L’erreur est humaine (la plupart du temps)

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Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la traduction est une activité inscrite dans le corps. Traducteur, auteur et conférencier à McGill, Eric Dupont, en parle dans cet article.

Mes étudiants me demandent parfois si j’utilise un logiciel de reconnaissance vocale dans mon travail de traduction. Je leur sers invariablement la même anecdote pour leur expliquer qu’il faut prendre certaines précautions avant de se servir de ces outils.

Au début des années 2000, sur le conseil d’une amie rédactrice, j’avais acheté la version française de Dragon Naturally Speaking, un logiciel évolutif qui permet, s’il est utilisé correctement, d’augmenter considérablement son rendement. Conçu pour un marché européen, DNS voulait qu’on lui parle pointu. En fait, il fallait vraiment bien arrondir ses voyelles et bien détacher ses mots sans insister sur les liaisons, sinon il ne comprenait rien. Nous étions à des années-lumière du système Helix de Vidéotron qui, comme le promet la publicité, comprend même l’accent gaspésien.

Si la vitesse que DNS me permettait d’atteindre m’a tout de suite charmé, je me suis vite demandé ce que j’allais dorénavant faire de mes mains devenues oisives. Me mettre enfin au tricot ou au crochet? J’allais vite déchanter. L’expérience m’a permis de comprendre que si la traduction est une activité cérébrale exigeante, elle a aussi sa réalité sensorielle et corporelle. Ainsi, j’associe l’acte de traduire à une posture assise. Mes bras sont pliés à un certain angle, toujours le même. Et il me semble que lorsque je traduis, mes doigts sont directement reliés à mon cerveau. Une partie de ma mémoire lexicale habite le bout de mes doigts. Mes premiers pas avec Dragon Naturally Speaking m’ont forcé à réaliser que ce sont mes mains qui traduisent. Avant que ma bouche arrive à le faire aussi rapidement, il faudra un peu d’entraînement, un peu de gymnastique rééducative.

On m’avait demandé de traduire à cette époque un document de quelques milliers de mots publié en ligne par un organisme voué à la défense du soutien public des arts. En médaillon, un peu à l’écart du corps du texte, il y avait ce portrait de la célèbre écrivaine manitobaine Gabrielle Roy, accompagné d’une citation. « What would we be without the arts? », demandait-elle, affichant l’air pensif et sérieux qu’elle a laissé dans la mémoire collective. Coiffé du casque-micro, les mains derrière la nuque, les pieds croisés sur ma table de travail, bref, dans une posture contraire à mes habitudes, je traduisais en jetant de temps en temps un coup d’œil à l’écran pour m’assurer que DNS n’écrivait pas n’importe quoi. Je me souviens que la révision avait révélé des formulations biscornues auxquelles l’œil du correcteur n’est pas habitué, des erreurs, comment dire? Inhumaines? Disons plutôt, mécaniques. Assez content de mon texte, je l’ai envoyé à mon réviseur.

Denis a mis un jour pour m’appeler, fait assez rare puisque nous communiquions surtout par messagerie électronique. En gros, il trouvait ma traduction excellente, mais il était un peu perdu quant à la citation de Gabrielle Roy. « Dans quelles circonstances a-t-elle dit ça? » voulait-il savoir. Je lui ai répondu que cela n’avait aucune espèce d’importance et que Roy avait publié d’innombrables textes dans de nombreuses revues et que sa question pouvait se poser n’importe où et à n’importe quelle époque. Il y a eu un silence sur la ligne.

  • Je pense que tu devrais y jeter un coup d’œil. Peutêtre demander à un expert de Gabrielle Roy? Ça m’étonne d’elle, remarque, je ne l’ai pas beaucoup lue.

Je lui ai répondu que j’avais, moi, lu presque toute son œuvre et que cette question me paraissait couler de source étant donné son vécu. Je n’allais tout de même pas écrire à François Ricard, biographe de Gabrielle Roy, pour soumettre la chose à son discernement, me disais-je en parcourant le texte que Denis venait de me renvoyer. J’étais quand même un peu agacé. Au détour d’une page, la bête m’a sauté en plein visage, la gueule béante. Au lieu d’écrire « Que serions-nous sans les arts? », Dragon Naturally Speaking avait écrit tout bêtement : « Que serions-nous sans lézards? ».

Denis n’avait pas lu la citation de Gabrielle Roy en anglais. Il ne savait pas non plus que j’utilisais Dragon Naturally Speaking. L’enseignement que j’ai tiré de cette histoire reptilienne est que l’œil est entraîné à déceler les erreurs humaines. Il cherche les accords manquants, les virgules fautives, les majuscules oubliées, il n’est pas habitué à deviner le ridicule derrière l’apparente perfection des mots. Quelle partie de mon cerveau était responsable de ce naufrage? Probablement la même qui était en service le jour où je suis passé par-dessus mon guidon de vélo parce que j’avais serré trop fermement le frein avant.

La morale de cette histoire est que contrairement à ce que l’on pourrait croire, la traduction est une activité inscrite dans le corps. Elle sollicite certains muscles en fonction des outils utilisés. Le traducteur qui décide d’adopter un logiciel de reconnaissance vocale ou tout outil technologique d’aide à la traduction doit dans un premier temps rééduquer son œil pour le rendre capable de relever autant les erreurs humaines que celles qui se cachent dans le premier jet produit par une machine. Ensuite, il doit comprendre que les outils techniques qui accélèrent son rendement sont aussi susceptibles de changer la réalité kinesthésique de son travail. Le monde change. Le corps doit suivre.

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