Photo de Robert CharbonneauRobert Charbonneau

(1911-1967)

Dossier

Le roman selon Robert Charbonneau

Robert Charbonneau et François Mauriac, par Jonathan Livernois, 11 décembre 2010

D'emblée, il m'a semblé que l'enthousiasme de jeunes catholiques canadiens-français des années 1930 et 1940 pour la « nouvelle gauche catholique » française pourrait mettre en relief l'art romanesque de François Mauriac. L'un de ces jeunes catholiques, le romancier Robert Charbonneau (1911-1967), écrivait ainsi, en 1948 : « M. François Mauriac est peut-être avec Georges Duhamel l'écrivain français le plus lu au Canada. » Sensible à un roman catholique qui ne sent pas l'eau bénite, Charbonneau, comme ses compagnons de La Relève, a pu lire Mauriac avec une acuité et une avidité particulières, révélatrices. Je me suis donc attaché aux écrits sur le roman de Charbonneau, à Connaissance du personnage (1944) et à La France et nous (1948).

Il serait présomptueux de dire que les réflexions de Charbonneau ne sont qu'un ersatz de celles de Mauriac. Néanmoins, sans dire qu'elles sont calquées sur celles du romancier français, il faut bien voir qu'elles ne brillent pas par leur originalité et par leur indépendance face aux idées d'un Maritain ou d'un Mauriac. Un aspect commun à Mauriac et à Charbonneau a cependant retenu mon attention : l'accent mis sur le personnage romanesque comme révélateur de l'Homme – universel. Charbonneau écrit : « Dostoïevski, qui était avant tout Russe, atteint à l'humanisme par les racines mêmes de sa personnalité nationale. Ce qui fait l'universalité des Frères Karamazov, c'est qu'il ne s'agit pas uniquement de résoudre le mystère immédiat de l'assassinat du père, mais plus profondément de résoudre celui de l'homme et de son destin. » Le roman, chez Mauriac, est avant tout une façon de connaître l'homme, cette personne qui vit le réel – l'ici-bas, le maintenant –mais qui est ouverte sur une transcendance : « Nous faisons nôtre cette grande parole d'un romancier russe que Jean Balde, à la fin d'un très beau rapport sur le roman, a eu raison de rappeler aux écrivains catholiques : “J'ai poursuivi la vie dans sa réalité, non dans les rêves de l'imagination, et je suis arrivé à Celui qui est la source de la Vie." »

Pourquoi cette passion commune pour l'homme, qui passe par l'importance accordée au personnage du roman plutôt qu'au décor ou à l'intrigue? Cet élément de la pensée romanesque de Mauriac a-t-il contribué à séduire les jeunes catholiques canadiens-français, avides d'un réel que l'on ne nie pas à cause du Très-Haut, mais qui devient plutôt une voie ardue mais royale pour l'atteindre?

Bibliographie

Ouvrages cités

Connaissance du personnage, Montréal, l'Arbre, 1944.

Romanciers canadiens, Québec, Presses de l'Université Laval, 1972.

Citations

Connaissance du personnage, Montréal, l'Arbre, 1944.
« La théologie, la philosophie, les sciences, la politique se disputent ce truchement. D'autre part, beaucoup de romanciers recherchent une influence moralisatrice, idéologique ou autre. Le roman n'est plus alors une oeuvre d'art. » (p. 11)

« Quelles que soient les catégories et les formules, c'est le personnage et, en définitive, l'homme, qui est l'objet du roman. » (p. 11)

« Si nous ne pouvons connaître que par accident la conscience de l'homme, nous pouvons, à l'aide de ce que l'analyse et l'intuition nous découvrent, créer un être fictif dont l'âme n'ait aucun secret pour le créateur. » (p. 12)

« C'est dans son être entier, connu par son engagement, que le romancier doit atteindre l'homme. L'analyse dissèque; le roman seul permet de saisir la vie et de la suivre sans l'immobiliser. Le mystère de l'être ne peut être saisi que dans son mouvement même, à ces sommets où l'homme s'engage tout entier et où, en donnant sa mesure, il prend conscience de lui-même. » (p. 14)

