Photo Mario Vargas LlosaMario Vargas Llosa

(1936-...)

Dossier

Le roman selon Mario Vargas Llosa

Vargas Llosa et le pouvoir de persuasion du roman, par Luba Markovskaia, 22 mars 2016

Le romancier péruvien Mario Vargas Llosa est l'un des principaux représentants de ce qu'on a appelé le Boom de la littérature latino-américaine. Dans les années 1960, des jeunes romanciers comme Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes, Julio Cortázar et Mario Vargas Llosa connaissent un retentissement mondial et deviennent rapidement les ambassadeurs de l'identité culturelle de l'Amérique latine à l'étranger. Ils sont également les porte-étendards de la gauche latino-américaine et soutiennent tous, au départ, la Révolution cubaine de Castro, question qui les divisera plus tard. Les romanciers, dans ce contexte, sont donc aux premiers rangs du combat de l'Amérique latine pour son indépendance à la fois politique et culturelle et sont célébrés comme des héros nationaux dans leurs pays d'origine respectifs.

C'est dire que, contrairement aux romanciers français, Mario Vargas Llosa n'est pas issu d'une tradition où le roman, après des siècles de discrédit, a su, aux termes d'un long combat pour sa légitimité, s'affirmer comme forme littéraire. Au contraire, en tant que romancier, il épouse un genre d'emblée reconnu pour ses vertus artistiques et émancipatrices. De plus, comme les autres romanciers latino-américains des années 1960, il n'a pas – ou ne ressent pas – de lourd héritage littéraire. Malgré d'illustres précurseurs comme Jorge Luis Borges et Octavio Paz, qui ont été rétrospectivement annexés au mouvement du Boom, ses romanciers ont l'impression de défricher le terrain littéraire de l'Amérique latine. Vargas Llosa dira même, avec un tact discutable, que ses prédécesseurs faisaient de la « pré-littérature ». Le romancier du Boom a donc l'impression de faire quelque chose d'essentiel tant au niveau culturel que politique, et jouit d'une réception extrêmement favorable. C'est le cas de Vargas Llosa, qui, dès 26 ans, connaît un succès retentissant avec son premier roman, La ville et les chiens (1963).

Vargas Llosa est aussi un théoricien du roman du Boom, puisqu'il a consacré une thèse de doctorat à Cent ans de solitude, intitulée « García Márquez : histoire d'un déicide ». Son argument central est que le romancier moderne détrône le créateur en construisant des mondes concurrents plus convaincants que le sien. En échafaudant cette théorie du roman, il place García Márquez sur le même pied que Tolstoï et Flaubert, et intègre ainsi son mouvement littéraire dans la grande histoire du roman moderne. Vargas Llosa refuse aujourd'hui les traductions et les nouvelles éditions de sa thèse. On peut dire par ailleurs que, de tous les romanciers du Boom, il aura eu le dernier mot : Carlos Fuentes est mort en 2012 et García Márquez n'écrit plus depuis 2007. Récipiendaire du prix Nobel de littérature en 2010, titulaire de 40 doctorats honorifiques, nommé marquis par le souverain d'Espagne, Vargas Llosa est un romancier qui jouit confortablement d'une immense renommée.

Deux essais, rédigés à presque vingt-cinq ans d'écart, rendent compte de la vision du roman de Vargas Llosa : L'orgie perpétuelle (1975) et Lettres à un jeune romancier (1997). Le premier porte sur Madame Bovary et est divisé en trois parties, qui correspondent à trois points de vue sur l'oeuvre. Le premier angle privilégié par l'auteur est autobiographique – il y raconte sa rencontre avec Madame Bovary et son amour passionné, tant pour l'oeuvre que pour le personnage. Le second est historique : l'auteur s'y intéresse aux influences externes de la vie de Flaubert sur la création de Madame Bovary, en se basant sur diverses sources, dont la correspondance du romancier. Il y examine également un certain nombre de caractéristiques formelles de Madame Bovary en adoptant un point de vue descriptif. Le troisième, qui nous intéressera surtout, place Madame Bovary dans l'histoire du roman et examine les caractéristiques qui en font, pour lui, le premier roman moderne.

Le premier roman moderne.

Pour Vargas Llosa, Madame Bovary marque un tournant fondamental dans l'histoire du roman, puisque Flaubert y délaisse, par le choix de son sujet et par la construction de ses personnages, l'axe sublime/ignoble privilégié par le romantisme. Il y présente ainsi le premier univers proprement romanesque, « le royaume de la médiocrité, le royaume gris de l'homme sans qualités » (p. 208) :

Madame Bovary est, en effet, un monde d'êtres dont l'existence se compose de petitesses, d'hypocrisies, de misères et de rêves médiocres. Outre que cela représente une rupture avec les mondes éponymes du roman romantique, cela inaugure l'ère romanesque contemporaine, où la médiocrité noiera systématiquement les héros, leur ôtant leur grandeur morale, historique, psychologique, jusqu'à ce qu'à la fin, de nos jours, en une culmination de ce processus de détérioration, ils se transforment dans l'oeuvre d'écrivains tels que Beckett ou Nathalie Sarraute en résidus, entités vivantes à l'état larvé, en une agitation de tropismes végétaux, ou, encore plus loin, dans les romans d'un Sollers, en à peine un bruit de paroles. (OP, p. 210)

