Photo de Julien GracqJulien Gracq

(1910-2007)

Dossier

Le roman selon Julien Gracq

« Je ne m'occupe que de mes préférences » : Julien Gracq, Géographe du roman

Introduction et présentation générale.

Julien Gracq, né Louis Poirier en 1910 et mort en 2007 à l'âge de 97 ans, aura – c'est le moins qu'on puisse dire – traversé le XXe siècle. Influencé directement par Gaston Bachelard, selon Christophe Pradeau, il a côtoyé André Breton et s'est lié d'amitié avec l'écrivain allemand Ernst Jünger. Traduite dans 26 langues, l'oeuvre de Gracq a été consacrée par la critique et elle est entrée, du vivant de son auteur, dans la très prisée collection de la Pléiade. Mais quand on lui demande de parler de lui, Julien Gracq se présente d'abord comme un lecteur et comme un géographe. Il a en effet étudié la géographie avant de l'enseigner aux lycées de Nantes et de Quimper. En outre, celui qui répond « la flânerie » (Gracq 1981, 56) lorsqu'on l'interroge sur ce qu'il aime dans la vie à part la littérature et la géographie, et qui endosse volontiers la posture du « promeneur solitaire », a entretenu toute sa vie une position d'écart et de retranchement à l'intérieur – ou à l'extérieur – du champ littéraire français : il se tient aussi loin du roman existentialiste que du Nouveau roman et refuse son Goncourt en 1951. Ce refus n'est à ce titre qu'une manifestation d'une attitude plus générale résolument critique à l'égard de la vie littéraire et de la médiatisation des figures d'écrivains, lesquelles se substituent souvent à la qualité des oeuvres. En effet, c'est cette dérive de la littérature française qui se voit dénoncée dans son pamphlet La littérature à l'estomac publié un an plus tôt. Ajoutons que Gracq habite et met en scène dans ses oeuvres la « province », au moment où le monde littéraire entier tourne autour de Paris. Enfin, tout au long de sa carrière, Gracq reste fidèle au même éditeur – somme toute assez périphérique – José Corti.

Mais comme le dénote à juste titre Isabelle Daunais dans une publication antérieure du TSAR (Le roman vu par les romanciers), il ne suffit pas de faire de Julien Gracq une figure de l'isolement. Gracq a sa communauté littéraire même si celle-ci « ne lui est pas exactement contemporaine » (Daunais 2008, 86), c'est-à-dire qu'il la crée, justement à partir de sa généreuse pratique de la critique. En effet, si Julien Gracq débute sa carrière d'écrivain en tant que romancier, notamment Au château d'Argol (1938), Un beau ténébreux (1945), Le Rivage des Syrtes (1951), assez rapidement son oeuvre bascule vers la critique avec André Breton (1948), Préférences (1961), Lettrines (1967) et son essai majeur, En lisant en écrivant (1980). Ses dernières oeuvres quant à elles prennent surtout la forme de carnets, sorte de retour en force de la géographie (qui n'a en même temps jamais quitté son oeuvre) : Lettrines II (1974), Les eaux étroites (1976), La forme d'une ville (1985) et Carnets du grand chemin (1992).

À la lecture, il m'est très vite apparu que je tenais entre mes mains l'une des plus riches et des plus intéressantes pensées sur le roman qu'il m'a été donné de lire ; une pensée écrite par un romancier qui, aux yeux de plusieurs critiques, aurait « abandonné » le roman. Mais qu'importe, puisque comme en témoigne la préséance du « en lisant » sur le « en écrivant », c'est d'abord en tant que lecteur que Julien Gracq intervient sur la scène critique.

Julien Gracq, lecteur.

Quand on lui demande, en interview, de commenter ses lectures de jeunesse et sa découverte de la littérature, là encore Gracq affiche une posture de retrait : « contrairement à la plupart des écrivains, s'[il] en croit leur témoignage » (Gracq 1981, 54), il n'a jamais, lui, lu la Comtesse de Ségur. Il semble presque se plaire à dire qu'enfant il n'avait pas accès aux livres, sauf en ce qui concerne la petite bibliothèque se trouvant au fond de sa classe où il a fait la rencontre de Jules Verne. L'auteur du Tour du monde en 80 jours est non seulement « la passion de lecture de toute son enfance », mais lui aurait apporté bien des choses : bien sûr le goût pour la géographie, car « c'est à travers Jules Vernes que la surface de la terre est venue à [lui] » (Gracq 1986, 111), mais aussi son goût pour l'histoire – ces deux disciplines étant pour lui les deux côtés d'une même médaille – et l'« ébauche » de formes littéraires qui allaient le passionner plus tard (Gracq 1981, 54).

Si Gracq est certainement un grand lecteur, il se montre plus avare lorsqu'il s'agit d'identifier ses influences directes. Outre Jules Vernes, il mentionne souvent, et dans de grandes envolées d'admiration, Richard Wagner qu'il semble considérer davantage comme un dramaturge que comme un compositeur. Nietzsche semble être sa principale – sinon sa seule – référence philosophique. En entretien, il fait fréquemment allusion à Edgard Allan Poe, rencontré au lycée et par qui il a commencé « à soupçonner ce que c'était que la grande prose » (Gracq 1986, 112), mais sans réellement développer. Il ne cache pas son admiration pour Ernst Jünger, et surtout pour son roman Sur les falaises de marbre qui aurait inspiré Le rivage des Syrtes. Si la critique fait parfois de lui un héritier du surréalisme et si on le questionne souvent sur sa filiation avec ce mouvement, nulle part je n'ai vu Julien Gracq s'en réclamer directement. Il évoque plutôt sa rencontre avec Breton, qui demeure pour lui « le contemporain capital » (Gracq 1981, 61), et sa lecture de Nadja et du premier Manifeste à travers laquelle il a découvert le surréalisme.

Mais par-dessous tout, la lecture de prédilection de Julien Gracq demeure celle de l'oeuvre de Stendhal. L'auteur du Rouge et le noir – qui lui a fourni son pseudonyme : Julien sans le « Sorel » – est moins une influence littéraire, que « quelqu'un » avec qui il semble entretenir une véritable histoire d'amour. En effet, la lecture de Stendhal met souvent de l'avant un aspect plus général et essentiel à toute vraie lecture chez Gracq : sa part d'érotisme. La littérature est comparée à une femme, et plus particulièrement à une belle femme, et c'est là la principale raison de s'en « occuper ». Dans La littérature à l'estomac, Gracq oppose en quelque sorte la sécheresse d'une certaine conception de la littérature « qui repose sur ses étagères en petits blocs duveteux de poussière » (Gracq 1950, 23) à l'acte vivant de la lecture : « il y a des volumes qui sont encore tièdes sous les doigts comme une chair recrue d'amour, comme si le sang battait sur la peau fine […] » (Idem.). Paul Valéry, qui peut être considéré comme un des principaux interlocuteurs de Gracq dans ses écrits critiques, voit son dédain du roman retourné contre lui, pour cause de frigidité. C'est que le roman, plus que tout autre genre littéraire, est, pour Julien Gracq, affaire de pulsion, de passion, et, surtout, de plaisir :

Les réflexions de Valéry sur la littérature sont celles d'un écrivain chez qui le plaisir de lecture a atteint son minimum, le souci de la vérification professionnelle à son maximum. Sa frigidité naturelle en la matière fait que, chaque fois qu'il s'en prend au roman, c'est à la manière d'un gymnasiarque qui critiquerait le manque d'économie des mouvements du coït : il se formalise d'un gaspillage d'énergie dont il ne veut pas connaître l'enjeu par rapport à tous les autres genres littéraires – un ébranlement affectif à la fois plus massif et moins défini : de toutes formes que revêt la littérature, le roman, même de qualité, est celle qui touche de plus près à l'art d'assouvissement (Gracq 1980, 104).

