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(1947-...)

Dossier

Le roman selon Robert Lalonde

Notes sur l'art de l'écriture du roman selon Robert Lalonde, par Clara Genois, 19 avril 2017

Robert Lalonde, bien connu pour ses rôles marquants dans les paysages télévisuel, cinématographique et théâtral québécois, mène en parallèle une carrière d'écrivain très prolifique. Sous sa plume, plusieurs romans et recueils de nouvelles ont vu le jour depuis les années quatre-vingt. Pour lui, écrire représente plus qu'un simple divertissement ou qu'une distraction de sa carrière de comédien. Il s'agit d'un véritable métier demandant beaucoup de temps et d'efforts : « C'est un artisanat auquel je suis très attaché. Je n'ai pas peur du travail au quotidien, réécrire, recommencer, chercher ». Si les premières années de sa carrière d'écrivain furent consacrées à l'écriture de fiction, ses notes sur l'art de voir, de lire et d'écrire, publiées d'abord dans Le Devoir, puis complétées de textes inédits, dans Le Monde sur le flanc de la truite et Le Vacarmeur, ouvrent aux lecteurs (et aux chercheurs) les portes du laboratoire de son écriture. En citant et commentant abondamment les auteurs qui l'inspirent, dont Annie Dillard, Jean Giono, John Steinbeck et Gabrielle Roy, Lalonde trace, dans ces deux ouvrages, les grandes lignes de sa propre conception de ce qu'est l'acte créateur.

Dans le discours de sa réception à l'Académie des lettres du Québec en 2013, Jacques Allard affirme que « si pour cet écrivain les frontières génériques sont à franchir, c'est par et dans leur métissage : il y a de l'essai dans la fiction et de la fiction dans l'essai, du théâtre dans le récit. De la poésie aussi ». Au cours d'un entretien avec Pascale Navarro, Lalonde confie d'ailleurs qu'il n'est « pas pour les étiquettes, les catégories génériques » puisque « [c]'est étouffant et surtout bien loin de la réalité ». Le roman n'est pas pour lui un cadre : il est plutôt une forme entièrement libre, un espace où la pensée, la nature et les sentiments peuvent se déployer à travers l'écriture. Son opinion sur les genres littéraires l'amène, dans ses notes, à traiter davantage de l'écriture au sens large, que de l'art du roman en particulier. Ses carnets présentent cependant sa pensée sur plusieurs des notions retrouvées dans l'art romanesque, telles que le personnage, la fiction, l'écrivain et le lecteur. Ce travail tentera ainsi de faire dialoguer ses notes sur l'art d'écrire, les quelques entretiens qu'il a accordés au cours de sa carrière et son texte paru dans le collectif La Pratique du roman afin de dégager la poétique romanesque particulière de Robert Lalonde.

Interférences entre le métier de comédien et de romancier.

Robert Lalonde partage sa carrière entre ses deux passions : le jeu, qu'il soit sur écran ou sur scène, et l'écriture. Certes, il y a plusieurs différences entre écrire ses propres textes destinés à demeurer sur papier et porter ceux des autres dans un contexte théâtral ou cinématographique. Lalonde croit toutefois que les deux métiers qu'il pratique entretiennent des liens plus étroits que ce que l'on pourrait penser au premier abord. Bien que des liens thématiques les relient, on peut retrouver des circulations plus souterraines, des échos entre les deux arts, notamment dans la notion de personnage. Il explique dans une entrevue qu'au théâtre, pour jouer un personnage, on ne peut le prendre dans son entièreté. Le comédien doit travailler par « moments » le protagoniste qu'il a à porter sur scène : un coup de poing, un éclat de rage ou de rire, une déclaration d'amour deviennent des « morceaux » qui, une fois assemblés, créeront le personnage. Lalonde croit cependant que le travail d'assemblage ne revient pas à l'acteur, mais plutôt au spectateur, qui doit recoller les moments à sa manière. Le spectateur idéal de Lalonde est actif, il un rôle à jouer que le comédien ne peut accomplir pour lui. C'est en ce sens que l'écriture et le jeu peuvent se comparer : « Écrire un personnage, jouer un personnage, pour moi c'est du pareil au même : je suis une piste, la perds, la retrouve, mais jamais je ne songe à l'ensemble!

