Photo d'Alain-Fournier(Henri-Alban Fournier) Alain-Fournier

(1886-1914)

Dossier

Le roman selon (Henri-Alban Fournier) Alain-Fournier

Le romancier est-il un poète déguisé en paysan? L'art du roman selon Alain-Fournier, par Agnès Domanski, 17 mai 2018

* Les citations du présent texte proviennent du volume suivant: Alain-Fournier et Jacques Rivière, Correspondance (1905-1914), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « NRf », 1966 [1926], 2 vol. Nous indiquons chaque fois le volume, la page et l'année où fut écrite la lettre en question.

Les départs pour le bonheur : être sûrs qu'on n'arrivera pas au pays, ou que ce ne sera pas celui-là. C'est comme l'Embarquement pour Cythère : de l'autre côté du décor, il n'y a rien. Mais de ce côté-ci, c'est le départ, plus beau que l'arrivée, plus précieux que le bonheur (II, p. 50, 1907)

Dans le texte qu'il écrit sur la vie et l'oeuvre d'Alain-Fournier en guise d'introduction à Miracles, Jacques Rivière relate l'anecdote suivante : un jour, Alain-Fournier découvre une phrase de Benjamin Constant qui l'émeut profondément et qu'il cite ensuite à ses proches, en les priant de ne jamais l'oublier lorsqu'ils penseront à lui. Cette phrase est : « je ne suis peut-être pas tout à fait un être réel ». L'anecdote cadre tout à fait avec le personnage — ultra sensible, pétri de la conviction romantique de son exceptionnalité et du destin tragique qui doit être le sien — d'Alain-Fournier, qui écrira notamment à Rivière les mots suivants : « je voudrais enfin ne plus être jugé comme tout le monde. Il n'y a pas de commune mesure entre le monde et moi » (II, p. 307, 1909). Outre d'excuser à ses yeux certains défauts de sa personnalité (la sensibilité excessive que lui reproche Rivière et le lent développement de sa carrière littéraire, dont il s'en veut, entre autres), ces deux sentiments — celui de sa propre fictionnalité et celui d'être « décalé » par rapport au monde — sont au coeur de l'expérience romanesque d'Alain-Fournier. La correspondance avec Jacques Rivière qui est le sujet du présent texte s'étale sur une période de huit ans, de 1905 à 1914 (mais il y a seulement trois lettres pour l'année 1914). Elle raconte la lente gestation de l'unique roman d'Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, publié en 1913. Pourtant, le mot « roman » n'y est que très peu présent : c'est celui de « vie » qui ne cesse de revenir. Alain-Fournier est obsédé par la « vie » à un point tel que le roman à écrire, qui doit justement la saisir, semble par moments devenir un empêchement ingrat. La vie bouillonne autour de lui et en lui, mais quand il essaye de la saisir elle se retire. Sa recherche du roman est donc aussi recherche de la vie et lorsqu'il trouvera le roman, ce sera au prix d'une certaine remise en question de la valeur vie.

Critique de l'intelligence.

Une dynamique se noue dès le début de la correspondance qui assigne à chacun des amis un rôle qu'il tiendra jusqu'à la fin : Rivière est l'intellectuel, le cérébral, celui qui analyse et critique, alors que Fournier est le poète, celui qui ressent, qui reçoit les impressions. Alors que l'analyste reproche parfois au poète sa « sensiblerie », ce dernier regimbe devant le penchant de son ami à résumer et à classer. Leurs goûts en matière de lecture (et ils lisent énormément, se transmettant leurs réflexions dans les lettres et s'envoyant des livres par la poste) suivent la même ligne de partage : Fournier préfère la poésie, Rivière lit de la critique et de la philosophie. Ni l'un ni l'autre n'affectionne particulièrement le roman au début, mais cela change avec le temps, notamment lorsque Rivière découvre l'oeuvre de Barrès. Plus tard, les deux vouent un culte à Gide.

Fournier désavoue carrément la critique et la philosophie, affirmant avoir « pour l'intelligence, ou ce qu'on appelle comme ça, le plus profond mépris » (I, p. 72, 1905). Ses sentiments à l'égard de Schopenhauer exemplifient son attitude : « À la fin de chaque phrase, on est content comme d'avoir trouvé la solution d'un problème de robinet ou de courriers. Mais quelles grandes joies cela donne-t-il ? De quoi ça fait-il prendre conscience ? C'est bête comme les mathématiques, c'est bête comme la raison. On jongle avec quelque chose : il vous indiffère totalement que ça tombe par terre » (I, p. 123, 1905). On peut identifier, dans son dégoût à l'égard de l'activité critique, trois thèmes principaux. Le premier est celui du manque de pertinence. Fournier semble croire qu'il n'y a de vérité que dans le particulier. Il est donc logique qu'il considère comme vaines les tentatives d'établir des vérités générales par le raisonnement. C'est ce qu'il explique à Rivière en ces mots :

Ce que je voulais te faire remarquer […] : ta croyance, en toute occasion manifeste, à la vérité hors de toi. Non pas peut-être […] à La Vérité, mais à des vérités. Or, et tel ne me semble pas être ton avis, cela pourrait bien revenir au même. […] Ce besoin de savoir, de savoir exactement, de savoir pour savoir, qu'est-ce encore que le besoin d'une vérité, relative, fragmentaire, misérable, mais certaine ? Je ne voudrais pas, en moi, ce besoin de ne pas me tromper. Je crois, depuis longtemps, avoir compris que la qualité “vérité” n'est ni perceptible, ni imaginable (II, p. 103, 1907).

Tout en reconnaissant que son ami recherche une vérité complexe et multiple, Alain-Fournier pousse son propre refus jusqu'à faire de la vérité une catégorie inopérante. Seule semble pertinente l'expérience subjective irréductible.

Le deuxième thème est justement celui de l'inaptitude du raisonnement critique à rendre compte de cette expérience subjective, dont la nature est foncièrement esthétique et affective :

Plus que jamais, je répugne à la critique. […] Qui donc a le droit de contester mon émotion, et au nom de quels immortels principes ? […] Mon émotion est. Je me soucie peu que l'artiste qui l'a produite en ait pris les moyens ailleurs, ou que ces moyens soient grossiers […], ce qui m'importe, c'est mon émotion. “Palerme, c'est l'étrange ville…” Voilà le type de la romance abjecte. Eh bien, ce qu'elle était en moi, quand j'avais onze ans, les émotions qu'elle suscitait alors, qui dira jamais leur délicatesse, leur richesse et leur fraîcheur ! Je l'aime presque encore un peu, cette romance, parce qu'il y a toute une catégorie d'émotions passées qu'elle seule peut me rappeler (I, p. 141, 1906).

Il est impossible d'attribuer une valeur objective à une expérience esthétique ou affective. Il est même impossible d'en juger de quelque façon que ce soit lorsqu'on les a abstraites du vécu de la personne qui les a eues. Le sujet et ses impressions et émotions sont unis dans une totalité expérientielle irréductible :

Vous ne direz jamais toute la pensée, vous qui faites des formules, puisqu'il restera toujours un rayon de soleil ou un coup de bâton que vos formules n'auront pas exprimés. Il faudrait que la formule se déroule aussi lentement que la vie […]. La formule : résultat, synthèse — est morte s'il ne reste pas en elle toute l'analyse antérieure, tout le travail vivant qui l'a produite (I, p. 206, 1906).

La faculté critique est donc réductrice. Elle peut même devenir une forme de violence lorsqu'elle prétend classer et étiqueter la pensée ou le mode de vie des autres : « je crois que toute vie vaut la peine d'être vécue. On les évalue, on méprise les unes, on glorifie les autres parce que peut-être on en fait arbitrairement les parties d'un tout, d'une société, d'un monde idéal, qui n'a pas plus de raison d'être sous le soleil que tel ou tel autre » (I, p. 73, 1905). Cette réflexion, exprimée à l'occasion d'une discussion du Culte du Moi de Maurice Barrès (dont l'adulation par Rivière irrite Fournier), mène Fournier à rejeter toute forme de jugement. Dans la mesure où il nous est impossible de connaître l'expérience d'autrui et où, de façon générale, chacun tend à croire que son système est le vrai alors qu'il n'est en réalité qu'un système parmi d'autres (« L. et G. croient au mérite universitaire ; C. et M. à la République ; M. à la sociale, un autre à l'argent, un autre à son coeur […] », Ibid.), Alain-Fournier croit que pour « devenir moins imbécile » il faut se faire tendrement ignorant : « je crois que la sagesse suprême c'est de tout comprendre, et, après, de tout aimer » (Ibid.).

Le troisième motif qui revient dans la critique de l'intelligence d'Alain-Fournier est celui de l'obstruction de la vie: les jugements imposent un arrêt là où il y avait abondance et virtualité, figent le sens qui devait être multiple. Dans les lettres plus tardives, Fournier entretient Rivière de l'inspiration que lui apportent les rencontres avec les femmes belles, jeunes et mystérieuses (bien que toutes ne soient que des avatars délavés de la première, Yvonne de Quiévrecourt, objet de l'obsession de Fournier et modèle du personnage d'Yvonne de Galais dans Le Grand Meaulnes). Le contre-exemple est fourni par un souvenir d'enfance. L'un des malheurs auxquels aurait eu à faire face le petit Henri-Alban était la visite annuelle d'une vieille tante dont le port était excessivement confiant et le discours pétri de lieux communs : « on sentait en elle la certitude qu'il n'y avait plus rien à apprendre sur le monde et sur la vie ; qu'elle n'était rien de nouveau, qu'elle n'apportait rien de nouveau, mais qu'elle avait appris depuis longtemps, comme tout un chacun, la vérité sur tout » (II, p. 253, 1908).

La vieille tante personnifie un phénomène affectif qui traverse les huit années de correspondance : l'exaltation des expériences vécues — Fournier est fréquemment transporté par des impressions de paysages traversés, de paysans rencontrés, de banlieues visitées, etc. — est accompagnée de la crainte de détruire ces expériences en les décrivant trop banalement, comme s'il s'agissait de bulles remplies d'un fluide précieux qu'il risquait de crever d'un coup de plume malhabile. Ainsi, à de maintes reprises Fournier évoque une promenade ou un paysage pour tout de suite s'interdire d'en parler plus longuement, ou les décrit mais en s'excusant de la confusion de son écriture :

Des choses vertigineusement particulières m'arrivent au coeur, mais je les repousse. J'ai peur de les exprimer. J'ai peur de les déflorer avec une expression qui ne serait pas encore à leur hauteur. J'ai peur surtout de ne pas les aborder avec assez de désintéressement et de passion : j'ai peur d'une théorie entre elles et moi. J'ai peur de leur donner un sens (II, p. 26, 1907).

C'est prendre la mesure de la charge existentielle que porte pour Alain-Fournier son projet d'écriture que de lire certaines de ses lettres où la joie, la beauté ou le désir ineffables vont jusqu'à provoquer un vertige mystique, jusqu'à la tentation de s'abîmer dans la mort ou dans la religion :

Ces jours derniers, j'étais presque décidé à te raconter des promenades dont je n'ai pas encore osé parler. Je n'ose pas encore, il faudrait tant de génie. […]. J'écrirai cela un jour où j'en serai digne. […] Ces entrevisions de ce monde à moi n'intéressent que moi, si je n'arrive pas à le reconstituer dans son infinie et unique particularité. C'est lui qui me donne, aux plus belles heures de mon amour, ce désir de la mort — se confondre avec son paradis. — C'est lui aussi qui s'était un instant confié au Missionnaire . Mais rien n'a prise sur lui. Je ne pourrai jamais supprimer en moi la croyance que toutes théories sont également fausses et vraies. Aucune construction humaine n'est assez vaste pour contenir le monde que je porte (II, p. 52-53, 1907).

On voit comment se rencontrent en un noeud mystérieux l'écriture et la vie : l'écriture est un outil pauvre dont l'utilisation incompétente risque de dilapider le bouillonnement vital. Pourtant, elle est peut-être aussi la clef qui nous permette d'y accéder, voire ce qui seul peut rendre cette vie réelle : cette vie que, semblerait-il, l'on ne perçoit que du coin de l'oeil, que lorsqu'on ne la regarde pas directement, cette vie dont on entend des échos et ressent des rumeurs peut-être n'existe pas tout à fait jusqu'à ce qu'on trouve le moyen de la réaliser par l'oeuvre d'art.

Vie et littérature.