Julien Gracq, historien (révisionniste) du roman.

Gracq qui se dit un très mauvais lecteur de ses contemporains revient sans cesse, dans ses propos, aux grands classiques de la littérature française, et bien sûr tout particulièrement à Stendhal. Or celui-ci se trouve incorporé dans une triade qui inclut aussi Flaubert et Balzac. Il consacre plus d'une soixante de pages d'En lisant en écrivant à ce trio par lequel il semble presque penser le XIXe siècle tout entier. Cette omniprésence des références classiques peut sembler étonnante de la part d'un auteur qui n'affectionne pas particulièrement le classicisme et qui déplorait en 1950 (dans La littérature à l'estomac) la fixité de la littérature française qui s'est « conçue elle-même comme un épigone des grands antiques et cela l'a marquée » (Gracq 1950, 29). Mais il faut voir que ce qui est véritablement classique pour Julien Gracq, c'est avant tout la littérature antique – aussi bien grecque que romaine – qui ne l'intéresse pas du tout ; c'est le classicisme du XVIIe siècle qui en a repris les grands mythes et le néo-classicisme de son siècle, surtout associé à Paul Valéry. Mais, soit dit en passant, comme le fait remarquer Didier Alexandre, si Gracq en a tout particulièrement contre le classicisme, il sait apprécier ce qui, à l'intérieur des oeuvres individuelles, déroge à ses normes (Alexandre 2012, 26).

Ainsi, il appert que les trois romanciers ne sont pas réellement des classiques, depuis la perspective gracquienne, mais plutôt, me semble-t-il, – à l'exception peut-être de Flaubert – des compagnons. Des « compagnons », ou du moins des « contemporains », pour un romancier qui choisit de se situer, sur le plan de l'histoire du roman, au XIXe siècle : « Mon siècle, dans le passé, c'est le dix-neuvième, commencé avec Chateaubriand, et prolongé jusqu'à Proust, qui vient l'achever un peu au-delà de ses frontières historiques, tout comme Wagner est lui-même venu achever le romantisme off limits » (Gracq 1980, 267), écrit-il en toute dernière page de son En lisant en écrivant.

Cette idée d'un siècle qui excède le siècle pointe vers l'un des piliers de l'histoire du roman selon Julien Gracq. En effet, comme l'explique Didier Alexandre, non seulement Gracq présente une « extrême méfiance à l'égard des catégories littéraires » (Alexandre 2012, 25), mais réaménage et restructure à sa façon l'histoire du roman, défaisant le découpage traditionnel en siècles – fixe et rigide – au profit de « phrases » et d'« ères », beaucoup plus souples et beaucoup plus mobiles. Gracq peut ainsi déjouer le temps officiel, décrétant par exemple qu'un siècle romanesque sépare Stendhal et Balzac en ce qu'ils présentent « deux images du monde différentes, mais puissamment surdéterminées » même si, dans les faits, « l'écart entre les dates de naissance des deux écrivains […] n'est que de seize ans » (Gracq 1980, 34). Il poursuit, convoquant une image de compagnonnage pour le moins spatiale : « Chacun penché en équilibre instable sur l'extrême bord de deux époques de la littérature, l'une commençante et l'autre finissante, ils semblent presque se donner la main, comme ces derniers étages des maisons en encorbellement, qu'une rue pourtant sépare où roulent les voitures » (idem.).

De la même façon, Gracq peut librement décider de sortir La recherche du temps perdu de la société mondaine et du réalisme psychologique qui l'a vu naître pour la rapporter, en fonction de son « substrat de féerie économique », à des « millénaires au-delà de Balzac » en lui faisant « enjamb[er] Cesar Birrotteau ou les Illusions perdues » pour la rapporter à « Ali-Baba, la lampe merveilleuse ou Sindbad le Marin» (Ibid., 97). Gracq pose des débuts et des fins à ses phases de l'histoire du roman et à ce titre, l'oeuvre de Proust peut aisément être considérée comme « terminus » (Ibid., 88), car la courbe de la littérature, depuis La Recherche, ne serait plus dans sa pente « ascendante », mais dans sa pente « descendante » (Alexandre 2012, 21).

Or celui-là même qui souhaite « laisser de côté la “science de la littérature” » (Gracq 1986, 145) au profit d'une histoire souple, reconfigurée et reposant de manière décomplexée sur son impressionnisme de lecteur, parle constamment de la littérature et du roman en utilisant des termes et des modèles scientifiques, principalement géographiques, physiques et biologiques. Il entrevoit, par exemple, ses premiers romans comme des « sédiment[s] daté[s] » (Gracq 1986, 163) ; il pense sa relation aux oeuvres en termes d'attraction des noyaux radioactifs, de puissance nucléaire et de « champs magnétiques [qui] s'affaiblissent ou se rechargent » (Gracq 1986, 163) ; il s'inquiète de l'« équilibre écologique du milieu proustien » où il n'y a « plus que des poissons tirés sur la grève » (Gracq 1980, 100). Et ce ne sont là que de tous petits exemples.

Il est possible de considérer tous ces imports scientifiques comme de simples images, comme des métaphores filées visant à illustrer les rouages du romanesque. Peut-être cela est-il vrai de l'usage des modèles physiques et biologiques. Mais à mes yeux le modèle géographique – indissociable de la personne biographique – s'impose tel un véritable leitmotiv permettant d'entrer au coeur de la conception que se fait Julien Gracq de la littérature et du roman. Pour cette raison, je fais dès maintenant le pari de m'intéresser, dans la suite de ce travail, aux ressorts de la géographie dans la pensée gracquienne du genre romanesque.

Devant la masse considérable d'écrits critiques de Julien Gracq, j'ai délibérément choisi de recentrer mon propos autour d'En lisant en écrivant (1980) et de ses Entretiens (2002), soit la publication, en recueil, d'une suite d'entretiens réalisés entre 1970 et 2000. J'ai choisi ces textes d'abord parce qu'En lisant en écrivant – « sans virgule » (Gracq 1986, 144) insiste l'auteur – exemplifie à mes yeux la position du romancier-critique qui nous intéresse tout particulièrement au TSAR, lecture et écriture s'y trouvant solidaires et entrelacées. En outre, on y rencontre une écriture discontinue, composée de « notes prises au jour le jour » (Gracq 1981, 77), et surtout une écriture fragmentaire traduisant bien la conception ouvertement fragmentée et partiale de l'art romanesque chez Julien Gracq : « Ce livre est fait de réflexions, de rêveries, c'est plutôt une réflexion sur la littérature en général – tout à fait capricieux et fragmentaire » (Gracq 1981, 61). Quant aux Entretiens, ils sont intéressants non seulement parce que l'auteur y éclaircit sa démarche et aborde – en fonction des questions qui lui sont posées – une foule de sujets (statut des personnages, place de la géographie, méthodes de travail, etc.), mais aussi dans la mesure où, malgré ses positions critiques à l'égard de la scène littéraire médiatique, Gracq se prête volontiers au jeu de l'entretien…tout en demeurant bien sûr conscient qu'il s'agit d'« un pas en direction du vice » (Gracq 1986, 167).

Cartographier le domaine du roman.

