Photo Albert ThibaudetAlbert Thibaudet

(1874-1936)

Dossier

Le roman selon Albert Thibaudet

Le liseur», penseur du roman, par Gabrielle Roy-Chevarier, 31 octobre 2012

Introduction.

Bien qu'il n'ait jamais écrit de romans, Albert Thibaudet (1874-1936) considérait son activité de critique littéraire comme étant complémentaire à l'activité créatrice du romancier. Le « liseur » de romans qu'il était (c'est-à-dire le lecteur actif pour qui « la lecture des romans devient une tâche précise et technique » (Thibaudet, p. 1673)), gardien de la mémoire des romans du passé, est aussi celui qui assure la transmission auprès du public d'une pensée, à la fois intellectuelle et existentielle, propre au roman : « Les liseurs de romans, ils se recrutent dans un ordre où la littérature existe, non comme un divertissement accidentel, mais comme une fin essentielle, et qui peut saisir l'homme entier aussi profondément que les autres fins humaines. » (Thibaudet, p. 1669)

Le « liseur » de romans n'est donc pas qu'un simple commentateur, il est le relais entre « la vie imprévisible et libre » (Thibaudet, p. 1673) du genre romanesque et celle de la civilisation moderne. Plus encore, de par son activité de défrichage, de transmission et d'ordonnancement de cette vie foisonnante du roman, le liseur peut être à son tour comparé à un romancier qui, au lieu de tracer la ligne d'une vie, tracerait celle du roman. En effet, le genre romanesque est comparable, selon Thibaudet, à une « nature » au sein de laquelle se répondent les romanciers en explorant les possibles, parfois contradictoires, de la vie humaine :

La critique du roman est elle-même un roman dont les romanciers sont les personnages. Il y a une Comédie romanesque comme il y a une Comédie humaine. Et le roman domestique supérieur, ce serait peut-être ce roman des familles d'esprit, qui appartient à la critique, et dont elle n'écrit encore que d'incertains épisodes. (Thibaudet, p. 892)

C'est pourquoi Thibaudet, romancier du roman, a une vision critique qui s'apparente à la vision d'un créateur : percevant le roman de l'intérieur, c'est-à-dire comme une oeuvre toujours à faire mais qui pourtant ne pourrait exister sans certaines balises (le plus souvent subjectives, quoiqu'intellectualisées en un système cohérent), le liseur-critique participe au renouvellement du genre romanesque en montrant l'infini de ses possibilités, mais également ses fondements et, par là même, ses limites. Une certaine ambiguïté plane ainsi dans les essais de Thibaudet : refusant de prendre parti et de fournir, à l'instar d'un Paul Bourget, un mode d'emploi du roman, Thibaudet ne verse pourtant pas dans l'excès inverse, qui serait de voir le genre romanesque comme étant complètement ouvert et polymorphe, ainsi que le laisse supposer son bergsonisme assumé. Pour le dire à l'envers, si Thibaudet, en disciple de Bergson, présente « l'élan vital » du roman comme inépuisable, cet élan est néanmoins circonscrit, peut-être même amenuisé (mais pas au point d'en faire une théorie), par le roman idéal dont quelques avatars ont marqué l'histoire du roman, et à l'aune desquels sont mesurés les romans contemporains : Don QuichotteMadame Bovary et L'Éducation sentimentaleAnna KarénineThe Mill on the Floss.

Comme le souligne Antoine Compagnon dans sa préface aux Réflexions sur la littérature, Thibaudet, à l'instar d'autres lecteurs de Bergson (T.S. Eliot ou E.R. Curtius, par exemple), est avant tout et malgré tout un critique de la tradition, un véritable « classique moderne »(Compagnon, p. 29). Il résulte de cette position d'entre-deux, où pluralisme et tradition sont conciliés mais jamais systématisés, un sentiment de flottement bien résumé par Jean Grenier : « On éprouve en lisant Thibaudet la même gêne que dans un voyage avec un compagnon intelligent et sensible mais qui montre un égal intérêt aux choses les plus disparates, le vagabondage intellectuel, la chasse au papillon tiennent trop de place dans son oeuvre. » (Compagnon, p. 29) Le dilettantisme de Thibaudet devient encore plus apparent, si l'on se fie à ce qu'en dit la critique, dans ses oeuvres plus substantielles, Le Bergsonisme (1924) ou L'Histoire de la littérature française (1936 pour le premier tome, le second étant inachevé), dans la mesure où ces livres déploient la pensée du philosophe et de l'historien de la littérature bien plus que celle du « liseur de romans ».

Dans les articles publiés à la NRF entre 1912 et 1936, articles et essais qui seuls seront étudiés ici, la « chasse aux papillons » s'avère, au contraire, beaucoup plus fructueuse et beaucoup moins problématique, car la réflexion de Thibaudet sur le roman peut alors être étudiée dans un contexte d'idées plus restreint – celui de la NRF, qui se consacre surtout à l'étude du genre romanesque – se révélant ainsi dans toute son originalité, sa subtilité et sa vitalité.

1. Le roman contre la tradition classique.

C'est grâce à l'un de ses premiers articles publiés à la NRF, « Réflexions sur le roman : à propos d'un livre récent de M. Paul Bourget » (1912), que Thibaudet va se démarquer comme critique du roman et influencer les collaborateurs de la revue (notamment Jacques Rivière), alors profondément attachés à la vision classiciste d'André Gide. Ce classicisme de Gide, partagé par les autres fondateurs de la revue – surtout par Henri Ghéon qui avait « inventé », en 1904, le terme de « classicisme moderne » (Koffeman, p. 27) – se résume par un profond respect pour la tradition (ce qui implique un rejet des avant-gardes révolutionnaires) et un désir de renouvellement des thèmes et des techniques littéraires. À l'inverse des néo-classiques réactionnaires tels que Charles Maurras et Maurice Barrès, les classiques modernes que sont André Gide, Jacques Copeau, Henri Ghéon et les autres membres fondateurs de la NRF ne cherchent pas à redorer le blason de la littérature du Grand Siècle en récrivant ses oeuvres, ni à développer, au moyen de la littérature, une idéologie politique, mais plutôt à adapter certaines techniques, un certain goût « classique » du travail, à une sensibilité et à des sujets résolument modernes. Copeau résume ainsi la vision de la NRF en 1912 :

Pour moi, j'aime que les aspirations d'aujourd'hui soient rattachées à ce beau mot de classicisme – pourvu qu'on n'en fasse pas seulement une étiquette littéraire, mais qu'il désigne surtout une attitude de la volonté, une qualité de l'âme ; pourvu que rien d'humain, rien de vivant n'en soit exclu, ni cette notion de recherche et d'invention faute de quoi la culture est stérile ; si c'est être classique, que porter à l'achèvement de son expression, au point suprême de sa perfection, de son style, un sentiment, de quelque profondeur qu'il vienne, de quelque obscurité qu'il sorte, de quelque région, la plus infréquentée de l'être, qu'il soit né. (Copeau, cité dans Koffeman, p. 155)

Or c'est cette vision classiciste, qui reste malgré tout fortement traditionnaliste, que Thibaudet va tenter d'assouplir dans son article de 1912. La vision esthétique globale de la NRF, où les spécificités du genre romanesque étaient en quelque sorte noyées dans des considérations trop vastes et extérieures à lui, sera alors critiquée au profit d'une réflexion esthétique dont le point de départ est le roman. En réagissant aux Pages de critique et de doctrine de Paul Bourget, romancier qui va devenir au fil de temps son « repoussoir » le plus utile, Thibaudet pose alors les jalons d'une vision du roman universaliste, anti-classiciste et anti-traditionnaliste, et tente de mettre fin à un débat embourbé dans un nationalisme étroit, qui visait à définir non pas le genre romanesque dans son ensemble, mais les caractéristiques du pur roman français. Ce pur roman français, affirme Bourget (mais aussi plusieurs critiques de l'époque, dont certains collaborateurs de la NRF), est un roman bien composé, qui respecte l'idéal de concision de l'esprit classique français. Le modèle privilégié d'un tel roman est La Princesse de Clèves, qu'on oppose à la forme désordonnée, à l'édifice mal construit des romans de Tolstoï, qui, aux dires de Bourget, ne sont « pas des romans, [mais] une Somme, la Somme des observations de l'auteur sur tout le spectacle humain. » (Bourget, p. 165) Présentant au contraire l'esthétique du roman comme « une esthétique de composition desserrée, de temps, d'espace » (Thibaudet, p. 121), Thibaudet reprend dans la définition qu'il donne du roman, ce « défaut » des romans de Tolstoï : « C'est un fait que l'immense majorité des grands romans européens, de ceux qui font partie de notre vie comme notre histoire même, individuelle ou nationale, ne sont pas des "compositions" oratoires ou dramatiques, mais de la vie qui se crée elle-même à travers une succession d'épisodes. » (Thibaudet, p. 714) Autrement dit, Bourget s'y prend à l'envers pour définir le roman, car il se sert de règles qui, historiquement et génériquement, n'ont rien à voir avec le roman :

