Photo de Blaise CendrarsBlaise Cendrars

(1887-1961)

Dossier

Le roman selon Blaise Cendrars

Au coeur de l'homme, par Justine Falardeau, 16 mai 2018

Le parcours d'écriture de Blaise Cendrars se constitue d'une suite d'adieux et de commencements qui ont rendu possible la construction d'une oeuvre protéiforme. « [Q]uand l'écriture devient un procédé, la chose ne m'amuse plus » (1), déclarera l'auteur à la main coupée dans un entretien avec Michel Manoll. D'ailleurs, à un Rimbaud qui s'est tu, Cendrars aurait préféré un Rimbaud qui serait revenu pour écrire « toute autre chose » (2). Ce jugement découle d'une exigence essentielle : le vrai créateur est celui qui « renaît de ses cendres » (3), perpétuellement autre. Fidèle à cette injonction, l'oeuvre de Cendrars peut être schématiquement découpée en différentes « périodes » qui – bien que toutes étroitement liées – correspondent à autant d'identités d'un même auteur : le poète des avant-gardes parisiennes d'avant-guerre; le romancier des années vingt ; le reporter et l'auteur des « Histoires vraies » des années trente ; puis l'autobiographe de la tétralogie des « Mémoires sans être des Mémoires ». S'ajoutent à cette liste des articles, des textes inclassables et, comme appendice à cet édifice, un énigmatique « roman-roman » (4) qui s'écarte sensiblement des autres oeuvres de la période romanesque de l'auteur.

Les débuts de Cendrars comme romancier se placent d'abord sous le signe de la renaissance personnelle la plus importante, avec celle qui le pousse à adopter son pseudonyme et qui le consacre comme poète. Après la Guerre et la perte de sa main droite, Cendrars devient un écrivain de la main gauche. Or, l'auteur inscrit cette translation – ce « voyage vers la gauche » (5) – dans son propre mythe pour en faire la rupture qui permet une seconde naissance. Prenant congé des poètes des avant-gardes, Cendrars découvre « ce solitaire métier d'écrire qui est maintenant le [s]ien » (6) lors d'une « nuit mémorable » (7) où il écrit d'un jet La Fin du monde filmée par l'Ange N.D., récit d'une recréation du monde. Mais c'est le premier voyage du poète au Brésil, sa seconde patrie, qui, à ses dires, lui apprendra le « métier de romancier » (8). De ces deux aventures naîtront les trois romans qui font connaître l'auteur à un public élargi: L'Or, sous-titré « La merveilleuse histoire du général Johann August Suter », puis Moravagine et Dan Yack. Verront également le jour des textes au statut plus ambigu, comme L'Eubage ou Rhum, dont on pourrait dire, en reprenant la célèbre formule appliquée par Cendrars à ses « Mémoires », qu'ils sont des « romans sans être des romans ». Il faut finalement compter deux textes inachevés, John Paul Jones et L'Argent, à inscrire dans la lignée de L'Or.

Les romans de Cendrars, représentatifs du reste de son oeuvre à plusieurs égards, sont néanmoins conditionnés par des enjeux qui leur sont spécifiques. L'auteur écrit dans L'Homme foudroyé, qu'il « n'y a qu'une seule chose de sublime au monde pour un créateur : l'homme et son habitat. » (9) Comme romancier, Cendrars a suivi l'exigence qu'il s'est donnée d'aller « au coeur du monde ». Si certains critiques soutiennent que Cendrars se situe en-deçà des genres littéraires, son oeuvre témoigne néanmoins d'une réflexion développée sur l'art romanesque, réflexion que nous avons choisi de présenter en insistant sur quatre grands axes thématiques : l'autobiographie, l'érudition, la modernité et la genèse des oeuvres.

Sous le signe de l'autobiographie.

Pour Cendrars, tous les livres sont autobiographiques, et ce dans un sens qui ne va pas directement de soi. L'idée, en effet, ne saurait impliquer qu'on trouve dans les oeuvres la vie de l'auteur, au sens anecdotique. Cendrars insiste dans un entretien avec Michel Manoll sur l'absence d'identité qu'il y a entre un écrivain et ses héros : « On ne voit plus qu'un seul personnage dans mes livres : Cendrars! […] Il ne faut tout de même pas croire que le romancier est incarné dans ses personnages. » (10) Questionné sur son livre La Vie dangereuse, de la série des « Histoires vraies », qui mettent en scène un narrateur appelé « Cendrars », l'auteur reviendra à la charge en disant que c'est un livre où il ne parle que peu de lui-même (11). Ce n'est cependant pas sans raison que les lecteurs s'entêtent à associer l'auteur à ses personnages. Dans la préface prévue pour John Paul Jones, un roman inachevé sur la vie de l'amiral du même nom, Cendrars écrivait que la seule démarche possible était d'écrire sa « propre autobiographie prêtée à un personnage historique », et ce parce qu'on « ne peut pas raconter d'autre vie, que la sienne propre. » (12) De quelle façon doit-on comprendre cette affirmation? Serait-ce simplement que Cendrars ne peut s'empêcher de reconduire dans ses romans un schéma tiré de sa propre vie ? Il semble plutôt que l'affirmation soit inséparable d'une certaine conception de l'écriture. Écrire, pour l'auteur de L'Homme foudroyé, est toujours une projection ou encore une « vue de l'esprit ». Ainsi, « [o]n n'écrit que ‘soi'. » (13) En outre, Cendrars a fait sa devise de la formule de Schopenhauer, « le monde est ma représentation » (14). Dès lors, parler des autres, du monde, c'est toujours parler de soi.

Dans « Pro domo. Comment j'ai écrit Moravagine », Cendrars insistait sur cette conception de l'écriture, mais y adjoignait la notion de double, reprise à certains de ses auteurs de prédilection dont Gérard de Nerval, à qui il avait emprunté la formule « Je suis l'autre ». L'écriture est décrite comme un « tête-à-tête » avec un double. C'est un autre qui écrit et c'est à lui, plus qu'à l'individu réel, que se rattacherait la dimension autobiographique de l'oeuvre : « Tragique tête-à-tête qui fait que l'on ne peut écrire qu'un livre ou plusieurs fois le même livre. Ils sont tous autobiographiques. C'est pourquoi il n'y a qu'un seul sujet littéraire : l'homme. C'est pourquoi il n'y a qu'une littérature : celle de cet homme, de cet Autre, l'homme qui écrit. » (15) Ce passage montre toutefois qu'il n'y a qu'un pas de l'autobiographique à l'universel. En vertu d'une condition humaine que tous partagent, mais aussi de la nature même de l'écriture, parler de soi, c'est toujours, en retour, parler des autres – ou de l'Autre. Dès lors, l'oeuvre de Cendrars se caractérise par une osmose généralisée, osmose entre soi et l'Autre, le monde et sa représentation.