Dans la géographie de l'Hexagone comme en littérature française, Gracq a ses préférences. Le géographe avoue avoir une « antipathie pour les pays de formation détritiques » (Gracq 1978, 30) et une inclinaison toute particulière pour cet ancien pays qu'est la région du massif ancien, tout simplement parce qu'il est « né là, sur le schiste précambrien! » (idem.). Cette même fascination pour les massifs trouve écho dans la pensée historique de Gracq sur le romanesque. Non seulement le romancier-essayiste pense l'histoire de la littérature – et surtout celle du roman – en des termes géographiques, mais prend place dans cette histoire une véritable carte topographique du XIXe siècle : il décrit un « massif romanesque » qui a « trois sommets neigeux : Balzac – Stendhal – Flaubert » et d'où on peut apercevoir, un peu « inférieur en altitude, le pic Zola […]» (Gracq 1980, 218). En outre, Gracq pense, depuis la perspective géographique, ce qui est par définition temporel dans l'histoire de la littérature, soit la nouveauté. Par exemple, la suite de révolutions qui marque la poésie de la seconde moitié du XIXe siècle devient une « série de secousses sismiques » (Gracq 1986, 137). Enfin, dernier cas de figure, un glissement entre « courants littéraires » et écoulement de l'eau semble même presque aller de soi puisque quand on demande au romancier de commenter le prolongement du surréalisme et la mort du Nouveau roman, il répond que :

les grands mouvements, ceux qui comptent, ne sont pas les mouvements formalistes, ou trop intellectualistes, trop logiquement articulés, dont on discerne clairement les motivations, le commencement et la fin ; ce sont ceux qui se perdent, comme l'eau d'un oued dans les sables, qui disparaît à vue, mais continue à irriguer souterrainement (Gracq 1986, 132).

Mais comme le mentionne à juste titre Isabelle Daunais, il serait réducteur de croire qu'en important son lot de termes techniques, Gracq projette simplement « sur son art de romancier son âme de géographe » (Daunais 2008, 85). J'abonde dans ce sens, croyant que nous avons plutôt intérêt à mettre à profit ces imports géographiques pour voir ce qu'ils nous disent de sa conception du roman. D'abord, il faut constater que c'est non seulement l'histoire de la littérature qui se voit spatialisée, mais aussi, et surtout, ses préférences intimes. En effet, dès qu'il ouvre Le Rouge et le Noir ou La Chartreuse de Parme, il entre non seulement dans un récit, mais dans une véritable contrée. Il entre tout naturellement « en Stendhalie » (Gracq 1980, 31), comme s'il rejoignait une « maison de vacances » :

le souci tombe des épaules, la nécessité se met en congé, le poids du monde s'allège ; tout est différent : la saveur de l'air, les lignes du paysage, l'appétit, la légèreté de vivre, le salut même, l'abord des gens. Chacun le sait (et peut-être le répète-t-on un peu complaisamment, car c'est tout de même beaucoup dire) tout grand romancier crée un “monde” – Stendhal, lui, fait à la fois plus et moins : il fonde à l'écart pour ses vrais lecteurs une seconde patrie habitable, un ermitage suspendu hors du temps, non vraiment situé, non vraiment daté, un refuge fait pour les dimanches de la vie, où l'air est plus sec, plus tonifiant, où la vie coule plus désinvolte et plus fraîche – un Éden des passions en liberté, irrigué par le bonheur de vivre, où rien en définitive ne peut se passer très mal […]» (idem.).

Aux côtés de ce Stendhal – et de cette « Stendhalie » merveilleuse à laquelle n'ont accès que les « vrais lecteurs » – il y a, nous l'avons vu, deux autres massifs romanesques dans le paysage du XIXe siècle : Flaubert et Balzac. Il le répète souvent : il n'affectionne pas tout particulièrement le premier — même s'il lui reconnaît une certaine part de génie — notamment en raison du fait que « l'équilibre interne » du roman, soit la structure de la composition romanesque, y est autosuffisant, fermé et retourné sur lui-même. Or, fait intéressant, cette fermeture se voit exprimée en termes spatiaux : Flaubert « aménage » en effet cet équilibre « à l'intérieur d'un espace préalablement clos et non extensible » (Gracq 1980, 68), ce qui contraste avec l'ouverture de la composition balzacienne qui se déploie sur tout un territoire : « il y a toujours à l'horizon de sa plume la réserve d'un continent vierge, d'un Far West romanesque inépuisable où les dysharmonies, les ruptures d'équilibre qui s'ébauchent dans un texte mené à la diable ne sont que des stimulants pour une fuite en avant conquérante » (idem.).

Il faut voir que la pensée de Gracq sur le romanesque fonctionne très souvent par comparaisons et oppositions. Ainsi, lorsqu'il est apposé aux côtés de ce Flaubert des espaces clos et de la composition close, Balzac devient soudainement doublement intéressant ; c'est à la fois un romancier de l'espace déployé et un romancier pour qui l'écriture est une véritable aventure, un Far West. Mais sa relation à Balzac est en réalité plus complexe. Il semble y avoir un Balzac aimé par Gracq et un autre qui l'intéresse beaucoup moins. Plus particulièrement, comme l'indique Christophe Pradeau au regard de l'entrée « Béatrix en Bretagne » des Préférences, Gracq « s'affiche solidaire » de l'entreprise critique de décentrement de l'oeuvre balzacienne qui sort le romancier de son côté « panoramiste, documentaire et platement réaliste » (Pradeau 2012, 70) et qui n'aurait d'yeux que pour le grouillement de la vie sociale dans la métropole française. Gracq aime le Balzac qui s'aventure hors de la « faune parisienne » et des murs de la ville ; il aime le Balzac du Lys dans la vallée, du Jésus-Christ en Flandre, du Séraphîta (idem.).

La volonté d'aérer le roman.

À mon sens, il est impossible de ne pas lire cette préférence à la lumière du fait que Julien Gracq considère que le roman est – ou du moins devrait être – « le genre littéraire le plus battu qui soit de toutes les intempéries » (Gracq 1980, 24), c'est-à-dire, pour le dire un peu grossièrement, un genre du « dehors ». Difficile, également, de ne pas rappeler ici le cadre géographique de ses romans : ceux-ci prennent place à l'extérieur des grandes villes et sont, selon les mots de Gracq, « en général non urbains – sans être pour autant, du moins [il] l'espère, agricoles ou régionalistes » (Gracq 1986, 173). Par ailleurs, le romancier se défend aussi d'avoir un penchant pour le roman bucolique à la manière de George Sand.

Gracq explique – dans la même phrase – qu'il habite la ville « les deux-tiers du temps », qu'il a très souvent l'envie de la quitter et qu'il ressent le besoin que ses personnages aient « beaucoup d'air autour d'eux » (Gracq 1978, 34). Il se dit frappé, surpris, par « le peu de place que tient dans le roman français le monde extérieur, surtout celui qui n'est pas fait de main d'homme » (Gracq 1981, 75). Il poursuit – et ici on sent très bien l'équivocité de la relation qu'il entretient avec l'auteur de la Comédie humaine – : « Le monde de Balzac est un monde de maisons, de tanières. Quand la campagne trouve place dans notre littérature, c'est généralement avec une arrière-pensée de prédication du retour à la terre […] » (idem.). Cette absence du dehors – du dehors de la ville, mais aussi du dehors tout court – semble être une des raisons majeures qui éloignent Gracq du roman qui lui est contemporain. En effet, il critique la socialisation envahissante qui marque le roman français (et surtout le roman existentialiste), faisant de la scène de café, la scène de fiction par excellence (Gracq 1986, 157).