On demande, il est vrai, pour l'instant au roman des qualités de discipline et de construction ; peut-être s'apercevra-t-on que l'on atteint à ces qualités dans la mesure où l'on sort du roman, qu'elles appartiennent au théâtre et au discours direct. Et si l'on persiste à leur maintenir le premier rang, ce qui serait assez mon avis, la conséquence en pourrait être pour le roman, pour le genre triomphateur du XIXe siècle, quelque mésestime du XXe. (Thibaudet, p. 122)

La méthode de Thibaudet, à l'inverse des néo-classiques et des premiers classiques modernes de la NRF, est une méthode où le roman est défini à la négative, comme espace indéterminé et polymorphe à l'intérieur de frontières qui à la fois le rapprochent et le séparent des autres genres. À la « valeur d'intelligence » prônée par les défenseurs d'un roman classique traditionnel, Thibaudet oppose plutôt une « valeur d'existence », qui transforme complètement la visée esthétique du roman :

Le roman à thèse [exemple le plus radical d'un roman bien composé] oblige le lecteur à une seule conclusion, et c'est pourquoi le son qu'il donne est mat, il ne vit pas, il ne se termine pas sur cet accent vital qu'est l'indétermination. Au contraire, tout roman vraiment représentatif de la vie sollicite le lecteur à des conclusions, et ce roman se comporte ici comme le théâtre. De Polyeucte, de Phèdre, des deux romans de Stendhal, de la Recherche de l'absolu, d'Anna Karénine, ou de Fumée, je tire d'abord une émotion de vie ou de pensée, puis cette émotion se refroidit et se disperse en une infinité de conclusions possibles, qui varient avec chaque époque et peuvent varier avec chaque esprit. Il ne faut pas dire que l'oeuvre d'art ne prouve rien. Elle est une capacité, une disponibilité de preuve. Mais elle n'est pas une preuve. (Thibaudet, p. 126)

Pour Thibaudet, chaque roman est en soi une « somme », c'est-à-dire une accumulation de sensations, d'idées, de personnages et d'événements qui contribuent à tracer les contours toujours changeants et indéterminables de l'existence. Mais le genre romanesque dans son ensemble est aussi une somme, une sorte de mosaïque où les romans se répondent, s'interpellent, se contredisent, s'harmonisent. Le roman n'est donc pas une construction formelle stable, mais plutôt une mise en forme toujours originale et renouvelée des possibilités du réel :

Qu'un autre romancier russe, Tourguéniev, ait écrit des romans qui sont des chefs-d'oeuvre d'harmonie, d'équilibre, de composition, cela ne diminue pas plus Tolstoï que Tolstoï ne diminue Tourguéniev. Tourguéniev est aussi russe en composant à la française que Tolstoï en décomposant à la russe. […] En refusant de préférer l'un à l'autre, je n'abdique pas mon jugement : il y a quelque chose de plus beau que l'un ou l'autre, c'est l'un et l'autre, c'est leur opposition, et, par suite, leur harmonie. (Thibaudet, p. 116)

C'est ainsi qu'au fil de ses articles (et souvent au cours d'un seul article), Thibaudet va recenser une quantité impressionnante de types de romans, de formes de romans, de sujets de roman, tous participant également, comme Tourgueniev et Tolstoï pris ensemble, à construire ce que Thibaudet nomme la « géographie » (Thibaudet, p. p. 1278 et suiv.) du genre romanesque. Il existe en effet autant de types de romans que la modernité offre de questions à l'individu. À une époque de progrès technique et de vitesse, de bouleversements sociaux et économiques, il existe, pour l'individu, plusieurs parcours de vie à suivre, c'est-à-dire plusieurs romans qu'il pourrait habiter : un « roman de l'énergie », un « roman de l'aventure », un « roman de l'argent », un « roman de la destinée », un « roman domestique », un « roman urbain », un « roman du plaisir », un « roman de la douleur »… autant de catégories qui servent non pas, finalement, à montrer les différentes formes du romanesque, mais plutôt à s'interroger sur les possibilités du roman. Ce qui intéresse Thibaudet, contrairement aux Paul Bourget de ce monde, n'est pas d'ériger en modèles les romans du passé, mais d'en isoler les questions et les potentialités, afin de les actualiser pour les romans futurs. Parler du roman urbain, du roman de l'aventure ou de roman de l'adolescence, ce n'est pas montrer de quelle manière ces thèmes ou ces sujets ont déjà été traités par les romanciers, c'est, au contraire, montrer que ces thèmes ou ces sujets sont encore neufs, n'ayant été qu'effleurées ou mal exploitées par les romans du passé. Par exemple, dans son essai « Le roman de l'énergie », où il parle des romans contemporains que l'on associe généralement à l'idée moderne d'énergie (Ravebel de Lucien Fabre ou Lewis et Irène de Paul Morand), Thibaudet s'interroge sur cette notion même d'énergie, qu'il présente comme un paradoxe non encore résolu par le roman moderne :

L'énergie, dans Ravebel, comme dans Lewis, nous la voyons hors de Ravebel et de Lewis. Eux, nous les voyons bien en mouvement, dans une automobile, mais sur les coussins et non au volant. Au volant, il y a quelque chose ou quelqu'un qui n'est pas eux, et leur énergie n'est pas toute d'eux, toute à eux. Le vrai roman de l'énergie, ce serait le roman où l'homme et la machine qu'il dirige, comme l'âme et le corps, ne feraient qu'un. (Thibaudet, p. 874)

Il arrive aussi qu'une idée, qu'un sujet ou un thème ne puissent pas se déployer pleinement dans un seul roman, leur existence, ou plutôt les questions qu'ils soulèvent n'étant visible que grâce à leur résurgence dans un nombre varié de romans. C'est le cas du « roman de l'aventure », dont les multiples incarnations en ont fait l'un des modèles les plus riches en possibilités de l'histoire du roman. Il existe en effet les « romans de l'action et de l'intelligence utile » (Robinson Crusoé), les « romans romanesques » (que Don Quichotte et Madame Bovary parodient), les romans de « l'aventure romanesque » (Le Grand Meaulnes) et les « romans de l'aventure intellectuelle » (Le Voyage d'Urien). Cette démultiplication du roman de l'aventure, démultiplication qui aurait pu s'élargir, mais que Thibaudet annule soudain en concluant que « tout roman d'aventures tend à cristalliser sous la forme de Robinson et de l'île de Robinson », ne nous renseigne pas tant sur l'essence de ce roman d'aventures que sur la méthode du critique. Cette méthode, qui vise ici à montrer comment une même question – l'aventure de l'homme seul face au monde et face à lui-même – peut se diffracter en une infinité de possibilités, est une méthode qui procède par circonvolutions plutôt que par affirmations : le roman, c'est le roman de l'aventure et tous les romans d'aventures, mais ce n'est pas que le roman de l'aventure. Le roman existe toujours en tant que somme, mais surtout au-delà de la somme de tous les romans déjà écrits. Le roman ne peut donc pas être défini par des caractéristiques précises, par l'aventure ou même par le « romanesque », qui tient, à l'instar du concept d'aventure, « la place qu'occupe don Quichotte dans la suite même du genre; il témoigne d'un sentiment dérivé du roman plutôt que générateur du roman. » (Thibaudet, p. 439) Le genre du roman, dans la conception qu'en a Thibaudet, est ainsi un genre auto-réflexif, capable de se renouveler à partir de ses propres relais, d'où l'importance de ne pas le considérer simplement dans ses oeuvres individuelles, mais comme une grande oeuvre.

