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(1945-...)

Dossier

Le roman selon Patrick Modiano

Patrick Modiano et sa conception du roman toute en métaphores, par Clara Genois, 23 mars 2016

Et pourtant, sous cette couche épaisse d'amnésie,
on sentait bien quelque chose, de temps en temps, un écho lointain, étouffé,
mais on aurait été incapable de dire quoi, précisément.

Auteur de plus d'une trentaine de romans publiés entre 1968 et aujourd'hui, Patrick Modiano s'est vu décerner en 2014 le prix Nobel de littérature pour « l'art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l'Occupation ». Cette honorable distinction de l'Académie suédoise a non seulement permis au romancier de se ranger du côté des plus grands tels que Beckett, Faulkner et Le Clézio, mais a également considérablement enrichi ma recherche sur sa poétique romanesque. L'art, Modiano sait le manier sous pratiquement toutes ses formes. Sous sa plume, des romans, des récits, des essais, du théâtre, des chansons, des films et même des livres jeunesse ont vu le jour et ces modes d'expression littéraire ont permis à l'écrivain d'expérimenter de nombreuses facettes de l'écriture. De ce parcours remarquable du point de vue de la diversité, mais aussi de la durée, le public et la critique ne retiennent toutefois qu'une seule chose : ses romans.

Pourtant, Patrick Modiano n'a jamais jugé pertinent de publier un essai sur sa conception du roman et le fait que « la littérature pour la littérature, les recherches sur l'écriture, tout ce byzantinisme pour chaires et colloques, ça ne [l']'intéresse pas » a sans doute influencé ce choix. Les citations de ce texte proviennent donc majoritairement des quelques entretiens que Modiano a accordés au cours de sa carrière, entretiens qui se font plutôt rares avant 2014, mais qui vont se multiplier depuis l'obtention du Nobel. L'Histoire et plus particulièrement celle du Paris de l'Occupation se trouve au coeur des romans de Modiano et nombre d'entretiens sont à l'image de ses oeuvres : c'est avant tout le contexte historique et le rapport de l'écrivain face à cette période trouble qu'a été la Seconde Guerre mondiale qui intéressent les journalistes et les auteurs d'ouvrages sur l'oeuvre modianesque.

Devant cette réalité, il a été difficile de dégager une poétique romanesque complètement détachée du traitement de l'Histoire, mais les différentes entrevues ainsi que le discours prononcé devant l'Académie suédoise en 2014 m'ont tout de même permis de tirer quelques conclusions sur la pensée du roman de Modiano. Après ces recherches, il me semble que c'est peut-être justement ce lien étroit entre mémoire et roman qui distingue la pratique de ce romancier de celle de ses contemporains.

Rêverie plutôt qu'autobiographie.

L'intérêt évident du public à discerner le vrai du faux dans les oeuvres de Modiano qui, il faut le dire, semblent parfois être un compte-rendu de la réalité, amène bien souvent au cours des entretiens la question du genre. Alors que ses romans sont presque inévitablement comparés à l'autobiographie ou à l'autofiction, Modiano émet des réserves quant à ces genres. Même pour Un pedigree, livre qui décrit froidement les faits marquants de son enfance, le terme autobiographie ne semble pas aller de soi pour Patrick Modiano. Dans une entrevue accordée en 2010, l'écrivain explique les raisons de cette hésitation :

On pouvait classer ce livre du côté des autobiographies - c'est d'ailleurs ce que l'on a fait - mais j'ai toujours eu l'impression que ce livre se rattachait aux romans. En fait, la perspective de l'autobiographie m'a toujours perturbé. Dans Un pedigree, je ne racontais pas une vie, la mienne. Je parlais de choses qui m'avaient été imposées. Ce n'est pas la même perspective, vous comprenez […] Un pedigree n'était pas une autobiographie mais le récit de choses qui m'avaient fait souffrir tout en m'étant étrangères.

Pour Modiano, est autobiographie ce qui raconte l'intime, le personnel. Le roman, ou le récit pour reprendre les termes du romancier, adviendrait alors lorsque l'auteur ne se sent pas impliqué émotionnellement par les évènements qu'il raconte. Certes, c'est sa vie qui est exposée, mais comme il y est étranger, les évènements deviennent des faits divers dont il se sert pour créer. Le « je » narrateur, même s'il est celui de Modiano, se montre neutre, dépouillé de tout sentiment qui le rattacherait aux épisodes marquants de sa vie. Le romancier dit même avoir toujours été « perturbé » par le style autobiographique. Dans un entretien accordé en 2014, il explique les raisons de la méfiance qu'il ressent envers ce genre :

L'entreprise autobiographique entraîne de grandes inexactitudes puisque l'on pèche souvent par omission, volontairement ou non. Et même si l'on cherche à être exact et sincère, on est condamné à une « posture » et un ton « autobiographique » qui risquent de vous entraver. Je crois que pour en faire une oeuvre littéraire, il faut tout simplement rêver sa vie – un rêve où la mémoire et l'imagination se confondent.

Une oeuvre autobiographique ne serait ainsi jamais totalement véridique puisque le ton et la mise en scène de soi empruntés lors du récit de l'intime empêcherait d'en faire un objet « littéraire », au sens où Modiano l'entend. Pour arriver à écrire un roman, il propose plutôt une formule imagée qui semble simple au premier abord : rêver sa vie. La mémoire n'a donc de valeur littéraire que si elle est combinée avec l'imagination. C'est d'ailleurs « bizarrement » dans l'écriture fictionnelle que le romancier a l'impression de se rapprocher le plus de sa vie.

Frontière entre fiction et réel.

Si l'imaginaire est ce qui permet à Patrick Modiano de se connecter avec les évènements qu'il a vécus, l'origine de ses romans se trouve chaque fois dans un élément du réel : « Le point de départ est toujours quelque chose de très précis qui ne relève pas de la fiction. Un détail. Ou une scène. Quelque chose qui a véritablement eu lieu. Un morceau de réalité ». La base du roman modianesque est bien ancrée dans le réel et ces petits détails, aperçus ou vécus, se frayent un chemin dans l'imaginaire de l'écrivain pour amorcer une rêverie qui le poussera à l'écriture. Ce bout de réalité n'est cependant que le début de l'entreprise romanesque et c'est tout le travail de romancier qui reste à faire une fois qu'il a trouvé cette inspiration :

Présenter les choses telles qu'elles se sont passées dans la réalité, cela m'a toujours paru peu romanesque. Pour que ça le devienne, il faut déformer, concentrer, aller chercher tous les détails significatifs à travers l'écume des faits, et puis les amplifier de façon démesurée. […] Un acteur et une actrice se maquillent, eux aussi, pour avoir l'air plus réels. Vous me direz que pour réussir ces trucages, il faut avoir un certain degré de duplicité, également un certain recul par rapport à soi-même. Mais comment devenir romancier sans apprendre à mentir ?