C'est le lecteur (le spectateur) qui doit à son tour travailler, assembler ». Cette tâche confiée au lecteur et au spectateur est essentielle dans les deux formes d'art qu'il pratique. En effet, c'est ce qui permet au destinataire de croire en l'oeuvre qui lui est présentée, « [s]ans quoi […] on lui mâche tout d'avance et il est vite désenchanté, notre lecteur, notre spectateur, il se sent floué, car il sait que les mécanismes de l'existence sont plus compliqués que ce qu'on essaie de lui faire croire » !

Lalonde attache une grande importance au fait que son destinataire a vu, a lu et a vécu avant de lire un de ses livres ou de voir une pièce dans laquelle il joue. Il ne faut donc pas sous-estimer sa capacité à achever une histoire, à compléter les blancs, les flous, qui laissent place à interprétation. Il confie que c'est cette manière de jouer la comédie qui lui a inspiré cette façon d'écrire. Après avoir remarqué que son métier d'acteur ne pouvait être complet sans le travail du spectateur, il a attribué les mêmes tâches à son lecteur. Il n'est donc pas surprenant de constater que Lalonde accorde beaucoup de crédit à son destinataire dans le travail qu'il accomplit. Il est d'ailleurs d'avis que « [l]e lecteur fait la moitié au moins du travail du romancier » et que, souvent, il va beaucoup plus loin dans les histoires qu'il crée.

Mieux percevoir le réel par la fiction.

La double carrière de Robert Lalonde montre également que la fiction prend une place importante dans sa vie. Ses débuts en tant qu'écrivain sont caractérisés par l'écriture de romans comme Le Dernier été des Indiens (1982) et Une Belle journée d'avance (1986), dans lesquels le caractère fictionnel ne laisse pas beaucoup de place au métissage entre les genres littéraires. À partir du Monde sur le flanc de la truite, paru en 1997, la notion de roman semble pourtant s'élargir pour y inclure des morceaux du réel de l'écrivain, des pensées philosophiques ainsi que de la critique littéraire. Interrogé par Stéphane Lépine sur cette transition entre ce que ce dernier nomme des « romans romans » et les livres qui ont suivi le premier carnet de notes, où la « fiction [est] pleine d'échos de [s]es lectures et de [s]es réflexions sur la nature et le monde », Lalonde explique pourquoi il reviendra toujours à la fiction :

La fiction, j'y reviens, j'y reviendrai toujours. Parce que […] j'ai besoin d'écrire en ne sachant pas ce qui va surgir. […] Et cette chasse me passionne, elle me fait pour ainsi dire sortir du soi-disant réel, mais pour mieux y revenir, ou plutôt pour y revenir avec cette révérence que j'aurai acquise pour son mystère .

C'est ainsi par le biais de la fiction que l'écrivain peut revenir au réel, mieux le comprendre et révéler « le caractère étrange de la vérité ». Pour expliquer ce processus de compréhension du réel, Lalonde utilise l'image du « monde dans l'eau » :

C'est parce que je ne comprends l'univers que réfracté, réfléchi, renvoyé. Le monde dans l'eau – y en a-t-il assez de criques, de lacs, de rivières, de courants, de sources, d'eaux mortes, de marécages et de simples trous d'eau de pluie, dans mes romans! Le monde pour ainsi dire redonné, sens dessus dessous, recréé. Le monde revisité de la fiction. L'écho du monde, cette création à l'envers et qui me donne l'illusion d'engendrer à mon tour.

Pour l'auteur, la fiction agit sur le monde comme la réflexion d'une image dans une étendue d'eau. Elle permet de mieux voir l'univers qui l'entoure en « mettant en échec la vision commune et le dangereux confort » que la vérité peut provoquer si elle n'est pas revisitée de manière fictionnelle.

