses fantômes ? On fouille les replis les plus intimes comme, en biologie, on s'efforce d'aller jusqu'au noyau premier de la matière vivante » (p. 228).

« Mais n'arrive-t-il pas que, de lire un livre, de voir une pièce de théâtre ou un film, on se sente moins seul et moins misérable ? Et s'il en est ainsi, quel magnifique et effrayant métier est le nôtre ! » (p. 229). 

« Il n'y a pas de roman ou de film policier »

« Et voilà que j'entends parler des fameuses règles ! Les règles de quoi ? Je n'en sais rien. Il paraît qu'il y a des règles, des règles du genre, que les uns veulent voir transgressées et que les autres défendent avec acharnement […] D'abord il n'y a pas de roman, ni de film policier. Et il n'y a pas de règles du genre, ni même de formule » (p. 234).

« La naissance de Maigret »

« J'ai maintenant soixante-trois ans, Maigret environ cinquante-deux. Lorsque je l'ai créé, à vingt-cinq ans, il en avait quarante-cinq. Ainsi a-t-il eu la chance de vieillir beaucoup moins rapidement et sans doute lui gardais-je encore longtemps son âge actuel » (p. 242). 

« Ai-je bu un, deux, ou même trois petits genièvres colorés de quelques gouttes de bitter ? Toujours est-il qu'après une heure, un peu somnolent, je commençais à voir se dessiner la masse puissante et impassible, d'un monsieur qui, me sembla-t-il, ferait un commissaire acceptable. Pendant tout le reste de la journée, j'ajoutai au personnage quelques accessoires : une pipe, un chapeau melon, un épais par-dessus à vol de velours. Et, comme il régnait un froid humide dans ma barge abandonnée, je lui accordai, pour son bureau, un vieux poêle de fonte » (p. 246).

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