Le romancier doit donc « apprendre à mentir », amplifier les faits, non pour qu'ils paraissent invraisemblables, mais pour qu'ils se rapprochent le plus de ce que pourrait être la réalité. L'analogie avec l'acteur est à cet effet très bien choisie : le réel a lui aussi besoin d'être « maquillé » pour faire ressortir le caractère vraisemblable et pour qu'ainsi de simples faits qui pourraient demeurer anecdotiques puissent devenir romanesques. En déformant la réalité, le romancier réussit à « trouver une sorte de surréalité à des choses banales » et Modiano est d'avis que « la vraie réalité de ce[s] chose[s] se trouve dans cette surréalité. Il y a une sorte de phosphorescence qui ne vient pas forcément de [lui] mais qui vient de la chose elle-même ». Certes, c'est le travail du romancier de trouver ce qu'est la « surréalité » des choses, mais il n'a pas besoin de l'inventer puisque tous les éléments sont déjà présents dans les choses ordinaires, banales qui peuplent le quotidien. Il ne suffit que d'aller chercher chaque petit détail pour qu'elles perdent leur caractère insignifiant et qu'elles passent du factuel au littéraire. Donner « du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique » est, selon Modiano, l'une des vocations principales de l'écrivain. Ce faisant, le romancier est considéré comme un visionnaire, puisqu'il réussit à pénétrer la réalité tellement en profondeur, qu'il est en mesure de voir au-delà des apparences et de prendre comme matière pour ses romans ce que les autres ne peuvent voir à l'oeil nu : « Et je ne serais pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à enregistrer les mouvements les plus imperceptibles ».

Si le romancier est un visionnaire et qu'il est attentif à tous les mouvements, aussi imperceptibles soient-ils, le choix des éléments du réel dont il se servira dans ses oeuvres n'est pas aléatoire. En effet, il est tout de même orienté par ce qu'il a vécu au cours de sa vie et par les évènements qui l'ont marqué. L'enfance semble être une période particulièrement riche en « morceaux de réalité » dont le romancier peut s'inspirer pour l'écriture de ses romans : « [I]l y a souvent dans une vie un épisode, dans l'enfance, qui vous marque et qui sert de matrice à l'imaginaire et à la fiction. Même si cet épisode semble anodin, il vous poursuit et vous fait écrire souvent les mêmes textes ». Pour le romancier, l'enfance est une période qui s'inscrit dans l'imaginaire puisqu'elle est en quelque sorte le milieu où la fiction pourra prendre racine et se développer. Modiano insiste sur l'impossibilité d'arriver à s'en détacher : peu importe la nature des souvenirs que l'on en garde, qu'ils soient heureux, poignants ou qu'ils nous paraissent tout simplement étrangers, « [o]n est à jamais marqué par ce qu'on a éprouvé entre six et vingt ans. On retourne toujours à la case départ de l'enfance ». Si l'auteur a souvent eu à répondre à ceux qui lui reprochaient d'écrire sans cesse le même roman, cette matrice qu'est l'enfance pourrait être la cause des ressemblances et parfois même des séquences entières qui se répètent d'un livre à l'autre. Pour sa défense, Modiano, dans un entretien accordé en 2014, compare son art à celui du photographe qui essaie de voir une même chose sous des angles différents :

C'est une sorte de retouche perpétuelle. J'essaie de tourner autour, comme un photographe qui photographierait toujours la même personne mais en changeant à chaque fois de point de vue, qui s'approcherait puis s'éloignerait. C'est exactement cela : j'essaie toujours de trouver des points de vue différents.

Dans ce même entretien, Modiano explique qu'il écrit pour se « débarrasser » de vieux souvenirs qui le hantent depuis son jeune âge. La satisfaction rêvée ne semble toutefois jamais gagner le romancier et c'est ce qui le replonge dans un autre roman qui, traitant de thèmes semblables, pourrait le soulager du fardeau qu'il porte depuis toutes ces années. L'écriture est pour lui « comme une fuite en avant » et les souvenirs de jeunesse sont des pans de réel propices à la créativité et à l'écriture fictionnelle.

« J'ai […] une activité parallèle en dehors des livres que je publie ».

À son activité principale de romancier, s'ajoute la passion pour les faits divers que Patrick Modiano entretient depuis de nombreuses années. Il accumule dans des cahiers des noms, des dates de naissance, des adresses, des numéros de téléphone, des données spécifiques sur des gens qui ont réellement existé. Comme ces individus sont la plupart du temps des inconnus, ces petits détails précis de leur vie plongent l'écrivain dans une rêverie et le poussent à mener des enquêtes ou à convoquer son imaginaire pour combler les lacunes, les manques. Cette « activité parallèle » pourrait être seulement anecdotique dans le parcours de l'écrivain si elle n'était pas étroitement liée à la poétique romanesque du romancier du fait que « tous les livres qu['il] écri[t] ne sont qu'une contraction de cette masse de renseignements qu['il]accumule ». Ce serait d'ailleurs le dépouillement de vieux annuaires parisiens qui aurait poussé le jeune Modiano à écrire ses premiers romans : « Oui, il me semble que c'est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j'ai eu envie d'écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d'un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone et d'imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms ».

Si les souvenirs personnels de l'écrivain et son enfance sont le fondement de son écriture romanesque, Modiano imbrique également certains détails de la vie de personnes inconnues à son récit afin que ses romans servent à « retrouver des traces ». Ces « traces », le romancier les découvre la plupart du temps dans la ville qui l'a marqué depuis son enfance, en l'occurrence Paris. En choisissant de cadrer pratiquement tous ses récits dans la Ville Lumière, il s'inscrit dans la lignée des romanciers qui ont eux aussi trouvé leur inspiration dans la peuplade des villes : « C'est ainsi que l'on fait l'apprentissage de la ville et, en cela, j'ai suivi l'exemple de la plupart des romanciers que j'admirais et pour lesquels, depuis le XIXe siècle, la grande ville – qu'elle se nomme Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Stockholm – a été le décor et l'un des thèmes principaux de leurs livres ». Les villes, « gigantesques croisements d'anonymes », sont une source intarissable d'éléments du réel qui vont s'immiscer dans l'imaginaire et amorcer la rêverie du romancier. Modiano confie aussi que cette multitude de visages inconnus provoque chez lui « une sorte de désir d'essayer d'identifier les gens et de rendre compte de ce foisonnement d'existences : une envie de ramener à la surface ce qui s'est perdu dans cet anonymat, les visages et les gestes entrevus ». À ce titre, la lecture du Mémorial de la déportation des juifs de France de Serge Klarsfeld est pour l'écrivain une sorte de révélation. Cet ouvrage, construit à la manière d'un annuaire téléphonique répertoriant les noms et les dates de naissances de tous les juifs français qui ont été déportés dans les camps de la mort, rejoint une des motivations principales et essentielles du romancier : « retrouver quelque chose de très précis, mais un seul élément, tout le reste étant nimbé d'incertitude ».