« C'est la lutte de l'homme contre lui-même, contre son inclination au péché ou les liens et les obstacles qui s'opposent à son bonheur ou à son plaisir, ou sa lutte contre Dieu qui est à la source du drame humain. Là se trouve la matière où puisera le romancier, qu'il soit catholique ou incroyant. » (p. 15)

« Le devoir du romancier envers la vérité, le respect qu'il lui doit comme à Dieu qui est son fondement, ne vient pas de ce qu'il est catholique, mais de ce qu'il réclame le pouvoir de créer des êtres, de leur donner vie. Parce qu'il est catholique, il possède une certitude qui lui interdit de s'arrêter à la surface extérieure des êtres, aux apparences, et lui fait un devoir de pénétrer au delà, dans les arcanes de la conscience où se joue le drame, et de démêler, s'il le peut, par intuition ou, par discernement, les mobiles profonds des actes. Ainsi présenté, le roman est vrai et comme tel moral. » (p. 15-16)

« Nous ne pouvons jamais juger un homme; nous pouvons juger son acte, mais nous ignorons à peu près toujours les motifs qui l'ont déterminé. D'où la nécessité de créer des êtres vivants, qui soient des hommes que nous puissions connaître dans leur conscience, comme Dieu les connaît. » (p. 17)

« Avec Balzac, change le pôle d'intérêt. Le personnage se dégage des événements dont il n'est plus uniquement le soutien; il a son individualité propre; l'imagination n'est plus l'unique ressort de ses actes. » (p. 19-20)

« Le roman est fondé sur la vérité psychologique des personnages, sur leur vérité ontologique. La vérité de l'être fictif n'est pas empruntée au réel; c'est une vérité, une authenticité créée, analogue à celle-ci, mais distincte. » (p. 21)

« Pendant que l'intérêt se déplaçait de l'événement fictif ou réel au personnage, conçu comme ayant une vie individuelle, la position du romancier changeait aussi. De témoin, chargé de nous relater un événement, ou de moralisateur qu'il était, il devient le père de son personnage; dans la seconde étape, inaugurée par Dostoïevski, il devient plus encore, son dieu. Mauriac l'a écrit avec beaucoup de justesse, le romancier tend à se substituer à Dieu. Le personnage se transforme, d'individu caractérisé par ses actes et son comportement, en une personne, c'est-à-dire un être doué d'une volonté libre et d'une conscience. » (p. 21)

« Souvent les personnages les plus riches en personnalité n'ont pas et ne peuvent pas avoir de modèle dans la réalité. » (p. 22)

« Si la fantaisie ne supplée pas à la vie, elle n'empêche pas la création de personnages autonomes. » (p. 23)

« André Gide, écrivain admirable dans le récit des choses vues et entendues, notamment dans Si le grain ne meurt, n'a jamais réussi à créer des personnages capables d'animer un roman. Et pourtant, il réussit à restituer l'apparence de vie et de vérité dès qu'il s'agit d'événements dont il a été le témoin. » (p. 23)

« Le romancier doit créer une âme. Il la tire de lui-même. Il la tire de son esprit et elle prend son imagination, comme l'enfant au sein de sa mère, les éléments nécessaires à son développement et à sa vie. Ce travail s'accomplit dans le silence et même dans la sécheresse. » (p. 25)

« Un des plus éminents romanciers, préoccupé par l'aspect moral du problème de la création romanesque, François Mauriac, a trouvé la solution de son problème dans le créateur. C'est dans le créateur que le problème entier, technique comme moral, se résout. » (p. 25)

« On peut distinguer dans le roman les apports de trois grandes sources : la technique, la personnalité du romancier, et un élément de mystère que l'on peut appeler le don, le génie, la puissance créatrice. » (p. 26)

