Photo d'Hubert AquinHubert Aquin

(1929-1977)

Dossier

Le roman selon Hubert Aquin

Comme un château de sable : le roman d'Hubert Aquin, par Thomas Mainguy, 7 décembre 2011

Pendant un temps, ma connaissance d'Hubert Aquin découlait grossièrement de ma lecture de Prochain épisode (1965) et du visionnement du documentaire de l'Office national du film du Canada, Deux épisodes dans la vie d'Hubert Aquin signé par Jacques Godbout en 1979. Autrement dit, lorsqu'il m'arrivait de me l'imaginer, je voyais un espion raté en complet-cravate dont les aventures s'agencent aux dégringolades du jazz qui les escorte. Cette vision est clichée, mais après avoir lu son Journal (1948-1971), force est d'admettre qu'elle n'est pas étrangère aux aspirations du romancier, tournées notamment vers les déboires et la désinvolture de la fiction. Or le Journal dévoile aussi, et surtout me semble-t-il, le parcours d'un intellectuel québécois, glissant du personnalisme et de l'existentialisme chrétien — « “Par l'amour, le “je” sors de son apathie et devient créateur” » (Aquin, 1992, p. 45) — vers une conception littéraire beaucoup plus révoltée et terrible — « Que l'écriture retentisse cet acte fondamental premier : tuer. Créer la beauté homicide. » (Aquin, 1992, p. 263)

À la différence de ce qu'on observe dans les romans, ou même dans plusieurs textes de Point de fuite (1971), les pages du Journal révèlent une écriture simple et limpide au service d'une pensée claire et démonstrative. Ce n'est donc pas tant le Aquin déjanté qu'on y rencontre, que l'homme curieux et cultivé, ambitieux et amoureux, épris de lecture et d'écriture. Il s'enthousiasme pour le théâtre, le cinéma, la mythologie; il lit et commente Claudel, Faulkner, Gide, Gracq, Green, Joyce, Miller, Proust et bien d'autres. Esprit vorace, le roman demeure sa principale nourriture, sa plus ferme convoitise et sa réflexion sur le genre constitue l'un des fils conducteurs du Journal. Cela ne surprend guère quand on sait qu'Aquin préparait à Paris en 1952 une thèse sur la phénoménologie du roman. Si ses recherches influencent son engagement romanesque, la voix du Journal n'a presque jamais une tonalité universitaire. C'est le point de vue du praticien qui domine. À travers la critique de ses propres essais romanesques et les réflexions suscitées par ses nombreuses lectures, Aquin en vient à élaborer un art du roman que son oeuvre fortifiera. On compte parmi les grands axes de cet art, la primauté de la forme, la sujétion de l'écrivain à son personnage et l'hermétisme du style.

On sait combien Aquin était investi par le projet d'indépendance nationale, lui qui a été jusqu'à « prendre le maquis » pour la cause. Compte tenu l'arrimage, toujours délicat du reste, entre la vie et la production d'un auteur, il est impossible de lire l'oeuvre d'Aquin sans lui attribuer une portée politique. Celle-ci, bien qu'inévitable, constitue cependant une préoccupation accessoire dans l'ordre du projet romanesque d'Aquin. À une époque où l'esprit militant est fort, où de nombreux écrivains n'hésitent pas à faire de la littérature une tribune sociale et politique, Aquin refuse d'incliner son activité de romancier vers une forme d'engagement autre qu'esthétique. Cette prédominance formelle camoufle en outre chez lui une répulsion à l'égard des oeuvres où l'écrivain disserte et explique plutôt que de nous faire vivre l'histoire. Son refus de l'excroissance philosophique, théorique ou didactique du récit n'est pas original en soi. Il l'inscrit au contraire dans une tradition de romanciers qui ont défendu la valeur artistique du roman. Ainsi, Aquin paraît quasiment avoir fait sienne l'ambition flaubertienne d'écrire un « livre sur rien ». L'évidemment de la forme prend chez lui l'allure d'un défi technique grisant et radical en ce sens qu'il menace la portée signifiante du récit de manière globale.

Au niveau de la pratique romanesque, Aquin reconnaît d'ailleurs avoir de la difficulté à élaborer la trame de ses récits. Il note : « Je n'ai pas l'esprit à fabriquer des intrigues. Quand j'entrevois un roman, une pièce ou une nouvelle, je vois des moments, des instants pathétiques ou déchirants. Mais aussitôt que j'essaie d'intégrer ces beaux instants à une histoire, le raccord ne se fait pas. » (Aquin, 1992, p. 169) Ces lignes furent écrites en 1953. Aquin est encore jeune (24 ans) et inexpérimenté sur le plan romanesque — 12 années le sépare de Prochain épisode, son premier roman publié. On pourrait postuler qu'il n'a pas encore quitté l'âge de la poésie, pas tant parce qu'il cherche l'effet pathétique et déchirant, mais parce qu'il conçoit l'effet poétique dans une forme instantanée, momentanée, donc en unités temporelles closes et brèves. C'est comme s'il cherchait à écrire le roman à partir du poème, c'est-à-dire en partant d'une intensité poétique et dramatique maximale, autonome pourrait-on ajouter, pour ensuite établir les transitions qui nécessitent un délassement de la charge poétique dans une durée.

Aquin n'est toutefois pas un écrivain qui accepte les compromis et son roman conservera quelques traits de cet âge de la poésie, notamment une fulgurance stylistique, dans les images comme dans la narration, qui tranche avec la lenteur et la méditation romanesque, mais aussi un goût pour la provocation et l'extrémisme qui rappelle un esprit jeune et insoumis. « L'art, [écrit-il], doit toujours aller trop loin ». (Aquin, 1992, p. 116) Cette radicalité s'observe dans Prochain épisode : le titre nous projette d'emblée dans l'excédent de l'oeuvre, alors que le suspens — la tension, l'appel du texte — tient sans doute davantage au jeu formel — le détournement des codes du roman d'espionnage et la mise en abyme identitaire —, qu'à la quête du personnage, réduite à un épisode au sens d'un événement secondaire, voire d'un simple prétexte pour élever la structure du roman, monument sans utilité.