Dans « l'architecture » du roman, cette osmose – ou synthèse – est obtenue par la rencontre de matériaux ou de procédés à la fois opposés et complémentaires : « un roman a sa propre architecture et ses matériaux sont le réel et l'irréel, l'invention et le document, l'analyse des sentiments et la synthèse psychologique, les nerfs et le coeur, l'observation et le rêve, le vocabulaire et le verbe, l'action qui libère et la vision qui crée les personnages du roman » (16). Il semble toutefois qu'un des couples présents dans cette énumération, « l'invention et le document » ait posé problème dans la pratique romanesque de Cendrars. La synthèse difficile entre ces deux entités a été au coeur des préoccupations de l'auteur des Vies romancées.

Sur un roman inachevé : John Paul Jones et le problème de l'érudition.

Nous l'avons vu, « l'homme » est pour Cendrars le seul véritable sujet littéraire. L'auteur de L'Or, exemple le plus abouti des romans qui s'apparentent, chez Cendrars, au genre des « Vies romancées », ne s'intéresse à des individus historiques que dans la mesure où leur vie exemplifie des expériences humaines marquantes – les siennes, à certains égards. Cendrars privilégie ainsi ce que l'on pourrait appeler la « vérité poétique » au détriment de l'exactitude historique : « la vérité historique coupe les ailes au romancier, ou ses ficelles, et détraque tous ses effets » (17). Ces considérations sont importantes pour comprendre l'usage que fait Cendrars du « document », mot qui semble désigner chez lui toutes les traces écrites utilisées par les historiens et autres érudits dans leur tentative de restitution objective du réel. L'auteur a exprimé à plusieurs endroits son antipathie pour de telles entreprises savantes. S'adressant à Paul Laffite qui lui avait commandé une Vie de Villon pour Les Éditions de La Sirène, Cendrars écrit une Lettre dédicatoire qui se lit comme une critique du genre des Vies romancées, en vogue quelques années plus tôt. Ce genre repose sur un usage de l'érudition qui, pour Cendrars, porte atteinte à l'esprit de la poésie – et, plus largement, de toute littérature.

Ces considérations ne doivent pas nous amener à conclure que Cendrars se refuse tout travail d'érudition dans ses romans. L'enjeu est en fait de faire disparaître toute trace de ce travail, de le fondre dans la matière poétique pour que ne reste que cette « vérité profonde » de l'homme que tout écrivain doit chercher par les moyens qui lui sont propres. La préface prévue pour John Paul Jones, le roman inachevé que nous avons déjà cité, est l'endroit où s'exprime le mieux la conception qu'a l'auteur du bon usage de l'érudition. Cendrars s'y oppose à l'idée de vérité objective du réel, vérité que les sources écrites ou les documents permettraient d'atteindre. Une telle prétention d'objectivité, d'abord, est un leurre :

Si je n'ai pas beaucoup fréquenté les archives, je ne méprise nullement les documents qui sont avant tout une merveilleuse source d'erreurs et de discussions. J'aime les théories et les hommes, mais je n'aime pas leurs préjugés […]. Je n'oublie jamais que le passé est avant tout une chose mouvante, comme aujourd'hui, et que tout ce qui a vécu vit encore, change, permute, bouge, se transforme, et que la vérité se contredit cent fois par jour comme une bonne bavarde qu'elle est. […] Je défendrai toujours la Vie. Et la seule Histoire c'est la Vie. Et la seule Vérité c'est la Vie. Qu'est-ce que la Vérité Historique? Et qu'est-ce qu'un document? Une interprétation toujours, tendancieuse ou artistique. Car l'historien aussi est avant tout un homme, et le plus objectif, le plus froid commente encore. (18)

Une fois admis qu'il n'existe aucune vérité historique, ou du moins que celle-ci est impossible à atteindre, il apparaît plus intéressant, selon Cendrars, d'assumer pleinement la subjectivité de l'acte d'écriture que de la dissimuler derrière une façade de documents présentés comme un gage d'objectivité. Mais le principal reproche que Cendrars formule à l'endroit des tenants de la vérité historique, c'est qu'en voulant occuper une position surplombante, l'historien savant rate la seule cible digne d'intérêt, l'homme: « La Vérité Historique c'est le point de vue de Sirius. On ne distingue plus rien de cette hauteur. Il faut descendre, se rapprocher, faire un gros plan. Voir. Voir de près. Se pencher sur. Toucher du doigt. Découvrir l'humain. La Vérité Historique c'est la mort. Une Abstraction. » (19) Le document doit donc être mis au service de l'invention. Il s'agit d'un « tremplin. Pour bondir. Dans la réalité et la vie. Au coeur du sujet. » (20) Un héros, indique finalement Cendrars, « est avant tout un être humain » (21), et c'est dans le but de « faire toucher du doigt » (22) cette humanité qu'il intitule son livre « roman », considéré comme le genre tout désigné pour cette entreprise. Dans la Lettre dédicatoire, Cendrars prenait parti pour le roman pour les mêmes raisons: « il y a une vérité profonde de l'homme qu'un romancier atteint du premier coup, d'instinct ou par tempérament, ou parce qu'il écrit dans un état second » (23).

Mais si Cendrars n'a pas terminé John Paul Jones, c'est que l'articulation entre le travail de documentation et l'invention romanesque a fini par représenter un défi insurmontable. Sa correspondance avec Jacques-Henry Lévesque renseigne bien sur les écueils auxquels il s'est frappé pendant l'écriture de son roman. Le 9 janvier 1933, Cendrars écrit à son ami: « j'ai un mal de chien avec John Paul Jones car je lutte de toutes mes forces avec la routine et l'érudition. Je voudrais avec des événements vieux de deux siècles faire un livre, je ne dirais pas d'actualité, mais presque ou tout au moins d'aujourd'hui et si possible sans aucune citation. C'est ça qui est difficile! » (24). Les documents, pourtant nécessaires à l'entreprise de Cendrars, le gênent dans sa tentative d'écrire un livre vivant. Des exigences que se donne l'auteur à la matérialisation, il y a tout un travail de synthèse, d'alchimie presque, toujours à recommencer. Le 18 février de la même année, Cendrars exprime les mêmes préoccupations :

si je travaille beaucoup, ça n'avance guère […]. Je voudrais qu'on lise mon John Paul Jones comme une chronique du jour et que l'on ne sente pas que cela se passait il y a bientôt 200 ans, car alors ça n'intéresse plus. Je voudrais que sans artifice aucun on comprenne que c'est la vie – il y a deux siècles comme aujourd'hui – la vie. L'actualité – et il faut que j'arrive à escamoter toute l'érudition. Vous imaginez bien que ça n'est pas facile, mais actuellement je suis en bonne voie et suis content de ce que j'ai fait depuis deux mois. (25)

Il ne sortira pas vainqueur, finalement, de cet exercice de « fignolage des documents » (26) nécessaire à la réussite de son roman, et John Paul Jones ne verra jamais le jour. Ce qui avait été réussi pour L'Or ne pouvait être mené à terme à nouveau, ce qui s'accorde assez bien, après tout, avec le parcours d'un auteur qui disait avoir horreur des procédés.