« On peut comparer la création du romancier à la création de l'homme. La Genèse ne nous dit-elle pas que Dieu tira le corps de l'homme du limon de la terre et lui insuffla une âme immortelle. Le limon de la terre pour le romancier ce sont ces images, ces souvenirs, cette expérience empruntés à la vie des autres ou à son passé, auquel par un acte mystérieux il donne une âme. » (p. 30)

« Connaissance et création ne se confondent pas et c'est la connaissance qui découle de la création; non celle-ci de celle-là. Le personnage participe à la vie et à l'âme du romancier où il reçoit son unité. On ne crée pas à partir du réel; on crée avec le réel qu'on a sublimé, transposé, incorporé à sa personnalité, dont on nourrit l'être de création. » (p. 32-33)

« En lisant Dostoïevski ou Bernanos, on a l'impression d'un risque. On se sent forcé de réagir contre ce qu'on apprend sur soi pour préserver l'unité de sa personnalité. Le créateur, par créatures interposées, va plus loin en nous que nous-mêmes. L'enjeu, à n'en pas douter, c'est notre âme. » (p. 34)

« La critique est presque toujours analytique et moralisatrice. Elle s'attache à l'idéologie, aux qualités de style, à la logique de la construction plutôt qu'à cet être presque insaisissable par les moyens qu'elle choisit : le personnage. » (p. 35)

« On pourrait dire qu'il existe quatre sortes de personnages; les premiers sont des acteurs, ils portent un rôle. On peut classer dans cette catégorie les personnages des romans d'aventure. Les seconds incarnent l'auteur; ils ont la logique des êtres humains, la conscience, la vérité, mais non l'autonomie. Les troisièmes ont ces qualités et l'autonomie mais ils vivent en surface; leurs problèmes sont d'ordre moral : c'est la chair, le remords. Cette catégorie comprend presque tous les personnages modernes, dont les exigences sont essentielles, mais maintenues par leur auteur sur un plan moral. […] Enfin, il y a des personnages dont la destinée est spirituelle : comme ceux de Dostoïevski et de Bernanos. » (p. 36-37)

« Georges Bernanos, qui a débuté dans le roman en 1926 par la publication de Sous le soleil de Satan, est celui de tous les romanciers français qui ressemble le plus à Dostoïevski. Il dépasse d'ailleurs le maître russe par une logique de composition qui manquait cruellement à l'auteur des Possédés. Tous les deux par intuition ont saisi l'homme dans son engagement le plus total. » (p. 41)

« Bernanos n'ignore aucun des problèmes de l'Église, du prêtre, des passions politiques ou religieuses. Et cependant c'est au delà, dans le dialogue de l'âme qu'il se complaît.
On pourrait analyser chacun de ses romans, montrer que, le premier, il a rendu sensible la vie spirituelle la plus complète sans qu'aucun de ses personnages divinisés ne cesse d'être profondément humain. » (p. 43)

« Les pamphlets de Bernanos ou d'autres, les articles, les essais, s'adressent à notre raison; la vérité des personnages, à notre conscience. Mais les romanciers qui se servent de la fiction pour prêcher ne nous trompent pas. » (p. 44)

« Bernanos est la réponse à ceux qui nient que le roman puisse s'annexer le spirituel. » (p. 45)

« Chacun trouve en lui [Dostoïevski] une substance, essentiellement différente, chacun l'attire à lui sans avoir à le mutiler. » (p. 49)

« Dostoïevski, qui était avant tout Russe, atteint à l'humanisme par les racines mêmes de sa personnalité nationale. Ce qui fait l'universalité des Frères Karamazov, c'est qu'il ne s'agit pas uniquement de résoudre le mystère immédiat de l'assassinat du père, mais plus profondément de résoudre celui de l'homme et de son destin. » (p. 50)  

« Le romancier français avant Proust, même quand il est pris par ses créations, les émonde de tout ce qui ne compose pas, leur constituant une personnalité logique qui est propre à la culture gréco-latine. Le Russe conçoit l'homme du roman dans sa réalité disséquée, rattachée par toutes ses fibres à la conscience. » (p. 56)