Cette attention à une sortie des espaces urbains semble d'une part s'enraciner dans une pensée historique quasi écologique, dans la mesure où on peut y déceler une préoccupation pour la densité des peuplements humains :

les choses ont beaucoup changé depuis les temps classiques où la terre, peu peuplée, restait un vaste espace non maîtrisé, ensauvagé et hostile, et où on éprouvait – contre lui – le besoin instinctif de se grouper, de “faire société”. Même encore dans les Mémoires d'un touriste, de Stendhal, les points vifs, les points d'attraction semés de loin en loin à travers le vide des campagnes, ce sont les villes attirantes de loin, prometteuses de vie et d'accueil comme des lumières au milieu de la nuit. Aujourd'hui, la fuite éperdue devant l'aggloméré humain embouteille – humoristiquement d'ailleurs, puisque c'est la fuite de Charybe en Scylla – toutes les routes des week-ends et des vacances d'été. Il n'est pas impossible, après tout, que la littérature ait un jour à en tenir compte » (Gracq 1986, 158).

D'autre part, il faut surtout y voir un projet d'écriture qui lui permet « de rester fidèle à l'attraction très puissante que [s]a discipline d'origine, la géographie a toujours exercé sur [lui] » (Gracq 1986, 157). Ce projet, il le décline ainsi : « je souhaite au moins qu'on puisse se faire à travers [m]es livres une idée moins brutale, moins appauvrissante de la solution de continuité censée exister entre l'homme et le milieu qui le porte » (Gracq 1986, 156).

Or parmi tous ces espaces non urbains, Gracq dit faire le choix spécifique, pour l'action de ses romans, des « lisières » – espaces flous ou indéterminés, espaces de transition ou espaces isolés – qui non seulement le fascinent, mais qui donnent lieu à des situations narratives – dramatiques et psychologiques – spécifiques, des situations « sous tension », en dehors du monde commun :

Confins, lisières, frontières, effectivement, sont des lieux qui m'attirent en imagination : ce sont des lieux sous tension, et peut-être cette tension est-elle – matérialisée, localisée – l'équivalent de ce qu'est la tension latente entre ses personnages pour un romancier psychologue initial. Il arrive le plus souvent que les personnages, dans mes romans, soient eux-mêmes mis, par rapport à la société, dans une situation de “lisière”, par une guerre, par des vacances, par une mise en disponibilité quelconque. De sorte que cette mise sous tension du lieu de l'action mobilise plus décisivement des personnages qui sont eux-mêmes momentanément désancrés : c'est du moins l'idée que je m'en fais. Le magnétisme ne meut qu'une aiguille dont le pivot est aussi immatériel, aussi lâche que possible ; à l'origine on la plaçait sur un fétu de paille flottant sur de l'eau » (Gracq 1986, 171).

Il s'agit donc d'isoler les personnages à la lisière du monde, de les faire entrer, en quelque sorte, dans une temporalité flottante, dans un champ magnétique qui est celui des forces narratives intrinsèques au romanesque. Or, cette question des lisières qui, notons-le, nous transporte en plein coeur des modalités de l'art du roman chez Julien Gracq – et qui renvoie en même temps à ses préférences géographiques –, nous replonge, du même coup, dans son histoire révisée de la littérature. Ce sont ces mêmes zones de la frontière qui l'interpellent et ce, tout particulièrement, semble-t-il, parce qu'elles sollicitent le travail de l'historien-géographe « révisionniste » constamment à la recherche d'indices et de filons :

Ce qui m'intéresse surtout dans l'histoire de la littérature, ce sont les clivages, les filons, les lignes de fracture qui la traversent, en diagonale ou en zigzag, au mépris des écoles, des “influences” et des filiations officielles : chaînes souvent rompues de talents littéraires singuliers qui se succèdent ou qui apparaissent discontinûment » (Gracq 1980, 250).
 

Le romancier promeneur : l'art de la perception (géographique).

Or en matière de géographie, Julien Gracq dit avoir, depuis sa tendre enfance, une attention particulière envers « l'apparition d'indices » indiquant, par exemple, un changement de relief ou encore un changement de végétation entre deux zones (Gracq 1978, 25). Avec la poursuite de ses études en géographie, avec l'acquisition d'un certain « bagage technique », ce qui aurait pu devenir « dépoétisant », ne l'est en fait jamais devenu (Gracq 1978, 27). D'abord il rapporte à sa formation géographique le fait de ne jamais oublier un paysage traversé, celle-ci supportant un certain art de la mémoire qui lui « permet de le saisir par la structure et donc de reconstituer les éléments que l'on aurait pu oublier » (Gracq 1978, 29). Ensuite, cette quête d'indices n'empêche jamais une saisie globale du paysage ; Gracq insiste à quelques reprises dans les Entretiens sur l'époque à laquelle il a reçu sa formation géographique. En effet, il se dit « content » d'avoir étudié la géographie à un moment où la discipline était nouvelle, où il s'agissait d'une « science vivante qui essayait de tout souder de ses données en une vision globale » (Gracq 1978, 43). Or, cette attitude géographique d'un autre âge qui consiste à « tout saisir ensemble » (Ibid., 16) s'arrime avec un autre principe qui m'a paru se trouver au coeur de l'art du roman chez Julien Gracq : celui de la perception globale.

En effet, Gracq, qui se décrit comme quelqu'un ayant « une disposition plutôt contemplative qu'active » (Gracq 1981, 79) et qui dit avoir « une imagination très pauvre pour les histoires, les intrigues bien agencées » (Gracq 1970, 11), aurait souvent besoin d'un « déclic » pour entreprendre l'écriture d'un texte, déclic qui, on aurait pu s'en douter, survient souvent à la rencontre d'un paysage ou au cours d'une promenade :

Je ne suis pas […] très bon observateur ; je me promène, je regarde beaucoup, mais je ne connais pas les noms des plantes des oiseaux. Un lieu, une personne, un paysage, une promenade, j'en garde plutôt une impression synthétique très unifiée : rien qu'un espace, un éclairage, une espèce de note musicale très précise : c'est cela que j'essaie de retrouver ou de rendre quand j'écris (Gracq 1970, 12).

La question de la perception, et plus particulièrement d'une perception géographique globale, entre au coeur de l'art romanesque de Gracq dans la mesure où cette « persistance » des images dans la mémoire, cette « singulière chimie rétinienne » (Gracq 1980, 115), le romancier doit aussi la faire naître chez le lecteur. C'est pourquoi le romancier ne peut pas ne pas être sensible à la manière dont naissent ces images chez le lecteur, c'est-à-dire non pas par l'immédiateté comme en peinture, mais par la description : « à chaque instant en effet, la lecture projette dans l'avenir du lecteur une phosphorescence à demi éclairante, qui dépend moins encore des images immédiates que le texte fait surgir que de certaines valeurs proprement romanesques […], et qui toutes ont partie liée avec la temporalité » (Gracq 1980, 115). Ainsi, alors que la peinture relève de l'attention à un univers clos, la description, elle – et ici Gracq semble référer aussi bien aux descriptions qui marquent ses oeuvres de type « carnet » qu'à celles de ses romans –, est présentée comme une promenade, comme un « monde qui ouvre ses chemins, qui devient chemin, où déjà quelqu'un marche ou va marcher » (ibid., 19).