C'est dans les incertitudes, dans les lacunes de la mémoire, dans les pans oubliés de l'Histoire que le romanesque peut advenir chez Modiano. Il ne cherche cependant pas à tout dévoiler, mais plutôt à éclairer la réalité par le biais de son imagination : « Le génie de Proust, c'est d'arriver à retrouver le passé, alors que moi, je n'arrive qu'à retrouver de traces. Je n'ai pas cette force qui permet de ressusciter les évènements ou les gens, j'arrive juste un peu à éclaircir ce qui est obscur ». Le roman n'a donc pas comme nécessité de révéler tous les mystères, puisqu'il doit conserver le caractère énigmatique des faits racontés. Le côté suggestif des choses prend alors toute son importance. Patrick Modiano explique l'impossibilité actuelle à retrouver le passé par le fait « qu'aujourd'hui la mémoire est beaucoup moins sûre d'elle-même et qu'elle doit lutter sans cesse contre l'amnésie et contre l'oubli ». Ce combat constant contre l'oubli condamnerait le romancier à ne retrouver que des traces des évènements passés, sans pouvoir les reconstituer en entier, comme le faisait Proust dans ses romans par exemple. C'est dans ce travail d'enquête sur un passé oublié que les objectifs du romancier sont exprimés le plus clairement : « Mais c'est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l'oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l'océan ».

Le temps particulier du romancier.

Pour Patrick Modiano, le temps qui passe est le principal responsable de cette masse d'oubli qui recouvre pratiquement tout au fil des années. Cependant, le romancier bénéficierait d'un rapport particulier au temps et c'est cette singularité qui lui permettrait de retrouver le passé sous forme de traces, en retirant une à une les couches d'amnésie qui le tapissent. D'une part, Modiano a la conviction « qu'un écrivain est marqué d'une manière indélébile par sa date de naissance et par son temps, même s'il n'a pas participé d'une manière directe à l'action politique, même s'il donne l'impression d'être un solitaire, replié dans ce qu'on appelle « sa tour d'ivoire ». Le romancier, même s'il essaie de s'en détacher, est prisonnier de l'époque qui l'a vu naître et ses romans seront nécessairement teintés de l'atmosphère régnante au moment de sa naissance. Il explique d'ailleurs la différence entre les grandes fresques romanesques qui ont marqué le XIXe siècle et les oeuvres contemporaines, morcelées et discontinues, par le temps qui s'est accéléré et qui semble avancer par saccades. Pourtant, alors que le romancier ne peut que laisser transparaître son temps dans ses oeuvres, ce n'est que le passé qui intéresse Modiano. Déjà en 1972, le jeune écrivain s'exprimait au sujet du traitement du passé dans ses romans et déclarait que l'avenir et le présent n'apparaissent pas sous des couleurs très intéressantes du point de vue romanesque, puisqu'on ne peut en parler qu'en termes de document . Le passé est donc la principale préoccupation de Modiano, qui voit en lui comme « un espèce d'éclat un peu voilé » garantissant le caractère intéressant du texte. C'est avant tout la perception contemporaine des temps désormais révolus que le romancier doit exploiter dans son oeuvre.

Modiano croit cependant qu' « un écrivain, comme tout autre artiste, a beau être lié à son époque de manière si étroite qu'il n'y échappe pas et que le seul air qu'il respire, c'est ce qu'on appelle « l'air du temps », il exprime toujours dans ses oeuvres quelque chose d'intemporel ». C'est ce rapport particulier du romancier, qui se situe entre l'attachement qu'il porte à son temps et le caractère intemporel de ses écrits, qui explique que certains écrivains comme Edgar Allan Poe ou Stendhal « sont mieux compris deux cents ans après leur mort que par ceux qui étaient leurs contemporains ». Un roman n'est donc pas figé dans une époque. Bien qu'il raconte des faits d'une période bien précise dans l'Histoire, il s'agit toujours d'une rêverie subjective sur les temps qui hantent le romancier. Et la rêverie, selon Patrick Modiano, est intemporelle.

En définitive, ce rapport au temps placerait le romancier « en marge de la vie ». Cette légère distance lui permet de garder une image plus claire de la réalité que s'il n'était plongé dans l'action, mais elle « n'empêche pas le pouvoir d'identification qui est le sien vis-à-vis de ses personnages et celles et ceux qui les ont inspirés dans la vie réelle ». Bien qu'il se tienne à l'écart, le romancier peut tout de même s'identifier à des gens ou à des évènements au point de ne plus pouvoir se dissocier de ces personnes lorsqu'elles deviennent ses personnages, comme Flaubert avec Madame Bovary ou Tolstoï avec Anna Karénine. La marginalité qui caractérise l'écrivain comporte cependant deux tranchants: elle lui permet de créer, mais elle « suppose aussi une certaine solitude ». Cette solitude, Modiano ne la voit pas comme étant négative, comme un repli sur soimême, mais plutôt comme un état qui lui « permet d'atteindre un degré d'attention et d'hyperlucidité vis-à-vis du monde extérieur pour le transposer dans un roman ». En d'autres mots, cette mise à l'écart s'avère nécessaire pour que puissent être traduits en poésie romanesque les objets précis de la réalité.

« Un romancier ne peut jamais être son lecteur ».

De la même manière, il est impossible pour un romancier d'être un lecteur de ses livres. Plongé dans son oeuvre, il n'a pas la distance nécessaire pour être un lecteur critique de ses écrits. Il n'a donc « qu'une représentation confuse et partielle de ses livres, comme un peintre occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision d'ensemble ». Pour Modiano, le lecteur en sait donc plus long sur le roman que l'auteur lui-même, puisque contrairement à ce dernier, il a la capacité de percevoir l'ensemble, la totalité de la réalité que le romancier a voulu exposer. Pour illustrer cette relation particulière entre un roman et son lecteur, Modiano emploie l'image de la photographie qu'on développe :

Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu'on le pratiquait avant l'ère du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. À mesure que l'on avance dans la lecture d'un roman, il se déroule le même processus chimique.

Bien que le romancier fasse la majeure partie du travail, celui de faire de la fiction à partir d'éléments du réel, de traces retrouvées, de faire sortir de l'oubli des personnes ou des évènements que le temps aurait fini par recouvrir entièrement, c'est le lecteur qui apporte la touche finale en rendant peu à peu le récit cohérent. Le roman appartient donc à son auteur seulement jusqu'au moment où il est achevé. Par la suite, il devient tel un enfant désormais capable de voler de ses propres ailes et de faire son chemin dans la pensée des lecteurs :

Sur le point d'achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à se détacher de vous et qu'il respire déjà l'air de la liberté, comme les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances. Ils sont distraits et bruyants et n'écoutent plus leur professeur. Je dirais même qu'au moment où vous écrivez les derniers paragraphes, le livre vous témoigne une certaine hostilité dans sa hâte de se libérer de vous. Et il vous quitte à peine avez-vous tracé le dernier mot. C'est fini, il n'a plus besoin de vous, il vous a déjà oublié. Ce sont les lecteurs désormais qui le révéleront à lui-même.

Alors que, comme nous l'avons vu, beaucoup d'éléments propres à chaque romancier influencent la manière d'écrire un roman, selon Patrick Modiano, le lecteur est en définitive la clé de sa poétique romanesque. Sans forcer son destinataire, le romancier doit l'entraîner dans sa rêverie qui ne prendra de sens qu'au moment de la lecture. Tout comme l'écrivain, qui a la capacité de voir dans la réalité ce que les autres ne voient pas et de transposer cette vision dans les romans, le lecteur a un rôle important à jouer. Il doit étudier le texte comme le romancier examine la réalité, c'est-à-dire lire le texte en essayant d'aller plus loin que les apparences pour qu'ainsi, les choses se révèlent à elles-mêmes.