La posture de « primitif » qu'affecte Alain-Fournier (fils d'un instituteur de campagne, il aime rappeler ses origines « paysannes » à Rivière, qui a grandi à Bordeaux) devient au fur et à mesure de la correspondance un credo artistique. La tendance est présente dès le début, bien qu'elle soit infléchie par la posture du poète visionnaire dans les premières années de la correspondance (qui, il faut le rappeler, débute lorsque les amis ont 19 ans). Lorsqu'ils sont encore au lycée à préparer le concours d'admission à l'École normale supérieure, Fournier gémit de perdre ainsi de précieuses années au lieu de « vivre » vraiment : « vivre avec des pions, vivre avec des gens dont le métier est de mettre le coeur et l'âme du passé en formules — et me torturer, m'user le crâne à tâcher d'en faire autant. Il n'y a donc pas une place bien quelconque à Fou-Tchéou ou ailleurs qui nous laisse […] faire des vers, des vers, des pièces et des romans, faire l'art, créer la vie à en mourir » (I, p. 152, 1906). Dans cette lamentation, la discipline et l'enseignement arides (faux, artificiels) de l'école s'opposent à la vie et à la poésie, unies en un élan passionné (vrai). Mais le refus des formules qui s'inscrit dans la critique de l'intelligence se fait extrême par moments, jusqu'à devenir refus total et embrasser même la poésie: « peut-être, ni la philosophie, ni l'art, ni la littérature ne valent ces années de vie que je perds, qui se perdent. Oh ! Se comprimer ainsi le crâne et le coeur » (I, p. 109, 1905). Passionné de poésie symboliste (l'acte fondateur de l'amitié aurait d'ailleurs été, selon Rivière, la découverte commune d'un poème d'Henri de Régnier), il tient pourtant à affirmer la préséance de certains plaisirs qui se présentent en ces moments-là comme la seule vie véritable : « à ma grande surprise, d'ailleurs, j'ai toujours très volontiers sacrifié Laforgue et Jammes et Verhaeren à “un tour par Neuvy-deux-Clochers et Presly-le-Chétif” » (I, p. 72, 1905).

L'histoire de la paternité du roman que raconte la correspondance d'Alain-Fournier et de Rivière est aussi celle de l'abandon graduel du symbolisme. Les premières prises de distances se font très tôt. Dès 1905, les amis ont assouvi leur passion première en dévorant les oeuvres complètes de Laforgue, Jammes, Maeterlinck, et laissent pressentir les objections qu'ils formuleront plus tard de façon explicite. En 1910, Alain-Fournier écrira en effet :

“Ce qu'il y a de plus ancien, de presque oublié, d'inconnu à nous-mêmes”. C'est de cela que j'avais voulu faire tout mon livre et c'était fou. C'était la folie du symbolisme. Aujourd'hui cela tient dans mon livre la même place que dans ma vie : c'est une émotion défaillante, à un tournant de la route, à un bout de paragraphe, un souvenir si lointain que je ne puis le replacer nulle part dans mon passé (II, p. 373, 1910).

C'est cette appréciation lucide, qui rejoint à sa façon celle que fera Rivière dans Le Roman d'aventure en 1913, que préfigure sans doute l'appel de la campagne qui enjoint le lycéen à délaisser les livres pour se lancer à travers les champs. Ce qui pousse Fournier vers l'écriture, c'est le désir d'exprimer ses impressions profondes : « j'éviterai toujours le plus possible de me formuler, d'employer la formule ; […] je ne crois qu'à la recherche longue des mots qui redonnent l'impression première et complète – […] je ne crois qu'à la poésie. » (I, p. 53, 1905). Le symbolisme, et notamment le vers libre, semblent répondre à ce souhait. Ils confortent le sentiment « qu'il y a tout autour de moi, hors de moi, au-dessus, une vie merveilleuse que je n'aurai peut-être pas la force d'atteindre » (I, p. 289, 1906) : une réalité seconde plus vraie et plus mystérieuse, jusqu'à laquelle il faudrait se hisser à l'aide de l'écriture. La trajectoire qui mène Alain-Fournier à la réalisation de sa vocation d'écrivain suit la lente courbe de la prise de conscience énoncée dans la longue citation au début de ce paragraphe : que ce sentiment ne trahit pas réellement l'existence d'une réalité autre, mais tout simplement est et vaut par ce qu'il donne de coloration à la réalité quotidienne lorsqu'il est tapi « à un tournant de la route ». Ou, pour le dire autrement, que la vie n'est pas ailleurs mais bien ici.

L'impulsion d'écrire vient donc, à l'origine, du symbolisme et la sensibilité particulière de ce dernier continue longtemps à infléchir le projet d'écriture, même si celui-ci est très tôt identifié comme étant un projet de roman. « Dès mes jours anciens d'enfance », écrit Fournier dans une lettre datant de 1905, « le projet se dessinait dans ma tête, projet que je n'osais pas même m'avouer à moi-même — d'écrire. Mais ce qui est curieux, c'est que, d'abord, je ne me croyais pas capable de faire des vers, et que maintenant même, mes grands projets ne sont pas des projets de poète, ce sont des projets de romancier. Voilà le gros mot dit » (I, p. 31, 1905). La formule traduit l'étonnement de Fournier à se découvrir romancier : sans doute, un jeune homme prenant acte de ses penchants littéraires en 1905 se croyait naturellement poète. La sensibilité à fleur de peau que Fournier se reconnaît et son besoin impérieux d'exprimer ses « entrevisions de ce monde à moi » semblent le destiner particulièrement à la poésie, qui est en principe le genre de l'intériorité. Mais quelque chose ne cadre pas : la « vie » s'impose sans cesse, et elle est par trop incarnée.

Le contraire d'une vieille tante bornée qui appauvrit la vie par son manque d'imagination est-ce une jeune fille jolie et mystérieuse… ou un paysan laboureur ? Fournier a beau s'acharner sur des vers qui exprimeraient ses impressions profondes, les sujets qui l'inspirent sont charmants, émouvants, pittoresques, nostalgiques, mais pas lyriques. À cet égard, la campagne et ses habitants sont une source intarissable d'impressions romanesques :

Il y a comme cela, tant d'impressions anciennes qui s'enrichissent un peu partout et finissent – quand on ne peut plus les porter – par s'écrire, un jour. J'ai vécu dans le Loir-et-Cher deux jours de vendanges avec des paysans brutaux et grossiers, des chasseurs que je ne connais guère, des ivrognes. […] J'ai couché dans des chambres où l'on était six et où l'on plaisantait, abruti de fatigue, jusqu'à deux heures du matin. J'ai gardé de tout cela des impressions, des visions de vies, immenses – personnelles et belles, et “douces à pleurer” (I, p. 84-85, 1905).

Lettre après lettre, Fournier se remémore les veillées de son enfance ou telle journée passée avec ses cousines, ou il s'enthousiasme pour ce qu'il entrevoit de la vie des paysans, ou encore s'émerveille des routes et des champs, mais par ce qu'elles lui suggèrent d'une vie qu'il pourrait mener ou que d'autres mènent au loin.

Il prend conscience très tôt du contenu plutôt narratif que poétique de ses impressions favorites, mais il semblerait qu'il n'arrive pas à imaginer une oeuvre qui serait un roman à proprement parler et qui réussirait à exprimer ce qu'il ressent. Dans la lettre dans laquelle il prononce pour la première fois le « gros mot » de romancier, il établit une typologie du roman : trois manières de faire des romans sont représentées par Dickens, Goncourt et Laforgue . Dickens « écri[t] des histoires et n'écri[t] que des histoires » (I, p. 32, 1905). Ses romans créent une forte impression de vie, puisqu'on « vit avec lui [le personnage], il faut qu'on vive sa vie, il faut qu'on voie vivre autour de lui, et ça vivra autour de lui par tous les moyens » ; mais, au final, cette vie n'est que celle du monde clos de ce roman et prend fin avec la dernière page. Les romans de Goncourt sont l'oeuvre d'un écrivain qui « a ramassé partout tout ce qui a déchiré son hypersensible sensibilité » (I, p. 33). Les personnages et l'histoire ont peu d'importance : ils servent de prétexte à noter les « sensations » de l'auteur. Enfin, chez Laforgue il n'y a pas d'histoire du tout, « c'est-à-dire qu'on s'en fiche absolument. Il est à la fois l'auteur et le personnage et le lecteur de son livre », qui décrit ses émois, ses impressions esthétiques, de petits moments précieux. « Ça n'est plus du roman », déclare Fournier, avant de conclure que, personnellement, il voudrait « plutôt procéder de Laforgue, mais en écrivant un roman. C'est contradictoire ; ça ne le serait plus si on ne faisait, de la vie avec ses personnages, du roman avec ses personnages, que des rêves qui se rencontrent » (I, p. 34).

C'est un peu comme si, alors que la poésie symboliste prétendait révéler au-delà de la réalité prosaïque une autre réalité onirique et idéelle (et toujours inaccessible, même une fois sa présence révélée), Alain-Fournier vivait vraiment une réalité qui s'apparentait au rêve, ou du moins vivait dans un monde où cette frontière était poreuse :

Je voudrais exprimer le mystère du monde inconnu que je désire. Et comme le monde est fait de vieux souvenirs, de vieilles impressions inconscientes, je voudrais exprimer le mystère de ces impressions particulières que le monde me laisse. Mais cette tâche est immense comme ma vie : je veux faire vivre ce monde à moi, le monde mystérieux de mon désir, ce paysage nouveau et lointain de mon coeur. Oui, le mystère s'immisce partout : pourtant, je ne crois pas que ce soit le seul mystère d'une Volonté, d'une Divinité — mais plutôt d'une vie rappelée avec ma vie passée, d'un paysage que le paysage me fait désirer. […] Est-ce que je n'aime plus la vie actuelle ? Au contraire, je ne pourrai jamais la voir assez, la sentir assez puisqu'il faudrait que derrière elle je sente et je voie l'autre vie, puisque peut-être l'autre vie c'est celle-ci que je ne sais pas assez essentiellement sentir et voir. (I, p. 415-416, 1906)

Au contraire de vouloir creuser l'écart qui sépare la poésie du monde prosaïque, Alain-Fournier veut exprimer ce qu'il voit comme la réalité poétique — une réalité qui est un peu un rêve — dans une langue simple et accessible. C'est qu'il souhaite, avant tout, « toucher au coeur » (I, p. 51, 1905) les lecteurs, ou encore « faire prendre conscience […] de la beauté et de l'amour à tout ce qui n'en sent que le flot grondant intérieurement et invisiblement ; faire déserter les villes, comme disait Laforgue, ou plutôt les faire aimer et toutes les vies qu'on y voit » (I, p. 172-173, 1906). « Toucher » et « faire aimer » sont des impératifs : il prétend vouloir « écrire des romans comme on les conçoit en Angleterre, beaux romans pour les paysans, pour les instituteurs, pour les villes de province » (Ibid.) et, à Rivière qui tente de le mettre en garde contre la « sensiblerie », il répond « tout ça, c'est une affaire de mots, c'est de la sensiblerie quand c'est raté ; c'est de l'art et de la douleur et de la vie quand c'est réussi » (I, p. 51, 1905).

Paradoxalement, pour trouver le chemin de son monde intérieur, Alain-Fournier se tourne vers l'extérieur : vers la vie concrète, physique, et vers des vies qui ne sont pas les siennes. Ainsi par exemple, contrairement à Rivière qui redoute le service militaire et le supporte très difficilement une fois appelé, Alain-Fournier s'en réjouit : « je désire donc le régiment un peu pour les risques qu'il me fera entrevoir […] et surtout parce qu'il va me mêler sans arrière-pensée de rang ni d'instruction aux paysans […] ; il va me lancer parmi leur vie à eux, en me débarrassant de ma vie à moi — et puis […] j'ai si grand besoin de ces marches à l'aventure pour réveiller ce qui dort en moi » (I, p. 323, 1906). De plus en plus, au fil de la correspondance, Alain-Fournier broie du noir. Il lit peu — surtout Claudel et les Évangiles — et les seules activités qui lui font retrouver son exaltation d'autrefois sont les souvenirs d'enfance, les longues marches forcées du régiment ou encore les excursions qu'il fait dans la campagne dans son temps libre (avec les paysans qui s'y profilent éternellement…).

Le paysan est une muse parce que, semblerait-il, son mode de vie physique et son langage sont en parfaite adéquation avec son monde intérieur. Aucune « formule » ne vient s'imposer entre lui et le monde : « les paysans sont, à l'heure actuelle, les seuls êtres humains qui parlent comme ils ont vécu, lors de l'histoire qu'ils racontent. […] [Ils] sont réfractaires à tout embrigadement dans un autre monde, à toute répression de leur propre personnalité. […]. Ils ne savent pas n'être qu'un chiffre dans un calcul, une expression abstraite dans un organisme abstrait. Ils ignorent l'abstraction. Je suis un paysan » (I, p. 419, 1906). Dans le paysan s'opère une alchimie étrange : l'être le moins cérébral possède une parole directe qui traduit la réalité comme elle vraiment… c'est-à-dire, comme poésie. « Je voudrais trouver quelqu'un — écrivain ancien, femme, ou langage paysan — qui m'enseigne, qui m'aide à trouver la parole pour ce que je sens » (I, p. 381-382, 1906) écrit-il ; et il parlera de façon similaire de l'enfant. Parce que « toutes choses ne m'ont été connues que par l'impression qu'elles laissaient sur mon coeur », ce n'est qu'un langage paysan qui « arriver[a] à reconstruire ce monde particulier de mon coeur qui ne sera compréhensible que quand il sera complet — où toutes les réalités, à cause du coeur où elles sont passées, seront pures comme des idées » (Ibid.). Les Écritures, par la « simplicité du mystère qu'[elles] révèlent », réalisent peut-être un « miracle » de ce type, c'est-à-dire un alliage parfait entre idéalité et incarnation : « à chaque page, l'éclosion terrestre de l'événement merveilleux me trouve aussi passionnément crédule que l'épanouissement d'une fleur au coeur du pré de juin. Il n'y a pas moyen de ne pas croire, tant cela est vrai et séduisant » (II, 339, 1910).