« On n'a pas atteint le fond de ce gouffre en nous de la concupiscence. Notre époque se flatte pourtant d'avoir produit un Proust, un Gide, un Jouhandeau, un Mauriac. La génération d'après-guerre se glorifiait de ne connaître aucune pudeur dans ce voyage au bout de la nuit. Si bas qu'on atteigne, le mystère n'en reste pas moins infini : les ténèbres se referment sur ceux qui avaient trop préjugé de leurs forces. Confessions, romans autobiographiques, on y est allé de tout. Jamais la sincérité n'a été plus éclatante. Cependant, il s'écrit peu d'oeuvres vraiment définitives faute d'analystes lucides et capables dans une synthèse vivante d'organiser ce chaos qu'ils viennent de découvrir. » (p. 63)

« En Mauriac, il semble que le romancier et l'homme se confondent. Il est impossible de démêler l'homme des personnages, parce que même dans ses pages les plus personnelles, c'est par le romancier que nous pénétrons en lui. Peu d'écrivains se sont plus que lui confessés et il est peut-être celui que nous connaissons le moins. Ce qu'il nous livre, c'est toujours un personnage logique, organisé, unifié. Cela donne à ses essais l'intérêt humain d'une fiction. » (p. 63)

« Pour Mauriac, le plus grand des crimes, celui qui le pousse à rejeter certaines de ses créatures, malgré tout l'amour naturel pour les êtres sortis de son imagination, c'est d'être satisfaits d'eux-mêmes. Cette conception très chrétienne fait qu'il s'attache à une empoisonneuse parce qu'elle n'est pas satisfaite de sa vie et à cause de cette trace en elle de l'exigence essentielle. » (p. 65)

« La vie de Mauriac, sa vie spirituelle est une ascension. Mauriac est de cette race condamnée perpétuellement à se perfectionner; il peut se désintéresser de son oeuvre publiée parce que son effort pour la “composer” la lui fait dépasser; son art – et son style plus que tout le montre, – est d'abord une victoire sur soi. “Nous nous créons, dit-il, dans le Roman, rester jeune c'est indéfiniment rester perfectible.” Barrès son maître était du même sang. Pascal aussi. Par contre, un Balzac semble fixé dès le début. Il se renouvelle mais ne montre pas ce perfectionnement intérieur. » (p. 73-74)

« nous voyons que les personnages de Mauriac ne seront pas des volontaires. La grâce leur manque. Mauriac ne nie pas son action; mais nous ne la voyons que rarement intervenir, peut-être parce qu'aucun d'eux ne la demande. Il ne semble pas s'expliquer, au début, le mode d'intervention de la grâce dans la nature. » (p. 77)

« Le monde pour lequel il écrit, comme celui qu'il peint ne s'accorde plus, ainsi qu'il l'a dit lui-même, sur la loi morale. La peinture du monde moderne, pour être exacte doit être le miroir des misères d'un monde sans Dieu. Les lois contre lesquelles se révolte l'individu, n'étant plus les lois sociales, – la société même se liguant contre Dieu, – ni celles de la famille, ce sont les lois d'essence divine. “Le romancier, dit Maritain, peut et doit tout peindre, à condition qu'il le fasse sans connivence et qu'il ne soit pas avec son sujet en concurrence d'avilissement.”
Dans les premiers romans se glisse une certaine connivence, mais la sincérité d'un Mauriac ne pouvait se contenter d'un catholicisme négatif. Nul n'a cherché avec plus de persévérance et aussi plus de bonheur à concilier le catholique et le romancier, peut-être parce que chez Mauriac ils sont plus étroitement liés que dans tout autre. » (p. 78)

« Nous considérons le Noeud de vipères comme le chef-d'oeuvre du roman catholique et le zénith de Mauriac, mais ce n'est pas à dire que nous le mettons en dehors de toute comparaison. Avant Ce qui était perdule Noeud de vipères et le Mystère Frontenac qui mettent en pratique sa théorie personnelle du roman catholique, Mauriac s'est classé au premier rang des romanciers français avec le Désert de l'AmourGénitrix, la tragédie de l'amour maternelle dévastateur, et Destins, où, malgré la sympathie trop évidente avec laquelle il peint les amants passionnés et particulièrement ce trouble Bob Lagave, il ne cesse jamais de rester un romancier chrétien. » (p. 79-80)