Ses notes sur l'art d'écrire révèlent que la fiction est intimement liée à l'arrivée inopinée d'un personnage. C'est, en fait, « toujours le surgissement du personnage qui déclenche l'affaire ». L'apparition dans son imagination d'un protagoniste peut survenir à tout moment, tel un désir qu'il doit protéger pour ne pas qu'il s'enfuie aussi vite qu'il est arrivé. L'écrivain doit aussitôt prendre des notes sur cet être qui se présente à lui, dans l'espoir de le faire patienter jusqu'au moment où l'écriture pourra se déployer . Ce qui est frappant dans la conception de la notion de personnage de Robert Lalonde, c'est qu'il semble être totalement constitué avant même que l'auteur n'ait écrit une seule ligne. Il ne s'agit pas de créer des protagonistes, mais plutôt de suivre leur piste, au fil de l'écriture, sans savoir où ils le mèneront. Lorsque le personnage fait son apparition, l'écrivain ne sait pratiquement rien de lui, sinon quelques informations sur son identité et son quotidien :

Je sais qu'il s'appelle Guillaume Blanc, l'enfant, et qu'il sait le destin des autres, lit des histoires pour se distraire de ses envoûtantes clairvoyances, mange des framboises, se tape les bras et les cuisses, pour écraser les maringouins qui le dévorent, dans le sous-bois, derrière la maison, où Guillaume va chaque jour rêver, et surtout souffrir de trop connaître le monde. Je ne vois rien d'autre, et ne verrai sans doute rien de plus si je n'écris pas ce commencement-là.

L'écrivain ne sait donc que très peu de choses sur le personnage et son histoire, mais ce qu'il entrevoit, ces pistes, ces traces, sont perçues comme « une invite à le suivre, à le débusquer ». Lalonde, malgré les nombreux romans déjà publiés, ne sait toujours pas comment et dans quel but ces personnages viennent à lui et il ne possède pas la clé pour s'expliquer leur « genèse », sinon qu'ils proviennent « sans doute de [s]on désir, de [s]es effrois, oui, mais de plus loin encore, d'une nécessité secrète, irrévocable, qui [l]'a pris pour instrument, pour chemin, qui a usé de [s]on don, comme l'avenir, qui doit absolument trouver moyen de s'annoncer, se sert d'oracle ». L'art du roman est un don, selon Lalonde, et le romancier serait, comme l'oracle pour l'avenir, un intermédiaire dont les personnages se servent pour lui révéler des vérités qui resteraient à jamais incompréhensibles sans l'écriture. C'est « [u]n peu comme si, en suivant les traces d'un personnage, en découvrant son histoire, [il] apercevai[t] mieux le réel, c'est-à-dire le mystère d'être ». L'écrivain avance ainsi à tâtons dans son ouvrage, « sans savoir, sans comprendre, découvrant, à mesure que les phrases s'éplo[ient], le destin enfoui, puis poussif, l'échappée belle d'une vie qui [vient] enfin au monde ». Pour Lalonde, le romancier n'est pas le maître des opérations : il doit se laisser guider afin de retranscrire les vies qui semblent s'offrir à lui. L'auteur ne sait d'ailleurs jamais avant l'achèvement d'une oeuvre s'il s'agira d'un roman ou d'une nouvelle. Tout dépend du chemin que son personnage décide de suivre . C'est sans doute cette conception de l'écriture qui l'amène à penser qu' « un livre se fait malgré son auteur, en dépit de lui et souvent contre lui ».

Une écriture sensorielle.

Si, selon Robert Lalonde, le romancier doit se mettre à la disposition des personnages pour découvrir le réel, il décide toutefois de la manière dont il transcrira ce que les protagonistes désirent lui révéler. Dans ses carnets ainsi que dans les entretiens, la question des sens revient à plusieurs reprises, puisque c'est tout le corps de l'écrivain qui doit se mettre en alerte afin de créer un roman qui saura toucher le lecteur : « Il faut que notre corps s'aventure. Il faut s'incarner, s'imprégner, voir, mettre la main aux choses, frôler des peaux, s'émouvoir, prendre, se donner. Autrement, le livre ne sera qu'une pauvre narration sèche, bonne à brûler ». Le corps est partie prenante de l'écriture de romans. De ce fait, l'image de l'écrivain dans sa tour d'ivoire est, pour Lalonde, « une image folle, extraordinairement immiséricordieuse pour le vivant attentif » qu'est le romancier. Pour réussir à écrire en étant coupé du reste du monde et tout de même produire une oeuvre solide du point de vue de la qualité, ce qui serait notamment le cas de Réjean Ducharme, de Milan Kundera et de Marguerite Yourcenar, il faut posséder beaucoup d'humanisme en soi ainsi que « des antennes pour sentir les choses, percevoir les mouvements, les sentiments, connaître les humains ». Ce n'est manifestement pas le cas de Robert Lalonde, puisqu'il affirme devoir « toujours les observer et vivre avec eux pour mieux les comprendre ». L'idée d'une écriture dite « corporelle » lui viendrait de la lecture de l'oeuvre de Jean Giono. C'est lui, pour ainsi dire, qui lui a donné la permission et la force de faire passer le corps avant toute chose : « Giono m'a donné la permission d'écrire, c'est-à-dire d'écrire comme j'en avais besoin, dense, serré, touffu, juteux, d'écrire en incarnant, en donnant chair et sueur, sang et effluves d'haleines. La permission aussi de tout dire, à condition que le corps y soit, et c'est ça, la présence : le corps avec le dire ».

