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(1900-1999)

Dossier

Le roman selon Nathalie Sarraute

Le roman selon Nathalie Sarraute, par Katerine Gosselin, 29 novembre 2010

Le discours sur le roman de Nathalie Sarraute est polémique à bien des égards. Paru au tout début des années cinquante, l'article devenu célèbre intitulé « L'Ère du soupçon » allait donner le ton aux revendications néo-romanesques en contestant la conception du roman véhiculée par une certaine critique (voir la préface à L'Ère du soupçon). Pour Sarraute, cette conception est inacceptable en raison des limites qu'elle impose au genre, incompatibles avec son essence, qui consiste à mettre au jour une réalité psychique toujours nouvelle, c'est-à-dire encore informulée, insondée. La mise au jour de cette réalité nouvelle demande au roman, au contraire de la fixité des formes que réclament certains critiques, une réinvention continue.

Afin de démontrer la validité de cette définition du roman, Sarraute s'attarde dans plusieurs de ses interventions à reconstituer l'histoire du roman, qui apparaît tendu depuis le début du XIXe siècle vers une abstraction toujours plus grande de la réalité psychique qu'il dévoile. L'élément clé à partir duquel Sarraute reconstitue l'histoire du roman est le personnage romanesque. Celui-ci, dans les « vieux romans » (c'est-à-dire en premier lieu dans le roman balzacien), permettait à l'auteur d'explorer des manifestations extérieures de la psyché. Avec Madame Bovary, les romans de Dostoïevski, de Proust, de Joyce, de Faulkner, l'exploration de la réalité psychique se fait de plus en plus à l'intérieur du personnage, en raison de quoi celui-ci perd peu à peu ses déterminations extérieures, sa consistance. Suivant cette évolution, le roman « nouveau », selon Sarraute, doit exprimer la réalité psychique à l'état brut, et, pour ce faire, ne plus présenter le personnage que comme support ou conscience anonyme. Les mouvements qui habitent obscurément cette conscience constituent l'objet premier du romancier « nouveau », et leur évolution lente et ambiguë la véritable intrigue qu'il doit reconstituer. Sarraute explique ainsi le relâchement de l'intrigue dans le roman contemporain, où la temporalité apparaît comme un « présent démesurément agrandi » (« Le langage dans l'art du roman », p. 1693). Par ce relâchement et l'exploration de la réalité psychique brute qu'il rend possible, le roman s'attarde strictement à la matière qui lui est propre, et acquière ainsi une pleine autonomie, comme l'art pictural lorsqu'il s'est libéré des lois de la perspective puis de la figuration.

Une grande part du discours sur le roman de Sarraute est consacrée à la question du langage, à propos de laquelle elle tient à se distinguer du regroupement des Nouveaux romanciers. Elle affirme que le langage du roman est un « langage essentiel », selon l'expression de Mallarmé à propos de la poésie, mais qu'il n'en renvoie pas moins à des significations. Dès lors, le travail du romancier consiste à libérer les mots des significations usuelles auxquelles ils sont attachés, de manière à déployer leur potentiel affectif, et à faire éprouver par eux un nouvel ordre de sensations.

Ouvrages cités :

  • « Préface » à L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 7-12.
  • « Le langage dans l'art du roman », conférence prononcée à l'Université de Seinan-Gakuin (Japon) en 1970, dans Œuvres complètes, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1679-1694.

Bibliographie

Ouvrages cités

Cette bibliographie comprend les principaux écrits de Nathalie Sarraute sur le roman en particulier et la littérature en général. Une première section est consacrée aux essais et articles écrits par  Sarraute, parmi lesquels figurent les articles réunis dans L'Ère du soupçon en 1956. Viennent ensuite les conférences prononcées par l'auteure et les entretiens qu'elle a accordés. Dans chaque section, les différentes interventions sont présentées suivant l'ordre chronologique de leur production. Note : La section consacrée aux entretiens reste à compléter. Les citations qui complètent cette bibliographie sont une sélection des propos tenus par Nathalie Sarraute sur le genre romanesque.

Essais et articles :

« Paul Valéry et l'enfant d'éléphant », dans Paul Valéry et l'enfant d'éléphant. Flaubert le précurseur, Paris, Gallimard, 1986, p. 7-57. [Texte paru partiellement dans Les Temps modernes en 1947, puis intégralement dans Diagraphe en 1984].

« De Dostoïevski à Kafka », dans L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 7-57. [Article paru dans Les Temps modernes, octobre 1947].

« L'Ère du soupçon », dans L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 67-94. [Article paru dans Les Temps modernes, février 1950].

« Conversation et sous-conversation », dans L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 95-147. [Article paru dans N.N.R.F., janvier-février 1956].

« Ce que voient les oiseaux », dans L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 149-184.

« Préface » à L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 7-12.

« Flaubert le précurseur », dans Paul Valéry et l'Enfant d'Éléphant. Flaubert le précurseur, Paris, Gallimard, 1986, p. 59-89. [Texte paru dans Preuves en 1965].

Conférences :

« Roman et réalité », conférence prononcée à l'Université de Lausanne, dans Œuvres complètes, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1643-1656. [Conférence prononcée en 1959].

« Forme et contenu du roman », texte de conférence préparé pour une tournée dans des universités, dans Œuvres complètes, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.1663-1679. [Texte de conférence écrit au milieu des années 1960].

« Le langage dans l'art du roman », conférence prononcée à l'Université de Seinan-Gakuin (Japon), dans Œuvres complètes, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1679-1694. [Conférence prononcée en 1970].

« Ce que je cherche à faire », intervention de Nathalie Sarraute au colloque de Cerisy sur le Nouveau roman, dans Nouveau roman : hier, aujourd'hui, dir. Jean Ricardou et Françoise van Rossum-Guyon, Paris, UGE, coll. « 10/18 », t. 2 : Pratiques1972, p. 25-40. [Conférence prononcée en 1971].

« Le gant retourné », conférence prononcée à l'Université de Wisconsin-Madison (États-Unis), dans Œuvres complètes, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1707-1713. [Conférence prononcée en 1974].

Entretiens :

« Le Roman aujourd'hui. Un entretien avec Nathalie Sarraute », entretien avec Clarisse Francillon, dans Gazette de Lausanne, 29 novembre 1958.

« La littérature aujourd'hui », réponses écrites aux questions du comité de rédaction de Tel Quel, dans Œuvres complètes, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1656-1663. [Entretien paru dans Tel Quel, no 9, printemps 1962].

« Conversation avec François Bondy », entretien avec François Bondy, dans Nathalie Sarraute, dir. Yvon Belaval et Mimica Cranaki, Paris, Gallimard, 1965.

