Après avoir suivi à la lettre les consignes émises par le gouvernement et les experts pour prévenir la propagation de la COVID-19, avez-vous aujourd’hui l’impression de baisser un peu la garde? Vous lavez-vous les mains aussi soigneusement qu’il y a cinq mois? Respectez-vous toujours autant les règles de distanciation physique avec la famille et les amis? Selon Jason M. Harley, de l’Université McGill, vous pourriez souffrir de « fatigue pandémique » – et c’est le cas de beaucoup de gens. Dans cette entrevue, Jason M. Harley nous parle de ce phénomène et des stratégies à adopter pour retrouver notre énergie physique et émotionnelle.
Jason M. Harley est titulaire d’un poste de professeur adjoint au Département de chirurgie de McGill, scientifique junior à l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill, responsable du laboratoire SAILS et membre associé de l’Institut d’éducation en sciences de la santé et du Département de psychopédagogie et de psychologie du counseling de l’Université McGill.
Qu’est-ce que la « fatigue pandémique » et comment se manifeste-t-elle?
Gérer des émotions comme l’anxiété, c’est épuisant, surtout sur une longue période. Il n’est donc pas surprenant que beaucoup d’entre nous ressentent actuellement une grande lassitude émotionnelle et un manque de motivation qui peut les amener à suivre moins assidûment les mesures de prévention de la COVID-19, comme le lavage des mains et la distanciation physique.
Ce n’est pas facile de maintenir une vigilance extrême, même pendant une courte période. Après plus de quatre mois de distanciation physique et de restrictions parfois sévères, bon nombre de Montréalais ont baissé la garde. Est-ce un comportement normal, même lorsqu’on constate le nombre alarmant de décès et d’hospitalisations à cause de la COVID-19 au Québec?
Excellente question. Je vais y répondre en deux temps. Tout d’abord, parlons de ce qui est « normal » ou pas. Pour bien des gens, il n’est pas normal de vivre des périodes de stress prolongées. Une période de stress prolongée vécue collectivement – et pas seulement à l’échelle de la ville, de la province ou du pays, mais bien de la planète entière – n’est pas normale non plus. Autrement dit, le paysage psychologique actuel n’est pas habituel.
Néanmoins, le stress et la lassitude qu’il provoque ne sont pas de parfaits inconnus. Mais dans ce cas-ci, avec l’usure attribuable à la pandémie, nos mécanismes de défense habituels ne fonctionnent pas nécessairement.
Je vous donne un exemple. Pour calmer l’anxiété, on peut essayer de prendre du recul et de se concentrer sur ce que nous pouvons faire pour maîtriser la situation. Au début de la pandémie de COVID-19, beaucoup d’entre nous ont pris conscience qu’ils pouvaient assurer leur protection et celle des autres en respectant des consignes, dont la distanciation physique. Savoir que nous pouvions agir nous a aidés à apaiser notre anxiété.
Quelques mois plus tard, cette stratégie de gestion des émotions – constater que nous maîtrisons la situation dans une certaine mesure – n’a plus d’effet apaisant et pourrait même nous nuire. Nous pourrions être tentés de croire que nos précautions étaient excessives, puisque nous n’avons pas contracté la maladie, et que nous pouvons nous permettre d’être moins rigoureux dans le lavage des mains et la distanciation physique.
En gros, nous devons arriver à ramener notre anxiété à un niveau gérable tout en restant réalistes et responsables face aux risques. Selon la loi de Yerkes et Dodson, appliquée en psychologie, une légère anxiété peut nous inciter à nous comporter de façon responsable, mais une trop grande anxiété ne nous aide pas du tout.
Par exemple, une anxiété modérée nous amènera à nous laver les mains minutieusement plutôt qu’à simplement les passer sous l’eau. D’un autre côté, une anxiété excessive nous poussera à nous frotter les mains jusqu’au sang. De même, il peut être agréable de ne ressentir aucun stress dans des situations où une certaine inquiétude est justifiée et que des précautions s’imposent, mais cette insouciance ne nous aidera pas à empêcher la transmission de la COVID-19 à notre entourage.
En contexte de pandémie, nous devons donc nous tenir suffisamment informés pour savoir comment agir pour nous protéger et protéger les autres. En nous appuyant sur des faits et des directives, nous pouvons agir avec plus d’assurance, sans basculer dans l’excès de confiance. Après tout, ça fait du bien de relâcher sa vigilance au bout de plusieurs mois, mais il faut faire la distinction entre notre perception – ou nos désirs – et les faits. Il faudra bien garder ça en tête.
L’épuisement augmentera-t-il au fur et à mesure que la pandémie se prolongera? Si c’est le cas, le gouvernement devra-t-il imposer d’autres mesures?
C’est possible que la lassitude s’installe de plus en plus et que nous assistions à une baisse du respect des consignes de sécurité. En général, la population a tendance à suivre plus assidûment les recommandations qu’elle estime justes et à appuyer des causes qui lui tiennent à cœur. Par la publicité et d’autres initiatives, il faut donc continuer à expliquer clairement la situation entourant la COVID-19 et le rôle important que nous pouvons jouer pour assurer la sécurité de tous. Il faut éviter que les gens perdent de vue la réalité et deviennent imprudents par excès de confiance.
Mais est-ce toujours suffisant? Pour tout le monde? Malheureusement, ça ne semble pas être le cas.
Beaucoup de gens sont conscients de l’importance de se protéger et de protéger les autres contre la COVID-19 et sont réceptifs aux conseils transmis par les autorités sanitaires et les médias. Toutefois, malgré leurs bonnes intentions, certaines personnes n’arrivent plus à adopter des comportements prudents. D’autres croient qu’elles ne courent aucun risque et choisissent de ne pas prêter attention aux consignes. Des règles claires peuvent inciter les personnes qui manquent de motivation à respecter les directives de santé publique, comme le port du masque.