Étant donné ce souci formel prononcé, il est tentant de faire appel à l'influence mallarméenne, d'autant qu'aux yeux d'Aquin « [l]e langage [est] le grand problème du romancier ». (Aquin, 1992, p. 177) Ce faisant, l'enjeu premier du roman est toujours lié à une certaine autoréflexivité. À la lumière de la « disparition élocutoire du poète », Aquin suggère que le lecteur, auquel cette disparition confère plus de pouvoir, accède au plaisir et au défoulement grâce aux manoeuvres formelles du romancier. Pas de doute que le roman soit, comme il le dit, « une aventure intellectuelle » (Aquin, 1992, p. 143) dans la mesure où un défi doit être relevé, un problème solutionné, à la manière du détective contraint de reconstituer la scène du crime à partir des indices récoltés au fil de l'enquête. Selon cette analogie, le romancier joue alors le rôle du malfaiteur, celui qui brouille les pistes, et il incombe au lecteur d'élucider la structure mystérieuse du roman. On en revient donc à la primauté de la forme qui, du reste, découle peut-être du sentiment que l'originalité est un leurre. Ce qui distingue un bon romancier d'un grand romancier, c'est toujours le style, la dimension poétique, car il importe peu de dire quelque chose que tout le monde connaît déjà, ne serait-ce qu'intuitivement — la vie, la mort, l'amour, la haine, la justice, l'abus, la beauté, l'abjection, etc. « [C]e qui importe, a dit Borges, c'est ce que créent dans l'esprit du lecteur telles ou telles paroles dites dans tel ordre ou selon telle cadence. » (Borges, 2010, p. 9) Aquin n'aurait pas hésité à signer cette déclaration puisqu'il a très tôt compris que la seule voie du succès littéraire, cette singularité qui ravit un lecteur, passe par la forme.

Le grand souci stylistique et structurel mis de l'avant dans l'art romanesque d'Hubert Aquin ne se traduit toutefois pas par un hyper-formalisme ou une rhétorique stérile. Même s'il demande à l'art « d'aller toujours trop loin », Aquin cherche à éviter le roman sur-écrit, la phrase rigide et le style froidement mécanique. Gracq lui sert sur ce plan de contre-modèle, jugeant son écriture trop polie et soignée, de sorte que le texte se présente d'emblée comme artifice et n'offre que « des joies professionnelles. » (Aquin, 1992, p. 176) Aquin montre d'abord de l'intérêt et de la sympathie pour l'auteur d'Un beau ténébreux dans les pages de son Journal, mais il prend rapidement ses distances par rapport à lui, opposant à son écriture raisonnée et minutieuse, une esthétique beaucoup plus débridée qu'il met au service des passions. Aussi Aquin oppose-t-il Shakespeare à Gracq, admirant chez le poète anglais « l'extraordinaire force » de l'image qu'il compare à une « éjaculation arrachée du coeur même de l'artiste. » (Aquin, 1992, p. 176) Comme le suggère cette dernière métaphore, Aquin croit que l'écriture doit procéder d'une forme de jouissance, de pulsion menée à son terme. Ceci explique d'ailleurs, du moins en partie, sa fascination pour la mythologie et les drames antiques, car il semble toujours viser la catharsis, la purge par l'art. L'esthétique baroque d'Aquin est à mettre en lien avec ce rapport viscéral à l'écriture qui soumet la pratique du romancier à une expression urgente, impulsive, désordonnée — une sorte de jaillissement « impérieux » auquel l'intelligence n'a d'autre choix que de se soumettre.

Une tension paraît ainsi soutenir la pensée romanesque d'Aquin puisqu'un premier mouvement tourne l'écriture vers elle-même, voire contre son expansion naturelle, dans la mesure où une conscience critique veille sans cesse à réduire le propos à l'essentiel afin d'éviter le bavardage, cependant qu'un second mouvement favorise l'incarnation festive, décomplexée, bruyante de l'écriture. C'est que Aquin n'est pas de ceux qui rabattent l'essence du langage sur l'espoir d'une parole rendue à l'éloquence pure et totale du silence. Si Aquin manifeste à plusieurs reprises dans son Journal le besoin de limiter le projet romanesque aux éléments indispensables, laissant a priori pressentir au lecteur une affection pour la prose retenue, force est d'admettre, à la lumière de son style, que son idée de la nécessité rhétorique et narrative ne s'aligne pas sur celles de la sobriété et de la circonspection. Peut-être faut-il, pour comprendre ce qu'Aquin regroupe sous le terme « essentiel », s'en remettre à la notion de personnage à laquelle il revient constamment au fil de sa réflexion. Il note :

Un bon romancier doit nous mettre en contact direct avec ses personnages et ne nous présenter le reste de l'univers que par eux. Toute considération objective est un parasite qui se nourrit aux flancs du roman lui-même. Une fois que le lecteur est intéressé au personnage il admettra que ce personnage soit intéressé à certaines choses — mais jamais que le romancier s'arroge un droit strictement réservé au personnage et prenne, sur son crédit, de nous intéresser à des événements ou des réalités n'ayant pas de rapport dramatique avec l'action. (Aquin, 1992, p. 176-177)

Il est ainsi permis de penser que l'essentiel d'un roman, selon Aquin, se résume à ce que la conscience du personnage parvient à cautionner et, par conséquent, que l'essentiel peut avoir beaucoup d'amplitude, c'est-à-dire qu'il n'appelle pas nécessairement une pratique restrictive du récit et du langage.