Le roman et la modernité : sur les traces de Balzac romancier.

Le discours entourant l'élaboration de John Paul Jones indique bien qu'il est d'une importance capitale pour Cendrars de faire oeuvre actuelle. Par-delà les différents genres littéraires qu'il a pratiqués, l'auteur est un des champions de la modernité, dont il a voulu construire la légende. Le cas de Rhum est intéressant, en ce qu'il s'agit d'un livre s'apparentant aux autres « Vies » écrites par Cendrars, L'Or et John Paul Jones, mais qui pige sa matière directement dans l'histoire récente. Ce roman s'intéresse à un contemporain, Jean Galmot, et est tiré d'un « roman-reportage » d'abord publié dans la presse. De cette première version à la version proprement romanesque de Rhum, sous-titré « Roman vécu », la modification la plus importante consiste en la suppression des pièces documentaires et de l'iconographie (27). Ce projet à la limite du romanesque est motivé au même titre que les autres oeuvres de Cendrars, mais à un niveau peut-être plus important encore, par le souci de faire une oeuvre vivante, actuelle, en mouvement. La dédicace ne manque pas de le souligner : « Je dédie cette vie secrète de Jean Galmot aux jeunes gens d'aujourd'hui fatigués de la littérature pour leur prouver qu'un roman peut aussi être un acte. » (28)

Dans la pratique du roman, l'écrivain doit être un Balzac d'aujourd'hui, qui aurait pour projet d'inventorier les différentes facettes de la vie moderne. C'est du moins l'idée qui s'attache à la conception de Notre pain quotidien, un des nombreux livres-fantômes de l'auteur. Cendrars décrit ce livre à venir comme un « grand roman en plusieurs volumes » (29) ou un « roman-fleuve » (30), un roman qu'il situe en outre dans la lignée du XIXe siècle français en le disant « balzacien » (31) tout en le rapprochant des Misérables. Cendrars écrit quelques mots à propos de son projet dans Une nuit dans la forêt :

Je voudrais raconter comment les gens gagnent leur pain, leur pain de tous les jours. C'est un sujet magnifique, mais bien difficile à traiter si l'on veut l'épuiser ; surtout que je le vois très grand, très vaste, conçu à la moderne, d'une façon complète et impitoyable. Comment les gens gagnent leur pain quotidien dans une grande ville d'aujourd'hui. (32)

Le romancier doit trouver des formes nouvelles à même de saisir cet « aujourd'hui » en constante transformation. Il doit dans ce but s'inscrire dans la lignée de Balzac, que Cendrars considère comme « le plus grand génie moderne » (33) : « Balzac n'est pas un précurseur. Il est le créateur du monde moderne. C'est pourquoi tout jeune auteur d'aujourd'hui doit passer par lui. » (34) Il ne s'agit pas d'écrire comme Balzac, mais de faire preuve d'autant de vision que celui-ci à l'époque. Dans une notule de 1929, Cendrars indiquait : « Seule la formule du roman permet de développer le caractère actif d'événements et de personnages contemporains qui, en vérité, ne prennent toute leur importance qu'en mouvement. Depuis quelque cinq ans, le roman français sert dans le monde à la mise au point du nouveau régime de la personnalité humaine. » (35) Le romancier, plus que tout autre auteur, doit être un visionnaire. C'est d'ailleurs ainsi que Cendrars qualifie Gustave Lerouge, l'auteur du Mystérieux Docteur Cornelius, pour qui il avait une grande admiration (36). C'est toutefois Balzac qui représente le mieux ce don de l'écrivain, don que le lecteur doit honorer en se livrant à une lecture désordonnée de son Œuvre :

Il faut lire les oeuvres de Balzac pêle-mêle comme il les a écrites au jour le jour et dans la fièvre, sinon leur pathétique risque de nous échapper car ce ne sont livres de documentation, considérations, dissertations, thèses, faits à coups de notes et de carnets (comme chez Zola), mais création continue, en aveugle, la lutte de l'écrivain avec la matière, de l'homme avec son destin, son désir, sa force, sa passion, son impuissance, sa mort, livres qui collent à la peau moite de leur auteur. (37)

Si Cendrars a fait à bien des endroits l'éloge du roman considéré comme genre par excellence d'une modernité qu'il s'agit de célébrer, son jugement se révèle souvent plus ambigu. Bien plus tard, dans Le Lotissement du ciel, on lira la déclaration suivante : « Aujourd'hui, je suis romancier, ô comble! Mais c'est ainsi. » (38) Simple remarque amusée ou aveu d'un parti pris définitif pour la poésie? Il semble que ce ne soit pas le seul endroit ou Cendrars ait exprimé une opinion mitigée sur le roman. Déjà, dans « Pro domo. Comment j'ai écrit Moravagine », l'auteur écrivait qu'être un romancier depuis Balzac consistait à « savoir se procurer de l'argent avec du vent » (39), et ce en raison d'une industrie friande de romans qui pousse écrivains et éditeurs à passer des contrats et à effectuer des transactions qui, finalement, n'aboutissent pas. Mais c'est « fort réjouissant » (40), continue celui qui ne manquait assurément pas de se prêter au jeu.

« Le roman que je n'écrirai jamais ».

La Gazette des Lettres demandait à des auteurs, en 1951, de parler du roman qu'ils n'écriraient jamais. Dans sa réponse, « Le roman que je n'écrirai jamais », Cendrars indique : « Je pourrais donner des titres. À quoi bon, j'en oublie et j'en invente tous les jours, de même que tous les jours je mène un roman à bout et en amorce mille autres qui m'obsèdent durant des années et prolifèrent dans tous les sens ou se dégonflent et crèvent sur le coup et se vident de toute substance… » (41) Le parcours d'écriture de Cendrars est en effet parsemé de livres inachevés, de projets d'écriture embryonnaires ou simplement fabulés, livres dont la trace est gardée dans des titres, des plans, des notes et quelques commentaires dispersés dans la correspondance de l'auteur. D'ailleurs, chaque livre publié de Cendrars contenait, à la toute fin, une liste de trente-trois volumes en préparation, liste dont le contenu changeait, mais qui était toujours constituée d'exactement trente-trois titres, chiffre magique au dire de l'auteur.

Cette profusion de livres-fantômes n'est certes pas sans rapport avec l'amour de Cendrars pour tous les commencements, les nouveaux départs. Cela dit, elle est également liée à la façon dont celui-ci conçoit le processus de création littéraire. L'écriture en tant que telle ne représente en effet qu'une partie d'un processus de création qui s'étend sur plusieurs années, pendant lesquelles l'auteur donne libre cours à son imagination.