L'acte créateur est perçu par l'écrivain non seulement comme un exercice intellectuel, mais aussi comme un travail physique, nécessitant toute l'énergie de celui qui s'attèle à la tâche. Le romancier vit constamment aux aguets : il « n'est pas un être, mais un « lieu », un monstrueux appareil récepteur, capable de recueillir toutes les sensations. […] [i]l est le lieu où passent les visions, les parfums, les sensations, les sentiments, tous ces éclats de vie partielle qui vivent durablement ». Considérant cette singularité de l'appareil réceptif de l'écrivain, il n'est pas étonnant de constater que tous les sens soient convoqués dans l'écriture de Robert Lalonde. Ce dernier écrit premièrement « pour voir, c'est bien sûr », « pour cesser de savoir et pour commencer d'apercevoir et de sentir ». Pour être un bon écrivain, tout doit commencer par le regard porté sur chaque chose, chaque détail, comme « un ciel un peu trop blanc », puisque c'est comme ça qu' « elles commencent, parfois, les histoires ». Il faut cesser de savoir, c'est-à-dire refouler nos préjugés, la vision commune et les vérités toutes faites afin de voir les choses telles qu'elles sont. Lalonde est toutefois conscient de la perte des repères qui risque d'être provoquée lorsqu'un écrivain commence à voir : « À partir du moment où l'on regarde, où l'on voit, plus rien ne va de soi, tout est infiniment compliqué, complexe, composé, emmêlé, enchevêtré, inextricable ». Le romancier ressent alors un sentiment d'étrangeté, déstabilisant, mais sain, puisque conditionnel à l'écriture.

Si la vue est le premier sens qui doit être en éveil pour favoriser l'écriture, le romancier ne peut négliger les autres sens, comme l'odorat et le goût, même s'il ne va pas de soi de les impliquer dans l'acte créateur au premier abord. Les odeurs occupent une place privilégiée dans l'écriture de Lalonde. Jean Giono, qui lui a tout appris sur le pouvoir organique et sensoriel des mots, pensait que « certaines odeurs donnent de merveilleuses et terribles illusions ». Lalonde admire la manière dont cet auteur peut, au milieu d'une péripétie enlevante, écrire de manière naturelle des phrases comme « ce vent qui sentait les tuiles chaudes et les nids d'hirondelles » . Il ne suffit donc pas de décrire des odeurs que le lecteur reconnaîtra immédiatement. Écrire que ça sent la rose ou le café ne fera pas d'une oeuvre un roman « sensoriel ». C'est, encore une fois, de se défaire des visions communes pour aller chercher des odeurs nouvelles, des odeurs qui ne peuvent être reconnues qu'à travers l'appareil réceptif d'un romancier. Suivant les traces de Giono, Lalonde offre ainsi au lecteur des oeuvres où les parfums fusent, des « livres [qui] ʺsententʺ très fort ». En citant Jocelyne François, Lalonde apporte l'idée qu' « [é]crire une impression, c'est aussi dire ce qu'on éprouve à propos de la saveur d'une chose à laquelle on n'avait jamais goûté jusque-là ».