Pour Vargas Llosa, la progressive dissolution du personnage amorcée par l'oeuvre de Flaubert est propre à la modernité mais, plutôt que de signer l'arrêt de mort du roman comme, elle annonce une reconstruction encore à venir du héros romanesque : « Cette diminution progressive du personnage […] ne s'achèvera pas par la mort du roman, comme le craignent quelques pessimistes, mais, probablement, par un processus opposé de reconstruction, sur des bases différentes, du héros romanesque » (OP, p. 210). Ainsi, en plus de rompre avec le romantisme et d'inaugurer le roman moderne, Flaubert aurait initié un mouvement de dissolution du personnage, qui se soldera par une reconstruction du héros romanesque. Ce personnage romanesque futur, Vargas Llosa ne le définit toutefois jamais vraiment. Plus fondamentalement encore que par la modernité de son sujet et de ses personnages, c'est par son style que Flaubert donne une impulsion au roman moderne, en élevant, pour la première fois, le roman au rang de forme :

Avec Flaubert il se produit un curieux paradoxe : le même écrivain qui transforme en thème de roman le monde des hommes médiocres et des esprits à ras de terre, fait observer que, tout comme en poésie, dans la fiction aussi tout dépend essentiellement de la forme, que celle-ci décide de la laideur et de la beauté des sujets, de leur vérité et de leur mensonge, et il proclame que le romancier doit être, avant tout, un artiste, un travailleur infatigable et incorruptible du style. (OP, p. 212)

Pour Vargas Llosa, tout l'art romanesque de Flaubert tient à cet équilibre entre fond et forme, à cette indissociabilité entre thème et style. Il s'oppose donc aux lectures que font de l'oeuvre de Flaubert les principaux courants littéraires qui se réclament, chacun à leur manière, de son influence. Ses « descendants » littéraires, en dissociant la forme et le fond, auraient trahi la pensé du roman du Flaubert. Les naturalistes, selon Vargas Llosa, ont trop privilégié le fond « réaliste » au détriment de la forme, tandis que les formalistes, comme les « Nouveaux Romanciers », négligent le sujet, pourtant d'une importance capitale chez Flaubert. L'art de Flaubert tient à la fois à une recherche de sujet proprement romanesque et à un travail acharné de la forme afin que celle-ci reflète le fond. La notion de travail est en effet centrale pour Vargas Llosa, qui en fait la condition même de la création du romancier, ce « travailleur infatigable et incorruptible du style ».

Le travail du roman.

Si, dans L'orgie perpétuelle, le jeune romancier s'inspire de la « théorie du roman moderne » qui, pour lui, se construit dans la correspondance de Flaubert, qui incarne son idéal romanesque, dans les Lettres à un jeune romancier, c'est le romancier vieillissant qui prodigue sa sagesse, sur le modèle de Rilke, à un jeune romancier fictif. Ces deux formes d'essai – l'exercice d'admiration d'un romancier vénéré et le mode d'emploi à l'usage d'un romancier débutant – témoignent d'une composante essentielle de l'art du roman selon Vargas Llosa : le roman est un art qui s'apprend. Comme pour le célèbre bourreau de travail qu'est Flaubert, le roman, pour Vargas Llosa, est le fruit d'un travail acharné. C'est bien le travail qu'il admire dans l'oeuvre de Flaubert, et ce n'est pas anodin si c'est sur cette phrase qu'il clôt son essai sur l'oeuvre de celui-ci :

Quand il vit Madame Bovary imprimée pour la première fois, dans La Revue de Paris, Flaubert, découragé, écrivit à Louis Bouilhet : « Ce livre indique beaucoup plus de patience que de génie, bien plus de travail que de talent » (Lettre du 5 octobre 1856) ». Cent dix-huit ans plus tard, combinant d'une autre façon les paroles du maître, nous pouvons formuler une phrase plus juste sur ce livre que nous aimons : son génie est fait de patience, son talent est l'oeuvre seulement du travail. (OP, p. 234)

Le travail de longue haleine, qui s'échelonne sur toute une vie, est d'ailleurs ce qui distingue le romancier du poète. Non que le poète ne travaille pas son texte avec acharnement, mais inversement, le « don » de la poésie, comme celui de la musique, ce don précoce qui peut frapper prématurément certains élus (Rimbaud, Mozart et autres enfants prodiges), serait impensable chez le romancier : « Il n'y a pas de romanciers précoces. Tous les grands et admirables romanciers ont été, au début, des apprentis scribouillards dont le talent s'est forgé dans la constance et la conviction ». (LJR, p. 19). Cette conception antiromantique de la genèse du roman, une théorie de la création basée sur le travail et non sur l'inspiration ou le talent, justifie le caractère particulièrement méthodique des Lettres à un jeune romancier, qui constituent un véritable guide pratique à l'usage de l'aspirant romancier. Vargas Llosa y examine de manière systématique les différentes composantes d'un roman et les divers procédés narratifs auxquels le romancier peut recourir (« Les mutations et le saut qualitatif », « La boîte chinoise », « L'élément caché », « Les vases communicants »), en tirant des exemples chez ses romanciers favoris : Faulkner, Joyce, Hemingway, Kafka, Virginia Woolf…

Le travail du romancier en est un de constante réécriture et surtout de retranchement. Comme en font foi les célèbres brouillons de Flaubert, le romancier biffe, reformule et charcute son texte sans relâche. Le retranchement que doit pratiquer le romancier est à l'image du travail du sculpteur : « Disons que l'histoire complète d'un roman (faite d'éléments consignés et omis) est un cube. Et que chaque roman particulier, une fois éliminés les éléments superflus et ceux délibérément omis pour obtenir un effet déterminé, dégagé de ce cube, adopte une forme déterminée : cet objet, cette sculpture reflètent l'originalité du romancier ». (LJR, p. 131). L'omission, l'ellipse, ou le « blanc » que Proust admirait chez Flaubert, est un procédé essentiel au roman. Le romancier doit choisir ce qu'il omet afin d'arriver à une sculpture unique. Mais s'il doit élaguer ce qui est superflu à la forme romanesque, ce superflu n'est pas le même que pour la poésie. Alors que le poète doit réduire son oeuvre à l'essentiel de son intensité, le romancier alterne entre des moments intenses et des passages de transition. Cette alternance est caractéristique d'un temps proprement romanesque :