Pour moi, quand j'ai mon titre, je me mets à rêvasser. Les choses se tassent. Il se produit une cristallisation consciente et inconsciente autour du titre et je n'écris rien de solide tant que je ne connais pas tout de mes personnages, du jour de leur naissance au jour de leur mort et que je ne puis pas les faire évoluer dans toutes les circonstances possibles et imaginables selon leur caractère et leur situation fictifs ou réels. Cela peut durer des années. Je prends des notes. C'est ainsi que je constitue des dossiers bourrés de notes et d'ébauches. (42)

C'est d'ailleurs ce processus de cristallisation, ce travail de l'imaginaire que Cendrars préfère : « Imaginer un roman, trouver un sujet, créer des personnages autour de ce sujet, […] tout cela est amusant, passionnant et cadre bien avec ma paresse native, mais le jour où l'on va matérialiser tout cela en noir sur blanc, sur du papier, je commence à souffrir. » (43) Dès lors, Cendrars s'amuse à multiplier les titres, les scènes, les sujets qui sont finalement laissés à l'abandon. Reste néanmoins cette prolifération chère à celui qui aimait, chez Balzac, l'accumulation de mille détails, le « grouillement d'êtres » (44) d'un univers envoûtant.

La grande activité créatrice de Cendrars a son pendant dans la lecture. Dans Bourlinguer, l'auteur écrivait qu'il avait l'habitude d'entrer à l'improviste chez des amis pour dévorer leur bibliothèque. Cendrars veut tout lire : « j'ai le sadisme de vouloir épuiser un auteur en lisant non seulement tout ce qu'il a pu écrire, depuis A jusqu'à Z, mais encore tout ce qu'on a pu écrire sur lui! C'est de la folie. Il n'y a pas de fin à la lecture. » (45) Il n'y a pas de fin non plus à la création, et c'est ce que cette fameuse liste des livres à faire suggère : « la liste des 33 volumes en préparation que j'annonce depuis plus de quarante ans n'est ni exclusive, ni limitative, ni prohibitive, le nombre 33 étant le chiffre-clef de l'activité et de la vie. […] Loin de reculer d'horreur, quand je me penche sur ce grouillement intérieur, j'y puise des forces pour de nouvelles et toujours nouvelles créations. » (46)

Invoquant à nouveau la figure de Balzac, Cendrars exprime l'idée, dans « Le roman que je n'écrirai jamais » qu'un catalogue des livres jamais publiés ou jamais écrits d'un grand écrivain « ouvrirait des horizons nouveaux sur la chose littéraire en fixant pour chaque auteur ‘ses' thèmes interdits, et, plus particulièrement pour Balzac, les deux trois grands sujets qu'il n'a jamais pu aborder sans que son génie vienne s'y fracasser, s'échouer, se perdre. » (47) Invitation – sérieuse ou moqueuse – lancée aux futurs critiques et commentateurs de sa propre Œuvre.

Cendrars a-t-il écrit un véritable roman? La question est légitime, d'abord parce que toute distinction trop stricte que l'on tenterait de faire entre prose et poésie semble inefficace face à certaines de ses oeuvres. Son poème le plus connu se nomme Prose du transsibérien, et L'Or peut être lu comme un long poème. D'autre part, le même doute subsiste si l'on considère la liste des sous-titres qu'ajoutait Cendrars aux oeuvres dont il a été fait mention ici : « merveilleuse histoire », « vie secrète », « Histoire mirobolante »… Moravagine et Dan Yack peuvent sans doute être considérés comme des romans. Ils n'échappent pas, cela dit, à ce penchant pour l'autobiographique propre à Cendrars, si bien qu'après le cycle des Mémoires, l'auteur se lancera dans l'écriture d'Emmène-moi au bout du monde!..., un livre qu'il décrit à Michel Manoll comme un « vrai roman » ou un « roman-roman », c'est-à-dire… un livre où il n'apparaîtra point. Par ailleurs, Cendrars avait refusé en 1945 l'étiquette romanesque que Denoël, son éditeur, comptait attribuer à L'Homme foudroyé, un livre au genre ambigu lui aussi. Ces indications laissent croire que l'auteur avait une conception arrêtée du roman, ainsi qu'une conscience de la certaine licence qui caractérisait sa pratique des genres littéraires. Il semble que pour chacune de ses oeuvres il soit tentant de conclure, à la suite de Jay Bochner, que « c'est du Cendrars » (48) !

Notes :

(1) Blaise Cendrars, Blaise Cendrars vous parle…, TADA, 15, Paris, Denoël, 2006, p. 56.
(2) Blaise Cendrars, « Lettre dédicatoire à mon premier éditeur », Sous le signe de François Villon, Œuvres autobiographiques complètes, v. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, p. 13.
(3) Blaise Cendrars, L'Homme foudroyé, Œuvres autobiographiques complètes, v. 1., p. 391.
(4) Blaise Cendrars, Blaise Cendrars vous parle…, p. 58.
(5) Claude Leroy, Dans l'atelier de Cendrars, Paris, Honoré Champion, CBC n°11, 2011, p. 13.
(6) Blaise Cendrars, « Le Sans-Nom », Sous le signe de François Villon, Œuvres autobiographiques complètes, v. 1, p. 86.
(7) Ibid., p. 86.
(8) Blaise Cendrars, Le Lotissement du ciel, Œuvres autobiographiques complètes, v. 2, p. 667.
(9) Blaise Cendrars, L'Homme foudroyé, Œuvres autobiographiques complètes, v. 1. p. 454.
(10) Blaise Cendrars, Blaise Cendrars vous parle…, p. 58.
(11) Ibid., p. 12.
(12) Blaise Cendrars, John Paul Jones ou l'ambition, Saint Clément de rivière (France), Fata Morgana, 1989, p. 34-35.
(13) Blaise Cendrars, L'Homme foudroyé, p. 242.
(14) Ibid., p. 242.
(15) Blaise Cendrars, « Pro domo. Comment j'ai écrit Moravagine », dans Œuvres romanesques, v. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p. 688.
(16) Blaise Cendrars, « Lettre dédicatoire à mon premier éditeur », Sous le signe de François Villon, Œuvres autobiographiques complètes, v. 1, p. 16.
(17) Ibid., p. 16.
(18) Blaise Cendrars, John Paul Jones, p. 25-27.
(19) Ibid., p. 28.
(20) Ibid., p. 26-27.
(21) Ibid., p. 34.
(22) Ibid., p. 34
(23) Blaise Cendrars, « Lettre dédicatoire à mon premier éditeur », Sous le signe de François Villon, p. 16.
(24) Blaise Cendrars, « J'écris. Écrivez-moi. » Correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque. 1924-1959, Paris, Denoël, 1991, p. 62.
(25) Ibid., p. 65.
(26) Ibid., p. 71.
(27) Blaise Cendrars, L'Or, Paris Denoël, TADA 2, 2001, p. 338.
(28) Ibid., p. 157.
(29) Blaise Cendrars, Une nuit dans la forêt, Œuvres autobiographiques complètes, v. 1, p. 113.
(30) Blaise Cendrars, L'Homme foudroyé, p. 406.
(31) Ibid., « Notes », p. 873.
(32) Blaise Cendrars, Une nuit dans la forêt, p. 113.
(33) Blaise Cendrars, « Paris par Balzac », Aujourd'hui, Paris, Denoël, TADA 11, 2005, p. 202.
(34) Ibid., p. 192-193.
(35) Blaise Cendrars, « Le roman français », Aujourd'hui, p. 49.
(36) Blaise Cendrars, L'Homme foudroyé, p. 323.
(37) Blaise Cendrars, « Paris par Balzac », Aujourd'hui, p. 191.
(38) Blaise Cendrars, Le Lotissement du ciel, p. 646.
(39) Blaise Cendrars, « Pro domo. Comment j'ai écrit Moravagine », p. 694.
(40) Ibid., p. 694.
(41) Blaise Cendrars, « Le roman que je n'écrirai jamais », Aujourd'hui, p. 461.
(42) Blaise Cendrars, Blaise Cendrars vous parle…, p. 67-68.
(43) Ibid., p. 20.
(44) Blaise Cendrars, « Paris par Balzac », Aujourd'hui, p. 192.
(45) Blaise Cendrars, Bourlinguer, Œuvres autobiographiques complètes, v. 2., p. 363.
(46) Blaise Cendrars, « Le roman que je n'écrirai jamais », Aujourd'hui, p. 462-463.
(47) Ibid., p. 462.
(48) Jay Bochner, « Lotir », dans Claude Leroy (dir.), Blaise Cendrars et Le Lotissement du ciel, Paris, ritm, 1992, p. 165.