Ainsi, le romancier doit goûter à tout, « [à] la peau, à l'âcre trace de sang, au jus de framboises, au souffle de l'orage, à la douceur rauque d'une voix » afin que le lecteur puisse comprendre les sentiments que provoque chacune des saveurs évoquées. Il s'agit là, en fait, d'un des buts premiers du romancier : « Il n'invente pas, il voit et ensuite dit, vaille que vaille, ce qu'il a vu. Ce à quoi il a goûté », puisqu'il est le seul à pouvoir ressentir ces petits détails, à goûter d'une manière singulière les choses, la vie. Le convenu, les banalités et les simples descriptions doivent s'effacer pour laisser place aux sensations et à « tous ces éclats de vie partielle qui vivent durablement ».

L'achèvement d'un roman.

Pour Robert Lalonde, l'écriture d'un roman semble être davantage un travail du corps et des sens qu'une aventure intellectuelle. Le romancier se donne entièrement à son oeuvre, il lui accorde énergie et temps pour plaire au lecteur certes, mais aussi pour lui permettre de se connaître, de s'incarner en faisant des phrases, de se découvrir en espérant que les autres se reconnaîtront dans ces images, dans les singularités qui font de lui un écrivain . Vient ensuite le moment où un roman est achevé, où le travail qui demandait d'être sans cesse aux aguets d'un personnage ou d'une sensation est accompli, où le temps du romancier est révolu, parce que « [l]'écrivain n'est écrivain vraiment que par intermittence ». Il demeure, bien sûr, à l'écoute d'un détail quelconque qui pourrait l'inspirer, à l'affût d'une sensation ou d'un humain qui serait le point de départ d'une histoire, mais il est, en quelque sorte, au repos. Ce temps de pause ne se fait cependant pas dans la sérénité, mais dans une sorte d'attente insoutenable où le romancier ne peut s'accomplir : « Avant, après, c'est l'ombre encerclant l'accomplissement, c'est le désir ou le désenchantement, c'est la terrible insuffisance des mots ».

Lorsque le travail est terminé, que l'investissement complet du corps et de l'esprit a permis à l'écrivain d'achever son oeuvre, ce dernier se retrouve exténué, vidé de toute énergie. C'est alors qu'il entre dans une sorte de « fatigue finale », « rançon de cet ouvrage de mue, de naissance souffrante et qui [le] laisse étiolé et les branches molles, les feuilles sèches, comme le pommier en octobre, quand il a donné ses fruits et n'espère plus rien que le gel et un grand sommeil d'oubli ». Cette image du pommier en automne donne à penser que l'écrivain ne vit vraiment que lorsqu'il écrit. En d'autres temps, il n'a plus aucune aspiration, il « recommence son existence de fantôme », il retrouve « un soi-même dépris d'une passion qui a tout dévoré ». C'est, sans doute, cette impression de vide qui pousse sans cesse le romancier à vouloir recommencer. Robert Lalonde affirme que c'est toujours avec un sentiment épouvantable qu'il remet les épreuves de ses romans, mais qu' « [à] la publication, [il se] réconcilie ». Cette réconciliation entre l'écrivain et l'oeuvre achevée permet donc la naissance de nouvelles histoires à raconter.

Conclusion.

En somme, la pensée du roman selon Lalonde est davantage portée sur la manière dont il doit être écrit et lu. Le rôle du romancier est exposé, - passer par le biais de la fiction pour revenir au réel, suivre la piste des personnages pour voir ce qu'ils ont à révéler, être sans cesse aux aguets afin de présenter au lecteur une écriture dite corporelle et sensorielle - mais le rôle du roman précisément ainsi que ses limites demeurent vagues. On peut comprendre que l'écrivain a des réticences à parler du roman comme d'un genre, vu son opinion sur les catégories génériques, mais cette lacune semble être généralisable au contexte québécois, qui,  curieusement, n'aborde que très rarement le roman comme une forme en soi. Le collectif La Pratique du roman avait d'ailleurs pour but de répondre à ce manque de réflexion du l'art du roman au Québec. Le texte de Lalonde dans ce collectif est en quelque sorte un résumé de ses notes sur l'art de voir, de lire et d'écrire, dans lesquels il cite aussi abondamment des auteurs sur l'art d'écrire, qui sont principalement des romanciers. Le roman est donc en arrière-plan dans toute l'écriture de Lalonde, sans qu'il en parle directement. À mon sens, la pensée de Lalonde sur le roman ne répond pas à une des questions posées implicitement dans le collectif, soit pourquoi la réflexion sur l'art du roman est pratiquement absente au Québec, mais corrobore plutôt ce fait. Je n'ai pas d'autre réponse à vous donner que ce texte sur l'art d'écrire de Robert Lalonde, qui, je l'espère, a au moins pu vous éclairer sur la conception de quelques notions qui se trouvent habituellement dans l'art romanesque.