Thibaudet tente en fait de construire, plutôt qu'une filiation, une géographie littéraire, où les romans, attachés ensemble par des liens de complémentarité qui ne sont pas nationaux ni temporels, forment autant de familles (ou de nations) solidaires. Dans un article, « Pour la géographie littéraire » où il prend le contrepied de Gide et, par la même occasion, de tous ceux qui élisent un représentant idéal (et final) de la littérature française, Thibaudet écrit :

Voltaire n'est pas un point final. Et je laisse au lecteur le soin de décider quelle serait la pire de ces deux calamités: une littérature française sans Voltaire, ou une littérature française où Voltaire ferait fonction de point final. […] Le seul point que je maintienne avec énergie, c'est mon pluralisme, mon Contr'Un. […] La France n'est pas une île, la littérature française est éminemment sociale et sociable. Même quand le grand homme est un solitaire, ou un misanthrope, comme Rousseau, sa destinée littéraire, notre destinée littéraire, le contraint à la vie plurale, le conjugue. Rousseau par lui-même compte beaucoup moins que le binôme Voltaire-Rousseau. (Thibaudet, p. 1279)

Afin de pouvoir créer cette géographie littéraire, mettre en commun des « destinées littéraires », Thibaudet se sert d'un outil temporel – l'idée de génération – qui est, selon les critiques, sa théorie la plus importante et la plus fructueuse. L'idée de génération, très difficile en général à définir, puisque « la vie sociale appartient à l'ordre de la durée et du continu » (Thibaudet, p. 510), prend chez Thibaudet un sens purement littéraire, qui s'accorde avec sa pensée du roman :

Ce qu'on appelle une génération littéraire, c'est peut-être, tout simplement, une certaine manière commune de poser des problèmes, avec des manières très différentes de les résoudre, ou plutôt de ne pas les résoudre. Le problème posé pour la génération qui va de 1900 aux année préparatoires de la guerre, c'est bien, dans une certaine mesure, un problème d'énergie, un problème d'action, et, d'une façon générale, un problème qui intéresse tout l'homme; ce n'est pas, ou c'est beaucoup moins, ce problème d'art pur, qui, sous les signes de Flaubert ou de Mallarmé, aux temps du naturalisme et du symbolisme, parut quelque temps un problème majeur. Mais au moment où la guerre vint transmuer les valeurs, ceux dont l'influence fut jetée tout à coup en pleine lumière et qui agirent sur la toute jeune génération, au contraire ce ne furent nullement des professeurs d'énergie. Les maître de choeur de 1920 ne faisaient certainement pas monter le dynamomètre au même chiffre que les maître du choeur de 1905. (Thibaudet, p. 868-869)

L'histoire du roman (et l'histoire de la littérature dans son ensemble), grâce à l'idée de génération littéraire, n'est pas perçue comme monolithique, ou avançant par blocs successifs, mais comme un contrepoint, dans lequel les voix se répondent, se suivent, se transforment, disparaissent pour mieux réapparaître plus tard, toutes apportant une réponse différente et originale à une idée, à l'une des questions posées par la modernité (l'énergie, l'action, l'aventure, etc.), questions qui parfois peuvent aussi apparaître simultanément. Le meilleur exemple que fournit Thibaudet de cette idée de génération est celui des « bombes à retardement » qu'ont été Proust, Gide, Claudel et Valéry, qui, de par leur âge, n'appartenaient pas à la « génération 1920 » et qui pourtant n'ont connu le succès qu'à ce moment-là :

Comme c'est curieux, comme c'était imprévisible, la manière dont les choses se sont passées! Il a semblé d'abord que Mallarmé, le symbolisme, ce fussent des vieilles lunes du temps des robes longues. Robert de Souza, homme de foi, eût été à peu près seul, il y a dix ans, à oser envoyer de Nice le télégramme à la Paul Alexis: "Symbolisme pas mort. Lettre suit." […] On attend le mouvement d'art nouveau, l'inévitable mouvement d'après-guerre, le 1830 de ce 1815, on retient son strapontin pour une bataille d'Hernani. Et il se trouve que brusquement occupent une place centrale quatre gloires à retardement, Proust, Valéry, Gide, Claudel. Proust ne figure ici que comme leur compagnon d'âge, dont l'influence s'exerce, comme la leur, sur une génération qui n'est pas la sienne. (Thibaudet, p. 1129)

2. Au coeur du roman.

Si, dans tout ce qui précède, Thibaudet semble exclusivement définir le genre romanesque comme une oeuvre toujours à venir et dont les questions sont sans cesse renouvelées, la manière dont il conçoit le roman dans ses composantes le pousse à en resserrer sa définition – quitte à trouver, pour ce genre polymorphe et foisonnant, des modèles de perfection. Le roman du XIXeme siècle (notamment ceux de Tolstoï, de Flaubert et de George Eliot, qui sont tous des « romans-somme »), se présente comme la référence privilégiée du critique. L'essence du roman, pense-t-il est avant tout d'ordre temporel. La caractéristique principale du roman, qui le distingue des autres genres, est en effet d'oeuvrer sur un temps long (« le roman a le temps » écrit-il déjà dans son article de 1912), et de se servir de ce temps pour modeler des vies humaines, qui ne sont des « vies » que dans la mesure où elles se déploient dans la durée. Le personnage, comme être de durée, est ainsi placé au coeur de la poétique de Thibaudet, qui se délecte particulièrement des romans où le temps prend le temps de « construire » une vie :

La durée du roman anglais ne défait pas, détruit pas, elle construit, comme fait chez nous celle de la Chartreuse de Parme. Les personnages, de l'enfance à la mort, naissent, grandissent, deviennent hommes, jouent leurs rôles, disparaissent ; mais quand ils ses ont évanouis, il subsiste derrière eux de l'humanité et de la beauté, de l'essentiel et du plein. Leur vie, quel que soit son détail minime ou misérable, quels que soient l'ironie et le sourire de l'auteur, c'est néanmoins quelque chose d'arrivé, de sérieux, d'unique, que nul autre n'aurait pu vivre à leur place, de même que nul autre n'eût pu écrire à la place de l'auteur l'analogue d'une oeuvre de génie. (Thibaudet, p. 389)

Au lieu de parler de « roman-somme », il faudrait plutôt parler, puisque c'est de vie dont il s'agit, de « roman-nature »  : « Comme le philosophe pense par idées, il faut que le romancier pense par êtres. Or qui pense par idées? l'homme. Qui pense par êtres? la nature. Nous sommes bien, chez le grand romancier, devant l'exigence d'une nature. » (Thibaudet, p. 881) Or, malgré ses qualités de démiurge, le romancier ne peut pas créer n'importe quel « être », mais seulement les êtres placés un peu en deçà de sa propre condition et de sa propre intelligence. Impossible, dès lors, d'écrire le roman du génie :

[…] le personnage d'un roman ou d'une oeuvre dramatique doivent être contenus en l'auteur sinon formellement du moins éminemment. Ces termes scolastiques signifient simplement qu'il ne peut créer des êtres dont les perfections soient égales ou supérieures aux siennes. Je dis des perfections et non des volontés. En usant toujours des mêmes expressions scolastico-cartésiennes, nous dirons que, de même que la volonté est pareillement infinie chez Dieu et chez l'homme, de même l'artiste atteindra couramment le beau ou le sublime d'une volonté aussi infinie que celle de son génie: telles les grandes figures d'Homère ou de Milton, de Shakespeare ou de Corneille, de Goethe ou de Balzac. […] Un artiste fait concurrence à l'état civil qui enregistre des hommes, il ne fait pas concurrence au registre divin où lui-même est inscrit et où s'immatriculent les génies. (Thibaudet, p. 536-537)