L'objectif principal du romancier est de donner à l'oeuvre une « pesanteur de vie » (Aquin, 1992, p. 179), dit encore Aquin dans son Journal. Le mot « vie » nous met d'emblée sur la piste d'un vécu, d'une subjectivité. La « pesanteur du monde » appellerait quelque chose de plus objectif et de mieux enraciné, tandis que la « pesanteur de vie » suggère une mobilité, une instabilité, une matière fuyante que le romancier doit en quelque sorte décanter dans une forme. Cette pesanteur ne demande pas de produire un inventaire du réel ou une recherche descriptive, mais plutôt de sortir de soi-même, d'être charitable envers l'autre au point d'en épouser la conscience et le langage. C'est notamment un des enseignements qu'il retient de Proust, lequel a sans doute aussi contribué à sa fascination pour le monologue intérieur qui, en tant que technique narrative, ne présente plus un personnage, mais dévoile l'expérience intime qui le singularise. Ce n'est pas la « pesanteur du monde » qu'on éprouve alors, mais celle « d'un monde » senti et perçu par un sujet, si bien que le roman quitte « l'ornière réaliste » — l'expression est d'Aquin — pour entrer dans la dimension fantastique d'une « conscience transformatrice ».

Aquin soutient que pour « entrer dans son personnage le romancier […] doit […] en arriver au monologue intérieur le plus épuré. » (Aquin, 1992, p. 119) Fidèle à son extrémisme, Aquin s'enthousiasme à l'idée d'un monologue intérieur radicalisé qui transforme le roman en dédale où le lecteur n'a d'autre choix que de s'empêtrer, de se laisser étourdir par le trafic de la conscience où les symboles et la réalité se mêlent. Il semble étrange d'espérer autant jeter la confusion dans l'esprit du lecteur et pourtant Aquin trouve une jouissance évidente à rendre opaque ce qui est d'ordinaire présenté avec transparence. On s'en étonne moins lorsqu'on sait qu'il est rompu à la plume d'écrivains réputés difficiles : Mallarmé, Rimbaud, Claudel, Joyce, Faulkner… Sur l'hermétisme, Aquin écrit :

L'expression obscure, hermétique ou le culte du mystère verbal dénote, à proprement parler, une volonté de « cacher quelque chose ». Ce besoin de cacher (qui se différencie toujours du goût ou de la mode littéraire) manifeste que l'auteur est coupable. L'obscuration esthétique (et le clair-obscur même) expriment une culpabilité secrète, profonde ou diffuse. (Aquin, 1992, p. 200)

Lorsqu'on connaît le style complexe, parfois alambiqué, d'Aquin, son vocabulaire truffé de néologismes, de mots rares et de déclinaisons pharmacologiques, on se doute qu'un « noyau de culpabilité » exerce une importante force de gravité sur son écriture. Il serait sans doute vain d'identifier l'origine de cette culpabilité, ce qui importe ici de répéter, c'est l'idée que la littérature pour Aquin sert à expier quelque chose, d'où l'impression que son art romanesque génère un défoulement. Or un défoulement d'une telle ardeur que même l'intégrité de l'oeuvre en est victime, Aquin agissant à la manière d'un enfant qui met des heures à construire un château de sable pour le plaisir final de le démolir à coups de pied, se délectant simultanément du spectacle de cette destruction et du regard médusé des gens autour de lui qui s'expliquent mal son excès de rage. Cette analogie n'est pas gratuite puisqu'on lit dans le Journal :

Ce que je veux faire […] c'est d'annoncer d'abord l'unicité de ma structure et, ce postulat étant posé, de multiplier les complexités pour finalement m'y abîmer avec déraison et dévoiler le tissu d'incohérences et d'incorrespondances de tous les indices. C'est à peu près comme si, dans le genre policier, je multipliais les énigmes au départ et me complaisais dans l'inflation des « pistes » […] pour ne pas aboutir, en fin de compte, à la découverte de l'assassin, mais à l'aveu délirant du non-sens de cette enquête et, somme toute, à la destruction pure et simple de mon propre roman policier. (Aquin, 1992, p. 250)

Il y a quelque chose de juvénile, me semble-t-il, dans une telle ambition romanesque, non pas parce que le projet dénote de l'immaturité, mais parce qu'il se présente quasiment comme un jeu, une plaisanterie faite au lecteur. Ce n'est toutefois pas le divertissement qui est visé, mais la tromperie. En cela Aquin honore sa devise — « je déçois » (Aquin, 1995, p. 237) — et son art romanesque, teinté par son « obsession de l'échec », en est un, justement, de la déception, mais une déception calculée.

Hubert Aquin présenté sous les traits d'un enfant prenant d'assaut son château de sable m'invite à convoquer le poème « Le jeu » de Saint-Denys Garneau pour conclure. Le poète y est justement comparé à un enfant qui transforme sa chambre en un monde nouveau où se dressent des maisons et des châteaux. Le poème rend d'une part sensible l'espace symbolique du jeu, lieu sacré que l'adulte risque de profaner en mettant son pied dans la chambre; il fait d'autre part état de la plaisanterie à laquelle prend part l'enfant lorsqu'il joue ainsi à posséder le monde. « Il met la chambre à l'envers et vraiment l'on ne s'y reconnaît plus / Comme si c'était un plaisir de berner les gens » (Saint-Denys Garneau, 1993, p. 13), peut-on lire dans le poème.