Est-ce que c'est parce que, contrairement à ce qu'il prétend devant Rivière, Fournier cherche la Vérité — l'oeuvre qui, comme les Écritures, opèrerait une réconciliation parfaite entre l'intérieur et l'extérieur, les idées et le monde — que la réalisation de son oeuvre lui vient au prix d'une terrible désillusion ? En 1908, il informe Rivière qu'il a enfin compris comment faire son roman : « Je crois avoir trouvé, cette fois. Il n'y a pas d'Idée. Il s'agit seulement d'être dans un pays. Et les impossibles personnages humains sont là ; et je bondis de délice, parfois, à voir s'organiser dans l'intrigue inexistante les mille et un épisodes. Il ne me manque que trois mois » (II, p. 230, 1908). En fait, il faudra près de cinq ans pour que le projet arrive à terme, au cours desquels le ton de la correspondance va toujours en s'assombrissant. De plus en plus, il est question de son coeur brisé et de sa jeunesse qui fuit : « À présent je suis las et hanté par la crainte de voir finir ma jeunesse. Je ne m'éparpille plus. Je suis devant le monde comme quelqu'un qui fait son choix, avant de s'en aller. Et dans ce choix quelle sera ma direction, l'accord final que je chercherai, la signification essentielle de ces présents symboliques que j'aurai mis de côté pour le voyage ? » (II, 300, 1910). On a l'impression — et peut-être est-ce une corrélation sans signification particulière — que l'épiphanie du romancier se nourrit du dégrisement de l'homme. L'écriture et la vie se recouvrent enfin, mais cette vie est entre-temps devenue plus triste : les promesses se sont amenuisées, les illusions sont tombées, l'espérance — ce qui était tapi au tournant de la route, qui donnait envie de s'élancer — s'est retirée.

Un fantasme bizarre apparaît de plus en plus dans ces lettres crépusculaires : Alain-Fournier tend à confondre la vie avec son roman. Il se prend littéralement pour Meaulnes, son personnage, mais Meaulnes n'est pas seulement enjoué, rêveur, courageux, il est aussi cruel, mélancolique, un peu fou. Il est celui dont les attentes se sont brisées contre le prosaïsme de la vie et contre sa propre mauvaise foi :

Ces formules que j'essaie de donner de mon mal, Jacques les a résumées d'un mot : passivité. Il a deviné aussi ce goût que j'avais pris pour la douleur. Les femmes que j'ai connues ont aimé ou détesté mais découvert, en moi, cette passion de la cruauté, du mal que je fais à moi et à ceux que j'aime. […] Ce que Jacques dit de mon enfance est très vrai et très beau. Meaulnes, le grand Meaulnes, le héros de mon livre est un homme dont l'enfance fut trop belle. Pendant toute son adolescence, il la traîne après lui. Par instants, il semble que tout ce paradis imaginaire qui fut le monde de son enfance va surgir au bout de ses aventures, ou se lever sur un de ses gestes. Ainsi, le matin d'hiver où, après trois jours d'absence inexplicable, il rentre à son cours comme un jeune dieu mystérieux et insolent. — Mais il sait déjà que ce paradis ne peut plus être. Il a renoncé au bonheur. Il est dans le monde comme quelqu'un qui va s'en aller. C'est là le secret de sa cruauté. Il découvre la trame et révèle la supercherie de tous les petits paradis qui s'offrent à lui. (II, p. 338, 1910)

Il semblerait que, pour Alain-Fournier, le roman soit en effet, selon l'expression de Lukacs, « l'épopée d'un monde sans dieux » : « je ne sais plus si les idées que je viens de dire sont bien celles du livre ; car le livre est un roman d'aventures », enchaîne-t-il après s'être décrit en la personne de Meualnes, « vous voyez que pour l'instant, c'est l'histoire de l'homme-sur-la-tour, mais descendu sur terre. C'est le pays sans nom mais aussi le pays de tout le monde. Ce sera bien plus humainement beau ainsi » (Ibid.).

Ouvrage cité :

  • RIVIÈRE, Jacques et ALAIN-FOURNIER. Correspondance (1905-1914), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « NRf », 1966 [1926], 2 vol.

Bibliographie

Ouvrages cités

À part Le Grand Meaulnes, Alain-Fournier a écrit un peu de poésie et quelques nouvelles, dont trois ou quatre furent publiées de son vivant dans des revues. Ces textes furent rassemblés après sa mort en un volume, intitulé Miracles. Il a également laissé une ébauche de roman, Colombe Blanchet, ainsi qu'une ébauche de pièce de théâtre, La Maison en forêt. Pour ce qui en est des écrits non-romanesques, l'essentiel de ce qui pourrait être considéré comme une réflexion sur l'écriture est dans la correspondance avec Jacques Rivière dont est tirée la plus grande partie des citations dans ce dossier. Les autres correspondances — la correspondance avec Charles Péguy, les Lettres au petit B, les Lettres à sa famille, Alain-Fournier - Madame Simone: correspondance (1912-1914), les Lettres à Jeanne, ainsi que La Peinture, le Coeur et l'Esprit. Correspondance inédite (1907-1942) — ne semblent pas contenir de propos directs sur l'art du roman, ou qui apporteraient un éclairage qui n'aurait pas déjà été fourni par la correspondance avec Rivière. Enfin, Alain-Fournier a écrit quelques chroniques et articles au temps où il a brièvement été correspondant littéraire. Les citations reproduites proviennent de la plus concise des deux éditions; l'intégralité des articles d'Alain-Fournier a été éditée par André Guyon (Alain-Fournier, Chroniques et critiques, textes réunis et présentés par André Guyon, Paris, Le Cherche Midi, 1991).

Jacques Rivière et Alain-Fournier. Correspondance (1905-1914), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1966 [1926], vol. 1.

Jacques Rivière et Alain-Fournier. Correspondance (1905-1914), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1966 [1926], vol. 2.

Alain-Fournier, Miracles et autres textes, édition établie, présentée et annotée par Jacques Dupont, Paris, Le Livre de poche, 2011, 379 p.

Charles Péguy et Alain-Fournier, Correspondance (1910-1914), présentation et notes par Yves Rey-Herme, Paris, Fayard, 1973.

Citations

Jacques Rivière et Alain-Fournier. Correspondance (1905-1914), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1966 [1926], vol. 1.

« Dès mes jours anciens d'enfance à la campagne […], le projet se dessinait dans ma tête, projet que je n'osais pas même m'avouer à moi-même — d'écrire. Mais ce qui est curieux, c'est que, d'abord, je ne me croyais pas capable de faire des vers, et que maintenant même, mes grands projets ne sont p as des projets de poète, ce sont des projets de romancier. Voilà le gros mot dit. Bien entendu, là comme ailleurs, beaucoup plus qu'ailleurs, on n'est un homme qu'à la condition de prendre la plume pour essayer de dire autre chose. Tu m'as entendu parler plusieurs fois avec un sourire d'un roman possible : « il était une bergère », ou autre. Ce roman, je le porte dans ma tête depuis des années, moins que cela, depuis trois ans au plus. Il n'a été d'abord que moi, moi et moi ! Mais peu à peu s'est dépersonnalisé, a commencé à ne plus être ce roman que chacun porte à dix-huit ans dans sa tête, il s'est élargi, le voilà à présent qui se fragmente et devient des romans, voilà que je commence à écrire les premières pages, à me demander sérieusement si j'ai quelque chose de nouveau à dire. Alors, sérieusement, j'ai eu l'idée de t'en parler à toi ; non pas de te demander conseil, je n'espère pas que personne puisse diriger ce qui vient du plus profond, du plus lointain de moi, mais essayer un peu de t'en parler, d'éclaircir avec toi ce que j'entends par roman, de te parler de Roman en général. [...] Oui, mais avec quoi l'écrire, ce roman ? on en a assez, comme tu le disais l'année dernière, des vérités psychologiques et autres balançoires à la Bourget. En cherchant j'ai trouvé trois catégories de réponses : il y a Dickens. Il y a Goncourt. Il y a Laforgue. [...] [Dickens:] écrire des histoires et n'écrire que des histoires. [...] [Goncourt:] un ramassis de sensations surtout, de sensations de l'auteur, collé à un personnage qui est secondaire et n'est encore que secondaire. [...] [Laforgue:] il n'y a plus de personnage du tout, c'est-à-dire qu'on s'en fiche absolument. Il est à la fois l'auteur et le personnage et le lecteur de son livre. […] Il n'y a pas de supercherie, il n'y a plus de petite histoire. Ça n'est plus du roman, c'est autre chose [...]. Tu penses bien que je ne suis pas parti de ces théories, de ces trois ou quatre théories pour aboutir à une quatrième ou cinquième qui serait la mienne, dont je poserais les articles et paragraphes pour ensuite faire un roman adéquat à la théorie. Mon roman est là qui se continue et se transforme, les Faguet viendront plus tard. [...] Pour le moment, je voudrais plutôt procéder de Laforgue, mais en écrivant un roman. C'est contradictoire ; ça ne le serait plus si on ne faisait, de la vie avec ses personnages, du roman avec ses personnages, que des rêves qui se rencontrent. J'emploie ce mot rêve parce qu'il est commode, quoique agaçant et usé. J'entends par rêve : vision du passé, espoirs, une rêverie d'autrefois revenue qui rencontre une vision qui s'en va, un souvenir d'après-midi qui rencontre la blancheur d'une ombrelle et la fraîcheur d'une autre pensée. Il y a des erreurs de rêve, de fausses pistes, des changements de direction, et c'est tout ça qui vit, s'agit, s'accroche, se lâche, se renverse. Le reste du personnage est plus ou moins de la mécanique – sociale ou animale – et n'est pas intéressant. [...] Mon idéal c'est justement d'arriver à rendre cette forme, cette façon d'énoncer la vie tangible dans des romans, d'arriver à ce que ce trésor incommensurablement riche de vies accumulées qu'est ma simple vie, si jeune soit-elle, arrive à se produire au grand jour sous cette forme de "rêves" qui se promènent. Ce sera peut-être sous une autre. Je puis changer. Pour le moment, cet idéal, tu le vois, serait de supprimer les personnages et la petite histoire tout en étant romancier – d'être romancier et d'être surtout poète. [...] Mon ultime conclusion […] sera, pour employer ton expression, que "tu verras ce que je voulais faire quand ce sera fait", ce qui est encore plus vrai peut-être du roman que de la musique – et, même si je savais bien exactement ce que je désire faire, je n'aurais pas qu'à me croiser les bras. » (p. 31-35)

« J'ai eu horreur des classiques, des admirations classiques, des phrases qu'on répète sans y prendre garde, des vers qui ne touchent pas à la vie, qui sont d'un côté l'Art alors qu'il y a la vie de l'autre, de tout le ba-ta-clan des Muses, des Alexandrins et des livres. J'ai toujours désiré quelque chose qui touche (dans le sens de toucher à l'épaule), qui arrête et qui évoque. J'ai aimé Laforgue parce qu'on ne peut pas passer sans s'arrêter, j'ai aimé Francis Jammes parce qu'il n'a pas séparé la vie d'avec l'Art […]. Bien entendu, pour faire retourner le lecteur, on le touchera n'importe où, le plus sûr, mais aussi le plus facile, ce sera de le toucher au coeur. » (p. 51-52)

« Il reste que j'éviterai toujours le plus possible de me formuler, d'employer la formule, et que je ne crois qu'à la recherche longue des mots qui redonnent l'impression première et complète – que je ne crois qu'à la poésie. »  (p. 53)

« J'ai décidé de rester une année – pas silencieux, mais sans écrire. D'avoir dans ma vie une ou deux années de travail et de vie sans arrière-pensée littéraire – une année ou deux aussi d'étude approfondie des anciens, c'est-à-dire des prédécesseurs… Et alors, muni d'une position, c'est-à-dire de quoi vivre une vie, en vivre des milliers rappelées, imaginées et rythmées librement. » (p. 62)

« À ma grande surprise, d'ailleurs, j'ai toujours très volontiers sacrifié Laforgue et Jammes et Verhaeren à ‘'un tour par Neuvy-deux-Clochers et Presly-le-Chétif''. » (p. 72)