« Avec le théâtre j'aborde un domaine tout à fait nouveau », entretien avec Nicole Zand, dans Le Monde, 18 janvier 1967.

« Nathalie Sarraute et les secrets de la création », entretien avec Geneviève Serreau, dans La Quinzaine littéraire, 1er mai 1968.

« Nathalie Sarraute au Kibboutz », entretien avec Erwin Spatz, dans La Quinzaine littéraire, 16 octobre 1969.

« Communiquer le ressenti », entretien avec Colette Godard, dans Le Monde, 7 février 1973.

« Sartre s'est trompé à mon sujet », entretien avec Jean-Louis Ézine, dans Les Nouvelles littéraires, 30 septembre 1976

« Comment j'ai écrit certains de mes livres », entretien avec Lucette Finas, dans Études littéraires, vol. XII, décembre 1979.

« Conversation avec Nathalie Sarraute », entretien avec Serge Fauchereau et Jean Ristat, dans Diagraphe, no 32, mars 1984.

« Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Mais rien », entretien avec Carmen Licari, dans Francofonia, no 9, automne 1985.

Entretiens avec Nathalie Sarraute, entretiens avec Simone Benmussa, Tournai, La Renaissance du livre, coll. « Paroles d'aube », 2002. [Entretiens réalisés en 1987].

« Entretien avec Nathalie Sarraute », entretien avec Arnaud Rykner, dans Arnaud Rykner, Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, coll. « Les Contemporains », 1991, p. 153-183.

« Un entretien avec Nathalie Sarraute », entretien avec Michèle Pardina, dans Le Monde, 26 février 1993.

« Nathalie Sarraute l'exploratrice du silence », entretien avec Odile Quirot, dans Le Nouvel observateur, 8 avril 1993.

Citations

« De Dostoïevski à Kafka », dans L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 7-57. [Article paru dans Les Temps modernes, octobre 1947].

Note : Sarraute introduit son propos en renvoyant à la réception du roman contemporain par la critique. Elle cite Roger Grenier qui affirme dans Les Temps modernes : « Le génie de notre époque souffle en faveur de Kafka », et, du même coup, contre l'héritage du roman psychologique dostoïevskien. R. Grenier explique cette évolution du roman par la situation de l'homme moderne : « C'est à “ l'homo absurdus, habitant sans vie d'un siècle dont le prophète est Kafka ” qu'on a, dit-il, aujourd'hui affaire », résume Sarraute. Sarraute prend le contre-pied de cette affirmation en établissant la filiation du roman dostoïevskien, dans laquelle elle cherche à inscrire Kafka. Elle propose ainsi une histoire du roman opposée à celle que présentent les tenants de la littérature engagée.

« Aucune attitude volontaire chez lui [Kafka], aucun souci didactique, aucun parti pris. Il n'a pas besoin de se livrer à d'impossibles travaux de sarclage : sur les terres dénudées où il nous entraîne, pas le moindre brin d'herbe ne peut pousser. Pourtant rien n'est plus arbitraire que de l'opposer, ainsi qu'on le fait souvent aujourd'hui, à celui qui a été sinon son maître, du moins son précurseur, comme il a été – qu'ils le sachent ou non – le précurseur de presque tous les écrivains européens de notre temps. Sur ces terres immenses dont Dostoïevski a ouvert l'accès, Kafka a tracé une voie, une seule voie étroite et longue, il a poussé dans une seule direction et il est allé jusqu'au bout. » (p. 31)

« Ce besoin continuel d'établir un contact - trait de caractère primordial du peuple russe auquel l'oeuvre de Dostoïevski tient si fortement par toutes ses racines - a contribué à faire de la terre russe la terre d'élection, la véritable terre noire du psychologique. » (p. 50)

« Il se produit comme un déplacement, du dehors vers le dedans, du centre de gravité du personnage, déplacement que le roman moderne n'a cessé d'accentuer. 
On a souvent noté l'impression irréelle […] que nous font les héros de Dostoïevski, malgré les descriptions minutieuses auxquelles, pour satisfaire aux exigences de son époque, il se croyait obligé.
C'est que ses personnages tendent déjà à devenir ce que les personnages du roman seront de plus en plus, non point tant des “ types ” humains en chair et en os, comme ceux que nous croyons apercevoir autour de nous et dont le dénombrement infini semblait être le but essentiel du romancier, que de simples supports, des porteurs d'états parfois encore inexplorés que nous retrouvons en nous-mêmes.
Il se pourrait que le snobisme mondain de Proust, qui se répercute, avec un caractère d'obsession presque maniaque, dans tous ses personnages, ne soit pas autre chose qu'une variété de ce même besoin obsédant de fusion, mais poussé et cultivé sur un sol tout différent [...]. En tout cas, l'oeuvre de Proust nous montre déjà comment ces états (il faudrait dire ces mouvements) complexes et subtils [...] sont ce qui subsiste dans cette oeuvre de plus précieux et de plus solides, alors que les enveloppes, peut-être un peu trop épaisses, Swann, Odette, Oriane de Guermantes ou les Verdurin, prennent déjà le chemin de ce vaste musée Grévin où sont relégués, tôt ou tard, les “ types ” littéraires. » (p. 50-52)

« Cependant, ceux qui voudraient s'assurer que les héros de Kafka n'ont rien à voir avec ces personnages de roman que leurs auteurs […] ont vidés de “ toute pensée et de toute vie subjective ” et qu'on nous présente comme “ l'image même de la réalité humaine lorsqu'on la dépouille de toutes les conventions psychologiques ”, ceux-là n'auraient qu'à relire les minutieuses et subtiles analyses auxquelles, dès que s'établit entre eux le plus léger contact, se livrent, avec une lucidité passionnée, les personnages de Kafka. […].
Mais ces moments de sincérité, ces états de grâce, sont aussi rares que les contacts […] à la faveur desquels ils peuvent se produire.
Si l'on voulait situer le point exact de l'oeuvre de Dostoïevski à partir duquel Kafka aurait “ pris le départ ”, on le trouverait sans doute dans ces Mémoires écrits dans un souterrain qui sont […] comme à l'ultime limite, à l'extrême pointe de cette oeuvre.
[…] Ce point extrême où, pour un instant très court, il [les héros des Mémoires] se trouve […], ce sera précisément, grossi aux dimensions d'un interminable cauchemar, le monde sans issue où se débattront les héros de Kafka. » (p. 55-58)