Le poète oscille et voit double; un oeil rit tandis que l'autre est grave, dit encore le poème. On pourrait ajouter que l'un jette sur les choses un regard suffisamment grand « pour tout prendre », alors que l'autre porte sur le monde un regard fini. Saint-Denys Garneau est aux prises avec cette vision équivoque : appelé par le « paradis des libertés » que lui ouvre le jeu, la littérature, en même temps qu'inquiété par l'idée que ce même jeu, cette même littérature puisse être une tromperie. Il me semble que chez Aquin cette équivoque disparaît, comme si l'enfant était devenu franchement diabolique, habité par la seule ambition de ne rien laisser debout, de tout ramener au vide et de faire ainsi du roman la négation du romanesque, dont l'un des traits tient peut-être à cette capacité de « tout prendre ». Alors que la possibilité de « berner » l'autre installe Saint-Denys Garneau dans l'angoisse, elle conduit en revanche Aquin à la pure excitation. Si son art du roman met tout en oeuvre pour nier le romanesque, il semble tout autant parvenu à faire de cette négation romanesque l'occasion du roman.

Ouvrages cités :

  • Hubert Aquin, Journal 1948-1971, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1992.
  • Hubert Aquin, Mélanges littéraires I. Profession : écrivain, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1995.
  • Jorge Luis Borges cité par Jacques Ancet, « Pour la pauvreté », dans Jorge Luis Borges, La proximité de la mer. Une anthologie de 99 poèmes, Paris, Gallimard (Du monde entier), 2010, p. 9-25.

Bibliographie

Ouvrages cités

La présente bibliographie comprend la part non fictionnelle de l'oeuvre d'Hubert Aquin. L'art romanesque de cet écrivain est essentiellement défini dans les pages de son Journal, mais le lecteur pourra se rapporter aux essais de Point de fuite ainsi qu'aux textes regroupés dans les Mélanges littéraires (2. vol.) et les Blocs erratiques pour en préciser les contours.

Journal 1948-1971, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1992.

Point de fuite, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1995.

Mélanges littéraires I. Profession : écrivain, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1995.

Mélanges littéraires II. Comprendre dangereusement , Montréal, Bibliothèque québécoise, 1995.

Blocs erratiques, Montréal, Typo, coll. « Essais », 1998 [1977].

Citations

Journal 1948-1971, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1992.
[À propos de Claire de Jacques Chardonne] « Ce personnage ne se mesure pas avec la vie, il ne tente que de faire bon ménage avec elle, de bien s'arranger : surtout il ne veut pas qu'elle le dérange. Absence de tragique. Cet homme ne maîtrisera jamais la vie : il ne cherche ni à la combattre ni à la comprendre (comme fit constamment Du Bos), il ne met toute sa force qu'à s'y tailler un petit enclos où se blottir, cet homme ne désire qu'un refuge. » (p. 50)

[À propos de Claire de Jacques Chardonne] « Il [le personnage] ne s'est jamais détaché de lui-même, pour que sa vie, sa personne, son bonheur lui apparaissent dans un dévoilement profond et déchirant : il ne connaît pas ce survol spirituel (presque extatique) de lui-même (que Baudelaire éprouvait jusqu'au supplice, ou à des degrés divers, Mauriac, Gide, Claudel). Le dépassement qu'il a sur sa vie est d'ordre psychologique et moraliste uniquement; mais non métaphysique. Voilà pourquoi Chardonne n'a pas fait du grand art : il lui manquait ce survol métaphysique sur la matière qu'il traitait; sa pensée est trop circonscrite. » (p. 51)

« Dans le grand art, la vie n'est jamais présentée directement : mais recrée à neuf, complètement projetée dans un autre univers qui est celui de la vision intérieure approfondie. Voilà la transposition intégrale. L'écrivain qui s'en est le plus approché, je pense, c'est Kafka. Dans cet art l'expression de la vie et des personnages est tout à fait renouvellée : elle a une autre résonance que l'habituelle, (et cela va jusqu'au langage). Ramuz a tendu à cela. Gide parfois. Et Claudel. » (p. 51-52)

« Il y a toujours trop de mots dans une oeuvre d'écrivain, je voudrais les réduire à l'indispensable. [...] Il y a toujours trop de mots entre moi et moi : ils encombrent, et à force d'en mettre leur transparence devient opacité. Ne dire que les paroles indispensables. » (p. 55-56)

« À vouloir ne dire que l'essentiel on avance très lentement. L'on veut trop. Ne pas oublier que l'art est aussi une fête : il a quelque chose de gratuit, de dégagé; un air de fête qu'il ne faut pas négliger. » (p. 58)

[À propos de Julien Green] « Son souci d'impeccabilité de style le retient de s'emporter aux moments où la violence de son inspiration “fantastique” l'exigerait. Son purisme trop souvent refroidit l'intensité du récit : j'ai l'impression qu'il frustre sa propre inspiration de sa plénitude, en voulant lui donner une expression toujours impeccable, sans hoquet, sans extravagance : il lui inflige une allure extérieure toujours égale à elle-même. » (p. 75-76)

[À propos du roman de Stendhal] « Lucien Leuwen est une histoire décevante. Avec une sorte d'aveuglement, le héros semble avoir résigné [sic] de vivre ce qu'il aime. Tout le premier volume de ce récit nous fait espérer un éclatement d'idéal dans l'amour, et il est désolant de voir cette tension vers un idéal d'amour et de bonheur s'abrutir et s'éteindre dans la mise en scène politique. Et toutes les fois où, au second volume, Stendhal rappelle l'image de Mme de Chasteller, on a le sentiment que c'est pas rigueur intellectuelle, pour mettre de la suite dans le caractère de son personnage : on sait, et Stendhal ne peut le dissimuler, que tout est décidément mort. Je reste insatisfait de ce personnage défait, qui se retranche dans une vie que lui-même méprise : c'est plus fort qu'un chagrin d'amour, c'est un inexplicable revirement. » (p. 101)

