Couverture du livre "Speaking Memory" de Sherry SimonSherry Simon (dir.). Speaking Memory. How Translation Shapes City Life, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press (coll. « Culture of Cities »), 2016.

Lecture commentée par Sherry Simon, membre régulière (mai 2020) :

Des photographies de rue de la ville de Czernowitz, en Europe centrale au début des années 1930, montrent des hommes et des femmes, seul·e·s ou en groupe, qui marchent avec assurance dans la rue principale. Quelle langue parlent ces citadins, alors qu'ils passent devant le fatras linguistique des enseignes, noms de magasins, affiches et panneaux publicitaires – en allemand, roumain, ukrainien ou yiddish ? La ville était réputée pour son exubérant mélange de langues, un plurilinguisme plus prononcé encore que celui des villes voisines des Habsbourg. Les brochures touristiques faisaient grand cas de la multiplicité des langues, tout comme Yitzchak Peretz dans son introduction à la célèbre conférence sur l·avenir de la langue yiddish qui s·est tenue à Czernowitz en 1908 : « Nous flânons dans les rues le soir, et de différentes fenêtres jaillissent les tons de différentes langues, toutes sortes de musique folklorique » (Weinrich dans Olson 2010, 32, notre traduction).  

Mais le passage de la ville des Habsbourg à la domination roumaine, puis à une nouvelle identité ukrainienne après la Seconde Guerre mondiale, a entraîné une restriction progressive des choix linguistiques. La ville habsbourgeoise de Czernowitz a été remplacée par la ville roumaine de Cernauti, puis, après la Seconde Guerre mondiale, par la ville ukrainienne de Cernivitsi. Bien que l’environnement bâti de la ville soit resté en grande partie le même, la signification et la fonction des espaces urbains ont été transformées. Les liens qui identifiaient les noms et le tracé des rues comme des répliques des originaux viennois ont été rompus. La rue principale, autrefois appelée Herrengasse, est devenue la Strada Iancu Flondor pendant le régime roumain, puis, après la Seconde Guerre mondiale, a été rebaptisée en l’honneur de l'écrivain ukrainien Olha Kobylyanska. Les statues ont été remplacées (la statue de Schiller disparue, Kobylyanska à sa place) et les bâtiments réaménagés (la synagogue transformée en salle de cinéma). Mais le fait que les visiteurs se réfèrent toujours aux noms des rues en allemand révèle que la ville demeure pour eux une construction mentale, vécue et interprétée à travers le langage de la mémoire. 

Les renversements de régimes sont une manière spectaculaire et très visible pour les villes de ressentir les conflits linguistiques en tant que mémoire. Mais les interactions entre langues rivales font partie de toute vie urbaine. Ce livre affirme que toutes les villes, passées et présentes, peuvent être comprises comme des champs de forces traductionnelles. Dans chaque ville, les idiomes des vagues successives de migrants, des autorités administratives et des commerçants entament une conversation qui est une réinvention continuelle de la mémoire. Dans chaque ville, les liens entre les communautés linguistiques écrivent et réécrivent l'histoire de la ville. De la ville multilingue du XIXe siècle à la métropole d'aujourd'hui, les fractures et les connexions linguistiques façonnent le territoire urbain. Les différentes formes de transfert transforment les manières dont l’« étranger » et le « natif » sont maintenus, les manières dont le flux horizontal des récits rencontre les drames verticaux du passé. Les créateurs conçoivent des « sauts » inter-linguistiques qui provoquent des déviations dans la circulation des langues et confondent les divisions habituelles entre les langues. La mémoire de la ville est le résultat des récits superposés et inégaux qui sont traduits à partir de et vers ses langues. L’objectif de ce volume est d’augmenter la visibilité de ces transactions et de mettre en lumière la nature traductionnelle de la vie urbaine. Parmi les villes abordées figurent Dublin, Montevideo, Montréal, Prague et Vilnius.  

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