Bibliographie :

Œuvres de Cendrars :

  • CENDRARS, Blaise, Aujourd'hui, Paris, Denoël, TADA 11, 2005.
  • CENDRARS, Blaise, Blaise Cendrars vous parle…, Paris, Denoël, TADA 15, 2006.
  • CENDRARS, Blaise, Bourlinguer, Œuvres autobiographiques complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, vol. 2, p. 1-378.
  • CENDRARS, Blaise, Emmène-moi au bout du monde!..., Paris, Denoël, TADA 14, 2006.
  • CENDRARS, Blaise, L'Homme foudroyé, Œuvres autobiographiques complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, vol. 1, p. 163-505.
  • CENDRARS, Blaise, Le Lotissement du cielŒuvres autobiographiques complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, vol. 2, p. 379-725.
  • CENDRARS, Blaise, Moravagine, Œuvres romanesques, v. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p. 497-699.
  • CENDRARS, Blaise, L'Or suivi de Rhum et de L'Argent, Paris, Denoël, TADA 2, 2001.
  • CENDRARS, Blaise, Sous le signe de François Villon, Œuvres autobiographiques complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, vol. 1, p. 1-137.
  • CENDRARS, Blaise – Jacques-Henry LÉVESQUE, « J'écris. Écrivez-moi. » Correspondance 1924-1959, Monique Chefdor (éd.), Paris, Denoël, 1991.

Autres :

  • BOCHNER, Jay, « Lotir », dans LEROY, Claude (dir.), Blaise Cendrars. Le Lotissement du ciel, Paris, ritm, 1992.
  • LEROY, Claude, Dans l'atelier de Cendrars, Paris, Honoré Champion, CBC n°11, 2011.

Bibliographie

Ouvrages cités

CENDRARS, Blaise - Jacques-Henry LÉVESQUE, « J'écris. Écrivez-moi. » Correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque – 1924-1959, Paris, Denoël, 1991.

CENDRARS, Blaise, « Touchez du doigt », John Paul Jones ou l'ambition, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1989.

CENDRARS, Blaise, Blaise Cendrars vous parle…Paris, Denoël, TADA, XV, 2006. [Propos recueillis par Michel Manoll]

CENDRARS, Blaise, « Lettre dédicatoire à mon premier éditeur », Sous le signe de François Villon, Œuvres autobiographiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », v. 1, 2013.

CENDRARS, Blaise, « Pro domo. Comment j'ai écrit Moravagine », Moravagine, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », v. 1, 2017, p. 681-699.

CENDRARS, Blaise, « Le roman français », Aujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 47-49.

CENDRARS, Blaise, « Paris par Balzac », Aujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 189-202.

CENDRARS, Blaise, « Le roman que je n'écrirai jamais », Aujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 459-463.

Citations

CENDRARS, Blaise - Jacques-Henry LÉVESQUE, « J'écris. Écrivez-moi. » Correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque – 1924-1959, Paris, Denoël, 1991.

Sur l'écriture de John Paul Jones :

Lettre du 9 janvier 1933 : « j'ai un mal de chien avec John Paul Jones car je lutte de toutes mes forces avec la routine et l'érudition. Je voudrais avec des événements vieux de deux siècles faire un livre, je ne dirais pas d'actualité, mais presque ou tout au moins d'aujourd'hui et si possible sans aucune citation. C'est ça qui est difficile! » (p. 62)

Lettre du 18 février 1933 : « si je travaille beaucoup, ça n'avance guère parce que je viens de foutre au feu plus de 400 pages que je jugeais être de la littérature _ _ _ _ _ Je voudrais qu'on lise mon John Paul Jones comme une chronique du jour et que l'on ne sente pas que cela se passait il y a bientôt 200 ans, car alors ça n'intéresse plus. Je voudrais que sans artifice aucun on comprenne que c'est la vie – il y a deux siècles comme aujourd'hui – la vie. L'actualité – et il faut que j'arrive à escamoter toute l'érudition. Vous imaginez bien que ça n'est pas facile, mais actuellement je suis en bonne voie et suis contente de ce que j'ai fait depuis deux mois » (p. 65)

Lettre du 14 mars 1933 : « Je suis content de tout ce que j'ai fait jusqu'à présent, mais je crains fort en avoir encore pour X mois! tellement le fignolage des documents est difficile dans sa minutie […] j'étais si bien ces jours derniers à flâner dans une rivière et à philosopher tout en bavardant sous prétexte de pêcher des truites _ _ et le soir on buvait du gros vin à l'auberge avec les contrebandiers _ _ je vous assure que ça valait le coup et que toutes les histoires de ces braves gens m'en ont plus appris sur la ‘réalité' de John Paul Jones que bien des gros bouquins que j'ai lus (hélas) car ces bougres à cheval sur la frontière, pirates de montagne mènent un peu sa vie… » (p. 71)

Sur Moravagine :

Lettre du 18 février 1933 : « […] je vois que le bouquin de Céline fait beaucoup de tam-tam. Mais je suis tout de même surpris que dans ce déluge d'articles personne ne se souvienne de Moravagine qui contenait tout de même, il y a dix ans, tous les thèmes du Voyage au bout de la nuit qui font couler tant d'encre aujourd'hui _ _ _ guerre, fuite, Amérique, chez les sauvages, folie, érotisme, banlieue, médecin, etc., etc. Je vous dis ça à vous, car je vous ai avoué combien j'ai aimé le livre de Céline. » (p. 66)