« Il n'est qu'une chose dans ma vie présente qui préfigure ce temps de l'action totale, et qui n'est pas un délai mais une fin — c'est le roman. Les rédempteurs. Je lui consacre ma disponibilité et mes passions. » (p. 103)

[À propos de Jean Barois de Roger Martin du Gard] « Je suis déçu de voir que le meilleur de l'auteur semble passer dans les dicussions religieuses : dès qu'une discussion religieuse s'engage (Dieu sait si ce roman en contient), nous quittons l'histoire des personnages, nous sortons du plan historique, et on a l'impression que l'auteur donne à ces discussions une valeur polémique, qui n'a vraiment pa sa place dans un roman. C'est une sorte de roman d'idées, où le drame personnel et l'action véritable sont nettement négligés. — Un détail à remarquer : aucune simultanéité dans l'action, et surtout aucun “flash back”. L'auteur semble incapable de traiter les événements d'une vie autrement qu'à la suite l'un de l'autre, et d'une façon rigoureusement chronologique. Pas de contrepoint temporel : la vie est une ligne droite dont le romancier suit le fil tel qu'il se présente dans la réalité. Du Gard ne prend pas de points de vue sur le donné du temps : il le reprend tel qu'il s'est écoulé, fidèlement, avec une sorte de prudence à ne jamais brusquer le cours d'une vie. » (p. 104-105)

« Gracq ne prend rien pour acquis : il ne se fait pas facilement aux choses, au réel. Tout pour lui recèle un sens caché qu'il pressent : les êtres qu'il côtoie ont un secret. Indifférent à rien, il se sent fiévreusement entouré, il baigne dans un réseau de signification et de rapports inavouables. Ce n'est plus la coutumière lucidité qui s'exerce dans un tel monde, mais une sorte de voyance : et de là ce renversement de la psychologie habituelle des romans. Le romancier ne procède plus par analyses et déductions, il ne cherche pas des lois : le romancier devient attentif, frémissant devant l'inconnu; les signes lui parlent. Son attitude n'est pas celle de l'analyste, mais d'un homme consterné par le noir, mystifié par l'étrangeté d'un geste ou d'une parole. » (p. 106)

« L'art dans le roman c'est d'abord la puissance dramatique; la faculté de rendre, en plus intime et en plus fort, les drames qui sont les jointures de nos existence. Il faut d'abord sentir intensément ces drames dissimulés sous les couches mortes de l'habitude, de l'ennui, du mensonge, de l'imitation. Ces tragédies extrêmes, Œdipe, Hamlet, Raskolnikov..., en qui chaque homme trouve un écho à sa propre vie inexprimée, racontent des actes dont les motifs inavouables traînent quelque part en chacun de nous. Si le romancier ne sent pas d'abord ces drames terribles qui hantent les hommes, il ne saura jamais trop faire vibrer, ni éclairer quoi que ce soit. » (p. 110)

« J'en suis à un point de mon roman où l'expression du fantastique m'apparaît surtout un problème de mots. Chaque mot, chaque tournure me donne la crainte de passer à côté, de rater l'effet. J'ai surtout peur que cela ait l'air froidement écrit, ou artificiel comme Gracq me le paraît aujourd'hui, ou truqué à la Valéry. Comment faire passer, dans le chapitre qui me reste, le fantastique dans la vigueur et la rapidité du récit; comment sans jouer les effets rendre solidement cette atmosphère d'apocalypse qui hante ce récit. Peut-être écrire rapidement, aveuglément, dans le feu de l'idée, sans penser aux mots qui me viennent. Surtout ne pas faire de cela une oeuvre “écrite” et dont l'artifice verbal serait un écran à la bouleversante vérité de la fable. » (p. 112)

« L'image chez Gracq est comme noyée dans la recherche et la série d'approximations dont elle est l'aboutissement. Il semble qu'ayant ressenti un sentiment, une situation, il tente laborieusement par après de reconstituer par tout un appareil verbal ses impressions : les images me paraissent chez lui un exercice intellectuel dont on peut dire tout au plus qu'elles sont des trouvailles — Cette réflexion m'est venue devant l'extraordinaire force des images de Shakespeare : elles sont à l'opposé de toute recherche intellectuelle, et semblent, plutôt qu'une laborieuse reconstitution, une éjaculation arrachée du coeur même de l'artiste. » (p. 115)

« L'art, l'ai-je déjà dit, doit toujours aller trop loin; se tenir à la limite de l'inavouable, dessiner le geste qu'on ose pas faire, la pensée qu'on cache. Je pense particulièrement à ces rages soudaines qui me prennent parfois dans une foule; à cette fureur qui me porterait à griffer au visage et battre au sang; à ces paroles qui me viennent aux lèvres devant une personne qui m'inspire; à ces mots d'amour, à ces effusions subites, à ces colères vers quoi nous sommes toujours portés et que nous contrôlons hélàs facilement — Pourquoi l'art ne nous ferait-il pas vivre au-delà de nos univers silencieux dans des univers de pure et veritigneuse spontanéité. L'art doit vivre à ce niveau d'expression totale de nous-mêmes, et ainsi nous soulager du monde objectivé où nous vivons. » (p. 116-117)

« L'art doit excéder le réel : nous tirer hors de notre peau, nous introduire à une vie plus profonde, faire battre notre coeur à un rythme extrême. Il y a toujours un principe de l'art — un ennui, une insatisfaction qui nous font désirer “autre chose”. C'est trop peu de regarder un paysage, il faut le peindre; c'est trop peu de vivre une vie, il faut en vivre vingt autres; et ainsi nous consoler de notre esxistence limitée, en recommençant ailleurs d'imprévisibles aventures. » (p. 117)