Mais pour faire naître ces images, déjà faut-il être en mesure de les percevoir. Gracq associe cet art de la perception à son éducation visuelle, au sens propre, c'est-à-dire à l'éducation qu'a reçue son oeil. De la même façon que « l'oeil d'un peintre s'éduque plus facilement dans un pays comme l'Île-de-France, pays de grisailles où les nuances sont fondues » (et où il doit par conséquent apprendre à appréhender des différences subtiles) que l'oeil d'un autre peintre qui, lui, vit sous les couleurs flamboyantes des tropiques, Gracq « attribue une certaine importance » au fait d'être né là où il est né, soit dans un « pays de relief très modéré » (Gracq 1978, 24-25), c'est-à-dire un pays où les contrastes visuels sont légers. Cette lacune dans l'éducation de l'oeil se présente, par ailleurs, comme un – sinon le seul – point faible de l'écriture de Stendhal, celui-ci étant « né dans un des plus beaux paysages de France : Grenoble et Graisivaudan avec ses deux bordures qui sont tellement contrastées » (Gracq 1978, 26). Stendhal aurait vu « une chose trop belle trop tôt. Et, au fond, il parle de paysages “sublimes”, mais il ne va pas plus loin » (idem.).

Cette même question de l'acuité visuelle lui permet de classer, un peu schématiquement d'ailleurs, les écrivains en deux catégories : il y aurait d'un côté les écrivains myopes (ex. Breton et Colette) qui s'intéressent en détail aux petits objets ; d'un autre, les écrivains presbytes (ex. Chateaubriand et Claudel) qui envisagent le monde dans un panorama un peu flou. C'est dans cette seconde catégorie que Gracq se situe. Mentionnons aussi que ces considérations sur l'art de percevoir – et donc sur l'art de voir – trouvent écho jusque dans la pensée historique de Julien Gracq sur le romanesque, alors qu'il propose que le principe d'« accroissement du pouvoir séparateur de l'oeil interne » qui va de « Mme de La Fayette à Stendhal et de Stendhal à Proust » soit « l'indice le plus clair du progrès du “roman psychologique” » (Gracq 1980, 33).

Brouiller le référence géographique : les paysages « sont le roman » .

Mais il faut voir qu'à travers la mise en avant-plan de cet art de la perception, il n'est jamais question pour Gracq – du moins dans l'écriture romanesque – de restituer un lieu, un paysage ou un panorama tel qu'il existe véritablement. En effet, alors qu'il consent que les paysages des Lettrines et de ses autres carnets sont des « paysages réels, non recomposés » (Gracq 1978, 38), il les distingue de ceux de ses romans. En effet, il se soumet à l'idée directrice que « dans une fiction, tout doit être fictif » (idem.) :

les noms de lieux, mêmes ne doivent pas se présenter d'une manière reconnaissable. […] il n'y a pas de noms de lieux exacts dans mes romans. […] Apporter à la fiction des éléments de réalité non transformés doit se faire le moins possible. Tous ces paysages des romans sont des paysages synthétiques. Évidemment, ils se souviennent des paysages réels, mais ils sont recomposés, souvent fondus l'un dans l'autre (Gracq 1978, 38-39).

Qu'entend exactement Julien Gracq avec cette notion de « paysages synthétiques » ? Il s'agit de paysages qui entretiennent un lien fort avec les paysages perçus, mais qui s'en distinguent néanmoins en ce qu'ils sont précisément le produit déformé d'une fusion de ces derniers, dans un travail de brouillage du référent qui relève à la fois de la mémoire et de l'imagination. En effet, alors que la critique a tendance à associer les paysages de ses romans au « rêve » (en référence notamment au surréalisme), Gracq précise qu'ils sont plutôt issus de la rêverie, soit « un jeu plus libre laissé à l'association d'images entre elles » (Gracq 1981, 71).

Pour un romancier qui est passionné d'histoire et de géographie mais qui n'aime pas le roman historique, dans Le Rivage des Syrtes cette façon de procéder lui aurait permis de créer une « espèce d'esprit-de-l'histoire, détaché de toute localisation et de toute chronologie précise » (Gracq 1981, 56). De même, à son intervieweur qui lui fait remarquer qu'à Argol il n'y a pas de château, il soutient que cette « présence-absence » est justement, et précisément, « caractéristique de la fiction » (ibid., 83). En effet, plus qu'une simple disposition du promeneur à la rêverie, l'art du « paysage synthétique » s'avère profondément lié à l'art du roman, car si le romancier crée des personnages, il est aussi – et sur le même plan – créateur de paysages : 

il y a un point de vue que je n'accepte pas du tout, c'est que le paysage sert de décor à un livre. Dire quel est celui qui joue le rôle passif, le décor, et celui qui joue le rôle actif, n'a pas de sens pour moi. Tout cela va ensemble. Je dis souvent, et j'ai même dû l'écrire, que dans un roman ce peut être le propos d'un personnage qui fait lever le soleil, ou inversement, c'est un changement de temps qui, tout à coup, change la conduite des personnages. Tout cela est totalement soudé et il est impossible, comme dans la vie réelle, de les séparer l'un de l'autre. Ils appartiennent au roman, ils sont le roman » (Gracq 1978, 39-40).

Ainsi, chez Gracq, il n'y a pas des personnages devant un décor ; il y a des personnages incorporés – au sens fort – à des paysages et, inversement, il y a des paysages dans ces mêmes personnages. Et si l'art des « paysages synthétiques » relève de la configuration de l'intrigue du récit – nous avons vu plus haut que les endroits « lisières » donnent lieu à des situations narratives pleines de tension, dégagées des préoccupations ordinaires –, il doit aussi à une certaine part de sonorité, voire de musicalité :

les noms propres, dans un roman que j'écris, ont pour moi beaucoup d'importance. Mais leur tri est de nature purement vocale. Pas de signification symbolique – du moins pour moi, car le lecteur en trouve parfois une. Mais beaucoup de souci de cohérence entre les sonorités. Je me souviens qu'en cherchant des noms géographiques pour le Farghestan, dans Rivage des Syrtes, je pensais aux guerres de Jugurtha, dans Salluste. Il fallait que ces noms fassent famille entre eux » (Gracq 1981, 48).

Ainsi, si tout nom propre géographique doit dans la fiction « être accepté organiquement par la phrase », comme c'est le cas dans un poème, si « c'est tantôt le son, tantôt le sens qui joue le rôle directeur » (Gracq 1981, 48), on se retrouve devant une pensée du genre romanesque qui refuse en même temps une distinction claire entre roman et poésie. En ce sens, la géographie romanesque gracquienne est d'abord une poétique. Mais si l'issue même du récit romanesque peut être soumise à une préférence géographique sonore, à la familiarité de deux syntagmes ou encore à la rythmique d'une phrase, on aboutit donc à une vision « aventurière » du roman qui n'a pas seulement à voir avec le récit d'une aventure prenant place à l'extérieur des zones urbaines, dans des espaces flous et incertains, non repérables sur une carte. On aboutit aussi à une vision du romanesque qui se veut « aventure d'une écriture » – selon cette formulation déjà trop usée, mais toujours aussi vraie et efficace –, où le romancier, entre contingence et nécessité, entre l'appel des préférences et la logique du récit, doit se munir d'une boussole et d'un compas pour tenter de garder le cap. C'est ce dont témoigne ce très beau passage tiré d'En lisant en écrivant sur lequel je souhaite terminer mon texte :