Dans toutes les fictions nous pouvons identifier des moments où le temps semble se condenser, se manifester au lecteur d'une façon terriblement vivante, en accaparant totalement son attention, et des périodes où, au contraire, l'intensité décroît et la vitalité des épisodes s'en trouve diminuée; […]. Cependant il serait injuste de reprocher à un romancier l'existence de temps morts, d'épisodes de pure liaison dans ses romans. Ils servent aussi à établir une continuité et à créer cette illusion d'un monde, d'un tissu social où sont plongés ses personnages. La poésie peut être un genre intensif, épuré jusqu'à l'essentiel, sans scories. Le roman, non. Le roman est extensif, il se développe dans le temps (un temps qu'il crée lui-même) et il feint d'être « histoire », de rapporter la trajectoire d'un personnage ou de plusieurs à l'intérieur d'un certain contexte social. (LJR, p. 81-82)

Le temps romanesque est donc composé de moments intenses et de temps transitifs, nécessaires au roman afin de créer l'illusion du réel avec lequel, selon la théorie de Vargas Llosa, il est en constante compétition.

Le romancier contre le réel.

Le romancier, pour Vargas Llosa, écrit toujours contre le réel. Flaubert, encore une fois, est un modèle de cette posture en porte à faux avec la réalité :

Depuis son monde à part, Flaubert, à travers la littérature, entreprit une active polémique avec ce monde détesté, fit du roman un instrument de participation négative à la vie. Dans son cas, pessimisme, désenchantement, haine n'empêchèrent pas l'indispensable communication, la seule chose qui puise assurer à la littérature une fonction dans la société plus importante que celle d'être un loisir luxueux ou un sport supérieur, mais donnèrent plutôt au dialogue entre créateur et société une nature tendue et risquée, de grand prix et, surtout séditieuse. (OP, p. 231-232)

Flaubert crie haut et fort son mépris de la vie, sa « haine du bourgeois ». Mais contrairement aux romanciers hermétiques qui tournent le dos au réel en refusant la communication, en rendant leurs oeuvres illisibles à la majorité, Flaubert accomplit l'équilibre parfait du romancier : ni populiste, ni occulte, son refus du réel est une forme de compétition avec celui-ci. Il propose un monde autre, ou à part, celui de la littérature, et, plutôt que de sombrer dans l'opacité, communique d'une façon tout à fait limpide son refus du monde réel : « Il est possible que la colère ait sauvé Flaubert d'un esthétisme hermétique, qu'elle ait communiqué à ses livres ce virus négatif qui est le secret de leur ouverture : pour qu'un roman fasse du mal il est indispensable qu'il soit lu et compris. » (OP, p. 233-234). Flaubert incarne à la fois la colère du romancier – ou, pour prendre un autre terme cher à Vargas Llosa, sa révolte – et la lisibilité de l'oeuvre romanesque. Ce sont, en quelque sorte, les conditions pour l'écriture d'un roman qui rivalise véritablement avec le réel en lui substituant une fiction supérieure.

Paradoxalement, pour Vargas Llosa, c'est tout de même du réel que doit se nourrir le romancier. Et avant tout, il doit se nourrir de lui-même :

Le romancier se nourrit de lui-même, comme le catoblépas, cet animal mythique apparu à saint Antoine dans le roman de Flaubert (La tentation de saint Antoine) et recréé ensuite par Borges dans son Manuel de zoologie fantastique. Le catoblépas est une créature invraisemblable qui se dévore elle-même, en commençant par les pieds. Dans un sens moins matériel, évidemment, le romancier fouille aussi dans sa propre expérience, cherchant des prétextes pour inventer des histoires. Et pas seulement pour recréer personnages, épisodes ou paysages en s'appuyant sur la matière de certains souvenirs. Il trouve aussi dans ce bagage de sa mémoire le combustible nécessaire à la volonté de couronner victorieusement ce processus long et difficile : l'élaboration d'un roman. (LJR, p. 23-24).

Le romancier doit être authentique dans son mensonge, et pour accomplir cela, il doit puiser en lui-même pour trouver la matière de son roman. L'exemple le plus parfait du romancier catoblépas est, pour Vargas Llosa, Marcel Proust, qui se cannibalise proprement pour créer son oeuvre. Seul l'écrivain « authentique », c'est-à-dire le romancier catoblépas, parvient suffisamment à convaincre le lecteur de la « vérité » de son univers romanesque.

Le pouvoir de persuasion du roman.

Ce n'est qu'à partir d'une matière vraie, c'est-à-dire véritablement ressentie et obsédante, que le romancier crée une oeuvre dont le pouvoir de persuasion lui permettra de surpasser la réalité : 

Qu'est-ce qu'un écrivain authentique? La fiction est forcément, par définition, une imposture – une réalité qui n'est pas, mais feint de l'être; tout roman est un mensonge qui se donne pour vérité, une création dont le pouvoir de persuasion dépend exclusivement de l'emploi efficace, par le romancier, de techniques d'illusionnisme et de prestidigitation semblables à celles des magiciens de cirque ou de théâtre. Comment alors parler d'authenticité en matière de roman, ce genre étant véritablement un leurre, un artifice, un mirage? Eh bien! C'est possible, à condition pour le romancier authentique d'obéir docilement aux ordres imposés par la vie, en écrivant sur les sujets qu'elle lui dicte et en refusant ceux qui ne naissent pas intimement de sa propre expérience et n'arrivent pas à sa conscience avec un caractère de nécessité. Voilà, l'authenticité ou la sincérité du romancier consiste à accepter ses propres démons et à les servir dans la mesure de ses forces. (LJR, p. 29-30)

