19e Institut de jurilinguistique : droit, législation et légistique comparés

Le 20 juin 2025, le Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé et le réseau des centres de jurilinguistique ont tenu le 19e Institut de jurilinguistique à la Faculté de droit de l’Université McGill.

L'événement a abordé la dimension comparative de la jurilinguistique tant sur le plan du contenu des textes juridiques que des styles de rédaction. Si la législation comparée offre des modèles aux légistes, aux traducteurs et traductrices et aux jurilinguistes qui peuvent s’en inspirer, ceci exige de considérer chaque texte dans son contexte juridique, historique, politique et social. La légistique comparée révèle d’ailleurs la diversité des styles et des conventions de rédaction et ce, même au sein d’une seule tradition juridique ou d’un seul pays.

Le premier panel s'est exprimé sur les possibilités et les limites du droit comparé. D’abord, la professeure Eva Ottawa a présenté ses recherches sur la construction d’un lexique juridique Atikamekw Nehiromowin. Ce travail, réalisé avec des aîné·es de la communauté, consiste à dégager la signification, l’enseignement et l’utilisation des termes du lexique, puis à se pencher sur leur étymologie. Quatre thèmes sont abordés : enfance et famille, organisation sociale et gouvernance, justice et gestion de conflits ainsi que santé mentale et territoriale. L'objectif d’une telle démarche est de revitaliser la tradition juridique Atikamekw Nehiromowin tout en la rendant plus lisible pour les juristes allochtones. Ensuite, le professeur Helge Dedek a rappelé le passé colonialiste de la discipline du droit comparé en Occident. La méthode comparée et l’idéologie de progrès qu’elle promeut ont fait l’objet de critiques sévères dans plusieurs disciplines, mais ces critiques tardent à voir le jour dans le domaine juridique. Pour le professeur Dedek, les travaux de la professeure Ottawa sont exemplaires à cet égard. Dans son ouvrage sur l’adoption coutumière chez les Atikamekw Nehirowisiwok de Manawan, la chercheuse explique qu’elle a dû « décoloniser son esprit » pour parvenir à rendre compte de l’ordre juridique étudié sans appliquer la méthode comparée.

Dans la première séance d’ateliers qui a suivi ce panel, la traductrice et juriste Francie Gow, traductrice au Bureau de la traduction, a utilisé les métaphores de l'arbre et du diapason pour expliquer la traduction juridique dans les juridictions multilingues. Le droit ressemble à un arbre ramifié dont les branches sont constituées de mots, tandis que les instruments juridiques bilingues officiels sont des branches symétriques qui ressemblent à des diapasons et fournissent des équivalents faisant autorité. Cependant, elle a souligné que les modèles étrangers deviennent pertinents comme sources d'inspiration lors de la traduction de concepts qui n'ont pas d'équivalent développé dans la langue cible—des domaines où aucun diapason n'existe encore, nécessitant la création de nouvelles branches miroirs. De son côté, Meaghan Daniel, avocate en Ontario et chargée de cours à l’Université McGill, a montré comment l’emploi de termes en anglais (ou en français) pour désigner des réalités autochtones trahit la vision du monde dont ils sont issus. À titre d’exemple, le recours à la notion de ressource pour décrire la perte d’un droit de chasse, de cueillette ou de pêche réduit cette perte à sa seule dimension économique. De même, l’exigence d’une frontière pour délimiter un territoire traditionnel s’avère incompatible avec un rapport au territoire qui ne connaît pas véritablement de frontières.

Le second panel s’est intéressé au recours à des normes extérieures dans la rédaction ou l’interprétation des lois. Le professeur Alexandre Flückiger s’est penché sur l’intégration de telles normes dans la rédaction des lois. Il arrive que des normes issues de l’autorégulation (par exemple les normes ISO), de même que celles provenant d’une corégulation (fruits d’une collaboration entre l’État et des acteurs privés) soient intégrées au droit positif par reprise ou délégation. Or, parfois ces normes ne sont pas aisément consultables ou ne sont pas traduites. Dans l’interprétation du texte législatif, la professeure Mélanie Samson souligne l’importance de considérer le contexte d’adoption des textes considérés. C’est pourquoi le recours au droit international ou au droit comparé pour soutenir l’interprétation du droit interne ne se fait pas sans difficulté. Pour éviter l’emploi arbitraire ou sélectif de normes extérieures, il faut donc procéder avec rigueur en justifiant leur mobilisation dans l’analyse juridique.

Lors de la deuxième séance d’ateliers, la maîtresse de conférences Corina Veleanu a présenté l’analyse comparative de certains néologismes juridiques dans les langues romanes, en mettant en lumière leur émergence sous diverses influences culturelles et linguistiques. Ainsi, des termes comme whistleblower et féminicide circulent entre les langues, tout en adoptant des formes et des significations variées. La traduction doit alors demeurer attentive aux écarts de perception associés à des termes en apparence identiques en raison des différents contextes de leur utilisation. De leur côté, Me France Allard, Me Kayley Laura Lata et l’étudiante en droit Charlotte Ruffo ont abordé la difficulté de renvoyer aux traditions juridiques autochtones dans les cadres formels du droit civil ou de la common law. Leur réflexion est née lors des travaux de rédaction du Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues : Les personnes auxquels elles ont participé. En particulier, la tentative de définir l’« adoption coutumière autochtone » révèle les limites de ce que peut accomplir un dictionnaire du droit civil, le risque d’essentialisation et le problème de légitimité d’une définition formulée par des juristes allochtones.

Finalement, la conférence de clôture présentée par Betty Cohen, présidente de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec, a permis d’introduire le 20e Institut de jurilinguistique qui se tiendra le 12 juin 2026 sur le thème de l’intelligence artificielle (IA). Selon elle, l’IA n’est pas une menace pour les traducteurs et les traductrices, particulièrement dans un domaine aussi sensible que le droit. Il s’agit plutôt d’un outil à apprivoiser et à développer à l’aide d’un corpus de qualité. Les conférences de la journée ont justement démontré que la traduction juridique est affaire de sensibilité et de jugement.

 

Pour aller plus loin :

Waseskinokwe Eva Ottawa, Wactenamakanicic e opikihakaniwitc : l’adoption coutumière chez les Atikamekw Nehirowisiwok de Manawan, Québec, Presses de l’Université Laval, 2023

Helge Dedek, “The Tradition of Comparative Law: Comparison and Its Colonial Legacies”, dans The Cambridge Handbook of Comparative Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2024, p 387-407

Corina Veleanu, « La néologie juridique : quelques observations en jurilinguistique contrastive » 2018:12 Neologica 203 à la p 218 et « L’invisibilisation dans la traduction juridique : l’exemple du domaine des minorités », Le droit e(s)t la langue. Approches contemporaines des spécificités culturelles et juridiques par le lexique et la traduction, Repères-Dorif 32/2025, Chiara PREITE, Daniela DINCĂ, Gloria ZANELLA (éds.), en ligne.

Meaghan Daniel, “Decolonizing law. To learn Indigenous law, first, forget everything you learned in law school”, National Magazine, 2019, en ligne.

Alexandre Flückiger, (Re)faire la loi : traité de la légistique à l’ère du droit souple, Berne, Stämplfi, 2019

 

Le Centre Crépeau remercie la Chambre des notaires du Québec et le Ministère de la Justice Canada pour leur appui financier.

Le Centre Crépeau remercie la Chambre des notaires du Québec et le Ministère de la Justice Canada pour leur appui financier. 

                 

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