L'un des aspects les plus importants de la pensée de Thibaudet, qui témoigne de son héritage bergsonien et qui a le plus fortement influencé la littérature de son époque, touche justement à cette définition du personnage romanesque : différent de son auteur, il doit être conçu comme un être en devenir, dont l'essence n'est pas donnée d'entrée de jeu, mais se construit lentement au fil du récit. C'est pourquoi Thibaudet s'intéresse particulièrement aux personnages romanesques « problématiques », c'est-à-dire ceux dont l'essence est la plus impalpable – l'adolescent par exemple – ou, au contraire, trop fortement définie, comme c'est le cas du génie ou de tout personnage autobiographique :

Il est très rare qu'un auteur qui s'expose dans un roman fasse de lui un individu vivant. Des Mémoires donnent bien l'impression de la vie, mais tout autre que celle d'un roman. Balzac, qui luttait contre l'état-civil, a mis au jour une fois au moins un personnage amorphe, un enfant qui n'a pas un trait de l'enfant : c'est lorsqu'il a voulu se raconter lui-même et qu'il a écrit Louis Lambert. Et Louis Lambert nous donne peut-être dans son didactisme la clef théorique de cette faculté du vrai romancier, qui crée des personnages avec sa substance propre (ce que Balzac comme Schopenhauer appelle sa Volonté) et, livré à eux, cesse d'être intéressant pour lui-même […]. En d'autres termes, le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le vrai roman est comme une autobiographie du possible, la biographie par Sextus Tarquin de tous ces Sextus Tarquin que, dans l'apologue qui termine La Théodicité de Leibnitz, la divinité montre à Sextus peuplant à l'infini l'infinité des mondes possibles. Il semble que certains hommes, les créateurs de vie, apportent la conscience des ces existences possibles dans l'existence réelle. […] Le génie du roman fait vivre le possible, il ne fait pas revivre le réel. (Thibaudet, p. 105-106)

Le roman, tout comme ses personnages, ne peut pas être pensé a priori, mais seulement selon cette optique des possibles : possibles, en premier lieu, de la vie d'un être essentiellement prospectif, dont le futur est perçu comme une multiplicité de voies à emprunter. L'échec ou la réussite ultimes de ce personnage ne doivent pas être préparés, « composés » par le romancier, qui, au contraire, doit suivre « l'élan vital » de son personnage :

Mais ceux qui ont écrit les romans-nature que je nommais auraient pu, eux, dire comme Flaubert: « On n'écrit pas les livres qu'on veut. » On sent que leurs romans ne sont pas sortis d'une idée mais qu'un monde d'idées sort de leurs romans. Ils se trouvent, si on veut, composés quand ils sont écrits, mais ils n'étaient pas composés avant d'être écrits, et il n'y a de vraie composition que préconçue.

L'esthétique des possibles s'attache aussi, comme on l'a vu, au genre romanesque dans son ensemble, car le roman, étant une « nature », peut explorer toutes les virtualités de la vie humaine. Cependant, contrairement à la conception qu'en aura Jacques Rivière dans « Le roman d'aventure », l'esthétique des possibles de Thibaudet s'inscrit dans une temporalité double. Les hasards d'une vie, les bifurcations inopinées du destin d'un personnage, cet élan vers l'éventuel ne suffisent pas à faire d'un récit un roman. En effet, le roman n'existe, comme on l'a vu, que sur la durée, c'est-à-dire dans un temps long et lent qui vient non pas briser l'élan du personnage, mais lui donner corps, forme et structure :

Une destinée ne se développe, ne se réalise, ne se crée que dans la durée, et le roman c'est le genre qui a besoin de durée, qui répugne de tout son être aux vingt-quatre heures où se resserre l'élan tragique, et qui se plaît à vivre et à suivre la vie entière d'un homme. Le roman du hasard, de la chance, de l'aventure, le roman « courant », dans tous les sens du mot, n'a que faire de ces personnages ralentissants comme ceux que nomme Goethe, et comme aussi les Bette, les Homais, les Frédéric Moreau, les Adam Bede, les Levine. Mais le grand roman est peut-être, avec le livre philosophique […], le plus ralenti des genres littéraires, le plus docile et le plus enclin à épouser la lenteur et la patience de la nature. Car, si une destinée ne s'explicite que dans la durée d'une vie, le roman ne l'explicite qu'en durant comme la vie. (Thibaudet, p. 828)

Autrement dit, l'esthétique des possibles préconisée par Thibaudet ne peut pas être pensée sans les idées de durée et de destinée, qui servent de données à la fois existentielles et structurelles et qui ont été inspirées au critique par Goethe. Bien qu'ignorant son destin et qu'étant poussé vers son propre futur, le personnage, pour exister, doit en quelque sorte mettre le roman « au pas » de sa propre temporalité et ne pas avancer plus vite qu'il le peut (ou qu'il le devrait). De même, pour qu'un roman ait une valeur intellectuelle, il faut que la réflexion procède d'une « intériorisation » de la durée par le personnage, c'est-à-dire que le roman révèle l'existence, a posteriori, d'une destinée. Le meilleur exemple que fournit Thibaudet est celui d'Emma Bovary, personnage dont la « malchance » est porteuse de signification :

Les événements en tant qu'événements paraissent une série de malchances, mais le lecteur ne songe pas d'ordinaire à les voir sous cet aspect, et il a raison, car aucun personnage mieux qu'Emma Bovary ne réalise la définition du roman, du personnage de roman, par Goethe: les événements modelés sur les sentiments, l'extérieur modelé sur l'intérieur, la ligne de chance modelée sur la ligne de la destinée. La malchance d'Emma jusqu'à l'arsenic, la chance d'Homais jusqu'à la Légion d'honneur, elles ne sont pas prises au hasard dans les deux tonneaux qu'Homère place devant le père Zeus, elles découvrent des caractères mêmes de Mme Bovary et du pharmacien, l'échec et la réussite sont donnés dans leur nature, dans leur mission individuelle, dans leur destinée. Songeant à Alexandre disparu dans les lointains pompeux de Babylone, à Napoléon s'achevant sur le rocher occidental, Chateaubriand écrit: « La Destinée d'un grand homme est une Muse ». Les grands romanciers sont ceux qui savent voir une Muse aux côtés de toute destinée humaine. (Thibaudet, p. 831)

Pour conclure, voici une dernière citation de Thibaudet, qui reprend son argumentaire « anti-composition » abordé au début de ce texte, mais l'augmente des données existentielles et structurelles inhérentes à sa conception du roman :

La vérité est que le mot de composition a un sens très différent quand il s'agit du théâtre et du roman. La composition dramatique est fondée sur des simultanéités. Elle resserre dans le temps (trois unités), elle porte non sur des évolutions, mais sur des situations […] [O]n peut l'appeler une composition dans l'espace autant et plus qu'une composition dans le temps. […] Mais le grand roman, le roman-nature, pour reprendre l'expression de tout à l'heure, ce n'est pas cela, c'est de la vie, je veux dire quelque chose qui change et quelque chose qui dure. Le vrai roman n'est pas composé, parce qu'il n'y a composition que là où il y a concentration, et, à la limite, simultanéité dans l'espace. Il n'est pas composé, il est déposé, déposé à la façon d'une durée vécue qui se gonfle et d'une mémoire qui se forme. Et c'est pas là qu'il fait concurrence non seulement à l'état civil, mais à la nature, qu'il devient une nature. (Thibaudet, p. 597)

Ouvrages cités :

  • Paul Bourget, Pages de critique et de doctrine, tome II, Paris, Plon-Nourrit, 1912.
  • Antoine Compagnon, « Préface », Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2007.
  • Maaike Koffeman, Entre classicisme et modernité, La Nouvelle revue française dans le champ littéraire de la Belle Époque, Amsterdam ; New York, Rodopi, 2003.
  • Christophe Pradeau, « Une critique conversationnelle », Littérature, no 146, vol. 2, 2007, p. 68-81.
  • Albert Thibaudet, Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2007.

Bibliographie

Ouvrages cités

Les citations ci-dessous ont été tirées du recueil des essais d'Albert Thibaudet publiés à la Nouvelle Revue française (Réflexions sur la littérature, édition établie et annotée par Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2007.) Cette bibliographie, en cours, ne recense donc qu'une partie des essais de Thibaudet sur le roman.