Lettre du 9 janvier 1941 : « Mon cher Jacques, Je suis sorti vainqueur de la lecture de Moravagine. À part quelques taches de foutre, ce bouquin est de beaucoup supérieur au souvenir que j'en avais gardé. Il est vrai que je l'avais porté trop longtemps pour ne pas me souvenir d'autre chose que de son lent et pénible accouchement. Aujourd'hui, ce qui me surprend le plus c'est son unité de ton, d'allure, de style à tous les degrés logique, métaphysique, conception, exécution, et dans tous ces domaines il va impitoyablement jusqu'au bout et boucle la boucle, qu'il s'agisse des pensées ou des actions des personnages, de leur façon d'être, de sentir, de penser ou de parler, de synthèse ou d'analyse, d'images poétiques ou de détails pittoresques, tout revient à son point de départ après avoir pu jouer un rôle cosmique ou accidentel. Le côté prophétique du livre m'étonne également aujourd'hui à la lueur des événements qui se sont produits depuis sa publication : il s'ouvre dans sa préface sur l'Espagne, se clôt dans son épilogue sur la guerre de la S.D.N. – sans parler de son personnage central, Moravagine, dont Hitler est issu en ligne direct! » (p. 142-143)

CENDRARS, Blaise, « Touchez du doigt », John Paul Jones ou l'ambition, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1989.

« Le roman John Paul Jones ou l'ambition est le livre que j'ai emporté en voyage, le livre à faire et non pas le livre à lire.
Je l'ai écrit durant un voyage au Brésil, dans la forêt, à la fazenda, devant la mer, dans une ville d'affaires, à bord des paquebots et des trains, au milieu des émigrants de l'est européen, et surtout allemands, qui viennent ici prendre la place des nègres, dans cet immense pays en formation […] ; je l'ai écouté en écoutant les discussions des planteurs, en suivant les cours de la valorisation des terres, en assistant à des coups vertigineux en Bourse, en notant les récits des prospecteurs, en étudiant le passé, en lisant l'histoire de la conquête, les fastes de la pénétration pauliste, les légendes merveilleuses des jésuites, ne perdant jamais de vue la crise politique et économique actuelle, faisant parler les hommes au pouvoir […] ; je l'ai écrit en visitant des usines géantes et toutes neuves, en m'attardant dans les plantations de café […], en voyant pousser en vingt jours des gratte-ciel de vingt étages, en descendant au fond des mines, en montant en aéroplane, en vivant avec des ingénieurs, des colons, des nègres, des orchestres de jazz et de maxixe, des femmes, des lépreux, des millionnaires, des employés d'hôtels, des missionnaires, des journalistes, des hommes d'État, des révoltés, des jeunes fous […], des criminels […] ; je l'ai écrit au milieu de toutes ces choses vivantes et en me remuant moi-même, cherchant à faire des affaires et à gagner de l'argent, en tenant des conférences et des causeries, en plaçant des autos, du matériel de chemin de fer, des avions, des livres, des articles de Paris, des belles robes ou des perles, et collectionnant tout ce qui concerne le folklore des nègres et les traditions des Indiens sud-américains.
C'est dire que je n'ai pas beaucoup fréquenté les archives, je n'ai eu souvent qu'à transcrire tout ce que je voyais autour de moi pour placer John Paul Jones dans sa véritable ambiance historique.
Une légère mise au point et j'ai fait un livre vivant. » (p. 23-25)

« Si je n'ai pas beaucoup fréquenté les archives, je ne méprise nullement les documents qui sont avant tout une merveilleuse source d'erreurs et de discussions.
J'aime les théories et les hommes, mais je n'aime pas leurs préjugés; et comme je rudoie quelqu'un qui m'embête ou m'importune, car je n'ai pas beaucoup de temps à perdre, je n'aime pas beaucoup les théories qui deviennent des dogmes, qui se figent et qui s'endorment.
Je n'aime pas la quiétude de l'esprit.
Je me réserve le droit de tout réveiller.
Je n'oublie jamais que le passé est avant tout une chose mouvante, comme aujourd'hui, et que tout ce qui a vécu vit encore, change, permute, bouge, se transforme, et que la vérité se contredit cent fois par jour comme une bonne bavarde qu'elle est.
Les savants, les érudits, les spécialistes et surtout les historiens de cabiner […] s'enfoncent dans les archives, se dissimulent derrière les documents, s'engoncent dans les textes; mais celui qui a des yeux pour voir distingue bien entre les lignes leur face camuse d'hypocrites et leur profil de cafards et de moralistes, leur corps de larves.
Puisqu'ils percent ainsi malgré tout entre les lignes et qu'ils grignotent les textes, piquent et abîment les documents comme les vers et les rats des archives, pourquoi ne voulez-vous pas que j'apparaisse tout entier derrière un document, sportif et gai, et pourquoi me reprocher plusieurs entorses à la vérité historique?
Je défendrai toujours la Vie.
Et la seule Histoire c'est la Vie.
Et la seule Vérité c'est la Vie. » (p. 25-26)

« Qu'est-ce que la Vérité Historique ?
Eu qu'est-ce qu'un Document ?
Une interprétation toujours, tendancieuse ou artistique.
Un tremplin.
Pour bondir.
Dans la réalité et la vie.
Au coeur du sujet.
Car l'historien est avant tout un homme, et le plus objectif, le plus froid commente encore. » (p. 26-27)

« La Vérité Historique c'est le point de vue de Sirius. On ne distingue plus rien de cette hauteur. Il faut descendre, se rapprocher, faire un gros plan. Voir. Voir de près. Se pencher sur. Toucher du doigt. Découvrir l'humain. » (p. 28)

« J'aime ce manque d'entente chez les contemporains et ces contradictions de l'opinion publique au sujet d'un homme. J'aime l'incapacité des historiens et des spécialistes à faire entrer plus tard une forte individualité dans leur cadre et j'admire leurs façons de trier et de choisir, et de triturer et d'escamoter certains documents gênants qui débordent leurs théories, surtout quand il s'agit d'un héros national comme celui-ci l'est devenu et qu'il faut absolument le réduire à l'échelle, à l'échelle de la convention et de la morale scolaires depuis qu'on lui a élevé une statue (à Annapolis en 1906). Cela prouve bien que les savants et les érudits, tout comme les auteurs des estampes populaires et les romanciers de cape et d'épée sont incapables de dégager l'humain du surhumain et qu'ils sont tous impuissants devant l'homme et devant la vie. » (p. 32-33)