Le rapport du romancier au réel est donc paradoxal. Il doit s'en inspirer directement, mais il doit ensuite le transformer en une fiction qui surpasse la réalité et qui fasse croire au lecteur, dans ce mensonge avoué, au statut de réel de sa fiction : « C'est là le formidable leurre des grands romans : nous convaincre que le monde est tel qu'ils le racontent » (LJR, p. 35). L'art du romancier réside, pour Vargas Llosa, dans la capacité de convaincre le lecteur de la réalité de son univers romanesque. Il appelle cette capacité de convaincre le « pouvoir de persuasion » du roman.

Le pouvoir de persuasion est le noeud de la théorie du roman de Vargas Llosa. Pour lui, si le roman rivalise avec le réel, il ne parvient à le surpasser dans l'esprit du lecteur que grâce à son pouvoir de persuasion, qui consiste en une adéquation parfaite entre le fond et la forme de son oeuvre : « [L]a séparation entre fond et forme (sujet opposé à style et ordre narratif) est artificielle, acceptable seulement pour des raisons d'exposé et d'analyse, et elle ne se produit jamais dans la réalité; ce qu'un roman raconte, en effet, est inséparable de la façon de le raconter » (LJR, p. 32). Le style du roman doit être la seule expression possible de son sujet, et les deux doivent être indissociables. Ainsi, par exemple, les romans de Céline ne peuvent être écrits qu'avec la langue de Céline – le sujet ne serait rien sans la manière, et le pouvoir de persuasion de ses romans provient du fait que le fond et la forme, dans une sorte de réaction chimique romanesque, produisent une entité supérieure à la somme de ces deux éléments. Même si, chacun pris isolément, le sujet et la langue de Céline répugnent à Vargas Llosa, leur fusion dans Voyage au bout de la nuit résulte indéniablement pour lui en un grand roman.

L'illusion obtenue par l'amalgame entre le fond et la forme doit sembler aller de soi et ne trahir aucun effort romanesque :

Pour doter son roman de pouvoir de persuasion, il faut raconter son histoire de façon à tirer le maximum du vécu implicite des personnages et des anecdotes pour réussir à transmettre au lecteur l'illusion d'une autonomie par rapport au monde réel où se trouve le lecteur. Le pouvoir de persuasion d'un roman est d'autant plus grand qu'il semble indépendant et souverain, quand nous avons l'impression que tout ce qui s'y passe arrive en fonction de mécanismes internes de cette fiction et non sous l'exigence arbitraire d'une volonté extérieure. Quand un roman nous donne cette impression d'autosuffisance, d'émancipation de la réalité réelle, contenant en lui-même tout ce qu'il faut pour exister, il atteint alors à sa plus grande capacité persuasive. Il peut séduire ses lecteurs et leur faire croire à ce qu'il leur dit; les bons, les grands romans n'ont pas l'air de nous raconter une histoire, ils nous la font vivre et nous la font partager, si fort est leur pouvoir de persuasion. (LJR, p. 34)

En d'autres mots, pour Vargas Llosa, la vraisemblance du roman comme univers autonome est essentielle à une oeuvre réussie. Cette vraisemblance, dans le roman moderne, passe par l'invisibilité du narrateur, par l'impression que l'oeuvre existe pour et par elle-même : « […] la vraisemblance du récit dépend de cette invisibilité, à l'inverse du roman classique, où la vraisemblance dépend d'ordinaire de la capacité de persuasion – c'est-à-dire de la présence directe et personnelle, du narrateur omniscient, un intrus souvent plus visible et actif que ses propres personnages » (LJR, p. 222). Pour être convaincant, le roman moderne doit, contrairement au roman classique, cacher ses structures et ne révéler que ce qui fait objectivement partie du récit. L'invisibilité du narrateur y est donc capitale.

Vargas Llosa prend d'ailleurs comme repoussoir, dans sa définition du roman moderne, le théâtre de Bertolt Brecht, ou plutôt sa théorie de la distanciation. Pour lui, Brecht est aux antipodes d'une conception flaubertienne du roman, puisque, dans la forme de son oeuvre, le créateur impose une lecture tyrannique à son lecteur ou spectateur, en dévoilant de manière ostentatoire les fils et les rouages qui régissent le récit. Dans L'Orgie perpétuelle, il oppose l'oeuvre de Flaubert à celle de Brecht dans un chapitre intitulé « Bertolt Brecht et Flaubert ou le paradoxe », où il fait remarquer que, paradoxalement, le romancier misanthrope qu'était Flaubert a créé une oeuvre respectueuse du lecteur, c'est-à-dire une oeuvre où le narrateur s'efface et laisse place à l'interprétation du roman, tandis que le dramaturge engagé envers son public a produit un théâtre méprisant du spectateur, qui lui dicte le sens de son art à la manière d'un dictateur qui impose sa vérité à un peuple opprimé.