« Pour entrer dans son personnage le romancier ne doit pas se servir de tels prétextes qui relèvent de la contingence (ne faisant pas corps avec l'action) et du cinéma. Pour entrer dans son personnage le romancier ne doit pas consentir à toutes ces singeries d'action; mais en arriver au monologue intérieur le plus épuré. » (p. 119)

« Gracq n'atteindra jamais la puissance mythique qu'il laissait désirer dans Argol et le Ténébreux, s'il ne comprend pas que ses personnages ne doivent faire que les gestes indispensables et extrêmes, qu'ils ne doivent se manifester à nous que par des actes essentiels rendant d'un seul coup la totalité de leur être. Pour les autres gestes que d'autres peuvent faire, qui n'ont aucune urgence ni aucune raison de fatalité, ils ne font que surcharger un personnage et le noyer dans la contingence et le plus ou moins. Il faut d'abord — pour comprendre cette loi dramatique — tendre à ne poser dans la vie que des actes authentiques, prendre corps dans chacun de ces actes, habiter la totalité de ses propres manifestations. Il me semble que Gracq ne vit pas, n'agit pas à ce niveau d'authenticité et d'incarnation. Chacun de mes actes doit comporter la plénitude de moi-même : et dans une oeuvre d'art — encore plus ! » (p. 119-120)

« La tragédie de l'amour : y a-t-il d'autre sujet pour le romancier ? D'autre aventure pour une vie d'homme. Une femme aime un homme : il lui a donné un trésor et elle veut lui rendre. Il n'y a plus que cela dans sa vie — cet absolu qu'on veut prendre dans nos deux mains, ce désir incessant de donner son corps et son âme et d'être ainsi dans la plénitude. Si j'écris un roman que ce soit celui de l'amour, ce feu inextinguible qui pourrait consumer l'univers pour atteindre un seul être. Avec l'amour, le monde devient un langage qui sert à exprimer notre extase, le temps devient un poème qu'on reprend toujours et qui meurt inachevé. Il faudrait trouver pour ce roman les circonstances, les conditions extrêmes qui font de l'amour la tragédie du temps perdu, la tragédie de l'inaccessible repos. Il faudrait trouver, si l'on peut dire, les obstacles symboliques, la situation limite — car l'amour, quel qu'il soit est une tragédie. » (p. 132)

« Cette idée de roman se précise. Mais il faudra faire bien attention de ne pas sombrer dans l'abstraction ou le “développement” intellectuel. Que les points dramatiques soient en tel geste, telle action, telle circonstance, tel lieu — rechercher le minimum de gestes pour exprimer une tragédie. Si nous enlevons tous gestes [sic], la tragédie devient une thèse, un essai, une idée. Si nous en mettons trop, nous voyons la tragédie dans une reconstitution de la réalité. [...] Dans la tragédie, il faut soustraire les personnages à leur environnement habituel : il faut détacher telle action de l'ensemble du tableau, il faut rappeler une seule minute sur les vingt-quatre heures d'une journée. À ce moment-là — les éléments extérieurs de la tragédie, ces gestes “uniques”, deviennent presque symboliques par rapport au contexte réel d'où ils sont extraits. » (p. 136)

« Je crois que l'emploi des récits de personnages et du monologue intérieur exige de la part du romancier un renoncement en ce qui regarde le style. Pour la vérité du monologue intérieur demande [sic] que le romancier prenne le plus adéquatemment possible le langage du personnage [...]. Il faut vraimet pénétrer profond dans un personnage pour en arriver à parler son langage — à voir avec ses yeux, réagir avec son émotivité, et se regarder soi-même à travers lui. Une telle identification demande au romancier un grand dépouillement de ses moyens; le romancier doit alors oublier son style, ses préjugés, les développements. Rien ne compte de lui sinon l'intuition qui lui ouvrira le monde du personnage. À ce prix seulement il peut y avoir un monologue intérieur qui soit vrai. » (p. 141-142)

« Un roman est pour moi une aventure intellectuelle absolument passionnante — une sorte de défi que je me sens forcé de relever avec élégance et force. S'il n'y avait pas cet aspect de difficulté intellectuelle et technique, je crois que je serais pas porté à faire de romans. C'est chez moi l'aspect proprement artistique du besoin d'écrire qui compte — car sans cela je m'exprimerais autrement sans trop de difficulté : par l'action, je veux dire. » (p. 143)

« Le romancier ne peut pas raconter des faits fantastiques — mais nous faire vivre, à travers une conscience transformatrice, une réalité devenue fantastique. Le fantastique n'est pas dans la vie (ou très rarement) mais dans la façon de voir, de ressentir la vie. C'est d'abord une vision : une vision déformante ou maladive de ce qui peut être, pour d'autres esprits, parfaitement normal. » (p. 144)

« Il faut qu'on désaprouve ce jeu de façade qui consiste à s'égratigner vaniteusement; il faut savoir se regarder avec amour et dire : “nous sommes tous de pauvres types, après tout !” — La puissance de cette pitié — je la sens en lisant Proust. Dostoïevski aussi la possède. C'est avec cette pitié qu'on peut créer un univers romanesque qui ne soit pas une galerie de caricatures ou une autre de haine ! La pitié nous projette vers nos proches, et celle du romancier est tellement irrésistible qu'il les recrée : quel admirable geste d'amour ! » (p. 148)

« L'aptitude vis-à-vis du passé étant le noeud de la conscience présente — l'aspect souvenir du roman et le plus central. Et même l'effort de l'artiste qui fait un roman est précisément un acte de souvenir et de jugement porté sur le passé. » (p. 159)