« L'Ère du soupçon », dans L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 67-94. [Article paru dans Les Temps modernes, février 1950].
« Et, selon toute apparence, non seulement le romancier ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur, de son côté, n'arrive plus à y croire. Aussi voit-on le personnage de roman, privé de ce double soutien, la foi en lui du romancier et du lecteur, qui le faisait tenir debout, solidement d'aplomb, portant sur ses larges épaules tout le poids de l'histoire, vaciller, se défaire.
Depuis les temps heureux d'Eugénie Grandet où, parvenu au faîte de sa puissance, il trônait entre le lecteur et le romancier, objet de leur ferveur commune, il n'a cessé de perdre successivement tous ses attributs et prérogatives.
Il était très richement pourvu, comblé de biens de toute sorte, entouré de soins minutieux […]. Il a, peu à peu, tout perdu […]. » (p. 71-72)

« Non seulement ils [l'auteur et le lecteur] se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l'un de l'autre. Il était le terrain d'entente, la base solide d'où ils pouvaient d'un commun effort s'élancer vers des recherches et des découvertes nouvelles. Il est devenu le lieu de leur méfiance réciproque, le terrain dévasté où ils s'affrontent. Quand on examine sa situation actuelle, on est tenté de se dire qu'elle illustre à merveille le mot de Stendhal : “ le génie du soupçon est venu au monde ”. Nous sommes entrés dans l'ère du soupçon. » (p. 73-74)

« Tous les gestes du personnage [dans le “ vieux roman ”] en retraçaient quelque aspect ; le plus insignifiant bibelot en faisait miroiter une facette. C'était cela qu'il s'agissait de mettre au jour, d'explorer jusqu'à ces extrêmes limites, de fouiller dans tous ses replis : une matière dense, toute neuve, qui résistait à l'effort et attisait la passion de la recherche. […] C'était là, ils [l'auteur et le lecteur] le savaient tous deux, que se logeait ce qui était alors leur grande affaire. Là, et nulle part ailleurs : aussi inséparable de l'objet que l'était, dans un tableau de Chardin la couleur jaune, du citron […]. De même que la couleur jaune était le citron […], et qu'ils ne pouvaient se concevoir l'un sans l'autre, l'avarice était le père Grandet, elle en constituait toute la substance, elle l'emplissait jusqu'aux bords et elle recevait de lui, à son tour, sa forme et sa vigueur.
Plus fortement charpenté, mieux construit, plus richement orné était l'objet, plus riche et nuancée était la matière.
Est-ce la faute du lecteur si elle a, depuis lors, cette matière, acquis pour lui la molle consistance et la fadeur des nourritures remâchées, et l'objet où on voudrait aujourd'hui l'enfermer, la plate apparence du trompe-l'oeil ? » (p. 76-77)

« La vie à laquelle, en fin de compte, tout art se ramène [...], a abandonné des formes autrefois si pleines de promesses, et s'est transportée ailleurs. Dans son mouvement incessant qui la fait se déplacer toujours cette ligne mobile où parvient à un moment donné la recherche et où porte tout le poids de l'effort, elle a brisé les cadres du vieux roman et rejeté, les uns après les autres, les vieux accessoires inutiles [qui révélaient la réalité du personnage dans le “ vieux roman ”]. » (p. 77-78)

« Et puisque ce qui maintenant importe c'est, bien plutôt que d'allonger indéfiniment la liste des types littéraires, de montrer la coexistence de sentiments contradictoires et de rendre, dans la mesure du possible, la richesse et la complexité de la vie psychologique, l'écrivain, en toute honnêteté, parle de soi. » (p. 86)

« [...] les personnages, tels que les concevait le vieux roman (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur), ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l'escamotent.
Aussi, par une évolution analogue à celle de la peinture – bien qu'infiniment plus timide et plus lente, coupée de longs arrêts et de reculs – l'élément psychologique, comme l'élément pictural, se libère insensiblement de l'objet avec lequel il faisait corps. Il tend à se suffire à lui-même et à se passer le plus possible de support. C'est sur lui que tout l'effort de recherche du romancier se concentre, et sur lui que doit porter tout l'effort d'attention du lecteur.
Il faut donc empêcher le lecteur de courir deux lièvres à la fois, et puisque ce que les personnages gagnent en vitalité facile et en vraisemblance, les états psychologiques auxquels ils servent de support le perdent en vérité profonde, il faut éviter qu'il disperse son attention et la laisse accaparer par les personnages [...].
Voilà pourquoi le personnage n'est plus aujourd'hui que l'ombre de lui-même. C'est à contrecoeur que le romancier lui accorde tout ce qui peut le rendre trop facilement repérable […]. » (p. 87-88)

« Tout est là, en effet : reprendre au lecteur son bien et l'attirer coûte que coûte sur le terrain de l'auteur. Pour y parvenir, le procédé qui consiste à désigner par un “ je ” le héros principal, constitue un moyen à la fois efficace et facile, et, pour cette raison, sans doute, si fréquemment employé.
Alors le lecteur est d'un coup à l'intérieur, à la place même où l'auteur se trouve, à une profondeur où rien ne subsiste de ces points de repère commodes à l'aide desquels il construit les personnages. [...]
Quant aux personnages secondaires, ils sont privés de toute existence autonome et ne sont que des excroissances, modalités, expériences ou rêves de ce “ je ”, auquel l'auteur s'identifie, et qui, en même temps, n'étant pas romancier, n'a pas à se préoccuper de créer un univers où le lecteur se sente trop à l'aise, ni de donner au personnage ces proportions et dimensions obligatoires qui leur confèrent leur si dangereuse “ ressemblance ”. […]
De même le peintre moderne – et l'on pourrait dire que tous les tableaux, depuis l'impressionnisme, sont peints à la première personne – arrache l'objet à l'univers du spectateur et le déforme pour en dégager l'élément pictural.
Ainsi, par un mouvement analogue à celui de la peinture, le roman que seul l'attachement obstiné à des techniques périmées fait passer pour un art mineur, poursuit avec des moyens qui ne sont qu'à lui une voie qui ne peut être que la sienne ; il laisse à d'autres arts – et notamment au cinéma – ce qui ne lui appartient pas en propre. Comme la photographie occupe et fait fructifier les terres qu'a délaissées la peinture, le cinéma recueille et perfectionne ce que lui abandonne le roman. » (p. 90-93)
« Conversation et sous-conversation », dans L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 95-147. [Article paru dans N.N.R.F., janvier-février 1956].
« Et il est bien vrai qu'on ne peut refaire du Joyce et du Proust, alors qu'on refait chaque jour à la satisfaction générale du Stendhal ou du Tolstoï. Mais n'est-ce pas d'abord parce que les modernes ont transporté ailleurs l'intérêt essentiel du roman ? Il ne se trouve plus pour eux dans le dénombrement des situations et des caractères ou dans la peinture des moeurs, mais dans la mise au jour d'une matière psychologique nouvelle. » (p. 111-112)