« […] un héros est avant tout un être humain, c'est-à-dire un souffle, un coeur, des poumons, cinq sens, un cerveau, des réflexes, mille impressions chatoyantes, de la timidité, et de l'ignorance, et de l'impuissance, et de la peur. C'est ce que je voudrais faire toucher du doigt et c'est pourquoi j'appelle ce livre un roman, car il ne contient pas tant la biographie officielle de l'amiral John Paul Jones que ma propre autobiographie prêtée à un personnage historique.
 Je n'ai pas trouvé d'autre formule pour raconter la vie d'un homme, ses contradictions, sa grandeur, ses faiblesses, son échec, ses luttes, les influences contraires de sa destinée, les conjugaisons du hasard ou de la fatalité, ses amours, ses itinéraires et ses aventures, son triomphe, ses maladies, ses exploits, les mille écarts de sa conduite, sa solitude, son audace, ses hésitations, ses heurs et malheurs, tristesses et joies, en un mot, sa passion. Et je ne pouvais pas trouver d'autre formule, car on ne peut pas raconter d'autre vie, que la sienne propre. » (p. 34-35

CENDRARS, Blaise, Blaise Cendrars vous parle…Paris, Denoël, TADA, XV, 2006. [Propos recueillis par Michel Manoll]

Premier entretien :

Sur les dangers de la lecture, qui induit le lecteur en erreur : « cela concerne des gens – et ils sont innombrables – qui s'imaginent tous être la réincarnation d'un personnage de roman et qui subissent de ce fait tous les effets morbides de la lecture, comme, par exemple, un jeune étudiant en médecine qui s'ausculte anxieusement, qui fait son pronostic comme on tire son horoscope et qui s'imagine séance tenante avoir toutes les maladies qu'il est en train d'étudier dans les livres. C'est classique. » (p. 7)

« Le langage est une chose qui m'a séduit. Le langage est une chose qui m'a perverti. Le langage est une chose qui m'a formé. Le langage est une chose qui m'a déformé. Voilà pourquoi je suis poète, probablement parce que je suis très sensible au langage – correct ou incorrect, je m'en bats l'oeil. J'ignore et je méprise la grammaire qui est au point mort, mais je suis un grand lecteur de dictionnaires et si mon orthographe n'est pas trop sûre, c'est que je suis trop attentif à la prononciation, cette idiosyncrasie de la langue vivante. À l'origine n'est pas le mot, mais la phrase, une modulation. Écoutez le chant des oiseaux! » (p. 17)

« […] écrire est contraire à mon tempérament. Imaginer un roman, trouver un sujet, créer des personnages autour de ce sujet, les faire évoluer devant soi et les mener, les faire participer à l'action, les mêler à toutes espèces d'aventures vécues, tout cela est amusant, passionnant et cadre bien avec ma paresse native, mais le jour où l'on va matérialiser tout cela en noir sur blanc, sur du papier, je commence à souffrir. » (p. 20)

« […] on pense surtout, […] quand on publie un livre à tout ce que l'on a raté, tout ce que l'on n'a pas mis dedans, à tout ce que l'on avait envie d'y mettre, tout ce que l'on voudrait y rajouter pour être complet car c'est tellement difficile de cerner les choses avec l'écriture et de tout dire avec des mots. Le livre fait, on reste fatalement déçu. » (p. 21)

Entretien deuxième :

Sur son roman Dan Yack : « Pour moi, il compte, il compte avant tout au point de vue de l'écriture. J'ai employé une écriture qui m'a surpris moi-même. J'étais tellement trempé dans l'ambiance inhumaine où je le faisais vivre, l'île Struge, le blizzard, la nature polaire… […] Jusqu'à mes phrases qui se sont mises à se geler, à se craqueler, à fondre, à perdre l'équilibre, à se retourner, à exploser, à partir à la dérive, à se broyer comme les banquises au large. Je crois que tout cela est bien rendu. » (p. 24)


Entretien troisième :

« […] quand l'écriture devient un procédé, la chose ne m'amuse plus. Car non seulement j'ai horreur d'écrire, comme je vous l'ai déjà dit maintes fois, et j'étais obligé d'écrire à cette époque-là, sortant de l'occupation et de cette souillure dont je ne voudrais plus avoir à parler. Donc, je m'étais astreint d'écrire tous les jours, de telle à telle heure et, assurément, avec un peu d'entraînement, on abat tous les jours une besogne considérable. Une fois que la chose devient une formule, une recette, du tout cuit, cela m'embête. Je me suis arrêté. J'ai renoncé à dix volumes […] » (p. 56)

Sur le « roman-roman », un « vrai roman » : « […] j'écrirai un roman-roman et je n'y paraîtrai pas parce qu'on ne voit plus qu'un seul personnage dans mes livres : Cendrars! C'est pas malin. L'OR, c'est Cendrars. MORAVAGINE, c'est Cendrars. DAN YACK, c'est Cendrars. On m'embête avec ce Cendrars-là! Il ne faut tout de même pas croire que le romancier est incarné dans ses personnages. Flaubert n'était pas madame Bovary. […] Le plus gros danger pour un écrivain c'est d'être victime de sa légende, de se prendre à son propre piège. » (p. 58-59)

Entretien quatrième :

 Sur la période d'incubation des oeuvres : « Il y a tout un travail inconscient et de mise au point qui doit se faire. Généralement je démarre sur un titre. Je trouve généralement d'assez bons titres, qu'on m'envie […] Pour moi, quand j'ai mon titre, je me mets à rêvasser. Les choses se tassent. Il se produit une cristallisation consciente et inconsciente autour du titre et je n'écris rien de solide tant que je ne connais pas tout de mes personnages, du jour de leur naissance au jour de leur mort et que je ne puis pas les faire évoluer dans toutes les circonstances possibles et imaginables selon leur caractère et leur situation fictifs ou réels. Cela peut durer des années. Je prends des notes. C'est ainsi que je constitue des dossiers bourrés de notes et d'ébauches. C'est de l'imaginaire et non du document. Le document me gêne. Prenons, par exemple, le général J.-A. Suter, qui était un personnage historique. J'ai écrit L'Or sans fouiller dans les archives américaines et c'est pourquoi j'ai sous-titré mon récit La merveilleuse histoire du général J.-A. Suter. Si j'avais fait un plongeon dans les archives de Washington qui contiennent d'excellents documents qui auraient pu me servir, j'aurais fait un livre moins synthétique, beaucoup plus historique, fourmillant d'anecdotes pittoresques et typiquement de l'époque. » (p. 67-68).

CENDRARS, Blaise, « Lettre dédicatoire à mon premier éditeur », Sous le signe de François Villon, Œuvres autobiographiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », v. 1, 2013.