« la conscience des autres nous est fermée; elle ne l'est pas à Dieu; elle ne l'est pas au romancier en tant qu'il est le dieu de ses personnages, qu'il les a tirés de sa chair et de son hérédité et habillés de ses observations, mais non tirés de la vie. La reconstitution de la vie n'est pas la vie. Elle est reconstitution intellectuelle ou imaginative, elle est document. Duhamel a bien senti la faiblesse de ses créatures et il a tenté à plusieurs reprises de se justifier, la dernière fois dans “Inventaire de l'abîme”. » (p. 85)

« Dostoïevski […] est un commencement. Bloy aussi. Le premier parce qu'il a révolutionné l'art du roman; Bloy, parce que les prolongements mystiques et spirituels de son oeuvre ont accidentellement des vertus apologétiques et théologiques qui se cristalliseront plus tard dans ses oeuvres. » (p. 95)

« Chez Bloy, il n'y a jamais à proprement parler de roman, parce qu'il ne sut jamais s'astreindre à composer, mais surtout parce qu'il ne put jamais créer un personnage. Tous sont la projection de sa personnalité. » (p. 98)

« Loin de nous la pensée de conseiller sans discernement la lecture de Gide à des personnes non préparées. Mais il reste que l'attitude du chrétien, si elle doit être inspirée par la prudence, ne doit pas l'être par la crainte. » (p. 100)

« je ne crois pas qu'on ait réussi un livre profondément humain et une oeuvre d'art avec certains cas trop industrieusement fouillés d'invertis, Proust excepté. » (p. 104)

« au point de vue de la structure, tous ses exposés [ceux de Balzac], comme d'ailleurs ceux de Dostoïevski, sont trop longs. Ce défaut d'architecture, évident chez les deux, est leur plus grave défaut. C'est dans l'ensemble et le roman terminé qu'on peut juger l'oeuvre, non dans ses parties. » (p. 113)

« On ne saurait parler de la création dramatique de la même manière que de la création romanesque : les créations dramatiques ont besoin pour vivre de la représentation : en d'autres mots elles sont le résultat de la collaboration de l'auteur, de l'homme de théâtre et du spectateur; dans le roman, les créatures sont autonomes et n'ont besoin d'emprunter à aucune chair étrangère la substance et la vie. » (p. 119)
Romanciers canadiens, Québec, Presses de l'Université Laval, 1972.
« le roman littéraire, c'est-à-dire le roman qui ne consiste pas uniquement à raconter une aventure, mais qui contient des personnages vivants où les hommes peuvent se reconnaître avec leurs aspirations, leurs aspirations profondes, leurs inquiétudes, leurs relations sociales, leur destinée humaine et surnaturelle est, par sa définition même, universel. Les romans peuvent, sans rien perdre de leur portée et de leur densité, être transposés d'une langue à l'autre. Ils intéressent tous les hommes à la seule condition que ceux-ci soient conscients de la fraternité qui les unit. »  (p. XVII)

« Les romanciers se font toujours du héros romanesque une conception plus ou moins avouée et consciente et qui correspond, si l'on veut, à l'homme qu'ils auraient désiré être dans les livres qu'ils lisent et dans la vie. » (p. 19)

« Rien de plus opposé, semble-t-il, que la conception que le romancier et l'historien se font de la vie; l'un s'élève des événements jusqu'à l'homme; l'autre part de l'homme et réinvente le monde autour de ses sentiments, de ses pensées, de son action. Et n'allons pas imaginer qu'il n'y a là qu'une différence de méthode! C'est la notion même d'homme qui est en jeu. Car si l'humanité idéale créée par les écrivains peut faire concurrence à l'état civil, elle diffère pourtant essentiellement de l'humanité réelle que l'histoire nous restitue parfois si péniblement. Entre l'être fictif et l'homme réel, même disparu depuis mille ans, celui-là peut nous paraître plus proche, l'autre seul est entré dans l'éternité… » (p. 27)