« Réflexions sur le roman » (1912), Réflexions sur la littérature, p. 102-127.

« La nouvelle croisade des enfants par Henry Bordeaux » (1914), Réflexions sur la littérature, p. 237-241.

« Romans pendant la guerre (1919) », Réflexions sur la littérature, p. 278-286.

« Le roman de l'aventure » (1919), Réflexions sur la littérature, p. 319-332.

« Le centenaire de George Eliot » (1920), Réflexions sur la littérature, p. 382-396.

« Le roman de la destinée » (1920), Réflexions sur la littérature, p. 426-438.

« Du romanesque » (1920), Réflexions sur la littérature, p. 439-448.

« Le roman de l'intellectuel » (1921), Réflexions sur la littérature, p. 535.

« Du roman anglais » (1921), Réflexions sur la littérature, p. 589-598.

« Le roman de la douleur » (1922), Réflexions sur la littérature, p. 649- 661.

« La composition dans le roman » (1921), Réflexions sur la littérature, p. 707-717.

« La ligne de vie » (1923), Réflexions sur la littérature, p. 823-834.

« Le roman de l'énergie » (1924), Réflexions sur la littérature, p. 868-874.

« Le roman domestique » (1924), Réflexions sur la littérature, p. 881-892.

« Dans le monde de la mémoire » (1925), Réflexions sur la littérature, p. 1023-1031.

« Épilogue à la Poésie de Stéphane Mallarmé » (1926), Réflexions sur la littérature, p. 1125-1132.

« Pour la géographie littéraire » (1929), Réflexions sur la littérature, p. 1277-1287.

« Le problème du Disciple » (1929), Réflexions sur la littérature, p. 1294-1302.

« Montaigne et Alphonse Daudet » (1931), Réflexions sur la littérature, p. 1404-1409.

Citations

«Réflexions sur le roman» (1912), Réflexions sur la littérature, p. 102-127.

Il est très rare qu'un auteur qui s'expose dans un roman fasse de lui un individu vivant. Des Mémoires donnent bien l'impression de la vie, mais tout autre que celle d'un roman. Balzac, qui luttait contre l'état-civil, a mis au jour une fois au moins un personnage amorphe, un enfant qui n'a pas un trait de l'enfant : c'est lorsqu'il a voulu se raconter lui-même et qu'il a écrit Louis Lambert. Et Louis Lambert nous donne peut-être dans son didactisme la clef théorique de cette faculté du vrai romancier, qui crée des personnages avec sa substance propre (ce que Balzac comme Schopenhauer appelle sa Volonté) et, livré à eux, cesse d'être intéressant pour lui-même […]. En d'autres termes, le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le vrai roman est comme une autobiographie du possible, la biographie par Sextus Tarquin de tout ces Sextus Tarquin que, dans l'apologue qui termine La Théodicité de Leibnitz, la divinité montre à Sextus peuplant à l'infini l'infinité des mondes possibles. Il semble que certains hommes, les créateurs de vie, apportent la conscience des ces existences possibles dans l'existence réelle. […] Le génie du roman fait vivre le possible, il ne fait pas revivre le réel. (p. 11-12)

 

Qu'un autre romancier russe, Tourguéniev, ait écrit des romans qui sont des chefs-d'oeuvre d'harmonie, d'équilibre, de composition, cela ne diminue pas plus Tolstoï que Tolstoï ne diminue Tourguéniev. Tourguéniev est aussi russe en composant à la française que Tolstoï en décomposant à la russe. […] En refusant de préférer l'un à l'autre, je n'abdique pas mon jugement : il y a quelque chose de plus beau que l'un ou l'autre, c'est l'un et l'autre, c'est leur opposition, et, par suite, leur harmonie. (p. 116)

 

On demande, il est vrai, pour l'instant au roman des qualités de discipline et de construction ; peut-être s'apercevra-t-on que l'on atteint à ces qualités dans la mesure où l'on sort du roman, qu'elles appartiennent au théâtre et au discours direct. Et si l'on persiste à leur maintenir le premier rang, ce qui serait assez mon avis, la conséquence en pourrait être pour le roman, pour le genre triomphateur du XIXe siècle, quelque mésestime du XXe. (p. 122)


Le roman à thèse [exemple le plus radical d'un roman bien composé] oblige le lecteur à une seule conclusion, et c'est pourquoi le son qu'il donne est mat, il ne vit pas, il ne se termine pas sur cet accent vital qu'est l'indétermination. Au contraire, tout roman vraiment représentatif de la vie sollicite le lecteur à des conclusions, et ce roman se comporte ici comme le théâtre. De Polyeucte, de Phèdre, des deux romans de Stendhal, de la Recherche de l'absolu, d'Anna Karénine, ou de Fumée, je tire d'abord une émotion de vie ou de pensée, puis cette émotion se refroidit et se disperse en une infinité de conclusions possibles, qui varient avec chaque époque et peuvent varier avec chaque esprit. Il ne faut pas dire que l'oeuvre d'art ne prouve rien. Elle est une capacité, une disponibilité de preuve. Mais elle n'est pas une preuve. (p. 126)

«La nouvelle croisade des enfants par Henry Bordeaux» (1914), Réflexions sur la littérature, p. 237-241.

[Sur le roman et le cinéma]: «Écrivant, dans la Nouvelle Croisade, un conte pour ses enfants et pour ceux des autres, soucieux de les captiver ainsi que les captive Rigadin, il a, sans doute, malgré lui, inséré, comme un futuriste, le plus possible de cinéma dans son roman. Et je vous assure, que vu sous cet angle, son livre devient très curieux. Vous savez que la plupart des romans populaires passent aujourd'hui au cinéma […]. Mais jusqu'ici il fallait que l'adapteur désarticulât le roman pour le projeter sur l'écran. Cette fois il n'aura qu'à prendre tel quel le roman-scénario de M. Bordeaux pour en tirer le plus joli film que puissent voir les petits et les grands enfants d'Europe.», p. 242-243.

[Le cinéma comme art futuriste ]: «C'est là tout le futurisme de M. Bordeaux, et je suis très disposé à avouer qu'il est beaucoup plus sain que celui de M. Marinetti. Son roman m'a donc intéressé par la pente fleurie qui le conduit au cinéma, et parce qu'il fournissait une donnée à des questions que je me posais il y a quelques années: je me demandais si le meilleur du roman n'allait pas se déposer dans le théâtre; voilà qu'il brûle singulièrement les étapes. Mais je reconnais qu'à côté du scénario cinématographique, qui nous donnera tout ce que peut avoir le plus beau film du monde, la La croisade des enfants a des pages ingénieuses […]», p. 245.

«Romans pendant la guerre (1919)», Réflexions sur la littérature, p. 278-286.

«Ainsi […] la littérature normale – et la meilleure – fut-elle, ces cinq ans, du côté de ceux qui continuèrent à jouer à la balle. […] Ainsi l'on peut dire très vigoureusement et il semble qu'on pouvait prévoir a priori que la vraie littérature de guerre serait celle de la vie intérieure. […] On lit pour sortir de soi ; mais quand on mène une vie dont l'essence est de vous sortir de vous, on lit pour rentrer en soi.», p. 278.

«Le roman de l'aventure» (1919), Réflexions sur la littérature, p. 319-332.

«Tel qu'il est fondé ici par le romancier anglais, le roman d'aventures est le roman de l'énergie, de l'intelligence utile et de l'action, et c'est ainsi d'ailleurs que les Grecs l'avaient compris dans l'Odyssée.», p. 324.

«[...] le roman d'aventures est par excellence le roman de l'action et le roman d'analyse le roman de la passion. La passion n'est introduite dans le roman de l'action que comme élément de détente ou de comique.», p. 326.