Entretiens et ouvrages cités :

  • BUSNEL, François. « Modiano : ʺ Mon Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rêvé ʺ », L'express, 4 mars 2010, [en ligne], page consultée le 13 mars 2016.
  • BUTAUD, Nadia. Patrick Modiano, Paris, Textuel, coll. « Auteurs », 2008, 141 p.
  • CHANCEL, Jacques. Radioscopie de Patrick Modiano, [cédérom], Entretien enregistré et diffusé sur France Inter, 17 novembre 1972.
  • COSNARD, Denis. Dans la peau de Patrick Modiano, France, Fayard, 2010, 281 p.
  • EZINE Jean-Louis. « Patrick Modiano ou le passé antérieur », Les Nouvelles littéraires, n° 2501, 6 octobre 1975.
  • FREY, Pascale et Olivia DE LAMBERTERIE. « Patrick Modiano raconté par sa femme », Elle, 6 octobre 2003, p. 149-152.
  • HECK, Maryline. Le magazine littéraire, n° 490, octobre 2009
  • LIBAN, Laurence. « Modiano » L'express, 1er octobre 2003, [en ligne], page consultée le [12 mars 2016].
  • MAURY, Pierre. Le magazine littéraire, n°302, septembre 1992.
  • MODIANO, Patrick. Romans, Paris, Gallimard, coll. Quarto 2013, 1088 p.
  • ONO-DIT-BIOT, Christophe. Le Point, n°1828, 27 septembre 2007.
  • RAMBURES, Jean-Louis. Le Monde, 14 mai 1973, p. 24

Articles sans mention du nom de l'auteur :

  • « Modiano : ʺJe ne m'attendais pas du tout à remporter le Nobelʺ », Les inRocks, 15 octobre 2014, [en  ligne], page consultée le [14 mars 2016].
  • « Patrick Modiano lauréat du prix Nobel de littérature », Lemonde.fr, 9 décembre 2014, [en ligne], page consultée le 10 mars 2016.
  • « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier de Patrick Modiano », Entretien réalisé à l'occasion de la parution du livre en 2014, dans Gallimard, [en ligne], page consultée le 9 mars 2016.
  • « Verbatim : le discours de réception du prix Nobel de Patrick Modiano », Lemonde.fr, 7 décembre 2014,[en ligne], page consultée le 10 mars 2016.

Bibliographie

Ouvrages cités

Patrick Modiano n'a jamais jugé pertinent de publier un essai sur sa conception du roman et le fait que « la littérature pour la littérature, les recherches sur l'écriture, tout ce byzantinisme pour chaires et colloques, ça ne [l']'intéresse pas » a sans doute influencé ce choix. Les citations de ce texte proviennent donc majoritairement des quelques entretiens que Modiano a accordés au cours de sa carrière, entretiens qui se font plutôt rares avant 2014, mais qui vont se multiplier depuis l'obtention du Nobel. Le discours de réception du prix Nobel est aussi une des sources importantes de cette recherche.

« Verbatim : le discours de réception du prix Nobel de Patrick Modiano » , Lemonde.fr, 7 décembre 2014, [en ligne], page consultée le [10 mars 2016].

« Modiano : ʺJe ne m'attendais pas du tout à remporter le Nobelʺ » , Les inRocks, 15 octobre 2014, [en ligne], page consultée le [14 mars 2016].

CROM, Nathalie. « Patrick Modiano, prix Nobel de littérature », Télérama.fr, 4 octobre 2014, [en ligne], page consultée le [12 mars 2016]

« Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier de Patrick Modiano », Entretien réalisé à l'occasion de la parution du livre en 2014, Gallimard, [en ligne], page consultée le [9 mars 2016].

« L'Herbe des nuits de Patrick Modiano », Entretien réalisé à l'occasion de la parution du livre en octobre 2012, Gallimard, [en ligne], page consultée le [9 mars 2016].

BUSNEL, François. « Modiano : ʺ Mon Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rêvé ʺ », L'express, 4 mars 2010, [en ligne], page consultée le [13 mars 2016].

BUTAUD, Nadia. Patrick Modiano, Paris, Textuel, coll. « Auteurs », 2008, 141 p.

Citations

« Verbatim : le discours de réception du prix Nobel de Patrick Modiano » , Lemonde.fr, 7 décembre 2014, [en ligne], page consultée le 10 mars 2016.

« Un romancier ne peut jamais être son lecteur, sauf pour corriger dans son manuscrit des fautes de syntaxe, des répétitions ou supprimer un paragraphe de trop. Il n'a qu'une représentation confuse et partielle de ses livres, comme un peintre occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision d'ensemble ».

« Sur le point d'achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à se détacher de vous et qu'il respire déjà l'air de la liberté, comme les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances. Ils sont distraits et bruyants et n'écoutent plus leur professeur. Je dirais même qu'au moment où vous écrivez les derniers paragraphes, le livre vous témoigne une certaine hostilité dans sa hâte de se libérer de vous. Et il vous quitte à peine avez-vous tracé le dernier mot. C'est fini, il n'a plus besoin de vous, il vous a déjà oublié. Ce sont les lecteurs désormais qui le révéleront à lui-même ».

« Oui, le lecteur en sait plus long sur un livre que son auteur lui-même. Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu'on le pratiquait avant l'ère du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. à mesure que l'on avance dans la lecture d'un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour qu'il existe un tel accord entre l'auteur et son lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais son lecteur – au sens où l'on dit d'un chanteur qu'il force sa voix – mais l'entraîne imperceptiblement et lui laisse une marge suffisante pour que le livre l'imprègne peu à peu, et cela par un art qui ressemble à l'acupuncture où il suffit de piquer l'aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le système nerveux ».

« Cette relation intime et complémentaire entre le romancier et son lecteur, je crois que l'on en retrouve l'équivalent dans le domaine musical. J'ai toujours pensé que l'écriture était proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci et j'ai toujours envié les musiciens qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman – et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J'ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c'est sans doute grâce à cela que j'ai mieux compris la réflexion que j'ai lue quelque part : « C'est avec de mauvais poètes que l'on fait des prosateurs. » Et puis, en ce qui concerne la musique, il s'agit souvent pour un romancier d'entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu'il a pu observer dans une partition musicale où l'on retrouve les mêmes fragments mélodiques d'un livre à l'autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier, le regret de n'avoir pas été un pur musicien et de n'avoir pas composé Les Nocturnes de Chopin ».

« Le manque de lucidité et de recul critique d'un romancier vis-à-vis de l'ensemble de ses propres livres tient aussi à un phénomène que j'ai remarqué dans mon cas et dans celui de beaucoup d'autres : chaque nouveau livre, au moment de l'écrire, efface le précédent au point que j'ai l'impression de l'avoir oublié. Je croyais les avoir écrits les uns après les autres de manière discontinue, à coups d'oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l'un à l'autre, comme les motifs d'une tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil. Un demi-sommeil ou bien un rêve éveillé. Un romancier est souvent un somnambule, tant il est pénétré par ce qu'il doit écrire, et l'on peut craindre qu'il se fasse écraser quand il traverse une rue. Mais l'on oublie cette extrême précision des somnambules qui marchent sur les toits sans jamais tomber ».

