La naissance d’une idée

Une application mobile permettrait de sauver des vies en détectant la détresse respiratoire des nouveau-nés au moyen de l’IA

Au moment de choisir son programme d’études, Charles Onu, originaire du Nigéria, hésitait entre les mathématiques et la médecine, ses deux passions. « Je voulais être médecin et pouvoir aider les gens, explique-t-il, mais j’aimais également les mathématiques, une matière pour laquelle j’étais doué. J’ai une facilité naturelle pour les mathématiques. Je devais donc faire un choix. »

Il a décidé de faire un baccalauréat en génie informatique et électrique à l’Université fédérale de technologie à Owerri, mais son désir de prendre soin des autres était toujours aussi présent. En 2008, le jeune homme a commencé à faire du bénévolat pour Enactus, un organisme mondial à but non lucratif, d’abord comme membre, puis comme président. C’est ainsi qu’il a pris connaissance de l’asphyxie périnatale, une maladie qui prive le cerveau des nouveau-nés d’oxygène, entraînant ainsi de graves complications et pouvant causer la mort. « C’est un très gros problème pour les milieux où les ressources sont limitées dans les pays en développement comme le Nigéria; les gens n’ont pas accès à des outils de détection sophistiqués », précise Charles Onu.

Photo of Innocent Udeogu
Innocent Udeogu
Il s’est dit qu’il pouvait combiner sa passion pour les mathématiques et la médecine afin de s’attaquer à un problème de santé mondial. Son idée était de mettre au point un outil intelligent qui détecterait les signes de détresse respiratoire grâce à l’analyse des caractéristiques des pleurs de bébés. En 2015, Charles Onu s’est associé à Innocent Udeogu, un ancien camarade de classe, et ils ont commencé à s’attaquer à ce problème ensemble.

Les pleurs d’un bébé

Cinq ans plus tard, Charles Onu est le fondateur et le chercheur en chef en intelligence artificielle d’une jeune entreprise prometteuse, Ubenwa, dont le nom signifie « pleurs d’un bébé » en igbo, une des langues du Nigéria. Innocent Udeogu dirige le développement logiciel et est la personne-ressource sur le terrain au Nigéria, et Samantha Latremouille, doctorante en médecine expérimentale à l’Université McGill, est la responsable de la recherche clinique.

L’équipe d’Ubenwa a créé une application mobile rapide et facile d’utilisation qui a recours à l’intelligence artificielle pour analyser le son des pleurs des nouveau-nés. Cet outil rentable et non effractif permet aux cliniciens de signaler les risques d’asphyxie des nouveau-nés, qui, si elle est détectée de façon précoce, se soigne facilement. Cette application pourrait donc sauver des vies et améliorer le sort de millions de nouveau-nés chaque année.

À la recherche des bonnes personnes

Charles Onu est arrivé à Montréal en 2015 à titre de chercheur invité titulaire d’une bourse de la Fondation Jeanne Sauvé. Ce programme de leadership public lui a permis d’accéder à des ressources des universités McGill et Concordia, où il a tissé des liens importants. À l’époque, Ubenwa n’était encore qu’une idée.

« J’avais commencé à travailler au développement du concept, mais à un moment, il est devenu clair que j’avais besoin d’acquérir des compétences. Je devais m’immerger dans l’environnement et travailler avec des chercheurs qui avaient une expérience et des connaissances à la croisée de la médecine et de l’intelligence artificielle. »

Il a donc fait une demande d’admission pour McGill, où il a fait sa maîtrise en informatique sous la supervision de Doina Precup, professeure agrégée à l’École d’informatique. Durant cette période, alors qu’il travaillait sur un projet avec l’Hôpital de Montréal pour enfants, il a fait la connaissance de Samantha Latremouille, une Montréalaise qui a obtenu son baccalauréat en physiologie à McGill en 2013. Du fait de son expérience unique en néonatalogie, en recherche clinique, en innovation, en génie biomédical et en mise au point de dispositifs médicaux, elle était la candidate idéale pour le poste de responsable de la recherche clinique chez Ubenwa.

Photo of Samantha Latremouille
Samantha Latremouille
« Quand Charles m’a parlé d’Ubenwa, j’ai été immédiatement captivée et j’ai voulu aider, raconte la McGilloise. Dans le cadre de mon doctorat, j’ai vu les ravages que peut causer l’asphyxie à la naissance, et j’ai été consternée d’apprendre qu’en raison du manque de ressources dans les pays en développement, le problème n’était pas détecté précocement chez de nombreux bébés qui ne bénéficiaient pas des traitements urgents pouvant les sauver. Nous avons de la chance de vivre dans un endroit où nous disposons de systèmes et de ressources pour offrir les meilleurs soins aux bébés souffrant d’asphyxie; ce n’est pas le cas pour beaucoup de gens dans le monde, et les conséquences sont désastreuses. »