Dans les Lettres à un jeune romancier, il reprend encore une fois la figure brechtienne, cette fois pour définir le mauvais roman :

Seuls les mauvais romans ont ce pouvoir de distanciation souhaité par Brecht afin que ses spectateurs puissent assimiler des leçons de philosophie politique qu'il prétendait leur administrer avec ses pièces de théâtre. Le mauvais roman, à faible pouvoir de persuasion, ou qui en est dépourvu, ne nous convainc pas de la vérité de son mensonge; il nous apparaît alors comme tel, un « mensonge », un artifice, une invention arbitraire et sans vie propre; semblable aux marionnettes empotées d'un médiocre guignol qui laissent voir les fils manipulés par leur créateur, caricatures d'êtres vivants, dont les prouesses ou les souffrances peuvent difficilement nous émouvoir : en vérité, ce sont des attrape-nigauds sans âme et sans liberté, des vies d'emprunt dépendant d'un maître omnipotent. (LJR, p. 36)

La vraisemblance des « bons romans » tient donc, pour Vargas Llosa, à l'apparente autonomie du récit et de la discrétion du romancier-narrateur, garante du pouvoir de persuasion. Les « mauvais romans » sont ceux qui exposent le mensonge de la fiction et se laissent voir comme des constructions romanesques.

On peut opposer cette vision à celle d'un autre théoricien du roman, Milan Kundera, qui en appelle à un retour au roman « pré-réaliste » de Jacques le Fataliste et de Tristram Shandy (ce que Vargas Llosa appelle le roman « classique »), où le narrateur est un personnage de bonimenteur qui dévoile sans cesse les rouages de la fiction. On peut dire que les deux romanciers cherchent implicitement à proposer une voie de sortie à une certaine crise du roman. Là où Vargas Llosa, face à la dissolution du héros romanesque, prédit une reconstruction du personnage, mouvement enclenché selon lui par l'oeuvre de Flaubert, Milan Kundera préconise, devant l'épuisement du modèle réaliste, un retour vers la première mi-temps du roman, où les diktats du réalisme n'ont pas cours et où le narrateur intervient de manière ludique et expose les mécanismes du roman. Ce narrateur donne une interprétation de l'oeuvre, sans jamais toutefois l'imposer comme seul sens possible. Il est donc à la fois le contraire du narrateur-Dieu qu'est Flaubert, puisqu'il est tout sauf transparent, mais il est en même temps très éloigné de l'esprit brechtien, puisqu'il ne dicte pas de morale unique pour le roman.

Vargas Llosa fait une énumération assez complète, selon ses propres dires, des procédés romanesques modernes : « [N]ous pouvons mettre un point final aux principaux procédés techniques utilisés par les romanciers pour bâtir leurs fictions. Peut-être en reste-t-il d'autres, mais moi, du moins, je ne les ai pas trouvés » (LJR, p. 141). Or, il n'évoque jamais la possibilité d'une distanciation romanesque qui ne serait pas idéologique, comme celle de Brecht, mais bien ludique, comme celle des romans de Milan Kundera, d'Italo Calvino, de Kurt Vonnegut – des romanciers qui, non pas par maladresse ou par tyrannie, mais par jeu et par volonté romanesque, transgressent les lois du réalisme héritées du XIXe siècle et qui ne cherchent donc pas à « persuader » le lecteur. Cette voie alternative de narration romanesque, celle du roman postmoderne, qui ne cherche plus à reconduire le réalisme du XIXe siècle, ne semble pas avoir sa place dans son histoire du roman dont l'origine est Madame Bovary de Flaubert.

Bibliographie

Ouvrages cités
Ce dossier comporte des citations de deux essais de Mario Vargas Llosa, L'orgie perpétuelle (sur Madame Bovary de Flaubert) et Lettres à un jeune romancier. Quelques citations d'un entretien avec Stephan Bureau viennent le compléter.

Mario Vargas Llosa, L'orgie perpétuelle : Flaubert et Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1975.

Mario Vargas Llosa, Lettres à un jeune romancier, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1999.

Entrevue avec Stéphan Bureau, série CONTACT.

Citations

Mario Vargas Llosa, L'orgie perpétuelle : Flaubert et Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1975.

Ce n'est pas le monde de la bourgeoisie, mais quelque chose de plus vaste, qui recouvre transversalement les classes sociales, que Madame Bovary transforme en matière centrale du roman : le royaume de la médiocrité, le royaume gris de l'homme sans qualités. Ne serait-ce qu'à cause de cela, le roman de Flaubert mériterait d'être considéré comme fondateur du roman moderne, presque tout entier construit autour de la maigre silhouette de l'anti-héros. p. 208.

Madame Bovary est, en effet, un monde d'êtres dont l'existence se compose de petitesses, d'hypocrisies, de misères et de rêves médiocres. Outre que cela représente une rupture avec les mondes éponymes du roman romantique, cela inaugure l'ère romanesque contemporaine, où la médiocrité noiera systématiquement les héros, leur ôtant leur grandeur morale, historique, psychologique, jusqu'à ce qu'à la fin, de nos jours, en une culmination de ce processus de détérioration, ils se transforment dans l'oeuvre d'écrivains tels que Beckett ou Nathalie Sarraute en résidus, entités vivantes à l'état larvé, en une agitation de tropismes végétaux, ou, encore plus loin, dans les romans d'un Sollers, en à peine un bruit de paroles. Cette diminution progressive du personnage – qui ne s'achèvera pas par la mort du roman, comme le craignent quelques pessimistes, mais, probablement, par un processus opposé de reconstruction, sur des bases différentes, du héros romanesque – a débuté sans doute avec le premier roman publié de cet homme qui dans les dernières années de sa vie se vanta d'avoir construit un art du roman basé sur la « normalité ». p. 210.

Mais cette nouvelle règle n'est pas menée à bien dans Madame Bovary, quoi qu'en dise Flaubert, sans sacrifier à l'exception : Quasimodo aussi traverse fugacement les rues de Yonville transformé en aveugle couvert de pustules et Emma doit quelques-uns de ses traits à la mignonne petite gitane romantique. C'est pourquoi j'ai dit que le « réalisme » de Flaubert est davantage un romantisme complété que repoussé. Madame Bovary élargit l'idée du réalisme régnant de son temps, donna une nouvelle impulsion au dessein totalisateur du genre romanesque. p. 211.