« Voilà aussi la preuve qu'un écrivain est marqué d'une manière indélébile par sa date de naissance et par son temps, même s'il n'a pas participé d'une manière directe à l'action politique, même s'il donne l'impression d'être un solitaire, replié dans ce qu'on appelle « sa tour d'ivoire ». Et s'il écrit des poèmes, ils sont à l'image du temps où il vit et n'auraient pas pu être écrits à une autre époque ».

« Il arrive aussi qu'un écrivain du XXIe siècle se sente, par moments, prisonnier de son temps et que la lecture des grands romanciers du XIXe siècle – Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski – lui inspire une certaine nostalgie. À cette époque-là, le temps s'écoulait d'une manière plus lente qu'aujourd'hui et cette lenteur s'accordait au travail du romancier car il pouvait mieux concentrer son énergie et son attention. Depuis, le temps s'est accéléré et avance par saccades, ce qui explique la différence entre les grands massifs romanesques du passé, aux architectures de cathédrales, et les oeuvres discontinues et morcelées d'aujourd'hui ».

« Et d'ailleurs, un écrivain, comme tout autre artiste, a beau être lié à son époque de manière si étroite qu'il n'y échappe pas et que le seul air qu'il respire, c'est ce qu'on appelle « l'air du temps », il exprime toujours dans ses oeuvres quelque chose d'intemporel. Dans les mises en scène des pièces de Racine ou de Shakespeare, peu importe que les personnages soient vêtus à l'antique ou qu'un metteur en scène veuille les habiller en bluejeans et en veste de cuir. Ce sont des détails sans importance. On oublie, en lisant Tolstoï, qu'Anna Karénine porte des robes de 1870 tant elle nous est proche après un siècle et demi. Et puis certains écrivains, comme Edgar Poe, Melville ou Stendhal, sont mieux compris deux cents ans après leur mort que par ceux qui étaient leurs contemporains ».

« En définitive, à quelle distance exacte se tient un romancier ? En marge de la vie pour la décrire, car si vous êtes plongé en elle – dans l'action – vous en avez une image confuse. Mais cette légère distance n'empêche pas lepouvoir d'identification qui est le sien vis-à-vis de ses personnages et celles et ceux qui les ont inspirés dans la vie réelle. Flaubert a dit : « Madame Bovary, c'est moi ». Et Tolstoï s'est identifié tout de suite à celle qu'il avait vue sejeter sous un train une nuit, dans une gare de Russie. Et ce don d'identification allait si loin que Tolstoï se confondait avec le ciel et le paysage qu'il décrivait et qu'il absorbait tout, jusqu'au plus léger battement de cil d'Anna Karénine. Cet état second est le contraire du narcissisme car il suppose à la fois un oubli de soi-même et une très forte concentration, afin d'être réceptif au moindre détail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle n'est pas un repli sur soi-même, mais elle permet d'atteindre à un degré d'attention et d'hyper-lucidité vis-à-vis du monde extérieur pour le transposer dans un roman ».

« J'ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s'envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu'elle n'avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C'est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne ».

« Le travail du romancier doit aller dans ce sens-là. Son imagination, loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter ce qui se cache derrière les apparences. Et je ne serais pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à enregistrer les mouvements les plus imperceptibles ».

« Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l'intimité d'un écrivain et c'est là qu'il est au meilleur de lui-même et qu'il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite ».

« Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mon cas personnel mais je crois que certains épisodes de mon enfance ont servi de matrice à mes livres, plus tard. Je me trouvais le plus souvent loin de mes parents, chez des amis auxquels ils me confiaient et dont je ne savais rien, et dans des lieux et des maisons qui se succédaient. Sur le moment, un enfant ne s'étonne de rien, et même s'il se trouve dans des situations insolites, cela lui semble parfaitement naturel. C'est beaucoup plus tard que mon enfance m'a paru énigmatique et que j'ai essayé d'en savoir plus sur ces différentes personnes auxquelles mes parents m'avaient confié et ces différents lieux qui changeaient sans cesse. Mais je n'ai pas réussi à identifier la plupart de ces gens ni à situer avec une précision topographique tous ces lieux et ces maisons du passé. Cette volonté de résoudre des énigmes sans y réussir vraiment et de tenter de percer un mystère m'a donné l'envie d'écrire, comme si l'écriture et l'imaginaire pourraient m'aider à résoudre enfin ces énigmes et ces mystères ».

« Et puisqu'il est question de « mystères », je pense, par une association d'idées, au titre d'un roman français du XIXe siècle : Les mystères de Paris. La grande ville, en l'occurrence Paris, ma ville natale, est liée à mes premières impressions d'enfance et ces impressions étaient si fortes que, depuis, je n'ai jamais cessé d'explorer les « mystères de Paris ». Il m'arrivait, vers neuf ou dix ans, de me promener seul, et malgré la crainte de me perdre, d'aller de plus en plus loin, dans des quartiers que je ne connaissais pas, sur la rive droite de la Seine. C'était en plein jour et cela me rassurait. Au début de l'adolescence, je m'efforçais de vaincre ma peur et de m'aventurer la nuit, vers des quartiers encore plus lointains, par le métro. C'est ainsi que l'on fait l'apprentissage de la ville et, en cela, j'ai suivi l'exemple de la plupart des romanciers que j'admirais et pour lesquels, depuis le XIXe siècle, la grande ville – qu'elle se nomme Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Stockholm – a été le décor et l'un des thèmes principaux de leurs livres ».

« Pour ceux qui y sont nés et y ont vécu, à mesure que les années passent, chaque quartier, chaque rue d'une ville, évoque un souvenir, une rencontre, un chagrin, un moment de bonheur. Et souvent la même rue est liée pour vous à des souvenirs successifs, si bien que grâce à la topographie d'une ville, c'est toute votre vie qui vous revient à la mémoire par couches successives, comme si vous pouviez déchiffrer les écritures superposées d'un palimpseste. Et aussi la vie des autres, de ces milliers et milliers d'inconnus, croisés dans les rues ou dans les couloirs du métro aux heures de pointe ».

« Oui, il me semble que c'est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j'ai eu envie d'écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d'un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone et d'imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms ».

« Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La société qu'il décrivait était encore stable, une société du XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J'ai l'impression qu'aujourd'hui la mémoire est beaucoup moins sûre d'elle-même et qu'elle doit lutter sans cesse contre l'amnésie et contre l'oubli. À cause de cette couche, de cette masse d'oubli qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables. Mais c'est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l'oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l'océan ». 

« Curieuse activité solitaire que celle d'écrire. Vous passez par des moments de découragement quand vous rédigez les premières pages d'un roman. Vous avez, chaque jour, l'impression de faire fausse route. Et alors, la tentation est grande de revenir en arrière et de vous engager dans un autre chemin. Il ne faut pas succomber à cette tentation mais suivre la même route. C'est un peu comme d'être au volant d'une voiture, la nuit, en hiver et rouler sur le verglas, sans aucune visibilité. Vous n'avez pas le choix, vous ne pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer d'avancer en vous disant que la route finira bien par être plus stable et que le brouillard se dissipera ».

« Modiano : ʺJe ne m'attendais pas du tout à remporter le Nobelʺ » , Les inRocks, 15 octobre 2014, [en ligne], page consultée le 14 mars 2016.