« Le poète n'a pas à se préoccuper de la vraisemblance et la fable est un art fondé sur l'allégorie. Mais le roman ne peut que difficilement prolonger une allégorie au delà de deux cents pages; par essence la fable, l'allégorie doivent être courtes; il y va de leur perfection. La poésie, à cause de l'enchantement qui lui est propre, peut se servir du symbole, de l'allégorie. L'art du roman est et doit rester plus réaliste. » (p. 139)

« L'intérêt du roman français repose moins sur le récit que sur la connaissance de l'homme. Le romancier est un moraliste. On accorde aussi beaucoup d'importance à sa méthode et à son style. Tout romancier français ambitionne d'être philosophe. D'où la portée sociale des oeuvres. Au fond, le Français n'aime pas les romans. Il faut qu'ils soient aussi autre chose. Il ne lit pas un roman pour lui-même, mais parce qu'il est l'oeuvre d'un grand écrivain. Cela ajoute à la confusion. » (p. 141)

« Ce n'est pas seulement le roman qui traverse une crise, c'est toute la littérature. Et si paradoxal que cela paraisse, cette crise vient de ce que la littérature d'aujourd'hui ne s'adresse plus à un public, mais à des publics. Tant que la littérature a eu une portée sociale, un Claudel n'aurait pas été possible, un Gide, un Cocteau, non plus.
La crise a aussi un aspect technique. Les grandes disciplines découragent des auteurs versatiles, pressés, assurés de trouver pour n'importe quoi un public. Ce sont des esprits étrangers à la poésie, au théâtre, à la fiction qui révolutionnent la poésie, le théâtre, le roman. La forme qui a permis à des écrivains aussi différents que Stendhal, Balzac, Dostoïevski, Bernanos, de donner des chefs-d'oeuvre n'est pas épuisée. Aujourd'hui, tout commençant veut écrire une oeuvre qui ne ressemble en rien à celles qu'il a lues. Il se crée un métier, une langue, un genre plutôt que de se mettre à l'école. À ce compte, le jour n'est peut-être pas loin où chacun se constituera son propre alphabet pour ne rien devoir au passé. » (p. 142)

« La technique est comme la grammaire; elle est un élément essentiel, mais elle ne doit pas être la préoccupation principale du créateur; le premier signe qu'on n'a rien à dire c'est de chercher des manières de le dire. » (p. 143)

« Le romancier est le premier de ceux qui usurpent devant le commun le rôle du moraliste. Balzac ne craignait pas en marge de ses romans d'écrire la conception qu'il se faisait de la morale, de la religion ou de la politique. Ces réflexions sont des hors-d'oeuvre souvent placés à part et qui entravent rarement la marche du récit. L'auteur exprime une opinion : on se soucie assez peu qu'il se trompe puisque ses idées sont exposées sans détours dans un ensemble cohérent que chacun peut accepter ou refuser. » (p. 150)

« Le romancier moderne, conscient de ce rôle de moraliste, tout en décrivant ses personnages de l'extérieur se sent poussé par le désir d'influencer le lecteur à intercaler des idées personnelles ou des jugements qui relèvent de sa philosophie de la vie. » (p. 150)

« Cet exemple est choisi entre mille. Il indique l'intention du romancier d'envahir le domaine voisin du moraliste, d'agir directement sur l'opinion du lecteur. Le moraliste est un homme avec qui on discute. On ne discute pas avec le romancier. On ne se défend pas contre lui et c'est ainsi que le roman, la comédie comme le cinéma, qui les prolonge tous les deux, agissent profondément, d'une façon subtile, sur la conception que l'homme se fait de la vie et de ses valeurs. » (p. 151)

« Si la littérature engagée devait être prise au sérieux, si les romanciers abandonnaient les grandes traditions, on verrait la décadence de ce genre et bientôt sa mort. » (p. 152)
Back to top