« D'autre part, les techniques […] inventées autrefois par les romanciers pour explorer la matière inconnue qui s'offrait à leurs regards et parfaitement adaptée à ce but, ces techniques ont fini par constituer un système de conventions et de croyances très solide, cohérent, bien construit et bien clos : un univers ayant ses lois propres et qui se suffit à lui-même. Par la force de l'habitude, par l'autorité que lui ont conférée au cours des siècles les grandes oeuvres auxquelles il a donné naissance, il est devenu une seconde nature. Il a pris un aspect nécessaire et éternel. […]
Mais les modernes qui ont voulu s'arracher à ce système et en arracher leurs lecteurs, en se délivrant de ses contraintes ont perdu la protection et la sécurité qu'il offrait. » (p. 113-114).

« Pour ce qui est de Proust, il est vrai que ce sont précisément ces groupes composés de sensations, d'images, de sentiments, de souvenirs qui, traversant ou côtoyant le mince rideau du monologue intérieur, se révèlent brusquement au-dehors dans une parole en apparence insignifiante, dans une simple intonation ou un regard, qu'il s'est attaché à étudier. Mais […] il nous apparaît déjà qu'il les a observés d'une grande distance, après qu'ils ont eu accompli leur course, au repos, et comme figés dans le souvenir. […] Il a rarement – et pour ainsi dire jamais – essayé de les revivre et de les faire revivre au lecteur dans le présent […]. » (p. 115-116)

« Par ce jeu d'actions et de réactions qu'elles [les paroles de la conversation] permettent, elles constituent pour le romancier le plus précieux des instruments. […]
Mais ce dialogue qui tend de plus en plus à prendre dans le roman moderne la place que l'action abandonne, s'accommode mal des formes que lui impose le roman traditionnel. Car il est surtout la continuation au-dehors des mouvements souterrains : ces mouvements, l'auteur – et avec lui le lecteur – devrait les faire en même temps que le personnage, depuis le moment où ils se forment jusqu'au moment où, leur intensité croissante les faisant surgir à la surface, ils s'enrobent […] de la capsule protectrice des paroles.
Rien ne devrait donc rompre la continuité de ces mouvements […]. » (p. 123-124)

« [E]lles [les “ brèves formules ” qui marquent le dialogue dans le roman traditionnel] sont en quelque sorte le symbole de l'ancien régime, le point où se séparent avec le plus de netteté la nouvelle et l'ancienne conception du roman. Elles marquent la place à laquelle le romancier a toujours situé ses personnages : en un point aussi éloigné de lui-même que des lecteurs [...]. » (p. 128)

« Les romanciers behavioristes, qui se servent abondamment de dialogues sertis de brèves indications ou de discrets commentaires, poussent dangereusement le roman sur le domaine du théâtre, où il ne peut que se trouver en état d'infériorité. […]
Reste alors la méthode opposée, celle de Proust : le recours à l'analyse. Elle a sur la précédente en tout cas cet avantage de maintenir le roman sur le terrain qui lui est propre et de se servir de moyens que seul le roman peut offrir ; et puis elle tend à apporter aux lecteurs ce qu'ils sont en droit d'attendre du romancier : un accroissement de leur expérience non pas en étendue (cela leur est donné à meilleur compte et de façon plus efficace par le document et le reportage), mais en profondeur. Et surtout elle ne conduit pas […] à se cramponner au passé, mais s'ouvre largement sur l'avenir. » (p. 134-135)

« Il est donc permis de rêver – sans se dissimuler tout ce qui sépare ce rêve de sa réalisation – d'une technique qui parviendrait à plonger le lecteur dans le flot de ces drames souterrains que Proust n'a eu le temps que de survoler et dont il n'a observé et reproduit que les grandes lignes immobiles : une technique qui donnerait au lecteur l'illusion de refaire lui-même ces actions avec une conscience plus lucide, avec plus d'ordre, de netteté et de force qu'il ne peut le faire dans la vie, sans qu'elles perdent cette part d'indétermination, cette opacité et ce mystère qu'ont toujours ses actions pour celui qui les vit.
Le dialogue, qui ne serait pas autre chose que l'aboutissement ou parfois une des phases de ces drames, se délivrerait alors tout naturellement des conventions et des contraintes que rendaient indispensables les méthodes du roman traditionnel. […]
Il ne s'agit là, évidemment, que de recherches possibles et d'espoir. » (p. 139-141)
« Ce que voient les oiseaux », dans L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 149-184.

Note : Dans cet article, Sarraute chercher à renverser l'opposition imposée par la critique entre des romanciers « réalistes » et des romanciers « formalistes ». Elle montre que les romanciers jugés « réalistes » par la critique contemporaine sont en fait les plus « formalistes », dans la mesure où ils reproduisent des formes découvertes par leurs prédécesseurs, et, de la sorte, mettent au jour une réalité purement conventionnelle. Les romanciers dits « formalistes », au contraire, sont ceux qui se préoccupent de mettre au jour une réalité encore in-formulée, et qui pour ce faire doivent impérativement inventer de nouvelles formes.

« Quand on voit l'emprise que ces formalistes parviennent à exercer aujourd'hui sur le roman, on ne peut s'empêcher de donner raison à ceux qui affirment que le roman est le plus désavantagé de tous les arts.
Il est difficile, en effet, d'imaginer que les romanciers puissent se permettre quoi que ce soit de comparable à l'évasion qu'ont tentée les peintres quand ceux-ci ont fait sauter d'un seul coup tout le vieux système de conventions [...], supprimant le sujet et la perspective et arrachant le spectateur aux apparences familières où il avait l'habitude de trouver des satisfactions avec lesquelles la peinture n'avait plus grand-chose à voir. » (p. 174-175)

« Préface » à L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1956, p. 7-12.
« Et dès lors on pourrrait croire que, m'étant formé certaines opinions sur le roman actuel, sur son évolution, son contenu et sa forme, je me suis, un beau jour, efforcée de les appliquer, en écrivant mon premier livre, Tropismes, et les livres qui l'ont suivi.
Rien n'est plus erroné qu'une telle opinion. » (p. 7)