« Les inRocks: Votre dernier roman, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier,commence de nos jours, mais plonge vite dans un épisode de votre enfance : quand votre mère vous avait confié, avec votre frère, à une autre femme, dans une maison étrange…
Patrick Modiano: Vous mettez le doigt sur un point sensible. En dehors de l'air du temps, on est quand même rattrapé par son passé, et il y a souvent dans une vie un épisode, dans l'enfance, qui vous marque et qui sert de matrice à l'imaginaire et à la fiction. Même si cet épisode semble anodin, il vous poursuit et vous fait écrire souvent les mêmes textes. Je donne souvent Hitchcock comme exemple : quand il était enfant, son père l'avait envoyé au commissariat avec une lettre pour le commissaire, et celui-ci l'avait enfermé dans une pièce où il plaçait les gens qu'il avait arrêtés. Il y est resté une heure, sans savoir quand il allait en sortir. Et quand le commissaire l'a enfin libéré, il lui a dit qu'il le remettrait là s'il se conduisait mal… Cet épisode est la matrice de ses films hantés par une menace, du suspense ».

« J'aurais tendance à privilégier mes livres les plus récents, car les autres sont éloignés de moi. Donc peut-être par l'avant-dernier ( L'Herbe des nuits, 2012 – ndlr), et le dernier. Quand j'ai terminé un livre, j'éprouve une insatisfaction qui me replonge dans un autre et c'est comme une fuite en avant… quand je relis mes livres plus anciens, je m'aperçois que je répète des choses qui se ressemblent, parfois des séquences entières, qui reviennent comme un refrain, un ressac … Plutôt que de les éviter dans un prochain roman, vous tentez de les approfondir ? C'est une sorte de retouche perpétuelle. J'essaie de tourner autour, comme un photographe qui photographierait toujours la même personne mais en changeant à chaque fois de point de vue, qui s'approcherait puis s'éloignerait. C'est exactement cela : j'essaie toujours de trouver des points de vue différents ».

CROM, Nathalie. « Patrick Modiano, prix Nobel de littérature », Télérama.fr, 4 octobre 2014, [en ligne], page consultée le 12 mars 2016.

« N. C.: Vous avez confié parfois que vous auriez aimé écrire des romans policiers. Ce nouveau livre en est un, ou presque...
P. M.: Oui, j'ai toujours eu l'envie, la nostalgie de pouvoir écrire des romans policiers. Ou des séries, comme faisait Georges Simenon, qui donnait un nouveau roman tous les mois. Au fond, les thèmes principaux des romans policiers sont proches de ceux qui m'obsèdent : la disparition, les problèmes d'identité, l'amnésie, le retour vers un passé énigmatique. Le fait, aussi, de proposer souvent différents témoignages contradictoires sur une personne ou sur un événement me rapproche du genre. Mon goût pour ce type d'intrigues s'explique aussi par des raisons intimes. Rétrospectivement, il me semble que des épisodes de mon enfance ont ressemblé à un roman policier ». 

« N. C.: Pourquoi n'avoir jamais écrit alors de roman policier ?
P. M.: Le roman policier induit une sorte de réalisme, voire de naturalisme, et une structure narrative assez rigide et efficace. Il n'y a pas de place, dans sa facture, pour le côté fluide de la rêverie, il faut être un peu terre à terre, ou didactique, afin que les pièces du puzzle s'emboîtent. A la fin d'un roman policier, il y a une explication, une résolution. Cela ne convient pas quand on veut, comme moi, décrire un passé morcelé, incertain, onirique. D'ailleurs, je n'écris pas vraiment des romans au sens classique du terme, plutôt des choses un peu bancales, des sortes de rêveries, qui relèvent de l'imaginaire.

« N. C.: Vous vous situez pourtant loin de l'autobiographie...
P.M.: Il ne s'agit jamais pour moi de me plonger de façon narcissique dans mon enfance. Je n'écris pas pour parler de moi ou essayer de me comprendre. Ni pour reconstituer les faits. Il n'y a aucun désir d'introspection. Non, j'ai juste été marqué durant l'enfance par une atmosphère, un climat, parfois des situations, dont je me suis servi pour écrire des livres. Mais en quittant le plan autobiographique pour me situer sur celui de l'imaginaire, du poétique, avec quelques événements de mon enfance pour matrice. Des choses parfois dérisoires, insignifiantes, sans doute pas si mystérieuses, au fond. Je me souviens par exemple que, dans les premiers magazines d'actualité que j'ai eus entre les mains vers l'âge de 10 ans et que je lisais en cachette, j'étais tombé sur la photo d'une jeune femme jugée aux assises pour avoir tué son amant, un étudiant en médecine. Ce visage m'avait tellement imprégné que, des années plus tard, je l'ai reconnue un jour où je marchais rue du Dragon, à Paris. Je ne cherche pas à savoir pourquoi ce visage m'a frappé, ce qui m'importe, c'est qu'il me projette dans une rêverie.
De la même façon, les questions qu'enfant je me posais sur mes parents et leurs attitudes étranges, sur les personnes troubles qui les entouraient, sur l'Occupation, que je n'ai pas connue mais qui était très présente pour moi comme pour tous ceux de ma génération... tout cela, je n'ai pas cherché à l'expliciter, mais à le déplacer sur un plan poétique. Les événements n'ont pas d'intérêt en eux-mêmes, mais ils sont comme réverbérés par l'imaginaire et la rêverie. Par la manière dont on les a rêvés, dont parfois on les a mélangés et amalgamés, on a mis sur eux une sorte de phosphorescence, ils sont métamorphosés. En écrivant ainsi, j'ai l'impression d'être plus proche de moi-même que si j'écrivais d'un simple point de vue autobiographique ».

« N. C.: Dans votre oeuvre, seul Un pedigree relève strictement de l'autobiographie ?
P.M. : Oui, on peut considérer les choses ainsi. Pourtant, bizarrement, c'est un livre où je ne parle pas de choses ou de gens très intimes. En fait, j'ai écrit ce livre pour me délester de ce qui m'avait été imposé dans la vie : mes parents, les personnes qu'on a autour de soi lorsqu'on est enfant et adolescent, qu'on n'a pas choisies mais qui sont là et vous contraignent ou vous pèsent. Je voulais vraiment m'en débarrasser, comme on le fait d'un corps étranger. Je l'avais écrit après avoir lu un ouvrage où il était question de moi, qui comportait beaucoup d'inexactitudes. J'avais décidé, à titre documentaire et à mon seul usage, de dresser une sorte de mémorandum, très factuel et très précis, de mon enfance et mon adolescence. Au bout de dix ans, je l'ai retravaillé pour qu'il soit publié. Ça a donné ce livre lapidaire, sommaire, Un pedigree, qu'un temps j'ai regretté d'avoir publié, justement à cause de ce côté factuel et autobiographique. Puis il s'est passé un phénomène bizarre : ce livre a été comme aspiré par mes autres livres, il ne s'en dissociait pas, il était comme un squelette de mes autres livres ».