Avec Flaubert il se produit un curieux paradoxe : le même écrivain qui transforme en thème de roman le monde des hommes médiocres et des esprits à ras de terre, fait observer que, tout comme en poésie, dans la fiction aussi tout dépend essentiellement de la forme, que celle-ci décide de la laideur et de la beauté des sujets, de leur vérité et de leur mensonge, et il proclame que le romancier doit être, avant tout, un artiste, un travailleur infatigable et incorruptible du style. p. 212.

De la sorte, tout le vaste secteur psychologique du roman moderne, dans lequel d'une façon ou d'une autre la perspective dominante dans la réalité fictive est l'esprit humain, apparaît tributaire de Madame Bovary, le premier roman qui tenta de représenter le fonctionnement de la conscience sans recourir, comme on l'avait fait jusqu'alors, à ses manifestations externes. p. 220.

Innombrables sont les romanciers modernes qui, comme Flaubert dans Madame Bovary, ont utilisé la description objective pour rendre invisible le narrateur de la fiction. Dans leurs romans, la vraisemblance du récit dépend de cette invisibilité, à l'inverse du roman classique, où la vraisemblance dépend d'ordinaire de la capacité de persuasion – c'est-à-dire de la présence directe et personnelle, du narrateur omniscient, un intrus souvent plus visible et actif que ses propres personnages. p. 222.

Depuis son monde à part, Flaubert, à travers la littérature, entreprit une active polémique avec ce monde détesté, fit du roman un instrument de participation négative à la vie. Dans son cas, pessimisme, désenchantement, haine n'empêchèrent pas l'indispensable communication, la seule chose qui puise assurer à la littérature une fonction dans la société plus importante que celle d'être un loisir luxueux ou un sport supérieur, mais donnèrent plutôt au dialogue entre créateur et société une nature tendue et risquée, de grand prix et, surtout séditieuse, p. 231-232.

Il est possible que la colère ait sauvé Flaubert d'un esthétisme hermétique, qu'elle ait communiqué à ses livres ce virus négatif qui est le secret de leur ouverture : pour qu'un roman fasse du mal il est indispensable qu'il soit lu et compris. C'est peut-être un enseignement utile que peut tirer aujourd'hui un écrivain du cas Flaubert. p. 233-234.

Dans toutes les oeuvres de Flaubert, même celles qui peuvent être considérées comme une fuite dans l'histoire, le roman reste toujours l'appel d'un homme aux autres hommes à se retrouver dans l'imaginaire verbal pour, de là, tenir pour insuffisante la vie que ces oeuvres rachètent et réfutent prodigieusement, oeuvres qui sauvent le temps qu'elles condamnent. Sans renoncer à son pessimisme et son désespoir, les transformant plutôt en matière et stimulation de son art, et portant le culte de l'esthétique à un degré de rigueur presque surhumain, Flaubert écrivit un roman capable d'allier l'originalité à la communication, la sociabilité à la qualité. Parce que chez ce formaliste intransigeant la forme ne fut jamais dissociée de la vie : elle fut son meilleur défenseur. p 234.

Mario Vargas Llosa, Lettres à un jeune romancier, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1999.

Le romancier se nourrit de lui-même, comme le catoblépas, cet animal mythique apparu à saint Antoine dans le roman de Flaubert (La tentation de saint Antoine) et recréé ensuite par Borges dans son Manuel de zoologie fantastique. Le catoblépas est une créature invraisemblable qui se dévore elle-même, en commençant par les pieds. Dans un sens moins matériel, évidemment, le romancier fouille aussi dans sa propre expérience, cherchant des prétextes pour inventer des histoires. Et pas seulement pour recréer personnages, épisodes ou paysages en s'appuyant sur la matière de certains souvenirs. Il trouve aussi dans ce bagage de sa mémoire le combustible nécessaire à la volonté de couronner victorieusement ce processus long et difficile : l'élaboration d'un roman, p. 23-24. 

Qu'est-ce qu'un écrivain authentique? La fiction est forcément, par définition, une imposture – une réalité qui n'est pas, mais feint de l'être; tout roman est un mensonge qui se donne pour vérité, une création dont le pouvoir de persuasion dépend exclusivement de l'emploi efficace, par le romancier, de techniques d'illusionnisme et de prestidigitation semblables à celles des magiciens de cirque ou de théâtre. Comment alors parler d'authenticité en matière de roman, ce genre étant véritablement un leurre, un artifice, un mirage? Eh bien! C'est possible, à condition pour le romancier authentique d'obéir docilement aux ordres imposés par la vie, en écrivant sur les sujets qu'elle lui dicte et en refusant ceux qui ne naissent pas intimement de sa propre expérience et n'arrivent pas à sa conscience avec un caractère de nécessité. Voilà, l'authenticité ou la sincérité du romancier consiste à accepter ses propres démons et à les servir dans la mesure de ses forces. p. 29-30.

[L]a séparation entre fond et forme (sujet opposé à style et ordre narratif) est artificielle, acceptable seulement pour des raisons d'exposé et d'analyse, et elle ne se produit jamais dans la réalité; ce qu'un roman raconte, en effet, est inséparable de la façon de le raconter. p. 32.

