Mensonges, mensonges et statistiques
Une chercheur de McGill dévoile les discriminations qui sous-tendent le classement de la qualité de vie
Invalidité est-il synonyme de souffrance? La vie peut-elle être pire que la mort? Il sagit là de deux des délicates questions auxquelles la Banque Mondiale et lOrganisation mondiale de la santé (OMS) ont tenté dapporter une réponse à laide dun classement de la qualité de vie qui, selon une anthropologue de McGill, revêt dimportantes conséquences pour nous tous.
Dans le numéro daoût 2000 de la revue Social Science and Medicine, létudiante de doctorat Melanie Rock remet en question le système de mesure des années de vie corrigées de lincapacité (AVCI) quemploient lOMS et la Banque Mondiale comme indicateur de développement économique et social. Melanie Rock fait remarquer que les multiples hypothèses qui sous-tendent lAVCI peuvent induire les décideurs en erreur car, selon elle :
- ce système part du principe que plus une société est développée, moins les personnes atteintes dincapacités sont nombreuses, alors que plus lespérance de vie est longue dans les pays industrialisés, plus il y a de chances que les personnes âgées soient victimes dune incapacité sont nombreuses;
- lAVCI part du principe que le développement économique et social est fonction dorganismes individuels plutôt que lexpression de lextension des aptitudes humaines et des vies humaines grâce à lemploi créatif de ressources par les réseaux sociaux;
- lAVCI part du principe que toutes les personnes atteintes dincapacités sont fondamentalement malheureuses et en mauvaise santé, à tel point que ce système a été conçu puis mis à jour sans recueillir les commentaires des personnes atteintes dincapacités;
- lAVCI part du principe que les personnes atteintes dincapacités sont moins productives que les gens « normaux » et que plus lincapacité est grave, plus la productivité est faible;
- lAVCI sous-entend que les interventions médicales destinées à « normaliser » les personnes atteintes dincapacités constituent des placements rentables, contrairement aux programmes de travail ou daide à domicile pour les handicapés.
Pour démontrer comment lAVCI sapplique dans la réalité, Melanie Rock fait allusion à la controverse qui entoure laffaire Latimer, confiée pour la deuxième fois à la Cour Suprême du Canada. Ce cas évolue dans un vide juridique depuis 1993 après que Robert Latimer eut avoué quil avait mis fin à la vie de sa fille Tracy par pitié pour elle, celle-ci étant atteinte dinfirmité motrice cérébrale et quadriplégique. « Mesuré selon les critères de lAVCI » , écrit Melanie Rock, « lexistence que menait Tracy Latimer était pire que la mort » .
La défense de Latimer sappuie sur plusieurs hypothèses de lAVCI, fait remarquer Melanie Rock, ce qui nest pas sans préoccuper de nombreux défenseurs des droits des handicapés. Étant donné que la discrimination et la violence contre les personnes atteintes dincapacités est tenace encore quinvisible, poursuit le chercheur, ces préoccupations doivent être prises au sérieux. « Les personnes qui défendent les droits des handicapés prétendent que le souci de la qualité de vie peut légitimer linégalité et la violence contre les personnes atteintes dhandicaps » , souligne-t-elle.
Même si la Charte des droits et libertés du Canada garantit légalité des droits pour les personnes handicapées, souligne Melanie Rock, le débat public sur laffaire Latimer prouve que de nombreux Canadiens associent linvalidité à la souffrance, opinion que semble partager dailleurs la Banque Mondiale et lOMS. Lorsque la « qualité de vie » devient un élément de comparaison pour les pouvoirs publics, quelles sont les valeurs qui permettent de déterminer comment mieux soulager les souffrances? À quel prix économique et social? Plutôt que de fournir des conseils éclairés, les chiffres, les formules arides et les graphiques produits par la Banque Mondiale et lOMS risquent de conforter de nombreuses stéréotypes culturels sur le développement humain. « Laffaire Latimer et plusieurs cas de même ordre ont permis de mettre à jour plusieurs stéréotypes » , souligne le chercheur, « ils restent pourtant profondément enracinés et il convient de les extirper » .