Les vents et les courants, c'est-à-dire les hasards que fait courir le langage, décident souvent de l'itinéraire ; mais nul ne s'est fait jamais lancé au travers d'une mer inconnue sans qu'un fantôme impérieux, impossible à congédier, lui ait fait signe sur l'autre rive. La difficulté particulière à la fiction est celle d'un compromis hasardeux, aux données sans cesse changeantes, à réaliser à chaque page entre un contenant sans projet, qui est la production spontanée de l'écriture, et un projet sans contenant qui est l'appel insistant de ce timbre pressenti et sans support matériel encore, auquel il s'agit de trouver et de fournir un instrument, qui sera le livre. Il faut tenir solidement les deux bouts de la corde raide sur laquelle le roman avance en équilibre instable. Si tout est commandé par un projet trop précis, trop articulé, toute l'oeuvre se sclérose et glisse à la fabrication ; si tout est laissé à l'éventuel de la “textualité” pure, tout se dissout en un partage sans résonance et sans harmoniques. Le récit est refus du hasard pur, la poésie négation de tout vouloir écrire défini et prémédité. Il faut accepter de se mouvoir dans ce clair-obscur trompeur, savoir passer sans cesse des chemins à suivre aux chemins à frayer. Ce qui ne peut se faire sans un sens impérieux de l'orientation – au travers de toutes les conjonctures de rencontre – qui est un des dons romanesques majeurs. Au travers des paysages, d'avance inimaginables, que sa seule mise en route fait affluer vers lui, le romancier n'a jamais le droit de perdre le Nord ordonnateur qui lui est spécifique (Gracq 1980, 125).

Bibliographie – sources consultées :

  • GRACQ, Julien. En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980.
  • –, « Entretien avec Jean-Louis de Rambures » (1970), dans Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 7-12.
  • –, « Entretien avec Jean-Louis Tissier » (1978), dans Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 13-45.
  • –, « Entretien avec Jean Roudaut » (1981), dans Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 47-84.
  • –, « Entretien avec Jean-Carrière » (1986) dans Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 109-193.
  •  –, La littérature à l'estomac, Paris, José Corti, 1950.
  • –, Lettrines, Paris, José Corti, 1967.

Corpus critique :

  • ALEXANDRE, Didier. « L'histoire du roman selon Julien Gracq », dans Michel Murat (dir.) Gracq dans son siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature des XXe et XXIe siècles », p. 22-37.
  • DAUNAIS, Isabelle. « Julien Gracq : le roman d'aventure », p. 83-102, dans Isabelle Daunais (dir.) Le roman vu par les romanciers, Québec, Nota bene, 2008.
  • GROSSMAN, Simone. Julien Gracq et le surréalisme, Paris, José Corti, 1980.
  • MACÉ, Marielle. « Un style perceptif », dans Michel Murat (dir.) Gracq dans son siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature des XXe et XXIe siècles », p. 39-53.
  • PRADEAU, Christophe. « Julien Gracq dans l'histoire de la critique », dans Michel Murat (dir.) Gracq dans son siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature des XXe et XXIe siècles », p. 55-72.

Bibliographie

Ouvrages cités

Vous trouverez ici des citations tirés d'En lisant en écrivant et des entretiens donnés par Julien Gracq au sujet de l'écriture, de la création romanesque, des personnages, des liens entre roman et poésie, de ses influences musicales, etc. De nombreuses autres citations concernant le roman et son rapport à la géographie sont intégrées à même le dossier. N'hésitez pas à le consulter!

GRACQ, Julien. En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980.

Entretiens :

« Entretien avec Jean-Louis de Rambures » (1970), dans Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 7-12.

« Entretiens avec Jean Roudaut. L'écrivain au travail » (1981), dans Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 47-84.

GRACQ, Julien. « Entretien avec Jean-Carrière » (1986) dans Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 109-193.

Citations

GRACQ, Julien. En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980.

Sur l'histoire du roman :
 « Ce qu'il y a peut-être de plus vrai dans la psychologie stendhalienne, si fameuse, et souvent si artificielles dans sa volonté de brio et de bien-joué, ce sont les montées, les chutes de tension brutales et parfois instantanées qui affectent les sentiments de ses personnages, dont le voltage ne cesse de changer. Rien de pareil nulle part chez Balzac. Il y a là une amorce, timide encore, de discontinuité dans le moi qui annonce et rejoint le vingtième siècle de Proust, en enjambant d'un coup Flaubert et Zola » (p. 63).

Imaginaire organique :
 « Quand Malraux écrit que le génie du romancier “est dans la part du roman qui ne peut être ramenée au récit”, tout amateur de littérature l'approuve sans même réfléchir. La difficulté commence quand on essaie d'isoler réellement cette part : travail prometteur non point d'une claire chirurgie intellectuelle, mais plutôt de ce gâchis sanguinolent et confus qu'on voit sur l'état des boucheries, parce que le passage de l'os à la chair, comme celui de l'“histoire” au texte écrit, se fait par un réseau, d'une ténacité inextricable, d'adhérence, de vaisseaux, de ligaments et d'aponévroses » (p. 129).

« Tout roman traîne ainsi avec lui (le mot ici n'a rien de péjoratif) sa logique propre, plus ou moins volumineuse, plus ou moins camouflée, plus ou moins contraignante, jamais absente tout à fait, depuis la colonne volante du monotype psychologique à la manière de La Princesse de Clèves, ou d'Adolphe, qui s'avance sans soutien ni bagages, jusqu'aux phalanges pesantes, toutes réglées dans leur marche par le charroi de leurs impedimenta, des romans sociaux de Zola » (p. 105).

« Idées et roman : un tel alliage, la littérature allemande semble avoir plus de peine qu'une autre à l'opérer. Les réflexions théoriques de Thomas Mann, dans Tonio Kröger comme dans La Montagne Magique déchirent le tissu romanesque et s'épanchent sous forme de hernies disgracieuses – la composition formaliste et démonstrative des Affinités électives évoque davantage celle de la critique de la raison pure que celle de La Chartreuse de Parme. L'Angleterre proscrit très généralement un pareil alliage ; chez Dostoïevski se laisse pressentir une réunification révolutionnaire d'un autre ordre : c'est l'appareil tout entier de la fiction romanesque qui bascule chez lui du côté de la seule aventure des idées déchaînées dans une cervelle. La fusion de la pensée réfléchie et de la pression imaginative romanesque, aussi impossible sans doute en dernière analyse que celle de l'huile et de l'eau, c'est dans le seul roman français qu'elle étale toute la variété, toute la subtilité de ses problèmes et de ses solutions. Et, de ces solutions, plus que chez Balzac et chez Flaubert, c'est chez Stendhal et chez Proust qu'on trouverait les plus originales » (p. 199).

Sur la composition romanesque :
« Tout ce qu'on introduit dans un roman devient signe : impossible d'y faire pénétrer un élément qui peu ou prou ne le change pas, pas plus que dans une équation un chiffre, un signe algébrique ou un exposant superflu » (p. 109).

« Le roman ne vit que par le genre de la liberté que lui donne le langage, utilisé selon ses vrais pouvoirs, mais il n'est tiré du néant que par la contrainte qu'impose de bout en bout au romancier une image exigeante, une obsession non entièrement littéraire dans sa nature. “Adorable fantôme qui m'a séduit, lève ton voile !” supplie le faiseur de romans – mais la muette apparition lui met en main un porte-plume » (p. 127).

« Ici apparaît la faiblesse de l'attaque de Valéry contre le roman : la vérité est que le romancier ne peut pas dire “La marquise sortit à cinq heures” : une telle phrase, à ce stade de la lecture, n'est même pas perçue : il dépose uniquement, dans une nuit non encore éclairée, un accessoire de scène destiné à devenir significatif plus tard, quand le rideau sera vraiment levé » (p. 110).