« Mes premiers livres : Tropismes, paru en 1939, Portrait d'un inconnu, paru en 1948, n'ont éveillé à peu près aucun intérêt. Ils semblaient aller à contre-courant.
J'ai été amenée ainsi à réfléchir - ne serait-ce que pour me justifier ou me rassurer ou m'encourager - aux raisons qui m'ont poussée à certains refus, qui m'ont imposé certaines techniques, à examiner certaines oeuvres du passé, du présent, à pressentir celles de l'avenir, pour découvrir à travers elles un mouvement irréversible de la littérature et voir si mes tentatives s'inscrivaient dans ce mouvement. » (p. 10)

« On commence maintenant à comprendre qu'il ne faut pas confondre sous la même étiquette la vieille analyse des sentiments, cette étape nécessaire, mais dépassée, avec la mise en mouvement des forces psychiques inconnues et toujours à découvrir dont aucun roman moderne ne peut se passer. » (p. 11)

« Quand j'écrivais [...] « L'ère du soupçon », on n'entendait guère parler de roman “ traditionnels ” ou de “ recherches ”. Ces termes, employés à propos du roman, avaient un air prétentieux et suspect. Les critiques continuaient à juger les romans comme si rien n'avait bougé depuis Balzac. Feignaient-ils d'ignorer ou avaient-ils oublié tous les changements profonds qui s'étaient produits dans cet art dès le début du siècle ?
Depuis l'époque où j'ai écrit cet article, il n'est question que de recherches et de techniques. L'anonymat du personnage, qui était pour moi une nécessité que je m'efforçais de défendre, semble être aujourd'hui de règle pour tous les jeunes romanciers. Je pense que l'intérêt principal de cet article, paru en 1950, vient de ce qu'il a marqué le moment  partir duquel une nouvelle manière de concevoir le roman devait enfin s'imposer » (p. 11-12)

« Aujourd'hui les romanciers traditionnels eux-mêmes, qui paraissaient si bien se contenter des formes les plus périmées du dialogue, commencent à avouer que le dialogue leur « pose des problèmes ». On ne voit guère de jeune romancier qui ne s'efforce de les résoudre. » (p. 12)
« Flaubert le précurseur », dans Paul Valéry et l'Enfant d'Éléphant. Flaubert le précurseur, Paris, Gallimard, 1986, p. 59-89. [Texte paru dans Preuves en 1965].

Note : Sarraute renvoie d'abord à l'admiration des écrivains contemporains pour Flaubert, qui est désigné par ceux-ci comme un maître, comme un grand précurseur. Elle remarque que cette admiration est justifiée le plus souvent par les « théories » de Flaubert, lesquelles ne coïncident pas nécessairement avec les résultats auxquels il est parvenu dans ses romans (p. 61-63). Sarraute propose de s'attarder à l'écriture romanesque de Flaubert, afin d'apporter une nouvelle lumière sur les affirmations théoriques de l'auteur. Elle débute par une lecture de Salammbô, dont elle cite plusieurs passages ; sa lecture l'amène à poser sur la description flaubertienne un jugement dépréciatif (p. 64-69), qui annonce a contrario son appréciation de Madame Bovary.

[À propos de Salammbô] « Et comme nous sommes loin ici de cette recherche moderne de la sensation pure, de ce bond au plus vif, au plus pressé, qui fait éclater la phrase traditionnelle et donne aux mots un sens neuf, ou encore les déforme et les invente, comme chez Rimbaud, Mallarmé ou Joyce ! Il ne s'agit plus pour ces écrivains de nous enfermer parmi des images faites d'éléments très connus et par nous retrouvés, mais de nous débarrasser de ces images pour nous donner des impressions neuves.
Cette description qui fait de Flaubert, pour certains écrivains d'aujourd'hui, pourtant opposés à la tradition, et dont la forme est très différente de la sienne - et dès lors on comprend mal leur erreur - un précurseur et un maître, c'est la base essentielle de la plus grande partie de son oeuvre. » (p. 72-73)

[À propos du terme “psychologie” ] « Mot décrié, désuet, paraît-il, parce qu'il rappelle l'analyse traditionnelle des sentiments et toutes les notions psychologiques dépassées. Ce n'est pas de cette psychologie-là que je parle, mais de la révélation, de la mise en oeuvre de forces psychiques encore inconnues, qui est la base de toute littérature et dont aucune forme littéraire ne peut se passer. Quand elle s'en passe, la psychologie se venge. » (p. 73-74)

« Ainsi, me dira-ton, ce ne serait donc que cela, Flaubert ? Ce beau style pompeux et glacé qui fait surgir en nous, qui nous contraint à fabriquer des chromos ? Cette absence de complexité psychologique qui fait de Salammbô une imagerie enfantine et abaisse L'Éducation sentimentale au niveau d'une lourde peinture de moeurs ? [...]
L'oeuvre de Flaubert, ce serait donc cela ? Et je dirai oui, mais malgré cela, et même jusqu'à un certain point à cause de cela, Flaubert est un des grands précurseurs du roman moderne. Car tous ces défauts lui ont permis d'écrire un chef-d'oeuvre : Madame Bovary.
Je dis bien : tous ces défauts. Le beau style redondant et glacé, l'imagerie de qualité douteuse, des sentiments convenus, une réalité en trompe-l'oeil. Mais, cette fois - et c'est là toute la différence - le trompe-l'oeil est présenté comme tel.
[...] Les défauts de Flaubert deviennent ici des qualités. Quelque chose maintenant les transforme, qui a l'importance des plus grandes découvertes. Un aspect neuf du monde, une substance inconnue a fait son irruption dans le roman.
S'il fallait apporter la preuve que ce qui compte en littéraure, c'est la mise au jour, ou la recréation d'une substance psychique nouvelle, aucune oeuvre, mieux que Madame Bovary, ne pourrait la fournir.
Cet élément neuf, cette réalité inconnue dont Flaubert, le premier, a fait la substance de son oeuvre, c'est ce qu'on a nommé depuis l'inauthentique. » (p. 75-77)

« Ici [dans Madame Bovary], pour poursuivre aussi loin que possible sa recherche, [...] Flaubert a choisi la place juste. À la fois à distance et pourtant entièrement engagé. De là lui vient cette extraordinaire clairvoyance que donnent la répulsion et la haine, et aussi cette tendresse qui s'y mêle, pour ce qu'on a soigneusement éprouvé. [...] » (p. 78)

« Prenons comme exemple les descriptions du bal chez le marquis de la Vaubyessard. Tout pourrait être perdu, comme dans L'Éducation sentimentale. Tout est sauvé par le regard de Mme Bovary. C'est ce regard extraordinairement attentif, fasciné, d'une petite-bourgeoise nourrie de “ littérature ”, qui donne à ces images leur intensité, leur force, leurs arrières-plans, et parfois [...] leur subtilité et leur ambiguïté. » (p. 79)