« Je t'envoie de moi un poème […]. Je n'ai fait que cela. J'ai de vagues notes sur des romans futurs ou pas futurs. […] Ça ne sera sans doute terminé que beaucoup plus tard. J'ai besoin, auparavant, de devenir plus intelligent, quoique j'aie pour l'intelligence, ou ce qu'on appelle comme ça, le plus profond mépris. Je pense ici beaucoup à l'intelligence qui dit très justement du Visage émerveillé : « Mysticisme sensuel ! » ou à celle qui a dit que la Terre tournait ou à celle qui a inventé le Syllogisme. Je pense tout cela tellement inutile ou venu après coup et faux ! Je pense aussi à la relativité de l'intelligence humaine et alors à la presque identité de l'intelligence de Barrès et du dernier des Barbares. Je crois que toute vie vaut la peine d'être vécue. On les évalue, on méprise les unes, on glorifie les autres parce que peut-être on en fait arbitrairement les parties d'un tout, d'une société, d'un monde idéal, qui n'a pas plus de raison d'être sous le soleil que tel ou tel autre. Maintenant, toute réflexion faite, j'approuve cette idée de masque social ou autre dans une société qu'on vous impose. Cette recherche du moyen de vivre sa vie à soi, tranquillement, et non pas une qu'on vous impose pour le bénéfice d'un idéal dont on n'a que faire. Seulement tu n'as peut-être pas non plus le droit de faire de ton idéal, de ton monde idéal à toi le seul convenable et raisonnable, et d'appeler ceux qui refusent à y travailler – des Barbares. Je crois que la sagesse suprême c'est de tout comprendre, et, après, de tout aimer. Pour d'autres, ce sera de tout comprendre, puis de comparer ensuite, et d'être fier. Ceux qui me dégoûtent ce sont des gens qui ne veulent rien comprendre et qui rient – ou qui injurient, comme Nietzsche. Et on appelle ça de la philosophie. Moi aussi j'aime l'ironie, mais ça n'est qu'une façon de dire, à la dernière étape : que je suis petit en face de tout ! et que je n'ai guère été loin sur le chemin ! Il me semble pourtant que ça n'est qu'une formule de politesse, une façon comme une autre de lâcher, après un bout de chemin, ceux avec qui on a fait route. Pour marcher, pour avancer, il faut tout de même autre chose. Le scepticisme, c'est l'arrêt, la mort. Cela peut travailler à détruire, quelque temps, mais après ça n'a plus rien à faire. » (p. 72-74)

« Je n'aime pas qu'on crée et habille des abstractions, qu'on fasse se promener la Sensibilité au bras de l'Amour – que la Femme soit l'unique personnage féminin – que l'Ame antique ou la Beauté antique soit une statue qu'on lapide dans un temps : objection no 1 aux Barbares de Barrès. Je trouve tout cela d'un froid, d'un faux ! […] Je veux bien que, peut-être, Barrès réunit et condense, comme cela, en une grande abstraction pas mal de femmes et pas mal de façons d'aimer, mais si moi j'aime autrement, si je me crée une femme "comme il n'y en a pas" ? Ce système ne vaut que pour Barrès, il est inattaquable puisque idéaliste, — évidemment, mais de quel droit arrêter, symboliser, fixer ainsi la vie ondoyante et diverse ? De quel droit s'arrêter et dire : "tout ce que je crée ne vaut rien", avant d'avoir vécu, cherché, créé jusqu'à la mort des amours plus parfaites, des vies plus complètes ? Pourquoi pas, comme Montaigne, s'avancer humblement et sagement à la suite de la vie branlante, contradictoire, délicieuse, en notant, à mesure, les pas qu'on fait, sans le souci de ne pas se contredire, ambitieux seulement de noter scrupuleusement sans la juger ni l'interpréter la vie délicieuse et contradictoire. » (p. 101-102)

« Je n'aime pas les Barbares. Ça me gèle. J'y pêche des tas de citations, des tas de formules à mettre sur sa vie à soi, ou sur ses cahiers de philosophie : j'admire et je reste froid. Tu as beau dire, je ne trouve pas que ce soit de la vie. Il prend de la vie pour symboliser de la pensée ; ça ressort de sa théorie initiale même : l'idéalisme – et alors je trouve ses symboles morts et glacés. Et puis cette division que j'ai d'abord admirée : chapitre de la vie extérieure — chapitre de la vie intérieure ! Est-ce que ça ne devrait pas être intimement mêlé, est-ce qu'en fait la pensée ne garde pas toujours un peu de l'ennui ou de la beauté des écoles ou des champs où elle est née — surtout si murs d'écoles ou champs ne sont que des paysages d'âme. » (p. 122)

« Quand je veux faire une cure d'attention intellectuelle, je lis du Schopenhauer. […] A la fin de chaque phrase, on est content comme d'avoir trouvé la solution d'un problème de robinet ou de courriers. Mais quelles grandes joies cela donne-t-il ? De quoi ça fait-il prendre conscience ? C'est bête comme les mathématiques, c'est bête comme la raison. On jongle avec quelque chose : il vous indiffère totalement que ça tombe par terre. » (p. 123)

[« J'ai lu un peu de Sylvie de Gérard de Nerval […]. À vrai dire, je trouve ça trop "rédaction", trop "guide" dans les descriptions. […] Il n'y a presque pas de coin, même et surtout dans la fameuse ronde du début, ou l'on ne soit gêné par la recherche de l'effet, de la phrase conventionnelle. Ce qui est joli c'est le genre, l'époque ; ce qui est exquis, c'est la façon bête de finir comme on finissait alors dans les livres de prix. » (p. 124)

« As-tu lu le Roman d'une femme de chambre de Mirbeau ? Ne le lis pas. Feuillette-le. Ce ne sont qu'obscénités et gaillardises. Mais ça tend à quelque chose, au dégoût, à la révolte. C'est si brutal que c'est beau, parfois. C'est grossier de toutes façons, volontairement, mais c'est rudement fort. » (p. 126)

« Nos vacances de Noël m'ont été utiles en particulier en ce sens qu'elles m'ont fait prendre conscience de beaucoup de choses – ce qui me permet, à présent, d'évoluer, d'avancer à pas de géants, nullement d'ailleurs dans la direction de Barrès. […] J'ai beaucoup vécu avec les Gens du Domaine. Je te reparlerai, dans une quinzaine, de deux ou trois apparitions de "la plus jeune" ou de "la demoiselle". Je me laissais conduire, avec de petits vertiges d'angoisse délicieuse, par la vérité. Angoisse : parce qu'à chaque seconde, je me disais : ce n'est pas comme ça que j'avais cru…, ce n'est pas comme ça que je m'étais vu… […] Tout ceci est très obscur et doit te donner des idées fausses sur ma véritable pensée. Ne pas croire surtout que je m'amuse à trouver un lien mystique entre la vie des champs et moi. J'ai écrit quelque prose, à la suite. J'ai écrit quelques vers — libres — à la suite. L'écueil du vers libre, c'est que c'est trop personnel, et, dès la seconde lecture, je les aime trop. » (p. 128-129)

« D'abord, plus que jamais, je répugne à la critique. Mes souvenirs, quelques-uns de mes souvenirs — ont été doucement réveillés, des images latentes avivées, des émotions possibles ont surgi. Que puis-je demander de plus ? Qui donc a le droit de contester mon émotion, et au nom de quels immortels principes ? […] Mon émotion est. Je me soucie peu que l'artiste qui l'a produite en ait pris les moyens ailleurs, ou que ces moyens soient grossiers (ce qui revient toujours à dire qu'ils sont connus et pas de lui), ce qui m'importe, c'est mon émotion. "Palerme, c'est l'étrange ville…" Voilà le type de la romance abjecte. Eh bien, ce qu'elle était en moi, quand j'avais onze ans, les émotions qu'elle suscitait alors, qui dira jamais leur délicatesse, leur richesse et leur fraîcheur ! Je l'aime presque encore un peu, cette romance, parce qu'il y a toute une catégorie d'émotions passées qu'elle seule peut me rappeler. » (p. 141)

Sur Tess d'Uberville de Thomas Hardy: « Pendant toute la première partie, je me suis dit : "agréable et fortement fait, comme un roman français, avec toute la puissance de création complète d'un monde et d'une vie — propre aux romanciers anglais". [...] Je suis encore sous l'impression de Tess. Le cours de mes idées en fut quelque peu changé. Et maintenant, ce personnage de Tess est pour moi, autour de moi, dans ma vie, quelqu'un. Les notations philosophiques, à une première lecture (en dehors de la grande idée qui se dégage de cette histoire) m'ont paru assez simplettes. » (p. 142)

« Ce que j'ai cherché tout de suite — avec passion — chez Laforgue et ce que j'ai trouvé, ce sont, par instants, comment dire ? — des vers, des bribes de phrases qui étaient l'expression parfait et poignante de quelque chose. Une vision. Une impression sentie qui m'allait droit au coeur, en retrouver une autre à moi. J'avais l'impression, à ces trouvailles (comme je voudrais l'avoir pour tout ce que j'écris) que ce n'était pas écrit comme le reste, tant c'était précis et senti. [...] Mais il outre ce besoin de vulgarité, parce que, comme moi, il a horreur de la poésie qui n'est que belle et qui n'est que la poésie pendant qu'à côté il y a la vie et peut-être le laid. »  (p. 143-144)

« À tâcher de présenter en une soirée, à un Étranger-Barbare, le poète que j'étais, je me suis aperçu que je n'avais pas le droit de présenter, ainsi, de moi, des choses aussi minimes et imparfaites, où ce qui est moi est noyé dans ce qui l'est à peine. Tu sais peut-être qu'un des mes idéals serait — s'il est formulable — d'aller droit au coeur de quiconque sans éveiller aucune idée de littérature (c'est-à-dire de formulé, de pas senti ou d'au-dessus de la vie). Or, une infime partie de ce que j'ai écrit me paraît réaliser cet idéal. Conclusion. Il me faut oublier pour un temps les vers que j'ai faits et travailler une position quelconque qui me permette de trouver tranquillement ce qui est moi — sans avoir besoin pour cela, et pour vivre, de présenter à quelque protecteur littéraire ce qui n'est pas moi et ce qui est un peu lui, sans avoir besoin de me faire classer parmi ceux auxquels je ne veux pas ressembler. Le principal est évidemment mon horreur, ma frayeur d'être classé. Or, à l'heure qu'il est, je suis encore classable […]. Je préfère n'être rien, qu'un poètereau à la remorque du Symbolisme, plus ou moins lointainement ! » (p. 164)

« Pour finir la question vers, sache que j'ai fait quelques expériences, ces vacances dernières, auprès de ce que j'appelle la simplicité, et au coeur même de la vie que j'essaie de dire. […] Faire de très beaux vers qu'on puisse lire aux veillées et réciter dans les champs. Jammes, déjà, quoi que tu en penses, est d'un art très accessible à ceux qu'il chante et ce n'est pas sa sensibilité qui le rend accessible, mais son art de la description qui remontre ce qu'on a vu en le disant comme on n'osait et ne pouvait pas le dire. Faire prendre conscience comme lui de la beauté et de l'amour à tout ce qui n'en sent que le flot grondant intérieurement et invisiblement. Faire déserter les villes comme disait Laforgue, ou plutôt les faire aimer et toutes les vies qu'on y voit. Peut-être, écrire des romans comme on les conçoit en Angleterre, beaux romans pour les paysans, pour les instituteurs, pour les villes de province… Ou plutôt non, chercher où je suis dans tout cela, retrouver ce qui y fut et y est "ma vie" et la vivre avec eux de temps à autres : mes romans. » (p. 172-173)

« PHRASES DE CARNET. Romans sans personnages, où les personnages ne sont que le flux et le reflux de la vie et ses rencontres. Ne rien — même au fond, mépriser. S'y fondre, s'y confondre, s'y mêler. Y confondre sa pensée, y perdre sa pensée. Et la perdre ailleurs, le lendemain. Il n'y a d'atroce dans la vie que notre, nos façons de la voir — quand nous y tenons. Un art est perdu, un moment de l'art est fini, quand une formule en est trouvée. » (p. 173)

Sur Le jardin de Bérénice de Maurice Barrès: « Et pourtant, il y a des phrases et des paragraphes que je porte dans mon coeur. Et telles psychologies […] sont des merveilles de dissection. Mais ces prouesses de psychologie, ça n'est rien autre chose que du mépris qui dessèche, de la haine qui dissèque. Ça ne va pas plus loin que la surface, l'éphémère, le mécanisme, le masque social et journalier. Si cela eût pour moi, autrefois, un intérêt — ce fut que cela m'apprit à débarrasser tous et toutes de ce masque, et alors à ne plus chercher à les connaître qu'à force de sympathie et d'ignorance. »  (p. 178)