[Sur le roman romanesque]: «Le roman romanesque n'est d'ailleurs pas très facile à définir. Pratiquement, c'est le roman qui satisfait l'esprit romanesque, c'est-à-dire imagine et fait imaginer l'amour non comme venu d'un intérieur et mêlé à la trame ordinaire de la vie, mais descendu par un vol inattendu de la destinée, et prenant une figure extraordinaire et lyrique. […] Don Quichotte parodie le roman romanesque et Madame Bovary de même. Le roman romanesque a pour clientèle des femmes à l'imagination faible et la vie froissée, des Emma Bovary. […] Tout roman sur l'Amour, en tant qu'il montre l'amour tourmenté ou empêché, implique du romanesque, tout roman sur la vie, en tant qu'il la montre froissée ou accidentée, implique du romanesque.», p. 327.

[Sur le roman de l'aventure intellectuelle]: « Je l'appellerais le roman de l'aventure intellectuelle, le motif de l'aventure lié de façon ironique et symbolique à un certain romanesque de l'intelligence libre. On pourrait dire sommairement que, dans le roman d'aventures anglais, l'aventure intéresse l'action, que, dans le roman d'aventures romanesque, elle décore la sensibilité et que, dans le roman d'aventures idéologique, elle matérialise l'intelligence.», p. 330-331.

[Robinson Crusoë comme modèle du roman d'aventures]: «tout roman d'aventures tend à cristalliser sous la forme de Robinson et de l'île de Robinson. », p. 332.

«Le centenaire de George Eliot» (1920), Réflexions sur la littérature, p. 382-396.

[Modèle de la tragédie française]: «Le roman a toujours une tendance à imiter la tragédie française, à limiter ou tout au moins à ramasser la durée, à contracter le personnage dans une figure plastique, dans un caractère fixe, et son action dans la peinture d'une crise. », p. 387.

[Sur la durée du roman anglais]: «  La durée du roman anglais ne défait pas, détruit pas, elle construit, comme fait chez nous celle de la Chartreuse de Parme. Les personnages, de l'enfance à la mort, naissent, grandissent, deviennent hommes, jouent leurs rôles, disparaissent ; mais quand ils se sont évanouis, il subsiste derrière eux de l'humanité et de la beauté, de l'essentiel et du plein. Leur vie, quel que soit son détail minime ou misérable, quels que soient l'ironie et le sourire de l'auteur, c'est néanmoins quelque chose d'arrivé, de sérieux, d'unique, que nul autre n'aurait pu vivre à leur place, de même que nul autre n'eût pu écrire à la place de l'auteur l'analogue d'une oeuvre de génie.», p. 389.

«Le roman de la destinée» (1920), Réflexions sur la littérature, p. 426-438.

«Nos deux romans d'Islam, Saâda plus clairement, Goha d'une manière plus développée, nous font sentir dans la vie ce poids de la destinée qui l'entraîne, destinée qui, une fois accomplie, apparaît dans la passé comme une oeuvre d'art curieuse, comme une figure plastique du bonheur et du malheur humain, mais qui, au moment où elle s'accomplit, va comme un cheminement discontinu et singulier de hasard et d'instant.», p. 417.

«Bob, [roman de Pierre Mac-Orlan], comme beaucoup d'autres romans de guerre, et comme le Feu lui-même, est le contraire du roman d'aventures. Bob connaissait mieux l'aventure quand il rôdait, même, sur le pavé parisien, que lorsque, les dés ayant roulé sur la table des dieux, l'humanité, avec Bob à son centre de feu, fut prise dans la plus tragique aventure de l'histoire. Plus précisément, tout ce qui compte comme roman de guerre appartient au roman de la destinée et non au roman de l'aventure. Un roman de la destinée est un roman qui se passe dans un sorte de pensée cosmique, atmosphère qui nous baigne et nous pénètre et où tout ce que nous faisons semble exister idéalement avant notre action.», p. 419-420.

[Psychologie de la destinée]: «[…] on pourrait, semble-t-il, définir le sentiment passif de la destinée comme une paramnésie chronique, c'est-à-dire une faculté de projeter toujours du passé sur le présent. Dans la vie de campagne je tombais toujours, en arrivant dans un nouveau pays, sur cette impression: tout ce que je voyais, je l'avais déjà vu. Comme en permission je n'étais pas sujet à ces paramnésies (et je ne les éprouve plus aujourd'hui) il est très probable qu'elles provenaient de ceci: ce pays nouveau, je le voyais de l'intérieur d'une compagnie et en même temps que tous les camarades de la compagnie, ou plus précisément de l'escouade. Leur présence, leurs regards qui précédaient, recouvraient, suffoquaient, rendaient anonymes les miens et en faisaient une partie d'un grand regard total, cela se traduisait pour moi par du passé, du déjà vu […]. Et je me rendais fort bien compte que cette paramnésie chronique, cet obscurcissement et cet émoussement du présent faisaient leur partie dans ce sentiment assez voluptueux et où se plaisait l'intelligence, d'abandon à une destinée humaine qui vous emporte comme un train, comme un navire dont on oublie, au bruit doux de l'eau qu'il coupe, la fragilité.», p. 420.

[Le roman français comme roman de la fatalité]: «Il est le roman d'une destinée qui s'accomplit et, généralement, d'un être qui se défait. Il a son type en Madame Bovary, sur laquelle tout le roman français, depuis soixante ans, est bâti, comme toute la tragédie française était bâtie sur le Cid et Andromaque. Le mot profond par lequel Charles [Bovary] éclaire toute sa destinée: “C'est la faute de la fatalité”, peut servir d'épigraphe à ce roman et à ceux qui l'ont suivi: romans de la fatalité.», p. 422.

«Du romanesque» (1920), Réflexions sur la littérature, p. 439-448.

[note a]: «Pareillement le mot romanesque n'apparaît que bien après les romans; il tient dans la langue la place qu'occupe Don Quichotte dans la suite même du genre; il témoigne d'un sentiment dérivé du roman plutôt que générateur du roman.», p. 439.

[Histoire du roman de l'Ancien Régime]: «L'histoire du roman jusqu'au XVIIIe siècle, c'est l'histoire d'un genre foisonnant, capital, dans l'ordre historique, mais littérairement manqué. […] De sorte qu'un regard jeté sur notre roman nous amène à une conclusion assez curieuse. La copieuse série romanesque et féministe que M. Seillière nous montre allant de la littérature courtoise à la Nouvelle Héloïse existe, forme en somme pendant quatre siècles le fond et le courant du roman français. Mais ce n'est guère qu'en réagissant contre elle et en la niant que le roman produit quelque chose de bon. Don Quichotte, qui est le premier roman moderne de génie, l'est contre les Amadis. Pourquoi Rabelais ouvre-t-il une source intarissable de joie? Parce que nous nous y débarbouillons de tout romanesque.», p. 447-448.

«Le roman de l'intellectuel» (1921), Réflexions sur la littérature, p. 535.

«Évidemment on a écrit de bons romans sur ce qu'on pourrait appeler le petit intellectuel, comme on dit le petit bourgeois, par exemple Charles Demailly. Mais si le roman du grand intellectuel a parfois été tenté, il n'a jamais produit une oeuvre viable. Balzac y a complètement échoué dans Louis Lambert. S'il peut sembler avoir réussi dans la Recherche de l'absolu, c'est d'abord parce que le titre en est faux et que les recherches de Balthazar Claës ne font que symboliser dans le relatif la recherche de l'absolu. C'est ensuite que Claës est vu du dehors et non du dedans, que l'intérêt du drame consiste en ce dehors: cette obscurité du centre, dans le tableau, fait un effet aussi puissant que la lumière du centre dans un tableau de Rembrandt ou dans la Nuit du Corrège.», p. 535.

[Sur le personnage romanesque]: «[…] le personnage d'un roman ou d'une oeuvre dramatique doivent être contenus en l'auteur sinon formellement du moins éminemment. Ces termes scolastiques signifient simplement qu'il ne peut créer des êtres dont les perfections soient égales ou supérieures aux siennes. Je dis des perfections et non des volontés. En usant toujours des mêmes expressions scolastico-cartésiennes, nous dirons que, de même que la volonté est pareillement infinie chez Dieu et chez l'homme, de même l'artiste atteindra couramment le beau ou le sublime d'une volonté aussi infinie que celle de son génie: telles les grandes figures d'Homère ou de Milton, de Shakespeare ou de Corneille, de Goethe ou de Balzac. […] Un artiste fait concurrence à l'état civil qui enregistre des hommes, il ne fait pas concurrence au registre divin où lui-même est inscrit et où s'immatriculent les génies.», p. 536-537.