« [...] hommes et choses, toute distinction de substance abolie, sont devenus les uns et les autres à égalité matière romanesque – à la fois agis et agissants, actifs et passifs, et traversés en une chaîne ininterrompue par les pulsions, les tractions, les torsions de cette mécanique singulière qui anime les romans, qui amalgame sans gêne dans ses combinaisons cinétiques la matière vivante et pensante à la matière inerte, et qui transforme indifféremment sujets et objets – au scandale compréhensible de tout esprit philosophique – en simples matériaux conducteurs d'un fluide ».

Le roman et la poésie / la physique et la mécanique romanesque :
« Le mécanisme romanesque est aussi précis et subtil que le mécanisme d'un poème, seulement, à cause des dimensions de l'ouvrage, il décourage le travail critique exhaustif que l'analyse d'un sonnet parfois ne rebute pas. [...] Mais si le roman en vaut la peine, c'est ligne à ligne que son aventure s'est courue, ligne à ligne qu'elle doit être discutée, si on la discute » (p. 110).

v « Mais le genre romanesque connaît la dispense de grâces que la poésie ne connaît pas, grâces qui permettent qu'une grande réussite ponctuelle se répercute quelques fois sur de longs passages plus ingrats et les transfigure à sa lumière. Quelques noyaux radioactifs semés en bonne place peuvent y suffire à dissoudre par rayonnement la totalité des zones d'inertie intercalaires. Dès que la poésie cesse d'être présente, vers après vers, dans un poème, elle cesse aussi de l'habiter, aussi brutalement que le courant d'un fil électrique, rendant impossible au lecteur de ne pas buter aussitôt sur toute cheville. Mais la vie du roman, elle, tout comme les impressions lumineuses persistent sur la rétine, tient à une survie efficace des images fortes au-delà du bonheur verbal qui leur a donné naissance ; la vitesse acquise, dans l'esprit d'un lecteur de romans, compte pour presque tout ; il arrive que la nécessité des temps morts s'y accompagne du pur plaisir que ressent le cycliste quand il prolonge sa lancée sur le plat en roue libre » (p. 171-172).

« Presque dès que j'ai commencé à écrire, j'ai été sensible à cette particularité qu'a le roman, parmi tous les genres qu'on pratique encore, d'être un insatiable consommateur d'énergie. Il y a dans le livre de Clausewitz un chapitre – remarquable entre tous – qui s'intitule La friction dans la guerre. Dans le roman, structure lâche, aux rouages très approximativement ajustés, le frottement destructeur, la déperdition d'énergie guettent à chaque page. Contrairement à ce qui se passe pour un poème, si la langue guide et infléchit l'aventure romanesque en cours de réalisation, il reste qu'elle n'est jamais son origine. Il y faut un certain état de manque, une insatisfaction urgente et radicale. Une impression, ou un complexe d'impression, dont tout reste à faire pour leur donner corps, et qui pourtant vous obsède à la façon d'un souvenir réel – quelque chose d'aussi précis qu'un nom oublié à retrouver, mais qui n'aurait jamais existé, et qui sera le livre – est sans doute le combustible qui alimente le moteur romanesque » (p. 25).

Le roman et les autres arts :
v « Ce bien que Mallarmé voulait que la poésie reprît à la musique, pourquoi serait-il interdit au roman de le disputer à l'opéra ? Ces moments uniques d'écoute profonde et jaillissante, vraiment et réellement inspirés, qui me semblaient toujours et me semblent encore crever la paroi du fond du théâtre et l'ouvrir toute grande pour laisser entrer la rumeur directrice du monde devenu Sibylle et devenu Pythie, il n'est pas dit que la musique ait seule le privilège de leur ménager un espace, de donner issue aux transes prophétiques de leurs vapeurs » (p. 111-112).

Un roman de Balzac – par exemple – qu'on s'amuserait à alléger de ses descriptions dans la seule intention obligeante de le dégraisser (l'entreprise a été souhaitée au siècle dernier par des critiques sérieux) n'évoquerait aucunement une maison où on a fait des rangements, ménagé de la place, mais plutôt une nef gothique dont on démolirait par économie les arcs-boutant » (p. 12).

« Le roman populaire qui trouve accès au cinéma ou à la télévision n'y gagne pas exactement, certes, des lettres de noblesse ; il y acquiert du moins le genre de promotion que valent des relations occasionnellement égalitaires avec le gratin. Un terrain maintenant existe, avec l'écran, où, sous un uniforme inattendu, des genres se tutoient qui ne se parlaient jamais, et la littérature en est chargée en profondeur, comme la société s'est trouvé l'être le jour où le service obligatoire a été expédié à tous les Français à la caserne. Car toujours l'adaptation à l'écran dessert les grands livres, mais la pure ingéniosité dans l'invention romanesque, qu'un style et qu'une vision originale du monde ne soutiennent pas dans l'oeuvre écrite, acquiert parfois dans sa transposition en images d'une vigueur décisive, qui vient en régénérer après coup la lecture : plus d'une fois la bonne fée de la caméra, rien qu'en mettant en congé l'écriture, a conduit Cendrillon au bal. Et le cinéma, qui dévore les livres sans les trier, change un peu, quoi que nous en ayons, par sa boulimie sans discernement notre approche de la fiction écrite [...] » (p. 218-219).

« Entretien avec Jean-Louis de Rambures » (1970), dans Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 7-12.

Sur l'écriture :
« La phrase se charge toujours, à peine ébauchée, de rejets et d'incidences qui tendent à proliférer et qu'il me faut ensuite élaguer en parties. Je rature mal. Presque toujours, pendant que je travaille à une phrase, je jette dans la marge une amorce ou un fragment qui concerne la phrase suivante : une espèce d'appât » (Gracq 1970, p. 8-9).

« Un texte court, comme un poème en prose, c'est ce qui me plairait le mieux d'écrire ; c'est fini dans la journée et on dort bien. Malheureusement, l'envie ne m'en vient pas souvent. Un récit, un roman, c'est autrement aventureux » (p. 9)

« Je ne peux pas écrire un livre, reprendre un sujet d'une manière différente : il y a toute une région de souvenirs d'émotions, d'images, que le livre – manqué, ou mené à bien – a asséché d'un coup : c'est fini. Avant d'écrire Un balcon en forêt, j'avais gardé des souvenirs très vivants, très intenses de la guerre, maintenant je remarque qu'ils sont devenus plus flous, et surtout inertes, sans écho, sans profondeur. En écrivant des romans on s'appauvrit » (p. 10).

« Entretiens avec Jean Roudaut. L'écrivain au travail » (1981), dans Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 47-84.

Sur l'écriture et la composition :
« Un livre naît d'une insatisfaction, d'un vide dont les contours ne se révéleront précis qu'au cours du travail, et qui demande à être comblé par l'écriture. Donc d'un sentiment absolument global, sentiment qui se colore d'emblée de projet. Ce qui fait que les parties sont d'abord dans le tout et ne s'en différencient qu'ultérieurement, au cours du travail. Dans la conception d'un livre, on trouve d'abord puis on cherche après » (p. 49).
v « Je m'efforce seulement, quand je change un mot, de le remplacer par un mot plus concret : à l'usage cela m'a paru toujours plus payant. Les mots abstraits sont les chevilles du vocabulaire, et notre époque est venue à en faire une consommation abusive » (p. 53).
 
« Le roman, lui, ne vit que par le déjà dit emmagasiné, par l'accumulation dans l'esprit, sans élimination vraie, d'images sensibles et de charges affectives, de conjonctures précises ou vagues, de prémonitions dirigées. Le romancier qui termine un roman doit composer avec un lecteur qui a engrangé beaucoup au cours de sa lecture, à qui on en fait croire de moins en moins, tout comme le taureau de la corrida devient de moins en moins maniable vers la fin » (p. 59).
« Mais les dernières phrases d'un roman, il ne faut pas le nier, cherchent bien souvent à provoquer dans l'esprit du lecteur un ébranlement diffus, une sorte de système d'échos » (p. 81).