Pour doter son roman de pouvoir de persuasion, il faut raconter son histoire de façon à tirer le maximum du vécu implicite des personnages et des anecdotes pour réussir à transmettre au lecteur l'illusion d'une autonomie par rapport au monde réel où se trouve le lecteur. Le pouvoir de persuasion d'un roman est d'autant plus grand qu'il semble indépendant et souverain, quand nous avons l'impression que tout ce qui s'y passe arrive en fonction de mécanismes internes de cette fiction et non sous l'exigence arbitraire d'une volonté extérieure. Quand un roman nous donne cette impression d'autosuffisance, d'émancipation de la réalité réelle, contenant en lui-même tout ce qu'il faut pour exister, il atteint alors à sa plus grande capacité persuasive. Il peut séduire ses lecteurs et leur faire croire à ce qu'il leur dit; les bons, les grands romans n'ont pas l'air de nous raconter une histoire, ils nous la font vivre et nous la font partager, si fort est leur pouvoir de persuasion. p. 34.

C'est là le formidable leurre des grands romans : nous convaincre que le monde est tel qu'ils le racontent, comme si les fictions n'étaient pas ce qu'elles sont, un monde profondément défait et refait pour apaiser l'appétit déicide (recréateur de la réalité) qui anime – sciemment ou pas – la vocation du romancier. p. 35.

[L]e langage romanesque ne peut être dissocié de ce que raconte le roman, le sujet incarné en mots, car la seule façon de savoir si le romancier réussit ou échoue dans son entreprise narrative c'est de vérifier si, grâce à son écriture, la fiction vit, s'émancipe de son créateur et de la réalité réelle pour s'imposer au lecteur comme une réalité souveraine. p. 38.

Il y a échec quand le lecteur sent un abîme, que le romancier ne parvient pas à combler dans son écriture, entre ce qu'il raconte et les mots pour le dire. Cette bifurcation, ce dédoublement entre le langage d'une histoire et l'histoire en elle-même annule le pouvoir de persuasion. Le lecteur ne croit pas à ce qu'on lui raconte, parce que la maladresse et l'inadéquation de ce style lui font prendre conscience d'une insurmontable césure entre les mots et les faits, une faille par où passent tout l'artifice et l'arbitraire, ces fondements d'une fiction, seulement effacés ou rendus invisibles dans les oeuvres réussies. p. 42.

Ces styles échouent parce que nous ne les sentons pas nécessaires; au contraire, en les lisant nous voyons bien que ces histoires racontées d'une autre façon, avec d'autres mots, seraient meilleures (ce qui, en littérature, veut simplement dire plus convaincantes). Nous n'éprouvons jamais cette impression de dichotomie entre le récit et les mots dans les nouvelles de Borges, les romans de Faulkner ou les histoires d'Isak Dinesen. Le style de ces auteurs, fort différents entre eux, nous convainc parce que mots, personnages et choses constituent là une unité infrangible, et nous ne concevons même pas qu'il puissent être dissociés. C'est à cette parfaite intégration entre « fond » et « forme » que je fais allusion en parlant de cet attribut de nécessité que possède une écriture créatrice. p. 42-43.

[L]e temps des romans est construit à partir du temps psychologique, et non du chronologique; un temps subjectif auquel l'habileté du romancier (du bon romancier) donne l'apparence de l'objectivité, car il fait prendre à son roman de la distance et le différencie du monde réel (obligation de toute fiction qui veut vivre pour son propre compte). p. 69.

Le temps dans tout roman, je le répète, est une création formelle, puisque l'histoire s'y déroule sur un mode qui ne peut être identique ni semblable à celui de la vie réelle; en même temps, cet écoulement, le rapport entre le temps du narrateur et celui du récit, dépend entièrement de l'histoire que l'on raconte en utilisant cette perspective temporelle. On peut aussi dire la même chose à l'envers : point de vue temporel dépend également de l'histoire rapportée par le roman. En réalité, cela revient au même, il s'agit de quelque chose d'inséparable lorsque nous sortons du plan théorique où nous évoluons pour aborder des romans concrets. Nous y découvrons qu'il n'existe pas de « forme » (ni spatiale, ni temporelle ni de niveau de réalité) qui puisse être dissociée de l'histoire qui prend corps et vie (ou n'y parvient pas) à travers les mots qui la racontent. p. 80-81.

Dans toutes les fictions nous pouvons identifier des moments où le temps semble se condenser, se manifester au lecteur d'une façon terriblement vivante, en accaparant totalement son attention, et des périodes où, au contraire, l'intensité décroît et la vitalité des épisodes s'en trouve diminuée; […]. Nous pouvons appeler cratères (temps vivants, concentration maximum de vécu) ces épisodes, et temps morts ou transitifs les autres. Cependant il serait injuste de reprocher à un romancier l'existence de temps morts, d'épisodes de pure liaison dans ses romans. Ils servent aussi à établir une continuité et à créer cette illusion d'un monde, d'un tissu social où sont plongés ses personnages. La poésie peut être un genre intensif, épuré jusqu'à l'essentiel, sans scories. Le roman, non. Le roman est extensif, il se développe dans le temps (un temps qu'il crée lui-même) et il feint d'être « histoire », de rapporter la trajectoire d'un personnage ou de plusieurs à l'intérieur d'un certain contexte social. […]
Cette combinaison de cratères ou temps vivants et de temps morts ou transitifs détermine la configuration du temps romanesque, ce système chronologique propre aux histoires écrites et qu'il est possible de schématiser en trois types de point de vue temporel). p. 81-82.

Grâce à des romanciers tels que Virginia Woolf, Joyce, Kafka ou Proust, nous pouvons dire que notre intellect et notre sensibilité se sont assez enrichis pour pouvoir identifier, dans ce vertige infini qu'est la réalité, les plans ou les niveaux – les mécanismes de la mémoire, l'absurde, le flux de la conscience, les subtilités des émotions et des perceptions – que nous ignorions auparavant ou sur lesquels nous avions une idée insuffisante ou stéréotypée », p. 94.