« N. C.: L'écriture est-elle une activité agréable ?
P. M.: Ce que j'aime, dans l'écriture, c'est plutôt la rêverie qui la précède. L'écriture en soi, non, ce n'est pas très agréable. Il faut matérialiser la rêverie sur la page, donc sortir de cette rêverie. Parfois, je me demande comment font les autres ? Comment font ces auteurs qui, comme Flaubert le faisait au xixe siècle, écrivent et réécrivent, refondent, reconstruisent, condensent à partir d'un premier jet dont il ne reste finalement rien ou presque dans la version finale du livre ? Ça me semble assez effrayant. Personnellement, je me contente d'apporter des corrections sur un premier jet, qui ressemble à un dessin qui aurait été fait d'un seul trait. Ces corrections sont à la fois nombreuses et légères, comme une accumulation d'actes de microchirurgie. Oui, il faut trancher dans le vif comme le chirurgien, être assez froid vis-à-vis de son propre texte pour le corriger, supprimer, alléger. Il suffit parfois de rayer deux ou trois mots sur une page pour que tout change. Mais tout ça, c'est la cuisine de l'écrivain, c'est assez ennuyeux pour les autres...
Dans mes premiers livres, il n'y avait jamais de chapitres, de retours à la ligne, de respiration. A posteriori, je me suis demandé pourquoi, et j'ai compris que l'écriture s'accommode mal de la jeunesse. Sauf dans le cas d'un génie poétique précoce, comme Rimbaud. Ecrire très jeune, c'est être soumis à une tension qu'on ne sait pas manier. Regardez ces déménageurs capables de porter sur les épaules et le dos des poids inhumains, parce qu'ils savent quelle posture leur corps doit adopter pour cela. Ecrire, c'est pareil : il faut trouver la posture. Au début, je n'y arrivais pas, j'étais crispé, tendu, ce n'est pas si facile de se concentrer. De plus, il y a comme une déperdition d'influx nerveux entre le cerveau et la main : on pense à des choses qui vous stimulent, et quand on se met à écrire, d'une certaine manière, c'est déjà trop tard, vous avez perdu l'influx nerveux, vous êtes comme ces canards dont on a coupé le cou et qui continuent à courir alors qu'ils n'ont plus de tête.
Ce n'est qu'avec les années que j'ai appris à gérer cela, à me détendre un peu, à aérer mes romans. Ecrire n'est pas vraiment plus facile, mais on dispose de techniques qui font que, quand même, on y arrive mieux. Même si, parfois, je me dis aussi qu'il y a un côté anachronique dans l'écriture, la lenteur qu'elle suppose, alors même que tout va tellement vite aujourd'hui, tout s'est accéléré autour de l'écrivain qui, lui, continue à son rythme ».

« Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier de Patrick Modiano », Entretien réalisé à l'occasion de la parution du livre en 2014, Gallimard[en ligne], page consultée le 9 mars 2016.

« Oui, je crois qu'il est difficile d'être son propre biographe. L'entreprise autobiographique entraîne de grandes inexactitudes puisque l'on pèche souvent par omission, volontairement ou non. Et même si l'on cherche à être exact et sincère, on est condamné à une «posture» et un ton «autobiographique» qui risquent de vous entraver. Je crois que pour en faire une oeuvre littéraire, il faut tout simplement rêver sa vie – un rêve où la mémoire et l'imagination se confondent ».

« L'Herbe des nuits de Patrick Modiano », Entretien réalisé à l'occasion de la parution du livre en octobre 2012, Gallimard[en ligne], page consultée le 9 mars 2016.

« Le roman est traversé d'allusions à des livres trouvés par hasard, à des auteurs peu ou mal connus — Anthony Hope, Oser Warszawski, Tristan Corbière. Rappeler ainsi, même fugitivement, leur existence est-il une manière de dire que l'oubli n'existe pas ?

Patrick Modiano : Je crois que c'est cela que je cherche à exprimer dans mes romans : traverser une couche d'oubli pour atteindre cette zone où le temps est transparent, un peu comme un avion qui traverse une couche de nuages pour atteindre le bleu du ciel ».

BUSNEL, François. « Modiano : ʺ Mon Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rêvé ʺ », L'express, 4 mars 2010, [en ligne], page consultée le 13 mars 2016.

« F. B.: Où situez-vous la frontière entre la fiction et le récit ?
P. M.: Le point de départ est toujours quelque chose de très précis qui ne relève pas de la fiction. Un détail. Ou une scène. Quelque chose qui a véritablement eu lieu. Un morceau de réalité. Après, je mélange ces bribes de réel à ce qu'elles auraient pu devenir. Et ça devient une sorte de fiction. L'horizon est né de cette façon : la scène primitive est une scène où je voyais quelqu'un attendre une autre personne à la sortie d'un bureau ».

« F. B.: Comment écrivez-vous ?
P. M.: Je pars du concret pour aller vers la fiction. J'utilise souvent le nom de personnes qui ont vraiment existé parce que ça m'aide à soutenir l'échafaudage. Je détourne leurs noms, bien sûr ».

« F. B.: Mais faut-il déduire de cette méthode que vous n'avez pas un rapport heureux à l'écriture ?
P. M.: Non. Ce qui aggrave mon cas, c'est cette rêverie préalable à tout commencement d'écriture et dont j'ai besoin avant de passer à l'acte. Je suis comme ces gens qui sont au bord d'une piscine et attendent des heures avant de plonger : écrire, pour moi, est quelque chose de désagréable, donc je suis obligé de rêver beaucoup avant de m'y mettre, de trouver des façons de rendre agréable ce travail assez long et difficile, de trouver un dopant. J'ai d'ailleurs compris, maintenant, la raison de l'alcoolisme de beaucoup de grands écrivains: je crois qu'il s'agit de cette perpétuelle baisse de tension et l'alcool fonctionne comme le grand dopant, même quand on a fini d'écrire ».

« F. B.:  La parution et le succès d'Un pedigree ont-ils changé beaucoup de choses en vous ?
P.M.:On pouvait classer ce livre du côté des autobiographies - c'est d'ailleurs ce que l'on a fait - mais j'ai toujours eu l'impression que ce livre se rattachait aux romans. En fait, la perspective de l'autobiographie m'a toujours perturbé. Dans Un pedigree, je ne racontais pas une vie, la mienne. Je parlais de choses qui m'avaient été imposées. Ce n'est pas la même perspective, vous comprenez. Je parlais de choses qui m'avaient fait souffrir mais qui m'étaient étrangères, qui ne m'étaient pas intimes. Bien sûr, il s'agissait de mes parents. Mais ces choses m'avaient été imposées par eux et étaient presque comme des corps étrangers. J'ai écrit ce livre pour me débarrasser de ces éléments étrangers, pas pour raconter ma vie. Le pedigree, comme pour les chiens ou les chevaux, renvoie aux choses dont nous ne sommes pas responsables : nos parents, par exemple. Mais ce livre ne relevait absolument pas d'une démarche pour essayer de me comprendre moi-même. J'ai toujours trouvé qu'il y avait quelque chose d'un peu faux dans l'autobiographie. Un ton qui est toujours faux. On se met toujours en valeur. Ou bien on oublie beaucoup de choses, ou on les cache... L'autobiographie m'a toujours paru bizarre. Suspecte. On pourrait d'ailleurs faire un pastiche des différentes formes d'autobiographie. J'ai aimé en lire mais il y a toujours une forme de mensonge. Il y a là une sorte d'impudeur. On ment parfois par omission, ou en présentant les choses sous un angle qui n'est pas celui de la vérité mais de la trahison. Tout cela est un peu bizarre. Un pedigreen'était pas une autobiographie mais le récit de choses qui m'avaient fait souffrir tout en m'étant étrangères. Ce qui m'émeut, dans les grandes autobiographies, celles des Russes ou des Anglais, c'est qu'ils parlent tous de leur enfance comme d'un Eden perdu ; or, pour moi, l'enfance fut tout à fait autre...»