Sur la musique :
« Ce qui a compté dans ma formation, à côté de la littérature, c'est la musique, et plus exactement l'opéra. [....] La littérature a mis du temps à se dégager pour moi de l'ennui scolaire : Andromaque, Le Cid, « expliqué acte par acte » – Molière, La Fontaine, qui pour moi ne s'en est jamais remis. Le tout autre, la “vraie vie”, libérée de toute souillure pédagogique, c'était l'opéra. [...] L'opéra, avec son emprise totalitaire sur son public – le livret, le texte, les décors, l'action, la musique – est sans doute restée pour moi l'image même, en art, de l'indépassable, en même temps que de l'ébranlement affectif au maximum » (p. 64).

« Mais si je reviens toujours à Wagner, c'est certainement entre tous les musiciens, comme à celui dont l'énergie créatrice se transmue presque tout entière chez l'auditeur, plutôt qu'en plaisir de l'oreille, en émotion, en ébranlement émotif généralisé. Il est une source inépuisable d'orgie émotive » (p. 65).

Sur le personnage :
« Je ne peux pas m'intéresser, dans les romans que j'écris, à des personnages qui seraient enserrés si peu que ce soit dans le réseau des liens de la famille, des obligations professionnelles, des contraintes sociales. Ils sont toujours en vacances, ou bien à la guerre, qui est un genre particulier de vacances, à vrai dire soumis à quelques contraintes brutales, mais où l'insouciance, pour le reste, est par moments totale » (p. 68).

« Mes personnages n'ont guère de “psychologie”. Je ne suis pas très attiré par le roman psychologique, sorte de parties d'échecs sans rigueur vraie, où le “gain” – même dans Les liaisons dangereuses comme dans Le Rouge et le Noir – est bien toujours, de toute fiction, la partie la plus fictive. Si ce genre de roman m'intéresse, c'est justement dans ses mécanismes, par l'ingéniosité toute gratuite de l'invention » (p. 69).

« Quant à l'aspect physique des personnages, le romancier ne doit pas entretenir d'illusions : c'est le lecteur qui décide lui-même de l'image globale qu'il se forme d'eux, et qui est plutôt de nature morale. La précision des détails fournis par le romancier n'y change pas grand-chose, sauf peut-être dans certains romans de Balzac où l'accumulation des détails concrets singuliers et frappants est telle que le personnage bascule, et n'est plus pour le lecteur qu'une fonction de son enveloppe » (p. 69).

« J'ai dit tout à l'heure que je n'étais pas très intéressé par le roman psychologique. Je pense que les personnages de mes romans portent la marque de ce désintérêt. Mais en revanche ils sont au monde, comme on dit, non sans pertinence ; ils n'ont pas rompu avec lui un lien pour moi vital, rupture qui donne au roman psychologique à la française ce côté “fleur coupée” que j'ai dénoncé autrefois » (p. 75).

Sur le rythme :
« La musicalité d'une phrase n'a rien à voir, il me semble, avec celle d'une sonate. D'abord parce que le texte est signification de part en part, signification qui n'est jamais perdue de vue même quand on s'attache à ces pures sonorités. [...] dans la poésie, le son et le sens se bousculent sans cesse pour prendre le contrôle du texte. [...] S'il s'agit d'un roman, il s'agit de toute autre chose. Nul doute qu'une rythmique y joue, qui relève sans doute, pratiquement, de l'instinct plus que d'autre chose. [...] Je pense qu'il y a une oreille romanesque comme il y a une oreille musicale : elle est sensible au rythme à longue période. Il me semble que Flaubert, par exemple, en était largement pourvu, alors qu'il n'avait pas toujours pour la phrase [...] l'oreille qu'on lui prête généralement, et qu'il était trop sensible aux rythmes décoratifs » (p. 73-74).

Sur la littérature :
« Mes livres sont ce qu'ils sont, mais en tout cas ils ne sont pas représentatifs de la littérature, pas plus
que d'autres. La littérature n'est pas forcément ceci ou cela. Par rapport aux autres arts, elle est sans homogénéité, jamais pure » (p. 82).

GRACQ, Julien. « Entretien avec Jean-Carrière » (1986) dans Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 109-193.

Sur le surréalisme :
« Mais, tout comme le communisme – avec lequel Breton a tenté de lier partie – sur le plan politique, le surréalisme, sur le plan poétique, était dans ses années-là [autour de 1930] – employons pour une fois un mot que je déteste – “incontournable” : on avait rendez-vous avec lui pour se déterminer, soit positivement, soit négativement. [...] J'ai le sentiment d'avoir eu ici une chance biographique : il y a eu, après le surréalisme, des “mouvements” intéressants, il n'y en a guère eu de fertilisants » (p. 130-131).

Sur les liens entre l'art et le monde :
v « [...] dans mon esprit, il n'y a pas, comme le veut une idée trop complaisante et trop répandue, rupture angoissante entre la banalité utilitaire de la vie courante et le “monde de l'art” [...]. Je ne crois pas aux arrières-mondes poétiques, je ne crois pas au “Fuir là-bas de Mallarmé, ni à cette idée de l'évasion par l'art qui sous-tend tout le romantisme français. Et qui s'exprime encore ouvertement avec Baudelaire. Je me sens d'accord avec la conception unitive qui semble être celle de Novalis : le monde est un, tout est en lui ; de la vie banale aux sommets de l'art, il n'y a pas de rupture, mais épanouissement magique, qui tient à une inversion intime de l'attention, à une manière tout autre, tout autrement orientée, infiniment plus riche en harmoniques, d'écouter et de regarder » (p. 146- 147).

Sur les lieux et les personnages romanesques :
« Certains critiques m'ont reproché parfois le “désert d'hommes” de mes romans. L'homme bien sûr ! Et quoi d'autre, s'il n'est pas là ? Il n'y a aucun risque qu'il s'absente jamais de mes livres, où l'auteur au moins est là présent d'un bout à l'autre. Mais je n'aime pas qu'on ait le goût de l'homme seulement en collectivité, comme on a le goût des petits-pois – de préférence mis en boîte » (p. 158).

Sur le sens de l'histoire :
« Et je suis toujours extrêmement surpris de l'absence de à peu près complète de la dimension historique (la géographie, n'en parlons pas!) chez des esprits du vingtième siècle comme Valéry, Gide, Proust, Breton, et tant d'autres. Rien de tel, il faut le noter, n'était sans doute convenable au siècle dernier, où le sens de l'Histoire, au moins, était à peu près universel chez les esprits marquants » (p. 162).

Sur l'écriture :
« Je n'aime pas l'emploi du mot création en littérature, et encore moins en critique. Il n'y a création qu'à partir de rien, et la littérature n'est au mieux que recomposition, réassemblage, de sensations, de perceptions et de souvenirs » (p. 167).

Sur Balzac :
« La vraie ingéniosité, en matière littéraire, pour la manière d'écrire comme pour celle de concevoir un roman, ce serait pour moi plutôt Balzac qui la représenterait : difficile de trouver un écrivain chez lequel il y a moins de défiance vis-à-vis de lui-même, vis-à-vis du public, et vis-à-vis de la littérature. Malgré son apparence physique qui ne le suggère pas beaucoup, c'est vraiment l'état édénique du romancier, c'est un romancier d'avant la Faute » (p. 185).

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