« J'ai eu tort de dire que Claudel ne serait pas mon maître. Je crois que son influence morale sur moi est énorme. […] Il m'a appris la grandeur sévère de cette sérénité devant la vie — que j'ai acquise depuis l'été dernier. Il a centuplé mon courage pour accepter passionnément tout ce qui est rude, âpre, sale. Je sais me mêler à tout ce qui m'entoure, extasié, silencieux, et accepter tout ce qui est — avec le mot : "voici qu"'. Je pense en ce moment à cette banlieue que j'ai traversée, dimanche, toute pleine de corroieries, de tanneries et de fumiers qui puaient au soleil […]. J'ai pensé à Jammes. J'ai pensé à ces tableaux de Dürer ou de Téniers où l'on voit trois hommes en bras de chemise sur le pas de la porte. Je n'ai pas pensé à Germinie Lacerteux. Il m'a renforcé aussi dans cette conviction que j'ai toujours eue […] que je ne serai pas moi tant que j'aurai dans la tête une phrase de livre — ou, plus exactement, que tout cela : littérature classique ou moderne n'a rien à voir avec ce que je suis et que j'ai été. […] Peut-être faudra-t-il longtemps et de rudes efforts pour que, profondément, sous les voiles littéraires ou philosophiques que je lui ai mis, je retrouve ma pensée à moi, et pour qu'alors, à genoux, je me penche sur elle et je transcrive mot à mot. Ma pensée n'a été rien d'autre que ma vie qui se déroule, ma vie faite de bribes de millions d'autres vies partagées, puis arrêtées ou manquées, puis reprises. J'ai reçu des gifles, autrefois, comme les écoliers du village, pour apprendre à écrire, et comme l'ours a reçu des coups de bâton pour apprendre à danser. Et vous ne direz jamais toute la pensée, vous qui faites des formules, puisqu'il restera toujours un rayon de soleil ou un coup de bâton que vos formules n'auront pas exprimés. Il faudrait que la formule se déroule aussi lentement que la vie et l'évoque à mesure. La formule : résultat, synthèse — est morte s'il ne reste pas en elle toute l'analyse antérieure, tout le travail vivant qui l'a produite. Claudel n'a pas séparé un instant la vie de ses personnages de la formule qu'ils trouvent. » (p. 205-206)

« Grand effort morbide de ceux qui s'aiment, pour se communiquer leur pensée. Grand efforts douloureux et vain. Les formules qu'on apprend en causant ou en lisant ne disent rien, ou bien des choses différentes à des gens différents. Tout l'immense et lourd détail de la vie particulière est là, différent pour chacun sous des mots comme : douleur, plaisir, et même mélancolie, sérénité, etc… Je crois que la sympathie illimitée est seule capable de communiquer cette vie passée qui a produit les pensées, qui est les pensées. Dansez un peu avec l'ours silencieux. » (p. 207)

« Je sais que je n'ai pas encore mon vers libre. Je sais que je n'ai pas encore mon style et je préfère toujours, surtout dans les lettres, être incorrect, confus, bizarre, plutôt que d'essayer d'exprimer une impression personnelle d'une façon impersonnelle. » (p. 245)

« Claudine à l'école. C'est un chef-d'oeuvre, c'est indéniable. Un chef-d'oeuvre de naturel. Ce n'est pas pervers. Il y a au centre une bordée d'injures, et à la fin une fessée qui sont très morales et détendent les nerfs. C'est long. Colette Willy a du génie. » (p. 263)

« L'écornifleur, de Jules Renard. C'est terriblement intelligent. Ça vous dissèque un bourgeois, une bourgeoise, un poète. Mais on ne peut s'empêcher de penser que tout ça c'est ce qu'on voit, l'apparence, le superficiel ; et qu'au fond, sous les mots de cette partie de cartes, de cette méditation sous les étoiles, il y a quelque chose qu'on sent, qui est vivant, qui est beau et qui passe, que Maeterlinck et d'autres ont révélé, et que nous, les poètes, nous tâchons d'exprimer. Il y a de tels épisodes qui sont presque ceux que je traiterai dans ce que j'écrirai, mais j'ai toujours négligé la médiocrité évidente des acteurs pour la beauté du drame. » (p. 289)

« Pendant mon voyage de retour ici, la fin de l'examen m'ayant rendu la pensée, je me butais incessamment à ceci : "où vais-je ? me revoici retraversant la campagne et le soleil. Où vais-je ? Vais-je encore recommencer une vie ?" […] En parlant de "vie" je pense à cet effort pour s'amener soi-même, et le monde avec soi, à la hauteur d'Un désir. Souvent, pour moi, ç'a été une femme qui a symbolisé Un désir, et qui s'est tenue au-dessus de moi, me tendant la main. Mais voici que cette fois, encore une fois, j'ai monté la côte, et je la redescends, et je suis fatigué. Je me disais et je me dis : "où vais-je ? Ce tournant de ma vie passé, et ces efforts de passion détendus, vais-je me reprendre à marcher encore et à m'efforcer encore ? J'ai voulu l'amour et je l'ai connu avec ses baisers, ses dégoûts, ses sottises ; je l'ai connu avec ses merveilleuses impossibilités. Voici encore une vie à moitié vécue, à moitié rêvée ; encore une boucle de fermée. Pourquoi recommencer?" Il m'est profondément égal que cette fatigue ait une origine physiologique : voici celui que je suis à cette heure. Je suis las de vouloir l'amour et de vouloir la vie : je me réfugie au milieu des images qui sont en moi. Ça ne va pas durer. Ce n'est qu'un instant de retombement. » (p. 318)

« J'ai pris, cependant, conscience de ceci : ainsi arrêté, assis au rebord du fossé, je n'ai rien vu passer. Je me suis convaincu de l'immobilité de tout, de toute la vie présente ou passée qui me tient au coeur. J'ai vu que tout cela ne s'avançait lourdement, ardemment, vers je ne sais quel but, que poussé par l'ardent désir qui est en moi. Que le désir meure, et tout — présent et passé — est étendu et figé sous mes regards, comme un musée. (À vouloir exprimer ainsi du général, je n'exprime rien — rien, en tout cas, qui soit à moi. Ne m'appartiennent et ne m'intéressent que la conscience soudain profonde en moi de cette généralité et les expériences particulières que j'en fais : il n'y d'art et de vérité que du particulier). Il faudrait pouvoir exprimer le particulier. Dans mon livre à venir, j'ai bien essayé de dire que les fillettes, en reconduisant la petite vieille, sous la lune, dans la rosée des ponts, se serraient auprès de leurs parents avec ‘'la même'' tendresse peureuse qu'autrefois Rosine ou Florentine, en revenant du bourg, après la soupe, au bras d'un garçon. Mais c'est banal et ce n'est pas ça. Je voudrais faire sentir qu'il existe seulement ce tremblement de tendresse et de fraîcheur, et rien après ni avant, et qu'une fois pour toutes, il est là sous la lune de septembre, inutile. Je regarde ailleurs et partout je puis voir tout — immobile, inutile — au-dessous de ma fatigue. J'entends, dans la rue, ces mots que, vers dix heures, toutes les ménagères d'autrefois et d'aujourd'hui disent à la fois […]. Mais bientôt le temps de l'aridité sera fini. Il me reviendra la force de repenser toutes les ménagères et toutes les amoureuses. J'aurai gagné, au temps de l'aridité, la certitude qu'il n'y a rien de passé, rien à venir, que tout est là sous l'ardeur de mon âme et de mes regards, et que ce désir d'amour sous la lune, c'est le tremblement frileux de la Florentine et de la Rosine anciennes […]. Et alors, ma ferveur leur aura redonné la vie : elles seront là, vivantes comme moi — c'est-à-dire uniques et éternelles. » (p. 318-319)

« Je désire donc le régiment un peu pour les risques qu'il me fera entrevoir et désirer — mais je le désire surtout parce qu'il va me mêler sans arrière-pensée de rang ni d'instruction aux paysans que je ne puis fréquenter ici comme je voudrais ; il va me lancer parmi leur vie à eux, en me débarrassant de ma vie à moi — et puis il va me promener de force autour de Bourges, d'Avor ou d'ailleurs. J'ai si grand besoin de ces marches à l'aventure pour réveiller ce qui dort en moi. » (p. 323)

« Mon credo en art et en littérature : l'enfance. Arriver à la rendre sans aucune puérilité, avec sa profondeur qui touche les mystères. Mon livre futur sera peut-être un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la réalité ; "Rêve" entendu comme l'immense et imprécise vie enfantine planant au-dessus de l'autre et sans cesse mise en rumeur par les échos de l'autre. » (p. 323)

Sur Balzac: « Que ça me dégoûte, ce romantisme à rebours. Ce roman-feuilleton énorme. Je ne nie pas le pouvoir de création. Mais je ne puis pas supporter, par exemple, cette grossière apothéose du Paris-bourbier à l'usage des notaires de province ou des concierges. Je comprends que Laforgue ait aimé ça et Zola. Mais je ne lui pardonne pas d'avoir donné dans ces grossières sottises et de le laisser voir dans ses oeuvres. » (p. 326)

Sur Daudet : « Relu le Petit Chose. Grossièreté et uniformité des procédés. Sans oublier tout le bric-à-brac social et municipal. Rien qu'un joueur de Tutu-Pan-Pan, comme disaient, sans s'être concertés, Gourmont et Rivière. Germinie Lacerteux — Balzac — avec des qualités spéciales d'émotion. Lu dans des Lectures pour Tous : Capitaines Courageux de Kipling. Coup de fouet — large coup de vent marin aspiré à pleine poitrine. » (p. 326)

« J'aime Gide et j'adore certains passages de ses impressions de désert ou de campagne. Mais, à une première lecture, m'ont choqué certaine rhétorique […] ; et — faut-il le dire — ce sensualisme si différent du mien, qui n'est que du sensualisme (on oublie vite le symbole initial et final : Dieu) ; ce sensualisme qui est une fin et pas un moyen, comme le mien, de rappeler ou d'appeler des choses de la vie, de cultiver ses désirs, de préparer ses amours, je le retrouve justement ici, au début de ce livre qui n'est qu'un éparpillement de forces et d'amours, et puis dans le départ de Ménalque […]. J'aime que Gide ait dit : "jette le livre"; je n'ai pas à me conseiller d'attitude devant la vie, la meilleure est celle que je vais prendre tout à l'heure et que je ne connais pas encore. » (p. 338)

« Depuis longtemps, et en ce moment plus que jamais, j'ai assez de la littérature. Je voudrais débarrasser tous mes rayons des livres, et n'y laisser que Claudel. Claudel est un monde ; on y peut pénétrer sans crainte ; il ne s'agit pas de prendre une attitude, il s'agit de vivre un certain temps une vie ardente et profonde. […] Pourtant, je voudrais trouver un maître. Quand je serai débarrassé du travail absurde que je m'impose […], je voudrais trouver quelqu'un — écrivain ancien, femme, ou langage paysan — qui m'enseigne, qui m'aide à trouver la parole pour ce que je sens. J'ai le merveilleux pouvoir de sentir. Toutes choses ne m'ont été connues que par l'impression qu'elles laissaient sur mon coeur. Aussi ne les ai-je pas distinguées. […] Ce pouvoir de ne sentir "des choses que la fleur" était devenu maladif, cette fin d'été douloureux, à force de subtilité. […] Arriver à reconstruire ce monde particulier de mon coeur qui ne sera compréhensible que quand il sera complet — où toutes les réalités, à cause du coeur ou elles sont passées, seront pures comme des idées. Pour exprimer ceci, je n'ai encore rien trouvé de plus beau que le langage des paysans parlé par moi. Ma prose et peut-être mes vers seraient à ce langage ce qu'est, peut-être, la musique de Debussy à la parole humaine. Tout ceci n'est que formules, et même qu'hypothèses sur un art qui doit être. » (p. 381)

« Je voudrais exprimer le mystère du monde inconnu que je désire. Et comme le monde est fait de vieux souvenirs, de vieilles impressions inconscientes, je voudrais exprimer le mystère de ces impressions particulières que le monde me laisse. Mais cette tâche est immense comme ma vie : je veux faire vivre ce monde à moi, le monde mystérieux de mon désir, ce paysage nouveau et lointain de mon coeur. Gide a exprimé le mystère de la sensualité actuelle. Jammes a vu le monde étalé devant lui, comme un tissu, l'enchevêtrement de la trame et de la chaîne. […] Moi, c'est moins encore du monde mystérieusement senti ou déformé de la vie passée […] que de ce monde à la fois passé et désiré, mystérieusement mêlé au monde de ma vie, mystérieusement suggéré par lui — que je veux parler. Oui, le mystère s'immisce partout : pourtant, je ne crois pas que ce soit le seul mystère d'une Volonté, d'une Divinité — mais plutôt d'une vie rappelée avec ma vie passée, d'un paysage que le paysage me fait désirer. Je ne trouverai pas, comme Gide, sur le paysage actuel des mots qui suggèrent le mystère, je décrirai l'autre paysage mystérieux. Est-ce que je n'aime plus la vie actuelle ? Au contraire, je ne pourrai jamais la voir assez, la sentir assez puisqu'il faudrait que derrière elle je sente et je voie l'autre vie, puisque peut-être l'autre vie c'est celle-ci que je ne sais pas assez essentiellement sentir et voir. » (p. 415-416)

« Les esquisses de Rimbaud. L'homme qui, le premier, a senti qu'il y avait un autre paysage, correspondant à l'impression vertigineuse qu'il avait d'une matinée d'été. […] Il note l'impression première. Puis, défilé de féeries correspondantes. […] Les symbolistes sont mal nommés. Ce sont des gens qui substituent mais en fonction de l'impression unique. Le terme substitué n'est quelconque que chez les nullités ou les faiseurs de réclame. Moi, je pose, de façon très mystique peut-être, que le paysage à substituer existe, qu'il faut l'atteindre, pour le décrire. » (p. 416)