Bibliographie

Ouvrages cités

Cette bibliographie regroupe les carnets de Robert Lalonde sur l'art de voir, de lire et d'écrire ainsi que quelques entretiens qu'il a accordés au cours de sa carrière.

ALLARD, Jacques. « Discours de présentation par Jacques Allard », dans Académie des lettres du Québec, [en ligne], page consultée le 9 janvier 2017.

DUCHESNEAU, Pierre. « Raconte-moi un auteur : Robert Lalonde », dans L'actualité, [en ligne], page consultée le 13 janvier 2017.

LALONDE, Robert. Le Monde sur le flanc de la truite, Montréal, Boréal, 1997, 190 p.

LALONDE, Robert. Le Vacarmeur, Boréal, Montréal, 1999, 166 p.

LALONDE, Robert. Le Seul instant, Montréal, Boréal, 2013, 110 p.

LALONDE, Robert. « Repérer son noyé et le hisser dans sa barque », dans Isabelle Daunais et François Ricard (dir.), La Pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012, p. 131-134.

LÉPINE, Stéphane. « Robert Lalonde : le frémissement des présences inquiètes », Lettres québécoises : la revue de l'actualité littéraire, n°132, hiver 2008, p. 6-10.

NAVARRO, Pascale. « Robert Lalonde : sortir du silence », Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec, vol. 2, n° 2, 2006, p. 38-40.

QUADJOVIE, Célia. « Échange littéraire : Rencontre avec Robert Lalonde », dans Le Gaboteur, [en ligne], page consultée le 9 janvier 2017.

Citations

DUCHESNEAU, Pierre. « Raconte-moi un auteur : Robert Lalonde », dans L'actualité[en ligne], page consultée le 13 janvier 2017.

« Qu'est-ce qui vous inspire ?
Les humains au coeur simple et à la tête compliquée, pris au piège du jour le jour, englués dans un lieu du monde qu'ils sont les seuls à connaître et à arpenter inlassablement. J'épie, dès que je l'aperçois, le piégé, la captive, attentif à la langue qu'il parle, aux gestes qu'elle dessine dans l'air. Mon personnage, ce sera lui, elle, et son paysage deviendra le mien. »

« D'après vous, quelle est l'idée la plus fausse qu'on puisse se faire au sujet d'un écrivain ?
C'est d'imaginer perversement que l'écrivain — le créateur — a le choix des sujets qu'il aborde. Il est, qu'on s'en réjouisse (ou, au contraire, s'en désole) aux prises avec sa vision du monde et des créatures qui l'habitent — lui-même compris —, hanté par ce qui a été déposé en lui et qui justifie son entreprise même, et cela, sans relâche. Rien ne me rebute davantage que d'entendre : ʺPourquoi ne nous parlez-vous pas d'autre chose, pour faire changement ?ʺ »

LALONDE, Robert. Le Monde sur le flanc de la truite, Montréal, Boréal, 1997, 190 p.

« Quand on écrit, et si on écrit vraiment, avec tout son corps, comme un peintre danseur, si on lutte amoureusement avec les phrases, on trouve. Quelque chose qui ressemble à ce qu'on cherchait, qui est à la fois plus et moins que ce qu'on voulait, mais qui peut drôlement faire l'affaire, si ça s'installe bien et nous permet d'avancer. » (p. 24)

« C'est ça un écrivain. Un moine hanté, un patineur emporté par le vent sur ses lames. Un enchanté qui remet ce qu'il a reçu, si possible au centuple, parce qu'il est reconnaissant d'une manière anxieuse et extravagante, comme un enfant trouvé. » (p. 25)