« C'est étrange que, si préoccupé que je sois en théorie du langage de la conscience, tout ce qu j'écris soit visuel. Je ne suis pas analyste pour un sou et tout ce que je mets dans un roman c'est de l'action et du mouvement extérieur. Mes personnages agissent, dialoguent mais se recueillent pe au sens proustien du mot. Je vois d'ailleurs ma vie comme une action et non comme un recueillement. Je n'aime rien tant qu'une manifestation, et une décision qui risque tout m'attire plus que de monter les degrés du Parnasse cérébral. » (p. 169-170)

« Je n'accepte pas que la représentation de la vie dans un roman soit interceptée par autre chose que l'art du romancier. Ou bien : je n'accepte pas que l'art de transposition du romancier s'exerce sur autre chose que la vie elle-même. Toute épaisseur documentaire, historique ou idéologique dont un romancier recouvre une histoire vitale et dramatique vient encombrer le sujet même d'un roman. Et si, par exemple, la bataille de Waterloo est intéressante chez Stendhal c'est que son récit est subordonné étroitement au drame personnel et intime de Fabrice. » (p. 176)

« Un bon romancier doit nous mettre en contact direct avec ses personnages et ne nous présenter le reste de l'univers que par eux. Toute considération objective est un parasite qui se nourrit aux flancs du roman lui-même. Une fois que le lecteur est intéressé au personnage il admettra que ce personnage soit intéressé à certaines choses — mais jamais que le romancier s'arroge un droit strictement réservé au personnage et prenne, sur son crédit, de nous intéresser à des événements ou des réalités n'ayant pas de rapport dramatique à l'action. » (p. 176-177)

« Dans un bon roman — à coup sûr — il y a plus ou moins un drame de conscience qui est la structure du reste (analyses sociales, etc...). Sans cette structure — qui se définit par le tragique essentiel de toute vie humaine — un roman (de moeurs vg) n'est qu'une monographie sociologique, philosophique ou autre... Un reportage ne devient roman que s'il est vécu par un personnage “dramatique” et aperçu à travers une conscience qui, en l'assumant, en fait quelque chose de subjectif. [...] Le langage devient le grand problème du romancier. » (p. 177)

« Je suis décidément pour une littérature de l'essentiel et du concentré. Pour des romans où les personnages sont plus importants que la faconde du romancier. L'essentiel dans un roman est la “pesanteur de vie” et la beauté artistique : les pages de transition ou de remplissage sont impardonnables. » (p. 179)

« Au fond, nous avons, depuis des générations, grandi le silence : nous avons vénéré l'indicible et notre littérature a curieusement cherché sa vérité au-delà des mots et non dedans. S. J. Perse me paraît, lui, avoir creusé les mots. Son entreprise poétique constitue ainsi une révolution. Il ne faut pas employer les mots à regret ou avec dédain, et chercher au-delà de leur réalité une autre réalité plus grande du silence. » (p. 192)

« Une notion à retenir du Livre à venir de Blanchot : chaque roman implique la contestation du genre roman, chaque oeuvre est une exception ! Cette contestation essentielle non seulement au roman mais à toute oeuvre d'art, pourquoi ne pas l'incorporer au roman, l'assumer artistiquement, en faire un des aspects polémiques (la parole est polémique !) du déroulement romanesque. [...] Assimiler la contestation esthétique en trouvant une valeur et une forme esthétique : qu'elle soit subordonnée à un ensemble lyrique ou dramatique, non plus isolée comme un problème. Analogiquement, l'intelligence doit entrer dans le roman non plus comme un anticorps, mais en s'y incorporant créativement. » (p. 193)

« L'explication, trop souvent, ressemble à une réduction : “Ce n'est que cela après tout...” Voilà pourquoi l'explication dans un roman paraît odieuse et exprime peut-être, à la limite, le peu d'amour du romancier pour ses personnages. [...] Il ne faut pas seulement expliquer : il faut aller au-delà du mécanisme mental de réduction et donner en échange de la grandeur à ce qu'on explique. Racheter l'explication par la création de la vie. » (p. 196)

« Je voudrais d'un sujet tout en fuite et dont le mouvement engendre la réalité fuie si passionnément. La fuite, même la plus extatique, est le prélude de la mort et son pressentiment. » (p. 197)

« Ne pas noyer mes personnages dans le flot du récit : ne pas les masquer par leurs actes trop grands. L'épopée extérieure peut correspondre à un âge héroïque — celle qui, en projection, se déroule dans la vie et la pensée du héros est de nul temps. Le contrepoint de ces deux épopées est le vrai sujet de mon roman. Je ne veux isoler ni l'acte extérieur et collectif par le récit — ni les hésitations, ni les hontes, ni les secrets du héros par une description psychologique. Mon héros agit dans le temps (voilà le récit) — mais le temps agit sur lui (voilà l'analyse). [...] Mon concert, je veux dire mon roman, sera la seule forme unifiante de cette rencontre, de cette lutte entre un homme et l'histoire. » (p. 193)

« L'expression obscure, hermétique ou le culte du mystère verbal dénote, à proprement parler, une volonté de “cacher quelque chose”. Ce besoin de cacher (qui se différencie toujours du goût ou de la mode littéraire) manifeste que l'auteur est coupable. L'obscuration esthétique (et le clair-obscur même) expriment une culpabilité secrète, profonde ou diffuse. [...] Ainsi ce goût littéraire que j'ai pour le mystère procède de ce noyau intérieur que je ne connais pas encore en moi, mais qui me fait engendrer, quand j'écris, des formes obscures, déguisées, mystifiantes. Je redoute à la fois ce penchant — car je l'ai longtemps taxé d'être “acquis” et non inné. Je me suis méfié de lui : j'ai jeté un voile sur ce besoin obscur de tout voiler. J'ai retardé, par ma méfiance, mon éclosion et ma fécondation d'une oeuvre. » (p. 200-201)