« Je reviens à mon art. […] Ceci se rapporte plutôt à ce que je te disais de la "vie artificielle". Lorsque je vois un ciel gris au-dessus de ce pays — toute la vie se conformer à ce temps, se modifier, s'obscurcir […] et la pensée s'obscurcir aussi et sortir tout son lot de vieilles images noircies… je me dis : ce n'est pourtant au-dessus d'un tout petit coin du monde qu'un tout petit nuage qui va s'en aller et, à coups de soleil, démolir cette vie qui vient de germer là. Ainsi, je voudrais avoir toujours conscience de la relativité de toute vie, mais aussi, exprimer chaque vie germée n'importe où avec son organisme complet, la vie de la banlieue, comme celle des charbonniers au fond du bois. » (p. 419)

« Les paysans sont, à l'heure actuelle, les seuls êtres humains qui parlent comme ils ont vécu, lors de l'histoire qu'ils racontent. Leur voix n'est jamais interrompue, mais il y reste toutes les hésitations, tous les sentiments, tous les silences du passé. Les paysans  - quelquefois les ouvriers — une fois sortis de leur monde sont réfractaires à tout embrigadement dans un autre monde, à toute répression de leur propre personnalité par un monde à classifications — une administration par exemple. Ils veulent toujours développer leur personnalité particulière dans les paroles qu'ils prononcent. […] Ils ne savent pas n'être qu'un chiffre dans un calcul, une expression abstraite dans un organisme abstrait. Ils ignorent l'abstraction. Je suis un paysan. » (p. 419)

« Sur une des routes qui entre en Sologne, je suis allé […]. De là, je gagne des sapinières, des sentiers sablonneux, puis soudain, au débouché d'un taillis, c'est le désert. Solitude inculte. Chardons et cailloux jusqu'à l'horizon. À l'horizon, le soleil. […] Partir et n'arriver jamais. Serrer des chevaux frais entre ses cuisses. Parcourir l'aridité. Souffrir de l'inconnu, s'enivrer de toucher le mystère, souffrir de ne pas s'habituer. Partir, repartir, dormir sous le ciel, enveloppé de laine, sur des places de villes, repartir, caravanes ! caravanes ! Plus tard. — Revivre, revivifier toutes les vies, en passant. Mais passer. Ne pas s'arrêter, ne pas s'habituer, ne pas s'arranger une vie et un bonheur. Ne pas accepter "sa vie à soi", Laforgue. Souffrir à en saigner, d'un bruit de vaisselle, de tasse à café, de déglutition. Exaspérer sa douleur à l'idée qu'un jour on pourrait, soi aussi, envoyer des cartes de visite, des lettres de faire-part, se marier, acheter des calendriers — ou assumer telle autre vie — ou telle autre. […] Je suis là pour saisir les accords, les affinités, les dissonants déchirements. Pas pour prendre une place dans l'orchestre. […] Plus tard. — Au-dessus de ma vie enfantine, de délicieuses choses inconnues passaient. À présent que je suis au-dessus de ces choses et que je les connais, je ne retrouve plus en moi que l'impression délicieuse. Ces choses n'étaient que le prétexte. Et pourtant il faut exprimer ces délices. À tour de rôle assumerai-je les vies, pour dire le délicieux inconnu qui les enveloppe — ou m'étant placé au-dessus de tout, dirai-je l'inconnu désiré ? Je ne puis me résigner à une vie — à "cette vie à moi" ». (p. 431-432)

Jacques Rivière et Alain-Fournier. Correspondance (1905-1914), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1966 [1926], vol. 2.

« Fini Paludes, précédé du Voyage d'Urien. Voici peut-être le livre le plus complet qui soit. Ne faut-il pas du génie pour dire ainsi qu'il n'y a rien à dire. Que c'est drôle, Paludes. Francis de Miomandre dit : Que c'est triste ! Il a tort […] de vouloir qu'il reste du bouquin quelque chose d'autre que ce gaz hilarant dont parle Gide. Le Voyage d'Urien, c'est aussi beau que n'importe quelle oeuvre symboliste. Ces adolescents merveilleux qui découvrent sans cesse la vie. Ces symboles plus vrais et plus poignants que la réalité même directement exprimée. (Et pourtant ce n'est pas encore "mon" symbole). » (p. 21-22)

« Pour m'excuser de cette lettre encore une fois abstraite : — Des choses vertigineusement particulières m'arrivent au coeur, mais je les repousse. J'ai peur de les exprimer. J'ai peur de les déflorer avec une expression qui ne serait pas encore à leur hauteur. J'ai peur surtout de ne pas les aborder avec assez de désintéressement et de passion : j'ai peur d'une théorie entre elles et moi. J'ai peur de leur donner un sens. » (p. 26)

« Les départs pour le bonheur : être sûrs qu'on n'arrivera pas au pays, ou que ce ne sera pas celui-là. C'est comme l'Embarquement pour Cythère : de l'autre côté du décor, il n'y a rien. Mais de ce côté-ci, c'est le départ, plus beau que l'arrivée, plus précieux que le bonheur (avec ce gonflement de coeur). » (p. 50)

« Ces jours derniers, j'étais presque décidé à te raconter des promenades dont je n'ai pas encore osé parler. Je n'ose pas encore, il faudrait tant de génie. Voici au moins deux titres […]. J'écrirai cela un jour où j'en serai digne. Comment aujourd'hui saurais-je parler d'hiver — où même donner un titre mensonger à l'autre Promenade de septembre dernier. Ces entrevisions de ce monde à moi n'intéressent que moi, si je n'arrive pas à le reconstituer dans son infinie et unique particularité. C'est lui qui me donne, aux plus belles heures de mon amour, ce désir de la mort — se confondre avec son paradis. — C'est lui aussi qui s'était un instant confié au Missionnaire. Mais rien n'a prise sur lui. Je ne pourrai jamais supprimer en moi la croyance que toutes théories sont également fausses et vraies. Aucune construction humaine n'est assez vaste pour contenir le monde que je porte. » (p. 52-53)

« Ce que je voulais te faire remarquer […] : ta croyance, en toute occasion manifeste, à la vérité hors de toi. Non pas peut-être […] à La Vérité, mais à des vérités. Or, et tel ne me semble pas être ton avis, cela pourrait bien revenir au même. […] Ce besoin de savoir, de savoir exactement, de savoir pour savoir, qu'est-ce encore que le besoin d'une vérité, relative, fragmentaire, misérable, mais certaine ? Je ne voudrais pas, en moi, ce besoin de ne pas me tromper. Je crois, depuis longtemps, avoir compris que la qualité "vérité" n'est ni perceptible, ni imaginable. » (p. 103)

« J'ai dévoré l'Immoraliste […]. Je prends décidément trop de plaisir à toute cette abstraction. Quoique vivifiée et réalisée ici, je réprouve en moi ce goût de l'abstraction, de la logique, de la doctrine. C'est pourquoi je m'interdis de disserter sur l'Immoraliste. » (p. 106-107)

 « Je veux me remettre à lire des livres, non plus en artiste ou en critique, mais, à la façon primitive, pour ce qu'il y a dedans. Non pas, à vrai dire, comme autrefois, pour la petite histoire, mais pour ce qui s'y trouvera révélé du monde, de la vie, de moi-même. A ce compte, il doit rester peu de livres vraiment intéressants ; les livres bien faits sont légions ; où sont ceux qui font ‘'prendre conscience'' de quelque chose ? » (p. 107)

« Mon ami, il me restait ceci à apprendre : Mademoiselle de Q. est mariée, depuis cet hiver. […] Déchirement. Déchirement sans fin [...] Tu ne savais pas ce que c'était. C'était comme une âme éternellement avec moi. J'avais presque complètement oublié son visage. Mais je savais qu'elle était là, et qui elle était. […]. Il y avait sa hauteur et mon amour, sa grâce et ma force. Nous étions seuls au milieu du monde. À présent je suis seul, avec la dure vie basse. […] Je suis seul. Et malgré cet étouffement de mon coeur, cet é rasement, il faut que je m'élève. Il me faut la gloire. Il me faut les âmes. Il faut que je sois plus grand que tout. […] Moi je vais à chaque chose passionnément jusqu'à ce que s'en évanouisse le mirage entre les mains. Alors on m'offre, je m'offre la satisfaction parfaite, la pureté, la beauté, l'éternel que je cherche. On m'offre Dieu. [...] Me voici revenu chez moi. Et que je souffre mon ami. […] Ce matin, dans le train, j'esquissais des "écrits", des "méditations" ; je ne savais pas que j'allais retrouver ici les routes, sans but ; les soirées, sans désir, parce que toute existence en moi avec ses désirs est écrasée, et qu'il n'y en a pas d'autre de commencée. Comment étreindre, explorer "Les Paysages" puisque je sais qu'il ne s'y cache plus un visage. Ne va-t-il plus me rester que la fatigue d'avoir marché, les soirs, et seulement la jouissance brute des couleurs. » (p. 134-135)

« Je souffre de la désolation. Mes pays n'ont plus ce visage, visage fermé, mystérieux et adorable. Mes routes ne mènent plus vers le pays de cette âme, pays "curieux" et mystérieux comme elle. J'ai perdu ces "imaginations" délicieuses et amères qu'elle suscitait en moi et qui étaient toute ma vie. Maintenant, je suis seul au milieu de la terre. […] Comme l'amour est une chose vivante ! La seule chose qui me fasse bondir et toucher les cloisons de mon âme. » (p. 145)

« Je me suis remis à mon oeuvre, lentement. Je me suis cru guéri, abandonnant tout le reste pour me refaire ma vie dans ce monde à moi. Mais qu'il est dur recommencer, mon Dieu, de recommencer à vivre. Allons, il faut donc vivre encore ! » (p. 155)

Au sujet de son essai le Corps de la femme: « Si cela avait une valeur, mon rêve serait de publier ça (en un petit livre) suivi de l'autre essai que je projette, avec de précieuses délicieuses illustrations d'un autre Maurice Denis. Cela annoncerait le grand livre — et ce serait le commencement de cette création d'un monde. » (p. 168)

« J'aimerais qu'il y eût, dans mes livres, un livre ou un chapitre intitulé : La Fin de la Jeunesse ». (p. 194)

« Je crois avoir trouvé, cette fois. Il n'y a pas d'Idée. Il s'agit seulement d'être dans un pays. Et les impossibles personnages humains sont là ; et je bondis de délice, parfois, à voir s'organiser dans l'intrigue inexistante les mille et un épisodes. Il ne me manque que trois mois. » (p. 230)

« Une tendance néfaste que je me découvre en ce moment à formuler le style que je me suis créé — et qu'au contraire je veux qu'il continue à se chercher et à tâtonner délicieusement, comme des mains, dans l'obscurité, sur un adoré visage de femme. » (p. 254)

 « Il m'est revenu de vieux projets pour quand, d'abord, j'aurai fini "Le Pays sans Nom". Je ferais pour Paris un peu ce que j'aurai fait pour "le Pays". Je trouverais les paysages avec leurs âmes qu'il y a derrière ces canailleries sentimentales de Paris […]. Ce serait un monde aussi mystérieux, aussi épouvantable que celui de mon premier livre. » (p. 262)

« J'ai beaucoup souffert pendant ces vingt-quatre heures passées dans le village de Brûlon, chez un boulanger. J'ai eu beau me faire très simple et très petit enfant, j'ai bien vu que l'émerveillement de telles aventures était maintenant fini pour moi. Je le savais que nos voyages, notre expérience (voir la Métaphysique du rêve de Jacques Rivière) et nos topographies nous empêchaient maintenant de partir à la découverte, et que jamais plus rien ne serait nouveau pour nous. Je savais qu'on ne peut plus entrer maintenant dans un village ou dans une boutique, avec l'ignorance merveilleuse de ce qu'on y va trouver. […] Je savais bien que maintenant nous connaissons tout et que tout est prévu. » (p. 269)

« Je me suis mis à de nouveaux chapitres. Je m'acharne en ce moment sur un, surtout, qui me plaît. Je l'appelle provisoirement le Voyage entre les Aulnes ou la Maison Verte. — Mais je suis par instants désespéré, si loin de posséder encore tous les secrets de mon art. » (p. 285)

« À présent je suis las et hanté par la crainte de voir finir ma jeunesse. Je ne m'éparpille plus. Je suis devant le monde comme quelqu'un qui fait son choix, avant de s'en aller. Et dans ce choix quelle sera ma direction, l'accord final que je chercherai, la signification essentielle de ces présents symboliques que j'aurai mis de côté pour le voyage ? […] Je ne me laisse plus entraîner — comme encore dans la Femme empoisonnée — partout où me conduisent mes souvenirs ou mes désirs. Seul m'importe l'essentiel. Mon style, sans devenir abstrait, se satisfait d'une seule image pourvu qu'elle puisse enfermer un monde pour les âmes profondes — c'est en cela que je suis plus aristocrate — et d'un seul mot pourvu qu'il affirme — c'est ici que me tente le christianisme. » (p. 300)