« C'est que je n'ai pas de personnage qui me travaille en ce moment. Du moins, pas que je sache. Je suis en repos de personnages, ou plutôt ce sont eux qui se reposent de moi. Ils savent bien que, quand je les attrape, je ne les lâche plus et leur prends tout, comme ce puceron d'eau géant, dont parle Annie Dillard, qu'elle va sucer et avaler lentement la grenouille sur laquelle il s'était perché. » (p. 26)

« J'aime écrire, mais non pas avoir écrit. Tracer des mots, c'est un ouvrage du présent, éternel, innocent et joyeusement aiguillonné par l'espérance, qui est toujours au commencement de tout, qu'on soit du côté de Jésus ou de Sisyphe. C'est dans la phrase qui vient que resplendit le pot aux roses – ou le pot au lait –, et nulle part ailleurs. » (p. 27)

« Je redis, avec elle (Flannery O'Connor) : ʺJe viens d'une famille qui considère que la seule émotion digne d'être manifestée est l'irritation. Chez certains elle provoque de l'urticaire, chez d'autres une vocation littéraire. Chez moi, les deux.ʺ » (p. 44)

« J'ai donné un livre. Une branche seulement, de moi, a fleuri. Le reste est sec, ʺparesseʺ, ne laisse pas monter la sève, se tord dans la lumière, gesticule lugubrement dans un ciel bleu irréel. » (p. 80)

« J'écris pour que rien ne se perde, de tous les actes d'une journée, importants et insignifiants, à la fois matière à toucher Dieu, ou bien le vrai, tentatives d'ouvrir l'oeil, parfois le bon. J'écris avec une gravité songeuse, une tendresse inconnue, embusquée, sur le qui-vive, l'espoir d'aimer les hommes, en les comprenant, en les montrant comme je les vois. » (p. 86)

« D'où m'arrive-t-il ? Comment et pourquoi est-il venu à moi ? Dans quel but, poussé par quelle misère, quelle espérance ? Comment m'a-t-il trouvé, parmi les mystères et les chemins mêlés, à travers le temps si grand et l'espace où chacun se perd ? Que vient-il faire dans notre jardin, au coeur du langoureux été où je paresse si bien ? C'est peut-être moi qui ai besoin de lui, sans le vouloir ? Peut-être vient-il à mon secours, endure-t-il un tourment pour moi, à ma place, peut-être est-il venu pour me sauver d'un danger encore inconnu? Je ne saurai rien avant d'avoir lâché le crayon sur la page, abandonné et attentif, sur ses traces. » (p. 97)

« J'y tiens tellement, moi aussi, à trouver, comme disait Diderot, « de l'extraordinaire dans les faits courants et de la banalité dans l'extravagant ». À faire paraître le soleil plus chaud, l'herbe plus touffue, la pluie plus drue, le ciel plus foncé et chaque être humain passionnant à en mourir. » (p. 113-114)

« Écrire, c'est chercher son noyé, le trouver, le remonter, le montrer. C'est aimer follement le bouquet, le fumet, la saveur de toutes choses, sans jamais pouvoir manger soi-même, car la tâche est de faire goûter. Comme au théâtre, on fait bien pleurer le public en retenant ses larmes, en montrant ce qui est triste, et rire en avalant ses spasmes, en montrant ce qui est désopilant. […] Oui, on s'absente pour rendre l'univers présent, c'est comme ça, c'est notre lot. » (p. 147-148)

« Écrire, voir, c'est pareil! Ça exige la même vigilance tranquille. J'ai peut-être su dire ça, au moins, cette espèce de flânerie circonspecte, libre et exacte, qu'est la vraie chasse, la lecture enchantée, l'écriture qui transcende. » (p. 188)

LALONDE, Robert. Le Vacarmeur, Boréal, Montréal, 1999, 166 p.