Les technologies mobiles au service de la santé

L’idée de corréler les caractéristiques des pleurs des bébés avec des maladies n’est pas nouvelle. « Les pleurs d’un nouveau-né sont un signal pur, explique Charles Onu. C’est une réaction involontaire à des stimuli; les nourrissons n’ont donc aucun contrôle sur l’intensité de leurs pleurs. Contrairement aux adultes, ils ne contrôlent pas leurs cordes vocales. Leurs pleurs sont directement coordonnés par leur système nerveux central (SNC). L’hypothèse envisagée dans les milieux cliniques depuis un certain temps veut que, lorsqu’un bébé souffre d’une affection touchant le SNC, ses pleurs soient modifiés. L’asphyxie est une de ces affections. Si on remonte aux années 1960, on trouve des travaux de recherche qui tentent de corréler les caractéristiques de ces pleurs; soit avant l’invention d’outils sophistiqués pour ce faire. »

Heureusement, nous sommes maintenant en mesure de tirer parti des avancées réalisées en technologie mobile grâce à l’apprentissage audio et machine. « Presque tout le monde a un outil intelligent, un appareil qui possède une énorme capacité de traitement et qui peut enregistrer le son, indique le jeune entrepreneur. Et nous avons des outils d’intelligence artificielle sophistiqués qui nous permettent de dégager une constante dans les pleurs. Au moyen de la programmation, nous pouvons convertir toutes ces données en outils utilisables. »

La recherche de pleurs

Le processus de conception, de validation et de mise à l’essai d’une application clinique est très complexe, et les membres de l’équipe d’Ubenwa ont vite pris conscience des difficultés de l’aventure dans laquelle ils s’embarquaient.

L’un des défis consistait à trouver des données cliniques avec lesquelles travailler. « Pour fonctionner, les algorithmes d’intelligence artificielle ont besoin de données, et on ne peut pas simplement enregistrer n’importe quel bébé sur la rue, indique Charles Onu. Les données doivent être validées sur le plan clinique et classées selon qu’elles sont normales ou pathologiques. Ensuite, il faut entraîner l’algorithme avec ces données. » Heureusement, Charles Onu a réussi à communiquer avec un chercheur qui avait travaillé à l’analyse des caractéristiques des pleurs de nourrissons au Mexique et qui lui a donné accès à sa base de données. L’équipe a ainsi pu mener une première série d’analyses et formuler des idées de recherche, puis construire un prototype et mettre en avant de solides arguments en faveur d’un investissement.

Du soutien pour les étudiants entrepreneurs

Charles Onu fait actuellement son doctorat en informatique à l’Université McGill sous le mentorat de la professeure Precup, également codirectrice du Laboratoire d’apprentissage et de raisonnement (LAR) de McGill et directrice du laboratoire DeepMind à Montréal. « Ubenwa est un excellent exemple du bien que l’apprentissage machine peut faire dans le monde. Ce fut un plaisir d’aider Charles et son équipe au fil des ans à réaliser leur objectif de sauver des bébés grâce à l’intelligence artificielle », raconte la professeure Precup.

Charles Onu fait également partie de Mila, un centre de recherche en intelligence artificielle né d’un partenariat entre l’Université de Montréal et McGill. Il est reconnaissant d’avoir pu bénéficier de l’écosystème de programmes qui soutient les étudiants entrepreneurs à McGill, notamment la Coupe Dobson et le Concours d’innovation clinique (CLIC) de l’Université. « Toutes ces occasions nous ont préparés et nous ont permis de travailler à notre message et d’améliorer notre produit », affirme-t-il.

Photo of Charles and advisor Urbain Kengni
Charles Onu (gauche) et Urbain Kengni

Comme elle était finaliste au CLIC de 2020, l’équipe a bénéficié, dans le cadre du programme SKILLSETS de McGill, de conseils personnalisés du spécialiste en argumentaire Andrew Churchill qui l’a aidée à captiver l’attention du public et à retenir son intérêt. Steven Arless, juge en chef et professeur praticien à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de McGill, a félicité l’équipe d’Ubenwa pour sa présentation exceptionnelle et a dit que durant les nombreuses années où il a supervisé des concours, il n’avait jamais eu l’occasion d’écouter une présentation si intéressante.

La collecte de données cliniques

Depuis 2017, Ubenwa obtient du financement de Mila, du ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec et du centre d’innovation District 3 pour réaliser des études cliniques au Nigéria. L’équipe travaille actuellement en partenariat avec des professionnels de la santé à la collecte de données cliniques et à la création d’une base de données de pleurs de 2 500 nouveau-nés.

Récemment, Ubenwa a remporté trois prix au défi mondial MIT Solve 2020, dont le prix de l’innovation pour les travailleurs de la santé. L’entreprise prévoit utiliser l’argent du prix pour se préparer en vue des essais cliniques et du processus réglementaire d’approbation de la FDA et de Santé Canada.

« S’il y a une chose que les bébés font c’est pleurer, fait remarquer Charles Onu. Nous n’avons pas besoin de chercher les pleurs ou de placer des capteurs au bon endroit pour les enregistrer. Dans les lieux où les tests plus complexes ne peuvent pas être réalisés, l’analyse des pleurs sauve la mise. »

L’équipe d’Ubenwa travaille d’arrache-pied pour que l’application soit prête à sauver des vies et compte sur la crédibilité et les ressources de l’Université McGill pour concrétiser sa vision.

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