[« Dès que serai revenu de Paris et du camp, je me mettrai à la Jeune Fille Églantinele Dîner de Printemps, etc… pour les terminer. J'ai l'intention d'écrire "sur mon visage" quelque chose de central et de très beau. Ce sera plus simple et plus doux qu'une main de femme, la nuit, qui suit avec grand'pitié la ligne douloureuse de la figure humaine. Et cependant ceux qui le liront s'étonneront d'une odeur de pourriture et de scandale. Pour décrire les différents visages de mon âme, il faudra que Celle qui parle de mon visage, ose imaginer les masques de mon agonie à venir, il lui faudra penser à ce hoquet sanglant qui marque enfin la délivrance et le départ de l'âme : alors seulement seront évoqués les étranges paradis perdus dont je suis l'habitant. […] Je cherche la clef de ces évasions vers les pays désirés — et c'est peut-être la mort, après tout. Aussi je continue à imaginer mon livre comme la plus merveilleuse petite histoire qui ait jamais excité les enfants sages et secrets : mais on y sentira par instants un effroi comme de la mort ; un calme et un silence épouvantables, comme l'homme abandonné soudain de son corps au bord du Monde mystérieux. » (p. 303)

« J'écris mon livre. L'heure me presse. Je voulais te raconter l'épisode que je suis en train d'écrire. Il s'agit d'un personnage qu'on découvre à la fin, l'adolescent de la nuit, le veilleur aux colombes, la vieille âme très pure. Et tandis que les autres ont connu le triomphe mystérieux dans le pays nouveau qui était comme l'expansion de leur coeur, lui, comme dans une tour, a senti monter vers lui ce paysage inconnu. Chaque jour cela gagne et cela déferle comme une énorme vague. Chaque jour, sur un papier, comme un homme perdu, il décrit le progrès de l'inondation mortelle. Dans sa vie très simple, chaque fois, quelque chose de monstrueux, tant cela est pur et désirable, se glisse, comme une parole incompréhensible dans les discours de celui qui va devenir fou. Enfin une nuit, au plus haut de sa tourelle, alors que en bas et jusqu'à l'horizon fulgure la vie de la Joie inconnue, il comprend que la vraie joie n'est pas de ce monde, et que pourtant elle est là, qu'elle ouvre la porte et qu'elle vient se pencher contre son coeur. Alors il meurt en écrivant quelque chose, un nom peut-être qui n'est pas encore décidé — et sur chaque barrière des champs d'alentour (redevenus terrestres) un enfant est perché, en robe blanche, les pieds pendants, et souffle dans une flûte d'or, à intervalles réguliers. Tout cela schéma très abstrait. Il n'y aura sans doute pas de tour, tu comprends. Peut-être le nom serait-il "Marie". Mais alors je n'écrirais pas mon livre. Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que j'aie plus soif, et que je ne vienne plus ici puiser. » (p. 312)

« Et puis peut-être que moi-même j'en suis déjà à la deuxième partie de l'Esprit souterrain — le moment où l'on s'aperçoit que peut-être on ne répondra pas au crédit qui vous fut accordé ; le moment de la Banqueroute et du Lébédewisme. » (p. 332)

« Je suis allé l'autre soir, à 10 heures, à Notre-Dame pendant un sermon sur le carême. Notre-Dame, la nuit. Voûtes indéfinies comme dans une forêt. Entre les piliers, là-bas, des hommes s'entrecroisent et cherchent avec des lanternes. C'est ainsi qu'une fois, à cette heure de la nuit, des hommes en ont cherché un autre avec des lanternes, des flambeaux et des armes. Je sais bien qu'avant tout c'est ce drame humain qui m'émeut tellement. Mais ce qui me laisse anéanti de terreur, de délices et d'émerveillement, c'est la pensée que Dieu peut-être était là, comme le plus humain, le plus homme des hommes. » (p. 332)

« Ces formules que j'essaie de donner de mon mal, Jacques les a résumées d'un mot : passivité. Il a deviné aussi ce goût que j'avais pris pour la douleur. Les femmes que j'ai connues ont aimé ou détesté mais découvert, en moi, cette passion de la cruauté, du mal que je fais à moi et à ceux que j'aime. […] Ce que Jacques dit de mon enfance est très vrai et très beau. Meaulnes, le grand Meaulnes, le héros de mon livre est un homme dont l'enfance fut trop belle. Pendant toute son adolescence, il la traîne après lui. Par instants, il semble que tout ce paradis imaginaire qui fut le monde de son enfance va surgir au bout de ses aventures, ou se lever sur un de ses gestes. Ainsi, le matin d'hiver où, après trois jours d'absence inexplicable, il rentre à son cours comme un jeune dieu mystérieux et insolent. — Mais il sait déjà que ce paradis ne peut plus être. Il a renoncé au bonheur. Il est dans le monde comme quelqu'un qui va s'en aller. C'est là le secret de sa cruauté. Il découvre la trame et révèle la supercherie de tous les petits paradis qui s'offrent à lui. — Et le jour où le bonheur indéniable, inéluctable, se dresse devant lui, et appuie contre le sien son visage humain, le grand Meaulnes s'enfuit non point par héroïsme mais par terreur, parce qu'il sait que la véritable joie n'est pas de ce monde. Je ne sais d'ailleurs pas encore si ce sera bien le grand Meaulnes le héros du livre — ou Seurel ? ou Anne des Champs ? ou moi, qui raconte. Je ne sais pas non plus si les idées que je viens de dire sont bien celles du livre ; car le livre est un roman d'aventures. Jaques veut que je m'exprime avec des idées. Mais pourquoi Jacques veut-il me réduire à lui ? Vous voyez que pour l'instant, c'est l'histoire de l'homme-sur-la-tour, mais descendu sur terre. C'est le pays sans nom mais aussi le pays de tout le monde. Ce sera bien plus humainement beau ainsi. Le titre auquel je pense depuis quelques temps c'est — Le Jour des Noces — mais ce n'est pas définitif. Ce ne sera peut-être que le titre d'une partie. […] Pour l'instant je me bats depuis quinze jours contre la forme d'un conte, que je veux extrêmement important. Je le voudrais d'une simplicité effrayante. Et j'en étais arrivé dès l'autre jour à la conclusion de Jacques, que le style à employer est celui de saint Matthieu ; du français de Christ, comme disait Laforgue. » (p. 338)

« Je répète encore à Jacques ceci : ce qui me séduit terriblement dans les livres sacrés, c'est la simplicité du mystère qu'ils révèlent. A chaque page, l'éclosion terrestre de l'événement merveilleux me trouve aussi passionnément crédule que l'épanouissement d'une fleur au coeur du pré de juin. Il n'y a pas moyen de ne pas croire, tant cela est vrai et séduisant. » (p. 339)

« Samedi dernier, à 7 h et demie, une clameur terrible […]. Nous sommes allés à la fenêtre. Un monoplan, en plein ciel, au-dessus de nous passait. Pour la seconde fois j'ai regardé cela, au-dessus de Paris, avec une émotion sans mots. Il est curieux de constater qu'il n'y a pas encore de mots pour cette émotion-là et qu'il n'y en aura sans doute jamais. Tout le monde essaye […] et cela fait rire. […] C'est une idée simple, une émotion simple, voilà. Quelque chose qui monte du fond de la poitrine et qui n'a pas de nom. On crie : "un homme qui vole" et voilà tout. […] Le Miracle des trois dames du village, quand il me donnait encore une émotion, ne me donnait pas une émotion très différente de celle-là. Cette histoire […] [du monoplan] que je viens de raconter est un phénomène du même ordre que la sortie sur le perron. Dans un cas, le prodige, la révélation d'un monde nouveau se produit grâce à une combinaison de toiles tendues et de cordes ; dans l'autre, grâce à une "disposition" d'esprit, à une combinaison de sentiment divers, à un choc moral. De plus en plus mon livre est un roman d'aventures et de découvertes. Je voudrais aussi te développer l'idée que les cordes tendues, l'invention du moteur, etc…., ou le choc moral — ne sont pas les causes déterminantes du phénomène qu'elles semblent produire. Selon moi, les découvertes des Voisin et des Wright n'ont pas plus produit le vol dans les airs que pour un homme qui s'endort le fait de fermer les yeux ne produit ce monde nouveau où il rêve qu'il peut s'envoler comme un oiseau. Je vois l'invention et plus précisément la machine comme le prétexte que l'esprit se donne pour passer d'une conception à une autre — de la conception d'un monde où l'on ne peut voler à celle d'un monde où l'on vole. Non seulement un prétexte, mais une aide, un appui. L'esprit seul pourrait arriver à créer ce monde nouveau. Mais pour l'aider dans cet effort prodigieux, il lui faut le secours d'une invention, d'une machine, qui justifie raisonnablement sa façon nouvelle de concevoir le monde. Sèche comme cela, c'est une théorie qui n'a rien de neuf. […] Ce sera intéressant dans mon livre où le monde sera ainsi, tout simplement et merveilleusement, sans machines — mais aussi sans théories. » (p. 353-355)

« Je travaille. J'ai parfois de grands désespoirs. Je renonce à beaucoup d'impossibilités. Je travaille simultanément à la partie imaginaire, fantastique, de mon livre et à la partie simplement humaine. L'une me donne des forces pour l'autre. Mais sans doute faudra-t-il que je renonce à la première : la seconde va tellement mieux et il faut, il faut que Le Jour des Noces soit avant peu terminé. » (p. 359)

« J'ai lu, péniblement la vie d'Henri Brulard. J'en reparlerai. […] C'est un psychologue admirable, mais ce n'est qu'un psychologue ; on voit avec lui tout ce qui manque à ceux qui ne furent que psychologues : Gide, Barrès surtout. » (p. 366)

« J'ai mis au net hier le troisième chapitre de mon roman, qui est affreusement humble et ridicule. […] Ce matin au commencement de cette lettre, j'ai découvert, par hasard, que l'intrigue était à peu près celle de l'Esprit souterrain. Mais c'est pure coïncidence. Jamais personne n'y pensera parce que là dedans il y aura tout moi ; mes théories au passage et ce qui n'est pas mes théories ; ce que j'aurait voulu faire et — tant pis ! — ce que j'ai fait. Et puis, il y aura une troisième partie, où le personnage de la première (de l'enfance) reviendra, et cela montera, plus haut que la pureté, plus haut que le sacrifice, plus haut que toute la désolation — à la joie. » (p. 367)

« Je travaille terriblement à mon livre. […] Pendant quinze jours je me suis efforcé de construire artificiellement ce livre comme j'avais commencé. Cela ne donnait pas grand'chose. À la fin, j'ai tout plaqué, et […] j'ai trouvé mon chemin de Damas un beau soir. Je me suis mis à écrire simplement, directement, comme une de mes lettres, par petits paragraphes serrés et voluptueux, une histoire assez simple qui pourrait être la mienne. J'ai plaqué toute cette abstraction et cette philosophie dont j'étais empêtré. Et le plus épatant, c'est qu'il y a tout quand même, tout moi et non pas seulement une de mes idées, abstraite et quintessenciée. […] Depuis, ça marche tout seul. » (p. 371)

« À propos de la lettre de Jacques : "Ce qu'il y a de plus ancien, de presque oublié, d'inconnu à nous-mêmes". C'est de cela que j'avais voulu faire tout mon livre et c'était fou. C'était la folie du symbolisme. Aujourd'hui cela tient dans mon livre la même place que dans ma vie : c'est une émotion défaillante, à un tournant de la route, à un bout de paragraphe, un souvenir si lointain que je ne puis le replacer nulle part dans mon passé. » (p. 373)

 « Je lis l'Adolescent [de Dostoïevski]. Dès cette confusion terrible du début, je me sentais gagner par la fièvre. J'ai terminé la première partie bouleversé. […] Le ton, rien que le ton du personnage de l'adolescence, Arcade, est une chose terrifiante de réalité. » (p. 390)

« Je continue Wuthering Heights, ce grand livre. L'audace sentimentale, ce que les sentiments ont sans cesse d'étrange et d'imprévu me fait croire que l'auteur est bien une femme. » (p. 413)

 « Il faut décidément que le Journal de Meaulnes s'arrête sur une très grande émotion. Ce sera la lettre désespérée qu'il porte toujours sur lui et qu'il déchire enfin. Je n'ai pas besoin de dire que cette lettre est écrite. Je l'arrangerai et l'adapterai. » (p. 433)

Alain-Fournier, Miracles et autres textes, édition établie, présentée et annotée par Jacques Dupont, Paris, Le Livre de poche, 2011, 379 p.