« Cependant il [Flaubert] est un des précurseurs incontestables du roman moderne.
D'abord, on l'a vu, parce qu'il a apporté dans la littérature une substance dont le roman et le théâtre actuels n'ont pas encore épuisé les richesses.
Et ensuite parce qu'il a, précisément par ses déclarations, pressenti, appelé la littérature de l'avenir.
Quand il a écrit : “ Ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure... ” permettez-moi de penser qu'il ne songeait pas à une succession de belles phrases creuses. [...] Ce livre sur rien, n'est-ce pas un livre où la substance inconnue pourrait apparaître à l'état pur, sans le soutien des personnages et de l'intrigue ? Une substance psychologique neuve qui se passerait le plus possible de support ? » (p. 87-88)

« Roman et réalité », conférence prononcée à l'Université de Lausanne, dans Œuvres complètes, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1643-1656. [Conférence prononcée en 1959].
« Donc, j'en ai la conviction, le travail du romancier est une recherche qui tend à dévoiler, à faire exister une réalité inconnue. » (p. 1643)

« Sur mon terrain à moi, qui est celui du romancier, le mot réalité représente quelque chose d'assez clair.
Il y a pour le romancier deux sortes de réalité.
Il y a la réalité que tout le monde voit autour de soi […].
Ce n'est pas cette réalité-là qui est celle à laquelle s'attache le romancier. Elle n'est pour lui qu'une apparence, qu'un trompe-l'oeil.
La réalité pour le romancier, c'est l'inconnu, l'invisible. C'est ce qu'il lui semble être le premier, le seul à voir ; ce qui ne se laisse pas exprimer par les formes connues et déjà utilisées. Mais ce qui exige pour se révéler un nouveau mode d'expression, de nouvelles formes. » (p. 1643-1644)

« Cet invisible que l'oeuvre littéraire rend visible, […] qu'est-ce que c'est ?
C'est quelque chose qui est fait d'éléments épars, que nous devinons, que nous pressentons très vaguement, d'éléments amorphes qui gisent, privés d'existence, perdus dans la masse infinie des possibilités, des virtualités, fondus en un magma, emprisonnés dans la langue du visible, étouffés sous le déjà-vu, sous la banalité et la convention. » (p. 1644)

« La réalité invisible qui vient à tout moment grossir la réalité visible, qui s'intègre à elle, fait que la substance, la matière romanesque se transforme continuellement.
Tout écrivain, quand il commence à écrire, prend son départ de cette réalité qu'il a pu découvrir dans l'apport de certains écrivains qui l'ont précédé.
La littérature m'apparaît comme une course de relais. Chacun prend le témoin des mains d'un écrivain qui l'a précédé. » (p. 1648-1649)

« Dostoïevski, lui, a montré pour la première fois des sentiments, des états indéfinissables, qui n'entraient dans aucune catégorie connue. [...]
Cet aliéné [Sarraute renvoie à un mot de Léautaud sur Dostoïevski] a pour la première fois disloqué les personnages où s'affrontent et se détruisent à chaque instant des traits de caractères opposés, des sentiments contraires.
Mais les personnages de Dostoïevski sont encore vus du dehors. D'où leurs conduites qui paraissent invraisemblables, leurs contorsions parfois grotesques. » (p. 1649-1650)

« Proust, après Henry James, a soumis notre vie intérieure à un examen au microscope. Il a découvert le foisonnement innomable de sensations, d'images, de souvenirs, de sentiments ténus jamais étudiés jusqu'à lui qui sous-tendent tous nos gestes, chacune de nos intonations. [...]
Mais il les a observés à une certaine distance après qu'ils ont eu accompli leur course, au repos et comme figés dans le souvenir. Et pour les disséquer il s'est servi du procédé de la vieille analyse.
C'est Joyce qui a mis cet univers microscopique en mouvement. [...]
Enfin Virginia Woolf a capté dans le rythme de ses phrases l'écoulement des instants. » (p. 1650)

« Pour moi le personnage, à l'heure actuelle, dans le roman, c'est un élément de la réalité banale, de la représentation banale de la réalité, une vision simplifiée d'autrui, une vision à travers une forme qu'on nous a habitués à plaquer sur la réalité.
Si complexe que soit un personnage [...], cette complexité n'est rien en comparaison de ce qui se passe, si on l'examine à travers un instrument grossissant, en chacun de nous, à chaque instant.
Ce qui m'intéresse, c'est de montrer les tropismes invisibles qui se produisent dans le personnage, qui le font agir, dont il est l'indispensable support. » (p. 1653)

« Ainsi tous mes romans sont toujours écrits à deux niveaux, celui des tropismes et celui des apparences. » (p. 1655)
« Forme et contenu du roman », texte de conférence préparé pour une tournée dans des universités, dans Œuvres complètes, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p.1663-1679. [Texte de conférence écrit au milieu des années 1960].

Note : Sarraute introduit cette conférence en expliquant ses réserves par rapport au dogme de la littérature engagée.

« La part de nouveauté de ces oeuvres [Madame Bovary, les romans de Dostoïevski, de Proust et de Joyce] et de leurs formes qui bouleversaient la littérature était ce qui seul importait.
Elles prouvaient que les formes du roman, qu'au regard de ces oeuvres on pouvait bien appeler “ traditionnel ”, n'étaient qu'un système de conventions, qu'une façon de voir - il pourrait y en avoir d'autres. Elles n'étaient qu'une grille qu'on avait posée sur la réalité. Ce n'était pas la réalité même, une réalité unique et immuable.
J'avais donc la certitude que le roman était entraîné dans un mouvement irréversible. Les formes traditionnelles, et même celles des romans révolutionnaires, ne montraient que des aspects du monde sensible, dans des formes qui en étaient inséparables.
On ne pouvait pas les reprendre, sans regarder le monde à travers les lunettes d'autrui. [...]
On ne pouvait plus écrire des romans à personnages. Le personnage de roman avait éclaté, une substance nouvelle le débordait de toutes parts. » (p. 1667)