«Non seulement un génie ne peut pas créer un génie imaginaire, mais encore il échoue presque toujours à reconstituer par le roman, à faire revivre directement un homme de génie réel. […] Ainsi un grand poète a toute latitude pour créer des êtres sublimes par leur abnégation, leur héroïsme ou leur volonté, une Cordélia, un Horace, un Prométhée. En cette matière non seulement il fait concurrence à l'état civil, mais il le dépasse infiniment, il fait les êtres plus grands que nature, il peint les hommes tels qu'ils devraient être, et c'est en voyant ce qu'ils devraient être que les hommes se reconnaissent en lui […].», p. 537.

«Autant l'artiste a pleine liberté et pleine puissance dans la sphère de ce que Kant appelle la seule chose absolument bonne, la bonne volonté, autant ses moyens sont restreints quand il veut créer des intelligences, j'entends de grandes intelligences, des intelligences géniales […].», p. 537-538.

«Et il n'y a que cette façon pour l'artiste d'aborder le génie, ou même tout simplement d'aborder le portrait de l'intellectuel: le considérer non en lui-même, mais dans ses rapports avec les hommes. Ainsi, dans le Disciple, le roman de l'intellectuel commence au moment où son intelligence, ou son oeuvre, ont agi sur un homme et l'ont poussé à l'action.», p. 540-541.

«Le roman du génie n'est pas capable de soutenir la concurrence de la nature, qui seule crée des génies, Et le roman de l'intelligence n'est pas capable de soutenir la concurrence de la critique. Il est généralement écrit par des esprits doués pour la critique qui transportent leur don critique dans le roman parce qu'ils jugent plus agréable de faire du roman. Ils arrivent à un genre bâtard qui n'est ni l'un ni l"autre, bien qu'il puisse à son tour, en vertu de la puissance imprévisible et de l'invention du génie, donner un chef-d'oeuvre: nous ne pouvons cataloguer et juger le passé.», p. 542.

[Les existences obscures comme existences romanesques]: «Et cela nous amènerait une fois encore à chercher comment et pourquoi le roman du XIXe siècle, surtout français, a été particulièrement le lieu des existences obscures ou des existences qui se défont.», p. 544.

«Du roman anglais» (1921), Réflexions sur la littérature, p. 589-598.

[Sur la composition dans le roman]: «La vérité est que le mot de composition a un sens très différent quand il s'agit du théâtre et du roman. La composition dramatique est fondée sur des simultanéités. Elle resserre dans le temps (trois unités), elle porte non sur des évolutions, mais sur des situations […]. […] on peut l'appeler une composition dans l'espace autant et plus qu'une composition dans le temps. […] Mais le grand roman, le roman-nature, pour reprendre l'expression de tout à l'heure, ce n'est pas cela, c'est de la vie, je veux dire quelque chose qui change et quelque chose qui dure. Le vrai roman n'est pas composé, parce qu'il n'y a composition que là où il y a concentration, et, à la limite, simultanéité dans l'espace. Il n'est pas composé, il est déposé, déposé à la façon d'une durée vécue qui se gonfle et d'une mémoire qui se forme. Et c'est pas là qu'il fait concurrence non seulement à l'état civil, mais à la nature, qu'il devient une nature.», p. 597.

«Mais ceux qui ont écrit les romans-nature que je nommais auraient pu, eux, dire comme Flaubert: "On n'écrit pas les livres qu'on veut." On sent que leurs romans ne cont pas sortis d'une idée mais qu'un monde d'idées sort de leurs romans. Ils se trouvent, si on veut. composés quand ils sont écrits, mais ils n'étaient pas composés avant d'être écrits, et il n'y a de vraie composition que préconçue.», p. 598.

«Le roman de la douleur» (1922), Réflexions sur la littérature, p. 649- 661.

«L'art n'existerait pas sans la présence de la douleur, ou bien il se serait arrêté à des formes superficielles.[…] Dans la douleur nous éprouvons ce qui en nous se ramasse et pèse, le mouvement qui contracte et intensifie notre densité pour nous ne savons quelles balances. Il n'existe, au fond, qu'un sujet de l'art et de la pensée humaine: l'homme devant l'énigme de la vie. Le plaisir va probablement dans le courant de la vie (tout au moins de la vie de l'espèce), mais il nous fait tourner le dos à cette énigme. La douleur est sans doute un obstacle que rencontre la vie, mais cet obstacle nous retourne le visage et les yeux vers cette énigme […].», p. 650.

«La composition dans le roman» (1921), Réflexions sur la littérature, p. 707-717.

[Résumé de la pensée de Paul Bourget]: « Le roman français est un roman bien composé. Les Français seuls savent composer. Un romancier qui veut être éminemment français doit savoir composer. Un impressionniste qui ne compose pas n'est pas un écrivain très français. », p. 707-708

«C'est un fait que l'immense majorité des grands romans européens, de ceux qui font partie de notre vie comme notre histoire même, individuelle ou nationale, ne sont pas des "compositions" oratoires ou dramatiques, mais de la vie qui se crée elle-même à travers une succession d'épisodes. […] Comme l'épopée le roman est formé d'épisodes, tous destinés à faire connaître les mêmes personnages, et donnant autant de coupes sur le même flux de vie. Et ces épisodes, eux, exigent une composition, à laquelle ne manque aucun grand romancier. Il n'y a rien au-dessus de la composition du comice agricole dans Madame Bovary.», p. 714-715.

«Un romancier, ayant conçu l'embryon de ses personnages, vit avec ces personnages, se laisse conduite par leurs exigences de vie, se garde de vivre leur durée avant même qu'eux-mêmes l'aient vécue.», p. 716.

«En réalité, il y a deux grandes divisions de l'art littéraire: l'art à qui le temps est mesuré et l'art qui dispose librement du temps.», p. 717.

«La ligne de vie» (1923), Réflexions sur la littérature, p. 823-834.

«Comme de l'idée de hasard, qui procède par points discontinus, nous sommes passés à l'idée de chance, qui implique une suite de points, c'est-à-dire une ligne, appliquée de dehors sur la vie humaine, mécaniquement et passivement, - ainsi de l'idée de chance, nous passerons à l'idée d'une destinée, je veux dire à l'idée d'une ligne intérieure qui met dans un vie, dans une carrière, dans un génie, l'unité organique propre aux productions de la nature, destinée qu'il peut être glorieux ou avantageux au poète d'interpréter comme un mission divine.», p. 823.

«Une destinée ne se développe, ne se réalise, ne se crée que dans la durée, et le roman c'est le genre qui a besoin de durée, qui répugne de tout son être aux vingt-quatre heures où se resserre l'élan tragique, et qui se plaît à vivre et à suivre la vie entière d'un homme. Le roman du hasard, de la chance, de l'aventure, le roman « courant », dans tous les sens du mot, n'a que faire de ces personnages ralentissants comme ceux que nomme Goethe, et comme aussi les Bette, les Homais, les Frédéric Moreau, les Adam Bede, les Levine. Mais le grand roman est peut-être, avec le livre philosophique […], le plus ralenti des genres littéraires, le plus docile et le plus enclin à épouser la lenteur et la patience de la nature. Car, si une destinée ne s'explicite que dans la durée d'une vie, le roman ne l'explicite qu'en durant comme la vie.», p. 828.