Article « Marie-Claire par Marguerite Audoux », p. 312-316 [paru dans la Nouvelle Revue française, le 1er novembre 1910] :

« Peu importe qu'une couturière ait pu écrire un roman. Le prodige n'est pas là. Mais ce qui reste surprenant et ce qu'il faudrait expliquer, c'est la simplicité parfaite et l'extraordinaire grandeur de ce livre. La littérature des trente dernières années n'a pas produit, peut-être, un poème de la vie intérieure plus beau que la deuxième partie de Marie-Claire qui se passe chez des paysans de la Sologne. C'est auprès de ces paysans que Marguerite Audoux acquit autrefois le sens et le goût de la vie intérieure. Petite servante attentive parmi les gens de la campagne, elle a pu les voir tels qu'ils sont. Si grossiers qu'ils paraissent dans les circonstances ordinaires, ils apportent aux démarches importantes de la vie une gravité, une discrétion, une lenteur qui passent ordinairement pour de l'indifférence […]. C'est là, ne craignons pas de le dire, chez ces paysans du centre de la France, qui le vie de coeur est le plus intense parce qu'elle est aussi le plus cachée. Et tel est l'art de Marguerite Audoux : l'âme dans son livre est un personnage toujours présent mais qui demande le silence. Ce n'est plus l'Âme de la poésie symboliste, princesse mystérieuse, savante et métaphysicienne. Mais, simplement, voici sur la route deux paysans qui parlent en marchant : leurs gestes sont rares et jamais ils ne disent un mot de trop ; parfois, au contraire, la parole que l'on attendait n'est pas dite et c'est à la faveur de ce silence imprévu, plein d'émotion, que l'â me parle et se révèle. » (p. 312-323)

« L'Âme n'est pas l'unique personnage de ce livre. Bien des personnages l'habitent, bien des âmes… D'un trait parfaitement choisi, l'auteur les fixe pour toujours dans notre souvenir : c'est "la soeur Agathe" qui était si gaie et si bonne, que les petites filles riaient toujours quand elle les grondait. » (p. 313-314)

« Il ne faut souvent à Marguerite Audoux qu'un mot, qu'une phrase pleine de précautions pour révéler toute l'intime tragédie d'une existence. Et parfois la phrase s'arrête juste à temps pour qu'on pressente seulement ce qui ne doit pas être dit. […] Comme elle regarde les êtres, avec simplicité et bonté, Marguerite Audoux regarde les choses. Devant les humbles détails de vie campagnarde, elle est, à la façon de Charles-Louis Philippe, remplie d'une admiration d'enfant pauvre. Et cette simplicité, cette ignorance même atteignent souvent à une singulière grandeur. Il semble qu'avec elle nous passions pour la première fois sur les routes de la terre et que nous regardions les travaux des hommes : comme ils sont beaux et étranges à voir ! » (p. 315)

« Il y a peu de restrictions à faire sur un art aussi simple et aussi puissant : parfois imperceptiblement, la narration prend le ton d'une "rédaction" d'écolière ; parfois, au contraire, une phrase est si naïvement littéraire qu'elle paraît égarée dans le livre. Mais ce sont là des défauts si rares qu'ils "sautent aux yeux" comme des fautes d'orthographe oubliées. Il en est de même des influences : à peine trouverait-on ici une image, là un procédé qui fassent penser à Charles-Louis Philippe ou à Jules Renard. Marie-Claire est une oeuvre parfaitement originale et l'on peut dire, en ce sens, comme Charles-Louis Philippe, que c'est, sans doute, le premier roman qui soit écrit par une femme. » (p. 316)

Article « Une enquête sur la jeunesse littéraire », p. 324-327 [paru dans Paris-Journal, le 5 avril 1912; il s'agit d'une note sur Mauriac, qui avait répondu à une enquête de la Revue hebdomadaire, faisant l'éloge de Barrès et attaquant la Nouvelle Revue française] :

« Contrairement à tout ce qui se dit dans tous les "courriers littéraires", jamais on n'eut moins le goût du clan, du cénacle, de l'école… Qu'est-ce que "l'intensisme", "l'unanimisme", le "paroxysme" dont parle M. Mauriac ? Nous ne pensons pas que lui-même s'abuse sur la valeur de ces mots qui ne sont que des mots. Au vrai, les écoles sont désertes, parce que tous les poètes veulent aller jouer dehors. M. Jules Romains lui-même n'est plus unanimiste. » (p. 326)

« Quant à M. André Gide, n'a-t-il pas écrit à la fin de son meilleur livre [les Nourritures terrestres] qu'il fallait le jeter bien loin et l'oublier ?... Cet esprit si curieux et si nouveau ne détesterait rien tant que d'enseigner. Et quels seraient donc ses disciples ? […] Il en est de même de tous les groupes et de toutes les phalanges : on n'y reconnaît point de chef. Des écoles, il ne reste plus que l'enseigne. Chacun cherche pour son propre compte, parce que ni Maeterlinck ni Barrès n'ont apporté de certitudes aux jeunes gens. Et ne serait-il pas commode et bien ennuyeux de posséder à vingt ans toute la vérité. Donc les jeunes gens d'aujourd'hui ne lisent pas seulement les "bons auteurs" que cite M. François Mauriac, mais aussi les autres, de Stendhal jusqu'à Dostoïevski. Leur adolescence s'est passée dans une inquiétude douloureuse et souvent misérable, parce que tous ne sont pas des jeunes gens riches et croyants. "L'artiste, dit M. Mauriac, doit amasser dans l'ombre, au long de son adolescence, un trésor de souvenirs ineffables." Que répondra M. François Mauriac aux jeunes gens qui diront : nos souvenirs ne sont pas ineffables ? » (p. 326-327)

Article « Sur les champs de bataille : souvenirs des journalistes français, anciens correspondants de guerre » [paru dans la Nouvelle Revue française en avril 1912] :

« Jamais le goût de la littérature et des belles phrases ne nous a paru travers aussi fâcheux que dans certains de ces récits de batailles. À ces gens qui reviennent de Moukden, de Domokos ou de Plevna, nous demandons avec fièvre ce qu'ils ont vu. Ce n'est pas à eux de nous dire si "la paix du ciel se reflétait dans le silence de la mer". Peu nous importe […] un joli coup de plume. Nous ne voulons qu'un récit plein de hâte et même d'essoufflement ; des phrases hachées ; des notes griffonnées sur un carnet, en traversant un coin de la bataille. Quel style pourrait nous émouvoir plus profondément que cette terrible précision, que l'humilité de cette exactitude ? Ce ne sont pas non plus des tableaux largement brossés, la reconstitution savante du déroulement de la bataille qui nous la font voir, qui restituent son atmosphère unique et inimaginable ; — mais le détail le plus simplet et le plus précis à l'instant le plus extraordinaire : un visage qui se tourne vers nous machinalement au moment de donner la charge ; la silhouette d'un officier qui se courbe soudain sur le pommeau de son sabre ; un appel au milieu du brusque silence… Dans les meilleurs de ces récits — et il en est d'inoubliables — tout est plus simple, plus vrai que nous ne l'avions imaginé. Au moment de sortir de la tranchée pour se porter en avant sous le feu de l'ennemi, on voit chaque soldat boucler son sac et arranger avec soin son équipement… Les hommes des troupes de réserve, qui sont à l'abri et que tout à l'heure on enverra sous les balles, trompent l'attente — cette attente qu'on imaginait fiévreuse, atrocement énervée, — en lisant à haute voix le journal, comme font nos hommes aux manoeuvres… Trois clairons de la première ligne se sont trop avancés ; un officier les rappelle en arrière ; ils se retournent, hésitent, et, sous les balles qui hachent l'herbe d'alentour, sont aussi lents à comprendre que dans la cour du quartier… Humbles détails ; gestes connus ; petites manies des troupiers au service en campagne… Les retrouver ici donne à ces scènes de guerre une réalité surprenante, et la présence de la mort leur confère une grandeur unique. Pour ce choix du détail réel — mieux encore : pour la modestie du récit, par sa soumission parfaite à l'importance de ce qu'il faut raconter, nous mettons hors de pair l'article de M. Jean Rodes. » (p. 329-330)

« Un autre récit, dans ce livre, par des moyens différents, atteint presque à cette intensité tragique. C'est "Le Dernier Jour de Metz" par M. E. A. Spoll. Là, point de cris ni d'horreur, nul spectacle. Ce n'est poignant qu'à force de pauvreté. Tout se passe comme s'il ne se passait rien. Les rues sont sales et désertes… Par moments, pourtant, il y a de vagues sursauts de colère, semblables aux gémissements qu'arrache la douleur à des blessés qui ne voulaient pas crier. […] Des attroupements se forment, — puis se défont… et chacun rentre chez soi, vaincu par la pluie, le froid et la tristesse… » (p. 332)

Article « Le Retour de l'enfant prodigue précédé de cinq autres traités par M. André Gide », p. 348-349 [paru dans L'Intransigeant, le 22 février 1913] :

« De ces premiers traités qu'André Gide fait rééditer […] nous pourrions difficilement trouver à dire quoi que ce fut de nouveau. […] Certes, […] il n'est rien de plus délicieux que le style du premier Gide, celui du Traité du Narcisse, de La Tentative amoureuse… émerveillement devant toutes les apparences, vains désirs ; et regrets avant même que d'avoir péché… Toutes ces premières oeuvres, avec grâce, mais inlassablement, répètent, "Rien n'est" comme certain personnage de Claudel. Toutes ces pages de jeunesse, selon l'expression de Jacques Rivière, sont "un merveilleux jardin des hésitations". Avouerons-nous que dans ce jardin merveilleux les feuilles commencent à jaunir, par endroits. Par contre, sans restriction ni détour, nous aimons Le Retour de l'Enfant prodigue. Décevant comme les autres paraboles de Gide, celle-ci du moins comporte un sens si secrètement pathétique, qu'elle force l'amitié, l'émotion, les larmes… Ce pathétique déjà faisait la grandeur de L'immoraliste et de La Porte étroite. C'est à lui que nous devons, c'est de lui que nous attendons le meilleur d'André Gide. »

Article « Hermiston, le juge-pendeur par Robert Louis Stevenson », p. 352-353 [paru dans L'Intransigeant, le 28 mars 1913] :

« C'est le dernier livre — inachevé — de l'admirable écrivain de L'Ile au Trésor, que M. Albert Bordeaux a traduit. Stevenson considérait cet ouvrage comme devant être son chef-d'oeuvre. Les cent premières pages du volume lui donnent absolument raison. Il n'a rien écrit de plus net, de plus concis, de plus terrible, que le début de ce roman où il a dessiné, creusé le portrait du lord-juge Adam Weir qui est le héros de cette histoire. […] On devine en lisant ces pages que Stevenson a lu Flaubert et Balzac. Elles ne sont pas indignes de ces maîtres. À la vérité, la suite du roman contient des longueurs, la vie d'Archie à Hermiston et l'intrigue amoureuse qu'il noue émeut moins parce que moins ramassée. Et puis la fin manque, qui eût été tragique avec l'apparition nouvelle d'Adam Weir. Il contient quatre chapitres d'une grandeur incontestable, les promesses d'un chef-d'oeuvre et des réalisations. M. De Wyzewa a excellemment présente aux lecteurs ce chant du cygne. »

Charles Péguy et Alain-Fournier, Correspondance (1910-1914), présentation et notes par Yves Rey-Herme, Paris, Fayard, 1973.

« Je trouve dans Le Mystère de la Charité de Jeanne-d'Arc ce même pouvoir de rendre tangibles, vivantes, tragiques, les idées ! L'immense discussion entre Mme Gervaise et Jeanne, à la fin, qui aurait pu rester une discussion purement théologique et froide – qui fut souvent cela, chez les théologiens — est admirablement angoissante. Mais j'aime surtout votre façon d'aimer l'Évangile. Votre façon de lui faire reprendre terre. De l'évoquer présent, vivant, humain — depuis le temps que dans les églises on le lit d'une voix morne et morte. Et il faut bien avouer que revu, revécu de cette façon, c'est la chose la plus belle et la plus passionnante qui soit au monde. » (p. 18-19)

« Pendant mes six derniers mois de service militaire, dans une petite garnison du Midi, je ne lisais plus que la Bible et l'Évangile. […] Je m'étais pris d'amitié pour un vieil aumônier […]. Comme un jour, je lui disais mon admiration pour l'audace inimitable de l'Évangile ; cette audace, ce réalisme qui le rendent si vraisemblable parce que jamais un prêtre n'aurait osé inventer cela ; cette audace qui lui fait dire : "Et comme elle (Marie-Madeleine]) le prenait (Jésus, Dieu !) pour le jardinier…" alors ce vieux prêtre, penché en avant, continua en imitant le ton populaire, le ton d'agacement, de colère et supplication que Marie-Madeleine dut prendre : "Si vous savez où il est, dit-elle, dites-le-moi donc, dites-moi donc où vous l'avez caché !" J'étais bouleversé ! Tout d'un coup, c'était comme une histoire arrivée la veille que nous nous racontions tous les deux. Nous étions comme les pèlerins d'Emmaüs, sur la route, retraçant tristement les événement des trois jours précédents. De telles émotions sont infiniment rares et précieuses. »  (Lettre du 28 septembre 1910, p. 19-20)

« Mon cher Péguy […]. Je savais que vous ne voudriez pas aimer Le Grand Meaulnes. Et pourtant, je vous l'ai déjà dit, le peu de volupté qu'il y a, le peu de lanterne magique, de fantasmagorie, de ballet russe et d'aventure anglaise est racheté par un si long regret, une si étroite peine ! » (Lettre du 7 juillet 1913, p. 133-134)

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