« [L]e contenu du roman ce n'est pas un sujet, une histoire, des personnages vivants, une représentation de ceci ou de cela. Son contenu véritable, c'est un ordre de sensations, tandis que le sujet, l'histoire, les personnages ne sont qu'un mode d'expression, une forme. Une forme au même titre que le langage […].
Et cet ordre de sensations qui est le véritable contenu du roman, cette vision que le roman révèle, que le roman constitue comme tout art, cette vision existe, elle se situe à des niveaux différents (ou si l'on aime mieux, pour qu'on ne croie pas à une hiérarchie, dans des zones différentes).
Il y a des couches successives du monde sensible, sans cesse découvertes, qui s'ajoutent, qui augmentent nos domaines, l'univers sensible où nous vivons. Et par là on peut dire que l'art est un moyen de connaissance.
Cette notion que le contenu du roman est un ordre de sensations ou, si l'on aime mieux, une vision du monde (mot galvaudé) est une notion essentielle. D'elle découlent toutes les autres. » (p. 1670)

« Ce mouvement [l'évolution de la forme romanesque] est ininterrompu. Il ne doit pas, il ne peut pas s'arrêter. Si l'on envisage ce mouvement dans son ensemble, si l'on considère ses formes récentes, il semble qu'il consiste, dans le roman, comme dans tous les autres arts, à dégager la sensation pure, à conserver un contact direct avec la réalité d'où elle jaillit, en éliminant les formes lourdes, sclérosées qui l'écrasent. Ainsi l'élément sensible se dégage, toujours plus réduit à lui-même.
Ainsi la musique moderne s'est débarrassée du sentiment et de la mélodie pour dégager le son pur.
Ainsi la peinture dite “ abstraite ” s'attache à fixer l'attention du spectateur sur le seul élément pictural.
Ainsi la poésie se débarrasse de la rhétorique et de la rime.
De même le roman tend à se débarrasser de l'emprise du personnage et de l'intrigue pour s'attacher à la pure sensation […]. » (p. 1673)

« Ainsi, grâce aux efforts conjugués des auteurs et de certains lecteurs, l'art du roman constamment se déplace à la recherche de nouveaux niveaux, de nouvelles couches de la sensibilité.
C'est cette liberté de se débarrasser des conventions devenues inutiles qu'a revendiquée le nouveau roman. Il a affirmé la nécessité d'une transformation constante des formes. Il a revendiqué pour le roman ce qui était considéré comme l'apanage des autres arts. [...]
On a dit qu'il avait tué le roman : le seul vrai roman, fait sur le modèle balzacien, constitué par une histoire, une intrigue, des personnages.
On a dit qu'il était un travail de laboratoire, sans contact avec la réalité vécue. [...]
Ces reproches [adressés au nouveau roman] pourraient faire croire qu'il est une véritable forme d'art, tant ils rappellent l'accueil reçu, par exemple, par les grands mouvements de la peinture moderne, qu'il s'agisse des impressionnistes, des fauves, des cubistes, des premiers peintres non figuratifs. » (p. 1674)

« Le langage dans l'art du roman », conférence prononcée à l'Université de Seinan-Gakuin (Japon), dans Œuvres complètes, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1679-1694. [Conférence prononcée en 1970].
« Chacun croit pouvoir entrer dans le roman de plain-pied, sans la moindre préparation. Chacun, en ce qui concerne le roman, a son mot à dire. Cette familiarité un peu condescendante, on ne la trouve jamais à l'égard d'oeuvres appartenant à d'autres formes d'art.
On peut se demander d'où vient cette condition particulière du roman, quelles sont les raisons de cette attitude à son égard.
Il y a une raison qui me paraît essentielle […].
Cette raison est celle-ci : que le romancier, pour communiquer avec le lecteur emploie une matière particulière qui est le langage. Une matière qui, à la différence de celle dont se sert le musicien ou le peintre, ou même le poète, est une matière à usage commun, et le plus commun qui soit : la prose. » (p. 1680)

« Mais si ce langage [le langage du roman] n'est pas le même dans un discours politique et dans un roman, il paraît conserver dans le roman sa propriété fondamentale : c'est ce à quoi il se réfère qui accapare tout l'intérêt, toute l'attention du lecteur.
Le lecteur, d'ordinaire, le traverse pour saisir ce qu'il évoque. C'est ce qu'il évoque qui seul lui importe. Et de là vient l'infériorité du roman quand on le compare aux autres arts. » (p. 1681)

« N'est-il pas évident que, si intéressantes, si excitantes que soient les histoires qu'il raconte, si vivants que soient, ou paraissent être, ses personnages, quelque chose d'essentiel sépare le roman-oeuvre d'art du roman tout court. [...]
Qu'est-ce donc ? Eh bien [...] c'est une certaine qualité du langage.
La matière sur laquelle travaille le romancier, comme celle sur laquelle travaille le musicien ou le peintre, prend le pas sur le reste, s'avance au premier plan. Et, du même coup, le roman perd sa condition de Cendrillon et devient l'égal des autres arts. » (p. 1683)

« C'est parce que Valéry s'imaginait qu'écrire un roman oblige à écrire “ La marquise sortit à cinq heures ”, qu'il considérait que le roman n'est pas un art, et qu'il ne pourrait jamais, quant à lui, écrire de romans.
Mais écrire des romans, c'est justement refuser d'écrire “ La marquise sortit à cinq heures ”. C'est une phrase qui appartient au langage le plus banal, le plus plat, à celui qui se contente d'être un instrument d'information.
La prose du roman, c'est tout autre chose. À elle aussi s'applique la distinction que fait Mallarmé pour la poésie, entre langage brut et langage essentiel. Le langage du roman est, doit s'efforcer d'être un langage essentiel. » (p. 1684)

« Il faut s'y résigner : le langage, quoi qu'on fasse, signifie. [Note : Sarraute souligne auparavant son désaccord sur ce point avec certains Nouveaux romanciers, qu'on devine être Alain Robbe-Grillet et Jean Ricardou.]
Alors comment empêcher le langage du romancier d'être un simple instrument, une pure transparence […] ?
Je crois que pour examiner cette question, il est nécessaire de se pénétrer d'abord d'une certitude, qui est celle-ci : que le rôle du langage essentiel consiste non à informer, en renvoyant à des significations intellectuelles (ce que le langage scientifique accomplit à merveille) mais, comme c'est le cas de tout moyen d'expression artistique, à faire éprouver au lecteur un certain ordre de sensations. » (p. 1685)

« C'est cette découverte de sensations inconnues, [...] cette vision neuve du monde ou d'une parcelle du monde, qui préserve le langage de l'académisme, de la sclérose dont il est constamment menacé.
Elle oblige le romancier à le rend percutant, à écarter le rideau des conventions, [...] à s'attquer à quelque chose d'encore inexprimé qui résiste, et à créer un langage à lui, bien vivant. » (p. 1687)