BUTAUD, Nadia. Patrick Modiano, Paris, Textuel, coll. « Auteurs », 2008, 141 p.

Toutes les citations de ce livres sont de Patrick Modiano lui-même. 

« J'ai employé un processus de mythomanie qui permet de mélanger réalité et fiction. En même temps, j'ai l'impression que cette interférence crée un certain malaise qui n'aurait pas lieu si le lecteur était sûr de se trouver soit dans l'imaginaire pur, soit dans la réalité historique ». (p.17)

« Le grand, l'inévitable souvenir romanesque, c'est toujours, de toute manière, le temps : voir Tolstoï, Proust et tous les autres phares. De toutes les formes d'écriture, la forme romanesque est la plus habilitée à donner l'odeur du temps ». (p.18)

« On est à jamais marqué par ce qu'on a éprouvé entre six et vingt ans. On retourne toujours à la case départ de l'enfance ». (p. 21)

« Je ne crois pas que mes romans soient figés dans une époque – les années soixante ou quarante. C'est une rêverie tout à fait subjective sur les années soixante ou quarante, mais aussi bien sur des choses courantes; une cabine téléphonique, une chaussure, une rue, un chien… Et la rêverie est intemporelle ». (p. 22)

« La lumière voilée de mes livres crée un malentendu : elle ne cherche pas à ressusciter un passé bien précis, elle ne veut être que la coloration du temps. Un peu comme dans certains tableaux de Claude Lorrain où l'horizon baigne dans une lumière nostalgique. J'essaie simplement de montrer comment le temps passe et recouvre tout, choses et gens, comme la lumière baisse et s'immobilise un instant…» (p. 26-27)

« Ce qui me motive, pour écrire, c'est retrouver des traces. Ne pas raconter les choses de manière directe, mais que ces choses soient un peu énigmatiques. Retrouver les traces des choses, plutôt que les choses elles-mêmes. C'est beaucoup plus suggestif que lorsque l'on aborde les choses de face. Comme une statue mutilée… on a tendance à la reconstituer. La suggestion est plus grande ». (p. 36)

« Le génie de Proust, c'est d'arriver à retrouver le passé, alors que moi, je n'arrive qu'à retrouver de traces. Je n'ai pas cette force qui permet de ressusciter les évènements ou les gens, j'arrive juste un peu à éclaircir ce qui est obscur ». (p. 36) 

« Pour mes romans, j'ai absolument besoin de localiser l'action. Au départ, il y a un certain cadre qui ne correspond pas d'ailleurs forcément au titre (quoique celui-ci ait toujours une résonance topographique) ». (p. 41)

« Les villes sont de gigantesques croisements d'anonyme, et cette multitude de visages croisés et qui resteront pourtant des inconnus, cela a toujours provoqué en moi l'imagination. Une sorte de désir d'essayer d'identifier les gens et de rendre compte de ce foisonnement d'existences : une envie de ramener à la surface ce qui s'est perdu dans cet anonymat, les visages et les gestes entrevus ». (p. 49)

« Tous ces lieux, ces adresses sont des points de repère dans la saisie des choses fuyantes, absentes. L'absence est un état que j'essaie d'exprimer, or l'absence est d'autant plus frappante quand vous savez que telle personne était présente, à un moment donné, à tel endroit ». (p. 51-52)

« Si j'avais des antécédents à un point quelconque dans l'histoire de France ! Mais non, rien : Ces mots de Rimbaud traduisent bien ce que j'éprouve : le sentiment de ne pouvoir me rattacher à aucune tradition, à aucun passé national ou historique; le sentiment d'être un déraciné ». (p. 67)

« Chez Fitzgerald, on voit des colosses se détériorer, ce qui donne à la tragédie plus d'ampleur encore. Dans mes livres, tout est miné dès le départ ». (p. 73)

« Il ne peut plus rien leur arriver. Ils ne sont plus que des feux follets passant dans les ruines de leur ancienne vie. Ils survivent. La seule différence entre eux et moi est en ma faveur : j'écris, c'est mon ancrage. Eux, c'est la dérive complète ». (p. 73)

« Je conserve beaucoup de choses, de papiers, de journaux, de notes. Mais ce n'est pas par goût des archives, pas non plus pour le plaisir d'accumuler. J'ai plutôt l'impression que ces choses sont comme des signaux de morse à décrypter, des indices qui me mettent sur la voie d'un déchiffrement personnel ». (p. 73)

« La littérature pour la littérature, les recherches sur l'écriture, tout ce byzantinisme pour chaires et colloques, ça ne m'intéresse pas : j'écris pour savoir qui je suis, pour me trouver une identité ». (p.73)

« Souvent, je tourne une journée entière autour d'une même phrase. Je l'écris. Je la raie. Je la récris. Je finis par accumuler des dizaines de feuilles détachées pour une seule phrase infiniment répétée au stylo à bille. […] Il y a comme une petite musique qui me guide tout au long du livre. Le problème […] c'est de ne pas perdre le rythme ». (p. 74)

« Le « je » de mes autres romans a toujours été un peu vague, c'est moi et pas moi. Mais utiliser le « je » me concentre mieux, c'est comme si j'entendais une voix, comme si je transcrivais une voix qui me parlait et me diais « je » […] comme quand on capte une voix à la radio, qui de temps en temps s'échappe, devient inaudible, et revient. Ce « je » d'un autre qui me parle et que j'écoute me donne de la distance par rapport à l'autobiographie, même si je m'incorpore parfois au récit ». (p. 76)

« Il y a toujours une part autobiographique dans un roman mais il faut la transposer, l'amplifier, essayer de retrouver l'essentiel des être et des choses à travers leur apparence quotidienne, structurer ce qui, dans la vie, est désordre… Si on ne se livre pas à ce travail de « filtrage » et de stylisation, on risque de donner une impression de « débraillé », de « document vécu », de « déballage » qui est le contraire de la littérature ». (p. 77) 

« Présenter les choses telles qu'elles se sont passées dans la réalité, cela m'a toujours paru peu romanesque. Pour que ça le devienne, il faut déformer, concentrer, aller chercher tous les détails significatifs à travers l'écume des faits, et puis les amplifier de façon démesurée. […] Un acteur et une actrice se maquillent, eux aussi, pour avoir l'air plus réels. Vous me direz que pour réussir ces trucages, il faut avoir un certain degré de duplicité, également un certain recul par rapport à soi-même. Mais comment devenir romancier sans apprendre à mentir »? (p. 78)

« Je me sens un peu coupable quand le livre est trop court. Mais cela tient du fait que j'ai voulu suggérer beaucoup de choses. Il y a toute une partie invisible. Sans s'en rendre compte le lecteur devrait pouvoir reconstituer de lui-même ce que j'imagine par le silence ». (p. 79)

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