« Je me demande si l'attrait formel des romans ou tragédies ne consiste pas à voiler les structures invariables de toute situation dramatique. Les formes du récit sont des voiles jetés sur un mythe identique, répété sans cesse par tous les écrivains du monde. Le récit est la façon de dévoiler le mythe. Absalon absalon de Faulkner n'est-il pas l'exemple extrême et merveilleux de ce processus. Je dois construire mon histoire aussi comme une série d'énigmes ou de dédoublements, en progression de dévoilement, d'un fait unique : la rencontre, l'union de mon personnage et de la jeune fille. » (p. 214-215)

« Ce que je veux faire — et qui me ressemble tant ! — c'est d'annoncer d'abord l'unicité de ma structure et, ce postulat étant posé, de multiplier les complexités pour finalement m'y abîmer avec déraison et dévoiler le tissu d'incohérences et d'incorrespondances de tous les indices. C'est à peu près comme si, dans le genre policier, je multipliais les énigmes au départ et me complaisais dans l'inflation des “pistes” (technique admise par le lecteur qui aime qu'on joue avec lui !) pour ne pas aboutir, en fin de compte, à la découverte de l'assassin, mais à l'aveu délirant du non-sens de cette enquête et, somme toute, à la destrcution pure et simple de mon propre roman policier. Comme je situe le roman que j'écris au second degré policier, je dois détruire encore plus, donc édifier plus savamment encore les ruines que je ne dévoilerai qu'à la fin et dont l'évidence nie l'entreprise même du romancier. » (p. 250)

« L'échec, voilà mon obsession — ma seule passion et celle que je retrouve, à un niveau collectif, dans l'histoire du Canada français. Mobile secret du roman que j'ai entrepris, l'échec — celui même du roman — c'est ce qui m'est donné d'être : le substrat ontologique, une forme — et je ne puis me réaliser que dans le sens de cet échec : le succès pour moi n'aura d'autre visage que celui de cet échec assouvi, accompli. » (p. 251)
Point de fuite, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1995.

« “Écrivain faute d'être banquier” », p. 9-17.

« Sur le plan artistique, je suis non engagé. D'ailleurs, Prochain épisode est un témoignage, une confession, non un roman engagé au sens étroit du terme, c'est-à-dire une prise de position politique. Si je voulais m'engager, je le ferais sur un autre plan. J'écris par appartenance, non par engagement. » (p. 12)

« La littérature est pour moi une activité parmi d'autres. Et en elle d'ailleurs se trouve une autre distanciation. La littérature est une sorte de formalisme dans lequel le contenu est secondaire. L'idée d'écrire un roman me vient plus par la forme que par le contenu. Je ne cherche pas quoi dire, mais comment le dire. D'ailleurs, je ne comprends pas qu'un romancier puisse chercher des idées de roman. Pour moi, un romancier doit courir après des formes. Le contenu, il l'a en lui et il le sort dans la forme choisie. Dans Prochain épisode, même s'il a été écrit dans des circonstances particulières, j'ai été plus préoccupé par la forme que par le contenu, puisque le même contenu aurait pu trouver une autre forme. Il s'agissait pour moi de savoir comment écrire un roman d'action, d'espionnage plus précisément. » (p. 15-16)

« Profession : écrivain », p. 45-49.

« L'explosion comporte des désavantages sérieux, entre autres celui de faire voler en éclats toute structure historique située dans un certain rayon d'onde de choc. La structure doit se déceler, fût-ce dans une astructure littéraire du type Robbe-Grillet. Ainsi l'astructuration équivaut à une structuration si elle concerne le même champ d'action, la littérature par exemple.  Or dans mon cas, si la structure éclate sous le coup de la déflagration qui se produit en moi, ce n'est pas pour laisser la place à une contre-structure littéraire, mais pour ne laisser aucune place à la littérature qui n'exprimerait, si je cédais à ses charmes, que la domination dont je suis le siège depuis deux siècles. » (p. 50)

« L'écrivain, à plus forte raison maintenant que l'incertitude gangrène toute existence autour de lui, ne peut bénéficier d'un statut épiscopal, ni d'une exemption de réalité, ni d'un dégrèvement de douleur. La syntaxe, la forme, le sens des mots subissent aussi des déflagrations. Tout est syncope, et l'écrivain qui entreprend de faire vivre ce qui le tue, il écrira non pas l'histoire stendhalienne des carbonari canadiens-français, mais une oeuvre aussi incertaine et aussi formellement malsaine que l'oeuvre impure qui s'accomplit en lui et dans son pays. » (p. 57)

« Plan partiel de L'Antiphonaire », p. 99-114.

« — ne pas rendre les niveaux historiques trop également parallèles;
— ne pas — en passant de l'un à l'autre — escamoter ainsi les scènes importantes;
— à la fin, la composition doit se détraquer : une sorte de contagion frissonnante fait se fondre, avec confusion et désordre, des intrigues distinctes nettement éloignées l'une de l'autre dans le temps : une sorte de sombre désordre doit se propager et rendre indiscernables les différentes histoires des personnages, ainsi que l'identité des personnages... je ne dis pas qu'il faut donner nécessairement beaucoup d'extension à cette phase confusionnelle terminale; mais simplement qu'il faut — quand on lit ce roman — avoir soudain le sentiment que l'ordre et l'écartèlement temporel sont subitement pulvérisés — faisant place, alors, au pire désordre imaginable... Et si possible, tout finir en queue de poisson. » (p. 106-107)

« Après L'Antiphonaire », p. 115-116.

« Je me sens vide, prédisposé — donc — à me nourrir des obsessions nouvelles associées à un futur roman. » (p. 115)

« À force d'écrire sans suite logique, je vais arriver à formuler le plan du prochain roman — à lui donner une sorte de consistance prégestalique. » (p. 115)

Back to top