« […] il y a une vérité profonde de l'homme qu'un romancier atteint du premier coup, d'instinct ou par tempérament, ou parce qu'il écrit dans un état second, comme Balzac, qui déclarait n'avoir pas le temps d'observer ses contemporains ou de se documenter parce qu'il était pris par son oeuvre de créateur et qu'il travaillait dans un état de transe devant son pot de café noir et en robe de chambre ; […] il est bien connu que la vérité historique coupe les ailes au romancier, ou ses ficelles, et détraque tous ses effets. Or, un roman a sa propre architecture et ses matériaux sont le réel et l'irréel, l'invention et le document, l'analyse des sentiments et la synthèse psychologique, les nerfs et le coeur, l'observation et le rêve, le vocabulaire et le verbe, l'action qui libère et la vision qui créer les personnages du roman ; c'est pourquoi un roman est l'expression d'une conception héroïque de l'existence et c'est pourquoi le héros d'un roman est toujours aux antipodes des contingences de la vérité historique […] et c'est pourquoi encore les Vies romancées sont un genre hybride qui offre peu de chance de réussite à un romancier et que les Romans historiques sont neuf fois sur dix soit une platitude (Walter Scott), soit une enflure (Alexandre Dumas). » (p. 16)

CENDRARS, Blaise, « Pro domo. Comment j'ai écrit Moravagine », Moravagine, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », v. 1, 2017, p. 681-699.

« Je ne crois pas qu'il y ait des sujets littéraires ou plutôt il n'y en a qu'un : l'homme.
 Mais quel homme? L'homme qui écrit, pardine, il n'y a pas d'autre sujet possible.
 Qui est-ce? En tout cas ce n'est pas moi, c'est l'Autre.
 ‘Je suis l'Autre', écrit Gérard de Nerval au bas de l'une de ses très rares photographies.
 Mais qui est cet Autre?
 Peu importe. Vous rencontrez un type par hasard et vous ne le revoyez jamais plus. Un beau jour ce monsieur réapparaît dans votre conscience et vous emmerde durant dix ans. Ce n'est pas toujours quelqu'un d'aigu ; il peut être amorphe, voire neutre.
 C'est ce qui m'est arrivé avec le sieur Moravagine. Je voulais me mettre à écrire, il avait pris ma place. Il était là, installé au fond de moi-même comme dans un fauteuil. […] J'ai nourri, élevé un parasite à mes dépens. À la fin, je ne savais plus qui de nous deux plagiait l'autre. Il a voyagé à ma place. Il a fait l'amour à ma place. Mais il n'y a jamais eu de réelle identification car chacun était soi, moi et l'Autre. Tragique tête-à-tête qui fait que l'on ne peut écrire qu'un livre ou plusieurs fois le même livre. C'est pourquoi tous les beaux livres se ressemblent. Ils sont tous autobiographiques. C'est pourquoi il n'y a qu'un seul sujet littéraire : l'homme. C'est pourquoi il n'y a qu'une littérature : celle de cet homme, de cet Autre, l'homme qui écrit. » (p. 688)

CENDRARS, Blaise, « Le roman français », Aujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 47-49.

(Texte de 1929)
« La modernité a tout remis en question.
 Notre époque, avec ses besoins de précision, de vitesse, d'énergie, de fragmentation de temps, de diffusion dans l'espace, bouleverse non seulement l'aspect du paysage contemporain, mais encore, en exigeant de l'individu de la volonté, de la virtuosité, de la technique, elle bouleverse aussi sa sensibilité, son émotion, sa façon d'être, de penser, d'agir, tout son langage, bref, la vie.
 Cette transformation profonde de l'homme d'aujourd'hui ne peut pas s'accomplir sans un ébranlement général de la conscience et un détraquement intime des sens et du coeur : autant de causes, de réactions, de réflexes qui sont le drame, la joie, l'orgueil, le désespoir, la passion de notre génération écorchée et comme à vif…
 Seule la formule du roman permet de développer le caractère actif d'événements et de personnages contemporains qui, en vérité, ne prennent toute leur importance qu'en mouvement.
 Depuis quelque cinq ans, le roman français sert dans le monde à la mise au point du nouvea régime de la personnalité humaine. » (p. 49)

CENDRARS, Blaise, « Paris par Balzac », Aujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 189-202.

« Il faut lire les oeuvres de Balzac pêle-mêle comme il les a écrites au jour le jour et dans la fièvre, sinon leur pathétique risque de nous échapper car ce ne sont livres de documentation, considérations, dissertations, thèses, faits à coups de notes et de carnets (comme chez Zola), mais création continue, en aveugle, la lutte de l'écrivain avec la matière, de l'homme avec son destin, son désir, sa force, sa passion, son impuissance, sa mort, livres qui collent à la peau moite de leur auteur. » (p. 191)

« De cette lecture désordonnée m'est resté le souvenir d'avoir pénétré le plus avant possible dans un monde mystérieusement familier dont je confondrai toujours les mille et un personnages, les aventures, les épisodes et je reste ébloui par ce grouillement d'êtres dans le brouillard, sous la pluie de Paris […], personnages qui ont tous un air de famille […] [dû] à l'usure des mêmes passions qui les agitent, des mêmes tics qui les tiraillent, des mêmes soucis – argent, amour, ambition – qui les fatiguent et sur la déchéance desquels Balzac s'attarde, notant avec satisfaction un million de détails vrais qui lui permettent d'apparenter ces êtres d'une façon inattendue, de les classer en physiologiste, en psychologue, de les observer en médecin, en psychiatre, de dissocier cette société française en économiste, en banquier, de la répartir selon une nouvelle géographie sociale, de faire de chacun des membres de cette grande famille un type isolé, étranger, abstrait, quasi symbolique car tout est faux chez Balzac à force d'être plus vrai que vrai grâce à ce million de détails minutieusement assemblés, dont l'accumulation finit par faire synthèse ». (p. 191-192)

« Balzac n'est pas un précurseur. Il est le créateur du monde moderne. » (p. 192)

CENDRARS, Blaise, « Le roman que je n'écrirai jamais », Aujourd'hui, Paris, Denoël, TADA, XI, 2005, p. 459-463.

« Depuis mes débuts, j'annonce 33 volumes en préparation. […] Je pourrais donner des titres. À quoi bon, j'en oublie et j'en invente tous les jours, de même que tous les jours je mène un roman à bout et en amorce mille autres qui m'obsèdent durant des années et prolifèrent dans tous les sens ou se dégonflent et crèvent sur le coup et se vident de toute substance… N'est-ce pas ce qu'entendait Balzac en qualifiant de congestion de lumière, plutôt que de paresse, d'enflure ou de paralysie ce grouillement de larves et d'avortons qui ne voient jamais le jour et qui peuvent saccager le cerveau de l'écrivain comme le cancer. » (p. 461)

« […] l'inventaire de tous les projets des livres avortés […] ouvrirait des horizons nouveaux sur la chose littéraire en fixant pour chaque auteur ‘ses' thèmes interdits, et, plus particulièrement pour Balzac, les deux trois grands sujets qu'il n'a jamais pu aborder sans que son génie vienne s'y fracasser, s'échouer, se perdre. » (p. 462)

« […] la liste des 33 volumes en préparation que j'annonce depuis plus de quarante ans n'est ni exclusive, ni limitative, ni prohibitive, le nombre 33 étant le chiffre-clef de l'activité et de la vie. […] Loin de reculer d'horreur, quand je me penche sur ce grouillement intérieur, j'y puise des forces pour de nouvelles et toujours nouvelles créations. » (p. 462-463)

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