[D]ans tout roman, il y a trois points de vue : un spatial, un temporel et un de niveau de réalité, et […], même si cela n'est pas toujours très évident, les trois sont essentiellement autonomes, différents l'un de l'autre, leur harmonisation et leur combinaison déterminant cette cohérence interne du roman, et donc son pouvoir de persuasion. Sa capacité à nous persuader de sa « vérité », de son « authenticité », de sa « sincérité », ne vient jamais de sa ressemblance avec l'univers réel du lecteur ou de son identification avec lui. Elle vient exclusivement de son être même, fait de mots et de l'organisation de l'espace, du temps et du niveau de réalité qui le composent. p. 97.

C'est le grand triomphe de la technique romanesque : atteindre l'invisibilité, être si efficace dans la construction de l'histoire tout en couleur, dramatisme, subtilité, beauté et suggestion, qu'aucun lecteur ne s'apercevra plus de son existence, car, gagné par le charme de ce travail d'orfèvre, il n'aura pas l'impression de lire, mais de vivre une fiction réussissant, du moins un moment et pour ce lecteur-là, à supplanter la vie. p. 98.

La partie écrite de tout roman est seulement une section ou un fragment de l'histoire racontée : celle-ci, développée dans son intégralité, avec l'accumulation de tous ses ingrédients sans exception – pensées, gestes, objets, coordonnées culturelles, matériaux historiques, psychologiques, idéologiques, etc., que suppose et contient l'histoire totale – embrasse une matière infiniment plus ample que celle explicités dans le texte, et qu'aucun romancier, pas même le plus prolixe et torrentiel, ne serait en mesure de déployer. p. 129.

Disons que l'histoire complète d'un roman (faite d'éléments consignés et omis) est un cube. Et que chaque roman particulier, une fois éliminés les éléments superflus et ceux délibérément omis pour obtenir un effet déterminé, dégagé de ce cube, adopte une forme déterminée : cet objet, cette sculpture reflètent l'originalité du romancier. Sa forme a été sculptée à l'aide de différents outils, mais sans aucun doute l'un des plus utilisés et valables pour cette tâche, celle d'éliminer des ingrédients jusqu'à profiler la belle et convaincante figure que nous aimons, est celui de l'élément caché. p. 131.

[L]a technique, la forme, le discours, le texte, ou comme vous voudrez l'appeler […], constitue un tout inaltérable où séparer sujet, style, ordre, points de vue, etc., serait disséquer un corps vivant. Le résultat est toujours, même dans les meilleurs cas, une forme d'homicide. Et un cadavre est une pâle et trompeuse réminiscence de l'être vivant, en mouvement et en pleine créativité, non gagné par la rigidité et sans défense devant l'invasion des vers. p. 142.

Mon cher ami, j'essaie de vous dire d'oublier tout ce que vous avez lu dans mes lettres sur la forme romanesque et de vous mettre une bonne fois à écrire des romans. p. 143.

Entrevue avec Stéphan Bureau, série CONTACT.

[...] Je crois que les romans racontent la vie humaine comme quelque chose d'extraordinaire, n'est-ce pas. Même si vous racontez une histoire tout à fait petite, médiocre, il faut qu'elle apparaisse comme tout à fait exceptionnelle, différente, isolée du reste. Si elle n'a pas cette signification tout à fait particulière, alors, la littérature vous déçoit. Dans un roman ou dans une nouvelle, ce que vous voulez trouver, c'est la vie comme une expérience extraordinaire. Et toutes les expériences de la vie deviennent extraordinaires grâce à la littérature.

Tous mes romans ont, derrière, une recherche qui n'est pas vraiment une recherche scientifique parce que c'est pas une recherche pour trouver une vérité que j'exprimerais après dans la fiction. [...] C'est une recherche pour me familiariser avec ce que je veux inventer [...] pour me sentir plus proche d'un monde que je veux inventer, un monde que je ne veux pas respecter tel quel, non, que je veux transformer, adapter, par nécessité, disons, purement romanesque. Mais, cette recherche me donne cette assurance sans laquelle je ne pouvais pas inventer librement [...] C'est à travers le mensonge. Je crois que c'est ça, la littérature. La littérature, c'est une distorsion profonde de la réalité, de la vie grâce à laquelle on arrive à connaître quelque chose qui serait toujours opaque pour nous sans la littérature. [...]. Une vérité dont vous ne savez jamais qu'elle est avant qu'elle soit là. Il n'y a pas de vérité préméditée dans la littérature.

Un romancier peut avoir un contrôle absolu de la vie. [...] Vous pouvez suivre, n'est-ce pas, tout, et avoir cette vision d'ensemble que nous n'avons jamais, jamais dans la vie réelle. Je crois que c'est pour ça que ces constructions artificielles, qui nous donnent quand même l'idée d'une réalité ordonnée qui est celle des fictions, des romans, n'est-ce pas, [sont] tellement importante pour la vie des gens. Ça vous donne quand même l'idée d'un ordre. Un ordre qui dans la vraie vie n'existe pas. [...] Nous ne savons pas ce qui se passe autour de nous, il y a tellement des éléments qui peuvent tout changer, hein. Mais, dans un roman, vous avez cette perspective qui vous donne quand même un contrôle de l'ensemble, n'est-ce pas. Alors, c'est pour ça que je crois que la littérature est tellement importante pour s'organiser dans la vraie vie à travers la fiction, hein. À travers la fiction persuasive, la fiction qui vous convainc, n'est-ce pas, contre toute vérité que la vie est comme elle la décri[t].

Back to top