« Dans les romans d'autrefois, l'ordre de sensations neuf reposait sur de plus vastes bases : de longues histoires, des intrigues compliquées, d'innombrables personnages bien typés. De tout cela se dégageait un ordre de sensations encore inconnu.
Aujourd'hui, ces sensations qui tendent toujours à s'épurer, se dégagent d'une substance anonyme qui existe chez tous, d'une action vue au microscope, ou d'une certaine façon de regarder les objets, ou d'un temps réduit à un présent démesurément agrandi, ou de certains aspects de la mémoire, du souvenir.
Il semble que les romanciers tendent à réduire les significations, dès qu'elles ne sont pas indispensables, de crainte qu'elles ne détournent l'intérêt du lecteur de l'essentiel qui est la sensation pure.
Je pense qu'ainsi le roman suit le mouvement de tous les arts qui consiste en un effort constant pour débarrasser l'oeuvre des significations qui l'encombrent, qui sont devenues inutiles, et pour dégager la sensation pure. C'est là la raison de la tendance de tout l'art moderne vers l'abstraction. » (p. 1693)
« Ce que je cherche à faire », intervention de Nathalie Sarraute au colloque de Cerisy sur le Nouveau roman, dans Nouveau roman : hier, aujourd'hui, dir. Jean Ricardou et Françoise van Rossum-Guyon, Paris, UGE, coll. « 10/18 », t. 2 : Pratiques1972, p. 25-40. [Conférence prononcée en 1971].
« Je n'ai jamais [...] pu tracer des frontières entre le roman et la poésie. La distinction - devenue aujourd'hui scolaire - que fait Mallarmé entre “ langage brut ” et “ langage essentiel ” me paraît devoir s'appliquer aussi, de toute évidence, au langage du roman. Comme celui de la poésie, le langage du roman est un langage essentiel. On ne peut que s'indigner de ce rôle que certains veulent lui faire jouer, celui d'un domestique bien stylé, [...] qui fait son service en se rendant le plus discret, le plus invisible possible. » (p. 27)

« Ici, il faut que je vous fasse part de mon étonnement devant un certain aveu de Flaubert. Un aveu qui pourrait me faire croire que Flaubert en qui, parce qu'il avait écrit Madame Bovay, j'ai vu un précurseur du roman d'aujourd'hui - un aveu qui pourrait laisser croire que Flaubert n'est pas un écrivain moderne.
Il a écrit, en effet : “ À chaque ligne, à chaque mot, la langue me manque et l'insuffisance du vocabulaire est telle que je suis forcé à changer les détails très souvent. ”
Or c'est précisément vers ce qui ne se laisse pas nommer, vers ce qui échappe à toute définition, à toute qualification pétrifiante, que se portent tous les efforts des modernes. » (p. 33)

« Non, tout ce que j'ai voulu, c'était investir dans du langage une part, si infime fût-elle, d'innommé. » (p. 34)

« Ces mouvements [les tropismes] pour accéder à l'existence exigeaient certaines formes différentes des formes traditionnelles du roman.
Il fallait [...] que rien ne puisse nous en distraire, qu'ils apparaissent comme détachés et pour ainsi dire à l'état pur.
Le personnage de roman ne pouvait que détourner sur soi notre attention, enfermer dans un moule qui ne pourrait pas la contenir cette substance fluide qui circule chez tous, passe des uns aux autres, franchissant des frontières arbitrairement tracées. Ce personnage ne devait plus être qu'un porteur d'états, un porteur anonyme, à peine visible [...]. » (p. 35)

« Le déroulement de ces états en perpétuelle transformation constituait une action dramatique très précise dont les péripéties devaient remplacer celles qu'offrait au lecteur l'intrigue du roman traditionnel. Cette action dramatique, toujours en train de se construire, gonflait l'instant présent et ne pouvait se couler dans l'ordre chronologique habituel. » (p. 35-36)

« Mais ces efforts pour faire accéder au langage ce qui sans cesse se dérobe ont présenté de grandes difficultés. Ces efforts, en effet, ont rencontré un obstacle redoutable, celui que dressait devant eux le langage lui-même. [...]
À peine cette chose informe, toute tremblante et flageolante, cherche-t-elle à se montrer au jour qu'aussitôt ce langage si puissant et si bien armé, qui se tient toujours prêt à intervenir pour rétablir l'ordre - son ordre - saute sur elle et l'écrase.
Cette lutte, j'ai essayé de la montrer dans mes romans. » (p. 37)

« En effet, le texte étant dans le roman l'équivalent de ce qu'est la couleur ou le son, il est aussi impossible de raconter un roman ou un poème que de raconter un tableau ou une oeuvre musicale.
Cette exigence d'une lecture textuelle - telle du moins qu'elle m'apparaît - n'est-elle pas un des aspects essentiels de la lutte que nous avons, dès le début, menée pour que le roman cesse enfin d'être considéré comme une forme hybride et impure et pour qu'il acquière toutes les prérogatives et la dignité des autres arts ? » (p. 39-40)
« La littérature aujourd'hui », réponses écrites aux questions du comité de rédaction de Tel Quel, dans Œuvres complètes, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1656-1663. [Entretien paru dans Tel Quel, no 9, printemps 1962].
« Je crois qu'un des mérites des écrivains actuels, dans l'oeuvre desquels la description tient la place que l'on sait, est d'avoir démaquillé la description flaubertienne, d'avoir décapé ce vernis dont elle est enduite, d'avoir catégoriquement rompu avec le clinquant et le ronron flaubertien qui, je le répète, servent, à mon avis, d'une manière géniale le propos de Flaubert dans Madame Bovary. » (p. 1660)

« Le roman est le genre le plus ouvert, le plus libre, le plus apte à se transformer, à prendre toutes les formes possibles.
Tout romancier qui ne se contente pas de “ restituer le visible ”, mais cherche à “ rendre visible ”, [Sarraute renvoie au « Credo du créateur » de Paul Klee] crée forcément une forme neuve. Cette forme, entre les mains de ses imitateurs, se fige en un académisme que toute recherche nouvelle va briser. À cette recherche constamment renouvelée, comment assigner une limite ? Et dès lors, comment penser que le roman puisse jamais atteindre son plein épanouissement ? » (p. 1660)

« Cependant l'attitude de l'écrivain qui se mure dans un silence hautain et s'enveloppe de mystère, me paraît relever d'une conception désuète de l'effort créateur. Des romanciers comme Henry James, Proust, Virginia Woolf n'ont pas craint - conformes en cela à l'esprit de l'art moderne - de faire un effort d'élucidation, d'essayer d'éclairer certains aspects de leur travail. » (p. 1661)
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