« Écrire, c'est cela : faire lever le gibier, écouter tirer les autres, dans un lointain très proche. Savoir cela, l'accepter, rend la page moins martyrisante. On fait ce qu'on a toujours fait, phrase après phrase : on épie, on traque. […] Un écrivain donne à voir et à tirer, il n'épaule pas, ne vise pas, ne discerne même pas la proie. » (p. 31)

« L'écrivain écrit comme le charpentier cloue et scie, comme l'émondeur émonde. Mais, aussi, comme la source coule, comme la lumière trouve son chemin dans les branches. » (p. 68)

« Le paysage prend beaucoup de place dans mes histoires. Il me faut savoir exactement où survient l'indiscrétion, l'ébruitement. Le récit n'opérera que si mon place-name est précis, bien senti, bien rendu. Souvent, je revisite les lieux de mes histoires, qui sont bien réels pour moi, auréolés de cette lumière théâtrale du site ʺmagiqueʺ. » (p. 110)

« Il m'a fallu commencer par me taire, puisque je voulais parler en inspiré. Me taire, c'est-à-dire déplier mes antennes et percevoir, premier devoir du poète que démange le désir d'exprimer le vivant. Je me tus. Je retins mes phrases emportées, qui allaient n'importe où. Je n'étais pas pour autant « humble et tranquille » : une impatience me martyrisait à coeur de jour, une terreur de voir s'éteindre ma flamme. Et si le silence s'installait pour de bon ? Si je n'étais pas poète, mais jaseur, étourneau étourdi bavardant à tout vent ? » (p. 112)

« Ce sont eux, les poètes, qui détiennent le sens des mots, qui donnent le soupçon de leur pouvoir. Un vers nous surprend, ouvre en nous des pistes, et nous voilà lancés, au hasard, mais sûrs, inspirés. » (p. 155).

« Oui, c'est cela : tu dois écrire comme tu assemblerais toute une maison, à partir des poutres et des chevrons déposés en tas dans ta cour, sans mode d'emploi. Et garder pour toi la peine – parfois le martyre – de ton labeur d'assembleur fou… » (p. 157)

LALONDE, Robert. Le Seul instant, Montréal, Boréal, 2013, 110 p.

« Être écrivain, c'est souvent être un autre écrivain, ou du moins passer par lui pour joindre le lecteur, à qui on dit à notre tour, avec la prodigalité un peu lâche de celui qui recopie : ʺLe reste, tu peux le faire toi-même, je te le laisse !ʺ (p. 50-51)

LALONDE, Robert. « Repérer son noyé et le hisser dans sa barque », dans Isabelle Daunais et François Ricard (dir.), La Pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012, p. 131-134.

« L'écriture d'un roman, d'une nouvelle, est en fait une chasse, ou plutôt une battue. Le romancier n'est pas celui qui abat le gibier, mais celui qui fait lever la bestiole. » (p. 131)

« Il lui faut tâcher de voir et du même coup accepter de ne voir que ce qu'il voit : des traces, des pistes qui mènent au mystère des êtres et de la nature. » (p. 132)

« Incompréhensible à mes propres yeux, le personnage m'apprend que lorsqu'on lit, comme lorsqu'on écrit, on ne peut jamais réduire, simplifier – comme le fait par exemple la télévision – , qu'on ne peut pas juger, qu'on ne peut même pas circonscrire ce qui nous tient lieu et destin. » (p. 133)

« Quand l'amour, la peur, la haine, l'espérance, le dégoût seront proprement couchés sur la lamelle du grand microscope de la démystification universelle, que deviendront-ils ? Des mécanismes mis à nu, absurdes, désenchantés, les pièces réunies d'une merveilleuse machine détruite et rien de plus. Laissons le romancier se mêler de ça. C'est à elle, à lui, de le faire. C'est ça mon métier : nous faire voir et comprendre que la vie, comme l'écrit Tchekhov, est tout simplement ʺun petit ou un grand sac avec lequel on naîtʺ. » (p. 134)

NAVARRO, Pascale. « Robert Lalonde : sortir du silence », Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec, vol. 2, n° 2, 2006, p. 38-40.

« Le convenu, la banalité, l'anecdote, je n'en suis pas capable, à cause du fracas de mon enfance. Je ne peux pas écrire des banalités, je dois aller au coeur des choses, des vraies émotions : et je ne peux pas me contenter de les décrire, je dois les expliquer, les illustrer de l'intérieur. » (p. 40)

« Mais je parle de la nature quand je parle des humains, invoque-t-il. Je ne suis pas un écrivain qui parle des forêts et des oiseaux, je parle de la nature humaine à travers celle qui m'entoure. (p. 40)

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