Compte tenu du contexte et des enjeux, une approche motivationnelle à deux volets est probablement le meilleur moyen de toucher divers groupes de gens et de les amener à changer leurs comportements. Pour ce faire, il faut pouvoir compter sur une information facilement accessible qui nous sensibilisera et éveillera notre bonne volonté, mais aussi sur des règles qui persuaderont les plus têtus. Le premier volet sera efficace pour la plupart des gens, et le deuxième servira de filet de sécurité.
Un relâchement de notre vigilance pourrait entraîner une augmentation des cas de COVID-19. De quelle façon peut-on refaire le plein d’énergie physique et émotionnelle?
En faisant preuve de bienveillance envers nous-mêmes et envers les autres : c’est notre meilleure arme contre la « fatigue pandémique ». Pour éviter de nous laisser submerger par les mauvaises nouvelles, pensons aux belles choses qui se produisent chaque jour, aussi petites soient-elles. Rappelons-nous les choses que nous avons le pouvoir de changer et évitons de tout dramatiser. Faisons des pauses et fixons-nous – avec d’autres personnes si possible – des buts raisonnables compte tenu de la baisse d’énergie qui nous affecte tous.
Une meilleure sensibilisation aux enjeux de santé peut-elle nous aider à lutter contre le relâchement? Les personnes les plus informées sont-elles moins susceptibles de baisser la garde? Ou bien sommes-nous submergés d’informations, vraies et fausses, au point où nous n’entendons plus le message?
La littératie en santé joue un rôle essentiel dans la gestion de la pandémie. Il faut pouvoir poser un œil critique sur la qualité des sources que nous consultons, sur les préjugés potentiels (les nôtres et ceux des autres), ainsi que sur ce que nous choisissons de croire ET de ne pas croire. En adoptant de bonnes habitudes de consommation d’informations, nous éviterons de compenser nos lacunes factuelles par un excès de confiance.
Pour améliorer votre littératie en santé, posez-vous les questions suivantes : Est-ce que mes comportements changent? Pourquoi ou pourquoi pas? Quels sont les faits? Qui me les présente? Cette personne est-elle digne de confiance? Mes actions sont-elles guidées par une quête de satisfaction personnelle, ou par un raisonnement logique ou l’avis d’un expert? Ici, un mot d’ordre s’impose : prudence.
Mon laboratoire et moi travaillons actuellement sur un projet financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) dans lequel nous avons recours à des éléments de narration, d’animation, d’humour, de pédagogie et de recherche pour créer des vidéos multimédias qui expliqueront à la population comment les émotions et la littératie médiatique contribuent à faire progresser les connaissances en santé pendant la pandémie. Ces ressources seront rendues publiques au cours des prochains mois, et tout le monde pourra les utiliser pour améliorer sa littératie en santé.
Comment les travailleurs de la santé s’en sortent-ils dans cette pandémie qui n’en finit plus? Assistons-nous à une augmentation des cas d’épuisement professionnel? Quelles sont les stratégies les plus efficaces dont disposent les soignants pour combattre le stress et l’anxiété?
La pandémie exerce une pression énorme sur les travailleurs de la santé, qui doivent concevoir de nouveaux protocoles et trouver les ressources nécessaires pour les mettre en œuvre rapidement, tout en vivant avec la peur de contracter la COVID-19 et de la transmettre à leurs proches. L’épuisement professionnel guette nos soignants; c’est pourquoi il faut les soutenir et leur témoigner notre reconnaissance. Plus que jamais, les professionnels de la santé doivent prendre conscience que l’anxiété est un sentiment normal et qu’ils doivent éviter de s’isoler et de ressasser des idées noires. Ils ne doivent pas hésiter à chercher de l’aide auprès d’amis, de collègues ou de professionnels.
Dans le cadre d’un autre projet que je dirige, nous cherchons des façons d’accroître le bien-être psychologique des professionnels de la santé en nous intéressant particulièrement aux sources de soutien personnelles et institutionnelles ainsi qu’aux stratégies d’adaptation. Nous pouvons compter sur l’appui de l’Initiative interdisciplinaire en infection et immunité de McGill (MI4), des psychologues Tina Montreuil (cocandidate principale et coresponsable) et Nigel Mantou Lou, des Drs Liane Feldman, Gerald M. Fried et Farhan Bhanji, et des infirmières Susan Drouin et Mélanie Lavoie-Tremblay. Nous venons de terminer la collecte des données et sommes impatients de faire connaître nos conclusions.
J’imagine que les soignants de première ligne ne risquent pas de relâcher leurs efforts, mais comment réagissent-ils face à l’insouciance de certaines personnes?
Les remerciements sont un véritable baume pour les travailleurs de la santé. À l’inverse, le non-respect des directives de santé publique risque d’avoir des effets néfastes sur le bien-être psychologique de tous, et tout particulièrement sur celui des professionnels de la santé qui travaillent extrêmement fort pour assurer notre protection et réduire le plus possible les répercussions de la crise sur les soins non urgents.
Nous pouvons aussi apaiser ce stress en faisant face à notre propre anxiété et en évitant qu’elle se transforme en irritabilité ou en colère dans nos interactions avec les travailleurs de la santé. Nous avons tous un rôle à jouer dans la lutte contre la COVID-19, et il faut à tout prix éviter que la « fatigue pandémique » nous empêche de percevoir les risques, la souffrance des malades et les besoins des personnes qui veillent sur nous.