«Les événements en tant qu'événements paraissent une série de malchances, mais le lecteur ne songe pas d'ordinaire à les voir sous cet aspect, et il a raison, car aucun personnage mieux qu'Emma Bovary ne réalise la définition du roman, du personnage de roman, par Goethe: les événements modelés sur les sentiments, l'extérieur modelé sur l'intérieur, la ligne de chance modelée sur la ligne de la destinée. La malchance d'Emma jusqu'à l'arsenic, la chance d'Homais jusqu'à la Légion d'honneur, elles ne sont pas prises au hasard dans les deux tonneaux qu'Homère place devant le père Zeus, elles découvrent des caractères mêmes de Mme Bovary et du pharmacien, l'échec et la réussite sont donnés dans leur nature, dans leur mission individuelle, dans leur destinée. Songeant à Alexandre disparu dans les lointains pompeux de Babylone, à Napoléon s'achevant sur le rocher occidental, Chateaubriand écrit: « La Destinée d'un grand homme est une Muse ». Les grands romanciers sont ceux qui savent voir une Muse aux côtés de toute destinée humaine.», p. 831

«[…] nous nous émerveillons parfois du rôle que le hasard a tenu dans notre existence […] Mais nous sommes gênés par cette idée de hasard mécanique […] Il nous plaît de changer cette ligne de hasard en ligne de chance, de nous croire favorisés ou pénalisés par une bonne ou une mauvaise fortune persévérantes, à laquelle nous donnons plus ou moins la figure d'une volonté extérieure à nous d'un être conscient qui s'occupe de nos affaires […]. Mais lorsque notre réflexion s'approfondit, lorsque notre contact avec notre être devient plus attentif, nous convertissons ces figures de démiurges extérieurs en réalités intérieures, nous prenons conscience en nous d'une destinée, de ce que Schopenhauer appelle "un sens caché de direction, une boussole intérieure, grâce à quoi chacun de nous se trouve mis sur la voie qui est la seule qu'il lui faille suivre, mais dont aussi il n'aperçoit la direction régulière et logique qu'après qu'il l'a déjà parcourue" »., p. 832-833.

«Le roman de l'énergie» (1924), Réflexions sur la littérature, p. 868-874.

«Ce qu'on appelle une génération littéraire, c'est peut-être, tout simplement, une certaine manière commune de poser des problèmes, avec des manières très différentes de les résoudre, ou plutôt de ne pas les résoudre. Le problème posé pour la génération qui va de 1900 aux année préparatoires de la guerre, c'est bien, dans une certaine mesure, un problème d'énergie, un problème d'action, et, d'une façon générale, un problème qui intéresse tout l'homme; ce n'est pas, ou c'est beaucoup moins, ce problème d'art pur, qui, sous les signes de Flaubert ou de Mallarmé, aux temps du naturalisme et du symbolisme, parut quelque temps un problème majeur. Mais au moment où la guerre vint transmuer les valeurs, ceux dont l'influence fut jetée tout à coup en pleine lumière et qui agirent sur la toute jeune génération, au contraire ce ne furent nullement des professeurs d'énergie. Les maître de choeur de 1920 ne faisaient certainement pas monter le dynamomètre au même chiffre que les maître du choeur de 1905.», p. 868-869.

«Le roman domestique» (1924), Réflexions sur la littérature, p. 881-892.

Comme le philosphe pense par idées, il faut que le romancier pense par êtres. Or qui pense par idées? l'homme. Qui pense par êtres? la nature. Nous sommes bien, chez le grand romancier, devant l'exigence d'une nature. (p. 881)

Qu'est-ce que les Thibault? Le contraire d'une «thèse» et d'un «drame» à la Bourget. Un stream of flesh (j'associe intentionnelement le terme de William James et le titre de Butler), l'élan vital d'une famille, ou plutôt de deux familles, qui se cherche, se crée, expérimente, à travers l'auteur et sous nos yeux. […] Mais ce roman domestique, s'il accorde à un rythme du roman européen, subit des influences surtout françaises. (p. 887-888)

La critique du roman est elle-même un roman dont les romanciers sont les personnages. Il y a une Comédie romanesque comme il y a une Comédie humaine. Et le roman domestique supérieur, ce serait peut-être ce roman des familles d'esprit, qui appartient à la critique, et dont elle n'écrit encore que d'incertains épisodes. (p. 892)

«Dans le monde de la mémoire» (1925), Réflexions sur la littérature, p. 1023-1031.

L'art seul amène le biais nécessaire pour produire cette soudure du rêve et de l'action. Chez un Marcel Proust, la Recherche du temps perdu dans laquelle se spécialise de bonne heure le génie du psychologue et de l'artiste peut bien être alliée, par un accompagnement normal et prévisible, à cette inaptitude pratique absolue, à cette incapacité de se conduire et de se servir, à cette dépendance vis-à-vis des domestiques, des amis, d'autrui, qui frappaient tous ceux qui le connaissaient. [Mais ceci n'est qu'une façade] Le temps perdu, la recherche du temps perdu, le temps retrouvé, ce sont autant d'étapes qui vont du souvenir brut à son utilisation dans l'oeuvre d'art. Car l'art est une façon pour l'individu de récupérer sous forme de puissance de production ses pentes de stérilité, de transformer en houille blanche ses torrents ravageurs. Dans la vie normal de l'individu non artiste, au contraire, la formation de la mémoire-habitude correspond à une tension, l'épanouissement de la mémoire-souvenir à une défaite. (p. 1027)

«Épilogue à la Poésie de Stéphane Mallarmé» (1926), Réflexions sur la littérature, p. 1125-1132.

Comme c'est curieux, comme c'était imprévisible, la manière dont les choses se sont passées! Il a semblé d'abord que Mallarmé, le symbolisme, ce fussent des vieilles lunes du temps des robes longues. Robert de Souza, homme de foi, eût été à peu près seul, il y a dix ans, à oser envoyer de Nice le télégramme à la Paul Alexis: «Symbolisme pas mort. Lettre suit.» […] On attend le mouvement d'art nouveau, l'inévitable mouvement d'après-guerre, le 1830 de ce 1815, on retient son strapontin pour un bataille d'Hernani. Et il se trouve que brusquement occupent une place centrale quatre gloires à retardement, Proust, Valéry, Gide, Claudel. Proust ne figure ici que comme leur compagnon d'âge, dont l'influence s'exerce, comme la leur, sur une génération qui n'est pas la sienne. (p. 1129)

«Pour la géographie littéraire» (1929), Réflexions sur la littérature, p. 1277-1287.

Mais je maintiendrai mon refus de centrer et de fixer. J'appliquerai au terme Montaigne-Pascal-Voltaire la formule de Pascal sur le même homme qui dure (ajoutons: qui change) et qui apprend continuellement. Et cette suite, elle ne serait pas plus toute la littérature française que Goethe n'est toute la littérature allemande, mais elle y tiendrait la place caractéristique de Goethe. [...] Voltaire n'est pas un point final. Et je laisse au lecteur le soin de décider quelle serait la pire de ces deux calamités: une littérature française sans Voltaire, ou une littérature française où Voltaire ferait fonction de point final. […] Le seul point que je maintienne avec énergie, c'est mon pluralisme, mon Contr'Un. […] La France n'Est pas une île, la littérature française est éminemment sociale et sociable. Même quand le grand homme est un solitaire, ou un misanthrope, comme Rousseau, sa destinée littéraire, notre destinée littéraire, le contraint à la vie plurale, le conjugue. Rousseau par lui-même compte beaucoup moins que le binôme Voltaire-Rousseau. (p. 1278-1279)

«Le problème du Disciple» (1929), Réflexions sur la littérature, p. 1294-1302.

Le délicat, c'est que la philosophie n'est pas romanesque. […] Pour supprimer un homme, le philosophe n'a pas besoin de revolver. Il lui suffit de le rejeter de l'existence. [….] Conclusion: la vie de l'intelligence peut sans doute fournir un romanesque nouveau, mais à condition que ce romanesque soit tiré de l'intelligence elle-même, ou du moins se détache sur un fond neutre, ordinaire, paisible, qu'il n'ait rien à voir avec le romanesque de cour d'assise. (p. 1301)

«Montaigne et Alphonse Daudet» (1931), Réflexions sur la littérature, p. 1404-1409.

[...] on peut classer les romanciers en deux types généraux, qu'on pourrait appeler le type Constant et le type Balzac. Type Constant, ou expérience personnelle plus ou moins romancée, auteur incapable d'autre chose que d'une analyse de lui-même, et n'écrivaient généralement qu'un livre, où tout ce qu'il avait à dire est dit. Type Balzac, ou concurrence à l'état civil, enfantement fécond, illimité, de personnages autonomes, indépendants de l'auteur. (p. 1408)

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